LOUIS XV ET MADAME DE POMPADOUR - 1745-1752

 

CHAPITRE PREMIER. — MADAME LE NORMANT D'ÉTIOLES.

 

 

Versailles ne fut jamais plus animé, et pour une fête plus brillante, que le soir du 25 février 1745. C'était la dernière des grandes réjouissances de la Cour en l'honneur du mariage du Dauphin avec l'Infante d'Espagne. La tradition voulait que le roi de France conviât le plus grand nombre de ses sujets à célébrer avec lui cet heureux événement. Comme les jours précédents, le Château était illuminé sur les façades du côté des cours ; par le froid sec de cette nuit d'hiver, les compagnies, qu'amenaient tous les carrosses de la capitale, apercevaient de loin ces lignes de lumière qui montaient vers le ciel et semblaient dessiner un palais de fées.

Vers le milieu de la nuit, l'affluence redoubla. Le grand appartement et le jeu de la Reine, commencé à six heures dans la Galerie des Glaces, avaient pris fin à neuf heures, pour laisser le Roi et la Reine manger à leur grand couvert. A minuit devait s'ouvrir le bal masqué. Un nouveau public entrait alors : c'était Paris qui arrivait pour avoir sa part des réjouissances royales. Deux files de carrosses avançaient lentement dans l'avant-cour. Les masques mettaient pied à terre à l'escalier de marbre et à la cour de la Chapelle, et pénétraient des deux côtés dans les appartements. Aucun billet n'était exigé : dans chaque société une personne se démasquait ; l'huissier prenait son nom et comptait ceux qui entraient avec elle. Comme on donnait le nom que l'on voulait, une formalité aussi simple n'avait rien de sévère, et même le flux des arrivants la rendit bientôt impossible. Les barrières de chêne furent forcées ; tout le monde passa librement, se dirigeant, à travers les antichambres et les salons remplis de danses, d'orchestres et de buffets, vers la Grande Galerie, qui était le centre de la fête.

Cette cohue, que décrivent les mémoires, se transforme, dans la célèbre estampe des Cochin, en une élégante foule, qui circule aisément parmi le décor magnifique. La Galerie ruisselle de lumières : lustres, torchères et girandoles se multiplient dans les glaces. Sous le plafond pompeux de Le Brun s'anime la mascarade : Arlequins et Colombines, Turcs, Arméniens, Chinois, médecins à haute perruque, sauvages emplumés, pèlerins et pèlerines, bergers, magiciens, diables et folies. Les darnes, placées sur les gradins, prennent des rafraîchissements offerts par les pages. Un groupe dans un coin, sur le parquet, boit et mange ; il est là pour rappeler que cinq à six cents masques, assis par terre dans les salons voisins, se gobergèrent aux frais du Roi de victuailles pillées aux buffets.

Qu'il y eût beaucoup de bourgeoisie, et de la plus mince, la princesse de Conti n'en saurait douter : elle ne trouve pas une place à prendre ; un masque lui refuse la sienne et, quand elle se découvre, voyant qu'on ne la reconnaît pas : Il faut, dit-elle, qu'on soit ici de bien mauvaise compagnie. Il n'est pourtant pas que des manants sous les déguisements de cette nuit. Quelqu'un qui s'assied fort près de la Reine et qui passe inaperçu, est un fils de roi, le prétendant Charles-Édouard, qui mettra l'Angleterre en feu l'année suivante. Si tous les dominos tombaient, on percerait bien d'autres mystères.

Une porte de glaces s'est ouverte et la foule s'écarte devant des personnages non masqués qui s'avancent entourés de curiosités et d'hommages. La Reine, posant la main sur le bras de son chevalier d'honneur, précède le Dauphin, costumé en jardinier, qui tient le bout des doigts de la Dauphine, travestie en bouquetière. Derrière eux sont le duc et la duchesse de Chartres, qui danseront dans leur quadrille. Le graveur a marqué nettement tous ces portraits princiers, qu'il est aisé de reconnaître.

Seul Louis XV semble manquer à la fête. Mais voici qu'une singulière compagnie vient de sortir de l'appartement royal : ce sont des ifs taillés dans le goût de ceux des jardins. Le Roi est l'un de ces huit masques, sans doute celui qu'entourent d'aimables jeunes femmes intriguées par le secret à demi connu et par la difficulté de le découvrir complètement. Une comédie se joue dans ce coin du bal, comédie plus sérieuse qu'il ne semble, car les conséquences de cette soirée seront considérables pour la monarchie.

Sur tant de femmes de finance ou de magistrature, ou simples bourgeoises de Paris, venues étaler à la Cour leurs grâces inédites et le goût de leurs ajustements, et qui se démasquent à l'envi, combien rêvent de rencontrer le Roi et de fixer son caprice ! Un témoin nous le raconte : toutes les beautés de la Ville se sont rassemblées ce jour-là pour conquérir ce jeune souverain couvert de gloire, dont le cœur est libre et qui est le plus bel homme de son royaume. La foule des prétendantes est infinie, dit l'abbé de Bernis, qui voit leurs manèges et qui connaît la plupart d'entre elles. Il mentionne même le succès d'une jeune fille extrêmement belle, dont les parents sont de ses amis ; un chroniqueur plus indiscret cite une présidente libertine, évidemment madame Portail, qui se laisse emmener dans les Petits Appartements par un if qu'elle a pris pour le Roi.

Cette hardiesse des bourgeoises, ce soir-là, s'explique à merveille : c'est une occasion rare d'approcher Louis XV. Les femmes de cour ne manquent point, qui aspirent à l'honneur de faire oublier au maître madame de Châteauroux. Tout le monde nomme la dernière des sœurs de Nesle, la duchesse de Lauraguais, qui se croit sûre de réussir, ayant su plaire, à défaut de beauté, par son caquet et son entrain. On connaît moins les manœuvres de la belle princesse de Rohan, qui sacrifie le repos de sa vie et l'attachement le plus tendre à ce rêve qui la dévore. Mais des facilités presque quotidiennes de parler au Roi se présentent aux femmes de leur rang, tandis qu'aux Vénus et aux Junons de la Capitale, le moment est unique pour attirer son regard. Celle qui doit l'emporter sur toutes a paru au bal de Versailles, dans l'éclat d'une beauté jeune et audacieuse. Elle n'est pas absente de la composition où les Cochin, père et fils, ont fixé, pour la curiosité de l'avenir, les épisodes de la fête. La jeune femme de profil, qu'on voit au milieu de la compagnie du Roi, causant avec un if mystérieux, n'est autre que madame Le Normant d'Étioles.

 

Si madame Le Normant d'Étioles, née Poisson, ne fût point entrée à ce moment dans la vie de Louis XV, le règne aurait pris sans doute une tout autre orientation. La politique se serait trouvée différente dans les questions financières, dans les difficultés religieuses, et, peut-être aussi, dans les relations diplomatiques. A la date où l'on arrivait et qui devait compter dans l'histoire de la royauté française, il n'était point sans intérêt qu'une femme, supérieure par son intelligence et habile à s'en servir, s'emparât à nouveau d'un roi absolu, plus maitre de son royaume et plus jaloux de son pouvoir que n'avait été Louis XIV lui-même.

Cette puissance presque sans limites du roi de France d'alors dépendait des caprices d'une âme inquiète et fuyante, que l'ennui rongeait plus que la débauche, mais dont la volonté pouvait sombrer dans les passions basses. Quoiqu'il semblât s'abandonner aux ministres pour certains détails du gouvernement, et qu'il parût aisé à prendre par les voies du plaisir, il était difficile d'obtenir sur lui une domination quelconque et d'arriver à la conserver longtemps. Toute autre femme que madame d'Étioles y eût échoué sans doute. Si la morale flétrit son triomphe et si l'histoire en blâme les conséquences, on lui doit du moins cette justice qu'elle a réussi une œuvre compliquée et presque impossible.

Quelle que dût être la favorite de demain, chacun sentait, parmi ceux que n'aveuglait pas l'intérêt trop direct ou l'esprit de caste, que le rôle d'une duchesse de Châteauroux, appuyée sur sa naissance et sur son orgueil, ne serait plus tenu par personne. Le temps des grandes dames était passé ; les fantaisies royales allaient s'adresser à la classe que représentait madame d'Étioles ; cela semblait inévitable et tout l'annonçait.

Louis XV montre un besoin de changement auquel ses familiers ne se trompent pas. A trente-cinq ans, après les expériences qu'il a faites durant son singulier attachement aux trois sœurs de Nesle, il devine trop bien les calculs de la Cour et les pièges tendus à son cœur. Le goût lui est venu de joindre au plaisir la connaissance de mœurs autres que celles qui l'entourent, de passions qu'il croit moins mêlées de cupidité, et qu'il s'imagine plus sincères. Il est renseigné sur les femmes de Paris par la chronique scandaleuse que lui apportent, chaque matin, ses valets de chambre, par le secret des postes, qu'on viole quelquefois pour le distraire ; et ce qu'il a appris d'elles lui a donné l'envie de voir de plus près cette catégorie de ses sujettes. Son mentor dans l'inconduite, M. de Richelieu, qui exerce ses ravages sur toutes sortes' de cœurs et ne dédaigne point la roture, lui a fait sur ce point les confidences les plus instructives. Y a-t-il une passion plus vraie dans sa violence, plus intéressante dans sa folie, pour un égoïste curieux de sensations rares, que celle dont se meurt, à cause de Richelieu, madame de la Popelinière ? On devine, entre les deux hommes inégalement blasés, mais également étrangers à l'amour véritable, des conversations destinées à porter bientôt leurs conséquences.

Peut-être entre-t-il, dans la résolution du Roi, une sorte d'égards nouveaux pour la Reine, tant de fois déjà blessée cruellement. Louis XV peut s'imaginer alors qu'il la ménagera davantage. Il sait quelles humiliations elle a souffertes à voir choisir ses rivales parmi les dames de son palais, celles dont il lui fallait tous les jours, d'après l'étiquette, subir la présence et les hommages. Comment, d'autre part, ne point penser à des filles qui grandissent, au Dauphin qui se marie à cette heure et déjà condamne ouvertement, par tendre amour pour sa mère et au nom de son éducation chrétienne, la conduite paternelle ? Ces considérations, pour vulgaires qu'elles apparaissent et démodées parmi les mœurs du siècle, pèsent encore de quelque poids. Les incidents survenus à Metz, autour du Roi malade, ont montré la force conservée par les principes qui sauvegardent la famille. Le mépris manifesté contre madame de Châteauroux, l'appui que le parti dévot, comme on l'appelle, a trouvé dans l'opinion publique, font connaître à Louis XV qu'il doit compter avec la moralité de la nation et qu'elle ne tolère pas aisément certains excès de scandale[1]. S'il lui est impossible de revenir à la Reine, il peut veiller du moins à ce que son adultère ne s'affiche plus. Ce beau nom de Louis le Bien-Aimé, que son peuple lui a donné pendant sa maladie dangereuse, ne lui sera conservé qu'à ce prix.

