LOUIS XV ET MADAME DE POMPADOUR - 1745-1752

 

CHAPITRE II. — L'ANNÉE DE FONTENOY.

 

 

Louis XV eut quelque mérite à ne point se laisser retenir par le plaisir d'un nouvel engagement, quand un devoir royal l'appela aux frontières. Il y obéit sans hésiter, remplissant ainsi la promesse qu'il avait faite à Maurice de Saxe en lui confiant son armée de Flandre. Il avait décidé de s'aller mettre en personne à la tête des troupes, dès que la tranchée serait ouverte devant Tournay, et de mener avec lui le Dauphin. Il voulait lui donner de bonne heure cette initiation directe aux choses de la guerre, qu'il n'avait eue lui-même que l'année précédente, aux sièges de Menin, d'Ypres et de Fribourg.

C'était pour le jeune prince, récemment marié et tendrement épris, une séparation cruelle, et pour la Reine, pour Mesdames, pour la Dauphine, une cause d'alarmes trop justifiées, deux boulets, disait-on, pouvant priver la France de son maître et de ses espérances. Cependant le Dauphin bouillait d'impatience et sentait s'éveiller en lui les instincts militaires de sa race. Le Roi l'avait trouvé trop jeune l'été dernier, et on l'avait profondément humilié en le laissant à Versailles, malgré ses prières. La vraie raison de ce refus était sans doute le désir qu'avait eu madame de Châteauroux de suivre l'armée. Cette année, l'empêchement n'existait plus ; aucun prétexte décent n'eût permis à une madame d'Étioles de paraître aux camps, et le départ du Roi et de son fils fut fixé au 6 mai.

L'événement avait attiré à Versailles beaucoup de monde. Toutes les dames titrées et les charges avaient tenu à s'y montrer, et il y eut jusqu'à treize dames ayant le droit de s'asseoir au souper du Roi. La veille du départ, Louis XV mangea au grand couvert et passa dans la chambre de la Reine, comme à son ordinaire. Au petit quart d'heure de conversation générale, rempli des insipidités d'usage, nulle allusion ne fut faite à l'émotion qui remplissait les cœurs. Le lendemain, la Reine et Mesdames furent au lever ; la Dauphine, trop affligée, n'y put aller. On partait à sept heures. La Reine a attendu M. le Dauphin, lorsqu'il a passé pour aller chez le Roi ; elle était à la porte du petit passage qui va chez elle ; elle l'a rappelé, elle l'a embrassé vingt fois, fondant en larmes. M. de Luynes observe que le Roi ne s'est couché qu'à trois heures et demie : Il avait l'air fort sérieux ce matin ; il a dit un mot fort court à M. d'Argenson l'aîné ; mais, hors cela, il n'a pas dit un mot à personne, ni à ses ministres, ni à aucun des courtisans.

Le Roi gagna Compiègne avec des relais et continua le voyage en poste. La couchée du second jour fut à Douai. Le Dauphin dormait encore, quand Louis XV quitta la ville à quatre heures du matin. La nouvelle des mouvements de l'ennemi l'appelait en hâte devant Tournay. Il était temps qu'il arrivât : l'armée de secours commandée par le duc de Cumberland, et composée de troupes anglaises, hollandaises, autrichiennes et hanovriennes, serrait de près les assiégeants, et le maréchal de Saxe croyait à chaque instant être attaqué. Le Roi et le Dauphin allèrent reconnaître le terrain, visitèrent les redoutes établies par le maréchal et furent acclamés dans les campements.

Louis XV passa la soirée du 10 à deviser, de la meilleure humeur du monde. Il rappela les batailles où s'étaient trouvés en personne les rois de France ; il observa que, depuis la bataille de Poitiers, aucun d'eux n'avait combattu avec son fils, et qu'aucun, depuis saint Louis, n'ayant gagné de bataille signalée contre les Anglais, il espérait donc être le premier. Après cette leçon d'histoire, on fit des bons mots ; on fut gai comme pendant une nuit de bal ; le Roi chanta une chanson fort drôle à plusieurs couplets, puis s'en fut, comme les autres, coucher sur la paille.

Le 11 mai, à la petite pointe du jour, il se fait éveiller pour aller se rendre compte des dispositions de l'ennemi. Le vieux maréchal de Noailles et quelques officiers entrent chez lui, quand il achève de se botter : Vous voilà bien paré, dit-il à Tressan, qui a un habit tout neuf de maréchal de camp. — Sire, dit l'officier, je compte bien que c'est aujourd'hui jour de fête pour Votre Majesté et pour la nation.

On est à peine en selle que l'ennemi attaque au canon. Le Roi, bientôt rejoint par le Dauphin, va prendre position sur une éminence, à l'entrée du champ prévu pour la bataille et qui n'a guère que neuf cents toises de largeur. Ils assistent de là, exposés eux-mêmes aux boulets, à toute l'action qui commence. Ils voient le magnifique mouvement de l'infanterie anglaise et hanovrienne, qui force, en masses épaisses, le centre des lignes françaises ; elle perd des rangs entiers, mais le reste avance et repousse de son feu régulier les régiments qui successivement se présentent. Gendarmes, carabiniers, Normandie, Hainaut, brigade irlandaise, rien ne résiste à la marche de cette colonne, de plus en plus serrée, qui répare ses pertes à mesure et semble manœuvrer comme à l'exercice, avec une lenteur puissante et sûre. On aperçoit les majors anglais appuyant leur canne sur les fusils de leurs hommes pour abaisser leur tir. Devant l'intrépidité de l'attaque, les gardes françaises ont lâché pied et, malgré leurs officiers, se débandent. Le Roi ne reçoit que de mauvaises nouvelles ; les redoutes tiennent encore, mais déjà celle de Fontenoy manque de boulets et ne répond plus à l'ennemi. La retraite peut être coupée, même au Roi, d'un moment à l'autre, malgré les précautions du maréchal de Saxe, qui a tout prévu, sauf la déroute.

Sur tout le champ de bataille, passant hardiment au front de la colonne anglaise, court une légère chaise d'osier, attelée de quatre chevaux gris ; c'est le fameux berceau qui porte le maréchal. Malade, affaibli, obligé de rester couché, il n'a rien perdu de son beau sang-froid de héros. Le Roi et son entourage suivent ses mouvements dans la plaine, d'où s'efface toute espérance. Un instant, la colonne formidable demeure immobile, ne tirant plus, et paraît maîtresse du terrain. Autour du Roi se tient un conseil assez tumultueux, où les avis s'agitent dans la fièvre. Le Dauphin, très excité, met d'un joli geste l'épée à la main et demande à charger à la tête de la Maison du Roi. Le maréchal fait prier Sa Majesté, au nom de la France, de ne pas s'exposer davantage et de repasser l'Escaut pour s'abriter. Le Roi refuse et parle aussi de se jeter en personne au milieu de l'action. Le maréchal envoie le chevalier de Castellane le supplier d'attendre un quart d'heure seulement, d'autres nouvelles.

En pleine défaite, Maurice de Saxe improvise le plan d'une seconde bataille. Il donne ses ordres suprêmes, parcourt une fois de plus les lignes rompues, relève les courages, rappelle aux troupes qu'elles combattent sous les yeux de leur Roi. Il veut ébranler de tous côtés la colonne victorieuse, avant que les Hollandais, qui ont encore peu donné, se décident à l'appuyer. Tandis que l'artillerie, changeant ses dispositions, concentre son tir sur le même point, tous les escadrons de la Maison du Roi, que M. de Richelieu met en bataille, Brionne, Aubeterre, Penthièvre, Chabrillant, Brancas, chargent ensemble. Les régiments déjà décimés secondent le furieux élan. Celui de Noailles, qui charge au centre, y laisse d'abord tout un escadron : mais la masse ennemie,  attaquée à la fois de front et par les flancs, commence à s'ouvrir peu à peu ; en quelques minutes, elle est forcée de reculer et se retire, sans confusion, cédant le terrain et la victoire.

 

Il était une heure après-midi, quand le jeune marquis d'Harcourt accourut ventre à terre, annoncer que la bataille était gagnée. Le maréchal, à bout de forces, arriva peu d'instants après, et voulut embrasser les genoux du Roi : Sire, dit-il, j'ai assez vécu ; je ne souhaitais de vivre aujourd'hui que pour voir Votre Majesté victorieuse. Elle voit à quoi tiennent les batailles ! Le Roi le relève et l'embrasse. Le comte d'Argenson s'occupe des courriers. Le Roi et le Dauphin écrivent sur des tambours.

A deux heures et demie, un page part pour Versailles, portant à la Reine les billets de son mari, de son fils et du ministre. Le premier, qui baptise la victoire, est ainsi conçu :

Du champ de bataille de Fontenoy, ce 11 mai, à deux heures et demie.

Les ennemis nous ont attaqués ce matin à cinq heures. Ils ont été bien battus. Je me porte bien et mon fils aussi. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, étant bon, je crois, de rassurer Versailles et Paris. Le plus tôt que je pourrai, je vous enverrai le détail.

