MARIE-ANTOINETTE, DAUPHINE

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — MARIE-ANTOINETTE ET MADAME DU BARRY.

 

 

Le ministère de M. d'Aiguillon. — Dangers nouveaux pour Marie-Antoinette. — Dame d'atours nommée par madame du Barry. — Entretien de M. de Mercy et du Roi. M. de Mercy chez la favorite. — Obstination de Marie-Antoinette. — Influence de Mesdames. — Intervention de Marie-Thérèse. — La Dauphine instrument de la politique autrichienne. — Marie-Antoinette et le partage de la Pologne. — Hostilité de la Cour contre madame du Barry. — Les dames de la Dauphine. — Mariage du comte d'Artois. — Dernières tentatives de rapprochement entre madame du Barry et la famille royale. — Échec infligé par Marie-Antoinette à M. d'Aiguillon.

 

DEPUIS son arrivée à Versailles, les événements se précipitaient autour de Marie-Antoinette. Choiseul était tombé en décembre ; avril avait vu l'installation du nouveau Parlement ; mai, le mariage du comte de Provence ; le mois de juin amena le duc d'Aiguillon au ministère. Le Roi ne s'était pas décidé sans peine ; la dame avait pleuré tout un soir pour obtenir cette grâce, promise depuis des mois. Quoi qu'il en fût, c'était la décisive victoire du parti du Barry, qui donnait son Choiseul à la nouvelle Pompadour et mettait la monarchie à sa merci. Il pouvait en sortir, pour la Dauphine, de fâcheuses conséquences. Non que l'alliance fût sérieusement menacée : Louis XV tenait à son œuvre, et l'état de l'Europe ne permettait pas au nouveau ministre, quel que fût son désir secret, de tenter pour le moment d'autres combinaisons que celles de son prédécesseur. Mais il y avait bien des façons de nuire à la fille de Marie-Thérèse et de lui faire expier les leçons d'honnêteté allemande qu'elle s'était permis de donner à Versailles.

A présent que l'influence de la Du Barry n'avait plus de contrepoids, rien n'empêchait de diminuer Marie-Antoinette auprès du Roi par l'insinuation, la médisance, les silences perfides. Il était facile, au dehors, de la dépeindre légère, folle de plaisirs et bien inquiétante comme reine future, de détruire en ce mobile miroir de l'opinion la rayonnante image qui s'y était tracée. Les pamphlets qui traînaient dans la boue la favorite pouvaient servir à jeter sur la blanche robe de la Dauphine quelques légères éclaboussures, plus dangereuses pour l'innocence que tant d'ordures débitées en vain ne l'avaient été pour le vice. On pouvait enfin éloigner d'elle, sous divers prétextes, les conseillers qui l'avaient sauvée de plusieurs mauvais pas et remplir sa maison de créatures hostiles, désignées par madame du Barry.

Ce dernier point est, en ce moment, le plus grave. La comtesse de Noailles, bien qu'on y pense, est difficile à déloger de sa charge de dame d'honneur ; mais Marie-Antoinette comprend le danger, quand il s'agit de nommer une survivancière à sa dame d'atours, la duchesse de Villars. Fort d'un engagement obtenu de Marie-Josèphe de Saxe, M. de la Vauguyon propose sa belle-fille, la duchesse de Saint-Mégrin. Ce serait organiser l'espionnage du parti au milieu même de l'appartement de la Dauphine, au second poste de sa maison. Elle s'en irrite chez Mesdames, déclare qu'elle ne souffrira pas cette indignité. Mais elle n'ose point parler au Roi ; la timidité de Mesdames la gagne ; depuis l'affaire de la comtesse de Gramont, elle a perdu son aisance d'enfant et l'image de madame du Barry est sans cesse entre elle et son grand-père. Elle attend donc, tremble, perd du temps.

De l'autre côté, on fait agir toutes les influences, dans la fièvre des candidatures traversées. Madame de Villars, très malade, dicte pour le Dauphin une lettre pressante : Le zèle et l'attachement de M. de la Vauguyon pour votre personne semble donner à sa belle-fille les plus grands droits à votre protection. Mais la parole positive de feue Madame la Dauphine est, si j'ose le dire, une obligation pour vous de solliciter auprès du Roi l'exécution de ce qu'il a bien voulu promettre lui-même. C'est une dette de votre auguste mère que vous acquitterez. Le Dauphin ne se soucie plus de contenter son vieux gouverneur, mais le souvenir de sa mère ne le laisse pas indifférent ; sans rien dire à Marie-Antoinette, il demande au Roi la nomination de madame de Saint-Mégrin. En même temps que sa lettre, le Roi en reçoit une de la Dauphine, le suppliant avant tout d'écarter un tel choix et de désigner la survivancière parmi ses dames. Les deux réponses partent ensemble : Mon cher fils, avec la répugnance que vous savez que Madame la Dauphine a dans ce moment-ci et qui est personnelle à madame de Saint-Mégrin, voudriez-vous lui donner ce chagrin-là ? Du côté de Marie-Antoinette, le Roi consent à l'exclusion demandée, la duchesse proposée étant trop jeune pour une charge aussi importante ; mais il ajoute que sa chère fille est elle-même bien jeune pour choisir sa darne d'atours.

Madame de Villars meurt et Marie-Antoinette se décide à parler au Roi : Papa, j'espère que vous me donnerez une de mes dames ?Non, sûrement, dit le Roi, et je compte que vous recevrez mon choix avec respect. La princesse reste tout agitée, craignant madame de Valentinois, madame de Montmorency, madame de Laval, toutes les soupeuses. Enfin, un simple billet paternel l'avertit que M. d'Aiguillon vient d'être envoyé à Paris pour offrir la charge à madame de Cossé-Brissac. La duchesse de Cossé, à vrai dire, n'appartient pas à la clique ; c'est une jeune mère de famille sans reproche et peu désireuse de vivre à la Cour ; mais le duc est un ami personnel de madame du Barry, un des favoris de la sultane ; c'est lui qui a sollicité la place et qui oblige sa femme à l'accepter. M. de la Vauguyon a donc pris sa revanche, et Marie-Antoinette est consternée. Mercy rédige sa réponse au Roi, en y laissant des gaucheries qui feront croire qu'elle est spontanée : Aussitôt que j'ai reçu votre billet, mon cher papa, j'ai écrit à madame de Cossé pour lui apprendre votre choix. Elle m'a répondu fort honnêtement ; elle ne pourra venir ici que samedi ; j'espère qu'elle justifiera votre choix et tout le bien qu'on vous a dit d'elle.

Quand Marie-Antoinette a transcrit ces lignes, qu'elle sait qu'on lira chez madame du Barry, elle se retire pour être seule et pleurer de rage. Ses désillusions grandissent tous les jours ; cette Cour de Versailles, qu'elle a rêvée si belle, où elle devait tenir le premier rang, il ne lui reste même plus le droit d'y désigner les dames avec qui elle doit vivre. Hors les futilités du plaisir, ses désirs ne sont comptés pour rien ; c'est toujours la même puissance capricieuse, la même volonté cachée qui gouverne, dans les petites comme dans les grandes choses, qui fait les dames d'atours aussi sûrement qu'elle défait les ministres.

Ces cabinets où régnait la favorite, cet antre ténébreux où se tramaient, selon Marie-Antoinette, tant de complots contre sa dignité et son repos, M. de Mercy y pénétra un jour et, en bon diplomate qu'il était, s'avisa qu'il serait ingénieux de s'y faire lui-même une place. Ce n'est pas sans quelques précautions qu'il fit part à l'Impératrice, pour la première fois, dans ses lettres de Compiègne, de cette nouvelle façon de servir les intérêts de sa fille : J'étais prié à souper chez la comtesse de Valentinois ; je m'y rendis avec le nonce et l'ambassadeur de Sardaigne. Nous y trouvâmes le duc et la duchesse d'Aiguillon, le duc de la Vrillière, une dame du palais, d'autres dames du service de madame la comtesse de Provence, et la comtesse du Barry. C'était la première fois que je me trouvais vis-à-vis de cette femme. L'ambassadeur de Sardaigne lui parla d'abord comme à une personne avec laquelle on est en connaissance ; le nonce marqua beaucoup d'empressement à se mêler à la. conversation. Je crus devoir observer plus de réserve, et ce ne fut qu'après que la favorite m'eût adressé la parole que je me livrai à causer tout naturellement avec elle. Je reçus de sa part plus de distinctions que n'en avaient éprouvé les autres. Je ne me mis point à table, et la comtesse du Barry, sous prétexte qu'elle devait être rentrée chez elle avant onze heures, ne soupa pas non plus. La conversation fut interrompue par le duc d'Aiguillon qui, en me prenant à part, m'apprit que le Roi voulait me parler en particulier et qu'il l'avait chargé de me proposer de me rendre le lendemain, au retour de la chasse, chez la comtesse du Barry, où Sa Majesté me verrait. Je répondis sans hésiter que je me rendrais partout où le Roi l'exigerait.