Même s'il était indifférent à tant de choses, le roi Louis XV ne le serait point à sa tranquillité personnelle. Les tracasseries le troublent et l'irritent. Ce n'est pas de sa famille, de ses prêtres, ni même de l'opinion, que lui viennent celles qu'il ressent davantage. Elles sortent de la situation équivoque où le mettent les choix qu'il a faits jusqu'à présent. Une maîtresse prise à la Cour et déclarée, comme elles veulent l'être toutes, amène mille difficultés. L'intrigue de gouvernement menace sans cesse d'exploiter la passion royale ; celle-ci se complique, aussi bien dans la vie quotidienne qu'aux heures inévitables de la rupture, des intérêts qui s'y trouvent engagés et qui parfois touchent de près le trône.

Le Roi ne veut donc plus des femmes de naissance ; il les trouve orgueilleuses, avides ou dominatrices ; il est dégoûté des inconvénients politiques qu'elles entraînent. Ces dispositions nouvelles sont de bruit public, et le Tiers-État s'en estime honoré. On se risque à espérer l'étrange fortune. Toutes les bourgeoises, que ne retient ni leur miroir ni leur conscience, s'imaginent avoir des chances de conquête. Ainsi s'explique la surexcitation ambitieuse qui a tourné autour de Louis XV, pendant le bal masqué du mariage du Dauphin.

 

Cette nuit de Versailles resta connue des contemporains bien informés, comme celle où fut jeté le mouchoir royal dans la libre folie de la mascarade. Bernis dit expressément qu'elle vit s'ébaucher l'aventure de madame d'Étioles, et Voltaire y faisait allusion lorsqu'il adressait à la jeune femme ce madrigal qu'on n'a jamais compris et par lequel il saluait le premier sa faveur naissante :

Quand César, ce héros charmant

De qui Rome était idolâtre,

Battait le Belge ou l'Allemand,

On en faisait son compliment

A la divine Cléopâtre.

Ce héros des amants ainsi que des guerriers

Unissait le myrte aux lauriers ;

Mais l'if est aujourd'hui l'arbre que je révère,

Et, depuis quelque temps, j'en fais bien plus de cas

Que des lauriers sanglants du fier dieu des combats

Et que des myrtes de Cythère.

Les chroniqueurs modernes ont trouvé plus piquant, sur des témoignages d'autorité moindre, de transporter ces origines au bal masqué de l'Hôtel de Ville, où le Roi se rendit quelques jours après. Nous pouvons d'ailleurs reconstituer, avec une exactitude entière, ce qui se passa durant cette seconde nuit. Rien ne renseignera mieux sur les habitudes de l'époque et ne permettra un meilleur coup d'œil sur les commencements réels de la liaison du Roi, peut-être plus mystérieux qu'on ne l'a pensé.

 

C'était une fête vraiment célébrée par la nation tout entière, que ce mariage du Dauphin qui achevait de sceller l'alliance, si compromise au moment des secondes fiançailles de Louis XV, entre les deux branches de la maison de Bourbon. Plus encore que le mariage, contracté cinq ans plus tôt par la fille aînée du Roi avec l'Infant don Philippe, l'union nouvelle fut l'occasion de cérémonies et de réjouissances exceptionnelles. La Cour, selon l'usage, en avait commencé la série. On avait eu, à Versailles, avant la soirée du bal masqué, un magnifique bal paré qu'a dessiné Cochin et où la Dauphine montra, au menuet, ses grâces espagnoles ; il fut dansé dans la somptueuse salle du Manège, décorée par les Slodtz en 1737 et qui servait, en attendant la construction d'un Opéra, à toutes les fêtes données par le Roi. Le jour même des noces, dans ce beau lieu transformé en salle de spectacle et garnie de loges fleuries, avait été représenté un ballet de circonstance, La Princesse de Navarre, œuvre allégorique de Voltaire et de Rameau, où l'apothéose finale s'achevait par l'abaissement et la disparition du décor des monts Pyrénées, remplacés sur la scène par un Temple de l'Amour.

Puisque réellement, suivant le mot prêté à Louis XIV, il n'y avait plus de Pyrénées et que la sécurité nationale, établie déjà par la première campagne de Maurice de Saxe, était garantie par une alliance inaltérable, on pouvait se réjouir en toute confiance. Aucune circonstance d'un règne, sous quelque roi que ce fût — et le régnant n'était-il pas Louis le Bien-Aimé ? —, ne se trouvait plus populaire en France que le mariage du Dauphin, qui assurait l'hérédité et la transmission paisible de la couronne. Enfin, dans le cas actuel, l'Infante Marie-Raphaelle, qu'on disait d'heureux caractère et fort désirée du jeune époux, inspirait des sentiments très vifs à la galanterie de la nation.

A chaque occasion aussi solennelle, la Ville de Paris renouvelait ingénieusement le motif général des fêtes qu'elle donnait. L'imagination de ses artistes et le goût naturel de ses habitants faisaient naître une idée d'ensemble, toujours heureusement conçue, et qui, ne se répétant jamais, fixait dans la mémoire du peuple les dates et les événements. Les fêtes de 1745 furent caractérisées par une œuvre d'architecture éphémère, qu'on n'avait point essayée encore : il y eut sept salles de bal élevées sur les principales places de Paris, au nom du Prévôt des marchands, et dont la décoration, élégante et variée, charmait les yeux. On courait la ville tout le jour, pour voir l'arc de triomphe qui servait d'entrée à la salle de la place Dauphine, les deux galeries de treillage de la place Louis-le-Grand (Vendôme), la longue galerie peinte de paysages faite au Carrousel, la déc6ration de pampres de la rue de Sèvres, les pilastres de marbre de la place de la Bastille. Partout, dans un arrangement différent, apparaissaient les écussons de France et d'Espagne, les médaillons de la Famille royale, et les grandes figures allégoriques qu'on aimait alors. La nuit, les salles étaient illuminées ; on y faisait des distributions de vin et de viandes, et des rondes joyeuses s'organisaient entre gens du quartier, auxquels se mêlaient en passant les masques du Carnaval.

Tandis que le menu peuple se trémoussait sur les planchers accommodés à son usage, s'apprêtait, à l'Hôtel de Ville, le bal masqué qui devait rivaliser avec le bal de la Cour. On supposait que le Roi y viendrait, mais incognito, le Dauphin seul devant y paraître pour remercier ces messieurs de la Ville de la joie témoignée pour son mariage. C'était la nuit du dimanche gras. Le Prévôt des marchands avait fait ajouter à la grande salle une deuxième, construite dans la cour, d'une architecture de dorures et de glaces et dont le plafond atteignait la hauteur des toits. Sur cette cour donnait l'appartement préparé pour le Dauphin.

Après avoir regardé danser et attendu vainement le Roi, le jeune prince descendit un instant dans la fête, en domino sans masque, et les vingt-quatre gardes du corps qui l'accompagnaient eurent beaucoup de peine à lui frayer un passage vers son carrosse. L'avocat Barbier raconte, avec mauvaise humeur, les incidents de cette nuit : Il y a eu une foule et une confusion de monde terribles. On ne pouvait descendre ni monter les escaliers. On se portait dans les salles ; on s'y étouffait, on se trouvait mal. Il y avait six buffets mal garnis ou mal ordonnés ; les rafraîchissements ont manqué dès trois heures après minuit. Il n'y a qu'une voix dans Paris pour le mécontentement de ce bal ; il faut qu'il ait été donné non seulement des billets sans nombre, mais à toutes sortes de gens sans mesure, et sans doute à tous les ouvriers et fournisseurs de la Ville, car il y avait nombre de chianlis.

A Versailles, vers onze heures, le Roi sortait de chez lui en domino noir ; avec le duc d'Ayen et quelques familiers, et allait, pour son petit écu, au bal public voisin du Château. Il s'agissait d'occuper le temps jusqu'au moment où l'on pourrait supposer que le Dauphin quitterait Paris, afin de ne point s'y trouver avec lui et de mieux assurer l'incognito. Une heure après minuit, le Roi et sa compagnie se mettent en carrosse. A Sèvres, on rencontre le Dauphin et l'escorte ; il monte un instant auprès de son père et lui rapporte le désordre qui règne au bal de la Ville. Le Roi décide de ne point s'y rendre tout d'abord et va à l'Opéra, où le bal a lieu par entrées payantes : il y voit des sociétés choisies et danse deux contredanses sans être reconnu. Pour plus de sûreté, la voiture de la Cour vient d'être congédiée et la compagnie est en fiacres. Enfin, le Roi entre à l'Hôtel de Ville, où il s'est ménagé probablement plusieurs rendez-vous, et notamment de la belle jeune fille remarquée au bal de Versailles. On la cherche vainement, et avis est donné qu'elle ne viendra point : elle a averti ses parents, et ceux-ci, bien qu'éblouis un instant, se refusent à la fantaisie de Sa Majesté. Cette nuit même, de grands seigneurs de la suite du Roi courent chez eux, voient la mère, supplient, menacent ; rien ne décide ces honnêtes gens à livrer leur enfant.

Le Roi peut aisément se consoler de son dépit : madame d'Étioles est dans le bal et l'attend. Ils vont être vus ensemble par un jeune colonel, qui a conduit à la fête une femme de la Cour et qui raconte : La foule était si pressée que la dame avec qui j'étais, craignant d'être étouffée, demanda secours au Prévôt des marchands, M. de Bernage ; il nous mena dans un cabinet où, à peine entré, je vis arriver madame d'Étioles, avec qui j'avais soupé quelques jours auparavant ; elle était en domino noir, mais dans le plus grand désordre, parce qu'elle avait été poussée et repoussée comme tant d'autres par la foule. Un instant après, deux masques, aussi en domino noir, traversèrent le même cabinet ; je reconnus l'un à sa taille, l'autre à sa voix : c'étaient M. d'[Ayen] et le Roi. Madame d'Étioles les suivit et fut à Versailles. Notre témoin, par ces derniers mots, va trop vite en besogne ; la nuit s'est terminée tout autrement et de façon peut-être plus piquante : le Roi a sollicité l'honneur de reconduire madame d'Étioles chez sa mère.

