L'abbé de Bernis écrivait de Versailles, le 20 janvier 1757, dans une lettre intime au comte de Stainville, qui sera le duc de Choiseul : Notre amie ne peut plus scandaliser que les sots et les fripons. Il est de notoriété publique que l'amitié depuis cinq ans a pris la place de la galanterie. C'est une vraie cagoterie de remonter dans le passé, pour noircir l'innocence de la liaison actuelle. Elle est fondée sur la nécessité d'ouvrir son âme à une amie sûre et éprouvée, et qui, dans la division du ministère, est le seul point de réunion. Il ne faut pas perdre de vue ce mot glissé dans la correspondance de deux hommes célèbres, qui furent sans doute, parmi les amis de la marquise, ceux qui la connurent le mieux. Il éclaire d'une lumière nécessaire toute la fin de la liaison royale. La date qu'indique Bernis se vérifie exactement par la chronique de la Cour. C'est au début de 1752, c'est-à-dire six ans après l'entrée de madame de Pompadour à Versailles, qu'un sentiment plus calme, déjà préparé par une longue négligence, prend sans retour, chez Louis XV, la place de la passion. Toutefois, ce n'est que beaucoup plus tard qu'on s'aperçoit du changement essentiel survenu dans sa vie, et dont les premiers symptômes remontent au moins à 1750, l'année même de la brillante inauguration du château de Bellevue. Longtemps les apparences laissent supposer le même état des choses. Quand Bernis parle de notoriété publique, il croit les gens mieux informés et de moins bonne foi qu'ils ne sont. Quelques personnes des intérieurs savent à quoi s'en tenir sur l'innocence des relations du Roi et de la marquise, mais l'opinion prévenue est lente à se détromper. Bernis le reconnaît lui-même, dans ses Mémoires, sous la date de 1755 : La liaison de madame de Pompadour avec le Roi était pure et sans danger pour l'un ni pour l'autre ; il ne restait plus que' le scandale à éviter. Les partis qui tiraient profit du scandale refusèrent d'admettre cette métamorphose ou en nièrent la sincérité ; leur calomnie perpétua la réputation de la marquise ; leur jugement affermit le jugement général. Tout s'y prêta : la puissance incontestable qu'elle conservait dans sa situation équivoque, ses dépenses exagérées en des moments difficiles, la malveillance du public irrité. Cependant, la séparation s'était produite, et, si les contemporains purent ignorer l'instant exact, certains faits connus nous le font entrevoir. Les motifs d'ordre intime, qui amenèrent le détachement du Roi, sont de ceux où le cœur peut ne point participer. La favorite ne ressemblait plus, à trente ans, à la brillante jeune femme qui avait, de sa seule grâce, éclipsé les plus belles ; quelques saisons du terrible surmenage de la Cour étaient venues à bout de charmes fragiles et d'une force, toute nerveuse, que le repos des champs ne renouvelait plus. Elle s'épuisait à cette conquête de chaque instant du maître exigeant et infatigable ; les voyages continuels, les veillées, les soupers, les remèdes excitants, et surtout ces accidents secrets et volontaires dont parlent à mi-voix les antichambres, avaient détruit sa santé, vieilli son corps, et flétri avant l'heure ses traits délicats. Quelquefois encore, les jours où la toux et la fièvre la laissaient en paix, et lorsque l'imprudente saignée rafraîchissait son teint, elle pouvait faire illusion à ses amis, mais non au seul homme qu'elle eût voulu tromper. Quelque humiliée qu'elle fût, il lui fallait se résoudre et feindre la bonne grâce. Louis XV n'aimait plus, et le vif attachement, qui avait tant étonné, pouvait s'évanouir sans retour, comme on l'avait vu au moins une fois, avec madame de Mailly. Pour des raisons que la maîtresse soupçonnait trop bien, le Roi passait des mois entiers sans lui témoigner ses empressements. C'était une situation bien douteuse et dont madame de Pompadour n'aurait pu conjurer les périls, si elle ne s'y fût dès longtemps préparée. Par goût de son aimable nature, par une prévision instinctive, elle se faisait peu à peu l'amie du Roi. Compagne de tous ses instants, mêlée à toutes ses habitudes, l'aimant véritablement pour lui-même, elle lui était devenue nécessaire, non seulement parce qu'elle seule avait le secret de le distraire et de l'arracher à son ennui, mais aussi parce qu'il pouvait lui parler de ses moindres affaires, parce qu'elle connaissait à fond l'entourage, savait le tout de chacun et se montrait toujours d'esprit juste et de bon conseil. Le Roi n'était plus capable de se passer d'elle et prenait son avis, parfois en badinant, sur toutes choses. Au reste, elle sacrifiait ses convenances et son repos aux sentiments et aux plaisirs du maître. Elle fût allée jusqu'à la dévotion, si les idées de celui-ci avaient tourné de ce côté : Son système, que j'avais entrevu depuis plusieurs années, remarquait M. de Croÿ, était de gagner l'esprit du Roi et, suivant à la lettre madame de Maintenon, de finir par être dévote avec lui. La marquise affectait de voir avec confiance se modifier son existence auprès du Roi. Elle annonçait à ses amis, avant même que rien fût certain, un arrangement, dont elle prétendait goûter vivement les charmes. C'était une façon de ménager ses vanités incorrigibles de jolie femme, tout en dissimulant les blessures de son cœur toujours épris. Dès l'hiver de 1751, M. d'Argenson note plusieurs propos qui lui sont apportés de Versailles : La marquise jure ses grands dieux qu'il n'y a plus que de l'amitié entre le Roi et elle. Aussi se fait-elle faire pour Bellevue une statue que j'ai vue, où elle est représentée