Le jeune prince écrit avec plus de tendresse :

Ma chère maman, je vous fais de tout mon cœur mon compliment sur la bataille que le Roi vient de gagner. Il se porte Dieu merci, à merveille et moi, qui ai toujours eu l'honneur de l'accompagner. Je vous en écrirai davantage, ce soir ou demain, et je finis en vous assurant de mon respect et de mon amour. LOUIS. — Je vous supplie de vouloir bien embrasser ma femme et mes sœurs.

 

Les courriers expédiés, Louis XV remonte à cheval avec le Dauphin et parcourt les lignes. De régiment en régiment, ils sont salués par des cris d'enthousiasme ; on leur présente les drapeaux percés de balles. Le Roi remercie commandants et soldats, ne tenant à l'écart que les gardes françaises, si peu solides devant le feu. Il s'intéresse aux blessés et donne des ordres pour qu'ils soient transportés aux hôpitaux, préparés d'avance avec plus de soin qu'à l'ordinaire. Le triomphe est la plus belle chose du monde, écrira le marquis d'Argenson à Voltaire ; les Vive le Roi ! les chapeaux en l'air au bout des baïonnettes, les compliments du maître à ses guerriers, la visite des retranchements, des villages... la joie, la gloire, la tendresse. Mais le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair humaine ! Les terribles pertes de cette journée, meurtrière entre toutes, sont oubliées dans l'allégresse de la victoire. Ceux qui ont aidé à la gagner comprennent la fierté royale : Fontenoy a donné au règne le prestige éclatant de gloire militaire qui lui manquait.

Ces grandes nouvelles arrivaient à Versailles laissant une incertitude cruelle sur le sort des combattants. Le lendemain, le comte d'Argenson faisait parvenir à la Reine la liste des morts. La noblesse française avait chèrement payé la gloire de son roi. On comptait soixante-treize officiers tués sur le champ, cinquante-cinq en grand danger, quatre cent soixante-quatre blessés, seize cents soldats morts et trois mille blessés ; et cette proportion indiquait quelle part revenait au dévouement des officiers dans le succès de la journée. On citait le duc de Gramont, atteint par un des premiers boulets, et roulant de cheval aux pieds du maréchal de Noailles, son oncle, qui venait de l'embrasser et l'envoyait à son poste. Un autre lieutenant général, M. de Lutteaux, avait reçu deux coups de fusil dans le corps. Plusieurs colonels étaient tombés à la tête de leurs troupes : M. de Dillon, M. de Courten, le prince de Craon. Ces deuils, qui touchaient tant de familles et frappaient aussi plus d'un cœur en secret, assombrissaient la joie générale.

D'ailleurs, la guerre n'était point finie, et même la place de Tournay tenait toujours. On commença à se rassurer, le jour où un page de la petite écurie, M. de Lordat, vint annoncer que la ville était rendue et la garnison retirée dans la citadelle. La prise de cette citadelle n'en fut pas moins d'une difficulté extrême : les assiégés, presque chaque nuit, faisaient jouer des mines meurtrières, et pour calmer les trop vives inquiétudes, sur le bulletin quotidien envoyé à la Reine, on réduisait le nombre des blessés et des morts. Après un mois seulement, la brèche étant faite, la garnison anglo-hollandaise consentit à capituler et sortit avec les honneurs de la guerre. Louis XV vit défiler ces quatre mille hommes sur les glacis de Tournay ; ils passaient entre deux haies formées par la cavalerie française, maison du Roi, gendarmerie, carabiniers. Quand vint le tour du gouverneur, M. de Brackel, le Roi le félicita de sa belle défense ; puis il entra solennellement dans la ville ; l'évêque le reçut à la cathédrale, entouré de son clergé, et le prince de Tingry, lieutenant général en survivance de la province de Flandre, le traita à dîner. Le résultat de la campagne était assuré.

D'autres succès s'accumulèrent rapidement en six semaines ; Gand se laissait surprendre par M. de Lowendal ; Bruges ouvrait ses portes sans résistance au marquis de Souvré ; Oudenarde se rendait au Roi après quatre jours de tranchée ; Dendermonde était pris par le duc d'Harcourt, Ostende, par Lowendal encore. Et tandis que de bonnes nouvelles arrivaient d'Italie, où l'Infant don Philippe, gendre du Roi, combinait ses efforts avec ceux du maréchal de Maillebois, tandis que le roi de Prusse, ayant battu les troupes de Marie-Thérèse à Friedberg, écrivait à son allié : J'ai acquitté la lettre de change que vous aviez tirée à Fontenoy, Louis XV parcourait la Flandre conquise et se faisait acclamer de ses nouveaux sujets, au milieu d'une continuité de fortune qui rappelait les plus belles campagnes de Louis XIV.

Pendant que toutes les églises de France chantent le Te Deum pour les victoires de Sa Majesté très chrétienne, madame d'Étioles est à la campagne, chez l'oncle Tournehem, point gênée par son mari, qu'on fait voyager, toute à ses projets d'avenir et à la réalisation de son rêve. Les rapports du lieutenant de police montrent que l'opinion, qui s'inquiète d'elle, sait assez mal ce qu'elle devient. Dès le départ du Roi, son nom est changé et les Parisiens s'amusent à lui donner par avance le titre dont elle n'a point encore le brevet. Les uns répandent que l'époux indulgent va la reprendre et mettra ainsi fin à la comédie ; d'autres soutiennent qu'elle reçoit chaque semaine un billet mystérieux, sous le couvert de M. de Montmartel, à la suscription : Pour Madame d'Étioles, à Étioles, et qu'elle y répond par la même voie.

A la Cour, où l'on est mieux informé, on croit qu'il arrive autant de courriers de l'armée à Étioles qu'à Versailles, et que le Roi écrit chaque jour une lettre au moins, adressée à Madame la marquise de Pompadour, et cachetée d'une devise galante : Discret et fidèle. D'autres lettres viennent de l'entourage du Roi ; et M. de Richelieu, l'ami de toutes les maîtresses, a entamé la plus aimable correspondance, montrant assez par là qu'il a constaté les signes d'une faveur durable. Celui qui donne le plus à penser est qu'on rafraîchit à Versailles le bel appartement de madame de Châteauroux.

Ces satisfactions d'amour et d'amour-propre ont de quoi dédommager la jeune femme de la retraite à laquelle elle est condamnée. Cette retraite, désirée par le Roi, est absolue. Elle ne reçoit qu'un petit nombre d'amis, des plus éprouvés ou des plus utiles. Deux surtout s'empressent auprès d'elle, qui joueront dans sa vie un rôle important et qui, dès ce moment même, dirigent en quelque mesure sa destinée.

Voltaire, qui a été le premier courtisan de la fortune naissante de madame d'Étioles, est aussi le premier obligé de madame de Pompadour. Il lui doit déjà le don gratuit de la première charge vacante de gentilhomme de la Chambre du Roi, un beau cadeau en vérité, qui représente environ soixante mille livres ; la charge d'historiographe, dont il a en même temps le brevet, lui vaut, avec deux mille livres d'appointements, le droit de flatter officiellement Sa Majesté. Le prétexte des faveurs royales, vainement sollicitées jusqu'alors par l'auteur de la Henriade, a été le ballet du mariage, La Princesse de Navarre ; mais c'est madame d'Étioles qui les a obtenues au poète, et il a bénéficié de la première prière peut-être qu'elle ait faite au Roi.

Il n'aurait garde de négliger une amitié qui promet d'être avantageuse et peut lui assurer, par exemple, l'Académie, qui l'a jusqu'à présent écarté. Tout ce printemps, tout cet été, Voltaire tourne autour d'Étioles, fort aise qu'on sache qu'il est dans les confidences. Il ne quitte le duc et la duchesse de la Vallière, ses protecteurs du moment, que pour aller chez sa nouvelle déesse : Je suis tantôt à Champs, tantôt à Étioles, écrit-il au marquis d'Argenson, qui est sous Tournay avec le Roi et qui doit montrer sa lettre ; au mois d'août, écrivant d'Étioles même, il rend compte gaiement au ministre qu'il se dit de lui infiniment de mal chez madame de Pompadour.

Il y donne la première lecture de ce poème sur la Bataille de Fontenoy, qui est pour lui une grande affaire. Né courtisan, il a toujours aspiré à devenir le Poeta regius de quelque monarque, et cette carrière, avec ses honneurs lucratifs et la liberté qu'elle assure, suffit encore à ses ambitions ; mais il atteint la cinquantaine, sans être plus avancé qu'il y a vingt ans, alors qu'il se figurait avoir conquis les bonnes grâces de madame de Prie. L'élévation d'une autre favorite et la victoire des armées françaises lui semblent occasion favorable pour prendre sa revanche, en la meilleure aubaine de sa vie. Une voix écoutée pourra faire entendre à Louis XV que, pour être loué dignement, il doit choisir le plus grand génie de son règne ; et ce génie saura promettre, avec l'es plus agréables sous-entendus,

Le prix de la Vertu par les mains de l'Amour !