Mercy ne douta point, et en fit convenir d'Aiguillon en souriant, que le but réel du Roi ne fût de le faire aller chez la favorite. Le surlendemain, la Dauphine, recevant le matin les ambassadeurs, s'approche du comte et glisse à mi-voix : Je vous fais compliment de la bonne compagnie où vous avez soupé dimanche. — Madame, répond Mercy, il y aura aujourd'hui même un événement bien plus remarquable, dont j'aurai l'honneur de rendre compte demain à Votre Altesse Royale. Cet événement est l'audience du Roi, qui doit être précédée de l'entrevue combine avec madame du Barry. L'ambassadeur s'est prêté au piège ; ce tête-à-tête diplomatique avec une jolie femme ne l'effraye point, et il se prépare à mettre ses meilleurs madrigaux au service de son Impératrice.

Le duc d'Aiguillon, raconte-t-il, m'avait donné rendez-vous au château à sept heures ; il vint m'y trouver et, me disant que le Roi, de retour de la chasse, achevait de s'habiller, il me conduisit chez madame du Barry. Elle me pria de m'asseoir à côté d'elle. Le duc d'Aiguillon, sous prétexte de voir un portrait qui était dans la pièce voisine, y emmena trois personnes qui se trouvaient présentes. La favorite prit ce moment pour me dire qu'elle était très aise que l'idée du Roi, de me parler chez elle, la mît à portée de faire ma connaissance. Elle voulait s'en prévaloir pour me conter un sujet de peine qui l'affectait beaucoup. Elle n'ignorait pas que, depuis longtemps, on s'était occupé à la détruire dans l'esprit de Madame la Dauphine et que pour y parvenir on avait eu recours aux calomnies les plus atroces, en osant lui attribuer des propos peu 'respectueux sur la personne de Son Altesse Royale ; bien loin d'avoir à se reprocher une faute aussi énorme, elle s'était toujours jointe à ceux qui faisaient les justes éloges des charmes de Madame l'Archiduchesse ; quoique cette princesse l'eût constamment traitée avec rigueur et une sorte de mépris, elle ne s'était jamais permis de plaintes contre Son Altesse Royale, mais uniquement contre ceux qui lui inspiraient ces mouvements d'aversion ; enfin le Roi allait venir, et elle me priait de vérifier ce qu'elle m'avait dit pour sa justification.

Mercy proteste qu'il ignore chez la Dauphine des sentiments aussi contraires à son caractère ; ils seraient, à coup sûr, fort injustes pour la belle personne qui en serait l'objet. Il met peu à peu la causerie sur un ton de galanterie qu'on devine ; et, tout heureuse de ne pas rencontrer d'hostilité, la Du Barry devient expansive, raconte à l'ambassadeur comment elle s'est établie à Versailles, ce qu'elle sait du caractère du Roi, ce qu'elle imagine pour le désennuyer, ce qu'elle pense de diverses gens de la Cour. Jamais peut-être elle n'en a tant dit à un étranger ; mais sa belle-sœur, la surveillante qui la garde à vue pour le compte de M. d'Aiguillon, a été cette fois écartée d'autorité, et sa légèreté l'amène vite au bavardage aimable et banal qui lui est naturel. C'est un moment de la conversation que M. de Mercy omettra de raconter à l'Impératrice, mais dont il compte bien tirer avantage par la suite.

Les confidences sont interrompues par l'arrivée du Roi, qu'on entend monter le petit escalier. Dois-je me retirer, Monsieur ? dit madame du Barry. Le Roi, qui ne semble aucunement gêné d'être appelé ainsi devant l'ambassadeur, dit en effet qu'il veut être seul et, dès que la favorite est sortie, entame un discours embarrassé, tout d'allusions et de réticences : Jusqu'à présent, Monsieur, dit-il à peu près à Mercy, vous avez été l'ambassadeur de l'Impératrice ; je vous prie d'être le mien, au moins pour quelque temps. J'aime Madame la Dauphine de tout mon cœur, je la trouve charmante ; mais, étant jeune et vive, ayant un mari qui n'est pas en état de la conduire, il est impossible qu'elle évite les pièges que l'intrigue lui tend. Je sais que l'Impératrice vous accorde sa confiance ; cela me détermine donc à vous donner la mienne, et je m'en rapporte à vous des soins que vous croirez pouvoir prendre pour surveiller un objet qui intéresse mon bonheur et celui de la famille royale. — Sire, répond Mercy, les préceptes de conduite donnés à Madame la Dauphine à son départ de Vienne se bornent à deux points : celui d'aimer, de respecter Votre Majesté et de lui marquer obéissance en tout, Sa Majesté Impériale sachant trop ce qu'elle devait se promettre de l'amitié de Votre Majesté dans l'usage qu'elle ferait de son autorité sur Madame l'Archiduchesse. Le second point recommandé a été de chercher à se concilier la tendresse, l'estime et la confiance de M. le Dauphin, de vivre en bonne amitié avec la famille royale et de s'unir à elle pour contribuer au bonheur de Votre Majesté. Si Madame la Dauphine s'est écartée en quelque chose de ce précepte, je crois pouvoir assurer qu'il n'y entre ni projet, ni moins encore de mauvaise volonté, et si Votre Majesté veut bien lui expliquer elle-même ses intentions, elle trouvera à coup sûr l'empressement le plus tendre à lui obéir et à lui plaire. C'est riposter avec adresse et parer à la fois de tous les côtés.

Le Roi, poussé au pied du mur, avoue qu'il répugne à avoir des explications avec ses enfants ; mais il remarque, dit-il, chez Madame la Dauphine des préventions, des haines qui lui sont évidemment suggérées : elle affecte de traiter mal des personnes qu'il admet dans sa société particulière ; sans s'étonner de ses préférences, on lui demande d'accorder à toute personne présentée le traitement que celle-ci est en droit d'attendre ; le contraire donne lieu à des scènes et échauffe l'esprit de parti. Voyez souvent Madame la Dauphine, conclut le Roi. Je vous autorise à lui dire tout ce que vous voudrez de ma part ; on lui donne de mauvais conseils, il ne faut pas qu'elle les suive. Vous voyez ma confiance, puisque je vous dis ce que je pense sur l'intérieur de ma famille.

C'est une confidence embarrassante, bien qu'aucun nom ne soit prononcé, ni celui de madame du Barry, ni celui de Mesdames ; et M. de Mercy essaie vainement, avec toutes les ressources de sa parole de diplomate, de faire comprendre à Louis XV que ce n'est pas à lui, ministre étranger, que le Roi de France devrait s'adresser pour faire tenir à sa petite-fille des commissions aussi délicates. Le Roi, de plus en plus gêné, rappelle madame du Barry et M. d'Aiguillon, qui se tiennent à l'écart dans le passage d'un cabinet de toilette, et la conversation dure encore un peu, sur la famille impériale, sur le roi de Prusse, sur la guerre que les Turcs font à la Russie : Il est tard, dit le Roi, je vais souper avec mes enfants. Et, comme il sort et que Mercy va se retirer, la maîtresse et le ministre insistent pour qu'il revienne souvent, 'aussi simplement qu'il est venu, causer d'affaires avec le Roi.

Il entre dans les secrets désirs de l'ambassadeur de profiter jusqu'au bout de cette aventure. Déjà même il est plus avancé qu'il ne l'avoue dans le récit arrangé pour sa souveraine ; il est devenu, en deux jours, l'ami de madame du Barry et le confident du Roi, et il en marque sa surprise à M. de Kaunitz, avec qui il est plus à l'aise : Quoique je passe ma vie ici à voir des choses extraordinaires, je ne puis souvent me les représenter que comme des rêves. Il ajoute que les conversations qu'il a eues avec madame du Barry lui permettent de porter sur elle un jugement sérieux : Elle a un assez bon maintien, mais son langage tient très fort de son ancien état. Elle paraît avoir peu d'esprit, beaucoup de sensibilité pour tout ce qui peut tenir aux petites vanités des femmes de son espèce. Elle n'a aucune apparence de penchant à la méchanceté, à la vengeance ou autres passions haineuses. En sachant s'y prendre, il est très facile de la faire parler, et on pourrait de ce côté-là en tirer parti dans bien des occasions... Tout son désir est que Madame la Dauphine lui adresse une fois la parole.