en déesse de l'Amitié. Le marbre chaste de Pigalle remplace, sur son piédestal, une image plus passionnée, et l'on songe à la visite familière que va faire la reine Marie aux jardins de Bellevue et à sa conversation avec un jardinier de la marquise : Comment se nomme ce bosquet ? dit-elle. — Madame, répond le bonhomme, on l'appelait auparavant le bosquet de l'Amour, et c'est à présent le bosquet de l'Amitié. La Reine, qui sait comment passent les sentiments des hommes, ne peut s'empêcher de sourire. Ce rôle nouveau, dont madame de Pompadour entend bien faire valoir toutes les prérogatives, va être joué par elle dans un nouveau décor. Elle quitte l'appartement qu'elle occupait au second étage de Versailles, nid brillant de ses amours, où le Roi met à sa place le duc et la duchesse d'Ayen ; elle descend au rez-de-chaussée, habité seulement par des princes de sang royal, et c'est précisément une partie de l'appartement des Toulouse et des Penthièvre qui lui est donnée. Par une étrange rencontre, il se trouve qu'une maîtresse délaissée de Louis XIV fut logée en ce même lieu. Peut-être Louis XV connaissait-il trop bien l'histoire de son arrière-grand-père pour ignorer en quelle occasion cet honneur fut accordé à madame de Montespan ; c'était au moment même où le Grand Roi, ayant changé de conduite et épousé madame de Maintenon, marquait définitivement sa séparation d'avec l'autre marquise, depuis longtemps négligée. Plus informée ou moins aveuglée, madame de Pompadour se fût instruite de son sort, en cette installation triomphale, et eût hésité à la compter comme un nouveau succès. Le Roi, résolu déjà, sans doute, à renoncer un jour ou l'autre à sa liaison amoureuse, choisissait ainsi le dédommagement magnifique que l'amour disparu laisserait à l'amour-propre. Le bruit que fit à la Cour ce changement indique l'importance qu'on y attacha. Ce fut le grand événement du mois de janvier 1750 ; et le duc de Luynes note avec soin dans son journal ce qui était dit autour de lui : Madame de Pompadour va loger où logent actuellement monsieur et madame de Penthièvre... On va faire des petits cabinets où le Roi ira souper, voilà le projet jusqu'à présent ; on n'en dit pas la raison, mais il n'est pas difficile d'en juger. Madame de Pompadour connaît le Roi : elle sait qu'il a de la religion, et que les réflexions qu'il fait, les sermons qu'il entend, peuvent lui donner des remords et des inquiétudes ; qu'il l'aime à la vérité de bonne foi, mais que tout cède à des réflexions 'sérieuses, d'autant plus qu'il y a plus d'habitude que de tempérament, et que, s'il lui arrivait de trouver dans sa famille une compagnie qui s'occupât avec douceur et gaieté de ce qui pourrait l'amuser, peut-être que, n'ayant pas une passion violente à vaincre, il ferait céder son goût présent à son devoir. Elle a remarqué le goût du Roi pour Mesdames ; le séjour de Madame Infante dans l'appartement de madame la comtesse de Toulouse a fait connaître encore davantage au Roi la facilité de faire usage de cet appartement, par un petit escalier dérobé qui avait été fait du temps de madame de Montespan ; c'est par cet escalier que le Roi descendait souvent chez Madame Infante, avec laquelle il avait de fréquentes conversations. Comme il est vraisemblable que Madame Sophie et Madame Louise ne seront pas longtemps sans revenir de Fontevrault, et que cela fera une augmentation de logements, il était aisé de prévoir que le Roi, qui a pris l'habitude de faire revenir, depuis environ quatre mois, Mesdames sans paniers chez lui après souper, et les jours de chasse dans ses Cabinets faire une espèce de retour de chasse, pourrait bien loger Madame [Henriette] et Madame Adélaïde dans cet appartement, et s'accoutumer à y descendre et même à y souper. Voilà précisément ce qu'elle a voulu éviter. Seule Madame Henriette s'était mise au travers du désir de
la favorite. Elle voulait l'appartement pour elle : Que
la marquise, disait-elle, soit logée en haut
ou en bas, le Roi mon père n'y ira pas moins ; il faut autant qu'il monte
pour redescendre que de descendre pour remonter ; au lieu que moi, Dame de
France, je ne puis loger en haut, dans les Cabinets. Si l'on en croit
les malveillants, la Reine a pris parti pour la
marquise et contre Mesdames... étant fort
jalouse du crédit de ses enfants. Madame de Pompadour, qui a peut-être
été inquiète, écrit bientôt à une amie, avec l'accent d'un triomphe contenu :
Le Roi m'a donné le logement de monsieur et madame
de Penthièvre. Ils passent dans celui de madame la comtesse de Toulouse, qui
en garde une petite partie pour venir voir le Roi les soirs. Ils sont tous
très contents et moi aussi ; c'est par conséquent une chose agréable. Je ne
pourrai y être qu'après Fontainebleau, parce qu'il faut l'accommoder. Les ouvrages d'accommodement, sur les plans de Gabriel, durèrent toute l'année 1750 et, malgré l'activité que déployèrent les Bâtiments du Roi, comme une partie de leurs menuisiers et de leurs sculpteurs étaient précisément à ce moment prêtés pour Bellevue, on ne put terminer que l'année suivante. Le vieux Tournehem, dont ce fut une des dernières occupations, ne ménageait rien pour donner satisfaction au Roi et à sa belle nièce. Mais l'argent commençait à manquer, même dans son service, et les entrepreneurs impayés, endettés, travaillaient difficilement. Pendant tout le voyage de Fontainebleau, la marquise s'inquiétait des retards, harcelait son oncle, dépêchait M. de Gontaut pour visiter les travaux et lui rendre compte du détail : Tournehem obtenait enfin que