Ce n'est point un chef-d'œuvre qu'inspire madame de Pompadour ; on y voit reparaître les mouvements, les épithètes, jusqu'à des hémistiches de l'Ode sur la prise de Namur ou de l'Épître sur le passage du Rhin ; du même style, des mêmes mots, de la même mythologie qu'employait Boileau pour flatter le Grand Roi, Voltaire flagorne le Bien-Aimé.

 

Toute cette rhétorique, apprise des Jésuites, charme, enivre, exalte la petite bourgeoise. Le poète sait aussi l'intéresser au côté profitable de son entreprise. Il n'a célébré jusqu'alors que des hommes de cour aimant les lettres, qui donnent à souper et payent des dédicaces : d'autres appuis semblent plus sûrs dans une monarchie militaire et auprès d'un roi peu sensible aux arts et médiocre juge du talent. Il va pouvoir multiplier, en citant les héros de Fontenoy, le nombre des gens qui lui veulent du bien, et il persuade madame de Pompadour que ces amis nouveaux seront également les siens. C'est à Étioles qu'il augmente et corrige ses éditions successives. Comme il se croit grand dispensateur de renommée, il entasse dans ses vers, toujours à l'imitation de Boileau, les noms militaires qu'il voue à l'immortalité. Il envoie ses exemplaires à l'armée par ballots, et c'est un d'Argenson qu'il charge de les distribuer. L'imprimeur ne suffit point aux tirages, on épuise en dix jours dix mille exemplaires, et l'engouement du public grise le poète : La tête me tourne, écrit-il ; je ne sais comment faire avec les dames, qui veulent que je loue leurs cousins ou leurs greluchons. On me traite comme un ministre : je fais des mécontents !

Il prie Tressan, un des blessés de la journée, de lui mander des épisodes héroïques, pour enrichir les éditions nouvelles. Celle dont le Roi a daigné agréer la dédicace est adressée par l'auteur à son ami Moncrif, pour que le poète des Chats obtienne qu'il soit lu par la Reine ; il lui demande encore de faire remarquer, à leur auguste souveraine, l'indignité de confrères sans talent qui se sont permis de célébrer le même sujet, et surtout de l'un d'eux qui s'est posé en rival : Vous êtes engagé d'honneur à faire connaître à la Reine ce misérable ; si je n'étais malade, j'irais me jeter à ses pieds. Je vous supplie instamment de lui faire ma cour. Je n'avais supplié madame de Luynes de présenter ma rapsodie à la Reine que parce qu'il paraissait fort brutal d'en laisser paraître tant d'éditions sans lui en faire un petit hommage. Mais je vous prie de lui dire très sérieusement que je lui demande pardon d'avoir mis à ses pieds ma pauvre esquisse, que je n'avais jamais osé donner au Roi. Enfin Sa Majesté ayant bien voulu que je lui dédiasse sa Bataille, j'ai mis mon grain d'encens dans un encensoir un peu plus propre, et le voici que je vous présente. En vérité, Voltaire ne dédaigne aucun appui, puisqu'à l'heure même où il se fait l'hôte assidu d'Étioles, il tient à s'assurer la bienveillance, si peu nécessaire aujourd'hui, de la bonne Reine.

C'est peut-être qu'il commence à s'inquiéter et que ses façons d'adjuger des lauriers paraissent indiscrètes dans les cercles de la Cour. Le duc de Luynes nous donne, avec sa bonne grâce habituelle, l'opinion des honnêtes gens sur l'auteur du fameux poème : Il a voulu parler de tout le monde, et sans avoir eu le temps d'être assez instruit des particularités ; il a même suppléé par des notes à ceux qu'il ne pouvait nommer ; mais, en voulant contenter tout le monde, il a fait grand nombre de mécontents. Les uns se sont trouvés trop confondus dans la foule, les autres ont jugé qu'ils n'étaient point à leur place. Il a fait M. le duc de Gramont maréchal de France de son autorité ; enfin, il s'est trouvé tant de fautes qu'il a été obligé de faire plusieurs corrections. Il y en a de ce moment-ci cinq éditions, et ce n'est qu'à la cinquième qu'il a cru son poème en état d'être présenté à la Reine. Malgré toutes ces critiques, il est pourtant certain qu'il y a de très beaux vers, et il est vrai qu'on passe moins de fautes à Voltaire qu'à un autre, parce qu'on le croit moins capable d'en faire. L'avocat Marchand, qui a rimé lui-même sur Fontenoy, est moins indulgent pour son remuant confrère :

Il a loué depuis Noailles

Jusqu'au moindre petit morveux

Portant talon rouge à Versailles !

M. de Richelieu passe pour avoir chargé Voltaire de composer, à son profit, un poème où lui est attribué le vrai succès de la bataille. Le duc est, en effet, dans une période de grande ambition et, depuis qu'il est entré dans les vues du Roi au sujet de madame de Pompadour, il a repris son crédit des meilleurs jours. Les lettres écrites du camp devant Tournay racontent l'extrême familiarité que le Roi lui montre, en venant l'éveiller chaque matin dans sa chambre, causer et plaisanter au bord de son lit. Dans ces conversations intimes, dont madame de Pompadour fait souvent les frais, Voltaire tient à être nommé. Il correspond avec Richelieu, à propos des fêtes du retour que celui-ci doit organiser comme Premier gentilhomme, et telle de ses lettres peint plusieurs âmes d'un seul pinceau :

Voici un petit morceau dans lequel il y a d'assez bonnes choses. Il y a surtout un vers :

Un roi plus craint que Charle et plus aimé qu'Henri !

Vous devriez bien, Monseigneur, mettre le doigt là-dessus à notre adorable monarque. De héros à héros, il n'y a que la main... Ce préambule est pour amener une autre requête : En vérité, vous devriez bien mander à madame de Pompadour autre chose de moi que ces beaux mots : Je ne suis pas trop content de son acte. J'aimerais bien mieux qu'elle sût par vous combien ses bontés me pénètrent de reconnaissance, et à quel point je vous fais son éloge ; car je vous parle d'elle comme je lui parle de vous ; et, en vérité, je lui suis très tendrement attaché, et je crois devoir compter sur sa bienveillance autant que personne. Quand mes sentiments pour elle lui seraient revenus par vous, y aurait-il eu si grand mal ? Ignorez-vous le prix de ce que vous dites et de ce que vous écrivez ? Adieu, Monseigneur, mon cœur est à vous pour jamais. La veille, Voltaire envoyait au duc des essais de la fête, des sujets de livret pour Rameau ; le lendemain il en expédie d'autres ; il n'est jamais à court ni d'idées, ni de compliments.

Cette agitation d'esprit, ce bouillonnement de projets, cette parole rapide, mordante, souvent sincère, cette flamme d'éloquence qui illumine et ce tumulte de mots qui étourdit, voilà ce qu'apporte à Étioles la menue et ardente personne de Voltaire. Il entretient la fièvre de la future marquise, lui souffle ses propres ambitions, la mêle à ses grands desseins, l'intéresse à ses petites rancunes, la consulte, l'encense, l'intimide, lui persuade par instants qu'il n'y a à écouter que lui, et qu'il n'est pas auprès de lui d'écrivain qui compte. Qui donc aurait plus d'invention pour suggérer à une femme fêtes, ballets, et opéras ? Qui serait mieux apte à la célébrer en vers ou en prose et à la servir à travers le monde ? Et déjà les petits vers du poète se multiplient, courent Paris, apprenant à tous en quelle intimité il a su se mettre et ce qu'il se croit permis d'écrire :

Sincère et tendre Pompadour

(Car je peux vous donner d'avance

Ce nom qui rime avec l'amour

Et qui sera bientôt le plus beau nain de France),

Ce tokai dont Votre Excellence

Dans Étioles me régala,

N'a-t-il pas quelque ressemblance

Avec le Roi qui le donna ?

Il est comme lui sans mélange ;

Il unit comme lui, la force et la douceur,

Plaît aux yeux, enchante le cœur,

Fait du bien et jamais ne change.

Dans une lettre au président Hénault, Voltaire nous introduit au milieu des causeries d'Étioles, où achève de se former l'esprit de la maîtresse puissante de demain : Je parlais, Monsieur, il y a quelques jours, à madame de Pompadour de votre charmant, de votre immortel Abrégé de l'Histoire de France. Elle a plus lu à son âge qu'aucune vieille dame du pays où elle va régner et où il est bien à désirer qu'elle règne. Elle avait lu presque tous les bons livres, hors le vôtre ; elle craignait d'être obligée de l'apprendre par cœur. Je lui dis qu'elle en retiendrait bien des choses sans efforts, et surtout les caractères des rois, des ministres et des siècles ; qu'un coup d'œil lui rappellerait tout ce qu'elle sait de notre histoire, et lui apprendrait ce qu'elle ne sait point ; elle m'ordonna de lui apporter, à mon premier voyage, ce livre aussi aimable que son auteur. Je ne marche jamais sans cet ouvrage ; je fis semblant d'envoyer à Paris et, après souper, on lui apporta votre livre en beau maroquin, et à la première page était écrit :

Le voici ce livre vanté ;

Les Grâces daignèrent l'écrire

Sous les yeux de la Vérité,

Et c'est aux Grâces de le lire...

