LA REINE MARIE-ANTOINETTE

 

CHAPITRE II. — LA COUR ET LES FÊTES.

 

 

UNE faute souvent reprochée à Marie-Antoinette par les amis de la Monarchie est d'avoir mal compris ses fonctions de reine, d'avoir traité trop légèrement les usages de Versailles et sacrifié à ses goûts d'amusement ou d'amitié privée les devoirs mêmes de la Couronne. Ce jugement est fondé en quelques points. Les contemporains n'ont pas eu tort de signaler les familiarités de Marie-Antoinette, son amour des nouveautés et du plaisir à tout prix, comme les premières causes de la désorganisation de la cour de France. L'étiquette, qui semblait liée aux principes de la royauté et qu'avait confirmée avec tant de soin la puissante volonté de Louis XIV, se trouva détruite pour quelques caprices de femme. Que cette pierre détachée de l'édifice en ait amené la ruine, on peut se refuser à le croire ; la nation apprit du moins, par un exemple plein de dangers, qu'il y avait des institutions séculaires qui cédaient au premier choc.

On ne saurait cependant, sans être injuste, rendre Marie-Antoinette seule responsable de l'abandon de l'étiquette et, grief plus grave, de la diminution du prestige royal. Certains princes du sang, à commencer par le comte d'Artois, ont été plus coupables qu'elle ; et si on tient à accuser la Reine pour ses bergeries et son théâtre, que dira-t-on du Roi, de ses habitudes plébéiennes et de ses matinées de forgeron ? Marie-Antoinette, d'ailleurs, s'est essayée de son mieux à un rôle trop lourd pour elle. Malgré ses heures fugitives de liberté, passées à Trianon ou dans ses cabinets de Versailles, elle n'oublia pas toujours qu'elle était reine de France : elle ne songea point surtout à se dérober au devoir de représentation publique réclamée de la compagne du Roi par les traditions nationales.

Son souvenir reste attaché à des années de fête et de joie que n'ont pas fait oublier les jours tragiques. Les bals de la Cour, le théâtre, les réceptions somptueuses d'hôtes illustres, les grandes réjouissances de la rue, multipliées à l'occasion des événements publics, font de cette fin de l'ancien régime, malgré la misère du moment et l'inquiétude des esprits, un des règnes les plus brillants qu'ait vus la France. Marie-Antoinette sut être la suprême ordonnatrice des fêtes de son temps ; et, si l'on peut dire que, par une suite de fatalités singulières, elle a contribué à la perte de la Monarchie, il est juste de reconnaître que la Cour de Versailles lui a dû ses dernières grâces et ses derniers sourires.

La belle journée que celle du sacre ! s'écriait Marie-Antoinette ; je ne l'oublierai de ma vie. Racontons cette journée, ou plutôt cette semaine de fêtes populaires et liturgiques, cette solennelle inauguration du règne, dans les fanfares et les vivats.

Du couple royal, il n'y a qu'une personne en scène, le Roi, l'héritier de Charlemagne et de Louis XIV, l'être exceptionnel que l'onction de Reims doit renvoyer à Versailles sacré par Dieu lui-même, maître d'un peuple et digne de le gouverner. Le Roi paraît seul dans les cavalcades et les cérémonies. Ainsi l'exige un antique usage, remis en honneur par les ennemis secrets de la Reine. Celle-ci n'y tient guère ; elle vient à Reims pour voir et pour être vue, pour donner à tout ce peuple de province l'occasion de connaître sa souveraine, la jeune femme dont la gracieuse image doit effacer la mémoire des Pompadour et des Du Barry. D'ailleurs, elle a beau être absente des programmes officiels, n'avoir même pas son entrée publique, comme Madame Clotilde et Madame Élisabeth, c'est elle qu'on cherche partout la première. Quand elle arrive dans la ville, en pleine nuit et sans cortège, suivant les instructions du grand maître des cérémonies, une foule de paysans l'acclame, massée sur les chemins au clair de lune ; et le lendemain, dans les salons de l'archevêché, c'est un défilé comme il ne s'en est jamais vu : toute la noblesse de Champagne, de Picardie et de Lorraine, dames et gentilshommes, se presse autour de Marie-Antoinette, et sort dans l'enchantement de son accueil.

On a fait d'immenses préparatifs pour l'entrée du Roi et pour le sacre. M. Papillon de la Ferté, intendant des Menus Plaisirs, est dans la ville depuis plusieurs jours, avec son armée d'ouvriers, en rapports continuels avec le Chapitre et les officiers municipaux, distribuant les ordres, répartissant les meubles de la Couronne apportés de Paris, faisant tendre l'église, construire les tribunes, aménager les logements de la Cour. Les moindres détails de la solennité sont prévus et arrêtés d'avance. Elle promet d'être fort belle. Ceux des habitants qui ont vu le fameux sacre de Louis XV s'émerveillent et déclarent que celui de Louis XVI le surpassera. M. de la Ferté est du même avis, sauf qu'il a quelque inquiétude pour la note à payer, car les devis des Menus sont beaucoup dépassés. Mais laissons cette bagatelle, soyons tout à la joie présente, et mettons-nous à une fenêtre de la rue de Vesle, tout près du balcon où est la Reine, le vendredi 9 juin 1775, à une heure après-midi.

Les gardes françaises, qui contiennent la foule, s'échelonnent de la cathédrale à la porte de la ville, où s'élève le premier arc de triomphe ; au delà, le long du faubourg et de la grand'route, sont rangées la milice bourgeoise et la compagnie des arquebusiers. Un piquet de hoquetons de la garde passe, avec les trompettes de la ville ; ils précèdent un groupe d'hommes en manteau noir et rabat, une fleur de lis d'or brodée sur l'habit ; ce sont les représentants de la cité qui vont attendre le Roi. Au bout d'une heure environ, une clameur arrive de la campagne, gagne le faubourg, les rues, la ville entière : Vive le Roi ! vive le Roi ! Messieurs du Corps de ville ont rencontré le carrosse royal, à une demi-lieue des murs ; ils ont mis genou en terre devant la portière, et M. le duc de Bourbon, gouverneur de Champagne, MM. le lieutenant général et l'intendant de la province les ont présentés à Sa Majesté. Puis le carrosse s'est remis en marche, et entre dans la ville ; les salves d'artillerie commencent aux remparts, et toutes les églises carillonnent. Voilà le cortège ! En tête, un détachement de mousquetaires, les gendarmes de la garde, les pages de la grande et de la petite écurie, les voitures des princes et de la Cour, puis le Roi, escorté des troupes de sa maison, suivi des gardes du corps et de chevau-légers. La municipalité ferme la marche, avec les milices.

Tout le long des rues, ce ne sont que guirlandes, arcs de feuillage, statues symboliques, inscriptions françaises ou latines célébrant les vertus de Louis et les bienfaits qu'on attend de son règne. Le Roi salue en passant la Reine et les princesses, et les applaudissements redoublent. La foule lui trouve l'air bon et heureux, et, pour le voir encore, se rue vers l'Église métropolitaine.

Sous le porche, Louis XVI est reçu par le clergé en grand costume, et par les évêques de la province, réunis autour du cardinal de la Roche-Aymon, grand aumônier de France, archevêque-duc de Reims. Il se met à genoux au seuil, accepte du cardinal l'eau bénite, baise le livre des Évangiles, et entre dans l'église processionnellement. Le roi de France, l'évêque du dehors, marche le dernier, par dignité, derrière tous les prélats. Il écoute le Te Deum, reçoit la bénédiction, et se retire au palais archiépiscopal, où il doit demeurer pendant son séjour. La Reine l'attend et peut à peine l'embrasser à la hâte : les corps officiels sont là, impatients d'être admis près du souverain.

A mesure qu'ils défilent devant le Roi, la Reine les reçoit à son tour dans une salle voisine. Elle écoute successivement les harangues du Chapitre, du Corps de ville, de l'Université, du Présidial, des officiers de l'Élection : Les vertus qui caractérisent Votre Majesté, disent les uns, sont inséparables des grâces qui en font le cortège... — Quand l'heureuse destinée de la France, disent les autres, unit les jours de Votre Majesté à ceux de notre auguste monarque, un sentiment inexprimable de joie pénétra tous les cœurs ; jamais une lumière plus touchante, un jour plus pur n'avaient lui sur nos têtes... Il faut répondre à toutes ces fadeurs, toujours les mêmes et interminables. Quel ennui pour une jeune reine ! mais quel plaisir aussi de trouver, comme elle fait, pour ces braves gens, le mot juste, le geste de bonté qui leur reste au cœur !

Le surlendemain, dimanche, fête de la Sainte-Trinité, est le jour du sacre et du couronnement. Dès six heures du matin, les prières ont commencé dans l'église. La décoration en est superbe. Le chœur est entouré d'une haute boiserie continue, d'ordre corinthien, imitant la brèche violette, et dont les reliefs et les cannelures sont dorés. De distance en distance, séparées par des groupes de statues et de torchères, s'ouvrent les tribunes, avec gradins en amphithéâtre et lustres suspendus au plafond. Derrière l'autel est un orchestre de cent musiciens. A l'entrée du chœur, on a dressé un jubé à jour, où s'élève le trône royal, sous un dais à coupole drapé de velours violet fleurdelisé. Les piliers de la cathédrale disparaissent sous la profusion des tapisseries. Tout a été prévu pour cacher l'affreux gothique, l'architecture des temps barbares, que ne saurait supporter un siècle éclairé. Quand on ne lève pas les yeux vers les voûtes, on peut se croire dans une église à la mode, encore plus somptueuse que la salle de l'Opéra. Les officiers des Menus ont fait dignement les choses, et il n'y a qu'une voix pour admirer leur ouvrage, quand la Cour prend place dans les tribunes.

La Reine et les princesses viennent d'entrer et de s'asseoir, en face des ambassadeurs. Le Chapitre est déjà dans les stalles. Il est sept heures. Une marche de trompettes sonne au dehors, avec tambours et hautbois. Le cortège arrive de l'archevêché, musique en tête. Le Roi, dans sa longue robe de toile d'argent, marche entre les deux évêques qui sont allés l'éveiller dans la chambre de parade. Il y a tout un cérémonial qui remonte aux anciens temps de la monarchie et où reparaissent les douze pairs de Charlemagne. Le Connétable de France, représenté par le vieux maréchal de Clermont-Tonnerre, les précède et tient, la pointe en haut, l'épée royale. Chacun des figurants a un costume spécial dessiné pour la circonstance. Ah ! les beaux habillements, les belles étoffes d'or et d'argent, les pourpoints de velours blanc, les écharpes, les toques à plumes de forme ancienne ! Les six pairs ecclésiastiques ne portent que leur vêtement pontifical ; mais les six pairs laïques en ont un merveilleux : veste d'étoffe d'or et manteau ducal de drap violet, bordé et doublé d'hermine ; sur la tête, la couronne d'or.

Ces grands rôles sont remplis par six princes du sang : Monsieur, le comte d'Artois, le duc d'Orléans, le duc de Chartres, le prince de Condé, le prince de Bourbon. Le jeune duc de Chartres fait un comte de Toulouse plein de dignité ; mais le comte d'Artois, dans son personnage de duc de Normandie, se tient de façon indécente, rit et bavarde. Il ne sait pas qu'il reviendra dans cette église, cinquante ans plus tard, le 29 mai 1825, et que le dernier sacre de Reims sera pour lui.