l'impossible fût fait, et tout était prêt le jour où revenait le Roi. C'était un émerveillement : la marquise entrait, presque en reine, dans cet appartement nouveau, où s'entassaient des meubles exquis, les soieries de Lyon et les tapisseries de Beauvais, où Verberckt avait sculpté ses plus riches panneaux, où Martin décorait de ses vernis, pour les audiences particulières, ce cabinet de laque rouge qui devait entendre tant de secrets d'État et voir résoudre, en de graves rendez-vous, les plus grandes affaires du royaume. Désormais, les relations de madame de Pompadour avec la Famille royale deviennent de plus en plus aisées et cordiales. Bien loin de se réserver au Roi, de le chambrer, comme elle faisait autrefois, elle le réunit volontiers à ses enfants ; elle travaille ainsi à se concilier leur influence prochaine et durable. La sincérité de son amour pour Roi lui permet, d'ailleurs, de partager ses affections. Elle narre avec émotion, dans une lettre d'octobre 1750, le retour des Petites Mesdames, de Fontevrault : Mesdames Sophie et Louise sont arrivées hier ici [à Fontainebleau]. Le Roi a été au-devant d'elles avec M. le Dauphin et Madame Victoire ; j'ai eu l'honneur de la suivre. En vérité, rien n'est plus touchant que ces entrevues. La tendresse du Roi pour ses enfants est incroyable et ils y répondent de tout leur cœur. Madame Sophie est presque aussi grande que moi, très bonne, grasse, une belle gorge, bien faite, la peau belle, les yeux aussi, ressemblant au Roi de profil comme deux gouttes d'eau ; en face, pas à beaucoup près autant, parce qu'elle a la bouche désagréable ; en tout, c'est une belle princesse. Madame Louise est grande comme rien, point formée, les traits plutôt mal que bien, avec cela une physionomie fine qui plaît beaucoup plus que si elle était belle. Nous avons tous été présentés aujourd'hui. Les événements de la Famille royale, les grossesses, les
naissances, les maladies, touchent la marquise comme s'il s'agissait des
siens : Nous allons vendredi à Compiègne pour six
semaines, écrit-elle en juin 1751 ; nous
laissons là Madame la Dauphine en très bonne santé et un enfant très remuant,
Dieu veuille qu'il arrive à bien et garçon. Je vous assure, et vous le
croirez sans peine, que je sèche de ne voir que des filles. Celle que nous
avons se porte bien à présent, mais elle nous aurait fait mourir, si c'eût
été un garçon. Lorsque naît ce duc de Bourgogne tint désiré, écoutons
encore ce récit : Vous pouvez juger de ma joie par
mon attachement pour le Roi. J'en ai été si saisie, que je me suis évanouie
dans l'antichambre de Madame la Dauphine. Heureusement on m'a poussée
derrière un rideau, et je n'ai eu de témoins que madame de Villars et madame
d'Estrades. Madame la Dauphine se porte à ravir, M. le duc de Bourgogne
aussi. Je l'ai vu hier ; il a les yeux de son grand-père, ce n'est pas
maladroit à lui. La marquise part aussitôt pour Crécy, avec le Roi,
marier les filles dans ses villages, pour fêter la joyeuse naissance du petit
prince. Il n'y a rien, dans ces effusions, qui ne soit parfaitement naturel. C'est sur un ton semblable qu'en de pareilles circonstances s'émeut tout ce qui approche le Roi ; à plus forte raison doit-on le rencontrer chez une femme, qui n'est pas loin de se considérer comme de la famille. Dans les petits voyages, elle est attentive maintenant à mettre toujours auprès du Roi quelqu'une de Mesdames. Il ne tiendrait qu'à la Reine d'y prendre part ; mais elle est devenue très casanière et a perdu le goût de ces déplacements, d'où, pendant un temps, elle a beaucoup souffert d'être exclue. Elle y paraît cependant quelquefois, et c'est une occasion pour elle de voir ses enfants davantage, avec une liberté que les usages de Versailles ne comportent pas. M. de Croÿ notera ces changements et dira plus d'une fois combien la vie est devenue plus facile pour tous. A Choisy, par exemple, il remarquera l'attitude du Dauphin : Au lieu de traiter durement, comme à l'ordinaire, madame de Pompadour, il l'accueillit très gracieusement, ce voyage-là... Le lendemain, Mesdames toutes cinq, et huit de leurs dames, arrivèrent pour dîner à Choisy, et y couchèrent. La marquise, y ayant ainsi attiré depuis deux ans la Famille royale et les gagnant par beaucoup d'attentions et de respects, avait tâché de gagner leur confiance et était bien avec eux tous, et même fort bien avec la Reine, de sorte qu'il ne manquait rien à sa gloire et à son crédit dans son espèce. Elle était là, à Choisy, à cinq lieues d'Étioles, où elle avait été longtemps à ne pas devoir espérer de jouer un tel rôle. Un peu plus tard, un voyage à la Muette, où le souper fut
des plus brillants, avec toutes les darnes de Mesdames à la table du Roi,
sera le sujet d'un piquant tableau : M. le Dauphin y
était ; Mesdames y vinrent, et je vis très bien toute la Famille royale tout
ce jour-là. Elle venait à tous les voyages, depuis que la marquise les y
avait mis, et le soir, comme elle sortit de table pour une migraine, je les
vis tous, l'un après l'autre, venir lui demander avec empressement de ses
nouvelles. Aussi les faisait-elle bien traiter par le Roi, et se
conduisait-elle de manière que toute la Famille royale, sans en excepter la
Reine, en paraissait fort contente. Les courtisans trouvaient à ces
arrangements une aisance infinie ; madame de
Pompadour en tirait une sécurité plus grande, et se croyait pardonnée de ces