Telle est, en effet, la seule affaire pour laquelle, dans les petits appartements, on ait besoin du comte de Mercy. Compliments, cajoleries, audiences intimes, familiarités du Roi, coquetteries de la dame, tout n'a qu'un but : obtenir que Marie-Antoinette, à n'importe quel moment, au cercle par exemple, en faisant son tour, dise un mot, quel qu'il soit, à madame du Barry et reconnaisse ainsi son existence de femme de la Cour.

L'ambassadeur s'est bien promis de décider Marie-Antoinette à satisfaire le Roi. Il lui rapporte l'entretien et l'embarrasse dans un dilemme : Si Madame l'Archiduchesse veut annoncer par sa conduite publique qu'elle connaît le rôle que joue à la Cour la comtesse du Barry, sa dignité exige qu'elle demande au Roi d'interdire à cette femme de paraître désormais au cercle ; si, au contraire, elle veut sembler ignorer le vrai état de la favorite, il faut la traiter sans affectation comme toute femme présentée et, lorsque l'occasion s'offrira, lui adresser la parole, ne serait-ce qu'une fois, ce qui fera cesser tout prétexte spécieux de récriminations. Mercy conseille avant tout une explication de quelques minutes avec le Roi, où Marie-Antoinette sera bien moins embarrassée que lui devant son désir filial de le contenter ; elle y verra quelle facilité elle aurait à s'emparer de ce cœur, pour peu qu'elle cessât de le blesser.

La jeune femme, très docile pour écouter, comprenant à merveille, mais d'adhésion toujours rebelle, n'obéit pas à ce conseil. Vainement, à la chasse, le Roi vient auprès d'elle, monte dans sa calèche, l'assied sur ses genoux, cherchant à l'incliner à une moins farouche humeur. Mercy revient à la charge, tous les jours, en personne ou remplacé par l'abbé de Vermond ; mais chaque soir leur œuvre est détruite par Mesdames : Surtout, pas un mot au Roi ! ordonnent-elles. La peur qu'elles inspirent l'emporte ; Marie-Antoinette déclare à Mercy que décidément le courage lui manque, et tout ce qu'elle peut promettre, c'est d'adresser une fois la parole à la favorite.

Le dimanche suivant, il y a, comme d'habitude, grand couvert et jeu. Madame du Barry, avertie par l'ambassadeur des dispositions nouvelles, vient au cercle avec madame de Valentinois. Aucune femme ne lui parle, Mesdames et la Dauphine donnant le ton. Marie-Antoinette appelle son conseiller : J'ai bien peur, monsieur ; mais soyez tranquille, je parlerai. Elle l'envoie causer avec la favorite, car le jeu va finir et elle veut le trouver au point difficile du salon quand elle y arrivera. Elle commence, en effet, sa tournée, dit un mot à chacune des dames ; elle approche, n'est plus qu'à deux pas, quand Madame Adélaïde, qui se doute de quelque faiblesse et ne la perd pas des yeux, élève la voix : Il est temps de s'en aller, partons ; nous irons attendre le Roi chez ma sœur Victoire. A ce mot, Marie-Antoinette, rougissante, tourne le dos, suit sa tante. Tout le monde regarde madame du Barry, qui dévore un affront de plus.

 

Cette petite bouche fière qui reste fermée, dont le silence trouble un Roi, sa favorite, ses ministres, et donne à penser à l'Europe entière, quelle force saura l'ouvrir ? Si Marie-Antoinette a manqué de parole à M. de Mercy, elle est sûre du moins de n'avoir pas manqué à sa propre dignité. Son hostilité ne vient pas seulement de Mesdames, comme il plaît à l'ambassadeur de le dire ; c'est la révolte inévitable de l'innocence contre les vilenies qui lui ont révélé le mal, c'est la répulsion de l'hermine à certains contacts. Marie-Antoinette suit un sentiment semblable à celui qui inspire leur attitude à tant de femmes désintéressées de l'intrigue et simplement honnêtes, à cette comtesse d'Egmont, qui refuse son portrait à son royal ami Gustave III, s'il ne prend l'engagement de n'avoir jamais chez lui celui de la Du Barry, à cette madame de Brancas, qui se fait renvoyer du service de la comtesse de Provence, pour avoir dit tout haut ce que tant de gens pensent tout bas.

Il n'y a pas autre chose chez la Dauphine qu'une répugnance d'honnêteté native, contre laquelle viendront échouer l'habileté et les bonnes intentions de Mercy. Elle a été trop bien élevée, en des principes trop solides de conduite, pour admettre les compromis qu'on lui propose. Il n'est qu'une autorité au monde qui puisse l'y décider, celle-là même qui lui a enseigné la droiture et qui a veillé sur la pureté de son cœur. Et voici Marie-Thérèse elle-même appelée en scène et se croyant le devoir de gronder sa fille, d'appuyer, par des conseils précis qu'on s'étonne de rencontrer sous sa plume, les sollicitations de Louis XV.

Marie-Antoinette savoure encore la petite satisfaction du dépit causé à madame du Barry, quand elle reçoit de Vienne de grondeuses paroles : Cette crainte et embarras de parler au Roi, le meilleur des pères ! Celle de parler aux gens à qui on vous conseille de parler ! Avouez cet embarras, cette crainte de dire seulement le bonjour. Un mot sur un habit, sur une bagatelle vous coûte tant de grimaces ! Pures grimaces, ou c'est pire. Vous vous êtes donc laissé entraîner dans un tel esclavage que la raison, votre devoir même n'ont plus de force de vous persuader. Je ne puis plus me taire. Après la conversation de Mercy et tout ce qu'il vous a dit que le Roi souhaitait et que votre devoir l'exigeait, vous avez osé lui manquer ! Quelle bonne raison pouvez-vous alléguer ? aucune. Vous ne devez connaître ni voir la Barry d'un autre œil que d'être une dame admise à la Cour et à la société du Roi. Vous êtes la première sujette de lui, vous devez l'exemple à la Cour, aux courtisans, que les volontés de votre maître s'exécutent. Si on exigeait de vous des bassesses, des familiarités, ni moi ni personne ne pourrait vous les conseiller ; mais une parole indifférente, de certains regards, non pour la dame, mais pour votre grand-père, votre maître, votre bienfaiteur !

En son français ordinairement clair, mais irrité ici jusqu'à l'incorrection, Marie-Thérèse se montre bien durement fâchée. Chez sa fille, le sang de Lorraine s'émeut, elle court s'enfermer dans son cabinet et, toute respectueuse qu'elle soit : Vous pouvez être assurée, répond-elle, que je n'ai pas besoin d'être conduite par personne pour tout ce qui est de l'honnêteté. J'ai bien des raisons de croire que le Roi ne désire pas de lui-même que je parle à la Barry, outre qu'il ne m'en a jamais parlé. Il me fait plus d'amitiés depuis qu'il sait que j'ai refusé et, si vous étiez à portée de voir comme moi tout ce qui se passe ici, vous croiriez que cette femme et sa clique ne seraient pas contents d'une parole, et ce serait toujours à recommencer... Je ne dis pas que je ne lui parlerai jamais, mais je ne puis convenir de lui parler à jour et heure marqués, pour qu'elle le dise d'avance et en fasse triomphe. Je vous demande pardon de ce que je vous ai mandé si vivement sur ce chapitre ; si vous aviez pu voir la peine que m'a faite votre chère lettre, vous excuseriez bien le trouble de mes termes.

M. de Mercy, qui a trouvé le moyen de gagner madame du Barry et de devenir pour elle, en peu de temps, une sorte d'officieux et de confident, est moins heureux, dans sa diplomatie féminine, auprès de la petite princesse à qui il prodigue son dévouement avec plus de sincérité. Cet honnête homme d'ambassadeur, habitué à entretenir des filles d'opéra, n'entre pas aisément dans une âme qui est encore exactement une âme de jeune fille. Il ne comprend pas que Marie-Antoinette conçoive d'elle-même son devoir autrement qu'on ne le lui montre. S'imaginant toujours que sa résistance tient à Mesdames, il croit qu'il suffira de la détacher de Mesdames pour que tout s'arrange. Désormais ses principales démarches vont à ce but : rapports à l'Impératrice, instructions à l'abbé de Vermond, longues audiences chez la Dauphine, tout est destiné à détruire l'influence contraire à ia sienne : La conduite de Mesdames, répète-t-il à Marie-Antoinette, n'a jamais été que légèreté, inconséquence et faiblesse ; ont-elles jamais su gagner la confiance de leur père, ni l'affection de personne ? incapables de se diriger elles-mêmes, comment pourraient-elles guider autrui ? Elles sont versatiles autant que mal inspirées ; n'a-t-on pas vu Madame Adélaïde, après avoir détesté sans mesure madame de Pompadour, se jeter ensuite dans ses bras et recevoir un confesseur de son choix ? N'en fera-t-elle pas autant avec madame du Barry, laissant la Dauphine seule aux prises avec les haines soulevées en commun ? Ne met-elle pas déjà la princesse sur la brèche, à toute occasion et non sans ménager en sous-main les gens de la favorite ?