L'épître n'aurait pas son entière saveur, si l'on ne se rappelait comment Voltaire traita par la suite l'Abrégé du président, compilation informe, disait-il, exécutée par des mercenaires, œuvre d'un homme dont la petite âme ne voulait qu'une réputation viagère et qui n'était au fond qu'un charlatan. Il faut songer aussi aux vers ignobles et fameux, qui vinrent orner un jour un chant de la Pucelle, pour flétrir l'heureuse grisette, des charmes de laquelle avait trafiqué sa mère. Il est vrai qu'alors Hénault avait osé adresser à Voltaire des critiques sur le Siècle de Louis XIV, et que madame de Pompadour ne consentait pas à lui sacrifier Crébillon.

 

Il était trop évident que le gentilhomme de la Chambre du Roi, en affichant son enthousiasme pour la maîtresse, ne songeait qu'aux avantages qu'il en pouvait retirer. Nul souci chez lui des véritables intérêts de sa protectrice. Par son zèle indiscret et bruyant, il l'eût plutôt desservie et lui eût fait assez vite le dangereux présent de ses propres ennemis. Mais madame de Pompadour avait auprès d'elle un ami moins égoïste, et dont le dévouement fut de meilleure étoffe. C'était l'abbé de Bernis, qui devint également un familier d'Étioles, puisque chaque semaine il y passait une journée. Aussi bien le Roi l'avait décidé à son départ, pour des raisons qu'il importe de connaître.

Ce n'est point une compagnie banale que celle de l'abbé de Bernis, et plus d'une grande dame la pourrait envier à la fille des Poisson. Ce cadet de vieille famille, apparenté aux meilleurs noms de France, est obligé par la gêne à demander sa carrière à ses talents et à son mérite. Il est ardemment désireux de réussir, mais incapable, pour cela, d'une bassesse ou d'une hypocrisie ; il a pris le petit collet, sans vouloir recevoir la prêtrise, donnant la raison très loyale que la vocation lui manquait. Ses trente ans sont venus, sans qu'il ait d'avenir assuré dans l'Église, Fleury d'abord, puis Boyer lui ayant impitoyablement fermé la Feuille des bénéfices. Riche de jeunesse, s'endettant un peu — mais une belle princesse qui l'estime payera ses dettes —, il vient d'obtenir son premier succès et d'entrer à l'Académie, moins comme écrivain de profession, qu'en grand seigneur ami des lettres et des lettrés. Ses titres littéraires auraient été son poème de la Religion vengée, qu'il dédaigna d'imprimer, et aussi ces madrigaux galants, qui n'ont guère coûté à sa verve méridionale et qu'on lui jouera le mauvais tour de publier, quand il sera devenu prêtre, diplomate et cardinal. Le gentil poète n'a d'ailleurs rien écrit dont il ait à rougir ; son œuvre, comme sa vie, est du meilleur ton.

L'éducation première n'a pas moins servi l'abbé de Bernis que les dispositions de son heureuse nature. Frais, joufflu, poupin, soigné de sa personne — Babet la bouquetière, comme l'appelle Voltaire, qui le ménage et le jalouse —, d'une physionomie avenante et candide, instruit sans pédanterie, sensible et gai, il sait tourner à point le compliment mythologique et parle naturellement à Églé et à Silvie le langage qui les caresse. Il est dans leurs salons la coqueluche, attire les confidences délicates et donne les conseils désintéressés. Cependant, il ne rime point pour toutes les belles, et ne risque pas son habit en tous les lieux ; même dans le monde qu'il fréquente, il faut s'y prendre de loin pour l'avoir à. souper. Si l'on est surpris qu'un homme aussi jeune et aussi recherché des deux sexes n'ait aucune fatuité, c'est qu'on ignore qu'il cache sous ces futiles dehors une fort belle intelligence. On ne saurait désirer amitié plus sûre et plus agréable que la sienne.

Madame Poisson et sa fille, qui rencontraient M. de Bernis chez la comtesse d'Estrades, nièce de M. de Tournehem, l'avaient plus d'une fois prié chez elles. La compagnie qu'elles voyaient ne lui convenant pas, il s'était poliment dérobé. Si les choses se modifièrent, ce ne fut pas sans quelque débat de conscience, peut-être à l'honneur de l'abbé et que le cardinal marquera avec insistance dans ses Mémoires : Je reçus un jour, dit-il, un billet de la comtesse d'Estrades, qui me priait de passer chez elle ; je m'y rendis ; elle m'apprit que madame d'Étioles était maîtresse du Roi : que, malgré mes refus, elle désirait avoir en moi un ami et que le Roi l'approuvait. J'étais prié à souper chez madame d'Étioles huit jours après pour convenir de nos faits. Je marquai à madame d'Estrades la plus grande répugnance à me prêter à cet arrangement, où, à la vérité, je n'avais aucune part, mais qui paraissait peu convenable à mon état : on insista, je demandai le temps pour y réfléchir. Je consultai les plus honnêtes gens : tous furent d'accord que, n'ayant contribué en rien à la passion du Roi, je ne devais pas me refuser à l'amitié d'une ancienne connaissance, ni au bien qui pouvait résulter de mes conseils. Je me déterminai donc ; on me promit et je promis une amitié éternelle. On verra que j'ai tenu parole.

A la distance de tant d'années, il est assez naturel que Bernis s'exagère un peu son scrupule. D'autres souvenirs confirment et complètent les siens. Parmi les amies qu'il interrogea, madame de la Ferté-Imbault lui donna son avis assez crûment : Je lui dis que, puisqu'il passait sa vie chez des femmes galantes et qu'il était fort galant lui-même, il y aurait plus à gagner pour lui à être le confident du Roi et de sa maîtresse, que de tous les beaux messieurs et toutes les belles dames à la mode. Au surplus, une auguste voix avait parlé et levait toute hésitation. Le Roi devait s'éloigner de madame d'Étioles : Il fut convenu, dit Bernis, et approuvé du maître que je la verrais souvent.

Le jeune abbé ne laissa pas que de trouver en son obéissance quelque agrément : Je fus souvent à Étioles dans l'été de 1745. A l'exception du duc [alors marquis] de Gontaut, qui y demeura quelques jours, je fus le seul homme du monde avec qui la marquise de Pompadour pût avoir des entretiens. J'allais toutes les semaines à Paris, et je faisais valoir sans affectation ses sentiments et ses intentions. Je lui conseillai de protéger les gens de lettres ; ce furent eux qui donnèrent le nom de Grand à Louis XIV. Je n'eus point de conseil à lui donner pour chérir et rechercher les honnêtes gens : je trouvai ce principe établi dans son âme. Je n'aperçus alors dans l'âme de madame de Pompadour qu'un amour-propre trop aisé à flatter et à blesser, et une défiance trop générale, qu'il était aussi facile d'exciter que de calmer. Malgré cette découverte, je résolus de lui dire toujours la vérité sans aucun ménagement... Je dois dire à sa louange que, pendant plus de douze ans, elle a mieux aimé mes vérités quelquefois dures, que les flatteries des autres.

Ces deux hommes, M. de Gontaut et l'abbé de Bernis, qui ont déjà rencontré madame d'Étioles, lui rendent, à ce moment, un inappréciable service. Ce sont gens de haute naissance et de sérieux caractère : le premier, après une belle carrière dans les armes, sut obtenir l'amitié de madame de Châteauroux et celle du Roi ; le second, malgré sa jeunesse, inspire confiance par sa conduite et la sûreté de son esprit. Ils n'ont pas été envoyés sans motif par Louis XV auprès de madame de Pompadour.

L'un et l'autre sont du monde et du plus grand, celui dans lequel va entrer la nouvelle marquise et qu'elle ignore entièrement. Quelque brillante qu'ait pu être sa vie jusqu'à ce jour, c'est la finance et la bourgeoisie qui l'ont formée. Tout différent est le milieu où des circonstances inouïes la transportent. Ni les mœurs, ni la langue, ni les façons n'y sont les mêmes. Pour éviter les faux pas, si dangereux en un pays comme la Cour et que le maître ne tolère guère, que de choses à connaître, que d'allusions à deviner, que de noms, de généalogies, d'alliances à tenir dans sa mémoire ! Il faut avoir vécu toujours dans un monde aussi fermé pour en posséder les traditions et en savoir le langage. Puisque des gentilshommes comme Gontaut et Bernis parlent de naissance ce langage, leur rôle est précisément de l'apprendre à la favorite. Intelligente à la façon de Paris, et douée à merveille de la facilité qu'ont les femmes de se transformer suivant les temps et les lieux, elle profite rapidement de ces leçons délicates. Il n'y a pas seulement pour elle, à fréquenter ceux qui les lui donnent, la vanité de pouvoir nommer au Roi des amis qui ne sentent ni le grimoire, ni la maltôte ; il y a surtout le profit, qu'elle sent fort bien, d'y prendre insensiblement un autre ton et d'y décrasser sa roture.