enfants à qui elle se flattait de ramener leur père. L'année 1751 vit les changements décisifs qui transformèrent le fond même de la vie royale. Quelque tranquillité qu'elle affectât, grâce à sa parfaite maîtrise d'elle-même, la marquise n'accepta pas sans de grandes inquiétudes les avantages et les risques de l'amitié pure. L'amour et l'ambition, si singulièrement mêlés dans son âme, s'y livrèrent des combats ignorés, car elle dut songer bien des fois que sa situation, consolidée seulement en apparence, aurait tout à craindre des rivalités probables que les passions du Roi pouvaient lui ménager. Mais les événements décidèrent de sa destinée, et Louis XV subit alors une crise religieuse qui ne fut pas étrangère à sa détermination. Il y eut, cette année-là, le jubilé, temps où les fidèles puisent plus largement au trésor des grâces spirituelles, en échange de la contrition, de la pénitence et de l'usage des sacrements ; c'est alors que les grands pécheurs, les chrétiens qui ont attristé leurs frères par le mauvais exemple public, sont appelés spécialement à la réparation. Le Roi voudrait-il être du nombre des réconciliés, et gagnerait-il son jubilé ? Ce fut une sérieuse question qui préoccupa les esprits. Les choses de la religion avaient conservé à la Cour leur importance ; les ministres de l'Église s'opposaient constamment à la corruption des mœurs et dénonçaient la contradiction qui s'établissait trop souvent entre le secret des âmes et les pratiques extérieures toujours observées. Le P. Griffet, jésuite, prêcha à la Cour, pendant le carême qui précéda l'ouverture du jubilé, et retrouva, pour tonner contre les vices à la mode, les accents du P. Bourdaloue. On remarquait l'assiduité du Roi à ces sermons, qui avaient lieu deux fois par semaine : pour n'en point manquer, il avait changé les jours de chasse ; il ne découchait même plus de Versailles, et ne se permettait que de rares dîners-soupers à la Muette ou à Bellevue. Les âmes pieuses, qui étaient nombreuses dans la Famille royale, se réjouissaient d'avance, et les Jésuites, déjà fiers de cette conversion illustre préparée par l'éloquence d'un des leurs, faisaient dire des messes quotidiennes dans leurs trois maisons de Paris, pour achever l'œuvre. L'opinion sur ce point était avec eux, ainsi que d'Argenson en convient : Certes la dévotion du Roi rendrait la Cour plus triste, mais cela profiterait beaucoup au bien public, car les dévots sont économes, et l'économie pourrait seule aujourd'hui sauver le royaume. La marquise se trouvait dans une incertitude cruelle. Elle annonçait qu'elle gagnerait son jubilé, s'il le fallait, en même temps que le Roi, et que rien ne s'y opposait, puisqu'il n'existait plus entre eux que de l'amitié. La question cependant n'était pas aussi simple. Leur liaison, quoique transformée ou prête à l'être, n'en laissait pas moins subsister, aux yeux chrétiens, tout le scandale. Si le Roi se décidait à retourner à la régularité chrétienne, un confesseur peu accommodant pouvait exiger que la complice de l'adultère fût renvoyée publiquement, ainsi qu'elle avait été prise. Madame de Pompadour, qui tirait toute sa morale des conversations des philosophes, jugeait intolérable l'intransigeance de ces gens d'Église ; elle ne comprenait pas qu'on vît dans sa présence un obstacle au salut du Roi et un médiocre exemple pour les mœurs de la nation. Le sermon classique du P. Griffet sur le thème de l'adultère lui semblait l'inconvenante sortie d'un religieux échauffé ; et la doctrine de la sainteté du mariage ne représentait à ses yeux qu'une de ces mômeries de fanatiques, dont on s'était toujours moqué autour d'elle. Elle ne professait aucune hostilité contre les Jésuites, qu'elle croyait respectueux envers le Roi, alors qu'elle s'irritait de l'opposition parlementaire, presque entièrement janséniste. Elle avait eu, ainsi que son père, des relations cordiales avec le P. de la Tour, l'ami de Voltaire. Ne fut-ce que pour plaire à la Reine, qui aimait beaucoup les Pères, elle leur avait fait faire des avances, dès ses premières années de séjour à Versailles ; Bernis, qui en témoigne, se porte garant qu'elles furent toujours repoussées. La marquise cherchait à présent, sans y réussir, le moyen d'apaiser ces hommes intraitables, qui semblaient tenir en leurs mains la conscience royale. Le Roi était assailli de tous côtés. S'il ne tenait plus à ce qui d'abord l'avait attaché à la marquise, elle lui restait assez agréable pour qu'il fît difficulté à se séparer d'elle. C'est évidemment de cette époque que datent les premières consultations qu'il demanda en Sorbonne et jusqu'à Rome, et dont il parla, peu de temps après, à M. de Bernis. Celui-ci, revenu de son ambassade à Venise, inspirait confiance à Louis XV par la discrétion de son caractère et son attachement de gentilhomme ; nous savons par lui ce que fut l'action des confesseurs. Ses confesseurs jésuites, dit-il, qu'on accuse de morale relâchée, n'admettaient aucun tempérament ; ils ne croyaient pas que le scandale pût être réparé autrement que par l'éloignement de la marquise. Si quelques-uns de leurs ennemis lisaient ceci, ils ne manqueraient pas d'expliquer ce rigorisme par la certitude que ces Pères avaient d'être protégés par M. le Dauphin, protection plus sûre et plus honorable pour eux que celle d'une favorite. Quoi qu'il en soit, il est certain que, s'ils avaient été plus relâchés, ils pouvaient avec adresse conserver M. le Dauphin et se ménager la marquise. Celle-ci vit bientôt qu'il n'y avait rien à obtenir d'eux. Ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, si le Roi voulait gagner son jubilé, était qu'il consentît à l'éloigner pour un temps, sauf à reprendre avec elle, plus tard, des rapports d'amitié clairement établis aux yeux du public ; mais cela même était fort grave, car, avec le caractère du Roi, qui partait courait le risque de n'être jamais rappelé. On suit, sur le visage de madame de Pompadour, les progrès de l'anxiété qui la ronge ; elle est malade, dit-on, de la fièvre de jubilé. Le ministre Machault étudie avec elle des subterfuges, pour empêcher le Roi de participer aux exercices. Elle voudrait arranger un voyage en Provence, qui conviendrait fort à son dessein. L'envoyé du roi de Prusse raconte ses expédients, pour divertir son maître : Elle trouvera le moyen que la publication du jubilé ne se fasse point par tout le royaume en même temps, mais seulement par diocèses, afin que, lorsqu'il se fera à Paris et à Versailles, le roi de France soit à Compiègne, où il n'aura point encore été publié, et que, lorsqu'il le sera dans ce dernier endroit, le roi de France se trouve être de retour à Versailles, où le jubilé aura déjà été fait. On croirait, à ces récits, que la favorite ignore à la fois les règlements ecclésiastiques et les dispositions du Roi. Bernis est ici un témoin important : Le Roi, écrira-t-il, a de la religion ; il n'a jamais voulu suivre, pour sa conduite chrétienne, que les avis les plus sévères : il a mieux aimé s'abstenir des sacrements que de les profaner. C'est une justice que j'ai été à portée, plus que personne, de lui rendre. Son goût pour les femmes l'a emporté sur son amour pour la religion ; mais il n'a jamais étouffé le respect dont il est pénétré pour elle. L'hypocrisie religieuse est un jeu de philosophes, non de croyants. Voltaire est homme à faire ses Pâques ; son élève d'Étioles est disposée à se livrer à la dévotion, par intérêt, et déjà ses jolies mains tiennent correctement, aux grands offices, son livre d'heures décoré par Boucher. Toutefois, comme l'intelligence seule n'y suffit pas, elle ne saurait comprendre les troubles de conscience du Roi. Même avili par les passions, l'honneur et la loyauté religieuse l'eussent gardé de se prêter aux équivoques arrangements de la marquise. Louis XV est, d'ailleurs, plus préoccupé du scandale qu'il donne que du danger que court son âme, car il se croit certain de son salut. Il fit un jour l'aveu à M. de Choiseul d'une étrange tradition mal comprise, inculquée à son enfance : il se figurait que les mérites de Saint-Louis s'étendaient sur tous ses descendants, et que nul des rois de la race ne pouvait être damné, pourvu qu'il ne se permît ni injustice envers ses sujets, ni dureté envers les petites gens. Tandis que les perplexités du jubilé durent encore, survient un événement qui ne doit pas laisser le Roi indifférent. Madame de Mailly, qui l'a tant et si longtemps aimé, meurt à Paris, dans la retraite pénitente où elle vivait depuis sa disgrâce. Elle est restée pauvre et a payé toutes ses dettes sur ses épargnes, sans jamais rien demander à celui dont elle n'a voulu que le cœur. Pour achever de s'humilier, elle a désiré être enterrée avec la croix de bois des indigents. Tout le monde est frappé du contraste offert par la maîtresse du jour, brillante, dépensière, enivrée de vanité et d'adulations ; on suppose que la fin de madame de Mailly inspirera au Roi des réflexions salutaires. Il semble qu'il soit ému, en effet, mais surtout du souvenir des années lointaines, et plus encore de ce que l'âge de la défunte était le sien et que la mort atteint aussi les rois. Madame de Pompadour écrit à une amie : La mort de madame de Mailly a fait de la peine au Roi : j'en suis fâchée aussi ; je l'ai toujours plainte, elle était malheureuse. Elle fait le petit Vintimille son légataire. L'intérêt de la marquise est de distraire le Roi de cette peine, comme de ses scrupules religieux. Elle multiplie les dissipations et les affaires, les comédies à Bellevue, les projets de mariages à la Cour. On va passer six jours à Crécy, où les tables de jeu sont dressées du matin au soir et où l'on perd beaucoup d'argent. Il y a des voyages à Marly, à Choisy, à Compiègne, à Trianon, où se construisent des serres immenses et un délicieux pavillon pour aller dîner. Ne nous en plaignons pas, note un observateur ironique ; louons-les, ces voyages, au contraire. Rien de si utile à la santé du Roi que ces déplacements, sans quoi la bile et l'humeur le rendraient malade ; madame de Pompadour est le premier médecin du Roi et y veille, mais mauvais médecin de la bourse. Elle ne veille pas seulement aux plaisirs du Roi ; elle commence à se mêler aux préoccupations plus hautes de son métier de monarque. C'est le temps où elle se fait initier à la politique générale du royaume ; c'est aussi celui où elle étudie avec le plus d'ardeur la transformation et les embellissements de Paris, et cet établissement définitif de l'École militaire, dont l'organisation, longuement préparée par elle entre le Roi et Pâris-Duverney, doit être une des gloires du règne. La dévorante activité de la marquise sert son plus cher désir. Les jours dangereux s'achèvent, et le temps du jubilé passe. Les stations ont été extrêmement suivies dans la Capitale ; on n'a jamais admiré un concours aussi édifiant de carrosses à Notre-Dame, et un aussi grand nombre de dames de la Cour en dévotion. Barbier croit que l'intérieur n'est pas toujours sincère : Il semblerait qu'il y aurait une affectation de tous les gens de qualité dans ce jubilé, par rapport à la circonstance où se trouve le maître. Quoi qu'il en soit, le Roi n'y a pris aucune part ; les dévots sont consternés. La clôture