Bientôt la Sainte Ampoule arrive de l'abbaye de Saint-Remi, portée par le grand prieur en chape dorée, qui monte une haquenée blanche harnachée de moire d'argent. Ce défilé fait prendre patience au peuple massé sur la place. L'archevêque vient recevoir la fiole et la porte à l'autel. Aussitôt, l'évêque-duc de Laon et l'évêque-comte de Beauvais soulèvent Louis XVI de son fauteuil, pour demander aux assistants s'ils l'acceptent comme Roi ; mais l'usage d'exprimer la demande s'est perdu, et l'assemblée remplace par un silence respectueux les acclamations d'autrefois. Le Roi, alors, assis, la tête couverte, prononce à haute voix et en latin les serments traditionnels de maintenir la paix dans l'Église de Dieu, d'exterminer les hérétiques, de défendre son peuple contre les rapines et les iniquités, de gouverner avec justice et miséricorde. Il prête les serments de souverain grand-maître de l'ordre du Saint-Esprit et de l'ordre de Saint-Louis, et jure de faire observer les édits contre les duels. On sent, à sa parole émue, qu'il prend tout cela au sérieux et n'y voit pas de simples formules ; quand il a mentionné l'extermination des protestants, il a hésité et baissé la voix : on dit que c'est une promesse faite à M. Turgot.

Le Roi est mené à l'autel et dépouillé de sa robe d'argent ; l'archevêque lui met les éperons et lui ceint un instant l'épée. Puis ils se prosternent, côte à côte, sur un carreau violet semé de fleurs de lis. Le Roi reste dans cette pénible posture pendant tout le chant des litanies, alternées par le chœur et les évêques ; c'est l'humiliation du chrétien avant l'exaltation du monarque. Il est maintenant à genoux devant l'archevêque, qui tient la patène du calice de Saint-Remi, où le baume est préparé. Les onctions commencent ; il y en a d'abord sept, la première sur la tête, les autres sur la poitrine et les bras, que découvrent à mesure les prélats assistants. On le revêt de la tunique, de la dalmatique, du manteau ; encore deux onctions à la paume des mains ; puis l'archevêque lui passe les gants et l'anneau, lui confie le long sceptre d'argent et la main de justice.

Le Roi est sacré ; la cérémonie du couronnement commence.

Le garde des sceaux de France, faisant fonction de chancelier, monte à l'autel du côté de l'Évangile ; il appelle successivement auprès du Roi les douze pairs. Ils se rangent, selon la tradition antique, autour de leur égal de la veille, leur maître d'aujourd'hui ; ils soutiennent un instant au-dessus de sa tête la couronne de Charlemagne, et l'archevêque, au chant des orgues, la dépose sur ce front tremblant de jeune roi. A ce moment, il y a du bruit dans la tribune de la Reine ; tous les regards s'y portent ; elle a été obligée de sortir, pendant quelques minutes, pour cacher son émotion. Quand elle revient, ses larmes essuyées, ce sont des vivats et des battements de mains pour elle, et les yeux du Roi cherchent les siens.

Voici l'intronisation. Louis XVI est conduit au jubé et prend place sur le trône ; les pairs, montés après lui, l'embrassent et acclament par trois fois l'éternité de la Monarchie : Vivat rex in æternum ! Les fanfares éclatent, les portes s'ouvrent, la foule entre en criant et pendant plusieurs minutes remplit les nefs de son tumulte. L'archevêque est à l'autel et commence la messe ; les petits oiseaux symboliques sont lâchés dans les voûtes ; des hérauts d'armes jettent les médailles du sacre. Au dehors, les décharges d'artillerie, les salves de mousqueterie des gardes rangés sur la place, les sonneries à toute volée des paroisses et des couvents, l'immense clameur de la ville en joie, annoncent à la France que le trône a reçu le fils de saint Louis.

Le soir eut lieu, dans la grande salle de l'archevêché, un festin traditionnel réglé en tous ses détails par le rituel monarchique. La Reine le vit, avec les princesses, d'un petit balcon dans un angle de la salle. Vers sept heures, le Roi, qui avait repris ses habits ordinaires, vint la rejoindre, lui offrit le bras et la conduisit dans la galerie de bois construite pour servir de passage couvert de l'archevêché à la cathédrale. Cette galerie, une des belles compositions du sieur Girault pour le sacre, formait une colonnade dorique peinte en marbre blanc veiné et décorée de trophées ; elle embrassait toute la façade de l'église et on y avait librement accès de la place du parvis. Le peuple s'y était porté pour l'admirer, ainsi que beaucoup de gens de la Cour. Le Roi et la Reine défendirent qu'on éloignât personne, et arrivèrent sans gardes, laissant tout le monde les approcher. Le public de la galerie et celui qui stationnait sur la place leur firent une ovation et ne cessèrent de les acclamer pendant une heure. L'affabilité des jeunes souverains acheva de leur gagner les cœurs. Marie-Antoinette était radieuse et on remarqua beaucoup la tendresse que lui témoignait le Roi.

Le séjour à Reims dura quelques jours encore. La Reine alla voir manœuvrer le régiment de hussards du comte Eszterházy ; Monsieur et le comte d'Artois, en uniforme de dragons, firent une charge à la tête des escadrons ; le duc de Chartres, le prince de Condé, le duc de Bourbon participèrent à ces parades. A la cérémonie de l'ordre du Saint-Esprit, qui eut lieu, selon l'usage, dans la cathédrale, la Reine fut applaudie, malgré le respect du lieu, en entrant dans sa tribune. On remarqua qu'elle aimait cela, car elle y avait encouragé par des révérences. Le jour de la cavalcade à Saint-Remi, où Louis XVI traversa la ville pour aller toucher les écrouelles, les princesses le virent passer d'une maison particulière de la rue Saint-Denis. Marie-Antoinette y reçut son régal d'adorations populaires. Ce furent ses plus beaux jours de règne. Elle savoura l'amour et l'admiration de ses sujets, sans qu'aucune amertume y fût mêlée ; elle sentit battre à l'unisson de son cœur, au milieu de la vieille province française, celui du peuple chevaleresque que Dieu avait mis en ses mains de femme.

 

La Cour était à peine reposée des fêtes du sacre que commençaient celles du mariage de Madame Clotilde. La demande fut faite solennellement au Roi son frère, le 8 août, par le comte de Viry, ambassadeur extraordinaire du roi de Sardaigne, pour le jeune prince héritier de Piémont, Charles-Emmanuel. Le prince de Marsan, de la Maison de Lorraine, et M. de Tolozan, introducteur des ambassadeurs, allèrent le chercher en son hôtel de Paris, rue du Cherche-Midi. Quand les carrosses royaux revinrent à Versailles, les gardes françaises et les gardes suisses se trouvaient rangées de chaque côté de l'avant-cour du Château ; les tambours battaient et les officiers saluaient du chapeau. M. de Viry fut conduit dans une salle du rez-de-chaussée dite salle des Ambassadeurs, où il se reposa jusqu'à l'heure d'audience. Alors, précédé de son cortège d'écuyers, de pages et de gentil-hommes piémontais, les gardes de la porte formant la haie dans la cour royale, il fut à l'Escalier de marbre, où l'attendait le marquis de Dreux-Brézé, grand maître des cérémonies.

Les cent suisses de la garde du Roi étaient massés au long de l'escalier, en tenue complète, haut-de-chausse tailladé, fraise gaudronnée et toque à plumets, la hallebarde au pied ; le drapeau était au palier du milieu et les tambours tenaient baguette haute. Dans un roulement, le cortège monta, traversa la salle des gardes du corps, où était sous les armes une compagnie, et se rendit au cabinet du Roi. Dès que M. de Viry prit la parole, le Roi se couvrit et lui fit signe d'en faire autant. Il répondit à la demande en termes affectueux pour la cour de Sardaigne, et gracieusa les personnes de l'ambassade qu'on lui présenta.

Au sortir de chez le Roi, l'ambassadeur fut conduit à l'audience publique de la Reine, puis à celle de Monsieur, de Madame et de Monseigneur le comte d'Artois. En entrant chez Madame Clotilde, il lui remit, de la part du prince de Piémont, deux bracelets de diamants contenant sa miniature. Il dut aller ensuite saluer Madame Élisabeth et Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie. Ne soyons pas trop effrayés de la longueur de la corvée : Walpole nous apprend qu'on avalait toute la famille royale dans une heure de temps.

Cette journée plut beaucoup à Versailles. L'ambassadeur avait fait preuve de bon goût et de magnificence ; carrosses, habits, livrée, tout aurait été digne d'une cour plus considérable que celle de Turin. On savait d'ailleurs qu'il en avait reçu, pour les frais de sa mission, soixante-quinze mille livres, et qu'il comptait en dépenser autant sur sa fortune personnelle. Ce début promettait de belles fêtes, qui ne manquèrent point.

Le 16 août, l'ambassadeur revint, dans le même appareil, pour la cérémonie des fiançailles, et alla d'abord chez Monsieur, qui était chargé de représenter le fiancé, déjà son beau-frère. Après un échange de cordialités officielles, ils montèrent ensemble chez le Roi. Louis XVI était assis, au fond de son cabinet, au bout d'une table. Pendant que M. de Viry le complimentait, la Reine, avertie par M. de Brézé, sortait de son appartement et arrivait par la Galerie des glaces, avec son port de tête des grands jours. Elle était précédée par le comte de Tavannes, son chevalier d'honneur, et le comte de Tessé, son premier écuyer. Madame Clotilde suivait, donnant la main au comte d'Artois, et la jeune Madame Élisabeth portait la queue de sa mante de gaze d'or ; la comtesse de Marsan, gouvernante des Enfants de France, et la princesse de Guémené, gouvernante en survivance, accompagnaient les deux sœurs. Venaient ensuite Madame, comtesse de Provence, et Mesdames Tantes, avec leurs dames, leurs chevaliers d'honneur et leurs écuyers, la maréchale de Mouchy, dame d'honneur de la Reine, et la princesse de Chimay, dame d'atours. Tout ce cortège entra dans le cabinet et prit place, la Reine en face du Roi, à l'autre bout de la table, les princes d'un côté et les princesses de l'autre. Le comte de Viry était seul devant la table. M. de Malesherbes et M. de Vergennes, ministre et secrétaire d'État ayant le département des affaires étrangères, s'avancèrent alors ; celui-ci lut le commencement du contrat, et, présentant la plume à la famille royale, fit mettre toutes les signatures françaises dans une colonne en regard de celle de l'ambassadeur. Monsieur prit la droite de Madame Clotilde, et le cardinal de la Roche-Aymon, introduit en rochet et en camail, accompagné de deux aumôniers du Roi et de quelques prêtres de sa chapelle, célébra les fiançailles. Puis l'ambassadeur ramena Monsieur dans son appartement et fut lui-même reconduit à Paris.

Le 20 août, M. de Viry apportait à Madame Clotilde, au nom du roi son maître et du prince de Piémont, une splendide parure de diamants, qui complétait les bracelets offerts le jour de la demande. Le 21, le mariage était célébré à la chapelle du Château, Monsieur tenant toujours la place de l'époux absent. Après la cérémonie, M. de Viry allait rendre ses devoirs à la nouvelle princesse de Piémont, puis était traité somptueusement par les officiers du Roi, à une petite table de quarante couverts, dans la salle des Ambassadeurs. Vers six heures, il se rendait à la Galerie, où il y avait grand appartement, c'est-à-dire réception ouverte à toutes les personnes présentées, et où Leurs Majestés tenaient jeu. On ne sait ce que pensa M. de Viry en voyant Marie-Antoinette perdre, ce soir-là, cinq cents louis au lansquenet, ni s'il en conçut une plus haute estime de la cour de France.

Le lendemain, fut donné un bal paré dans la grande salle de spectacle, qu'on nommait l'Opéra, au bout de l'aile du nord. Elle se prêtait admirablement aux fêtes de ce genre, au moyen d'une rangée de loges pouvant masquer la scène et former, avec les loges permanentes, un ovale parfait. Les boiseries étaient alors peintes en marbre vert antique, avec tous les reliefs d'or mat, et tendues de velours bleu. C'était la plus belle salle de France, et la richesse de l'ornementation sculpturale, achevée depuis peu pour le mariage de Marie-Antoinette, l'avait déjà rendue célèbre en Europe.