On monte en fiacre avec le duc d'Ayen. Comme tout Paris veille et festoie jusqu'à l'aurore, les rues sont pleines de monde, gardées, obstruées ; il y a loin de la place de Grève à la rue Croix-des-Petits-Champs ; à un carrefour, devant les sergents qui s'opposent au passage, le cocher refuse d'avancer. La dame s'effraie ; le Roi s'impatiente : Donnez un louis, dit-il au duc ; mais celui-ci : Votre Majesté doit s'en garder ; la police sera instruite, fera ses recherches et saura demain où nous sommes allés. Pour un simple écu de six livres, le cocher enlève ses chevaux, fend la foule, et le roi de France, tout fier de cette équipée, peut, sans autre encombre, amener sa compagne à la porte de son logis.

Il est rentré à Versailles à huit heures et demie. En arrivant, il a mis une redingote et a été tout de suite entendre la messe à la chapelle. Il n'y avait ni chapelains ni gardes du corps ; tout a été averti le plus promptement qu'il a été possible. Cette messe du matin, en de tels retours, scandalise les âmes pieuses ; mais Louis XV croit la devoir au bon exemple. Après l'avoir entendue tant bien que mal, il s'est couché et a donné l'ordre qu'on n'entrât qu'à cinq heures. Rien n'a été changé à l'étiquette du lever. La Reine, qu'attendaient ses carrosses pour la conduire au salut de la paroisse, est venue dans la chambre du Roi, dès qu'il a été éveillé ; le Dauphin et la Dauphine y ont paru un peu plus tard. Suivant l'expression de la Cour, il ne fut jour qu'à cinq heures chez le Roi.

 

Étaient-ce seulement les incidents d'une nuit de carnaval qui avaient décidé la liaison du Roi, liaison toute de sentiment encore et dont une savante stratégie de femme devait régler les étapes ? Cette aventure clandestine de Paris, acte incroyable jusqu'alors dans la vie de Louis XV et qui fut soigneusement caché, marquait-elle un succès de hasard ou le couronnement d'une campagne menée de longue main ? Les contemporains affirment que la future marquise de Pompadour ne devait point être étonnée de sa fortune. Sa mère l'avait élevée dans la pensée qu'elle y parviendrait un jour. A neuf ans, elle l'avait conduite chez une diseuse de bonne aventure, et l'on n'est pas peu surpris de trouver, en tête du relevé des pensions payées par madame de Pompadour : Six cents livres à la dame Lebon, pour lui avoir prédit, à l'âge de neuf ans, qu'elle serait un jour la maîtresse de Louis XV. Bernis écrit, de son côté, dans ses Mémoires : Le public fut fort étonné de la préférence que le Roi lui avait donnée ; il ignorait que ce prince, depuis qu'elle était mariée, la voyait fort souvent à la chasse dans la forêt de Sénart, que les écuyers de Sa Majesté passaient leur vie chez elle, et que madame de Mailly avait plus redouté madame d'Étioles qu'aucune autre femme.

Madame Le Normant d'Étioles, Jeanne-Antoinette Poisson de son nom de fille, née à Paris, rue de Cléry, le 20 décembre 1721, avait alors vingt-quatre ans et l'une des situations les plus enviées de Paris. Ses ennemis se sont complu à ravaler outre mesure toutes ses origines, modestes, il est vrai, et sur lesquelles on sait depuis fort peu de temps la vérité.

Elle avait pour père un financier de médiocre volée, le sieur François Poisson, né en 1684 d'un tisserand de Provenchères, au diocèse de Langres. Pour s'élever peu à peu à l'état dont sa fille avait tiré un brillant mariage, ce Poisson avait eu une carrière assez orageuse. Il avait quitté à vingt ans la maison paternelle, pour suivre comme haut-le-pied, c'est-à-dire conducteur de chevaux, les munitionnaires de l'armée du maréchal de Villars. Les frères Pâris, les fameux commissaires aux vivres, qui commençaient alors leur fortune, le remarquèrent ; ils lui donnèrent d'abord des rôles subalternes, puis firent de lui un de leurs commis principaux.

C'était, à cette époque, pour tous les intermédiaires- de ce genre, l'occasion de gains extraordinaires, obtenus avec de gros risques et par un usage audacieux du crédit. Poisson, qui paraît avoir été un homme supérieur en ce métier, acquit très vite la confiance absolue de ses patrons. Il fut employé par le Régent, lors de la peste de Provence, à procurer des subsistances à cette province, s'en tira à son honneur, et obtint d'acheter la charge de fourrier du corps de Son Altesse Royale Monseigneur le duc d'Orléans. Toujours au service des frères Pâris et travaillant avec eux, il prit en main l'approvisionnement de 1a Capitale pendant la disette des grains de 1725. Mais, ces dernières opérations ayant attiré les sévérités des intendants des finances, on reconnut que des marchés fictifs avaient été passés. Une commission fut spécialement établie pour faire rendre ses comptes au sieur Poisson ; il fut déclaré débiteur au Trésor royal d'une somme de deux cent trente-deux mille livres, par jugement du Conseil d'État du 20 mai 1727. Comme il ne put rien rembourser, ne parvenant pas à rentrer lui-même dans ses avances, ses biens furent saisis et il prit le parti de s'absenter. C'est le mot du temps, qui signifie une indispensable fuite.

François Poisson fut-il condamné à être pendu ? Vingt ans plus tard, tout le monde le disait dans Paris, et il était piquant de le croire ; mais les traces de l'arrêt infamant ne se retrouvent nulle part et rien n'indique qu'il fut prononcé. Le cas du fugitif était, du reste, fort grave, et des pays d'Allemagne, où il se réfugia, il employa toutes ses forces à préparer la révision de son procès. C'était un de ces hommes avisés et nécessaires, qui savent intéresser les gens à leur sauvetage ; cependant, malgré qu'on le servît activement, par d'incessantes démarches auprès du cardinal de Fleury, il ne put revenir en France qu'au bout de huit ans, avec un sauf-conduit pour sa personne. En 1739, il obtint du Conseil une décharge partielle de sa dette et le commencement de sa réhabilitation. Plus tard, au temps de la faveur de sa fille, Poisson devait l'obtenir complète, et il est assez plaisant de voir reparaître, dans ses lettres d'anoblissement, les services rendus par lui pour les approvisionnements pendant la disette de 1725 ; on lui fait alors un titre éminent à la reconnaissance publique de ce qui lui aurait jadis mérité la potence.

Voici ce qu'affirment, sur le rôle de Poisson, les lettres dressées au nom du Roi, au mois d'août 1747 : Nous crûmes ne pouvoir mettre en de meilleures mains le soin de l'approvisionnement de la ville de Paris et de plusieurs magasins des places frontières, pour lequel il ne ménagea ni sa fortune, ni son travail, ni le crédit qu'il pouvait avoir. Cependant, et malgré le succès qu'avaient eu ses talents, sa vigilance et son zèle, il ne put obtenir la justice même qui lui était due sur le remboursement de ses avances et sur les emprunts qu'il avait faits, en sorte qu'il se vit, pendant plus de vingt années, exposé aux poursuites les plus rigoureuses, qui l'obligèrent de quitter son établissement et sa famille et de vivre pendant huit années dans la retraite, qu'il ne put trouver que dans le pays étranger. Enfin, la conduite du sieur Poisson examinée par des commissaires les plus équitables et les plus éclairés, le jugement qu'ils ont rendu a fait connaître toute l'exactitude et toute la fidélité de son service ; les emprunts qu'il avait faits ont été justifiés, ses avances établies et liquidées, et il a recouvré son état et sa liberté... Il semble y avoir quelque part de vérité dans les lettres royales. Elles s'appuient sur l'arrêt de 1739, fort antérieur à l'époque où Louis XV put s'intéresser à madame d'Étioles, et elles s'accordent avec les documents contemporains les plus sérieux pour rendre justice à certains mérites du personnage.

M. Poisson s'est déjà réhabilité devant le public par une brillante rentrée au service du Roi, qui ferme pour un temps la bouche à ses envieux. Au mois de juillet 1741, alors que la guerre couve en Allemagne, et que la France se prépare à faire campagne contre la reine de Hongrie, il est envoyé chez l'électeur de Cologne, avec une mission confidentielle du marquis de Breteuil, ministre de la guerre ; il a charge de conclure en même temps, pour les frères Pâris, une série d'opérations difficiles et secrètes, relatives aux approvisionnements militaires sur les bords du Rhin. Il faut qu'on ait confiance, non seulement en son expérience du pays, mais encore en son intégrité, pour lui laisser le soin d'organiser tant de magasins pour les quartiers d'hiver et de passer les gros marchés de vivres, qui doivent assurer la subsistance des troupes françaises. Les lettres du ministre indiquent l'estime qu'on porte à ses talents.

Celles qu'il reçoit de Pâris-Duverney sont encore plus significatives et témoignent des liens étroits qui l'unissent à ses protecteurs : Monseigneur de Breteuil et M. le Contrôleur général, écrit le financier, ont vu vos lettres ; Son Éminence [Fleury] a vu celle qui accompagnait l'ordonnance que vous avez obtenue à Paderborn ; tous sont contents de votre conduite et, en mon nom particulier, je le suis aussi on ne peut pas davantage... J'ignore si l'on pourra faire usage de ce que vous avez obtenu. Le mérite n'en sera pas moins grand pour vous, et vous pouvez vous en rapporter à moi pour y donner toute l'étendue qui y convient... Jouissez toujours, en attendant, de la justice qu'on vous rend ici ; la façon dont on y pense est très sensible pour moi, par le véritable intérêt que je prends à tout ce qui vous regarde. Tel est le ton de la correspondance du chef avec son agent. Il lui confie, en passant, le désir qu'il a de se retirer du travail forcé, qui l'épuise, et de prendre un repos bien gagné ; il y mêle des nouvelles de madame Poisson qu'il est allé voir, et dont la santé n'est pas aussi bonne qu'il le désirerait ; il entretient un père, qui semble fort préoccupé, des indispositions de la jeune madame d'Étioles et de quelques accès de fièvre à la campagne, d'où elle a dû revenir.