est célébrée solennellement à Notre-Dame, par l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, le 29 décembre. Madame de Pompadour est enfin hors de souci. C'est le cœur tranquille qu'elle offre eu Roi une grande fête à Bellevue, en l'honneur de la naissance de son premier petit-fils, le duc de Bourgogne. Le merveilleux feu d'artifice qu'elle fait tirer sur sa terrasse, et qu'on voit de Paris, semble insulter à la misère générale, à la cherté du pain, à la difficulté de vivre. Peu lui importe que le Roi, allant à Paris avec la Reine pour rendre grâces à Notre-Dame, ne soit point acclamé par ses sujets. Ce caprice des Parisiens, qu'elle croit tout passager, compte pour peu de chose auprès du péril qu'elle a couru. De ses grandes craintes, il lui reste surtout une rancune, destinée à grandir, contre les Jésuites. A ce ressentiment, qui aura un jour des conséquences politiques, nous devons la plus curieuse des confidences. Dans une note secrète, écrite pour le Pape, où la marquise justifiera plus tard sa conduite et cherchera à attribuer aux Jésuites la responsabilité des derniers dérèglements de Louis XV, elle traitera elle-même le délicat sujet de ses rapports avec le Roi, fixera les dates et indiquera les nuances. On y remarque l'insistance de cette grande coquette à prétendre que c'est elle qui a pris l'initiative de la séparation ; même auprès du Saint-Père, à qui ce détail importe peu, elle veut sauvegarder sa vanité : Au commencement de 1752,
déterminée, par des motifs dont il est inutile de rendre compte, à ne
conserver pour le Roi que les sentiments de la reconnaissance et de
l'attachement le plus pur, je le déclarai à Sa Majesté, en la suppliant de
faire consulter les docteurs de Sorbonne, et d'écrire à son confesseur pour
qu'il en consultât d'autres, afin de trouver les moyens de me laisser auprès
de sa personne, puisqu'il le désirait, sans être exposée au soupçon d'une
faiblesse que je n'avais plus. Le Roi, connaissant mon caractère, sentit
qu'il n'y avait pas de retour à espérer de ma part et se prêta à ce que
je désirais. Il fit consulter des docteurs, et écrivit au P. Pérusseau,
lequel lui demanda une séparation totale. Le Roi lui répondit qu'il
n'était nullement dans le cas d'y consentir ; que ce n'était pas pour lui
qu'il désirait un arrangement qui ne laissât pas de soupçon au public, mais
pour ma propre satisfaction ; que j'étais nécessaire au bonheur de sa vie, au
bien de ses affaires ; que j'étais la seule qui osât lui dire la vérité si
utile aux rois, etc. Le bon Père espéra dans ce moment qu'il se rendrait
maître de l'esprit du Roi et répéta toujours la même chose. Les docteurs
firent des réponses sur lesquelles il aurait été possible de s'arranger, si
les Jésuites y avaient consenti... Il faut voir dans ce récit féminin l'habile développement d'une thèse partiale, où la couleur des faits anciens se trouve naturellement changée. Madame de Pompadour était peut-être de bonne foi, en les racontant de cette manière. Elle gardait de l'épreuve traversée une sourde terreur, dont elle redoutait toujours le retour. Pour la seconde fois, elle s'était heurtée à une puissance mal connue d'elle, l'Église, et dans un moment plus difficile qu'aux premiers jours de sa passion. Les mois qui suivent le jubilé, où les impressions du Roi ont été si vives et si près de la conversion, les renouvellent plus fortement. Deux circonstances poignantes pour un cœur de père lui semblent un avertissement du Ciel. Le 10 février 1752, sa fille préférée, Madame Henriette, la plus intéressante après Madame Infante, celle avec qui il causait le, plus volontiers, meurt à Versailles en quelques jours, enlevée par une fièvre putride ; les images de deuil, dont son esprit morose aime à se repaître, passent une fois de plus devant ses yeux ; et ce chagrin est à peine éloigné que le Dauphin, atteint de la petite vérole, donne à son tour de graves inquiétudes. Deux semaines s'écoulent au milieu des larmes et des prières anxieuses de la famille ; enfin, le prince, tendrement soigné par Marie-Josèphe, échappe à une mort attendue, qui déjà avait jeté dans le royaume l'émotion d'un désastre public. Jamais on n'a vu le Roi si agité, la mine si sombre, la parole si rare. Mais, après de telles crises, il semble que chez lui le besoin de s'étourdir l'emporte. Au reste, le choix de conduite qu'il a fait, dans le temps décisif des conversions, doit donner ses fruits naturels. Les théologiens ont beau jeu à constater ici les suites communes de l'endurcissement volontaire et du refus d'obéissance à la Grâce. Les faits que dévoile à ce moment la chronique secrète de Versailles leur donnent raison. Dates et coïncidences permettent seules d'explorer les mystères de cette âme, que ne révèlent en rien les dehors majestueux ou charmants. La vérité est que le Roi est saisi plus violemment qu'il ne l'a encore été par la vie sensuelle, et qu'en peu de temps il roule à la véritable débauche, à l'abîme d'où l'on ne remonte guère. La liaison du Roi avec la marquise donnait à sa conduite
une certaine retenue ; mais la satiété, qui a rendu facile le détachement,
lui a inspiré depuis longtemps d'autres recherches. La corruption de
l'entourage et le dévouement intéressé des subalternes l'y ont servi. Il y a
maintenant, au Château même, à côté de l'appartement de Lebel, un logement de
deux pièces, où le premier valet de chambre amène de temps en temps, pour son
maître, de petites beautés de Paris. Le nom qu'on donne à cet endroit fait
entendre ce qui s'y passe ; c'est le trébuchet.
