LOUIS XV ET MADAME DE POMPADOUR - 1745-1752

 

CHAPITRE III. — LA VIE À LA COUR.

 

 

Le Carnaval de la Cour fut particulièrement joyeux en 1746. Les événements de l'année précédente avaient mis le Roi en bonne humeur. On lui trouvait l'air plus ouvert et s'intéressant à plus de choses. Il travaillait beaucoup avec ses ministres, surtout avec les d'Argenson. Les nouvelles de ses armées étaient heureuses : le maréchal de Saxe faisait le siège de Bruxelles et revenait, après son succès, recevoir de son maître le château de Chambord, et une couronne de lauriers du public de l'Opéra. M. de Richelieu préparait, sur les côtes de l'Artois, l'embarquement de troupes qu'on pensait envoyer en Écosse pour soutenir le prince Charles-Édouard contre les Anglais. Il y avait toujours, autour de Louis XV, de nombreux projets militaires et des espérances de victoire.

La Cour s'animait par la présence d'une Dauphine et par l'achèvement de l'éducation de Mesdames aînées. Les deux princesses avaient désormais une dame d'honneur, une maison complète, le droit de jouer au jeu de la Reine, le devoir de paraître à toutes les fêtes et les moyens de tenir, avec tout l'éclat qu'il comportait, leur rang de Filles de France. Le Roi avait réglé qu'elles auraient quarante mille écus chacune pour leurs habillements et leurs menus plaisirs. Le renouvellement complet des garde-robes avait amené de fortes dépenses, madame de Tallard, le jour où prit fin l'éducation, ayant fait main basse, suivant la coutume, sur tous les objets à l'usage de Mesdames, y compris les tabatières qu'elles avaient dans leur poche. La respectable maréchale de Duras, née Bournonville, avait été nommée dame d'honneur de Madame. Ce titre de Madame était réservé à Madame Henriette, la jumelle de Madame Infante, mariée depuis sept ans déjà et dont l'exemple ne décidait point sa sœur. On parlait d'unir la sœur cadette, Madame Adélaïde, brune piquante de quatorze ans, de caractère fier et de sang vif, au prince de Piémont, fils du roi de Sardaigne. En attendant, se donnaient chez Mesdames des bals fort réussis, où tout le monde venait ; la Reine continuait, en ses appartements, ses concerts de musique choisie ; enfin, dans la salle du Manège, on représentait, avec l'opéra, de grands ballets allégoriques, devant la plus brillante assemblée qui fût en Europe.

Madame de Pompadour avait pris avec aisance la seule place qu'elle pût occuper encore dans cette Cour, celle de directrice et d'ordonnatrice des plaisirs. Le Premier gentilhomme en exercice s'empressait de rechercher ses conseils, et le programme des spectacles était décidé par elle. Nul ne s'étonnait qu'elle y fît triompher ses amis. Le grand succès de l'année, à Versailles comme à Paris, était le ballet de Zéliska, où le comédien Lanoue, qui en était l'auteur, avait mis en scène, le plus galamment du monde, une quantité de fées, de pâtres et de bergères, et dans lequel la musique des divertissements était composée par Jélyotte.

Le Roi, assez souvent indifférent, feignait, pour plaire à la marquise, de s'intéresser à ces petites questions de théâtre, auxquelles elle s'entendait si bien. A son tour, pour finir le carnaval, elle voulut l'accompagner au bal de l'Opéra, et lui rappela ainsi le singulier anniversaire dont les détails demeuraient leur secret.

Cette fois, la compagnie se trouvait nombreuse et tous les incidents de la soirée étaient racontés le lendemain. On sut que, le lundi gras, le Roi, ayant soupé dans ses Cabinets, fut à un bal de Versailles, qu'on appelait le Bal du Petit-Écu, puis alla prendre ses carrosses à la Petite-Écurie : Il y en avait trois, et trois officiers à cheval ; point de gardes. Le Roi alla, dans ses carrosses, jusqu'au Pont-Tournant, où il trouva un carrosse à M. de Soubise et un de remise ; il y avait de dames avec le Roi, mesdames de Pompadour, d'Estrades, du Roure, et beaucoup d'hommes, entre autres le maréchal de Duras. Le Roi et sa compagnie s'arrangèrent comme ils purent dans les deux carrosses et arrivèrent à l'Opéra, où le Roi ne fut point reconnu, tout au plus par quelques personnes vers la fin du bal. En revenant, le carrosse de M. de Soubise, où était le Roi, cassa vis-à-vis de Saint-Roch ; toute la compagnie fut obligée de se servir du carrosse de remise ; on le remplit tant qu'on put ; les uns montèrent derrière et le maréchal de Saxe sur le siège jusqu'au Pont-Tournant, où le Roi trouva ses carrosses. Le Roi arriva ici à sept heures un quart, entendit la messe et se coucha ; il ne se releva qu'à cinq heures du soir. Il alla au bal de Mesdames, dont madame de Tallard faisait encore les honneurs, conjointement avec madame de Duras. Pendant ce temps, la reine Marie prenait part chaque jour aux prières publiques des Quarante-Heures, et le Roi, ayant reçu les cendres le mercredi matin, allait se recoucher et ne se relevait qu'à sept heures de l'après-dîner.

Cette vie de mouvement et de plaisirs, qu'interrompt à peine le saint temps du Carême et qui reprend ensuite, sous une nouvelle forme, avec les chasses forcenées et les voyages incessants, convient tout d'abord aux nerfs résistants de madame de Pompadour. Mais déjà les pièges de la Cour se multiplient, lui révélant la méchanceté et la bassesse, et lui faisant payer cher ses premiers triomphes. Ne voulant de mal à personne, elle est surprise de celui qu'on lui cause ; elle souffre assez vivement des perfidies qui lui sont faites et qui tendent à travestir ses sentiments.

Madame de Tallard a été des plus empressées à la flatter et à gagner ses bonnes grâces ; il s'agit pour cette dame d'obtenir qu'on lui conserve un titre qui l'attache pour toujours à Mesdames. Madame de Pompadour, sollicitée, accepte d'en parler au Roi. Mais une autre démarche, qui montre bien le rôle qu'elle joue déjà auprès de la Famille royale, vient l'arrêter dans son zèle : Madame Henriette, qui ne veut plus de sa gouvernante, s'adresse à la favorite, de son côté, pour le faire savoir à son père. Madame de Pompadour ne peut hésiter, et transmet naturellement la seconde requête. Madame de Tallard, qui l'apprend, invente, pour se venger, une histoire de femme de chambre à nommer chez la Dauphine ; il circule par ses soins un billet anonyme qui compromet la marquise, en laissant croire qu'elle veut avoir cette place pour une de ses créatures, afin de faire espionner les princes à son profit.

Très émue de cette noirceur épouvantable, madame de Pompadour demande audience au Dauphin et à la Dauphine, et se justifie, preuves en main, des infamies qu'on lui a prêtées. Comme il lui est plus difficile d'être admise auprès de la Reine, qu'elle suppose trompée également, c'est madame de Luynes qu'elle va trouver et qu'elle supplie de savoir si la Reine ajoute foi à ces horreurs. Nous gagnons à cette alerte deux billets admirablement significatifs, dont le premier est la réponse de la dame d'honneur : Je viens de parler à la Reine, Madame ; je l'ai suppliée avec instance de me dire naturellement si elle avait quelque peine contre vous ; elle m'a répondu du meilleur ton qu'il n'y avait rien et qu'elle était même très sensible à l'attention que vous avez de lui plaire en toutes occasions ; elle a même désiré que je vous le mandasse.