Le jour du bal dont nous parlons, le vieil Horace Walpole, en voyage à Paris, était venu à Versailles, et, grâce aux amis nombreux qu'il avait à la Cour, avait été placé au banc des ambassadeurs, derrière la famille royale. Il écrivait, le lendemain, ses impressions à une amie de Londres, et traçait de Marie-Antoinette au bal ce portrait charmant : On ne pouvait avoir des yeux que pour la Reine ! Les Hébés et les Flores, les Hélènes et les Grâces ne sont que des coureuses de rue à côté d'elle ! Quand elle est debout ou assise, c'est la statue de la beauté ; quand elle se meut, c'est la grâce en personne. Elle avait une robe d'argent semée de laurier-rose, peu de diamants et de grandes plumes. On dit qu'elle ne danse pas en mesure, mais alors c'est la mesure qui a tort.

 

L'ambassadeur du roi de Sardaigne répondit à la réception de Versailles par de magnifiques fêtes à Paris. Le 23 août, aux salles du nouveau boulevard, près de la barrière de Vaugirard, il offrait un concert et un souper de trois cents couverts aux ambassadeurs et ministres étrangers, aux ministres et secrétaires d'État, aux officiers des maisons du Roi, de la Reine et des princes, aux darnes d'honneur et d'atours de la Reine et des comtesses de Provence et d'Artois, en un mot à toute la Cour. Les étrangers de distinction étaient invités. Walpole s'excusa, n'étant guère curieux de voir la manière dont mangent trois cents personnes ; mais il fut au bal masqué offert à l'univers entier, qui eut lieu, deux jours après, dans les mêmes salles, et c'est grand dommage qu'il n'en ait rien dit. Il y vint six mille personnes, le Roi et la Reine. La ville était toute illuminée. A onze heures, la fête commença par un feu d'artifice, qui fut suivi, à l'arrivée de la famille royale, d'une grande symphonie. A peine entrée, la princesse de Piémont vint à la comtesse de Viry et lui offrit deux bracelets, avec le portrait du Roi et le sien. La Reine s'amusa fort et quitta le bal à trois heures, pour retourner à Versailles ; mais on dansa jusqu'à neuf heures du matin, ce qui parut beaucoup. Le soir, il y eut grand spectacle à Versailles et, le lendemain, Madame Clotilde partait pour Chambéry et pour Turin.

Les nouvellistes s'emparèrent d'une petite aventure de Marie-Antoinette au bal de M. de Viry. On n'était reçu qu'en domino, et le Roi lui-même s'était soumis à cette règle. La Reine l'avait acceptée avec plaisir, habituée qu'elle était aux divertissements de l'Opéra, et, après le départ du Roi, avait profité de son masque pour rentrer incognito dans le bal, avec la duchesse de la Vauguyon masquée comme elle. Un jeune seigneur étranger, les prenant pour deux dames de qualité, lia conversation de façon assez familière, et la Reine se plut à l'intriguer. Le piquant était qu'elle connaissait très bien ce gentilhomme, qui jouait un rôle officiel à ce moment ; c'était le marquis Caraccioli, ambassadeur de Naples. Les propos durèrent assez longtemps ; ils furent légers, sans être indiscrets, et de la liberté que le domino autorise. Cependant, le marquis demeura confus, quand, au moment de se retirer, la duchesse, puis la Reine se démasquèrent. Il y avait des témoins à cette scène et, quoique l'anecdote soit racontée avec bienveillance par le chroniqueur qui nous l'apprend, on sent combien peu de chose suffirait à la dénaturer et à la rendre dangereuse pour la réputation de la Reine.

En attendant, toute la Cour en parle, et Mercy sait si bien que le récit va parvenir exagéré aux oreilles de Marie-Thérèse, qu'il prend les devants par cette phrase de son rapport à Vienne : La Reine, à ce bal, prit plaisir à n'être pas reconnue ; elle eut, entre autres, une conversation avec l'ambassadeur de Naples, qui ne se douta pas que c'était la Reine qui lui faisait l'honneur de lui parler. On fut sans doute moins indulgent dans le cercle de madame de Marsan ou chez madame de Maurepas.

Le départ de la douce princesse qui allait bientôt régner sur le Piémont n'enlevait à la cour de France aucun élément de plaisir ou de gaieté. Marie-Antoinette et ses amies étaient seules à y représenter la jeunesse, à convier aux fêtes une société féminine parfois disposée à prendre modèle sur le ton austère de Mesdames. Dans les années qui suivent, la Reine réagit contre l'engourdissement qui gagne la Cour. Elle y est aidée par quelques nobles familles, telles que les Rohan-Guémené, qui ne craignent pas de faire danser les écus d'autrui et qui, en attendant la banqueroute, mènent grand train au Château comme à Paris, en bals, festins et concerts. Marie-Antoinette, de son côté, ajoute un attrait aux soirées de Versailles par ses ballets costumés. Elle fait surtout du Petit Trianon le théâtre de fêtes charmantes, exemple que s'empressent de suivre les princes du sang.

Plus brillante que les autres avait été celle du mois d'août 1776, donnée par la Reine en son petit château, à l'occasion du rétablissement de Monsieur et du comte d'Artois, qui venaient d'avoir la rougeole. Il y avait eu souper, illumination du jardin, spectacle dans l'orangerie et couplets de circonstance. Monsieur sut remercier, quelques semaines plus tard, à Brunoy, de façon à paraître prince magnifique et galant beau-frère.

Brunoy était une admirable résidence, créée de toutes pièces, au commencement du siècle, par le caprice d'un financier enrichi, et qui allait disparaître, peu d'années plus tard, avec tant de merveilles du même genre. Le futur roi Louis XVIII y était fort attaché ; mais, lorsqu'il rentra en France après la Révolution, il lui fut plus facile de relever les ruines du trône des Bourbons que celles de sa chère maison de campagne. Rien ne reste de Brunoy que le souvenir des fêtes de Monsieur.

La première fut celle de l'automne de 1776. La Cour avait quitté Versailles pour aller à Fontainebleau et séjournait à Choisy quelques jours, comme il était d'usage. Choisy étant près de Brunoy, Monsieur sembla profiter de la présence de Leurs Majestés dans son voisinage pour les inviter à voir sa maison, et la Reine y trouva une fête toute préparée pour elle. On avait installé dans les bosquets des spectacles de la foire ; c'était une répétition de ce qu'on avait déjà vu, au voyage de l'archiduc Maximilien, dans le manège de Versailles ; mais l'installation fut plus pittoresque, la variété plus grande et le succès plus complet. Monsieur avait fait ajouter aux parades et comédies des scènes et des couplets en l'honneur de Marie-Antoinette, qui s'en montra charmée. Ces politesses, d'ailleurs, n'engageaient personne, et Monsieur aussi bien que Madame se réservaient d'attaquer en-dessous et de combattre dans l'ombre celle qu'ils faisaient célébrer comme une déesse par leurs comédiens.

Le prince renouvelle cette fête au mois de novembre 1780, et c'est, dit-on, la plus noble et la plus galante qui ait été donnée à la Reine. Après le dîner, Marie-Antoinette est priée de descendre dans le parc. Dès le premier bosquet, les surprises commencent. Cinquante chevaliers bardés de fer y sont couchés, endormis ; aux branches voisines pendent leurs lances et leurs écus. On entend, derrière les arbres, une musique et des voix mystérieuses qui racontent leur histoire : depuis que les beautés qui inspiraient les hauts faits aux compagnons de Charlemagne avaient disparu de la terre, ces preux dormaient d'un sommeil enchanté. Mais la Reine paraît, ils s'éveillent, se lèvent, saisissent leurs lances ; sa venue leur a rendu l'ancien désir des grandes prouesses. Tout le monde les suit dans une arène richement décorée et telle qu'on se figurait alors l'enceinte des tournois du moyen âge. Marie-Antoinette est menée à une estrade couverte d'un dais ; les gradins sont occupés déjà par d'élégantes invitées de Paris. Les trompettes sonnent : cinquante pages présentent aux chevaliers, qui ne sont autres que des figurants de l'Opéra, des chevaux noirs et des chevaux blancs. Deux camps se forment : le parti aux couleurs de la Reine, blanc et bleu, a pour chef Auguste Vestris en personne ; l'autre est commandé par le maître des ballets de la cour de Russie. Il y a course à la tête noire, à la lance, puis combat à outrance, très bien réglé, qui cause aux spectateurs les émotions d'un tournoi véritable. Au dénouement, bien entendu, est applaudi le triomphe des couleurs royales.

Suit un spectacle, accompagné d'un ballet-pantomime rempli de scènes allégoriques à la louange de l'auguste visiteuse. Un feu d'artifice et une illumination terminent la fête ; au point culminant du parc et sur un échafaudage très élevé, on lit en lettres de feu, au milieu du ciel très sombre : Vive Louis ! Vive Antoinette ! Le temps est paisible à souhait, tout réussit. Cette soirée de Brunoy suggère peut-être à Marie-Antoinette l'idée des fêtes de nuit restées célèbres qu'elle donnera bientôt à Trianon, et qui mettront à la mode en France ce genre de divertissement.

 

Le règne de Louis XVI a vu, en 1782, les plus belles fêtes données par la ville de Paris sous l'ancien régime. Elles ont eu la fortune de trouver un historien dans Moreau le jeune, et le corps municipal, qui chargea officiellement le graveur d'en perpétuer le souvenir, eut, pour une fois, la main heureuse. Le choix seul de l'artiste fut une galanterie pour la Reine à qui elles étaient offertes, car elle aimait et protégeait Moreau ; elle lui gardait bon souvenir du médaillon entouré d'amours, qui avait popularisé ses traits au commencement du règne. Lui-même se sentit mieux inspiré que jamais dans cette série de compositions, toute à l'honneur de Marie-Antoinette. Ses délicats dessins et ses planches, caressées par son burin pendant des années, sont les meilleurs témoins à consulter sur les journées de 1782 ; ils donnent la juste sensation du fourmillement du peuple sur la place de Grève, du chatoiement des uniformes et des habits de cour sous les lustres de l'Hôtel de ville. Les relations écrites abondent, d'ailleurs, pour commenter ce récit fidèle.

Le Dauphin était né le 22 octobre 1781. Paris, toujours ému joyeusement par un événement de ce genre, accueillait celui-ci d'autant mieux qu'on en avait longtemps désespéré. Tandis que les villes de province s'associaient de façons diverses, Te Deum ou feux d'artifice, à la joie de la famille royale, les représentants de la capitale voulurent remercier particulièrement la Reine par quelque hommage extraordinaire et dont il fût parlé. Le premier enthousiasme passé, il est vrai, et l'hiver arrivé, fort rigoureux, on réfléchit à l'Hôtel de ville que la saison était bien mal choisie pour des réjouissances populaires, et on pensa à les retarder. Mais la Reine, impatiente, demanda en riant si l'on voulait attendre que le nouveau-né fût assez grand pour y danser ; M. le prévôt des marchands et MM. les échevins durent s'exécuter.