 

Bernis remplit auprès de madame de Pompadour une sorte de préceptorat — le mot est de Brienne, qui eut plus tard les confidences du prélat —, et de ces premières relations sort une véritable amitié. Cette amitié tient tant de place dans la vie de la favorite, et une place si mal connue, qu'il est indispensable d'en bien marquer le caractère. L'abbé de Bernis n'est point si sévère qu'il ne se laisse aller au plaisir d'en cultiver les charmes. N'appartenant encore à l'Église que par son habit, il est au monde par ses mœurs, et c'est la morale du monde qu'il pratique, celle de l'honnête homme, qui diffère un peu de la morale chrétienne, mais d'après les règles de laquelle il semble équitable d'apprécier sa conduite. Son exemple aide à faire comprendre l'indulgent respect des sujets de Louis XV pour des faiblesses, qui chez d'autres causeraient scandale. Rien n'empêche que justice soit rendue à quelques-unes des qualités de la favorite, même par des gens de vie vertueuse et de sincère piété. Pour le grand nombre des Français d'alors, les volontés et les caprices du Roi sont choses qui ne se discutent ni ne se jugent : En France, écrit précisément Bernis, le Roi est non seulement le maître des biens et de la vie, mais aussi de l'esprit de ses sujets. Quel pouvoir ! et qu'il serait aisé d'en tirer un parti avantageux !

On ne peut oublier, en ce siècle où règne la femme, que la galanterie laisse partout le sceptre aux mains des grâces et de la beauté. La noblesse particulièrement a hérité sur ce point des traditions de l'ancienne chevalerie. M. de Bernis, plus gentilhomme qu'abbé, met une parfaite aisance à les pratiquer. Les vers qu'il dédie à madame de Pompadour diffèrent singulièrement par là de ceux de Voltaire, dont les madrigaux sentent toujours le placet. Grand seigneur et poète sentimental, Bernis est réellement sous le charme de la femme d'esprit, qui n'a pas dédaigné de le conquérir, et l'on devine qu'il rime pour elle-même, et non en vue du crédit qu'elle pourra posséder un jour. C'est de cette époque de leurs relations que date le joli conte des petits trous, un peu familier sans doute, puisqu'il s'agit de célébrer des fossettes, mais qui reste de bonne compagnie :

Ainsi qu'Hébé, la jeune Pompadour

A deux jolis trous sur sa joue,

Deux trous charmants où le plaisir se joue,

Qui furent faits par la Main de l'Amour.

L'enfant ailé sous un rideau de gaze

La vit dormir et la prit pour Psyché...

Ce sont encore les ombrages du parc d'Étioles qui inspirent au poète son allégorie sur l'Enfant de Cythère, revenu au jour pour protéger, non plus l'infidélité, mais la constance, et qu'on aperçoit

dans le bois solitaire

Où va rêver la jeune Pompadour.

Ces visites choisies, ces causeries, cette littérature de boudoir charmaient le monotone isolement de la châtelaine d'Étioles. Elle était occupée aussi par les négociations d'un procès en séparation de biens, qu'elle intentait à son mari, devant le Châtelet, et qu'il y avait peu de chances qu'elle perdît. Ses parents, son frère, l'oncle Tournehem, le cousin Ferrand, secrétaire général du commerce, la jeune cousine d'Estrades, formaient sa société habituelle, où ne paraissait point la petite Alexandrine encore en nourrice. Les incidents étaient rares à Étioles. Le 16 juin, le procureur Collin arrivait, ayant dans son sac l'arrêt en bonne forme, qui ordonnait la séparation des époux et la restitution de la dot. Un jour du mois suivant, on était au salon d'assemblée, quand retentit une détonation violente, suivie d'un mouvement du sol qui jeta hors de ses gonds la porte de la pièce. Le magasin de poudre d'Essonnes venait de sauter, à une lieue de distance ; il y avait une trentaine de victimes et Corbeil entier perdait ses vitres. Madame de Pompadour en parlait plus tard à son frère voyageant en Italie, à propos d'un tremblement de terre près du Vésuve. Ç'avait été pour elle le présage d'un important événement survenu quelques jours après et depuis longtemps attendu dans sa vie.

Le courrier des Flandres apportait à Étioles le brevet de marquise. Par une galanterie toute royale, Louis XV l'avait fait partir de Gand, le ri juillet, jour où la ville venait d'être prise par le comte de Lowendal. Voltaire datait de la maison de madame de Pompadour les quatrains que lui suggérait cette coïncidence, et qu'on voudrait avec de la musique de Rameau pour les trouver supportables :

A Étioles, juillet 1745.

Il sait aimer, il sait combattre :

Il envoie en ce beau séjour

Un brevet digne d'Henri quatre,

Signé Louis, Mars et l'Amour.

Mais les ennemis ont leur tour ;

Et sa valeur et sa prudence

Donnent à Gand le même jour

Un brevet de ville de France.

Ces deux brevets si bien venus

Vivront tous deux dans la mémoire :

Chez lui les autels de Vénus

Sont dans le temple de la Gloire !

Louis XV et le Dauphin rentrèrent à Paris le 7 septembre. Les rues étaient tendues et pavoisées de la porte Saint-Martin jusqu'au Carrousel. La Reine, la Dauphine, Mesdames, les Princesses et toute la Cour attendaient au château des Tuileries, et s'avancèrent sur le haut de l'escalier, quand, vers cinq heures et demie, les carrosses se rangèrent au grand perron. La réunion fut émouvante ; le Roi embrassa la Reine ; le Dauphin embrassa tout le monde, y compris sa gouvernante et l'évêque de Mirepoix. Le Roi causa dans la galerie, debout, près de trois quarts d'heure ; puis il fut se déshabiller, et la Reine, ayant gardé quelque temps chez elle le Dauphin et la Dauphine, revint dans la galerie et tint publiquement son cavagnole. Le Roi ne reparut pas de la soirée.

Le lendemain matin, il fit en grande pompe sa visite à Notre-Dame, et, l'après-dîner, reçut les félicitations de la Ville, suivies du compliment des harengères. A la tombée de la nuit, on fut à l'Hôtel de Ville, de nombreux carrosses escortés des régiments de la Maison du Roi. Cinq appartements différents étaient préparés pour la Famille royale, qui devait être traitée par la Ville. Le feu d'artifice de la place de Grève, que Leurs Majestés virent de la croisée du milieu, précéda une demi-heure de musique des Petits-Violons, où fut exécuté un divertissement sur le Retour du Roi, terminé par des couplets de circonstance et le refrain : Vive Louis ! Vive son Fils ! Le souper, dans la grande salle, ne commença guère avant dix heures. Le Roi et la Reine étaient seuls au bout d'une table de cinquante couverts, ayant, sur l'angle, à droite. M. le Dauphin, à gauche, Madame la Dauphine. Les autres places étaient, selon l'usage, uniquement occupées par des dames. On présente exactement cent plats. De bonnes symphonies rendirent moins pesante la longueur de cette cérémonie, qui dura plus de deux heures et demie.

Le reste de la Cour était servi en d'autres salles de l'Hôtel de Ville. On sut que madame de Pompadour avait commandé un fort beau souper dans une des chambres du haut, ayant auprès d'elle mesdames de Sassenage et d'Estrades, son frère et M. de Tournehem. Mais des honneurs plus significatifs lui sont accordés. Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, et M. de Marville, lieutenant général de police, qui allaient chez elle, les jours précédents, la mettre au courant des préparatifs de la fête, sont montés dans la soirée lui rendre leurs devoirs ; on y a vu M. de Richelieu et M. de Bouillon ; et le Prévôt des marchands, M. de Bernage, bien qu'il servît lui-même le Roi à table, a trouvé le moyen de quitter deux fois la grande salle, afin d'aller donner à la favorite des nouvelles du souper royal.

Le Roi rentra aux Tuileries à deux heures après minuit, ayant parcouru, selon la tradition, les rues illuminées de sa capitale. A peine levé, il reçut le remerciement de la Ville pour l'honneur qu'il lui avait fait la veille ; l'après-dîner, il entendit les harangues des Cours souveraines et celle de l'Académie. La Reine et Mesdames eurent de la musique dans la galerie ; la Famille royale se promena au jardin ; il y eut cavagnole et grand couvert. Le lendemain, tout le monde partait pour Versailles, et le roi Stanislas arrivait de Trianon pour offrir à son tour des félicitations à son gendre.