La marquise envoie aussitôt son remerciement : Vous me rendez la vie, Madame la Duchesse ; je suis depuis trois jours dans une douleur sans égale, et vous le croirez sans peine, connaissant comme vous le faites mon attachement pour la Reine. On m'a fait des noirceurs exécrables auprès de M. le Dauphin et de Madame la Dauphine ; ils ont eu assez de bonté pour moi pour me permettre de leur prouver la fausseté des horreurs dont on m'accusait. On m'a dit, quelques jours avant ce temps, que l'on avait indisposé la Reine contre moi ; jugez de mon désespoir, moi qui donnerais ma vie pour elle, dont les bontés me sont tous les jours plus précieuses. Il est certain que plus elle a de bontés pour moi, et plus la jalousie des monstres de ce pays-ci seront occupés à me faire mille horreurs, si elle n'a la bonté d'être en garde contre eux et vouloir bien me faire dire de quoi je suis accusée ; il ne me sera pas difficile de me justifier. La tranquillité de mon âme à ce sujet m'en répond. J'espère, Madame, que l'amitié que vous avez pour moi et plus encore la connaissance de mon caractère vous seront garants de ce que je vous mande. Sans doute je vous aurai ennuyée par un si long récit, mais j'ai le cœur si pénétré que je n'ai pu vous le cacher. Vous connaissez mes sentiments pour vous, Madame ; ils ne finiront qu'avec ma vie.

Il n'y a aucune raison pour suspecter, sous les flatteries du mauvais style, la sincérité des sentiments. La marquise, toutefois, attend quelque récompense de ses attentions bien reçues et de ses empressements. Les paroles bienveillantes ne lui suffisent pas ; elle voudrait recueillir quelqu'une de ces distinctions d'étiquette dont elle a besoin pour ressembler parfaitement aux autres dames de la Cour. A la cérémonie de la Cène, par exemple, qui a lieu le jeudi saint, quinze dames sont nommées par la Reine pour l'aider dans ses habituelles fonctions et lui présenter les plats qu'elle sert elle-même aux douze petites filles pauvres, de qui elle a d'abord lavé les pieds. Madame de Pompadour, croyant l'occasion bonne de se glisser, sous couleur de charité, auprès de la Reine, écrit à madame de Luynes que, si Sa Majesté a besoin d'une dame pour porter ses plats, elle s'offre avec grand plaisir, étant flattée de tout ce qui pourrait lui prouver son respect. La Reine la fait remercier de façon aimable, l'assurant qu'elle aura le mérite de sa démarche sans en avoir la peine, le nombre des dames suffisant à la cérémonie.

La marquise espère mieux réussir pour la quête du jour de Pâques ; mais elle s'y prend mal et semble forcer la main : Il y a deux ou trois jours que madame de Luynes rencontra madame de Pompadour dans l'Appartement ; madame de Pompadour lui dit : Tout le monde dit que je quêterai le jour de Pâques. Madame de Luynes lui répondit qu'elle n'en avait point entendu parler à la Reine. Madame de Luynes rendit compte aussitôt à la Reine de ce propos. La Reine a jugé que ce désir de quêter venait plutôt de madame de Pompadour que du Roi, lequel pourrait peut-être trouver lui-même qu'il ne serait pas trop décent que madame de Pompadour quêtât ; ainsi la Reine nomma hier madame de Castries pour quêter dimanche. C'est la conscience religieuse de la Reine qui s'est trouvée offensée en cette affaire, et l'on sait que de ce côté elle ne transige jamais ; la favorite, experte dans toutes les délicatesses, ignore celles qui se rattachent à ces sentiments.

Malgré ces petits échecs qui la montrent un peu trop pressée, elle ne se décourage en rien. Le duc de Luynes conte une anecdote sur les carrosses de la Reine, dans lesquels madame de Pompadour s'obstine à vouloir monter au moins une fois : Cette proposition n'a pas été trop bien reçue ; madame de Luynes a cherché à adoucir autant qu'il lui a été possible la peine qu'elle faisait à la Reine, et a pris la liberté de lui représenter que, lorsque madame de Pompadour lui demandait une grâce, on pouvait être sûr que c'était de l'agrément du Roi ; qu'ainsi ce n'était point de la personne de madame de Pompadour qu'il s'agissait, mais de la personne même du Roi, et que, par conséquent, ce serait une occasion de plaire au Roi, dont la Reine profiterait. A ces réflexions on aurait pu en ajouter une dernière, si la Reine avait été disposée à l'entendre, c'est que madame de Pompadour cherche en toute occasion, non seulement à donner des marques de son respect à la Reine, mais même tout ce qui peut lui être agréable. Madame de Luynes a diminué autant qu'il lui a été possible le désagrément du refus, en lui disant que la Reine ne mène que deux carrosses ; que par conséquent il n'y a que douze places, parce que Mesdames vont avec la Reine ; que si cependant quelqu'une des dames qui doivent suivre la Reine manquait, comme par exemple madame de Villars, madame de Pompadour aurait une place. La Reine a consenti à cet adoucissement.

La bonne Reine s'est impatientée visiblement d'une insistance vraiment indiscrète ; mais, comme elle se repent vite et quelle hâte chrétienne à réparer ! Non seulement elle nomme madame de Pompadour pour une place devenue vacante dans les carrosses ; mais, ayant dans son grand cabinet un dîner de dames un peu nombreux, elle lui fait dire de venir dîner avec elle. Madame de Pompadour s'empresse, reconnaissante, ravie, orgueilleuse plutôt qu'humiliée d'être la seule de toutes ces dames qui n'ait point de charge à la Cour. Elle est d'ailleurs, en tout temps, d'une aisance parfaite, prenant sa place partout sans embarras, et un témoin nous la fait voir, à ce moment, chez la Reine, dans une attitude qui paraît à l'honneur des deux femmes : Elle jouait toujours au jeu de la Reine, y étant avec beaucoup de grâce et de décence ; et je remarquai que, l'heure étant venue d'aller aux Petits Cabinets, elle demandait la permission de quitter le jeu à la Reine, qui lui disait avec bonté : Allez ! Belle remarque à faire en philosophe et en chrétien sur tout cela.

 

Les soupers des jours de chasse n'avaient presque jamais lieu maintenant dans les Cabinets du Roi. C'était chez la favorite qu'on se réunissait trois ou quatre fois par semaine ; rien ne marquait mieux la place prise par elle, que de voir transporté dans son propre appartement cette sorte de rite établi par le Roi chasseur et qui créait autour de lui, à côté de la grande représentation, comme un cercle familier et choisi.

Pendant ces soupers, Louis XV s'humanisait un peu, s'intéressait au moins par une parole aux affaires de chacun, écoutait la plaisanterie des hommes d'esprit et daignait sourire. La faveur était grande d'y être nommé et la liste, toujours assez courte, dépendait du caprice du moment. Les courtisans les plus importants guettaient anxieusement, au débotter dans le cabinet, le regard du maître, pour être vus de lui l'instant où il songeait à désigner les convives. Il valait la peine d'y penser, car avec le Roi les absents avaient toujours tort, et c'était beaucoup qu'il eût aperçu à ses côtés, dans la familiarité d'un souper, le visage de l'homme qui sollicitait un cordon ou un commandement. Les plus honnêtes gens ne dédaignaient point les petits moyens pour se faire mettre sur la liste, et l'on commençait d'ordinaire par le demander à madame de Pompadour, qui prenait une occasion favorable pour rappeler au Roi le nom et la requête.