Jamais fête n'occasionna, à l'avance, autant de critiques et de pronostics fâcheux. Le public regrettait les sommes énormes qu'elle allait coûter, alors qu'il y avait tant de misères à soulager, que les finances de la ville étaient obérées et que les entrepreneurs de ses travaux ne pouvaient même pas toucher un sol pour leurs avances. Des bruits sinistres couraient : on disait que les voleurs de Paris avaient donné rendez-vous à leurs confrères de province pour opérer à coup sûr dans la foule ; on prétendait que nos ennemis, les Anglais, entretenaient des émissaires pour fomenter des désordres, le soir venu ; des placards anonymes, affichés pendant la nuit, annonçaient que le feu serait mis aux quatre coins de Paris. Personne n'était sans inquiétude. Le lieutenant général de police avait tenu conférence avec M. Amelot, ministre de la maison du Roi, et le maréchal duc de Biron, colonel des gardes françaises ; les gens bien informés savaient qu'il s'était montré peu rassuré. On avait décidé, dans cette conférence, qu'on multiplierait le plus possible les orchestres en plein vent et les buffets publics éloignés de l'Hôtel de ville, afin de diviser le menu peuple et de l'empêcher de se porter sur le même point de Paris, surtout au moment du feu d'artifice. Le souvenir de la catastrophe de la place Louis XV, qui avait marqué les fêtes du mariage de Marie-Antoinette et qui remontait à douze ans à peine, hantait tous les esprits.

Les précautions extrêmes prises pour assurer la sécurité des grandes foules effrayaient encore. On avait établi des barrières le long des quais pour éviter les chutes dans la rivière pendant les poussées ; les bateliers, nageurs et plongeurs de la Seine avaient l'ordre d'y stationner avec leurs bateaux des postes de secours étaient établis dans tout le quartier ; les médecins et les prêtres de la paroisse Saint-Jean-en-Grève devaient se tenir prêts pour secourir les blessés. Tout cela donnait à penser aux Parisiens, et on en causait sur le pas des portes, de la rue Saint-Denis aux nouveaux boulevards, tout en lisant la description raisonnée de la fête que le sieur Moreau, architecte, maître général des bâtiments de la Ville et auteur et directeur des plans de ladite fête, faisait vendre par avance, en brochure, par les colporteurs.

Le lundi 21 janvier 1782 est le jour fixé pour les relevailles de la Reine et la grande fête de l'Hôtel de ville. Toute la Cour est arrivée la veille au château de la Muette, près Passy, pour y demeurer jusqu'au jeudi.

La Reine part vers dix heures et demie pour Notre-Dame, et suit le quai des Tuileries, le pont Royal, le quai des Théatins, le pont Neuf, le quai des Orfèvres, la rue Saint-Louis, le Marché Neuf et la rue Neuve-Notre-Dame. Cent gardes du corps seulement et quelques carrosses empanachés, à huit chevaux, forment le cortège. La Reine a près d'elle Madame Élisabeth, Madame Adélaïde, la duchesse de Bourbon, mademoiselle de Condé, la princesse de Conti, la princesse de Lamballe et la princesse de Chimay. Sur tout le parcours, des acclamations. Marie-Antoinette, radieuse, sourit à son peuple et à la journée qui commence. Sous le porche de Notre-Dame, elle descend avec ses compagnes, toutes un peu gênées par leurs paniers démesurés. Elle est complimentée par le clergé de l'église métropolitaine. Au bas de la nef, elle s'agenouille sur les dalles. Comme une humble bourgeoise de la Cité, la reine de France dit les prières des relevailles, fait son action de grâces maternelle, puis monte au chœur et entend la messe.

Au sortir de Notre-Dame, l'usage veut qu'on aille à Sainte-Geneviève. Les carrosses retournent au Marché-Neuf, enfilent le pont Saint-Michel et la rue de la Vieille-Boucherie, et gravissent la montagne universitaire par les rues Saint-Séverin, Saint-Jacques, le Petit Marché, la place de la nouvelle église de M. Soufflot et la rue Saint-Étienne-des-Grès. L'abbé de Sainte-Geneviève reçoit la Reine à la tête de ses religieux ; elle vénère les reliques de la sainte et remonte en carrosse. .Mais il faut bien faire un détour pour satisfaire les habitants du côté gauche de l'eau. Le cortège s'engouffre avec bruit dans les voies étroites et mal pavées du sombre quartier. Tout le monde est aux fenêtres, rues Saint-Thomas, d'Enfer, de Vaugirard, de Tournon, des Quatre-Vents, de la Comédie, rue Dauphine enfin, où l'on débouche sur le pont Neuf, pour apercevoir bientôt, au bout de la place pleine de vivats, les toits à grande pente et les hautes cheminées du vieil Hôtel de ville de Henri IV.

La Reine est haranguée sur le seuil par M. le duc de Cossé, gouverneur de Paris, et par M. Lefebvre de Caumartin, prévôt des marchands, qui lui présente le Corps de ville. On la conduit ensuite à son appartement pour attendre le Roi.

Celui-ci cependant s'est mis en marche, en grande cérémonie. Sur sa route, le long des quais, depuis la demi-lune du Cours, les gardes françaises sont alignés d'un côté, les gardes suisses de l'autre. Il a dans son carrosse ses deux frères, le duc de Lambesc, grand écuyer de France, le duc de Coigny, premier écuyer, et le duc d'Ayen, capitaine des gardes. Les princes du sang, Orléans, Condé, Conti, se sont abstenus de venir, fâchés de n'avoir pas été invités par formule spéciale. Le peuple remarque à peine cette absence, tout occupé qu'il est à ramasser la menue monnaie d'argent que jette un officier du Roi et où il y a, dit-on, des médailles commémoratives larges comme un écu de trois livres. Quand on arrive à l'Hôtel de ville, il est près de trois heures et tout le monde a faim. Mais, avant de se mettre à table, il faut que Leurs Majestés se montrent sur la galerie de bois construite en face de l'eau et qu'Elles y reçoivent, pour employer le langage du temps, des témoignages de la joie publique bien propres à exciter leur sensibilité.

Le festin a lieu dans l'intérieur de la même galerie, décorée de fleurs, de lustres, de draperies, et dont une grande glace de fond prolonge la perspective. La table est de soixante-dix-huit couverts ; il ne s'y assied que les dames, la Reine et le Roi, ainsi que Monsieur et le comte d'Artois, seuls hommes qui puissent, en public, manger à la table royale. Le dessin de Moreau varie gracieusement cette rangée de bustes féminins, derrière laquelle se presse une foule affairée de serviteurs et de curieux ; Marie-Antoinette est auprès du Roi, qui cause avec M. de Caumartin et semble le complimenter sur la magnificence de la réception.

Pendant ce temps, cent quarante couverts étaient servis pour la Cour, à l'Hôtel même ; le reste des invités mangeait dans toutes les salles, à tous les étages. Mais le Roi ne resta qu'une heure et demie au festin ; comme il y avait eu quelque retard pour le service des autres tables et qu'on dut les lever toutes à la fois, dès que Sa Majesté quitta la sienne, il y eut beaucoup d'estomacs mécontents ; les ducs et pairs notamment avaient dîné de beurre et de radis.

On passa au salon de jeu, puis, la nuit venue, on sortit sur la galerie de bois. Le Roi et la Reine étaient dans une loge à coupole largement drapée ; les tribunes de la Cour l'entouraient et celles de la municipalité étaient adossées à l'Hôtel de ville illuminé. La place grouillait de populaire. Vers six heures et demie les flammes de Bengale s'allumèrent de tous côtés, et les premières fusées partirent, dans les clameurs. Le feu d'artifice représentait le temple de l'Hymen, sur un énorme soubassement de rochers, avec fontaines jaillissantes, grottes, colonnades, et figures symbolisant la joie de la France à recevoir le Dauphin. Comme il avait plu un instant dans la fournée, quelques pièces manquèrent. Mais l'embrasement des eaux et des cascades fut très beau, et deux colonnes de feu, au-devant du temple, soutinrent dans les airs la couronne royale. Pour le petit peuple, ce fut la véritable fête.

Les illuminations étaient générales et les promeneurs circulèrent, pour les voir, une partie de la nuit. On admirait surtout l'intérieur de la cour du Luxembourg et les cordons de lumière sur les façades : Monsieur avait tenu à bien fêter devant le public la naissance de ce dauphin qui ruinait pourtant ses secrètes espérances. Vis-à-vis le cloître Saint-Honoré, la Bertin, marchande de modes de la Reine, avait cru devoir se distinguer, disait-on, en faisant plus de dépenses que ses voisins.

Cependant, la fête de l'Hôtel de ville s'était close par le feu d'artifice. Leurs Majestés se retirèrent, en remerciant le gouverneur, le prévôt et les échevins. Mais, au lieu de repartir par les quais, les voitures prirent par la rue du Roule et la rue Saint-Honoré, pour traverser les illuminations. Celles de la Reine s'arrêtèrent un instant devant l'hôtel de Noailles, où était le marquis de La Fayette récemment arrivé d'Amérique ; Marie-Antoinette, qui venait d'apprendre ce retour de la bouche de la marquise, voulut permettre au jeune héros de la saluer à son carrosse. Le cortège fit ensuite le tour de la place Vendôme, reprit la rue Saint-Honoré, la rue Royale, et gagna le Cours-la-Reine.

Beaucoup de curieux stationnaient sur la place Louis XV, où l'éclairage des colonnades produisait grand effet, en face du Palais-Bourbon illuminé sur l'autre bord de la rivière. Au passage des carrosses royaux, les acclamations éclatèrent, et les cris de Vive le Roi ! Vive la Reine ! Vive Monseigneur le Dauphin ! les accompagnèrent longtemps, derniers échos de cette belle journée. Où étaient-ils, hélas ! ces bons Parisiens, onze ans plus tard, et quels cris poussaient-ils à pareil jour, en pareil lieu, le 21 janvier 1793 ?

 

Somme toute, cette première fête avait réussi. Le bourgeois de Paris, qui avait eu si grand'peur, reconnaissait volontiers que ce jour était digne d'être inscrit dans les fastes de la nation. Chacun avait eu sa part dans les réjouissances. La semaine précédente la Reine avait fait remettre aux curés cent mille livres pour les pauvres des paroisses. Sur les places principales s'étaient trouvés des orchestres en plein vent et des salles de bal fort animées. Des distributions de pain, vin et viande avaient été faites partout et, comme on y voyait un nombre énorme de quartiers de dindons, on avait pu dire plaisamment qu'il n'y avait à faire aucun reproche à ces messieurs de la Ville, qui s'étaient mis en quatre pour régaler le public.

La seconde journée, celle du mercredi 23 janvier, consacrée au bal masqué, fut moins irréprochable. Le service d'ordre n'était pas aussi bien organisé. Les voitures n'arrivaient pas jusqu'à la porte de l'Hôtel de ville. Une fois entré, on se perdait dans une cohue tumultueuse, où s'était glissée la plus vile canaille de Paris. Il y avait eu treize mille billets distribués, mais beaucoup servaient plusieurs fois et bien des gens s'en étaient procuré d'autres, de sorte qu'il pénétra plus de monde que n'en pouvait contenir l'Hôtel. Les buffets étaient fournis de biscuits d'amande, brioches, bonbons, confitures sèches, oranges, pommes d'api, glaces, orgeat, limonade, bavaroises et vin ; on offrit même, vers le matin, du riz au gras et des chapons au gros sel ; mais, dit le chroniqueur qui donne ces détails, le nombre infini de gourmands du plus bas étage, qu'on avait eu la facilité de laisser entrer et qui n'en désemparait pas, faisait éprouver aux gens honnêtes beaucoup de difficulté de pouvoir approcher desdits buffets.

Il y eut pourtant un beau moment dans la soirée, l'arrivée du Roi et de la Reine. On ne comptait pas sur leur présence ; mais ils avaient été si contents de la fête du lundi qu'ils voulurent venir remercier les Parisiens. Ils soupèrent au Temple, chez le comte d'Artois, et furent à l'Hôtel à minuit et demi. La Reine s'habilla chez le trésorier de la Ville, et entra au bal, le masque au bras, suivie d'une quarantaine de dames. Elle pénétra difficilement dans la foule ; un moment même, elle cria qu'elle étouffait, et le Roi dut lui frayer un passage à coups de coude. Mais le bruit se répandit bientôt de la présence de Leurs Majestés, à qui l'on fit place pour parcourir librement le bal. Marie-Antoinette alla voir le coup d'œil de la place de Grève, du haut de la galerie où elle avait assisté au feu d'artifice. A peine reconnue, elle eut des vivats et des applaudissements. Elle revint dans les salles, le visage radieux, joyeuse de cette fête où tous les regards étaient pour elle. On la voit, dans l'estampe de Moreau, marcher en souriant derrière le Roi toujours un peu grave, et se retourner vers le comte d'Artois, dans un mouvement gracieux et fier de femme heureuse.