Il n'arrive de Vienne qu'une répétition de ces propos. Le prince de Kaunitz n'a pas dédaigné, entre deux négociations avec la Prusse sur les affaires de Pologne, de rédiger toute une consultation sur le cas de madame du Barry, sur la façon de considérer ces sortes de personnes et sur les pernicieuses influences que subit la chère archiduchesse. Les lettres de Marie-Thérèse sont pleines de Mesdames. Elle admirait autrefois leurs vertus et leurs talents ; le ton a maintenant bien changé : Vous n'agissez que par vos tantes. Je les estime, je les aime, mais elles n'ont jamais su se faire aimer ni estimer, ni de leur famille, ni du public, et vous voulez prendre le même chemin !... Le chapitre de vos tantes est cause de tous vos faux pas. A force de bonté et coutume de se laisser gouverner par quelques-uns, elles se sont rendues odieuses, désagréables et ennuyées pour elles-mêmes, et l'objet des cabales et tracasseries... Est-ce que mes conseils, ma tendresse méritent moins de retour que la leur ? Je l'avoue, cette réflexion me perce le cœur.

Marie-Antoinette élude d'abord ces attaques émues, puis, lorsqu'il faut enfin répondre : Quand je vous ai écrit, dit-elle, ma chère maman, que je ne prenais pas d'avis pour l'honnêteté, je voulais dire que je n'avais pas consulté mes tantes. Quelque amitié que j'aie pour elles, je n'en ferai jamais de comparaison avec ma tendre et respectable mère. Je ne crois pas m'aveugler sur leurs défauts, mais je crois qu'on vous les exagère beaucoup. Ainsi ce jeune cœur reconnaissant défend de son mieux les vieilles filles égoïstes, pour l'accueil qu'il a reçu d'elles et qui a réchauffé un peu son premier isolement.

Ce sont Mesdames encore que poursuit, chez madame du Barry, ce Mercy dont Marie-Antoinette ne soupçonne pas les médisances adressées à Vienne. Il charge toujours les tantes, au bénéfice de sa princesse, dans les causeries répétées qu'il obtient de la favorite ; il persuade celle-ci que la Dauphine n'a pour elle ni penchant, ni haine, et ne lui donnerait jamais lieu de se plaindre, si elle n'était subjuguée. Madame du Barry accepte aisément ce qu'elle désire, et tourne son animosité contre Mesdames et la comtesse de Narbonne. De là des plaintes au Roi, des pleurs, des scènes ; elle cherche à présent, n'ayant pu vaincre leurs répugnances, à détacher le père de ses enfants. En attendant, les grâces demandées par les princesses sont uniformément refusées, et on parle de les exclure des petits voyages, que leur mauvaise humeur rend insupportables.

La Dauphine échappe pour le moment à ces menaces et, d'ailleurs, n'aurait pas à craindre, d'une femme comme la favorite, une haine bien farouche ni bi n suivie. Mais les hommes qui vivent de la liaison royale, et tout d'abord M. d'Aiguillon, donnent à Mercy des inquiétudes singulières. Son rapport du 19 décembre 1771 révèle l'inquiétante situation déjà faite à Marie-Antoinette par l'âpreté des luttes de Versailles : Eu égard au caractère des gens qui gouvernent le Roi, on ne saurait étendre trop loin les soupçons sur les effets possibles de leur méchanceté. Le Roi, sans être vieux par le nombre des années, l'est beaucoup par suite de la vie qu'il mène ; il s'affaisse, il pourrait manquer dans peu. Le parti dominant ne peut envisager cette époque sans frémir, surtout en supposant à Madame la Dauphine une haine et un esprit de vengeance que ces gens-là mesurent sur leur propre façon de penser et d'agir. Ils voient d'ailleurs que Madame la Dauphine prend un empire décidé sur M. le Dauphin et que par conséquent leur sort sera un jour entre ses mains. Ces réflexions, fondées sur la peur qu'occasionne toujours une mauvaise conscience, peuvent produire d'étranges effets de la part de gens atroces, qui ne verraient plus de moyens de se sauver et qui n'auraient plus rien à ménager.

A ces graves considérations il est difficile de donner d'autre interprétation que celle-ci : Si la princesse paraît animée elle-même d'une haine implacable, annonçant à de tels adversaires un avenir sans pardon, elle peut s'attendre à toutes les extrémités ; pour se défaire d'une Dauphine, qui est bien peu de chose tant qu'elle n'a pas donné d'héritier au trône, on aura recours aux pires calomnies ; on ira jusqu'à proposer son renvoi ; qui sait même si Mercy ne pense pas à ce moyen terrible dont on a parlé tant de fois, sans l'avoir jamais reconnu, et qui épouvante depuis des années la Cour de France, le poison ?

Marie-Antoinette a grand'peine à s'inquiéter d'un avenir qui lui semble aussi lointain et à deviner cette noirceur qui fait trembler. Mais, à force d'y revenir et d'y fixer son esprit flottant, ses conseillers sont parvenus à éveiller ses craintes sur la rupture de l'Alliance. Or, tout ce qu'elle connaît de politique et tout ce qui lui tient au cœur se résume en cette union des deux maisons qu'elle personnifie et qu'on lui montre dangereusement menacée par sa faute. Cette intimidation réussit. L'enfant prend une grande résolution, et parle à madame du Barry, le 1er janvier 1772 : Madame ma très chère mère, je ne doute point que Mercy ne vous ait mandé ma conduite du jour de l'an et j'espère que vous en aurez été contente. Vous pouvez bien croire que je sacrifierai toujours tous mes préjugés et répugnances, tant qu'on ne nie proposera rien d'affiché et contre l'honneur. Ce serait le malheur de ma vie, s'il arrivait de la brouillerie entre mes deux familles ; mon cœur sera toujours pour la mienne ; mes devoirs ici seront bien durs à remplir. Je frémis de cette idée ; j'espère que cela n'arrivera jamais et qu'au moins je n'en fournirai jamais le prétexte.

Qu'avait donc fait Marie-Antoinette pour consolider à nouveau l'alliance de la Maison de France et de la Maison d'Autriche ? Le jour de l'an, au grand défilé chez elle des dames de la Cour, quand madame du Barry s'était présentée avec la duchesse d'Aiguillon et la maréchale de Mirepoix, la Dauphine avait d'abord parlé à la duchesse, puis, passant devant la favorite, elle avait dit en la regardant : Il y a bien du monde aujourd'hui à Versailles.

Il y a bien du monde aujourd'hui ! A ces simples paroles, la Cour est en révolution ; le soir, le Roi accueille la Dauphine les bras tendus pour l'embrasser, et l'accable de démonstrations de tendresse ; chez le duc d'Aiguillon, on célèbre sa bienveillance, sa grâce, sa modération. Chez Mesdames, au contraire, c'est une indignation violente, et l'exaltée comtesse de Narbonne va jusqu'à parler de trahison. On y fait même si fâcheuse mine à Marie-Antoinette qu'elle dit à Mercy, déjà presque au repentir : J'ai parlé une fois, mais je suis bien décidée à en rester là ; cette femme n'entendra plus le son de ma voix.

Un grand pas cependant a été franchi par la Dauphine. Elle a secoué tout à fait le joug de ses tantes et, pendant quelque temps, elle accepte de suivre exactement les vues de sa mère. Ce que Mercy et Vermond lui présentent comme un acte d'indépendance, comme la première œuvre de sa réflexion personnelle, n'est au fond qu'un changement de tutelle. De ce mobile esprit d'enfant, plein de générosité, mais peu capable encore de volonté, on va essayer de faire l'aveugle instrument d'une grande politique. Le but poursuivi par Vienne est enfin atteint. Le vieux chancelier Kaunitz, ainsi que le nouvel ami de la Du Barry, ont surtout envisagé l'Archiduchesse envoyée à Versailles comme un atout de choix parmi leurs cartes. Ce qui les impatientait le plus dans la résistance de cette candeur, c'était le temps qu'elle faisait perdre à leurs combinaisons, les difficultés qu'elle jetait dans leur diplomatie.