Un des témoins les moins connus et les plus véridiques de la Cour de Louis XV, le prince de Croÿ, plus tard duc de Croÿ et maréchal de France, alors tout jeune colonel au régiment Royal-Roussillon-Cavalerie, ne manquait point de passer à la Cour la plus grande partie de son temps, entre ses campagnes militaires. C'était un homme d'une intégrité irréprochable, comme ses Mémoires l'attestent amplement ; mais, ne vivant pas à la Cour, il y avait chance que le Roi l'oubliât, ainsi que tant d'autres, s'il ne faisait parler de lui. En effet, quoique son rang lui donnât droit de chasser avec Sa Majesté, il était un des rares chasseurs qui ne soupaient jamais. Bien qu'il lui en coûtât un peu, au début, d'agir par madame de Pompadour, il n'hésita pas trop longtemps à recourir à elle. Il trouvait la femme charmante de caractère et de figure, ce qui diminuait beaucoup l'humiliation d'être son obligé ; voulant souper avec le Roi, sachant qu'on n'y avait accès que par la marquise, il se décida à prendre la voie qu'il fallait pour réussir.

Le beau-père du jeune officier, le maréchal d'Harcourt, l'a un jour présenté à la dame, à sa toilette ; mais on n'a pas fait attention à lui. Il s'adresse donc aux Pâris, avec qui il est bien, et à M. de Tournehem. M. de Montmartel le recommande à son amie, qui le lendemain porte les yeux sur lui : l'examen étant satisfaisant, on promet à Montmartel de parler au Roi. Enfin, un soir de janvier, ayant chassé comme à l'ordinaire, M. de Croÿ est, avec les autres courtisans, devant la porte du petit escalier ; l'huissier lit la liste et les élus montent à mesure qu'ils sont appelés, laissant derrière eux la foule humiliée des refusés. Après une courte anxiété, le prince a la joie d'entendre son nom, et le voilà à son tour dans ces Cabinets de Versailles, où sa première entrée sera une des grandes dates de sa vie. Ce qu'il y a vu et noté, il l'a dit avec tant de précision qu'il n'y a qu'à lui laisser la parole, sans rien changer au style de ce gentilhomme, habitué à causer la plume à la main et sans autre prétention que de parler clair :

Étant monté, l'on attendait le souper dans le petit salon ; le Roi ne venait que pour se mettre à table avec les dames. La salle à manger était charmante et le souper fort agréable, sans gêne ; on n'était servi que par deux ou trois valets de la garde-robe, qui se retiraient après vous avoir donné ce qu'il fallait que chacun eût devant soi. La liberté et la décence m'y parurent bien observées ; le Roi était gai, libre, mais toujours avec une grandeur qui ne le laissait pas oublier ; il ne paraissait plus du tout timide, mais fort d'habitude, parlant très bien et beaucoup, se divertissant et sachant alors se divertir. Il paraissait fort amoureux de madame de Pompadour, sans se contraindre à cet égard, ayant toute honte secouée et paraissant avoir pris son parti, soit qu'il s'étourdît ou autrement, ayant pris le sentiment du monde là-dessus, sans s'écarter sur d'autres, c'est-à-dire s'arrangeant des principes (comme bien des gens font) suivant ses goûts ou passions. Il me parut fort instruit des petites choses et des petits détails sans que cela le dérangeât, ni sans se commettre sur les grandes choses. La discrétion était née avec lui ; cependant on croit qu'en particulier il disait presque tout à la marquise. En général, suivant les principes du grand monde, il me parut fort grand dans ce particulier, et tout cela fort bien réglé.

Je remarquai qu'il parla à la marquise en badinant sur sa campagne, et comme réellement voulant y aller au 1er mai. Il m'a paru qu'il lui parlait fort librement en maîtresse qu'il aimait, mais dont il voulait s'amuser et qu'il sentait qu'il n'avait que pour cela, et elle, se conduisant très bien, avait beaucoup de crédit, mais le Roi voulait toujours être maître absolu et avait de la fermeté là-dessus... Il me paraissait que le particulier des Cabinets... ne consistait que dans le souper et une heure ou deux de jeux après le souper, et que le véritable particulier était dans les autres Petits Cabinets, où très peu des anciens et des intimes courtisans entraient. Le Roi était, comme j'ai dit, fort d'habitude, aimant ses anciennes connaissances, ayant de la peine à s'en détacher et n'aimant pas les nouveaux visages ; et c'est, je crois, à cette humeur constante et d'habitude que plusieurs devaient la durée de leur apparente faveur, car, hors les véritables intimes dans le petit intérieur, les autres n'avaient, je crois, que très peu ou point de crédit.

Nous fûmes dix-huit serrés à table, à savoir, à commencer par ma droite et de suite : M. de Livry, madame la marquise de Pompadour, le Roi, madame la comtesse d'Estrades, la grande amie de madame de Pompadour, le duc d'Ayen, la grande madame de Brancas, le comte de Noailles, M. de la Suse, dit le Grand Maréchal, le comte de Coigny, la comtesse d'Egmont, M. de Croissy, dit Pilo, le marquis de Renel, le duc de Fitz-James, le duc de Broglie, le prince de Turenne, M. de Crillon, M. de Voyer d'Argenson et moi. Le maréchal de Saxe y était, mais il ne se mit pas à table, ne faisant que dîner, et il accrochait seulement des morceaux, étant extrêmement gourmand. Le Roi, qui l'appelait toujours comte de Saxe, paraissait l'aimer et l'estimer beaucoup, et lui y répondait avec une franchise et une justesse admirables. Madame de Pompadour lui était tout à fait attachée. On fut deux heures à table avec grande liberté et sans aucun excès. Ensuite le Roi passa dans le petit salon ; il y chauffa et versa lui-même son café, car personne ne paraissait là et on se servait soi-même. Il fit une partie de comète avec madame de Pompadour, Coigny, madame de Brancas et le comte de Noailles, petit jeu ; le Roi aimait le jeu, mais madame de Pompadour le haïssait et paraissait chercher à l'en éloigner. Le reste de la compagnie fit deux parties, petit jeu. Le Roi ordonnait à tout le monde de s'asseoir, même ceux qui ne jouaient pas ; je restai appuyé sur l'écran à le voir jouer ; et madame de Pompadour le pressant de se retirer et s'endormant, il se leva à une heure et lui dit à demi-haut (ce me semble) et gaiement : Allons ! allons nous coucher. Les dames firent la révérence et s'en allèrent, et lui fit aussi la révérence et s'enferma dans ses Petits Cabinets ; et nous tous, nous descendîmes par le petit escalier de madame de Pompadour où donne une porte, et nous revînmes par les appartements à son coucher public à l'ordinaire, qui se fit tout de suite.

Ainsi se passa la première fois que je soupai dans les Cabinets à Versailles, et tout cela m'ayant paru simple et bien suivant le grand monde, et que je pouvais en être sans me mêler ni rien faire de mal, je résolus de m'y attacher assez et de faire ce qu'il faudrait pour y être admis de temps en temps... et de ne m'y pas trop abandonner non plus, pour ne m'y pas laisser emporter au torrent.