Pendant les journées de fête officielles, toujours prévues et un peu monotones, les préoccupations de la Cour se rapportaient à l'événement dont on parlait depuis longtemps, la présentation de madame de Pompadour. On la savait prochaine et qu'il y serait donné un certain éclat. La vieille princesse de Conti crut devoir informer la Reine, aux Tuileries, que le Roi lui demandait de présenter cette dame, qu'elle ne connaissait même pas de vue. Elle désirait, disait-elle, que le Roi voulût bien changer de sentiment. Au fond, elle était moins fâchée de cette préférence qu'elle ne consentait à le paraître, car elle était sûre de voir promptement payées toutes ses dettes, la cassette royale ayant mainte façon de rémunérer les complaisances.

Le 10 septembre, à l'heure même où la Maison du Roi reconduisait à Versailles la Famille royale, harassée de fêtes, de musiques et de harangues, un carrosse des Écuries amenait au Château, sans attirer la moindre attention, deux femmes qui l'habiteront désormais, la comtesse d'Estrades et la marquise de Pompadour. Celle-ci est montée tout droit à l'appartement préparé pour elle, dans l'attique au-dessus des Grands Appartements, et, dès le lendemain, le Roi y a soupé en tête à tête, sans que le chaperonnage de madame d'Estrades ait paru nécessaire. La comtesse a été, d'ailleurs, présentée le jour suivant, formalité aisée à remplir pour une femme bien née et qui n'intéresse que comme prélude à la cérémonie plus piquante que l'on attend.

La journée du mardi 14 satisfait la curiosité générale. Dans l'après-dîner, quelques personnes ont rencontré la nouvelle venue, conduite chez la duchesse de Luynes, dame d'honneur de la Reine, par une madame de la Chau-Montauban, née des Adrets, dont le mari est colonel d'un régiment du duc d'Orléans. La présentation doit avoir lieu à six heures. Toute la Cour est là, malveillante et moqueuse, pour juger les débuts de cette marquise improvisée, qu'on a entrevue aux fêtes de l'hiver sous son nom de bourgeoise. On se presse dans la Galerie, l'Œil-de-Bœuf et la chambre de parade. La princesse de Conti paraît la première, fend la foule et entre dans le cabinet du Roi, suivie de sa dame d'honneur et de trois autres dames en grand habit, étincelantes de diamants ; ce sont mesdames de la Chau-Montauban, d'Estrades et de Pompadour. La princesse dit les phrases d'usage, et la marquise fait les trois révérences. Le Roi n'est pas sans quelque gêne, et l'embarras semble grand de l'autre côté. Après une courte conversation, les dames se retirent pour se rendre chez la Reine, puis chez le Dauphin et la Dauphine.

La duchesse de Luynes a retardé son départ pour Dampierre, afin d'être auprès de sa maîtresse en cette circonstance pénible et singulière. Lisons le récit de son mari, qui nous montre les dames, curieuses et médisantes, rassemblées dans la chambre de la Reine : Il n'y avait pas moins de monde à la présentation chez la Reine ; et tout Paris était fort occupé de savoir ce que la Reine dirait à madame de Pompadour. On avait conclu qu'elle ne pourrait lui parler que de son habit, ce qui est un sujet de conversation fort ordinaire aux dames, quand elles n'ont rien à dire. La Reine, instruite que Paris avait déjà arrangé sa conversation, crut, par cette raison-là même, devoir lui parler d'autre chose. Elle savait qu'elle connaissait beaucoup madame de Saissac. La Reine lui dit qu'elle avait vu madame de Saissac à Paris et qu'elle avait été fort aise de faire connaissance avec elle. Je ne sais si madame de Pompadour entendit ce qu'elle lui disait, car la Reine parle assez bas ; mais elle profita de ce moment pour assurer la Reine de son respect et du désir qu'elle avait de lui plaire. La Reine parut assez contente du discours de madame de Pompadour, et le public, attentif jusqu'aux moindres circonstances de cet entretien, a prétendu qu'il avait été fort long et qu'il avait été de douze phrases. On n'a remarqué qu'un seul incident : en ôtant son gant, pour prendre et baiser le bas de la robe de la Reine, la marquise, fort émue, l'a tiré de force et a brisé son bracelet, qui est tombé sur le tapis.

Cette journée difficile passée, les belles dédaignées peuvent se moquer à leur aise de l'intruse et débiter des horreurs sur sa famille ; on assurera tant qu'on le voudra qu'elle n'a pas d'esprit, on jouera sur le nom de la d'Étioles en l'appelant la Bestiole ; les envieux en seront pour leurs plaisanteries ; il faudra que tous et toutes acceptent le fait accompli et s'inclinent devant cette loi toute-puissante qu'est la volonté du Roi. Il est malaisément supportable, à coup sûr, de voir une roturière investie d'un rôle qui a semblé, jusque-là, réservé à des femmes de haute naissance, et que, par un étrange renversement des idées morales, quelques-uns considèrent comme un des privilèges de leur caste. Mais la nouvelle maîtresse a désormais son rang, son titre, ses droits au milieu de l'ancienne noblesse.

Par la présentation qui vient d'avoir lieu, tout est réglé exactement d'une façon conforme aux usages de la société d'alors. Les courtisans, quels qu'ils soient, devront des égards à une personne distinguée par leur maître, et les plus sévères sur le chapitre des mœurs auront à respecter le rang d'une dame régulièrement présentée à Leurs Majestés. Marquise authentique de par le Roi, fixée auprès de lui par le logement accordé dans les châteaux, détachée de ses origines par le brevet qui change son nom et modifie sa condition légale, la petite bourgeoise de Paris est devenue dame de la Cour de France.

 

Pour le repos du Roi après une longue campagne militaire, comme pour l'isolement propice aux amours qui commencent, un voyage, suivant le mot du temps, semble nécessaire. C'est à Choisy qu'on se rend. Cette maison royale a été achetée pour recevoir madame de Vintimille, et madame de Châteauroux y a triomphé. Ces souvenirs, qui ne troublent point le Roi, enivré de sa passion nouvelle, sont faits pour plaire à la marquise de Pompadour. On va d'ailleurs trouver Choisy complètement transformé, par des changements considérables ordonnés pendant l'été : l'appartement royal a été agrandi, la terrasse sur la Seine prolongée, et Gabriel bâtit un corps de logis qui coûtera cent mille écus. Parrocel a reçu, pour décorer la galerie, la commande d'une suite de batailles, rappelant les conquêtes de Louis XV en Flandre ; dans ce séjour favori de ses plaisirs, le Roi réunit, pour excuser ou ennoblir la vie qu'il y mène, les témoignages de ses exploits et de sa gloire.

Il a voulu avec lui tous les courtisans de son cercle intime, afin qu'ils se lient avec madame de Pompadour dans le particulier de ce séjour, où l'étiquette est beaucoup plus simple que celle des grands voyages. Elle y voit MM. de Richelieu, d'Ayen, de Meuse, de Duras, avec quelques combattants de la dernière campagne, que cette distinction récompense. Pour ses propres amis, la marquise a obtenu une grande faveur : les gens de lettres ont été appelés à Choisy et forment une réunion qu'on n'y reverra guère. Il y a Duclos, Voltaire, Gentil-Bernard, Moncrif, l'abbé Prévost ; et tout ce monde, auquel se joint quelquefois Bernis, se réunit chez le comte de Tressan, qui leur donne à dîner dans sa chambre, où une table spéciale est servie par ordre du Roi.

Les femmes, peu nombreuses, ont été conviées seulement pour que la favorite ne fût pas seule. Ce sont mesdames de Lauraguais, de Sassenage et de Bellefonds ; la princesse de Conti a supplié le Roi de la laisser faire sa cour à la Reine. Celle-ci, qui ne doit point venir et dont la présence n'est pas désirée, se trouve appelée à Choisy par un événement imprévu. Le Roi, à peine arrivé, ayant eu une fièvre assez violente, s'est fait saigner par La Peyronie, et la Reine demande aussitôt la permission de l'aller voir. Il répond qu'il la recevra avec plaisir et qu'elle trouvera un bon dîner au château, les vêpres du dimanche à la paroisse et le salut. Il l'accueille bien, paraît occupé qu'on lui fasse bonne chère et qu'on lui montre les embellissements. Toutes ces prévenances sont pour adoucir l'amertume qu'il lui a réservée : les dames de Choisy dînent avec la Reine, et madame de Pompadour est du nombre.

Quelques jours après, le roi Stanislas, qui ne se soucie point cependant de faire une nouvelle connaissance, se décide, sur la demande de sa fille, à annoncer sa visite. Cette fois, les choses se passent autrement, et on lui laisse voir franchement qu'il est importun. Quand il arrive à Choisy, le Roi, convalescent, est levé et joue dans sa chambre ; à l'une des deux parties de quadrille est assise madame de Pompadour en habit de chasse. La présence du visiteur paraît gêner tout le monde. Au bout d'une demi-heure de conversation plus que languissante, il n'a qu'à se retirer, blessé de la réception glaciale de son gendre.