A cette mission de François Poisson en. Westphalie se rattache la première lettre qu'on ait de sa fille, datée du 3 septembre 1741 et maintenant facile à comprendre : Si j'ai quelque remède, lui écrit madame d'Étioles, contre le chagrin que me donne votre absence, c'est les louanges que j'entends faire dans tout Paris sur votre compte. Je n'en suis pas étonnée ; mais il est encore bien heureux que le public vous rende justice ; vous savez qu'il n'est pas sujet à caution. A propos, vraiment vous écrivez d'un style admirable à vos grands amis ; l'on a raison de dire qu'il y a toujours de la dignité dans le grand français.

Nous n'avons pas les pages de si beau style, qu'adressait M. Poisson aux frères Pâris et qui excitaient la tendre admiration de sa fille ; mais le même courrier, qui lui portait cette lettre, en contenait une de Pâris de Montmartel, dont le ton mérite d'être remarqué : Je n'ai pas répondu encore à une de vos lettres, mon cher François, parce que le bon [Duverney] s'en est toujours chargé. Je ne le ferais pas encore aujourd'hui, si je ne voulais pas vous marquer moi-même combien nous sommes contents de tout ce que vous avez fait et faites encore ; j'en étais d'avance persuadé, mais vous savez que tout le monde n'avait pas la même opinion. La raison en est toute simple : ils ne connaissent point la matière et encore moins votre amitié pour nous, et c'est ce dernier point qui vous donne encore plus de force. L'ami qui écrit ainsi à M. Poisson est celui qui a été, une vingtaine d'années auparavant, le parrain de sa fille ; c'est encore le protecteur le plus sûr de la famille, et la chronique a longtemps rapproché son nom de celui de la belle madame Poisson.

 

Madame Poisson a beaucoup travaillé à la réhabilitation de son mari, avec la ténacité d'une mère passionnée qui pense seulement à l'avenir de sa fille. Le personnage qu'elle a épousé ne l'attache guère. L'homme, si intelligent qu'il soit, est d'aspect vulgaire, rude en ses propos, fils de la terre mal dégrossi par la finance. Il ne peut être lié que par une association d'intérêt à la Parisienne ambitieuse, pour qui le mariage a été le chemin des grandes intrigues. On a cependant trop amplifié la chronique scandaleuse qui vise madame Poisson, et que le milieu et l'époque où elle vécut expliquent assez.

Madeleine de la Motte appartenait à une famille plus élevée que celle de son mari ; son père était le boucher des Invalides, c'est-à-dire que le sieur de la Motte, commissaire de l'artillerie, avait fait sa fortune à l'Hôtel royal des Invalides, comme entrepreneur des provisions de viande. La fille était, dit Barbier, une belle brune, à la peau blanche, une des plus belles femmes de Paris, avec tout l'esprit imaginable ; on assure qu'elle était plus belle que ne le fut madame de Pompadour, et il est dommage qu'aucun portrait authentique ne nous permette d'en juger.

Que madame Poisson ait eu des bontés pour Pâris de Montmartel et, plus tard, pour quelque autre de ses contemporains, cela n'importe en rien à l'histoire, obligée à beaucoup d'indulgence sur le chapitre des mœurs du temps. Il faut dire cependant qu'afin de rabaisser plus tard la fortune inouïe de sa fille, la méchanceté et l'envie se sont déchaînées sur sa mémoire. On doit s'en fier plutôt aux gens d'esprit qui la fréquentèrent et se plurent dans son salon de bourgeoise : Elle n'avait pas le ton du monde, dit Bernis qui la voyait chez une amie, mais elle avait de l'esprit, de l'ambition et du courage.

Madame Poisson avait vécu quelque temps d'une façon assez misérable, de secours obtenus à grand'peine sur le séquestre des biens de son mari. L'exil de celui-ci se prolongeant, elle s'était enfin consolée, en agréant les soins assidus d'un galant fermier général, Charles Le Normant de Tournehem, célibataire intelligent et magnifique, ami des artistes et des arts. Quand M. Poisson revint à Paris, il se trouva muni d'un ami chaud, serviable et riche, et sut comprendre le prix d'une cordialité dont les usages d'alors ne s'offusquaient point. Ces bons rapports, que rien ne semble avoir altérés, devaient se continuer toute la vie des deux hommes, et leur correspondance en garde l'édifiant témoignage : Quoique de la même année, écrivait Tournehem à Poisson en 1751, il y a une grande différence de vous à moi ; vous êtes aussi vif et aussi actif qu'à vingt-cinq ans ; moi je m'appesantis tous les jours, mais il affirmait à son vieil ami, en l'embrassant, que le cœur de son Charles n'avait pas changé. Ils étaient unis alors, depuis bien des années, par un sentiment respectable, car M. de Tournehem s'était profondément attaché aux deux enfants qu'il avait vus grandir chez madame Poisson et dont il s'était promis d'assurer le sort.

Le jeune Abel, moins âgé de quatre ans que sa sœur, annonçait l'intelligence la plus heureuse ; mais Jeanne-Antoinette était une enfant délicieuse, qu'il était impossible de ne pas aimer. Le fermier général devait jouer, auprès de la fille de son ami, un rôle de père adoptif, qui a trompé même des contemporains, trop prompts à tirer des conclusions malicieuses ; mais le véritable père n'avait laissé à personne le soin de décider de la première éducation. Continuant à diriger sa famille du fond de son exil, il avait voulu que la petite fille fût mise au couvent et était entré lui-même en correspondance régulière avec la supérieure de la maison pour recevoir, directement et par le détail, des nouvelles de son enfant.

 

Il y a en effet, un peu de couvent dans la vie de madame de Pompadour ; elle a passé une année au moins aux Ursulines de Poissy, où deux de ses tantes étaient religieuses et où une de ses cousines était élevée. Les menus faits de sa vie enfantine la montrent déjà telle qu'elle sera plus tard. Elle exerce autour d'elle, toute petite fille de huit à neuf ans, cette séduction à laquelle il sera si difficile de résister et qu'on devine en tous les récits envoyés en Allemagne par le couvent : Votre aimable chère fille, Monsieur, écrit la supérieure à M. Poisson en septembre 1729, a fort bonne grâce et sent tout à fait son bien. M. de la Motte envoie tous les jours de marché quelqu'un en savoir des nouvelles, et la fait sortir de temps en temps avec sa cousine Deblois, pour aller dîner avec lui, et l'on dit que tout au long il s'entretient avec elle. Elle ne s'ennuie point chez nous, au contraire ; elle a été charmée d'y revenir. Le 25 d'août, jour de la Saint-Louis, il y a une foire à Poissy ; nous l'y avons envoyée avec sa cousine et une de nos tourières qui leur a montré toutes les beautés et raretés ; elle les a menées aussi à l'Abbaye, où on les a fort caressées et trouvées très aimables ; on a fait demander depuis de leurs nouvelles. Le jour de l'Octave de l'Assomption de la sainte Vierge, elles ont chanté dans leurs classes les vêpres de la sainte Vierge, elles ont été les principales chantres. Elles s'aiment fort l'une l'autre et ne vont jamais l'une sans l'autre. La maîtresse d'écriture s'y applique fort pour la mettre en état de vous envoyer de son écriture, et vous marquer elle-même sa tendresse pour vous. Tout son désir est d'avoir l'honneur de vous voir et de vous embrasser.

La jeune pensionnaire a, dès cette époque, un charmant surnom de famille, qui l'a suivie au couvent et qu'elle gardera jusqu'au seuil de Versailles ; pour tout le monde comme pour ses parents, elle est la petite reine, Reinette.

Mademoiselle Poisson n'est pas encore d'âge à intéresser beaucoup sa jeune mère, qui mène à Paris l'existence assez difficile de jolie femme sans ressources. Cette gêne est attestée par la correspondance de sa sœur religieuse, madame de Sainte-Perpétue, avec M. Poisson : Notre révérende mère, lui écrit-elle, est fort surprise de ne point recevoir de vos nouvelles ; elle ne sait pas si c'est qu'on retient vos lettres. Tout ce que je sais, c'est que ma sœur Poisson en a envoyé une toute décachetée. Il est à croire qu'elle les lit toutes avant que de les envoyer ; ainsi, mon cher frère, je vous conseille d'écrire plutôt par la poste : c'est la voie la plus sûre, si vous ne voulez pas que ma sœur sache ce que vous faites pour votre chère enfant. Sous le prétexte qu'elle s'imagine que vous lui donnez beaucoup, elle ne lui donne positivement que son pur nécessaire. Je crois bien que c'est qu'elle n'est point à son aise, mais l'enfant est très délicate ; actuellement elle a un rhume assez considérable : par conséquent, elle a besoin de douceurs. Je vous dirai que le louis que vous lui avez envoyé est employé, et que je lui ai avancé un écu ; notre mère supérieure en a le mémoire ; si vous pouvez lui envoyer encore quelque chose, que ce ne soit point par ma sœur ni par les Invalides... Reinette est toujours aimable à son ordinaire ; elle me parle très souvent de vous ; elle me dit l'autre jour qu'elle savait bien que vous l'aimez beaucoup, qu'elle n'avait pas le cœur assez grand pour vous aimer autant que vous le méritez, mais qu'elle vous aime de toute l'étendue de son petit cœur, et qu'à mesure qu'elle grandissait, qu'elle sentait son amitié pour vous grandir avec elle. Je ne peux pas vous dire tout ce qu'elle me conte de semblable... Je crois que vous savez que nous avons un Dauphin ; on est dans de grandes réjouissances à Paris. Je souhaite que cela fasse finir vos affaires bien vite et à votre avantage.

Madame Poisson, retenue à Paris par d'autres soins, faisait rarement le voyage de Poissy et ne s'occupait de sa fille que pour la fournir régulièrement de corps et de fourreaux d'indienne. Le père ne se souciait point que l'enfant lui fût trop souvent confiée ; elle la reprit, cependant, à l'occasion d'un rhume, pour la faire soigner chez elle, et ce fut un prétexte pour ne plus la ramener au couvent : L'on nous a dit qu'elle n'a plus de fièvre, écrit la bonne supérieure à M. Poisson, qu'elle se porte bien, qu'elle est fort aise d'être auprès de Madame sa mère. Il y a apparence qu'elle y va rester. Ainsi, monsieur, nous ne saurons plus des nouvelles si certaines ; nous ne laisserons pas que de nous en informer souvent, y prenant beaucoup d'intérêt et l'aimant tendrement. Elle est toujours très aimable et d'un agrément qui charmait tous ceux qui la voyaient.