 

Une des choses qui apparaissent le mieux par ce récit, c'est la facilité que les intérieurs de Versailles donnent au Roi pour s'isoler. Au-dessus de sa chambre à coucher et des Cabinets qui y font suite, règnent plusieurs étages de petites pièces et d'entresols s'éclairant par d'étroites cours ignorées du public et sur lesquelles ne donne aucun logement privé. Ce sont proprement les Petits Cabinets ou Petits Appartements, comme les désignent, le plus souvent par ouï-dire, les divers Mémoires de l'époque. Ces Petits Cabinets, d'une distribution compliquée, véritable labyrinthe d'escaliers et de couloirs enchevêtrés, jouent un grand rôle dans la vie de Louis XV. C'est là qu'il a sa bibliothèque, ses cartes de géographie, son tour, ses cuisines, ses confitureries, ses distilleries, une salle de bains et même sur une des terrasses supérieures, des jardins et des volières. La décoration est partout fort soignée ; les sculptures ont été proportionnées au peu de hauteur et plus souvent vernissées que dorées. La principale pièce est la petite galerie des Petits Appartements, peinte en vernis Martin, voisine d'un cabinet vert réservé aux jeux, et ornée de tableaux représentant des chasses d'animaux sauvages, par Lancret, Pater, De Troy, Carle Van Loo, Parrocel et Boucher.

Dans ces réduits délicieux, comme les nomme un contemporain, Louis XV se trouve vraiment chez lui, autant que pourrait l'être un simple particulier. En ce coin de Versailles, qu'il s'est réservé de préférence et qu'il dispose à son goût, il est sûr de n'être jamais dérangé. Il n'y convie que fort rarement ses enfants eux-mêmes. Une telle solitude a ses inconvénients, qui résultent de la multiplicité des escaliers, des issues difficiles à garder et du petit nombre des gens de service ; plusieurs fois des étrangers s'y introduisent et s'avancent par mégarde jusqu'à la pièce où est le Roi. Mais les commodités sont considérables pour mainte circonstance de la vie quotidienne ; et, tout d'abord, les passages des Petits Cabinets permettent à Louis XV de se rendre, à toute heure et à l'insu de tous, chez madame de Pompadour.

La marquise est logée à peu de distance de ces Petits Cabinets, à la même hauteur, sous les toits, du côté du Parterre du Nord. Bien que l'appartement soit à- une centaine de marches au-dessus des cours, il n'est dédaigné par personne ; c'est celui dont madame de Châteauroux s'est contentée, et plus tard il doit être habité par M. de Richelieu. Le Roi a eu peu de chose à faire changer pour y loger ses nouvelles amours, et le meuble ancien y est resté.

Par une circonstance singulière, ce premier appartement de madame de Pompadour se trouvera conservé à peu près intact dans sa disposition ancienne, alors que tous les étages supérieurs des Petits Cabinets auront disparu. On le reconnaît, des jardins, aux neuf fenêtres qui font suite à celles de l'attique du salon de la Guerre. La vue fort étendue qu'on a de cet appartement y ajoutait le plus grand charme ; au-dessus des arbres du parterre qu'on dominait, à peu près aussi élevés alors que ceux qui les remplacent aujourd'hui, l'horizon était borné par la forêt de Marly, qui rappelait au Roi et à ses invités leurs prouesses de chasseurs.

On entre par une vaste antichambre, dont la cheminée porte une glace de style Louis XIV et qui donne accès, à droite sur la chambre à coucher, à gauche sur une pièce à large alcôve, comme en présentent souvent les salles à manger de l'époque ; le voisinage d'un petit réchauffoir dallé de marbre montre que c'est bien là qu'il faut évoquer les soupers les plus intimes de Louis XV. Dans la chambre à coucher, la boiserie, d'un dessin élégant et simple, est formée de grands panneaux à coquille, dans le goût de Verberckt ; l'alcôve, au cintre couronné d'un écusson fleuri, s'ouvre entre deux cabinets munis d'armoires. En ce sanctuaire des grâces, que le hasard des temps a respecté, on se figure volontiers la cérémonie de la toilette : tous les hommes de la Cour et les femmes les plus brillantes montant chez madame de Pompadour vers une heure de l'après-midi ; chacun désireux de s'y montrer, fier d'y apporter les nouvelles, de dire une parole qui soit remarquée et qui ait chance d'être répétée au Roi ; enfin, suivant le mot d'un habitué de ces jolies heures, la marquise entourée à sa toilette comme une reine, et régnant en effet, par le prestige de sa faveur et aussi par sa beauté, son à-propos et son esprit.

Tels sont les lieux où se passe, à Versailles, la plus grande partie de la journée du Roi et de madame de Pompadour, pendant les premières années de leur liaison, celles où le lien de la passion n'a pas fait place encore à la chaîne de l'habitude. Le décor des Petits Cabinets, comme celui de l'appartement de la maîtresse, révèlent leur vie somptueuse et retirée. Nul ne pénètre dans ces parties du Château, quand le Roi s'y trouve. Pour une affaire urgente, les ministres écrivent ; ils ne sont reçus que s'ils ont à amener un courrier de grande importance ; hors ce cas, les garçons bleus, qui font le service intérieur, n'introduisent jamais personne.

 

Quelle puissance donnée à la femme par ces longues heures de tête à tête, et quel champ ouvert à l'ingéniosité de son esprit ! C'est alors seulement que le Roi est à l'aise auprès d'un être aimable, qui le devine, le distrait, l'intéresse, combat son pitoyable ennui par l'activité d'une fantaisie jamais lassée, par des projets sans cesse variés de spectacles, de fêtes, de jeux, de voyages et de constructions. La marquise connaît tous les bons écrivains de France et peut réciter des scènes entières de comédie. D'autres fois, après s'être risquée à parler affaires, à servir un protégé, quand le front royal se rembrunit, elle se met au clavecin, chante l'opéra en vogue ou l'une de ces simples chansons du temps, fraîches et joyeuses, qui conviennent aux harmonies délicates de sa voix.

Le sentiment n'est point absent de ces causeries, avec les nuances de discrétion et de respect qui plaisent au Roi. Cependant la façon d'aimer de madame de Pompadour, pour sincère et passionnée qu'elle soit, ne va pas sans le désir de dominer son maître. Une des raisons qui exaltent sa joie vient de ce qu'elle a résolu, en partie du moins, ce difficile problème ; mais personne, hormis son entourage domestique le plus étroit, ne sait au prix de quelles luttes et de quels efforts, et avec quelles anxiétés du lendemain. Le Roi est lié par l'accoutumance, et ce trait de son caractère est connu de tout ce qui l'approche ; il peut supporter indéfiniment les gens, s'ils lui sont utiles, mais aussi par des coups brusques et inattendus il frappe sans ménagement ceux à qui il faisait bonne figure. Il faut que la favorite ne perde pas un instant le souci de plaire, que toutes ses paroles, ses actes, ses gestes soient pour charmer, et que le charme se renouvelle et se rajeunisse, car on n'est pas sûr d'agir deux fois par les mêmes moyens et, chez de tels hommes, la rupture est prompte et sans retour.