 

Quelques jours après la ville de Paris, les gardes du corps célébrèrent à leur tour la naissance du Dauphin par un grand bal offert à la Reine, à l'Opéra de Versailles. On l'avait retardé à cause d'une maladie de la comtesse d'Artois ; mais cela avait donné le temps de le préparer à loisir, de bien essayer l'illumination et de faire de la décoration de la salle un chef-d'œuvre de bon goût. Les Mémoires du temps ne tarissent pas d'éloges ; les uns remarquent que les rafraîchissements furent à profusion et ne manquèrent à personne ; les autres, qu'une politesse rare et soutenue régna toute la soirée. On opposa méchamment le bal des gardes du corps à celui de l'Hôtel de ville, et, comme le prévôt des marchands y fut badauder, un masque insolent lui demanda s'il venait pour apprendre à donner des fêtes.

Il y eut double bal, paré et masqué. Le premier, ouvert à cinq heures, prit fin à onze ; le second, et le plus beau, commença à une heure après minuit et dura jusqu'à sept. Toute la Cour y était. Aux uniformes se mêlaient les dentelles et les soies claires, plus éclatantes encore sur le fond sombre des loges. On dansa beaucoup. Le Roi et la Reine circulèrent dans les deux bals. L'usage voulait que le plus ancien des gardes du corps les ouvrît avec la Reine ; cet honneur revint à M. de Prisy, un des majors de cour, qui fit avec elle la révérence du menuet. Mais, pour mieux honorer son cher régiment d'habits bleus, Marie-Antoinette tint à donner une contredanse à un simple garde du corps. Elle choisit un de ceux qui faisaient les honneurs de la fête, un des plus beaux hommes de la compagnie de Noailles, M. de Mouret, de Tarbes. Celui-ci, intimidé d'abord, se rassura bientôt à l'air de bonté de la souveraine ; il dansa, transfiguré de joie, et ses camarades enthousiasmés et criant Vive la Reine ! eurent beaucoup de peine, dit un spectateur, à ne pas crier aussi Vive le Roi !

Ce fut encore un beau jour pour Marie-Antoinette. Mais il y a, dans son histoire, des rapprochements qui s'imposent à chaque instant à l'esprit. Devant ces brillants récits du passé, écrits sans arrière-pensée par les contemporains et dans la joie du moment heureux, nous évoquons inévitablement le triste avenir que nous connaissons et la menace prochaine du destin. Ce théâtre, par exemple, où les gardes du corps célèbrent leur dauphin, rappelle une autre soirée mémorable, celle de leur banquet du 1er octobre 1789. Alors les mauvais jours sont venus, et quand Marie-Antoinette se présente avec son fils dans la salle en rumeur, pleine des cocardes blanches de la fidélité, les vivats qui l'accueillent ont une autre signification que ceux d'autrefois : ils disent à la Reine que ses danseurs de 1782 vont se faire tuer pour elle, le 6 octobre et le 10 août.

 

Au printemps de la même année, la Cour et la Ville furent mises en émoi par l'arrivée et le séjour à Paris du comte et de la comtesse du Nord. Sous ce nom bizarre voyageaient le grand-duc de Russie, qui fut plus tard Paul Ier, et sa jeune femme, née princesse de Wurtemberg, sur qui la baronne d'Oberkirch, son amie d'enfance, a laissé d'agréables mémoires. La baronne était, à cette époque, auprès de la grande-duchesse Marie et a vu toutes les fêtes alors données à Versailles.

Le 20 mai, Leurs Altesses Impériales firent leur entrée au Château. Pendant que le grand-duc était présenté au Roi, la comtesse de Vergennes, femme du ministre des Affaires étrangères, conduisait la grande-duchesse chez la Reine. Celle-ci attendait dans sa chambre, avec toutes ses dames. Il y avait tant de curiosité pour la future tsarine que la plus jeune fille de madame de Polignac avait obtenu de la Reine de se glisser, pour la voir, à côté du lit royal. La princesse parut un peu forte, mais agréable et sans prétention. Elle avait de très belles pierreries et était fort parée. On disait que sa première visite à Paris avait été pour mademoiselle Bertin ; celle-ci lui avait fait une toilette ravissante, un grand habit de brocart bordé de perles, sur un panier de six aunes.

Marie-Antoinette n'aimait pas la famille impériale de Russie et savait combien Catherine II lui était hostile ; mais elle fut charmée bien vite par l'amabilité de la grande-duchesse ; en peu d'instants, elle la traitait comme une amie, l'interrogeait sur ses enfants, sur l'éducation qu'elle leur donnait, s'informait de ses goûts, de ce qu'on pourrait lui offrir pour lui plaire. Le grand-duc survenait ; on parlait du séjour qu'ils venaient de faire à Vienne, auprès de l'Empereur, de leur voyage, de leur passage à Venise, où ils avaient été si fêtés. La glace était rompue et la Reine, au congé de ses hôtes, insistait pour avoir souvent leur visite.

On avait mis à la disposition de Leurs Altesses un petit appartement, au rez-de-chaussée, sur le parterre de l'Orangerie. Marie-Antoinette avait veillé elle-même aux détails de leur installation et suivi de tous points les instructions envoyées par son frère : il y avait, dans la chambre de la grande-duchesse, un clavecin et des bottées de fleurs ; chez le grand-duc, des plans de Versailles et des environs et un choix des gravures qu'il aimait à feuilleter. C'est là qu'ils se retirèrent après les présentations et reçurent quelques visites de la Cour. Ils dînèrent ensuite avec la famille royale, dans le salon de la Reine. Il y avait onze couverts et toutes les chaises étaient pareilles. Le service de la bouche entrait seul dans la pièce ; mais l'huissier tenait la porte ouverte, et tout le monde s'y pressait pour regarder. Le Roi, qui était resté, comme toujours, un peu guindé pendant son entrevue du matin, se montra plus à l'aise ; la Reine déploya sa grâce prévenante et acheva d'enchanter le grand-duc.

Après le dîner, la Cour se réunit au salon de la Paix pour un concert. On entendit Legros, de l'Opéra, et madame Mara, une Saxonne, la chanteuse de l'année. Dans la galerie des Glaces étaient des pliants pour les personnes présentées, qui n'avaient pas eu d'invitation spéciale au concert et qui purent ainsi l'écouter à distance. Le château fut illuminé comme les jours de grand appartement : Mille lustres, dit madame d'Oberkirch, descendaient du plafond, et des girandoles à quarante bougies surmontaient toutes les consoles. L'orchestre était placé sur des gradins. Rien ne peut donner une idée de cette splendeur et de cette richesse. Les toilettes étaient miraculeuses. La Reine, belle comme le jour, animait tout de son éclat.

Nos illustres étrangers voulaient tout voir dans Paris ; les théâtres, les églises, la Bibliothèque du Roi, le Parlement, les Invalides, l'Académie. Ils visitaient la galerie de tableaux du duc de Chartres, la manufacture de Sèvres, la Folie Boutin, et jusqu'à la petite maison de mademoiselle Dervieux. Ils passaient une soirée au bal de l'Opéra, avec Marie-Antoinette. Ils allaient déjeuner à Sceaux, chez le duc de Penthièvre, entendre un concert à Bagatelle, chez le comte d'Artois, chasser aux flambeaux à Chantilly, chez le prince de Condé. Mais la Cour et la Reine les ramenaient sans cesse à Versailles. Madame d'Oberkirch y venait de son côté des journées entières ; quand elle n'était pas retenue par son auguste amie, on la voyait sans cesse au Château, courant d'un appartement à l'autre, invitée partout, dînant chez une femme de ministre, allant voir les honneurs, ou se faisant écrire chez une dame en charge. La bonne Alsacienne, séduite par tant d'accueil et un peu grisée de cette vie nouvelle, nous laisse, en des croquis rapides et bienveillants, l'image de la Cour, telle qu'elle apparaissait aux voyageurs qui n'avaient pas le temps d'en connaître les misères. De tels témoins ne voient guère que le dehors des choses, mais quelquefois bien. Demandons au nôtre, par exemple, le récit d'un des spectacles offerts, dans la grande salle de Versailles, au comte et à la comtesse du Nord.

La Reine a fait placer la baronne dans la petite loge grillée du Roi, derrière la sienne, et lui a plusieurs fois parlé ; soyons sûrs que tout, dans la soirée, lui semblera parfait : On donnait, dit-elle, le grand opéra d'Aline ou la reine de Golconde, tiré d'une nouvelle de M. le chevalier de Boufflers, auquel, à ce qu'il paraît, il est arrivé quelque chose dans ce genre-là. Les paroles sont du sieur Sedaine, la musique, de M. de Monsigny, et l'arrangement des ballets, de M. de Laval, maître des ballets du Roi. La musique est charmante et fut admirablement exécutée. Ce qui me charma le plus furent les danses ; à quel point de perfection on a porté cet art voluptueux ! Celles du premier acte sont de M. Gardel l'aîné, celles du second, de M. Vestris, et enfin celles du troisième, de M. Noverre. Les décors étaient d'une fraîcheur et d'une vérité inouïes ; on aurait voulu être Aline pour régner sur ce délicieux pays.

Au sortir de ces spectacles, madame d'Oberkirch va souper chez la princesse de Chimay ou chez madame de Mackau. Parfois, elle revient à Paris à trois heures du matin et refait une fois de plus cette éternelle route nocturne, l'ennui de toutes les femmes de la Cour. Elle a mal à la tête, et ne craignant plus de chiffonner sa toilette ou de faire crouler l'édifice de ses cheveux, elle s'endort, brisée de fatigue, dans la voiture. Mais elle reste émerveillée de tout ce qu'elle voit, et le lendemain, quand elle rédige ses notes de voyage, où les conversations de la Reine tiennent tant de place, les mots exquis coulent sous sa plume.

Marie-Antoinette multiplie les attentions pour la grande-duchesse. A Sèvres, on fait admirer à celle-ci une magnifique toilette de porcelaine bleu-lapis, montée en or, récent chef-d'œuvre de la manufacture royale ; des amours placés sur le miroir se jouent aux pieds des Trois Grâces qui le soutiennent. C'est sans doute pour la Reine ! s'écrie la princesse. Elle s'approche et sur toutes les pièces reconnaît ses armes : c'est un présent que lui fait Marie-Antoinette. De même, le jour du premier spectacle à Versailles : Il me semble, Madame, lui dit la Reine, que vous avez le même défaut que moi, la vue un peu basse ; j'y supplée par une lorgnette dans mon éventail ; voulez-vous essayer comment vous ira ce petit secours ? Elle lui présente un éventail enrichi de diamants ; la comtesse du Nord s'en sert et trouve la lorgnette excellente : J'en suis ravie, dit Marie-Antoinette, et vous prie de le garder. — Je l'accepte volontiers, répond la grande-duchesse, puisqu'elle me servira à mieux voir Votre Majesté.