Que de fois Mercy avait écrit à son chef : Si Madame la Dauphine était moins légère, moins obstinée dans sa conduite envers la favorite, et qu'elle voulût me donner un peu de jeu !... Et Kaunitz répondait du même ton : Je regarde Madame la Dauphine comme un mauvais payeur, dont il faut se contenter de tirer ce que l'on peut. Sous une forme moins imagée, mais au fond non moins brutale, Marie Thérèse elle-même demandait à Mercy d'amener sa fille à se mettre sur un pied plus conforme à la situation des affaires et à mes intérêts.

Voilà bien les gages qu'on attendait de Marie-Antoinette, ce qu'on lui réclamera plus impérieusement que jamais quand elle sera reine, ce qu'on lui reprochera toujours de ne pas donner assez, alors que tant d'autres voix la dénonceront pour en donner trop. Tout en elle désormais, sa beauté, sa popularité, sa maternité même, devra servir, à l'heure nécessaire, les intérêts de la politique autrichienne.

 

Il est grand temps, d'ailleurs, que la Dauphine se décide à devenir pour sa mère et son frère un agent docile. Voici qu'on a besoin de ses services. Il se passe, à l'orient de l'Europe, des événements fort graves et pour lesquels l'Autriche doit endormir, autant que possible, la vigilance du nouveau cabinet français. Quelque incapable que soit le duc d'Aiguillon, neuf aux affaires, cheminant à tâtons dans les ténèbres des traités et des négociations, il a trouvé sous ses ordres, pour l'avertir, des agents et des commis fort instruits et attachés aux traditions françaises. Il ne peut ignorer, par exemple, l'importance qu'avait en Pologne l'influence de la France et l'appui qu'elle apporte encore à l'indépendance de ce royaume. Choiseul n'a-t-il pas, à ses heures, soutenu les confédérés polonais, animé le Turc à cette guerre contre la Russie qui contrarie les ambitions de Catherine sur la Dvina ? D'Aiguillon envoie à son tour des subsides à Varsovie ; mais depuis quelques années, et surtout depuis la chute de Choiseul, la France compte moins dans les conseils de l'Europe, et c'est son alliée même, l'Autriche, qui va se charger de le prouver.

Les troubles intérieurs du royaume de Stanislas-Auguste ont fourni prétexte à ses puissants voisins, la grande Catherine et le grand Frédéric, d'intervenir plus durement que jamais, de resserrer, sur un territoire traité en pays conquis, les cordons de troupes qui garnissent les frontières. Décidés déjà à dépecer la Pologne, ils ont besoin de la complicité de l'Autriche et lui laissent toute liberté de choisir sa part. La loyauté de Marie-Thérèse se refuse longtemps à commettre ce qui s'appelle, dans le privé, un vol du bien d'autrui et, en politique, un rétablissement d'équilibre ; mais l'ambition de Joseph II se prête sans hésitation à des négociations qui stipulent par avance les compensations de l'Autriche et sont, bien entendu, tenues secrètes pour la France.

M. de Kaunitz est enchanté d'avoir pour ambassadeur du Roi Très-Chrétien le jeune prince Louis de Rohan, prélat fastueux et fat, dont raffolent toutes les Viennoises et qui n'incommode pas les chancelleries. Rohan finit cependant par être informé de ce qui se trame entre les trois complices ; il en fait part à M. d'Aiguillon, qui perd son temps à hésiter. Et c'est une grande émotion en France, quand on apprend l'entrée en Pologne d'une armée autrichienne et l'occupation de Lemberg par le maréchal de Lascy, aboutissement bien inattendu de cette alliance si prônée et qu'on avait imposée, au nom d'intérêts supérieurs, aux répugnances nationales.

Louis XV est moins surpris que ses sujets ; il sait depuis longtemps à quoi s'en tenir sur la question polonaise et les projets des puissances. Ils lui ont été présentés bien à temps par l'entremise du comte de Broglie, peu de jours avant la nomination de M. d'Aiguillon. Un jour, chez la darne d'honneur de la Dauphine, M. de Mercy a pris à part le chef de la diplomatie secrète, dont sa cour a pénétré le mystère, et l'a entretenu de deux sujets sur lesquels il souhaitait faire parvenir au Roi le sentiment de Marie-Thérèse. Il a révélé d'abord les vues exactes de l'Autriche sur la Pologne et les sollicitations dont l'assiégeaient la Russie et la Prusse. Puis, passant à un second sujet en apparence bien différent, il a parlé de la froideur de Marie-Antoinette pour madame du Barry, des conseils tout contraires qu'elle recevait de l'Impératrice et de la facilité qu'un bon ministre des Affaires étrangères pourrait avoir de les rendre plus vifs et plus fructueux. M. de Broglie a fort bien compris, sans que l'ambassadeur l'eût indiqué, le marché qui se cachait sous ces communications si correctes. Son maître a su dès lors que Marie-Thérèse consentait, comme mère, à imposer à Marie-Antoinette l'attitude qu'elle avait acceptée elle-même jadis auprès de madame de Pompadour, et qu'elle souhaitait en échange, comme impératrice, un redoublement d'amitié du roi de France dans les circonstances difficiles qu'elle traversait. Louis XV était touché au point sensible de son cœur par l'habileté de sa vieille amie ; on avait payé par avance son silence pour la Pologne.

Cet épisode mystérieux du secret du Roi éclaire les ménagements de Louis XV, explique sa façon de prendre si aisément son parti des événements précipités qui marquent un nouvel effacement de l'influence française. En badinant avec Marie-Antoinette, il lui dira un jour : Il ne faut pas parler des affaires de Pologne devant vous, parce que vos parents ne sont pas du même avis que nous. Ce sera sa seule protestation. Mais toute difficulté n'est pas écartée, pour le cabinet autrichien, par cette faiblesse du Roi. L'écrasement des anciens clients de la France et le partage annoncé de leurs dépouilles font au duc d'Aiguillon un triste début de ministère. A défaut de sentiments plus nobles, l'amour-propre du personnage peut s'irriter, devenir gênant, le pousser à s'entendre de son côté avec la Prusse, qui de toutes parts pêche en eau trouble. L'alliance elle-même, si précieuse à l'Autriche à l'ouest de l'Europe, n'est-elle pas destinée à sombrer dans cette tempête soulevée en Orient ? Pour empêcher ces maux pour la monarchie et la famille, écrit Marie-Thérèse à Mercy, il faut employer tout ; et il n'y a que ma fille, la Dauphine, assistée par vos conseils et connaissances du local, qui pourrait rendre ce service à sa famille et à sa patrie. Avant tout, il faut qu'elle cultive par ses assiduités et tendresses les bonnes grâces du Roi, qu'elle tâche de deviner ses pensées, qu'elle ne le choque en rien, qu'elle traite bien la favorite. Je n'exige pas des bassesses, encore moins des intimités, mais des attentions, dues en considération de son grand-père et maître, en considération du bien qui peut en rejaillir à nous et aux deux cours. Peut-être l'alliance en dépend !

Comment de telles supplications n'auraient-elles pas d'écho ? Marie-Antoinette reçoit cette lettre des mains de Mercy, dans son cabinet de Compiègne. Elle la lit lentement, la médite et, après un silence : — Comment puis-je faire, dit-elle, pour gagner l'esprit du Roi ? On nous l'enlève et on ne nous le laisse pas voir. Et, dans les égards à observer, comment madame du Barry peut-elle entrer pour quelque chose ?

Mercy n'a point de peine à démontrer que madame du Barry a une influence toute-puissante sur les objets les plus graves ; il ajoute mainte instruction sur la façon de la ménager, ainsi que les ministres, et, pour fortifier le tout, il flatte l'honnête vanité de l'enfant par l'honneur qui lui est fait de coopérer à l'union des deux cours et d'être choisie par l'Impératrice pour l'entretenir. Après cette leçon de politique, qui ne dure pas moins de trois quarts d'heure, Marie-Antoinette écrit à sa mère : Mercy m'a montré sa lettre, qui m'a fort touchée et donné à penser. Je ferai de mon mieux pour contribuer à la conservation de l'alliance et bonne union. Où en serais-je, s'il arrivait une rupture entre mes deux familles ? J'espère que le bon Dieu me préservera de ce malheur et m'inspirera ce que je dois faire ; je l'en ai prié de bon cœur.

La docilité de la Dauphine est désormais acquise aux moindres prescriptions de Mercy. Ce voyage de Compiègne de 1772 est la contre-partie de celui de l'année précédente. Elle rencontre chez le Roi l'homme qu'elle a le plus en horreur, M. d'Aiguillon, surmonte sa répugnance, s'approche de lui et lui parle longtemps. Elle commence à suivre la recommandation reçue de ne jamais laisser voir aux gens qu'on les a démasqués. L'orgueil maladif de d'Aiguillon entrevoit aussitôt les plus flatteuses espérances ; brouillé qu'il est avec le chancelier Maupeou, de qui l'ambition croissante devient une menace pour lui, sentant surtout que Louis XV subit ses services sans s'y habituer, il envisage une chance de se consolider par la faveur de la Dauphine. Un simple entretien de salon empêchera peut-être ce ministre des Affaires étrangères de travailler contre l'Autriche.