La beauté de madame de Pompadour, cette beauté dont elle est vaine et qu'elle veut entendre louer, n'a, en vérité, rien d'exceptionnel, rien qui l'assure d'un triomphe constant. Ses insomnies, ses nerfs aisément troublés et l'effort qu'elle fait pour les dominer, les indispositions qui altèrent souvent son teint, rendent l'attrait toujours fragile du plaisir plus fragile encore et plus incertain. Pour livrer sa bataille journalière, pour vaincre au moins par la surprise, et tenir en éveil une imagination blasée, elle doit parer ses grâces d'attifements rares et imprévus, de même que son logis s'encombre des curiosités les plus singulières, des futilités charmantes que multiplie l'art de l'époque et qu'elle ne manque jamais d'acquérir en leur nouveauté.

Pendant bien des années, elle ne parle guère au Roi des choses du gouvernement ; elle ne les aperçoit, il est vrai, que sous la forme des hommes, agréables ou antipathiques, qui les dirigent. Elle semble aussi considérer la politique comme une rivale qui lui enlève trop souvent l'amant qu'elle chérit et qu'elle voudrait posséder sans partage. A ce moment de sa vie, son ambition est surtout au service de son amour. Tout le temps qu'elle sacrifie est occupé à se créer une force, à se faire des amis, à récompenser les concours qui s'offrent, à conquérir ceux qui se refusent ; elle lutte pied à pied, et heure par heure, contre les influences ennemies, les calomnies, les insinuations ; elle reprend le Roi presque chaque jour, parce que presque chaque jour il se détache, et veille enfin à ce que tout ce qui avoisine le maître soit à elle, ou du moins ne travaille pas contre elle.

Ce rôle, soutenu avec tant de persévérance, avec tant d'efforts et parmi tant de périls, lui vaudra une récompense, non peut-être celle qu'elle eût choisie, car l'amour du Roi, un instant conquis avec ses sens, lui échappera avec eux, mais celle que tant de femmes lui envieront davantage : elle quittera son appartement d'en haut, pour n'être plus que fort peu de temps maîtresse du Roi, mais pouvant déjà se croire maîtresse de la France.

 

Le 2 mai 1746, Louis XV se rendit à l'armée de Flandre, renonçant, pour cette campagne, à prendre avec lui le Dauphin. Le jeune prince allait être père, et l'heureux événement qu'on attendait devait ramener le Roi au bout d'un mois à peine. Cette année, ce ne fut plus un château de famille, mais une maison royale, qui abrita madame de Pompadour pendant l'absence. On avait fait, quelques jours auparavant, un court voyage à Choisy, afin d'y arrêter les arrangements de séjour ; les adieux y furent d'autant plus tendres, qu'on remarquait chez la jeune femme une altération particulière de santé, qui semblait comporter des suites. Quelles qu'en fussent les causes, il suffit de penser combien la marquise, surmenée par ce premier hiver de Versailles, devait avoir besoin de ce repos à la campagne dont elle avait pris l'habitude en sa vie bourgeoise.

Le Roi lui avait demandé, en partant, de vivre à Choisy dans la retraite, et d'en sortir seulement pour aller faire de temps en temps sa cour à la Reine. Elle pouvait, il est vrai, recevoir quelques dames à demeure, et les visites ne devaient point lui manquer. On lui laissait, de plus, un présent vraiment royal, et l'occasion d'occuper par des projets le temps de la solitude : Lundi matin, écrit le duc de Luynes, madame de Pompadour partit avec M. de Montmartel et M. de Tournehem pour aller à Crécy. C'est un très beau château, bien meublé, avec une terrasse que l'on dit avoir coûté cent mille écus ; c'est une terre qui vaut vingt-cinq mille livres de rente... Le Roi l'a acheté pour madame de Pompadour, en cas que le lieu et le séjour lui convinssent ; elle en paraît extrêmement contente, et fait déjà des arrangements pour la personne du Roi, comptant qu'il ira faire des voyages. Rien ne convenait mieux à la marquise que d'avoir une terre à elle, et celle de Crécy, toute voisine de Dreux, ne l'éloignait pas trop de Versailles. Une entente avec Montmartel permit à la nouvelle propriétaire de paraître payer elle-même cette acquisition, qui allait être la première de tant d'autres.

Le Roi revient pour les couches de la Dauphine. Elles se font attendre et sont mauvaises : une fille naît le 19 juillet et, trois jours après, meurt la mère. Cette pauvre princesse, dont la destinée a été si courte, sera vite oubliée ; seul le mari restera fidèle à sa mémoire, même dans un second mariage, et demandera, par ses volontés dernières, que son cœur soit mis à Saint-Denis, auprès du cercueil de celle qui a eu son premier amour. Nul autre que lui, à Versailles, ne se souviendra de l'Infante aux yeux bleus, aimante et timide, dont un portrait de Tocqué a fixé la douce image sans beauté. Personne ne parlera plus d'elle, après le trouble qui émeut la Cour, met en larmes la Famille royale, rassemble la Faculté pour l'ouverture du corps, cause un évanouissement à madame de Lauraguais auprès du cadavre, et fait défiler, dans les longues galeries tendues de noir, la foule qui va visiter la chapelle ardente.

La Famille royale se retire à Choisy, bien que le château soit plein d'ouvriers. Mais Trianon est trop petit, Meudon sans meubles ; Compiègne et Fontainebleau très éloignés ; Marly rappelle les malheurs arrivés en 1712, la mort du duc de Bourgogne, six jours après sa femme, souvenirs tragiques qui ont frappé le Roi. Il a distribué les appartements de Choisy un peu en hâte ; la Reine a le plus beau, le Dauphin le plus retiré, et madame de Pompadour a dû céder à une dame de la Reine celui qu'elle occupait. Dans ce séjour des plaisirs du Roi, la vie devient d'une telle tristesse que tout le monde s'ennuie à périr. Le jeu, qui fait toujours la grande ressource, manque et les soirées semblent sans fin : La table des dames et des hommes se sert en bas à dix heures un quart. Madame de Pompadour y est toujours à dîner et à souper. Vers minuit, le Roi vient à l'endroit où se tient toute la compagnie. Il s'assied auprès de madame de Pompadour ; il fait la conversation avec elle et avec tout le monde, jusqu'à une heure ou une heure un quart qu'il va se coucher. On remarque qu'il a mauvaise mine, et quelques-uns vont jusqu'à craindre un mouvement de bile et d'humeur pareil au commencement de la maladie de Metz, dont l'époque ne peut s'oublier.

Une seule affaire a mis en émoi les esprits et fourni matière à des conversations passionnées. C'est la question de l'eau bénite, qu'il a fallu résoudre à propos des obsèques de la pauvre princesse. A la cérémonie d'usage, les Rohan et les Bouillon parviendront-ils à faire reconnaître leur prétention de jeter l'eau bénite sur le corps avant les ducs ? Cette préséance leur est ardemment disputée. Le Roi a décidé que, en cas de rencontre de ces messieurs et des ducs dans la chambre du corps, les honneurs ne seraient rendus à personne, et que ni les uns ni les autres ne jetteraient d'eau bénite ; mais les dames qui accompagnent Mesdames, parmi lesquelles il y a des duchesses, font remarquer qu'elles vont se trouver dans l'obligation d'entrer dans la chambre ; et les duchesses réclament leurs prérogatives.