C'était au mois de janvier 1730, et l'enfant avait à peine huit ans. Elle n'oubliera pas tout à fait ce temps aimable, que rien dans l'avenir ne doit lui rappeler. On la verra plus tard servir une pension à sa vieille tante ursuline et contribuer, pour quelques milliers de livres, aux réparations de son couvent. Mais ce ne sera qu'un souvenir vague, effacé dans sa mémoire par les brillantes années qui suivirent et par les premiers succès du monde, auxquels madame Poisson sut admirablement la préparer.

 

La royauté de mademoiselle Poisson avait commencé de bonne heure. Les familiers de sa mère continuaient à l'appeler Reinette, et elle était de celles qui établissent partout leur domination, habituées à se reconnaître supérieures aux autres, sans imposer cette certitude, et pouvant se faire pardonner leurs mérites par l'incomparable don de plaire. L'éducation la plus raffinée parait des agréments les plus rares la séduisante jeune fille. Deux poètes tragiques lui avaient enseigné la déclamation et le jeu scénique ; c'étaient Crébillon, aussi célèbre alors que l'avait été Corneille, et Lanoue, qui, après quelques succès d'auteur, allait entrer comme comédien au Théâtre-Français. Elle savait danser à la perfection, dessinait convenablement, et peut-être aimait-elle déjà à guider la pointe sur une planche de cuivre. Mais son principal talent, à cette époque de sa vie, était le chant ; elle en tenait les principes de Jélyotte, le chanteur de l'Opéra, aussi aimé dans les salons qu'au théâtre, et dont les succès, dit-on, ne s'arrêtaient pas aux applaudissements.

Avec tant de grâces et de dons naturels, cultivés d'une façon aussi brillante, mademoiselle Poisson avait été recherchée dans les réunions du monde, et sa mère s'était vu ouvrir par elle des portes qui lui fussent sans doute demeurées closes. On les recevait à l'hôtel d'Angervilliers, où la jeune fille chanta un jour le grand air d'Armide, de Lulli, et charma tellement madame de Mailly que celle-ci la voulut embrasser. On les devine admises dans quelques cercles peu difficiles de l'époque, où l'esprit et les grâces invitaient de droit. Chez madame de Tencin, elles étaient presque chez elles, la vieille femme de lettres étant fort de leurs amies. La conversation des romanciers à la mode, Marivaux et Duclos, les soupers où l'on écoutait le mordant Piron, et aussi Montesquieu et Fontenelle, aiguisaient alors l'esprit des femmes. La jeune fille y trouvait comme préparation à la vie, sinon des principes moraux, du moins l'aisance des manières et une connaissance précoce du monde.

Son éducation avait été payée par le fermier général, qui s'intéressait tendrement à elle et qu'elle devait plus tard si magnifiquement récompenser par la charge de directeur général des Bâtiments du Roi. M. Le Normant de Tournehem n'entendait point, d'ailleurs, être privé par le mariage de la présence d'une enfant qui lui était chère et qu'il destinait à tenir brillamment sa propre maison. Dès qu'elle eut vingt ans, il la fit épouser à un sien neveu, plus âgé qu'elle de quatre ans seulement. Le jeune Charles-Guillaume Le Normant, fils du trésorier général des monnaies, était un fort beau parti pour la fille de François Poisson. Médiocrement tourné, il est vrai, et petit de sa personne, il avait la distinction des sentiments, le ton de la meilleure compagnie, et l'on ne peut s'empêcher de trouver bien sonnants, dans l'acte de mariage, ses titres d'écuyer, chevalier d'honneur au présidial de Blois, seigneur d'Étioles, Saint-Aubin, Bourbon-le-Château et autres lieux.

Le sacrement fut donné aux époux le 9 mars 1741, en l'église Saint-Eustache. Quelques jours auparavant a été signé chez les Poisson, rue de Richelieu, devant le notaire Perret, un contrat qu'il n'est pas sans intérêt de feuilleter. Le mariage a lieu sous le régime de la communauté ; mais les apports sont fort inégaux. C'est à grand'peine et avec toutes sortes de réserves que les parents de la future épouse lui constituent en dot une somme de cent vingt mille livres, savoir : trente mille en pierreries, bijoux, linge et hardes à l'usage de ladite demoiselle, et une grande maison, sise rue Saint-Marc, estimée quatre-vingt-dix mille livres. Ajoutons-y cent quarante et une livres huit sols et six deniers de rentes viagères dites tontines, établies sur la tête de la future épouse par des contrats qui remontent à vingt ans. Les munificences viennent au futur époux de son oncle paternel, Charles-François-Paul Le Normant de Tournehem, écuyer, qui lui fait donation entre vifs d'une somme de quatre-vingt-trois mille cinq cents livres, sous forme d'avances dans les sous-fermes, et qui s'engage à bien autre chose par les articles suivants : En faveur du même mariage, ledit sieur Le Normant, oncle, promet et s'oblige de loger et nourrir lesdits futurs époux, leurs domestiques au nombre de cinq, équipages et chevaux, pendant la vie dudit sieur Le Normant, oncle, et au cas que lesdits futurs époux et ledit sieur Le Normant voulussent se séparer, à compter du jour de ladite séparation, ledit sieur Le Normant, oncle, paiera la somme de quatre mille livres auxdits futurs époux pour leur tenir lieu desdits nourriture et logement pour chacun an. Plus, en la même considération, ledit sieur Le Normant, oncle, assure audit futur époux, sur les biens qu'il laissera au jour de son décès, la somme de cent cinquante mille livres, qu'il prendra en effets de la même succession à son choix, sans préjudice de la part d'héritage qui lui reviendra suivant la coutume de Paris.

Les ressources du nouveau ménage étaient considérables. Par les libéralités de M. de Tournehem, ils étaient logés chez lui, à Paris et à la campagne, nourris et défrayés de tout, et vivaient sur le pied de quarante mille livres de rente, avec l'espérance d'une opulente succession à recueillir de cet oncle incomparable. Malgré tant d'avantages assurés à cette union, un témoin mieux informé que ceux qu'on a cités, le président du Rocheret, lié alors avec toute la famille, rapporte que le jeune homme refusa tout d'abord de s'engager avec une femme, infiniment séduisante sans doute, mais pour laquelle trop de circonstances pouvaient faire hésiter un esprit sérieux. Tenté, au contraire, par les considérations d'argent, le père du jeune Le Normant, qui était veuf, le menaça d'épouser lui-même, s'il ne se décidait. Au reste, les sentiments qui suivirent furent, chez le jeune époux, extrêmement passionnés. Madame d'Étioles avait tout ce qu'il fallait pour se faire aimer follement de son mari ; elle y joignait les suffrages de l'admiration universelle, l'habileté d'une coquette de race, et jusqu'à cette froideur de tempérament qui redouble les désirs d'un homme épris.

Le premier portrait que nous aurions d'elle, le seul souvenir gardé de la fugitive par la famille de son mari, serait une toile de Nattier, l'élève des Grâces, le peintre de la Famille royale et de la Cour, celui qui avait fixé la beauté touchante de madame de Mailly, la beauté fière de madame de Châteauroux. C'était aussi l'artiste à la mode, recherché de toutes les femmes qui passaient pour jolies. Il était naturel qu'il fût appelé auprès de madame d'Étioles. Mais les œuvres de Nattier sont presque toujours plus exquises que fidèles. Combien plus précieux est pour nous le portrait simplement écrit par le lieutenant des Chasses de Versailles, où les retouches soigneuses révèlent l'exactitude du peintre ! Il pose en quelques mots le gracieux modèle et l'ensemble de sa personne, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, svelte, aisée, souple, élégante, qui semble faire la nuance entre le dernier degré de l'élégance et le premier de la noblesse ; et ce qui l'intéresse le plus, c'est le jeu d'une physionomie qu'il a souvent examinée de près et vraiment comprise : Son visage était bien assorti à sa taille, un ovale parfait, de beaux cheveux, plutôt châtain clair que blonds : des yeux assez grands, ornés de beaux sourcils de la même couleur ; le nez parfaitement bien formé, la bouche charmante, les dents très belles et le plus délicieux sourire ; la plus belle peau du monde donnait à tous ses traits le plus grand éclat. Ses yeux avaient un charme particulier, qu'ils devaient peut-être à l'incertitude de leur couleur ; ils n'avaient point le vif éclat des yeux noirs, la langueur tendre des yeux bleus, la finesse particulière aux yeux gris ; leur couleur indéterminée semblait les rendre propres à tous les genres de séduction et à exprimer successivement toutes les impressions d'une âme très mobile.

Pour mobile qu'elle soit, cette âme de femme est assez maîtresse d'elle-même, et ces jolis traits ne trahissent jamais que ce qu'il lui convient. On s'explique toutefois que les artistes la voient et la comprennent de façon très différente, non seulement selon leur tempérament particulier, mais encore suivant son âge, son heure et son moment. Il faut les consulter tous et ne se fier à aucun, puisque M. de Marigny nous assure que les portraits de sa sœur n'ont jamais été ressemblants. Au temps de sa longue faveur, elle charmera et déconcertera les meilleurs maîtres, qui ne fixeront chacun qu'une partie assez fuyante de ses charmes. Après Nattier, le plus ancien de ses peintres et sans doute le moins troublé, elle attirera sans cesse les pinceaux familiers ou mythologiques de Boucher ; ceux de Carle Van Loo, qui remplira assidûment auprès d'elle, sans être jamais satisfait, ses fonctions de premier peintre du Roi ; ceux de Drouais enfin, qui sera l'artiste de ses derniers jours et reviendra mainte fois au difficile modèle. Nous aurons encore, s'il le faut, pour compléter son image, les crayons de La Tour et de Cochin, les marbres de Lemoyne et de Pigalle ; mais c'est à peine si nous serons renseignés par cette richesse de documents et cette profusion de chefs-d'œuvre.

 

Madame d'Étioles a un train de fortune et une parenté qui lui permettent de recevoir une assez bonne société à l'hôtel de Gesvres, loué par l'oncle Tournehem, rue Croix-des-Petits-Champs, où son père et sa mère logent auprès d'elle. Mais elle aspire à devenir une des reines de Paris, et la chose n'est pas sans difficulté. La richesse en ce moment ne consacre point un salon, et la beauté n'y suffit pas davantage. Il semble que la jeune femme ait cherché ardemment à pénétrer dans le plus brillant cercle d'alors, celui que présidait madame Geoffrin, en son hôtel de la rue Saint-Honoré, aidée de son aimable fille, la marquise de la Ferté-Imbault. Leur amitié était précieuse et d'un choix restreint. Quand elles reçurent la visite que mesdames Poisson et d'Étioles crurent pouvoir leur faire, après une présentation chez madame de Tencin, les deux maîtresses de la maison furent assez embarrassées. La mère, raconte la marquise, était si décriée qu'il semblait impossible de suivre cette connaissance ; d'autre part, la fille, irréprochable et charmante, méritait des politesses. Il eût été cependant bien, malaisé de recevoir l'une sans accepter l'autre.