Celles qui plaisent sont gardées quelque temps, dans une maison de
Versailles, puis renvoyées avec une dot et mariées en province, pour faire
souche d'honnêtes gens. Tout ce service est discret, ignoble et décent. Le pavillon écarté, où le Roi se rend sans être reconnu, est situé dans le quartier du Parc-aux-Cerfs. Il est, à vrai dire, fort petit et ne peut abriter qu'une ou peut-être deux pensionnaires ; si la vertu doit s'en indigner, il n'y a pourtant rien là qui soit monstrueux, ni même hors des habitudes de l'époque, sauf que le Roi, qui ne regarde pas à ses signatures, y dépense quelquefois plus qu'un financier. Mais tout ce qui touche aux personnes royales offre rapidement prétexte à la légende : ces basses joies de libertin seront, pour l'imagination populaire, des folies luxurieuses ; la petite maison à un étage, où le Roi se glisse furtivement par une porte de jardin, deviendra l'affreux théâtre d'orgies dignes de Tibère, et la Révolution, dans ses pamphlets, brodant sur des récits vagues et des témoignages douteux, grossira à l'infini la liste des victimes et le budget de l'infamie. La France est en droit de se plaindre qu'on gaspille sans gloire le temps, les forces, la lucidité d'esprit de son Roi. Mais cette nouvelle existence ne menace en rien la situation de la marquise. Le Roi a pris un genre de vie qui l'encanaille ; elle le sait, en souffre et s'en accommode. Elle a choisi seulement, auprès du maître, l'attitude la plus avisée, celle de ne point ignorer. Pour scabreux qu'il nous semble, son rôle reste fort loin de l'infâme intervention qu'on lui a prêtée. On a parlé de complaisances viles, où achevait de se souiller le dernier orgueil de la femme ; c'est même là le grief sans merci que lui font certaines gens, disposés par ailleurs à tout pardonner. Il faut donc dire une fois que les traditions authentiques, les seules qui comptent, ne permettent pas de l'accabler. L'unique fait qui soit établi, et que raconte madame du Hausset, n'est point contre la marquise. Alors que, depuis longtemps, les amants d'autrefois ne sont plus que des amis, elle est venue en aide, sur la demande du Roi, à une jeune mère qui avait besoin de soins charitables et réclamait une garde-malade discrète et dévouée. Tout s'est traité devant la femme de chambre choisie pour cette mission. Comment trouvez-vous mon rôle ? lui demande sa maîtresse. — D'une femme supérieure, répond l'autre, et d'une excellente amie. Y eut-il d'autres circonstances où le Roi fit appel à cette amitié si rare ? Rien ne le contredit ; rien non plus ne l'indique, sauf le besoin que semble avoir toujours eu Louis XV d'une oreille docile et d'un écho complaisant. Cet homme si secret ne pouvait se passer de se raconter à une femme ; il avait la manie de débonder sa mémoire et son cœur ; il lui fallait des roseaux comme à Midas, pour aller dire ce qu'il ne pouvait taire ; et ce que la bonne comtesse de Toulouse recevait de lui dans son jeune temps, il l'apportait maintenant, après ses quarante ans sonnés, à elle qui ne prétendait plus qu'à sa confiance. La meilleure ressource qui restera à madame de Pompadour, contre les manœuvres qui cherchent à la supplanter, sera encore cette habitude du Roi. Sa nouvelle amie, madame de Mirepoix, lui disait : C'est votre escalier que le Roi aime ; il est habitué à le monter et à le descendre. Mais, s'il trouvait une autre femme à qui il parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui serait égal au bout de trois jours. Les pensionnaires qui passeront au Parc-aux-Cerfs ne l'inquiètent point : C'est à son cœur que j'en veux ! s'écrie-t-elle. Toutes ces petites filles qui n'ont point d'éducation ne me l'enlèveront pas. Je ne serais pas aussi tranquille, si je voyais quelque jolie femme de la Cour ou de la Ville tenter sa conquête. Un instant, mademoiselle Murphy lui donna du souci ;
l'intrigue se prolongeait, devenait publique, et il était certain que le goût
du Roi pour cette ingénue dépassait la coutume. Au mois de mai 1753, M. de Croÿ
notait assez naïvement, en les mettant à peu près au même rang, deux grandes
nouvelles du jour. La première annonçait la
catastrophe du Parlement, qui était enfin parvenu à se faire exiler par tout
le royaume, pour son refus d'obéissance ; l'autre se rapportait aux
amours clandestines du Roi : La jolie fille que l'on
prétendait que le peintre Boucher — qui avait souvent de beaux modèles
— avait, dit-on, procurée au Roi, prenait, à ce que
l'on croyait, du crédit aux dépens de celui de la marquise, qui s'en
apercevait et en avait été incommodée... On
la disait en danger. Peut-être tout cela était-il bien peu certain, le vrai