A peine revenu de Choisy, le Roi ordonne le voyage de Fontainebleau. Cette fois, toute la Cour le suit, le séjour devant durer les six semaines d'usage à chaque automne. C'est à Fontainebleau que se fait l'installation définitive de madame de Pompadour dans ses fonctions. Rien ne lui manque des avantages dont jouirent celles qui l'ont précédée. Elle occupe, au rez-de-chaussée, l'appartement qu'avait, au dernier voyage, madame de Châteauroux et qu'un escalier spécial fait communiquer avec celui du Roi. Dès les premiers jours, les soupers des Cabinets s'établissent et elle y préside. Avec les deux complaisantes ordinaires, mesdames de Sassenage et d'Estrades, viennent s'asseoir à la table royale la maréchale de Duras, la grosse Lauraguais et quelques princesses, madame de Modène, mademoiselle de Sens, la princesse de Conti. Celle-ci semble chaperonner la favorite d'à présent, comme faisait pour madame de Mailly mademoiselle de Charolais, ou pour madame de Châteauroux madame de Modène ; c'est un service délicat, auquel l'auguste cousin n'est pas insensible.

Les jours où l'on ne soupe point dans les Cabinets, madame de Pompadour donne elle-même de petits soupers fort bons, grâce à un excellent cuisinier. Peu de femmes encore y paraissent, mais les hommes commencent à s'y presser. A côté de Moncrif et de Voltaire, et de l'abbé de Bernis, qui remplit maintenant aux yeux de tous son rôle de conseiller, les plus grands seigneurs se font inviter chez la marquise. Des amis prennent position pour la défendre. Par bonheur pour elle, elle a, comme tenant déclaré, l'homme de la Cour le plus spirituel et le plus mordant, le modèle du Méchant de Gresset, le duc d'Ayen, qui la soutient pour faire pièce à la princesse de Rohan, qu'il déteste ; et aussi, en ce même temps, elle se lie avec l'excellent prince de Soubise, gênant peut-être par ses prétentions militaires, au demeurant fort honnête homme et capable d'être un ami de toute la vie.

 

Le Roi ne quitte guère la marquise. Dès qu'il est levé et habillé, il descend dans son appartement, y reste jusqu'à l'heure de la messe, y revient ensuite et y mange un potage et une côtelette, ce qui lui tient lieu de dîner ; il cause avec elle jusqu'à cinq ou six heures, moment du travail avec les ministres. On les voit ensemble continuellement : quand le Roi va courre le cerf dans la forêt, il la mène dans son carrosse jusqu'à l'assemblée, habillée en amazone ; puis elle monte à cheval dans la suite de Mesdames, toutes très ardentes à partager le divertissement favori de leur père. Les jours de Comédie Italienne, le Roi la rejoint dans la loge grillée du haut du théâtre. Elle sort peu, sauf pour paraître exactement au cercle de la Reine, avec les autres dames, et petit à petit se faire accepter.

M. Poisson est à Fontainebleau, ce qui ne laisse pas que d'exciter de faciles railleries, le bonhomme ayant des façons vulgaires ; mais elle le voit ouvertement et sans en rougir, montrant qu'elle tient à remplir tous les devoirs d'une bonne fille envers un bon père. Quant aux grosses médisances, aux calomnies qui se chuchotent dans l'antichambre du Roi, elle n'en embarrasse pas son chemin. En somme, elle se conduit sagement, et l'opinion générale lui est plutôt favorable.

Le duc de Luynes se fait l'écho de ceux qui l'approchent, dans les notes précises de son journal : Il paraît que tout le monde trouve madame de Pompadour extrêmement polie ; non seulement elle n'est point méchante et ne dit de mal de personne, mais elle ne souffre pas même que l'on en dise chez elle. Elle est gaie et parle volontiers. Bien éloignée jusqu'à présent d'avoir de la hauteur, elle nomme continuellement ses parents, même en présence du Roi ; peut-être même répète-t-elle trop souvent ce sujet de conversation. D'ailleurs, ne pouvant avoir eu une extrême habitude du langage usité dans les compagnies avec lesquelles elle n'avait pas coutume de vivre, elle se sert souvent de termes et expressions qui paraissent extraordinaires dans ce pays-ci... Il y a lieu de croire que le Roi est souvent embarrassé de ces termes et de ces détails de famille.

Si l'entourage de la Reine montre aussi peu de malveillance pour madame de Pompadour, c'est que sa bonne grâce la distingue complètement des favorites antérieures. La Reine garde sur le cœur les avanies qu'elles lui faisaient subir, non moins que les duretés qu'elles inspiraient au Roi. Elle n'a pas oublié ces égards affectés qui cachaient mal le triomphe insolent de leur orgueil. A chaque instant, les lieux mêmes lui rappellent ses blessures d'autrefois ; ne vient-elle pas de découvrir, dans la porte d'un de ses cabinets, des trous percés pour l'épier et pour entendre ce qu'on pouvait dire chez elle sur madame de Châteauroux ! Comment ne serait-elle pas sensible à ce respect délicat, point trop empressé mais sincère, à cette déférence sans relâche, finement observée par la nouvelle venue ? Celle-ci lui facilite l'exercice de son inépuisable charité et lui permet de satisfaire, sans trop de souffrance, le désir passionné qui lui reste de complaire au Roi.

La conduite de madame de Pompadour est, au fond, toute naturelle. Sa condition première ne lui donnant pas le point d'appui d'une famille et d'une coterie puissante, lui fait une nécessité de ménager tout le monde pour prendre le temps de s'affermir. Mais elle a aussi une bonté et une délicatesse instinctives qui lui rendent aisée, à l'égard de la Reine, l'attitude qu'elle a prise dès les premiers jours. Elle se permet d'envoyer, avec les plus humbles façons, de très beaux bouquets des fleurs qu'elle sait préférées de Sa Majesté. A la moindre incommodité dont on parle, elle demande des nouvelles à la dame d'honneur et s'exprime avec l'accent d'un intérêt véritable. Elle est vraiment fâchée de ne pouvoir assister, ayant été saignée la veille, à l'assemblée de charité qui se tient chez la Reine et pour laquelle elle a reçu un billet ; elle s'en excuse de la manière la plus empressée auprès de madame de Luynes, la priant de vouloir bien remettre à Sa Majesté un louis pour la quête.

Ce n'est pas seulement en paroles qu'elle montre son ardeur à plaire. Elle suggère au Roi des attentions dont l'épouse était depuis longtemps déshabituée. Elle obtient, par exemple, qu'il fixera le départ de Fontainebleau suivant les convenances de la Reine, et partira un jour plus tôt pour la bien recevoir à Choisy et lui offrir à dîner à son passage. En rentrant à Versailles, elle trouvera sa chambre royale embellie, la dorure nettoyée, le lit à quenouille mis à la duchesse, avec une étoffe couleur de feu, et toute une tapisserie nouvelle représentant des sujets de l'Écriture sainte. Bientôt la même influence se fera sentir sur un point plus important, celui où la générosité du Roi ne se montre guère : il paiera les dettes de la Reine, ce qu'il n'a pas fait depuis la naissance du Dauphin. Ce déficit de la charité montait seulement, depuis tant d'années, à quarante mille écus, et celle qui l'a fait combler a l'amabilité de dire à madame de Luynes qu'elle n'a pas eu grand'peine à y décider le Roi.

Ces procédés font honneur au bon cœur de madame de Pompadour, comme témoignent en faveur de son esprit les propos qu'elle se plaît à tenir et qui reviennent aux oreilles intéressées : Madame de Pompadour disait l'autre jour à madame de Luynes que, si la Reine l'avait traitée mal, elle en aurait été véritablement affligée, mais qu'elle ne s'en serait jamais plainte ; que, par conséquent, il n'était pas extraordinaire qu'elle profitât de toutes les occasions de parler des bontés que la Reine lui voulait bien marquer et qu'elle cherchât tous les moyens de lui plaire. Ces sentiments réussissent fort bien dans le public, et l'on remarque avec plaisir la politesse, l'attention, la gaieté et l'égalité d'humeur de madame de Pompadour.

 

Une opposition pourtant se manifeste, car toute la Famille royale n'accepte pas aussi aisément que la Reine l'installation de la marquise à la Cour : Il paraît, écrit encore notre témoin, qu'elle est fort satisfaite, non seulement de la Reine, mais même de Mesdames, qu'elle est aussi assez contente de la manière dont Madame la Dauphine la traite ; mais le silence, l'embarras et l'air sérieux de M. le Dauphin, quand il la voit, lui font de la peine. Cependant, elle ne s'en plaint point, et ce n'est que par ses amis qu'on peut le savoir. Elle est assez fine cependant et assez avertie pour deviner, à cette attitude du Dauphin, d'où lui peut venir un jour un danger sérieux.

Ces dispositions du jeune prince n'ont rien d'inattendu. Il a vu des mêmes yeux, durant toute son adolescence, les premières maîtresses de son père ; ne transigeant point avec les principes qui lui ont été enseignés et qui font la règle de sa vie, il se sent humilié, comme fils et comme sujet, de la conduite du Roi. Ce qu'il sait des origines de madame de Pompadour et des idées qu'elle professe est fait pour lui inspirer une sorte de répugnance. Presque tous les hommes qui ont sur lui de l'autorité, et entre tous l'évêque de Mirepoix, l'entretiennent dans ces sentiments. Enfin, il est trop tendre fils pour ne pas souffrir des contacts imposés à sa mère, même s'il la voit consentir, à force de vertu et d'oubli d'elle-même, à les accepter sans se plaindre.