Les deux princesses vont ensemble à Marly, où les eaux jouent pour elles toute la journée et où elles échangent quelques confidences. Quelques jours après, c'est à Trianon qu'on se réunit, mais dans une grande fête pour laquelle sont réservées les toilettes les plus brillantes de la saison. Dès six heures du matin, la femme de chambre de madame d'Oberkirch l'éveille pour la coiffer et la mettre en grand habit : J'essayai pour la première fois, dit-elle, une chose fort à la mode, mais assez gênante : de petites bouteilles plates et courbées dans la forme de la tête, contenant un peu d'eau, pour y tremper la queue des fleurs naturelles et les entretenir fraîches dans la coiffure. Cela ne réussissait pas toujours, mais lorsqu'on en venait à bout, c'était charmant. Le printemps sur la tête, au milieu de la neige poudrée, produisait un effet sans pareil. La comtesse du Nord avait aussi une coiffure assez singulière, où un petit oiseau de pierreries se balançait par un ressort, au moindre mouvement, au-dessus d'une rose. L'oiseau eut un grand succès et la Reine en voulut un pareil. Quant à la fête, une des plus belles qu'ait données Marie-Antoinette, on la retrouvera aux souvenirs de Trianon.

La dernière soirée pour le comte et la comtesse du Nord fut un bal paré à Versailles, dans cette grande Galerie qui, depuis Louis XIV, avait reflété tant de fois, en ses glaces innombrables, le changeant tableau de la Cour de France. Les dames dansantes étaient en domino de satin blanc, avec petits paniers et petites queues. Les princesses se groupaient autour de la grande-duchesse pour admirer de près ses éblouissantes calcédoines, les plus belles qui fussent en Europe. Le bal fut animé par l'entrain d'une nombreuse jeunesse. Marie-Antoinette l'ouvrit avec le comte d'Artois, et se fit admirer encore avec M. de La Fayette. Le grand-duc, qui ne dansa pas, eut auprès du Roi un de ces mots d'heureux à-propos dont il était prodigue et qui lui avaient déjà fait dans Paris une réputation d'homme d'esprit. Comme la foule curieuse se portait du côté où il se promenait avec le Roi, celui-ci dit tout haut, d'un ton mécontent : Il me semble qu'on nous presse beaucoup. Le comte du Nord recula légèrement, avec tout le monde, puis aussitôt : Pardonnez, Sire, je me comptais au nombre de vos sujets, et je croyais comme eux ne pouvoir approcher trop de Votre Majesté. Louis XVI tendit la main, avec son bon sourire, à ce flatteur d'un nouveau genre.

Au sortir du bal officiel, Leurs Altesses allèrent souper chez.la princesse de Lamballe, au bout du Château. Il n'y avait qu'un petit comité. Au lever de table, toute la famille royale joua au loto ; puis une dame se mit au clavecin et la Reine dansa une contredanse. Ce petit bal fut bien plus gai que l'autre, surtout après le départ du Roi, qui ne fit qu'y paraître. Madame d'Oberkirch, dit la Reine ce soir-là, parlez-moi donc un peu allemand, que je sache si je m'en souviens. Et quand la baronne eut obéi, ayant rêvé quelques secondes, elle ajouta : Oui, je suis charmée d'entendre ce vieux tudesque ; c'est une belle langue que l'allemand ; mais le français ! il me semble, dans la bouche de mes enfants, la plus douce langue de l'univers. Quelques jours après, le comte et la comtesse du Nord quittaient Paris pour retourner à Pétersbourg, et ce départ mettait fin à la liaison des deux princesses, nouée sous les ombrages de Marly et de Trianon.

 

Les spectacles de la Cour, un des principaux attraits des fêtes offertes aux princes étrangers qui visitaient Versailles, n'étaient point des plaisirs exceptionnels. Pendant tout l'hiver, depuis le mois de décembre jusqu'à Pâques, les trois théâtres de Paris administrés par les Menus venaient alternativement faire le service de la Cour. La troupe de la Comédie-Française donnait le mardi la tragédie, le jeudi la comédie ; le vendredi était consacré à la Comédie-Italienne. Le grand Opéra ne jouait que cinq à six fois chaque hiver et c'était le mercredi. L'été, il n'y avait rien d'aussi régulier ; mais la Cour, même en voyage, ne pouvait se passer de comédiens.

On les avait partout, à Fontainebleau, à Choisy, à la Muette dans un bâtiment en planches, à Marly dans une salle de bois couverte d'ardoise, élevée à la hâte au bosquet de Bacchus un jour d'impatience de la Reine. De petites scènes, qui se démontaient à volonté, permettaient d'improviser des représentations dans les appartements ou les jardins. A Versailles, on en donna plus d'une fois dans l'Orangerie. Pendant les premières couches de Marie-Antoinette, on dressa même, en face de la porte de sa chambre, une scène qu'elle pouvait voir de son lit ; c'était pousser loin l'amour du théâtre. On se servait rarement de l'Opéra de la Cour, où la moindre soirée occasionnait d'énormes dépenses. Les derniers spectacles eurent lieu dans une salle beaucoup moins grande, dont la Reine avait réclamé la création. Elle était située dans l'aile droite de la cour royale, où l'architecte Gabriel avait rompu, par son faux style grec, l'harmonie des constructions de Louis XIV. Les dépendances y étaient commodes, la scène bien machinée, et la décoration fort riche, avec les loges tendues de moire bleue.

Le nombre des représentations était relativement considérable. L'année 1777 en eut jusqu'à quatre-vingt-treize : quarante-huit.de la Comédie-Française, vingt-quatre de la Comédie-Italienne, sept de l'Opéra, deux spectacles de parodies, deux de proverbes et dix ballets détachés. Une cause de grands frais étaient les bougies, seul éclairage employé dans la salle et même sur la scène. L'orchestre, en revanche, était simplement formé par la musique de la Chapelle, ce qui donnait, paraît-il, à certains airs d'opéra une fausse couleur de motets. Les spectacles de Fontainebleau étaient les plus coûteux : outre les voitures et le voyage des troupes, il leur fallait logement et nourriture pour plusieurs jours. La dépense moyenne de tout le service atteignait deux cent cinquante mille livres par an. C'était fort loin sans doute des millions que prétendaient les malveillants ; mais, pour réduire la somme à ce chiffre, les deuils d'étiquette plus d'une fois survenaient à point et, en tout temps, la vigilance de l'intendant des Menus était indispensable.

L'intendant d'alors, M. Papillon de la Ferté, remplissait sa tâche avec conscience. Il savait utiliser les anciens décors, faire réparer les vieux costumes en magasin, éviter les voyages inutiles et les gratifications superflues. Mais il avait à lutter contre les fournisseurs, qui poussaient au gaspillage, contre les artistes, toujours insatiables d'argent et de soupers, surtout contre les premiers gentilshommes de la Chambre. Ceux-ci, chefs immédiats de l'intendant, étaient de service chacun une année sur quatre. Ils étaient censés exécuter les ordres de Leurs Majestés, et le plus souvent les suggéraient. Aucun d'eux n'était porté à l'économie : il leur fallait le plus de dépense possible pour s'acquitter de leurs fonctions avec honneur.

On pouvait cependant faire accepter quelques réformes à un homme raisonnable comme le duc de Fleury, ou à un véritable amateur des arts, comme le duc d'Aumont. Il n'en allait pas de même avec le maréchal de Duras ; l'agréable académicien, organisateur ordinaire des fêtes de la Cour, aimait avant tout à faire grand, et son goût excessif pour les spectacles et les gens de théâtre l'entraînait toujours plus loin que ne le permettaient les crédits prévus. Le maréchal de Richelieu rendait la vie plus difficile encore au pauvre La Ferté. Quand il touchait aux planches de la scène, le vainqueur de Port-Mahon n'était plus qu'un administrateur brouillon et tracassier ou qu'un vieux galantin sans dignité, qui faisait répéter chez lui leurs petits rôles aux débutantes de la Comédie-Italienne. Les deux premiers gentilshommes en survivance, qui travaillaient aussi aux amusements de la Cour et du public, les ducs de Villequier et de Fronsac, gardaient chacun quelque chose du caractère de leur père : le premier montrait, dans ses rapports avec les Menus, la bonne volonté judicieuse du duc d'Aumont, tandis que le second était querelleur comme Richelieu et aussi peu ménager des deniers du Roi.

Bien qu'un noble personnel fût chargé de veiller à ses plaisirs et de les renouveler sans cesse, Marie-Antoinette s'occupait elle-même de l'organisation des spectacles de la Cour, et se mêlait même de ceux de Paris. Elle aimait avec passion toutes les choses de théâtre. Avant de monter en personne sur la scène de Trianon, elle s'intéressait à celles de la capitale, à la chronique des coulisses, au succès des comédies nouvelles comme aux petites rivalités d'actrices. On la voyait même avec surprise prendre parti, sans grande raison, pour mademoiselle Raucourt décriée par ses camarades.

Pendant la première moitié du règne, la Reine venait sans cesse à Paris, le soir, pour un chanteur ou pour une pièce. Elle se croyait obligée surtout de défendre par sa présence les opéras de Gluck, et plus tard ceux de Sacchini, contre une cabale toujours renaissante. Le plaisir d'être admirée et applaudie y entrait aussi pour quelque chose, et quand elle ne l'y trouva plus, elle ralentit un peu ses voyages. Elle finissait par passer presque inaperçue ; si on remarqua sa présence un jour d'octobre 1783, ce fut pour la critiquer, car elle avait conduit avec elle sa fille, Madame Royale, âgée de moins de sept ans, et ce n'était pas l'usage, disait-on, de mener au théâtre de si jeunes princesses.

Les occasions de satisfaire ses goûts ne manquaient pas à Marie-Antoinette. Elle trouvait le spectacle à Versailles même, sur la scène de la ville. La salle était neuve, construite sur un terrain dépendant du Château, et des loges y étaient réservées à la Cour ; c'est là que les pages venaient juger la littérature et se quereller avec le parterre. Avec tant de facilités, la Reine, certains carnavals, allait au spectacle tous les soirs, sauf les jours de bal.

Le répertoire destiné à la Cour lui était soumis et, la plupart du temps, se réglait sur ses indications. Quelquefois une tragédie était donnée devant les souverains en première représentation, comme le Menzikoff de La Harpe ou l'Azémire de Marie-Joseph Chénier ; le roi aimait la tragédie et récitait devant ses pages des scènes entières de Racine. Marie-Antoinette préférait les ballets et les pièces à musique ; c'est elle qui les choisissait, imposant son goût à l'administration des Menus. Ses moindres désirs en telle matière étaient obéis. Pour les voyages de Fontainebleau, sa fantaisie décidait du programme entier ; elle désignait les pièces et les acteurs ; elle intervenait dans les discussions entre les Menus et les artistes, toujours disposée à régler les difficultés à l'avantage de ces derniers, trop portée même à une familiarité qui augmentait leurs prétentions. Pour garder quelques jours de plus à Paris le sieur Picq, alors premier danseur du San-Carlo, et l'avoir un soir à Trianon, elle lui faisait rompre un engagement de carnaval avec l'État de Venise. Le baladin recevait une montre d'or, une gratification, mille promesses ; mais l'ambassadeur Mocenigo était mis dans un embarras cruel, entre le devoir de sa fonction et son désir de satisfaire la Reine ; la Sérénissime République réclamait ses entrechats, et il y avait toute une correspondance diplomatique sur cet incident.

La Reine était mieux inspirée, quand elle insistait, en 1777, pour entendre à Fontainebleau l'Iphigénie de Gluck, malgré les dépenses qu'entraînait l'exécution de cet ouvrage, déjà un peu ancien et qu'on avait à remonter presque entièrement. Elle tenait à cette soirée parce que l'auteur devait y assister ; c'était une façon d'honorer une fois de plus le maître illustre qui avait travaillé si longtemps pour la scène française et qui se disposait à retourner dans son pays. L'exigence du caprice de Marie-Antoinette s'excusait par la délicatesse de son sentiment.