de pareilles nouvelles n'étant pas aisé à savoir. La folâtre Murphy n'était point faite pour remplacer la marquise ; ses origines, son éducation, son caractère s'y opposaient. Mais des heures plus périlleuses ne tarderont pas à venir. Les cercles de la Cour qui ont toujours eu l'espoir de donner une favorite au Roi se remettent à intriguer. Il leur semble plus facile de renverser l'amie qu'autrefois la maîtresse. Madame d'Estrades, que l'ambition a piquée, qui veut être à son tour femme importante et avoir ses créatures, a lié partie avec le comte d'Argenson et prête secrètement à la haine du ministre les armes recueillies dans une longue intimité. On cherche à ébranler la confiance du Roi, en même temps qu'on réveille ses sens blasés. D'autres grandes dames vont apparaître en rivales redoutables, et c'est contre elles que devra lutter madame de Pompadour, pendant toute la fin de son existence. Pour maintenir sa situation et son autorité, et aussi pour garder une affection, qui est la raison même de sa vie, elle se défendra, en femme passionnée, sans pitié et sans scrupule. Afin de livrer ces dernières batailles et d'être mieux assurée d'y triompher, il faut qu'elle soit l'égale des plus puissantes ; aussi n'est-ce pas seulement par orgueil, et soif de vanités qu'augmentent l'âge, qu'elle a voulu et réclamé les honneurs de duchesse. L'année même où les liens sensuels ont été pour jamais détachés, cette satisfaction suprême lui sera accordée. La Cour est allée à Fontainebleau se reposer des émotions causées par la maladie du Dauphin et recevoir Madame Infante, qui revient en France voir son père, à l'occasion du deuil de sa sœur. Madame de Pompadour a pris de ces inquiétudes et de ces agitations la part qu'on devine, sans perdre un instant de vue son grand projet. Le moment est venu de faire consacrer par le Roi sa fonction nouvelle. C'est l'amitié seule qu'elle invoque, pour garder dans son entourage la place qu'elle y occupe. Afin de rehausser le prestige de ce rôle, elle obtient la faveur qu'il ne saurait refuser à la plus chère et à la plus indispensable des amies. Le secrétaire d'État, comte de Saint-Florentin, apporte chez elle le brevet, en brève et noble forme, qui comble ses vœux : Aujourd'hui, 12 octobre 1752, le Roi étant à Fontainebleau, voulant donner des marques de considération particulière et de l'estime que Sa Majesté fait de la personne de la dame marquise de Pompadour, en lui accordant un rang qui la distingue des autres dames de la Cour, Sa Majesté veut qu'elle jouisse pendant sa vie des mêmes honneurs, rangs et préséances, et autres avantages dont les duchesses jouissent, m'ayant Sa Majesté commandé d'en expédier le présent brevet, qu'elle a pour témoignage de sa volonté signé de sa main et fait contresigner par moi conseiller secrétaire d'État et de ses commandements et finances, commandeur de ses ordres. En cette cour, que rien des caprices du Roi ne surprenait plus, il y eut cependant quelques malaises. De vieilles gens, qui n'étaient pas du secret de madame de Pompadour, s'étonnèrent de la hardiesse heureuse d'une femme dont le mari vivait à Paris, fermier général, et qui n'avait été d'abord qu'une favorite d'aventure. Le mardi 17, le bruit se répandit à Fontainebleau que la nouvelle duchesse prendrait son tabouret à six heures. Ce tabouret, écrit le duc de Luynes, a été pris à six heures et un quart. Madame la princesse de Conti menait ; mesdames d'Estrades et de Choiseul suivaient. Le cérémonial a été le même que pour la présentation à la Cour ; madame de Pompadour est allée d'abord chez le Roi, puis chez la Reine, le Dauphin, la Dauphine et chez Mesdames. Le duc de Luynes n'insiste pas ; ce tabouret, ces honneurs du Louvre, attristent son âme et déconcertent son esprit de tradition. On prétend que le Dauphin, de fort méchante humeur ce jour-là, a répondu aux révérences par une grimace. Au reste, la chronique n'a recueilli aucun détail. La fille du commis Poisson vient de s'élever d'un degré encore. Les notaires désormais la nomment dans leurs actes : Très haute et très puissante Dame, duchesse marquise de Pompadour. Duchesse à brevet, elle a droit aux mêmes distinctions que les femmes des ducs et pairs ; elle jouit de prérogatives que ne possèdent point toujours celles des grands officiers de la Couronne. Elle est assise au grand couvert du Roi, et chez la Reine, chez le Dauphin, chez les filles de France, à la toilette, aux audiences, cercles et dîners. Ce pliant, qui lui est apporté partout, devient un fauteuil chez les princesses du sang, qui lui doivent en outre de la reconduire. Elle couvre de la housse d'écarlate l'impériale de ses carrosses, admis à pénétrer dans la cour du Louvre et dans toutes les cours intérieures des maisons royales. C'est que le tabouret n'est pas une vaine gloriole de Versailles, mais la consécration la plus rare dont le roi de France puisse honorer les services d'une sujette et les mérites d'une grande dame. Ainsi s'acheminait vers sa carrière politique celle qui avait su briller dans les situations les plus diverses, tirer parti des plus difficiles et se préparer aux plus grandes. Pendant douze ans encore, elle allait se maintenir à la Cour, se rendre nécessaire à tous, conserver, à force de volonté, la première place. On peut se demander si cette fortune extraordinaire, qui mit en ses mains le gouvernement de t#' la France, apporta une pleine compensation à certains désenchantements secrets de la marquise. Certes, l'amitié du Roi ne lui manquera jamais, celle du moins que peut donner cette âme égoïste et singulière ; les larmes dont il accompagnera son cercueil, montreront qu'il l'a sentie jusqu'à la fin le plus sûr et le plus fidèle des compagnons de sa vie. Mais les joies de l'amour partagé, la santé, la jeunesse avaient été courtes pour madame de Pompadour, et rien, au plus vif de ses triomphes, ne valut sans doute, à ses yeux, les enivrements de l'année de Fontenoy. Les femmes pourraient nous dire si les plus hautes vanités satisfaites consolent de n'être plus aimées, alors qu'elles aiment encore. C'est un problème que les contemporains de la marquise n'ont pas songé à résoudre, et qui sans doute n'importe pas à l'histoire. FIN DE L'OUVRAGE |