La mauvaise santé de madame Poisson, qui se déclara peu après et la retira du monde, facilita les relations de madame d'Étioles. Elle fut vite accueillie dans le fameux salon et sut adroitement y faire sa place. Elle demandait à la jeune marquise l'autorisation de la voir souvent pour prendre de l'esprit et des bonnes manières ; elle ne manquait point de marquer à madame Geoffrin l'admiration sans bornes, dont la bonne dame exigeait l'encens, et elle exprimait avec grâce un bonheur au delà de toute expression d'être admise dans son aréopage. On l'y devine exerçant sa séduction sur tous les habitués, attentive aux causeries d'art que tenaient les amateurs, le lundi ; intéressant les vieux philosophes du mercredi par ses jolies façons, ses répliques vives, et cet esprit déjà averti, que leurs audaces n'effrayaient point.

La nièce de M. de Tournehem rencontre chez madame Geoffrin beaucoup d'hommes qu'elle ne peut avoir chez elle et qui la rapprocheraient de la Cour. Elle les envie à madame de la Ferté-Imbault, et l'avoue avec une naïveté qui semblera piquante plus tard : Que vous êtes heureuse ! lui dit-elle souvent. Vous vivez constamment avec ce charmant duc de Nivernois, cet aimable abbé de Bernis et ce gentil Bernard, et vous les avez tant que vous voulez ! Et moi j'ai toutes les peines du monde à avoir l'un d'eux à souper chez mon oncle de Tournehem, parce que sa société les ennuie. Ce sont surtout des gens de finance que reçoit le fermier général, et la jeune femme, initiée ailleurs à un monde différent, ne peut s'empêcher de leur trouver un bien mauvais ton. Elle se prépare, dès lors, à briller dans une autre sphère, et met en jeu pour y parvenir toute une politique subtile et persévérante.

Ses étés se passent au château d'Étioles, à proximité de Choisy et des grandes chasses royales. Louis XV vient assez souvent dans la forêt de Sénart se livrer à son divertissement favori, et les bois retentissent du cor des gentilshommes des chasses sonnant la fanfare de la Reine. Avec d'autres châtelaines des environs, madame d'Étioles est admise à suivre les équipages ; vêtue de bleu ou de rose, elle aime à conduire elle-même un léger phaéton, à apparaître brusquement devant le Roi, comme la fée de cette forêt, dont elle connaît tous les détours. Sa jeunesse hardie et sa beauté ne laissent point le Roi indifférent ; il l'aperçoit avec plaisir, et elle est du nombre des dames à qui il fait envoyer des chevreuils. Elle-même se dit éprise de lui et assure, en riant, que Sa Majesté seule la pourrait éloigner de ses devoirs envers M. d'Étioles. Nul, hormis l'oncle et la mère, qui savent à quoi s'en tenir, ne prend au sérieux cette boutade, et le mari, fort honnête homme et très amoureux, s'en offusque moins que personne. La jeune femme est, d'ailleurs, de conduite irréprochable ; après avoir perdu un fils en bas âge, elle met au monde une fille, le 10 août 1744, et semble devoir être aussi bonne mère que fidèle épouse.

La vie qu'on mène au château d'Étioles est à la fois familière et brillante, avec ces nombreuses réunions d'amis, cette gaieté de propos et ce manque d'apprêt qui font alors le charme de la société française. Le président du Rocheret nous décrit, en peu de mots, la maîtresse du logis : Belle, blanche, douce, ma Paméla ! Je la nommais ainsi à Étioles, où je passais une partie des étés de 1741 et de 1742, et où nous lui lisions le roman anglais de Paméla, chez M. Bertin de Blagny, mon parent, maître des requêtes, trésorier des parties casuelles et seigneur de Coudray-sous-Étioles. Reinette ou Paméla, qu'intéresse le roman de Richardson, a pour plaisir favori le théâtre : elle chante et joue la comédie sur une grande scène, munie de tous ses accessoires, que M. de Tournehem, très amateur de spectacles et très fier des talents de sa nièce, a fait construire à côté du château.

La déesse du lieu s'entoure de serviteurs dignes d'elle. Le beau Briges, l'écuyer de confiance du Roi, la célèbre avec tant d'enthousiasme, qu'on lui prêtera plus tard des succès dont il n'y a pas d'apparence, mais qui ne laisseront pas que d'inquiéter un peu Louis XV. On compte, parmi les familiers d'Étioles, Crébillon, qui est un ami de tous les temps ; le vieux Fontenelle, doyen honoré des lettres françaises ; le président de Montesquieu, en qui l'on voit surtout l'auteur des Lettres persanes, et le spirituel Louis de Cahusac, connu comme parolier de Rameau et comme émule de Crébillon le fils. Parmi ces libres esprits, le plus brillant et l'un des mieux choyés, Voltaire n'est pas le dernier à rendre hommage à la divine d'Étioles ; il la juge à ce moment bien élevée, sage, aimable, remplie de grâces et de talents, née avec du bon sens et un bon cœur. La vie la plus facile et la plus souhaitable s'ouvre devant la jeune femme, et personne ne comprendra, quand son heure troublée sera venue, qu'elle échange, pour le rôle incertain de maîtresse du Roi, la paisible royauté bourgeoise de sa richesse et de sa beauté.

 

A la Cour, on n'était point sans avoir entendu parler de madame d'Étioles. Elle y connaissait madame de Sassenage, femme d'un menin de M. le Dauphin, qui vivait au Château, et la vieille marquise de Saissac, qui n'y venait plus, mais qui était une tante du duc de Luynes et que la Reine n'avait pas oubliée. La bonne duchesse de Chevreuse s'intéressait, depuis son enfance, à cette petite Poisson et prenait plaisir à la nommer, quand un cercle de Versailles daignait s'occuper sans malveillance des caillettes de Paris. Au reste, les communications d'une société à l'autre étaient établies par quelques grands seigneurs curieux, par quelques abbés bien nés et par les gens de robe reçus chez les princesses pour leur esprit ; les chroniques de la bourgeoisie parisienne, souvent plus amusantes que celles de la Cour, y faisaient l'objet de conversations continuelles.

L'abbé de Bernis, qui rencontrait madame d'Étioles chez une cousine de son mari, la comtesse d'Estrades, rendait volontiers hommage à ses charmes. Le marquis de Valfons, l'ayant vue à un souper, la déclarait jeune, jolie, pleine de talents. Un autre bon juge, ami particulier de la Reine, le président Hénault, faisait cette charmante découverte dans l'été de 1742. Il écrit à la marquise du Deffand qu'il doit souper gaiement chez son cousin, M. de Montigny, avec le directeur des postes Dufort et quelques femmes de qualité, madame d'Aubeterre, madame de Sassenage : il doit y avoir aussi, ajoute-t-il, une madame d'Étioles, Jélyotte, etc. Le lendemain, il raconte à son amie la soirée et le succès de chanteur de Jélyotte : Il me parut qu'il était en pays de connaissance. Mais je trouvai là une des plus jolies femmes que j'aie vues ; c'est madame d'Étioles ; elle sait la musique parfaitement, elle chante avec toute la gaieté et tout le goût possible, sait cent chansons, joue la comédie à Étioles sur un théâtre aussi beau que celui de l'Opéra, où il y a des machines et des changements. Paris est admirable pour la diversité incroyable des sociétés et pour les amusements sans nombre. On me pria beaucoup d'aller être témoin de tout cela dans un pays que j'ai beaucoup aimé, où j'ai passé ma jeunesse, et dans une maison qui est la même que mon père avait, mais où l'on a dépensé cent mille écus depuis. Le président Hénault n'eut garde d'oublier cette aimable connaissance, et, l'hiver suivant, il reçut madame d'Étioles à ses fameux soupers, où se réunissait, pour les plaisirs de l'esprit unis à ceux de la table, ce qu'il y avait de mieux à la Ville et aussi à la Cour.

D'autres circonstances rapprochaient la jeune femme de Versailles, et son nom des oreilles du Roi. A Chantemerle, chez madame de Villemer, qui avait un théâtre de société semblable à celui d'Étioles, elle jouait la comédie avec le duc de Nivernois et le duc de Duras, et M. de Richelieu en personne l'y applaudissait. Si madame de Châteauroux se montrait inquiète, comme sa sœur Mailly, des manèges de la forêt de Sénart, c'est qu'elle savait fort bien, par son oncle Richelieu, qu'il en pourrait sortir, à l'occasion, une rivalité sérieuse et plus qu'une passade sans conséquence. Un jour que le Roi avait remarqué, une fois de plus, cette apparition bleue et rose en ce phaéton jeté sur la route des chasses, il se passa, dans son carrosse, un petit fait significatif. Madame de Chevreuse ayant dit, sans penser à mal, que madame d'Étioles était encore plus jolie qu'à son ordinaire, madame de Châteauroux lui marcha vivement sur le pied, pour arrêter la conversation. Quand les dames eurent quitté le Roi, madame de Chevreuse se plaignit et s'informa : Ne savez-vous pas, Madame, répondit la duchesse, que l'on veut donner au Roi cette petite d'Étioles ?

Il ne semblait pas, malgré quelques apparences favorables, que la jeune bourgeoise pût jamais réaliser le rêve démesuré qu'elle avait conçu. Le retour de Louis XV aux sentiments religieux pendant sa maladie de Metz, puis la reprise de madame de Châteauroux, annoncée dès la rentrée à Versailles, écartaient également de lui madame d'Étioles. Vainement sa mère continuait-elle à lui souffler son exaltation, l'assurant qu'elle était plus belle que l'altière duchesse ; vainement Tournehem la montrait-il à ses amis, demandant : N'est-ce pas un morceau de roi ? Il eût été sage de renoncer à cette ambitieuse folie, qui avait pris peu à peu en elle la forme de l'amour même.