 

On a écrit l'histoire du théâtre à la Cour ; il y aurait à faire celle des bals, et ce serait un récit plus piquant encore, un miroir plus sûr des vicissitudes d'un règne. Ceux de Marie-Antoinette tiennent trop de place dans sa vie pour n'en pas esquisser au moins le tableau. On en parlait dans l'Europe entière, et le prince de Ligne, à douze cents lieues de Versailles, dans la neige, en pleine guerre contre les Turcs, écrivait en soupirant, un soir d'hiver : Les bals de la Reine commencent peut-être aujourd'hui !

Ils avaient été inaugurés à la fin de décembre 1774, aussitôt fini le deuil de la Cour. En général, il y en avait un chaque semaine, du commencement de l'année jusqu'au Carême ; c'était le Roi qui l'offrait à la Reine, et la Reine faisait les invitations. Il n'y venait que des femmes présentées, mais les étrangères de passage à Paris étaient dispensées de cette formalité, et Marie-Antoinette les attirait volontiers.

On dansait aux grands appartements ou bien dans une ancienne salle de comédie, au rez-de-chaussée, qui datait de Louis XIV et que ses petites dimensions avaient fait abandonner. Quelquefois la fête avait lieu au salon d'Hercule, une des plus belles salles de bal qu'on puisse rêver. Pour les soirées de gala, l'intendant des Menus faisait aménager par les tapissiers de la Couronne le lieu choisi par Marie-Antoinette. Des décorateurs de premier ordre, comme Mazières ou Bocciardi, brossaient en peu de jours des châssis excellents. On donnait, par exemple, à la grande antichambre de la Reine un revêtement d'ordre ionique : vingt pilastres de bois imitaient le marbre, avec les bases et les chapiteaux ornés de fleurs et de guirlandes peintes ; l'œil s'y trompait agréablement, ainsi qu'aux corbeilles chargées de fruits et aux groupes de marbre blanc qui complétaient la décoration.

Les ballets et quadrilles de masques, fort à la mode aux bals de la Dauphine, continuaient à plaire. C'était l'œuvre personnelle de Marie-Antoinette ; elle y goûtait, mieux qu'en toute autre chose, la joie de créer son rêve. Plusieurs fois par carnaval, la Reine et ses amis imaginaient un divertissement nouveau. C'étaient tantôt des Lapons ou des Indiens, tantôt les Arts ou les Saisons. L'idée en venait dans une conversation ; les vaillants dessinateurs des Menus, les Bocquet en tête, étaient appelés en hâte au Château ; on prenait leur avis, on discutait, on se décidait, puis toute l'équipe des habilleurs était au travail jours et nuits, pour fournir à heure fixe les séries de costumes souhaités. Il sortait de leurs ateliers de petites merveilles de forme et de couleur, variées à l'infini, qui avaient le charme de la fantaisie et l'éclat passager d'un songe. Ces modestes artistes se trouvaient récompensés de leur peine, quand la Reine, pour montrer son contentement, ordonnait aux danseurs de l'Opéra de revêtir, à Versailles ou à Fontainebleau, les habits déjà portés par la Cour aux ballets des appartements. La préparation de ces quadrilles occupait la jeune femme d'une semaine à l'autre, et on se réunissait chaque jour chez elle pour répéter. Mercy y voyait ce bon résultat qu'elle n'avait plus le temps d'aller à Paris, et n'exposait plus sa santé au froid des nuits ni sa réputation aux commérages de l'Opéra.

Les bals de la Reine furent d'abord très suivis, et la nouvelle Cour s'y porta avec empressement. Une lettre d'Horace Walpole donne l'aspect des soirées ordinaires : Il y a eu huit menuets, écrit-il, et outre la Reine et les princesses, huit dames seulement y ont pris part. Je n'ai pas été aussi frappé de la danse que j'y comptais, à l'exception d'un pas de deux exécuté par le marquis de Noailles et madame Holstein. En fait de beautés, je n'en ai vu aucune, ou bien la Reine les effaçait toutes. Après le menuet, sont venues les contredanses, très encombrées par les longues queues des robes, les tresses encore plus longues et les paniers. Comme la chaleur était étouffante, les costumes étaient de gaze et de soie très légères et ne m'ont pas paru d'un goût merveilleux. Dans les intervalles de la danse, on présentait à la famille royale et aux danseurs des corbeilles de pêches, d'oranges mandarines hors de saison, des biscuits, des glaces, du vin et de l'eau. Le bal n'a duré juste que deux heures. Le monarque n'a pas dansé, mais, dans les deux premiers tours de menuet, la Reine elle-même ne doit pas lui tourner le dos ; elle a du reste exécuté tout cela avec une aisance divine. L'attrait principal de ces fêtes était bien, comme on le voit, la personne même de Marie-Antoinette et l'épanouissement de sa jeunesse encore sans larmes.

Ces premiers bals finissaient de très bonne heure ; vers dix heures on pouvait se retirer. On restait quelquefois beaucoup plus tard, mais alors la salle de danse était abandonnée pour les tables de jeu. Toutes les femmes étaient poudrées. C'était l'époque des coiffures monumentales, folies du goût français. Marie-Antoinette adoptait la mode plus qu'elle ne la dirigeait. Le soir, elle ne portait point les poufs extravagants qu'on lui construisait sur la tête et où l'on vit un jour un jardin anglais avec ses prairies et ses ruisseaux ; ces sottises étaient réservées pour les courses ou les parties de traîneau. Mais ses plumes de bal étaient juchées sur des échafaudages de cheveux, dont Janinet, pour sa fameuse estampe, n'a pas choisi le plus ridicule. Les femmes de la Cour suivaient l'exemple et le dépassaient à l'envi. Ces coiffures réunies faisaient de singuliers salons, et exigeaient, pour plaire chez quelques-unes, beaucoup de fraîcheur et de beauté.

La tenue des hommes, par contraste, visait à la simplicité. Les seuls danseurs s'en dispensaient ; beaucoup choisissaient l'habit noir brodé de jais, d'un bel effet aux lumières, les broderies d'or et d'argent étant interdites même aux dames. On portait le chapeau à plumes à la Henri IV, qu'on gardait sur la tête en dansant. La jeunesse de la Cour avait obtenu ces plumes par une plaisante pétition à Marie-Antoinette, où étaient des phrases de ce genre : C'est avec une plume que nous demandons des plumes à Votre Majesté, et si elle daigne exaucer nos vœux, cette même plume nous servira, tant que nos doigts la pourront soutenir, à célébrer la bienveillance de Votre Majesté. La requête, du mois de janvier 1775, était signée : La Marck, Coigny l'aîné, Étienne de Durfort, Ségur l'aîné, Noailles de Poix, Coigny cadet, Dillon, Noailles, La Fayette, comtes de Provence et d'Artois. La liste est curieuse ; ces jeunes écervelés, qui ne songent qu'au plaisir, sont la fleur du premier cercle de la Reine, et plusieurs de leurs noms donnent à penser, promis qu'ils sont à une plus sérieuse histoire.

 

Aux brillantes réceptions du commencement du règne succéda bientôt une solitude singulière. On ne trouvait plus assez de jeunes femmes pour former les quadrilles, et les plus pittoresques ballets n'étaient vus que des musiciens. Un bal dans les grands salons de Versailles, avec dix ou douze dames dansantes, rien de plus glacial. Marie-Antoinette s'en montrait attristée et blessée. C'était elle pourtant qui avait amené cet abandon. Ne marquait-elle point en public des préférences trop visibles ? Ne la voyait-on pas, au lieu d'appartenir à tous, chercher toujours sa petite société intime ? N'avait-elle pas enfin froissé beaucoup de monde par des exclusions peu motivées ? Le Roi regrettait un jour devant elle qu'on eût négligé d'inviter un des hommes de la Cour qu'il estimait le plus : Il danse trop mal ! s'écria la Reine. — Faut-il donc, dit le Roi, que je m'abstienne aussi d'y venir ?

L'hiver de 1777, Versailles est tout à fait déserté. Mercy en explique ainsi les raisons : Insensiblement les femmes de Paris perdent l'habitude d'aller à Versailles, par l'incertitude où elles sont des jours et des heures où elles pourront réussir à faire leur cour, ce qui dépend toujours des dispositions très incertaines que la Reine fait de ses matinées et de ses soirées. D'ailleurs Sa Majesté ayant jusqu'à présent suivi son système d'une société assez restreinte en femmes, nomme presque toujours les mêmes pour être des soupers dans les cabinets. Cette grâce porte sur cinq ou six favorites dont l'âge et le rang ne mériteraient pas cette préférence, et les autres dames les plus distinguées se trouvent exclues d'un honneur auquel elles avaient le plus de droits. Il se joint à cela qu'il n'y a presque plus de femmes à Versailles qui tiennent un état de maison : la surintendante — madame de Lamballe —, par ses prétentions d'étiquette et plus encore par son peu d'usage du monde, attire peu de gens chez elle ; la princesse de Chimay n'a point assez de fortune pour tenir une table ouverte... De la réunion de ces inconvénients, il résulte que les femmes de Paris appelées aux bals de la Reine arrivent à Versailles pour y rester en grand habit jusqu'à dix heures ou dix heures et demie du soir, et revenir ensuite pendant la nuit chercher leur souper à Paris ; et, comme ce tour de fatigue ne leur produit d'ailleurs, dans le courant, aucune part aux distinctions des soupers des cabinets, les femmes susdites sont fort dégoûtées et se dispensent autant qu'elles peuvent des bals de Versailles. Bientôt le jeu ruineux tenu à la Cour acheva d'éloigner les familles, et des nouvellistes constatèrent malignement que Marie-Antoinette devait être bien satisfaite, puisqu'elle était réduite à ses seules amies.

Elle comprit alors la faute commise et combien les souverains ont besoin d'être entourés et soutenus de toutes les fidélités. Elle commença à mieux accueillir ses invités, à recevoir plus de monde aux soupers des cabinets, à traiter les gens suivant le rang ou le mérite, non d'après la sympathie qu'ils lui inspiraient. En même temps, le jeu diminua un peu et la Cour vit déjà, à la fin de 1780, revenir la foule et les fêtes.

Le deuil pour la mort de Marie-Thérèse n'arrêta le mouvement que pendant une saison, et Marie-Antoinette put s'imaginer que la royauté reprenait son ancien prestige. Ces derniers hivers de Versailles ont laissé, en effet, à certains contemporains un souvenir d'élégance, de magnificence et de goût, que les impressions les plus profondes de la période révolutionnaire n'ont pu effacer.

Les bals se donnèrent alors au rez-de-chaussée du Château, dans la petite salle de comédie abandonnée. Elle occupait l'emplacement du vestibule à colonnes qui sert aujourd'hui de passage sur la cour des Princes. On y adossait, du côté des jardins, plusieurs pavillons de bois, conservés dans les magasins des Menus et qui, dressés rapidement et décorés en quelques heures, se prêtaient à une distribution facile et variée. La salle de 1786 fut surtout merveilleuse, et madame de Staël, qui y dansa comme ambassadrice de Suède, en parle comme d'un palais des fées. La description en a été conservée, grâce aux souvenirs d'un jeune page de la chambre, qui y fit ses débuts et y eut sans doute ses premiers succès.

On entrait d'abord, dit-il, dans un bosquet de verdure garni de statues et de buissons de roses et terminé par un temple ouvert où était le billard. La verdure un peu sombre du bosquet rendait plus éclatante l'illumination du billard. A droite, de petites allées conduisaient dans la salle de danse et dans celle de jeu, et, pour conserver aux joueurs le tableau de la danse sans laisser évaporer la chaleur de ce beau salon, on avait clos une des portes par une énorme glace sans tain, transparente au point qu'il fallait y placer un suisse en sentinelle pour empêcher les maladroits de vouloir passer au travers. La salle de bal était un carré long, dans lequel on descendait par quelques marches. Tout autour régnait une galerie qui laissait la liberté de circuler sans nuire à la danse, qu'on pouvait examiner entre les colonnes ; c'était même de là que les personnes non présentées et admises, dans les loges qui entouraient la salle, en avaient la vue, et les pages avaient soin d'y faire porter des rafraîchissements. A l'autre extrémité de la salle de danse était le buffet, qui terminait la perspective de la salle de jeu. Il était dans une demi-rotonde. D'énormes corbeilles de fruits et de pâtisseries séparaient de grandes urnes antiques remplies de liqueurs dont les couleurs s'apercevaient au reflet des lumières. Quatre coquilles de marbre contenaient des jets d'eau qui jaillissaient toute la nuit et répandaient une douce froideur dans la salle de danse, tandis que de nombreux tuyaux de calorifères échauffaient les autres appartements.