La duchesse de Duras, dame d'honneur, a échangé des mots très vifs avec M. de Dreux, maître des cérémonies, peu porté pour les intérêts des ducs ; il a été jusqu'à dire que, si la duchesse se présentait, en même temps que la princesse de Turenne (Bouillon), il lui arracherait le goupillon des mains Après cette algarade, M. de Bouillon est venu voir madame de Duras, l'assurant fort poliment que les difficultés tombent d'elles-mêmes pour ce qui la concerne, puisqu'elle suit Mesdames par devoir de sa charge, mais que les Bouillon et les Rohan sont résolus à ne point céder aux autres dames. Le jour venu, comme la princesse de Turenne s'est fait mettre de garde, exprès, pour le moment de la venue de Mesdames, il faut toute la sagesse des duchesses de Brissac et de Beauvilliers, qui renoncent spontanément à leur eau bénite, pour éviter un conflit désobligeant et des aigreurs publiques devant le cercueil. Tout le monde a dit son mot sur l'affaire et pris parti, tant les étiquettes et les préséances tiennent de place dans cette Cour, où le véritable respect n'en tient plus.

 

Le voyage de Choisy avait été si morne et Versailles demeurait si sévère, avec ses tentures et son mobilier de deuil et la tristesse de la Famille royale, que le Roi décida de se distraire et fut passer quelques jours à Crécy. C'était la première fois que la favorite le recevait chez elle. Elle avait amené la princesse de Conti, mesdames du Roure et d'Estrades ; les hommes venus avec le Roi, en deux berlines allemandes, étaient les familiers intimes, MM. de Richelieu, d'Aumont, de Villeroy, d'Estissac, d'Ayen, de la Vallière et le marquis de Gontaut. Le duc de Chartres et le prince de Conti arrivèrent séparément. Le Roi s'intéressa à la maison et aux jardins, et approuva les travaux décidés, pour lesquels il avait donné lui-même à la marquise l'architecte Lassurance, qui se trouvait là avec le petit Vandières. Madame de Pompadour fit des politesses à tout le monde ; le mieux traité fut le jeune prince de Conti : elle sollicita pour lui une patente de généralissime, par laquelle il était assuré, s'il reparaissait aux armées, que personne ne lui disputerait le commandement suprême.

La marquise n'avait guère pu refuser cette satisfaction au fils de la princesse qui avait consenti à la présenter. Elle voyait, en outre, à cette combinaison, qui permettait au prince du sang de se substituer au Roi, un avantage considérable pour elle-même, celui de garder son amant, d'éviter qu'il s'exposât aux dangers des campagnes, à l'air de cette petite vérole toujours redoutée et qui ravageait les camps, enfin de l'arracher à ces compagnies où elle ne pouvait être et où elle craignait qu'il n'entendît plus parler d'elle. Poursuivant les mêmes pensées, elle obtenait mieux encore ; car le Roi se laissait convaincre de l'inutilité de son retour à l'armée et le renvoyait à l'année suivante.

Pour provoquer cette décision, la marquise fut appuyée par le maréchal de Saxe lui-même. Toujours plus embarrassé que flatté d'une présence royale, l'homme de guerre ne tenait qu'à demi à la voir se renouveler. Interrogé, à la demande de madame de Pompadour, il s'était empressé d'écrire à Sa Majesté qu'aucune action importante ne devait terminer la campagne. La marquise se montrait ravie d'une assurance qui concordait si bien avec ses désirs : Que vous seriez ingrat, mon cher maréchal, écrivait-elle, si vous ne m'aimiez pas, car vous savez que je vous aime beaucoup ! Je crois ce que vous me dites comme l'Évangile et, dans cette croyance, j'espère qu'il n'y aura plus de bataille, et que notre adorable maître ne perdra pas l'occasion d'augmenter sa gloire. Il me semble qu'il fait assez ce que vous voulez... Je mets toute ma confiance en vous, mon cher maréchal ; en faisant la guerre comme vous la faites, je me flatte d'une bonne et longue paix. Maurice de Saxe retira de son intervention le droit de faire appel à la reconnaissance de madame de Pompadour et l'honneur de gagner tout seul la victoire de Rocoux.

Le jeune colonel de Valfons fut chargé d'en porter le détail à Fontainebleau, avec l'état des régiments, et de rendre compte au Roi de la brillante journée. Il a narré lui-même les audiences qu'il eut du comte d'Argenson, son ministre, du Roi, de la Reine, enfin de madame de Pompadour. Celle-ci n'a point oublié qu'elle a soupé un jour avec lui, étant encore madame d'Étioles et qu'il l'a contrariée à table assez vivement, de la façon gaie qui est le ton d'alors. Il est d'ailleurs joli homme et de physionomie heureuse. Elle le reçoit à merveille, le fait entrer dans son cabinet, lui dit de prendre un fauteuil à côté d'elle et de causer tranquillement, le Roi ne venant que dans une heure : Ah çà ! dites-moi tout ; ne me cachez rien, et pour vous mettre à votre aise, lisez ces deux lettres, elles vous prouveront que je suis instruite... — J'en reconnus l'écriture, raconte Valfons, l'une était de M. de Soubise, l'autre de M. de Luxembourg. Elle me fit mille questions, surtout sur le maréchal de Saxe, qu'elle aimait autant qu'elle haïssait M. d'Argenson. Dans le courant de la conversation elle me dit :Je savais qu'il était arrivé un officier de l'armée ; les gens peu instruits que j'ai questionnés n'ont pu me dire votre nom ; mais sur le portrait, j'ai dit : C'est mon Valfons, il a bien figure à cela. — Oh ! Madame, peut-on parler figure devant la vôtre ?Mais je crois que vous m'en contez ?Non, Madame, mais il doit m'être permis, vu vos bontés, de dire ce que tout le monde pense. Elle me fit offre de service, me demanda si on m'avait accordé un grade. Non, Madame. — Oh ! ça viendra. Voilà le temps où le Roi va descendre, venez demain à ma toilette à dix heures ; ma porte ne sera ouverte pour le public qu'à onze ; j'ai encore tout plein de questions à vous faire. Mon maréchal est donc bien content ! Qu'il doit être beau à la tête d'une armée, sur un champ de bataille !Oui, Madame, il a fait l'impossible pour se rendre encore plus digne de votre amitié. — Vous pouvez lui écrire que je partage ses succès et que je l'aime bien.

 

L'aimable amitié de la marquise pour le vainqueur de Fontenoy et de Rocoux trouva peu de jours après l'occasion de payer sa dette. Elle fut appelée à soutenir un grand projet, né dans la cervelle du maréchal entre deux victoires, et qui n'était autre que de donner pour femme au Dauphin de France sa propre nièce Marie-Josèphe, fille de l'électeur de Saxe, roi de Pologne.

Les derniers offices n'étaient pas encore chantés pour la Dauphine morte, que tout le monde se demandait par qui elle allait être remplacée. Le Dauphin ne se devait point à sa douleur, mais au bien de l'État. Prendrait-il la sœur de sa femme, une infante que les Espagnols tenaient toute prête à partir pour Versailles ? Lui choisirait-on une fille du roi de Sardaigne, malgré l'amitié de celui-ci pour Marie-Thérèse ? L'influence l'emporta de l'admirable manieur d'armées qui avait acquis, par les services rendus, une autorité considérable sur Louis XV.