Le résultat n'est pas moins heureux du côté de la favorite. Madame du Barry se présente, à l'heure de la cour, avec la duchesse d'Aiguillon, chez la Dauphine. Celle-ci, prévenue le matin par Mercy, s'est préparée à lui parler ; elle ne le fait pas directement, mais, tournée de son côté, dit quelques mots sur le temps, sur les chasses... Madame du Barry peut croire ou laisser croire que ces précieux propos lui sont adressés aussi bien qu'à madame d'Aiguillon. Elle se retire enchantée et va conter au Roi qu'on s'est adouci pour elle. Il y a plus : on soupe tous les jeudis au pavillon du Petit Château, dont la favorite fait les honneurs et où naturellement les princesses ne vont point ; le Dauphin, qui était des parties les autres années, a refusé d'y retourner et ce dédain a affecté le Roi ; Mercy, qui guette les occasions de faire agir Marie-Antoinette, la supplie de décider son mari à reparaître à ces soupers. Elle y parvient, et le comte s'empresse de faire savoir à madame du Barry qu'elle doit ce retour à la Dauphine. Le Roi en est touché et n'hésite pas à le montrer. Un jour de chasse dans la forêt, comme il est monté dans la calèche de Marie-Antoinette, on arrive par hasard au carrefour où il l'a rencontrée pour la première fois à son arrivée d'Allemagne ; il déclare aussitôt qu'il veut célébrer à la même place le souvenir de cette heureuse journée et embrasse à plusieurs reprises, avec une effusion inusitée, celle qui cherche maintenant à lui complaire.

Tous ces menus actes, qui semblent indifférents à la politique, servent cependant en quelque mesure les vues du cabinet de Vienne. Le parti Du Barry, que les grands soucis nationaux n'inquiètent guère, n'a plu d'intérêt à combattre l'Archiduchesse, s'il a l'espoir de se l'acquérir, et il en a au contraire beaucoup à ne point désobliger l'Autriche. La paresse de Louis XV aidant, les mains de ses alliés restent libres vers l'Est. L'opinion française se soulèvera en vain en faveur de la Pologne ; en vain multipliera-t-elle les brochures et les estampes satiriques, où se verra la carte de Pologne, ce Gâteau des rois, morcelée et livrée en partage aux avidités cyniques ou hypocrites des monarques ; en vain la comtesse d'Egmont écrira à Gustave III : Je suis indignée du sang-froid avec lequel on voit le brigandage que trois puissances prétendues civilisées exercent contre la malheureuse Pologne. Il n'y eut jamais une telle chose dans l'univers : trois puissances qui se réunissent pour en dépouiller une, contre laquelle nulle des trois n'est en guerre ! Ce sont là démonstrations platoniques, que compensent d'autre part les flagorneries de Voltaire. L'essentiel, pour les royaux complices, est que le roi de France se taise et qu'aucune protestation ne parte du cabinet de Versailles.

Ce résultat, qui surprend à Vienne même et qu'on n'eût pas obtenu de M. de Choiseul, est en grande partie dû aux manœuvres de Mercy. Sa présence familière chez madame du Barry a préparé les voies ; les concessions qu'il a su obtenir de son archiduchesse ont aidé à lever les derniers obstacles. Ainsi Marie-Antoinette a été amenée à jouer un rôle, sans le savoir, dans les circonstances qui ont fait accepter le premier partage de la Pologne, et c'est précisément pendant ce séjour de Compiègne, marqué par ses docilités extrêmes, que l'Autriche a signé les traités de Pétersbourg et que l'œuvre d'iniquité s'est achevée.

 

Pendant que des millions d'hommes, au loin, dans les plaines slaves, passaient sous le joug ennemi, qui allait devenir si cruel, la Dauphine de France, pour qui la Pologne ne fut jamais qu'une expression géographique, n'était même pas mise au courant des remords qui assiégeaient la grande âme de sa mère. Frédéric II, incapable de les comprendre et toujours heureux de souiller quelque chose, écrivait à d'Alembert : L'impératrice Catherine et moi sommes deux brigands ; mais cette dévote d'Impératrice-Reine, comment a-t-elle arrangé cela avec son confesseur ? Marie-Thérèse, entraînée dans une situation plus forte que ses desseins, n'avait pas agi sans honte, sans larmes de repentir, sans une juste vision de la tache qu'elle laissait à son règne. L'Autriche, disait-on, pour se faire payer d'apparents scrupules, avait pris au pillage la plus grosse part ; cette considération, qui rassurait peut-être Joseph II, ne suffisait pas à consoler Marie-Thérèse. Mais, une fois son parti décidé, après la crise d'honnêteté et d'indignation, la femme politique avisée avait reparu, avec ses idées nettes et fermes, toutes dirigées au maintien et à l'avantage de ses couronnes. Du côté de la France, après de brèves félicitations à Marie-Antoinette toute fière de contribuer à conserver l'union des deux maisons, elle reprenait ses conseils maternels, plus impérieux que tendres, qui troublaient et intimidaient sa fille. Elle voulait à présent qu'elle écoutât dans les moindres détails M. de Mercy : La crise politique exige toute votre attention, écrivait-elle à l'enfant comme à un ministre plénipotentiaire. Et Marie-Antoinette, qui pensait à un bal, à un spectacle, à des promenades à cheval, livra quelque temps la direction de ses actes à M. de Mercy, plutôt que d'écouter de trop longs développements sur la crise politique.

Il lui en coûtait cependant de plier ainsi sa nature et les secrets instincts de sa conscience. A mesure que les difficultés disparaissaient du règlement des affaires d'Orient, elle sentait moins l'obligation de se faire violence pour des intérêts aussi peu précis pour elle. Elle avait fini, d'ailleurs, par juger Louis XV avec cette sévérité sans nuance de la jeunesse, qui entrevoit l'horreur des vices sans être portée à les excuser. Il a perdu son prestige à des yeux qui l'aperçoivent à présent tel qu'il est en réalité, indifférent, égoïste, avec un détachement général de tout sentiment qui peut intéresser l'âme et la rendre sensible.

C'est le jargon du temps, qu'il est facile de traduire en clair langage. Marie-Antoinette n'estime plus, ne respecte plus le caractère de son grand-père, et les grands mots de devoir filial, d'autorité royale, n'obtiendront rien sur ce nouvel état d'esprit. M. de Mercy, effrayé, avoue à sa maîtresse que madame l'Archiduchesse n'a que trop de perspicacité à s'apercevoir de certaines choses et qu'il est plus prudent, avec elle, de ne pas user de mauvaises raisons ; tout ce qu'on peut espérer d'obtenir, c'est que sa réflexion ne s'appesantisse pas sur ces dangereux sujets.

Ce changement dans les jugements de Marie-Antoinette la ramène inévitablement à son indépendance de conduite. Le retour est facile à suivre dans les derniers temps du règne, où, sous des apparences dociles, elle ne prend plus des injonctions maternelles que ce qu'elle veut. Elle consent bien, parce que cette faveur ne lui coûte pas, à désigner l'amie de la favorite, la maréchale de Mirepoix, pour la suivre à la revue du Régiment-Dauphin ; mais elle se refuse à adresser la parole à M. d'Aiguillon, chaque fois que le voudrait l'ambassadeur. Ses répugnances contre le personnage se réveillent avec colère, avec une horreur passant toute mesure, alimentées par les insinuations du comte de Provence, par les scabreuses anecdotes que colporte à la Cour ce qui y reste du parti Choiseul. Très obligeante pour transmettre les sollicitations aux autres ministres, elle refuse toujours de se charger de celles qui regardent le département de d'Aiguillon.

Quant à madame du Barry, qui ne suit pas l'avis de Mercy et paraît un peu trop souvent chez la Dauphine — quatre ou cinq fois l'an auraient dû suffire —, c'est toujours avec des transes que Marie-Antoinette apprend qu'elle lui viendra faire sa cour. Comme les dames se présentent chez elle d'ordinaire le dimanche, après la messe du Roi, elle passe tout son temps d'église à prier Dieu de l'éclairer, de lui révéler si elle doit parler ou ne pas parler. C'est chaque fois, pour Mercy, une bataille nouvelle à livrer, et plus d'une est sans succès, comme au jour de l'an 1773, où Marie-Antoinette, devant les grâces de cette Du Barry, attifée de diamants et entourée de ses amies, ne se décide pas à desserrer les dents.