Les bals se prolongeaient bien plus tard qu'autrefois, et on avait pris l'habitude de souper seulement à minuit. Il y avait un grand nombre de petites tables d'une douzaine de couverts, où chacun se réunissait à sa société. La famille royale y soupait souvent, sauf le Roi, qui n'arrivait qu'après avoir mangé chez lui, à neuf heures. Il faisait une partie de trictrac et se retirait vers une heure. Aussitôt, la salle s'animait davantage et l'étiquette devenait moins sévère. Les vieux jeunes gens, qui affectaient de ne plus s'amuser au bal, s'y mêlaient à leur tour. Le menuet classique ne reparaissait plus et les danses nouvelles le remplaçaient.

La Reine circulait dans les groupes avec ce pas balancé, cette façon de marcher fière et caressante qui n'était qu'à elle. Elle envoyait aux dames, du bout de l'éventail, les jeunes gentilshommes qui s'attardaient sottement, dans les coins, à causer de politique. Bien qu'elle-même déjà ne dansât plus, elle donnait l'exemple, s'il le fallait, pour mettre l'entrain ; elle se permettait une contredanse ou une colonne anglaise, belle toujours, malgré sa taille un peu forte, grâce à ce teint éblouissant fait pour la lumière des fêtes et qui éclipsait la fraîcheur des plus jeunes. Madame Élisabeth, qui n'avait jamais beaucoup dansé, se laissait tenter aussi à ces dernières heures du bal, les plus vivantes et les plus joyeuses.

Cependant les salons fleuris se vidaient peu à peu. A mesure que les dames se retiraient, les pages, les yeux gros de sommeil, leur présentaient des bouillons et des restaurants et les reconduisaient à leurs voitures. Et c'était, toute la fin de la nuit, sur la route de Sèvres, une file de carrosses comme à la promenade de Longchamp, les torches portées devant et derrière par les laquais faisant, jusqu'à l'aube, un cortège fantastique.

 

Les années passent, les bals s'arrêtent, les spectacles du Château sont suspendus, la Reine est haïe. La fin du règne approche, attristée par le déficit, la misère, les émeutes. Les notables assemblés ont constaté le mal qui ronge le royaume. L'opinion croit qu'on peut le guérir ; un remède a été trouvé, persuadé au Roi, imposé à la Cour ; et, au bruit des applaudissements de Paris et des provinces, qui attendent l'achèvement des réformes commencées, voici que l'an 1789 amène à Versailles les États Généraux.

Le premier mai, les rues sont parcourues par une cavalcade singulière. Les hérauts d'armes et le roi d'armes de France, revêtus de la cotte de velours violet à fleur de lis d'or et montés sur des chevaux blancs, s'avancent, précédés de trompettes de la Grande-Écurie et d'un détachement de gardes françaises. A tous les carrefours, le roi d'armes proclame l'ordre du Roi et l'ouverture des États. Le 4 mai, au matin, on tend les rues de tapisseries du Garde-Meuble, et toute la ville se prépare à la procession qui doit demander pour la grande assemblée les lumières du Saint-Esprit.

Dès la veille, une foule énorme, arrivée de Paris, encombre les places et les avenues. Il y a des familles entières qui n'ont pas trouvé de gîte ; elles ont couché sous les portes ou sont restées debout toute la nuit, malgré une pluie persistante, pour garder leur place au passage de la procession. A l'aube, le temps s'est découvert et promet une claire journée. Les fenêtres se louent à prix d'or ; les toits sont couverts de curieux, surtout du côté de l'église Notre-Dame, où doit avoir lieu le départ et où les députés des trois ordres sont déjà réunis, le cierge à la main.

Après une longue attente, vers dix heures, l'arrivée de la Cour est annoncée. Toute la maison du Roi, les écuyers, les pages à cheval et les fauconniers, l'oiseau au poing, précèdent la grande voiture de cérémonie. Le Roi a Monsieur à sa gauche ; sur le devant est le comte d'Artois ; aux portières, les jeunes ducs d'Angoulême et de Berry et le duc de Bourbon. La voiture de la Reine et des princesses est suivie de tous les carrosses de la Cour, avec le harnachement à hauts plumets. Les cris de Vive le Roi ! saluent le premier passage ; il y a un grand silence ensuite. La famille royale met pied à terre devant la porte de l'église et va attendre dans le chœur que la procession soit formée. M. de Dreux-Brézé et ses aides s'affairent sur les degrés, obtenant à grand'peine que les députés se rangent avec ordre et se classent par bailliages.

On se met en marche. Les bannières des paroisses, les Récollets et le clergé de Versailles sont en tête, et les uniformes de la prévôté de l'hôtel encadrent les surplis et les chasubles. La haie, jusqu'à l'église Saint-Louis, est faite par les gardes françaises et les gardes suisses, qui contiennent la foule. Le Tiers-État chemine, sur deux lignes parallèles ; on est en noir, suivant la tenue imposée par le grand maître des cérémonies, petit manteau de soie, cravate de mousseline blanche, chapeau retroussé de trois côtés ; il n'y a qu'un paysan breton qui ait gardé son costume provincial. On applaudit le Tiers tout entier ; on s'y montre les .députés connus, surtout ce M. de Mirabeau, à la laideur insolente, entre les mains de qui le cierge étonne, mais dont le rôle déjà populaire provoque les vivats.

La Noblesse arrive, et les applaudissements cessent ; elle fait pourtant un beau défilé, avec les broderies et les parements d'or de ses manteaux, avec ses grands chapeaux retroussés à la Henri IV et couverts de plumes blanches, comme on les porte aux bals de la Reine. Un seul député de l'ordre est acclamé ; c'est le duc d'Orléans, qui a refusé de prendre son rang dans la famille royale et qui marche avec le bailliage de Crespy-en-Valois. On salue en lui l'ami du peuple, et plus encore l'adversaire de la Cour, l'ennemi de l'Autrichienne. L'ordre du Clergé vient ensuite, en deux groupes, les curés séparés des évêques par la musique royale. Devant le dais, un détachement de gardes du corps et de gardes suisses rend les honneurs. Les cordons sont tenus par Monsieur, le comte d'Artois, les ducs d'Angoulême et de Berry. L'archevêque de Paris porte le Saint-Sacrement.

Le Roi suit, en habit et manteau de drap d'or, ayant, comme tout le monde, le cierge à la main, et entouré des grands officiers de la Couronne. La Reine marche un peu en arrière, sur la gauche, en tête de la file des princesses et des dames de la Cour. La file de droite commence par le jeune duc de Chartres, puis les autres princes du sang et les ducs et pairs. La procession s'avance, sous un beau soleil de printemps, par la rue Dauphine, la place d'Armes et la rue de Satory, et gagne l'église Saint-Louis, où elle recevra la bénédiction solennelle.

A l'endroit où le coup d'œil est le plus brillant, à un balcon de la Petite-Écurie, un enfant malade, maigre et pâle, regarde, couché sur des coussins. C'est le fils aîné de Louis XVI, Louis, dauphin de France. Ses yeux cernés d'ennui et de souffrance s'animent un instant devant le spectacle qui se déroule devant lui. C'est le dernier plaisir qu'il aura, car dans un mois il sera mort. Et sa mère, qui le sait condamné, du milieu du cortège qui étincelle sur la place d'Armes, lève la tête et cherche à sourire au balcon du petit Dauphin.

Elle continue à marcher, assombrie, avec ce grand air triste que remarquent les contemporains. La foule, qui se tait, la suit du regard ; elle sent l'hostilité sourde de tout un peuple. Soudain, un cri part à côté d'elle : Vive Orléans ! Vive le duc d'Orléans ! C'est un groupe de femmes venues de Paris, qui la salue de cette insulte ; et quelle intonation de haine, quel cri de mort que cet odieux vivat ! Le Roi feint de ne pas entendre ; mais Marie-Antoinette, frappée en plein cœur, pâlit, s'arrête, chancelle. Les princesses doivent la soutenir pour qu'elle puisse reprendre ses forces et aller jusqu'au bout de la triste marche.

Le lendemain de la procession avait lieu l'ouverture des États. La grande salle à colonnades doriques avait été construite deux ans plus tôt pour l'assemblée des notables, dans la cour de l'hôtel des Menus. Au milieu d'une estrade qui occupait tout le haut de la salle, Louis XVI était assis, le Régent à son chapeau, sous un immense baldaquin de velours violet semé de fleurs de lis d'or, à longues franges d'or. A sa gauche, au bas du trône, la Reine, en habit violet et jupe blanche en pailleté d'argent, avait dans les cheveux une plume de héron et un simple bandeau de diamants. Les princes et les officiers de la Couronne les entouraient ; sur des gradins aux côtés de l'estrade, les dames étalaient les grandes toilettes de madame Éloffe, les toilettes d'États Généraux. Aux pieds du Roi, le garde des sceaux. Plus bas, le banc des ministres et secrétaires d'État, devant une longue table recouverte de velours violet ; parmi les ministres d'épée et de robe, M. Necker en habit de ville. A droite de la salle, le Clergé ; à gauche, la Noblesse ; au fond, aussi nombreuse à elle seule que les ordres privilégiés, la multitude noire du Tiers-État. Dans les entrecolonnements et les tribunes, le public, environ deux milliers de personnes, les dames parées au premier rang.

Le Roi parlait d'une voix nette et assez ferme. Toute l'assemblée était debout, tête nue, dans la lumière adoucie qui tombait des grandes baies sur les tentures, les colonnes et les tapis. C'était une mise en scène grandiose et symbolique. La nation était bien représentée là, telle que les derniers siècles monarchiques l'avaient constituée. Tout en haut, le Trône, dans sa pompe traditionnelle, entouré de la Cour et appuyé sur ses deux soutiens, le Clergé et la Noblesse. En bas, le Tiers, qui se tenait à son humble place, sans costume d'apparat, sans plumes et sans broderies, mais fort de son nombre et de ses droits, le Tiers qui n'était rien encore dans l'État, ou presque rien, et qui demain allait être tout.

Pour la dernière fois, Marie-Antoinette paraissait en reine de l'ancien régime, dans une cérémonie publique. Elle semblait en deviner quelque chose, et dissimulait mal son émotion sous les sourires officiels et les saluts de la tête distribués à tous. Tandis que le Roi prononçait son discours, promesse de justice et de dévouement à son peuple, tandis que le long rapport de Necker sur l'état des finances se déroulait devant l'attention soutenue et avide de l'auditoire, la Reine songeait aux choses nouvelles que cette journée inaugurait pour la royauté. Ses yeux distraits erraient sur ces fronts d'inconnus, venus de tous les coins de la France, qui représentaient la nation et en qui elle sentait vaguement la puissance de l'avenir. Elle se demandait avec inquiétude combien d'amis elle pouvait avoir dans cette foule, combien de défenseurs l'héritage de ses enfants y compterait à l'heure décisive. Mais sans cesse elle rencontrait, tourné vers elle, le regard ironique du duc d'Orléans, et chaque fois revenait à son oreille, comme une menace obsédante, le cri de la veille, le cri d'insulte des femmes de Paris, avec l'intonation sinistre.