En pleine campagne de Flandre, s'improvisant négociateur et diplomate, il s'était mis à préparer des deux côtés, par une active correspondance, les quatre ou cinq personnes de qui dépendait le résultat. Au roi Auguste son frère, qu'il avait le premier convaincu, il communiquait une lettre de la marquise, en ajoutant modestement : Je suis assez à même de savoir l'intrinsèque de la Cour de France, et je ne laisse pas que d'avoir quelques liaisons... Le Roi incline pour la princesse Josèphe pour des raisons particulières, la santé et la fécondité lui paraissant préférables à des raisons politiques. Le roi de Prusse fera bien tout ce qu'il pourra pour traverser cette affaire ; mais l'on s'en méfie ici et il a peu d'accès dans l'intérieur de la Cour. Je prends la liberté d'envoyer une lettre que m'a adressée ces jours derniers madame de Pompadour, et qui pourra faire juger à Votre Majesté que je ne suis pas mal dans les Petits Cabinets. Il y était si bien, en effet, que celle qui y régnait devenait, peu de jours après, son plus dévoué auxiliaire.

La lettre qui assurait le maréchal de Saxe des meilleures dispositions de la marquise faisait aussi accepter à l'ombrageuse susceptibilité du soldat un acte récent du Roi. Il s'agissait de la décision prise en faveur du prince de Conti, et qui devait évidemment, le cas échéant, menacer la prééminence du maréchal au profit d'un rival d'ailleurs indigne : Vous serez sans doute étonné, mon cher maréchal, d'avoir été si longtemps sans avoir de mes nouvelles ; mais vous ne serez pas fâché quand vous saurez que j'ai toujours attendu une réponse que le Roi voulait faire à la lettre que vous m'écriviez. J'espère que ce que vous désirez réussira. Le Roi vous en dira plus long que moi. Vous savez qu'il a donné au prince de Conti une patente. Soit dit entre nous, cette patente l'a satisfait et a réparé sa réputation, qu'il croyait perdue. Voilà ce qu'il pense, et moi, je crois que c'est une chose embarrassante pour le Roi et qui empêchera qu'on ne se serve de lui autant qu'il le croit. En tout cas, cela ne ferait rien pour vous, et l'on vous mettra toujours à l'abri de la patente. Ne dites mot de cela à âme qui vive. Adieu, mon cher maréchal, je vous aime autant que je vous admire. C'est beaucoup dire.

Le billet a beau être écrit sur papier satiné à bords bleu turquoise, ce n'en est pas moins une pièce diplomatique fort bien dressée, et celle qui l'a tourné semble n'avoir plus rien à apprendre du plus expert des politiques. Le maréchal ne pouvait se montrer froissé, et, quoi qu'il en pensât, le moment n'eût pas été choisi pour se plaindre, puisqu'un appui sincère et solide lui était promis dans la question de famille qui lui tenait tant à cœur.

Cette affaire marcha à souhait et plus vite qu'on ne l'aurait cru. Du côté saxon, bien entendu, aucune difficulté ne fut soulevée. A Versailles, la Reine seule, qui gardait au fond d'elle-même le petit coin de stanislaïsme, montra de la tristesse à penser que son fils deviendrait le gendre du prince qui avait dépossédé son père du trône de Pologne. Mais madame de Pompadour s'était donné mission de la convaincre, et Stanislas Leczinski, toujours chevaleresque, allait être le premier à écrire au roi Auguste ses félicitations. La Reine n'avait qu'à imposer à son amour-propre ce nouveau sacrifice après tant d'autres. Que pouvait-on refuser, du reste, à ce maréchal toujours victorieux, qui envoyait au Roi tant de drapeaux pris aux ennemis et renouvelait les exploits du tapissier de Notre-Dame ?

Douze jours après Rocoux, l'ambassadeur du roi de France à la cour de Dresde recevait l'ordre de faire la demande : le duc de Richelieu partait pour la Saxe comme ambassadeur extraordinaire, et Louis XV en donnait avis à son général par une lettre de sa main, que celui-ci analysait pour le roi Auguste : Sire, j'ai reçu hier une lettre du Roi Très Chrétien par laquelle il me mande toutes les contradictions qu'il a essuyées et qui lui ont été suggérées par la Reine sa femme, qu'il a fallu vaincre ; en quoi madame de Pompadour nous a bien servis, car elle est au mieux avec la Reine... Les Pâris m'ont extrêmement aidé en toute cette affaire ; ils sont amis de la favorite, et comme ce sont eux qui ont fait le mariage de la Reine, ils ont tout pouvoir sur elle... Ce sont deux personnages qui ne veulent point paraître et qui, dans le fond, sont considérables dans ce pays-ci, parce qu'ils font mouvoir toute la machine. Ce sont mes amis intimes de tous les temps, et ce sont les plus honnêtes gens et les meilleurs citoyens, ce que sont peu de Français.

Cet éloge de la marquise et de ses amis, par un homme aussi bien placé que le maréchal pour juger exactement des hommes, ne montre pas seulement qu'ils valent mieux que leur réputation ; on y peut voir aussi que les ressorts secrets de l'État sont déjà entre leurs mains.

 

La Cour était alors à Fontainebleau pour le voyage annuel. La veille du retour à Versailles, le Roi déclara la nouvelle et tout le monde fut chez Leurs Majestés, chez le Dauphin, chez Mesdames, chez la petite Madame elle-même, fille de la défunte, pour faire les compliments d'usage. Le Dauphin les acceptait sans joie et répondait mal aux révérences. Le Roi, au contraire, semblait transformé, se portait fort bien, l'air gai et décidé, s'amusant assez, ce qu'il n'avait guère paru faire, parlant beaucoup, bien et fort obligeamment. Il s'était montré de plus en plus galant auprès de la marquise, que Nattier était venu peindre, sur son ordre, en Diane chasseresse. Ses attentions pour la Reine continuaient. A l'arrêt qu'on faisait à Choisy, en revenant de Fontainebleau, il s'était assis à sa table de cavagnole et y avait joué, ce qu'on n'avait pas vu depuis des années. L'idée du mariage de son fils et de l'arrivée de la jolie Dauphine, que lui promettait Maurice de Saxe, le ragaillardissait ; les projets de fête, les préparatifs, le cérémonial l'occupaient, le faisaient travailler agréablement avec les ministres.

Ceux-ci étaient obligés, en même temps, de recevoir les avis de madame de Pompadour, d'accepter pour la première fois l'intervention de son autorité, qui s'expliquait bien pour les questions de ce genre, mais qui peu à peu allait s'étendre sur tous les domaines. L'un d'eux, honnête homme et sans ennemis, quoique d'esprit caustique, le marquis d'Argenson, a dû déplaire à la marquise. Chacun prétend, d'ailleurs, qu'il n'a pas de talents suffisants pour les Affaires étrangères ; on l'appelle D'Argenson la bête, pour le distinguer du comte, son frère, qui connaît si bien l'art de se soutenir dans le monde. Au commencement de l'année, il est prié de remettre ses fonctions à M. de Puisieux ; il quitte la Cour, furieux contre la favorite, dépité de ne point assister au mariage, qu'il prétend avoir préparé et dont l'honneur sera pour d'autres.