 

A la Cour, les hostilités contre la favorite ne désarment pas et saluent avec triomphe ces courtes reprises, bien personnelles cette fois et un peu fantasques. Parmi les dames de Marie-Antoinette, la révolte est décidée, et celle qui la mène est précisément cette madame de Cossé, que madame du Barry a fait nommer dame d'atours sans qu'elle ait rien sollicité. Après une visite obligatoire, faite en s'installant à Versailles, la charmante duchesse, qui a autant de séduction d'esprit que d'intransigeante vertu, a déclaré qu'elle ne reparaîtrait plus chez l'amie de son mari. Un jour, le duc, commandant des Cent-Suisses, a l'idée de faire faire un uniforme de son régiment pour son jeune fils, qui marche à peine, et d'en amuser la favorite et le Roi. Madame de Cossé ayant accepté cette fantaisie, Marie-Antoinette, 'comme il est naturel, reçoit d'abord le petit soldat avec sa mère et, après en avoir beaucoup ri, l'amène chez Mesdames et chez la comtesse de Provence. Quand il s'agit de monter aux petits appartements, madame de Cossé déclare à son mari qu'elle ne saurait en être, et comme madame du Barry s'obstine à vouloir sa présence, l'enfant y perd d'être présenté au Roi.

Un acte public de la duchesse menace de devenir plus grave : elle refuse à souper chez le duc de la Vrillière, parce que le souper est offert à la favorite. Devant les reproches irrités de celle-ci, M. de Cossé, ne sachant comment excuser sa femme, assure qu'elle agit par les ordres de la Dauphine. La Cour entière est émue par l'incident, qui grossirait vite, si Mercy, pour dégager son archiduchesse, ne dénonçait partout le mensonge de M. de Cossé. Le mari exige alors, par lettre, des réparations pour madame du Barry ; la duchesse répond que rien ne l'y peut obliger et qu'elle préfère remettre la démission de sa charge. Sans avoir peut-être l'aveu formel de sa jeune maîtresse, l'aimable Cossé est sûre que toutes ces bravades ne sont pas pour lui déplaire.

Les principes de conduite de la dame d'atours lui permettent de donner un exemple que suivent, avec plus d'aigreur, des femmes moins irréprochables qu'elle. Il faut bien qu'on sente l'affaiblissement du Roi et l'appui tacite de la famille royale pour se permettre les mauvais procédés dont on irrite sans cesse la pauvre comtesse. Elle paie chèrement, dans le milieu où l'on se refuse à l'accepter, le pouvoir occulte presque absolu dont elle jouit dans les cabinets. Les femmes les plus affichées médisent à l'envi de ses mœurs et les plus laides aiment à l'appeler la guenon. Beaucoup continuent à ne lui point parier. C'est une par une seulement que se comptent les défections, accueillies avec empressement dans l'intérieur du Roi, moquées au dehors de façon assez dure pour décourager les plus ambitieuses.

Écoutons madame du Deffand raconter à Chanteloup comment la brillante comtesse de Forcalquier, la bellissima, a été conquise à la fin par la duchesse d'Aiguillon :

Madame de Caraman envoya chez moi me dire de deviner quelle était la nouvelle dame que madame d'Aiguillon avait menée la veille à Choisy. Je dis d'abord : ce ne peut pas être madame de Forcalquier. Pardonnez-moi, me dit-on, c'est elle. Je fis prier madame de Caraman de venir prendre le thé chez moi et de me raconter tout cela ; elle y vint et elle me dit qu'ayant soupé la veille chez madame de la Vallière, il y était venu plusieurs personnes successivement qui avaient dit que cette dame était à Choisy. Madame de la Vallière voulut le nier, et consentit à croire qu'elle y était allée, mais seulement pour la comédie où devait jouer la nouvelle actrice, et qu'elle l'aurait vue dans une loge grillée : Non, non, madame, elle doit y souper. — Souper ! ah ! je suis bien sûre que non ; je sais ce qu'elle pense et je parierai contre qui voudra. — Ne pariez point, madame, rien n'est plus certain... La dame n'y a point couché, mais elle y couchera ; elle ne s'est pas engagée à être de tous les voyages, ce n'est pas une femme de tous les jours. Il y avait huit dames à ce souper, quatre de chaque côté, l'une à côté de l'autre : à la droite, madame la comtesse, mesdames d'Aiguillon, de Forcalquier et de Mazarin... Madame de Forcalquier, suivant l'usage, sera payée en devenant dame d'honneur de la future comtesse d'Artois ; mais tout le monde lui fera mauvaise mine et madame de Choiseul, une ancienne amie, l'exécutera en quelques mots secs : Quant à madame de Forcalquier, je ne suis point étonnée qu'une sotte et une bégueule, qui n'a de principes que sa prétention du moment, dise des absurdités et fasse des inconséquences.

Madame du Barry a essayé de faire venir la Cour, au moins par curiosité, dans le pavillon qu'on vient de lui construire à Versailles, sur l'avenue de Paris, et où elle a donné une fête merveilleuse. L'argent a été dépensé à pleines mains, sans crainte d'insulter à la misère publique ; il y a eu des ballets, des comédies, des divertissements composés par l'abbé de Voisenon, enfin un bal auquel il ne manquait que des danseuses. Pour quatre spectacles et cent comédiens, la favorite a réuni .chez elle quatorze dames ! La fête préparée pour elle par le duc d'Aiguillon, dans l'espoir d'augmenter le nombre de ses liaisons, a eu un échec presque aussi décourageant.

Les étrangers restent étonnés de cet ostracisme persistant, plus encore de l'aveuglement de Louis XV devant une opinion aussi décidée, et le croquis pris sur le vif par madame de la Marck est toujours exact : Je fus hier à Marly, où le Roi est depuis huit jours. On jouait au lansquenet ; une seule réjouissance fut de douze cents louis, et tout le monde meurt de faim ! Madame du Barry jouait à la table du Roi et entourée de la famille royale. Personne, ni à la table, ni dans le salon, ne lui parla de la soirée, si ce n'est le Roi et son neveu, le petit du Barry. Le courage général devrait ouvrir les yeux du Roi.

L'introduction à la Cour d'une nouvelle du Barry est le signal d'une recrudescence d'hostilités féminines. Une fille pauvre du Vivarais, de très noble sang et belle à ravir, mademoiselle de Tournon, épouse en juillet 1773 ce vicomte Adolphe du Barry, fils du Roué, dont parlait madame de la Marck. Le Roi et toute sa famille signent au contrat. Marie-Antoinette a dû signer aussi, et son nom précède de quelques lignes sur la même page celui de la favorite ; c'est une secrète irritation, dont elle se promet vengeance, en humiliant à son tour la tante et la nièce. Le jour de la présentation de la jeune femme, jour qui rappelle, par l'encombrement des galeries de Compiègne et la curiosité malveillante des spectateurs, un moment fameux dans l'histoire de la comtesse, la Dauphine les reçoit toutes les deux sans leur parler et, adoptant pour une fois l'usage taciturne de Mesdames, se borne à répondre à leurs révérences. Le Roi, paraît-il, n'a rien dit non plus, ce qui est un bon prétexte d'en faire autant. Quant au Dauphin, il causait dans l'embrasure d'une fenêtre, lorsqu'est arrivée la présentation ; il a détourné la tête à peine et a continué à parler et à jouer de l'épinette sur la vitre.

Le soir, au jeu de la Dauphine, le lendemain matin, à sa toilette, où les mêmes darnes viennent selon l'étiquette faire leur cour, même silence glacial de Marie-Antoinette. Elle écrit, quelques jours après, essayant de mettre de bonnes raisons de son côté : Madame ma très chère mère, la présentation de la jeune madame du Barry s'est très bien passée. Un moment avant qu'elle vînt chez moi, on m'a dit que le Roi n'avait dit mot ni à la tante ni à la nièce : j'en ai fait autant. Mais au reste je puis bien assurer à ma chère maman que je les ai reçues très poliment : tout le monde qui était chez moi est convenu que je n'avais ni embarras ni empressement à les voir sortir. Le Roi sûrement n'a pas été mécontent, car il a été de très bonne humeur toute la soirée avec nous. Le voyage finira beaucoup mieux qu'il ne paraissait d'abord ; nous n'entendons plus parler de mouvement ni d'intrigue.