Le Dauphin s'est beaucoup développé durant l'année qui s'achève. Le mariage, la vie des camps, l'enthousiasme militaire l'ont transformé. Il a pris l'habitude de juger davantage par lui-même et de dire ses jugements. L'exemple du duc d'Ayen, qu'il a particulièrement fréquenté à l'armée, lui a donné une liberté de langage qui commence même à inquiéter la Reine ; il y a du moins gagné d'être un peu retiré de cette enfance persistante qui menaçait de durer toujours. Il ne se risquera plus aux juvéniles hardiesses qui lui ont si mal réussi au temps de madame de Châteauroux ; mais il attendra son heure et préparera l'assaut qu'il compte bien livrer, un jour prochain, à la nouvelle darne.

Il est une menace plus pressante, celle des moqueries et des rivalités de femmes. L'empressement de M. de Richelieu n'a pas duré longtemps ; il a trouvé, sans doute, madame de Pompadour moins docile qu'il ne l'espérait aux directions de son expérience. Sa nièce Lauraguais, à son tour, au profit de laquelle il avait eu des vues sur le Roi, se met en froid avec la favorite ; elle boude, se prétend malade pour ne point paraître aux soupers, et l'on dit que le Roi lui-même doit prendre la peine d'intervenir dans la brouille, pour raccommoder duchesse et marquise. C'est surtout par Richelieu et madame de Lauraguais qu'on sait ce qui se passe dans les intérieurs, le ton qui y règne, la gêne que causent au Roi certains propos de la favorite sentant encore la grisette. Ces propos se font rares cependant, et plus rares qu'on ne le dit ; mais il suffit d'un seul, bien authentique, pour alimenter longtemps les médisances. C'est chaque fois un piquant plaisir pour la princesse de Rohan, par exemple, femme de cour jusqu'au bout des doigts et femme d'esprit, malicieuse et mordante, qui chante la chanson comme un page et y ajoute au besoin les plus verts couplets.

M. de Maurepas, charmant et perfide, qui prend décidément parti contre toutes les maîtresses, exerce aux dépens de celle-ci sa verve méchante, colporte les gaucheries qu'on lui prête, singe ses révérences, ses façons vives, son ton décidé. Pour une épigramme, rimée ou non, dont le succès contre une femme est toujours sûr devant d'autres femmes, M. de Maurepas risquerait sa place de ministre ; mais il ne pense pas courir de tels dangers ; personne ne croit à l'avenir de la caillette du Roi, et l'on s'imagine que Sa Majesté se trouvera fort gênée d'avoir donné un brevet, le jour, probablement prochain, où passera son caprice de bourgeoisie.

 

Brusquement, dès le retour à Versailles, les choses se modifient et l'on commence à craindre que cette liaison puisse avoir des chances de durée et produire naturellement des conséquences politiques. Une des plus grosses charges de l'État change de titulaire, et c'est madame de Pompadour qui l'a voulu. Il s'agit du contrôle général des finances, que tenait avec une compétence reconnue et l'autorité d'une expérience de quinze ans, l'honnête Philibert Orry. Les frères Pâris ont rencontré souvent auprès de lui des difficultés pour passer et signer les marchés des entreprises qu'ils font pour les subsistances militaires. Ces amis de la marquise sont gens importants, avec lesquels comptent les généraux en temps de guerre et qui, assurant à eux seuls les approvisionnements, détiennent en leurs mains le sort des batailles. Ils se savent indispensables et veulent que, désormais, madame de Pompadour fasse exécuter leurs volontés sans de gênantes vérifications. Précisément, M. Orry a trouvé excessif leurs derniers prélèvements ; étant brutal et de parole rude, il l'a dit en termes peu obligeants, et MM. Pâris ont déclaré qu'ils ne feraient plus aucune affaire tant que le contrôleur général serait en place.

La marquise s'est mise au service de leur rancune et assiège le Roi de leurs récriminations. On reproche à Orry d'avoir imposé son jeune neveu Bertier de Sauvigny pour l'intendance de Paris ; on prétend qu'il assure à tort que l'état des finances ne permettra pas de continuer la guerre très longtemps. Le Roi, nullement mécontent d'un serviteur éprouvé, mais obsédé de plaintes, cède pour s'éviter l'ennui de les entendre. Toutefois, fidèle une fois encore aux conseils du cardinal de Fleury, ce n'est point un homme de madame de Pompadour qu'il nomme. Orry lui-même, invité à remettre ses charges pour prendre du repos, avertit le Roi, dans son audience, du danger qu'il y aurait à laisser ses finances à la disposition de certaines complaisances ; il lui fait choisir Machault d'Arnouville, l'habile intendant de Valenciennes, et s'offre à mettre ce successeur au courant des affaires. Ce dernier service rendu, il se retire dans sa maison de Bercy. La Cour et la Ville l'y vont visiter, moins par estime que pour protester contre les intrigues qui le renversent ; mais ce renvoi de ministre, malgré les formes honorables dont on l'entoure, donne à penser à tous qu'il y aura quelque danger à faire opposition à la favorite, et qu'il sera bon d'être de ses amis.

On apprend précisément, coup sur coup, d'autres nouvelles, qui montrent jusqu'où va son crédit et ce qu'elle peut obtenir pour ceux qu'elle soutient. Pâris de Montmartel, qui se remarie, épouse mademoiselle de Béthune, fille du duc de Charost, capitaine des gardes du corps, et ce mariage va faire entrer le financier aux humbles origines dans une des plus nobles familles approchant le Roi. En même temps, la charge de directeur général des Bâtiments, laissée vacante par le départ d'Orry, qui la remplissait, est donnée à Le Normant de Tournehem, qui échange sa ferme générale contre cette haute fonction. C'est une véritable surintendance des arts, fort bien placée d'ailleurs entre ses mains, qui lui attribue la direction des commandes royales, des manufactures, des constructions et des embellissements des châteaux, qui l'amène au travail du Roi comme un ministre, qui le mêle à une quantité d'affaires, le rend serviable à beaucoup de gens et fera de lui, pour sa nièce, un des appuis les moins apparents et les plus sûrs.

Par la même décision royale, la survivance de cette charge est assurée au frère de madame de Pompadour, son frérot, comme elle l'appelle, Abel Poisson, qui a vingt ans et paraît à la Cour sous le nom de M. de Vandières. Le jeune Vandières cheminera promptement dans le monde ; on le verra bientôt marquis de Marigny, marquis d'avant-hier, dira la raillerie de Versailles, le jour où il prendra son titre, mais marquis tout de même et d'aussi bonne façon que la grande sœur.

 

C'est au milieu du triomphe de tous les siens, ayant pleinement assuré l'avenir de ses enfants, que disparaît la femme qui a mené de si loin cette aventure extraordinaire. Le 24 décembre 1745, madame Poisson, depuis assez longtemps malade, meurt à Paris, suffoquée d'une indigestion. A quarante-six ans, elle gardait quelque chose de cette beauté qui avait peut-être décidé de sa fortune et préparé, au degré suprême, celle de sa fille. Il était facile de souiller à plaisir cette mort, et la malignité publique n'y a point manqué. La marquise, qui n'a pas encore à ses ordres l'intendant de police et le cabinet noir, ignore sans doute ces brocards et ces chansons, qui rendraient plus amer son chagrin filial. Mais elle passe dans le deuil les derniers jours de l'année, ayant sans cesse auprès d'elle le Roi, attendri par ses jolies larmes. Il l'emmène à Choisy pour la distraire, avec très peu de monde, et soupe chez elle, comme en famille, en compagnie du petit frère. Il veut décommander Marly ; mais elle-même déclare, paraît-il, que la mort de sa mère n'est pas un événement assez important pour déranger la Cour, et que les dames qui ont fait de la dépense pour Marly auraient justes raisons d'y avoir regret.

Cette condescendance, qu'on nous rapporte sans étonnement, cette grâce faite par la marquise aux dames de la Reine et aux duchesses à tabouret, prête quelque peu à sourire. Au reste, l'ironie d'un observateur indépendant aurait de quoi s'exercer à cette heure. N'est-ce point chose incroyable qu'une telle mort puisse changer les projets d'une Cour, troubler la vie du roi de France ? Il y a mieux encore. La Reine a reçu, pour la première fois depuis bien des années, un présent du Roi pour ses étrennes, une magnifique tabatière d'or émaillé, sur laquelle est incrustée une petite montre. Elle a été extrêmement sensible à cette attention et l'attribue à la nouvelle influence. Elle serait moins touchée et moins heureuse, si elle savait que le bel objet, commandé par le Roi, a d'abord été destiné à feu madame Poisson.