Ce mariage était devenu l'affaire de la marquise, non moins que celle de son maréchal, ainsi qu'elle nommait familièrement Maurice de Saxe. Elle paraissait décider sur tout. Le duc de Gesvres, Premier gentilhomme de la Chambre, venait prendre des ordres chez elle. Le Prévôt des marchands lui apportait les dessins du cortège triomphal et des chars magnifiques qui devaient parcourir Paris, pendant les fêtes de la Ville, symbolisant Mars, l'Hymen, Cérès, Bacchus et le vaisseau de Lutèce. Elle choisissait les couleurs, approuvait les costumes et les emblèmes. Aussi aisément que des questions d'habillement ou de théâtre, elle résolvait les épineuses difficultés de l'étiquette. Le Roi n'ayant invité pour Choisy, où l'on devait recevoir la Dauphine, qu'un petit nombre de dames, toutes femmes, filles ou sœurs de personnes en charge, elle demandait cette faveur pour une madame de Baschi, sœur de son mari, qui tenait maintenant à sa place la maison de l'oncle Tournehem ; comme ce titre ne semblait point suffisant, elle disait tout haut à sa toilette : Je puis être comptée parmi les grands officiers ; ma belle-sœur peut donc être mise sur la liste ! Et le Roi ajoutait de sa main, en souriant, le nom de madame de Baschi.

Les billets d'invitation pour le bal paré embarrassent M. de Gesvres, à cause de la quantité de solliciteurs. Il en parle au Roi, raconte le duc de Luynes, et le Roi lui dit : Vous avez un peu perdu de vue les dames de Paris ; donnez-moi votre liste ; madame de Pompadour les connaît, et elle fera l'arrangement. En effet, c'est madame de Pompadour qui, avec le Roi, a examiné cette liste, et celui-ci, conseillé par elle seule, a mis de sa main le nombre de places qu'il jugeait à propos de faire donner. En vérité, la marquise semblait née pour le rôle : Elle menait tout cela, dit un témoin (Croÿ), avec une gaieté, une légèreté et des grâces infinies.

Ne fallait-il pas un tact souverain pour se faire accepter ainsi en des circonstances aussi sérieuses ? Et quelle aisance avait déjà acquise la jeune femme pour se mouvoir dans tous ces détails, sans choquer personne ! On trouve presque naturelle la façon dont l'envoyé de Saxe à Paris, comte Loss, parlait d'elle dans les instructions secrètes qu'il envoyait à Dresde pour informer Marie-Josèphe des choses de France. Il les répétait, sans doute, de vive voix, dans le carrosse qui amenait la princesse de Strasbourg à Choisy : Madame de Pompadour, disait-il, joue un grand rôle à la Cour. L'amitié dont le Roi l'honore, l'intérêt qu'elle a témoigné pour l'alliance du Dauphin avec la maison de Saxe, les insinuations qu'elle a faites au Roi pour fixer son choix, tout cela obligera la Dauphine à des attentions et à de bons procédés. La marquise a un excellent caractère ; elle s'attachera à plaire à la Dauphine, qui fera sa cour au Roi en témoignant de l'amitié à une dame que la Reine comble de ses politesses.

La princesse à qui s'adressaient des définitions aussi précises, avait quinze ans à peine et beaucoup d'ingénuité ; elle ne pouvait être renseignée de manière plus avisée et plus discrète. Lorsque, au milieu de l'étincelant défilé des femmes parées et couvertes de pierreries qu'on lui présenta, elle entendit le nom de la marquise de Pompadour, et vit s'avancer une des plus jolies femmes de la Cour, elle lui donna volontiers un de ces sourires, qui s'épanouissaient aisément sur son gracieux visage d'Allemande.

 

Le second mariage du Dauphin fut célébré le 9 février 1747, presque exactement deux années après le premier. Chaque journée reproduisit, avec peu de changements, la journée correspondante. On ne semblait pas se douter du chagrin qu'apportaient au prince des souvenirs rappelés de telle façon après un si court veuvage. Dans la chapelle de Versailles, la même solennité splendide se ré- péta ; les mêmes curieux s'entassèrent dans la Galerie et les Appartements, les mêmes dames en grand habit formèrent la haie du premier rang pour le retour du cortège. Le bal paré au Manège, le banquet royal, la toilette se firent comme la première fois.

La mise au lit eut lieu dans la même chambre, le nouvel appartement du Dauphin n'ayant pu être prêt à temps. Après la bénédiction du lit, les rideaux, selon l'usage, restèrent ouverts quelques minutes, toute la Cour remplissant la chambre. Le Roi envoya amicalement le maréchal de Saxe dans la ruelle, pour causer un moment avec sa nièce et diminuer pour elle la gêne de cette cérémonie. L'enfant semblait peu embarrassée ; mais le Dauphin, devant tous ces regards indiscrets, se mit la couverture sur le visage. Ce fut moins par timidité, nous dit-on, que pour cacher les larmes qui lui venaient aux yeux. Marie-Josèphe allait avoir besoin de tout son courage pour supporter ces premières froideurs, et de toute sa tendresse pour conquérir un cœur qui refusera pendant des années de se donner à nouveau.

Au bal paré, madame de Pompadour a dansé le menuet, une des premières après les princesses, et a été fort admirée. Au bal masqué, où tout Paris est venu la voir dans sa nouvelle fortune, elle dédaigne le domino et triomphe ouvertement, brillante et entourée ; mais, par moments, elle est anxieuse et surveille le Roi, sachant quels dangers offrent pour elle ces heures de folie, dont elle a su profiter un jour. Le prince de Croÿ, qui se promène dans le bal en philosophe, a deviné ces sentiments : Le coup d'œil, dit-il, était superbe, surtout dans la Galerie. Toute la bonne compagnie s'y était réfugiée, ce qui la rendait très belle. J'y examinai le Roi masqué, aux pieds de madame de Pompadour, qui y était charmante. Je ne reconnus le Roi qu'à l'inquiétude qu'elle laissa échapper en le voyant passer sur les banquettes. Madame de Forcalquier y était : je la comparai à madame de Pompadour et la trouvai plus jolie et moins de grâce. En fait de maîtresse, le Roi ne pouvait mieux choisir ; aussi en paraissait-il éperdument amoureux.

Cette petite Forcalquier, qui faisait trembler la marquise, et qui fut plus tard la bellissima prétentieuse du cercle de madame du Deffand et des Choiseul, était veuve en premières noces du marquis d'Antin, fils d'un premier mariage de la comtesse de Toulouse. Faite au tour, comme on disait alors, elle avait un beau teint, un visage rond, de grands yeux, un très beau regard, et tous les mouvements de son visage l'embellissaient. Comme la coquetterie s'y joignait, madame de Forcalquier possédait ce qu'il fallait pour devenir une rivale redoutable. Mais ce n'était pas la seule femme qui inquiétât madame de Pompadour. Elle faisait observer la belle madame de Périgord, de qui elle savait le Roi fort occupé. Celle-ci résistait à ces ardeurs avec une froideur respectueuse que la favorite ne comprenait guère. Cependant la comtesse de Périgord était vraiment vertueuse et le fit bien voir, en s'exilant volontairement dans sa terre de Chalais, pour mettre fin aux assiduités royales.

D'autres s'ingéniaient à arracher le Roi à sa marquise. La princesse de Rohan se montrait encore ; une coterie hardie lui opposait la grosse comtesse de la Mark, musicienne et galante, qui tenait à mettre le Roi sur sa liste. Enfin, plus décemment introduite par son père, M. de Luxembourg, on voyait sur les rangs la princesse de Robecq, de l'illustre maison de Montmorency, jeune, très courtisée, très jolie, qui plaisait visiblement au Roi ; elle pouvait, s'il se laissait prendre davantage, régner par l'intelligence comme par la beauté. Pour que madame de Pompadour gardât, parmi tant de concurrences, la place enviée, ce n'était pas trop de toutes les ressources de la femme, de toutes les adresses de la femme d'esprit.