Un sentiment complexe, où il entrait en tout cas plus d'orgueil que d'intérêt, l'avait envahie tout entière, et l'on peut bien reconnaître la sincérité de ce sentiment, car Louis le Bien-Aimé l'a fait naître en beaucoup de cœurs. Elle racontait à madame de la Ferté-Imbault, qu'étant en couches de sa fille, lors de la maladie du Roi, elle avait eu, en apprenant le danger, une révolution dont elle pensa mourir. C'était bien là cette violente inclination, dont elle faisait plus tard confidence à Voltaire, et que soutenait un secret pressentiment qu'elle finirait par être aimée. Soudain, le grand obstacle tombait : madame de Châteauroux disparaissait, emportée par un mal rapide et inattendu ; le Roi restait désespéré, mais consolable, et le siège en règle commençait.

 

Madame d'Étioles et sa mère avaient à Versailles un accès singulièrement aisé et qui leur permettait de se passer de Bachelier et de Lebel, les premiers valets de chambre, aussi bien que de M. de Richelieu, conseiller ordinaire de Sa Majesté pour les affaires de son caprice. Le sieur Binet, premier valet de chambre du Dauphin, qui avait la survivance de Bachelier, avait un lien de famille avec les Le Normant. Aucune introduction ne valait celle de ces gens du service intime, hommes de confiance, importants et discrets, d'ailleurs convenablement apparentés et que le Roi finissait toujours par anoblir.

Binet ne semble pas avoir joué, de propos délibéré, le rôle que la chronique atteste pour d'autres valets de chambre de Louis XV, et l'amitié dont l'honorait l'austère gouverneur du Dauphin, le duc de Châtillon, semble assurer qu'il n'était point homme à prendre l'initiative de certaines complaisances. Mais il approchait le Roi trop souvent et de trop près pour ne pas être en état de rendre les services que lui demandait sa jolie cousine. Et pourquoi n'aurait-il pas favorisé ses vues ? Madame d'Étioles n'avait-elle pas à solliciter pour son mari une place de fermier général, et n'était-il pas naturel qu'elle disposât de la seule influence qu'elle eût à la Cour pour essayer d'atteindre le maître ? Cette raison justifiait les démarches aux yeux de l'époux, qui n'avait, au surplus, aucune raison de suspecter la fidélité de sa femme. Ce fut, en tout cas, par cette voie et pour ces motifs que madame d'Étioles pénétra pour la première fois dans les intérieurs de Versailles.

Dès avant le mariage du Dauphin, elle y apparaît, mystérieuse encore, car il semble bien qu'il soit question d'elle, à propos du bal masqué donné, le 7 février, chez Mesdames, au rez-de-chaussée où logera plus tard le Dauphin. Le duc de Luynes, racontant ce bal dans son journal du lendemain, dit que le Roi n'a pas ordonné sans intention ce divertissement de carnaval chez ses filles : On prétend, ajoute-t-il, qu'il fut, il y a quelques jours, à un bal en masque dans la ville de Versailles. On a même tenu, à cette occasion, quelques propos, soupçonnant qu'il pouvait y avoir quelques projets de galanterie, et on croit avoir remarqué qu'il dansa hier avec la même personne dont on avait parlé. Cependant, c'est un soupçon léger et peu vraisemblable. Le Roi paraissait avoir grand désir hier de n'être point reconnu. La Reine fut aussi, hier, au bal en masque, et y est restée jusqu'à quatre heures. Le 10 mars, dix jours après la fête de l'Hôtel de Ville, alors que le Carême est commencé et qu'on résume les incidents du Carnaval, M. de Luynes mentionne pour la première fois le nom le madame d'Étioles : Tous les bals en masque ont donné l'occasion de parler des nouvelles amours du Roi et principalement d'une madame d'Étioles, qui est jeune et jolie ; sa mère s'appelle madame Poisson. On prétend que, depuis quelque temps, elle est presque toujours dans ce pays-ci et que c'est le choix que le Roi a fait. Si le fait était vrai, ce ne serait vraisemblablement qu'une galanterie et non pas une maîtresse. Le mari de la dame d'honneur de la Reine est ici l'écho de son entourage : il constate les bruits qui courent, mais ne s'inquiète aucunement ; à ses yeux, une bourgeoise, quoi qu'il advienne, ne saurait être à craindre pour longtemps.

A la Cour, tout se sait, ou se devine. Le rôle de Binet ne tarde pas à être connu. La femme qui vient chez lui et qu'il a introduite, au moins une fois, en solliciteuse, dans les Petits Appartements, met en train la verve des nouvellistes. Le valet de chambre prétend que ce sont là des calomnies affreuses sur madame d'Étioles ; il assure à la duchesse de Luynes qu'il n'y a pas contre sa parente le plus léger fondement ; qu'elle est venue uniquement pour cette place de fermier général, qu'elle l'a obtenue et qu'elle ne reparaîtra plus à la Cour. Binet est-il complice ou dupe ? Croit-il que les choses en resteront là, ou veut-il tout simplement se protéger contre l'orage terrible qu'il sent gronder sur sa tête ?

Il ne faut point croire que les amours du Roi n'intéressent que la chronique de l'Œil-de-Bœuf ; de très graves questions s'y rattachent, et toute la politique de Versailles commence à s'en préoccuper. Ce qu'on appelle le parti des dévots craint une liaison du Roi, qui serait pire que les précédentes. Après un éphémère triomphe, ce parti se sent menacé chaque jour davantage auprès de Louis XV. L'homme qui en a pris la direction, lors de l'exil du duc de Châtillon, M. Boyer, évêque de Mirepoix, chargé de la Feuille des bénéfices, ne manque ni d'intelligence, ni de volonté ; mais l'intelligence est courte et la volonté têtue. Il est un de ceux qui, par leurs maladresses, réveillent le jansénisme expirant et jettent la France dans la plus fatale des guerres religieuses. Si l'on s'en tient aux choses de cour, l'influence de l'évêque de Mirepoix semble moins funeste et s'exerce même d'honorable façon : sa parole, écoutée du Roi pour les affaires ecclésiastiques, fait autorité pour toutes choses chez la Reine et chez le Dauphin. Il n'aime guère la noblesse, qui encombre son ordre de cadets ambitieux, et volontiers il soutient des prêtres méritants et obscurs contre le clergé courtisan.

Les ennemis de l'évêque cherchent depuis longtemps à le détruire dans l'esprit de Louis XV. On l'a d'abord attaqué sur les sentiments de piété outrée qu'il aurait inculqués au Dauphin, et que des gens comme Richelieu traitent couramment de bigoterie et cagoterie. Le Roi, qui a de la religion, n'a pas paru se soucier de ce reproche. On a dit alors que le parti Boyer se croit assez maître du jeune prince pour tenir ouvertement chez lui des propos contre la conduite de son père. Si la Dauphine montre au Roi une indifférence choquante et répond mal à ses attentions paternelles, ce n'est point timidité ou gaucherie de son âge, comme on le pourrait croire ; c'est répugnance inspirée par ce qu'elle entend dire chez son époux. Le Roi lui a proposé à mainte reprise de venir visiter les curiosités précieuses accumulées dans ses Petits Appartements ; ce n'est qu'à la troisième fois qu'elle s'est décidée, avec une gêne visible, à pénétrer dans ces élégants réduits dont on lui a dit tant d'horreurs. Voilà, dit-on, l'œuvre de Boyer et de ses complices. Le Roi sera-t-il insensible à la pensée de cette désunion semée dans sa famille au nom des principes de la religion ?

L'évêque de Mirepoix sent fort bien qu'un grave péril approche, non seulement pour sa personne, mais pour les idées qu'il représente et pour les intérêts du clergé de France, dont il a la garde. Il a fallu les menaces d'une mort prochaine pour obtenir du Roi qu'il renonçât à une vie coupable, et encore rappelait-il madame de Châteauroux quelques semaines après la guérison. Une liaison nouvelle n'amènerait pas un scandale moindre, et peut-être en préparerait-elle de plus grands. Celle dont on parle à présent est une femme qui, selon l'expression de son ami Voltaire, pense philosophiquement, c'est-à-dire en dehors de toute croyance religieuse. On la sait liée avec ce dangereux écrivain et avec d'autres, ses pareils. Il est sûr qu'elle apporterait chez le Roi les idées d'incrédulité dans lesquelles elle a été nourrie ; la voix de Dieu y serait de moins en moins écoutée. Quelles conséquences, sur l'esprit de Louis XV et sur l'avenir du royaume, que cette substitution d'influence !

L'homme d'église a plus de connaissance du cœur humain que ces gens de cour, infatués de leur naissance, sûrs d'avance qu'on ne saurait voir à Versailles une favorite roturière. Rien ne s'éduque aussi vite qu'une femme d'esprit, et le Roi, si la roture le gène, dispose de titres à son gré. L'évêque a donc jugé qu'il était temps de se défendre. On dit qu'il a mandé Binet, rendu responsable de l'intrigue, et qu'il l'a menacé de le faire chasser de chez M. le Dauphin. M. de Mirepoix, écrit Luynes, nie l'un et l'autre de ces faits ; mais il convient, et me l'a dit, que Binet l'étant venu trouver pour lui conter son affliction de ce qu'on disait contre lui, il lui a parlé assez fortement sur les dangers auxquels il s'exposerait, s'il y avait le moindre fondement aux bruits auxquels il ne voulait point ajouter foi.

L'intervention du prélat produit un résultat tout autre que celui qu'il en attendait. L'honnête Binet, averti de telle façon, comprend qu'il n'a plus rien à ménager. Inquiet pour sa place, il se croit en droit de la défendre par tous les moyens. Le Roi ne tarde pas à apprendre qu'on se mêle de traverser ses amours, qu'on veut soumettre ses inclinations aux préventions de son fils et des conseillers de son fils. Rien ne peut davantage l'irriter et pousser aux extrêmes résolutions une volonté qui craint par-dessus tout de paraître conduite. Nous entrons ici, il est vrai, dans l'incertitude ; mais les dates se précipitent et suffisent à montrer que bien des choses se sont passées ces derniers jours du mois de mars, puisque madame d'Étioles, qui ne devait plus reparaître à Versailles, ne le quitte pas. Binet jure ses grands dieux que, cette fois, il n'est pour rien dans ses voyages. Faut-il croire que c'est par une autre voie, madame de Tencin par exemple, que l'amour sincère de madame d'Étioles a été confirmé au Roi ? Binet a-t-il remis lui-même une lettre de sa jeune parente, disant au Roi que sa passion sera la cause de sa perte, assurant que la jalousie éveillée d'un époux qui l'idolâtre va lui faire subir les suites d'un juste ressentiment, en même temps qu'elle ne pourra survivre à la perte de l'objet aimé ? D'où que soit venu l'appel, l'auguste objet a été touché, a consenti à revoir madame d'Étioles et permis qu'elle revînt au Château.

En même temps, l'oncle Tournehem, depuis longtemps dans les vues de sa nièce, est entré en scène : il a envoyé le jeune d'Étioles en province pour les affaires des sous-fermes, où il est intéressé, et l'y a retenu le plus possible. Les voyages sont longs à cette époque, et les affaires se compliquent aisément. Madame d'Étioles, à la fin de mars, a toute liberté pour aller à Versailles, quand il lui plaît, et y demeurer, s'il lui convient.

Avant-hier, écrit le duc de Luynes le 29 mars, le Roi fut à la chasse et devait souper dans ses Cabinets ; l'ordre en était donné. Ceux qui ont coutume d'avoir l'honneur de souper avec le Roi se présentèrent à l'ordinaire, mais on n'appela personne, et l'on vint dire que le Roi ne soupait point. M. le duc d'Ayen s'était trouvé mal à la chasse et était au lit ; le Roi y descendit et y fit porter son souper, ou bien chez madame de Lauraguais ; c'est ce que l'on n'a pas su positivement.

Ce mystère n'est-il pas déjà la présence de madame d'Étioles ? On la trouve, en effet, deux jours après, assistant à la représentation d'un ballet comique de Rameau, dansé sur la scène du Manège. Tout Versailles a voulu y être et les places ont été fort disputées. Madame d'Étioles, sans aucun droit à cette faveur, a paru pour la première fois au milieu des femmes de la Cour. Elle se savait en mesure d'affronter toutes les comparaisons, et l'occasion était bonne de les suggérer au Roi.

Le 1er avril, elle est vue à la Comédie Italienne, au Château même, où les places sont encore plus rares, la salle de spectacle étant extrêmement resserrée : Le Roi y était dans une petite loge grillée, au-dessous de celle de la Reine. On continue toujours à tenir des propos sur madame d'Étioles. On remarqua que ce jour-là elle était dans une loge près du théâtre, fort en vue de celle du Roi, et par conséquent de celle de la Reine ; elle était fort bien mise et fort jolie.

Ces indications sont d'importance sous la plume d'un homme circonspect comme le duc de Luynes. Le 10 avril, d'ailleurs, notre chroniqueur ne conserve plus le moindre doute : Le Roi soupa en particulier, en haut, dans ses Cabinets ou en quelque autre endroit qu'on ne sait point, mais il n'y eut personne d'appelé pour souper avec lui. On continue à tenir les mêmes propos sur madame d'Étioles. Ces lignes sont écrites le dimanche des Rameaux. On annonce pour le samedi saint, un souper des Petits Cabinets, où l'on pense qu'il y aura des dames et qu'on fera médianoche ; on désigne même madame de Lauraguais avec madame d'Étioles. Les pronostics sont en défaut ; il n'y a qu'un petit souper d'hommes, qui s'achève sans imprévu. Quant aux Pâques de Sa Majesté, bien entendu, il n'en saurait être question.

En quel endroit du Château le Roi reçoit-il alors madame d'Étioles ? Nul ne peut le savoir, car les intérieurs sont la discrétion même. Le premier souper où il montre sa nouvelle maîtresse, dans les Cabinets, a lieu le jeudi 22 avril. Richelieu se vante d'y avoir été ; on peut y compter également les familiers les plus intimes, le duc de Boufflers, le duc d'Ayen, le marquis de Meuse et quelques-uns des chasseurs de la journée. Luynes dit peu de chose de cette réunion : M. de Luxembourg y fut admis. Comme madame de Lauraguais était à Paris, le Roi fit avertir madame de Bellefonds [dame de Madame la Dauphine] pour ce souper. Tout le monde croyait que le Roi viendrait au bal de l'ambassadeur [d'Espagne] ; il y envoya M. de Lujac, exempt des gardes, et M. de Tressan. Il resta dans ses Cabinets, et il ne s'est couché qu'à cinq heures. Aujourd'hui, il a encore dîné avec madame d'Étioles, mais dans le grand particulier. On ne sait point précisément où elle loge ; mais je crois cependant que c'est dans un petit appartement qu'avait madame de Mailly et qui joint les Petits Cabinets. Elle ne demeure point ici de suite ; elle va et vient à Paris et s'y en retourne le soir. Tel est le premier séjour à Versailles de la future madame de Pompadour, séjour dissimulé et presque furtif qui ne se reproduira plus. Quand elle reviendra à la Cour, elle sera maîtresse déclarée et marquise.

A ce même moment, M. d'Étioles a fini de voyager. On a retardé son retour à Paris en le faisant inviter, pour les fêtes de Pâques, à Magnanville, près de Mantes, chez M. de Savalette. M. de Tournehem y est venu rejoindre son neveu et, en regagnant Paris, comme sa femme ne s'y trouve plus, il lui a révélé la nouvelle destinée de la fugitive. Elle a eu, lui dit cet oncle excellent, un goût si violent qu'elle n'a pu y résister, et, pour lui, il n'a d'autre parti à prendre que de songer à s'en séparer. On prétend qu'à cette nouvelle M. d'Étioles est tombé évanoui, puis a montré un si violent désespoir qu'il a fallu lui enlever les armes ; mais, qu'il ait pleuré de rage ou crié vengeance, qu'il ait écrit à sa femme, pour la rappeler, les prières les plus tendres ou qu'il ait rêvé la folie d'aller la reprendre à Versailles, le résultat est inévitable. Il est une volonté à laquelle on ne résiste pas ; d'ordre du Roi, de bon gré ou par violence, M. d'Étioles devra accepter la séparation.

Ce rôle de mari exalté par la jalousie, les craintes que peut faire concevoir un tel état d'esprit, tout cela sert à merveille et fort opportunément les desseins de madame d'Étioles. Elle s'adresse au cœur du Roi et à ses sentiments de gentilhomme. Elle le supplie de la défendre, de changer son état et son nom. Ces précautions lui donneront pied à la Cour et l'amèneront à être déclarée ; elle se met aussi en garde, non contre son mari, qu'on pourra toujours réduire, mais contre des rivalités, qu'elle sait nombreuses, et l'hostilité du parti dévot. Ce sont là les vrais dangers qui la menacent et paraissent devoir la détruire, quand la passion royale arrivera à l'heure du déclin. A ce moment, l'amant heureux ne saurait rien refuser, et il est d'un esprit avisé de saisir l'instant : Le Roi, écrit M. de Luynes, achète pour madame d'Étioles le marquisat de Pompadour, dont elle portera le nom ; c'est une terre de dix ou douze mille livres de rente. Ce n'est point le contrôleur général qui est chargé de faire cette acquisition ; on ne lui en a pas seulement parlé. C'est M. de Montmartel [garde du Trésor royal] qui fournit l'argent. Ainsi reparaît, en cette circonstance décisive de la vie de la favorite, le nom de ces frères Pâris qui ont tenu tant de place dans l'histoire de sa famille et qui vont être encore longtemps les soutiens de sa fortune.

Au reste, ce qu'on avait cru fantaisie passagère, devient maintenant, aux yeux de tous, une affaire sérieuse. Ce qui paraissait douteux il y a peu de temps, note le duc de Luynes le 27 avril, est presque une vérité constante ; on dit qu'elle aime éperdument le Roi, et que cette passion est réciproque. Il ajoute qu'on n'ose en parler publiquement. La discrétion de la Cour, faite surtout de la gêne qu'inspire le choix roturier du Roi, n'est point imitée à Paris. Un chroniqueur bourgeois, comme l'avocat Barbier, d'ordinaire frondeur et malveillant, exprime des sentiments inattendus : Cette madame d'Étioles, dit-il, est bien faite et extrêmement jolie, chante parfaitement et sait cent petites chansons amusantes, monte à cheval à merveille et a reçu toute l'éducation possible. On devinerait presque quelque fierté chez l'écrivain à voir sa classe sociale représentée dignement, auprès du maître, par cette personne accomplie.

Quant aux amis qui l'ont connue avant ces événements, aux familiers de la divine d'Étioles, nous savons leurs sentiments par la lettre de l'un d'eux, égarée dans une correspondance illustre, lettre qu'il faut dater de ce mois d'avril et qui vaut la peine d'être lue de près :

Je suis persuadé, Madame, écrit Voltaire en envoyant ses vers sur César et Cléopâtre, que du temps de César il n'y avait pas de frondeur janséniste qui osât censurer ce qui doit faire le charme de tous les honnêtes gens, et que les aumôniers de Rome n'étaient pas des imbéciles fanatiques. C'est de quoi je voudrais avoir l'honneur de vous entretenir avant d'aller à la campagne. Je m'intéresse à votre bonheur plus que vous ne pensez, et peut-être n'y a-t-il personne à Paris qui y prenne un intérêt plus sensible. Ce n'est point comme vieux galant flatteur de belles que je vous parle, c'est comme bon citoyen ; et je vous demande la permission de venir vous dire un petit mot à Étioles ou à Brunoi, ce mois de mai. Ayez la bonté de me faire dire quand et où. Je suis avec respect, Madame, de vos yeux, de votre figure et de votre esprit, le très humble et très obéissant serviteur.

 

Que de choses en cette petite lettre de l'habile homme, qui prépare, dans la femme encensée d'aujourd'hui, l'amie utile de demain ! Comme s'y insinuent déjà les espérances que fonde tout un parti sur la nouvelle maîtresse ! Et quelle meilleure justification des craintes de l'évêque de Mirepoix ! On voit s'établir ici, dès la première heure, ce concert de louanges intéressées et réciproques, qui rendra les philosophes indispensables à madame de Pompadour et fera d'elle la protectrice, l'Égérie des philosophes ; on surprend l'éveil des ambitions de ce groupe ardent et batailleur, qui la pousse au pouvoir et contribuera à l'y maintenir. Ils comptent bien, par elle, se produire plus hardiment dans le monde, monter plus haut qu'ils n'ont pu faire jusqu'à présent et voir triompher dans l'État, grâce à l'heureux choix du monarque, leurs doctrines et leurs personnes.

 

 

 



[1] Le récit des événements de 1744, qui préparent ceux qu'on raconte ici, se trouve dans un ouvrage précédent : Louis XV et Marie Leczinska.