On prêtait à la favorite, suivant les traditions de la grande marquise, l'intention d'utiliser pour plaire au Roi l'éblouissante beauté de sa nièce. Ce calcul avait dû être raconté à Marie-Antoinette pour soulever sa répulsion. Le Dauphin en était indigné. On avait parlé du vicomte Adolphe pour la place vacante de premier écuyer, qui donnait le droit de débotter au retour des chasses le Roi et le Dauphin : Qu'il ne s'approche pas de moi, avait dit le prince ; je lui donnerais de ma botte sur la joue ! Si Marie-Antoinette avait mieux connu la jeune vicomtesse du Barry, elle aurait jugé peu généreux de faire expier à cette innocente fille le malheur du nom qu'elle venait de prendre. Elle s'acharnait au contraire, refusait de l'admettre parmi les dames qui la suivaient à la chasse à tour de rôle dans les calèches de la Cour, défendait à sa dame d'honneur de l'appeler jamais à ses bals. La nouvelle mariée, venue à Versailles, paraît-il, sans rien connaître de la famille où ses parents, les Soubise, la faisaient entrer, subissait tout le long du jour les sourires à double entente et les ironiques pitiés.

Il en était de même pour une autre parente par alliance de la favorite, mademoiselle de Fumel, qui venait d'épouser le marquis du Barry et qu'on avait attachée à la Cour comme dame de la nouvelle comtesse d'Artois. Personne de la famille royale ne lui parlait, et par suite la moitié de la Cour affectait de l'ignorer. Elle traînait dans les fonctions de sa charge un de ces désespoirs de vanité qui rongent si profondément le cœur des femmes. Marie-Antoinette, touchée de compassion pour cette malheureuse, finissait, sur les prières de Mercy et malgré l'âpre obstination de Mesdames, par lui montrer un jour qu'elle s'apercevait de sa présence. Si elle restait impitoyable pour la comtesse Adolphe, c'est sans doute que les bruits répandus lors du mariage avaient mis en elle un insurmontable dégoût.

La défaveur de madame du Barry parut alors devenir assez probable pour être prévue dans les dépêches diplomatiques. Il fut dit que Madame Louise, du fond de son couvent, aidée par l'archevêque de Paris et le chancelier, s'occupait de faire reprendre à son père le projet de mariage avec une archiduchesse. Mais il fallut bientôt tout démentir ; ce n'était, cette fois encore, que désirs d'ennemis trop vite pris pour réalités. On le vit bien au mariage du troisième frère, le comte d'Artois, qui eut lieu en novembre 1773. Les récits des nouvellistes, aussitôt répétés partout, montrèrent à ceux qui comptaient sur la chute de la déesse, la vanité de leurs espérances : On ne peut décrire, dit l'un d'eux, les beautés du banquet royal. L'Olympe peut seul en donner une idée. Le sieur Arnoux, machiniste plein d'imagination, a inventé un surtout d'une mécanique admirable ; le milieu en était une rivière qui a coulé pendant tout le repas ; son cours était orné de petits bateaux et autres décorations du mouvement d'une rivière... On sait qu'à ce banquet la seule famille royale et les princes sont admis. En face de Sa Majesté se remarquait madame la comtesse du Barry, radieuse comme le soleil et ayant à elle seule pour cinq millions de pierreries sur sa personne. Pendant tout le repas elle n'était en contemplation que de Sa Majesté, et le Roi ramenait sans cesse sur elle des yeux de complaisance et lui faisait des mines remarquables. On a cru que Sa Majesté était très aise de démentir ainsi publiquement les bruits de défaveur qu'on faisait courir sur le compte de cette dame, dont la reconnaissance et le profond respect n'éclataient pas moins sensiblement.

Ce plat bavardage de gazetier mondain passe sous silence Marie-Antoinette. Elle avait pourtant su prendre, cette fois, sa vraie place dans ces fêtes du mariage fraternel, où elle remplissait un rôle dont la pensée attendrissait Marie-Thérèse, celui de la vieille maman. Madame du Barry avait dû s'incliner devant les charmes de sa jeunesse épanouie et devant cette fierté déjà souveraine, qui lui donnait, parmi les princesses de tout âge, l'autorité du geste et de la grâce.

 

Comme le complot en faveur de la comtesse de Provence avait échoué devant la médiocrité de cette rivale, comme les avances adressées à la comtesse d'Artois se heurtaient à l'opposition violente du jeune mari, c'est vers la Dauphine que revenait madame du Barry, quand elle cherchait un appui dans la famille royale. Si la favorite conservait, sans crainte sérieuse de le perdre, l'empire que l'habitude lui donnait sur Louis XV, elle ne se dissimulait pas que la force s'en était amortie peu à peu. Le Roi, lucide même dans l'orgie, jugeait fort bien les gens au milieu desquels on le faisait vivre et savait à quels désordres aboutissaient les complaisances arrachées à ses faiblesses. Il trouvait dans ses pensées même son châtiment et l'aggravation de plus en plus lourde de son ennui. Pour désennuyer le Roi et distraire ses propres alarmes, madame du Barry songeait à Marie-Antoinette.

La Dauphine consentirait-elle à être des petits voyages aux maisons de campagne, à ces parties d'un jour ou deux, qui remplissent la vie du Roi et que les saillies d'une compagnie légère, mais monotone, ne suffisent plus à égayer ? Les deux femmes auxquelles il paraît tenir le plus pourraient-elles s'entendre un jour pour arracher à ses humeurs noires un prince qu'elles aiment, en somme, toutes les deux ? Ces idées se présentent ainsi à l'esprit de la favorite qui, dans sa bonne volonté et ses inquiétudes, habituée d'ailleurs au familier laisser-aller du Roi, perd tout sentiment des distances et des rangs.

Elle profite d'un temps de calme, où la Dauphine s'abstient de propos mortifiants, pour tenter auprès d'elle l'effet d'une prévenance que ses habitudes personnelles lui font juger irrésistible : Un joaillier de Paris, raconte Mercy à Marie-Thérèse, possède des pendants d'oreille formés de quatre brillants d'une grosseur et d'une beauté extraordinaire ; ils sont estimés sept cent mille livres. La comtesse du Barry, sachant que Madame la Dauphine aime les pierreries, persuada le comte de Noailles de lui faire voir les diamants en question et d'ajouter que si Son Altesse Royale les trouvait à son gré et voulait les garder, elle ne devait point être embarrassée ni du prix ni du payement, parce que l'on trouverait moyen de lui en faire faire un cadeau par le Roi. Madame l'Archiduchesse répondit simplement qu'elle avait assez de diamants, et qu'elle ne se proposait point d'en augmenter le nombre. Quoique cette démarche soit à bien des égards déplacée, peu convenable et maladroite, de la part de la favorite, il n'en résulte pas moins une preuve de son grand désir de s'insinuer dans les bonnes grâces de Madame la Dauphine. Ce refus n'a rien d'irritant pour madame du Barry ; mais il coupe court aux projets sentimentaux de réconciliation pour le bonheur du Roi et aux rêves de petits voyages.

La situation de son associé d'Aiguillon était moins solide que la sienne. Leur union restait étroite ; elle s'était même brouillée pour lui avec les du Barry, parce qu'il avait fini par refuser de payer les dettes du Roué, décidément trop exigeant pour le service qu'il disait avoir rendu à l'État. Mais d'Aiguillon voyait croître de semaine en semaine le nombre de ses ennemis ; il venait en dernier lieu de rompre avec les Rohan, à propos du prince Louis qu'il était décidé à rappeler de son ambassade. Sous cette menace, considérée comme une insulte, toute la puissante famille Rohan, Marsan, Soubise, s'était dressée contre le ministre. Madame de Marsan menait à la Cour cette cabale nouvelle, rapidement alliée à celle qui servait le chancelier. M. de Mercy marque dans sa correspondance les coups de la lutte, très fâché au fond de la voir aussi dangereuse. Il a, en effet, besoin maintenant de son d'Aiguillon aussi bien que de sa Du Barry : l'Autriche a des ambitions du côté de la Turquie, et les Affaires étrangères de France ne seront jamais plus commodément dirigées qu'elles ne le sont en ce moment. Sans oser le dire expressément, l'ambassadeur n'approuve donc point la Dauphine de porter intérêt au complot et de ne plus dissimuler son aversion pour le ministre menacé.

Dans sa défense désespérée, le duc d'Aiguillon a eu une idée assez singulière, celle de s'assurer la faveur du maître en réconciliant la maîtresse avec la famille royale, par l'entremise de son ennemie la plus acharnée, la comtesse de Narbonne. On peut toujours séduire, en effet, madame de Narbonne par un marché d'ambition. Les promesses sont échangées : le fils aura la mairie de Bordeaux, la mère, un intérêt dans le prochain bail des fermes générales ; elle s'engage en revanche à faire que Madame Adélaïde traite bien madame du Barry et qu'elle persuade le Dauphin, la Dauphine et le reste de la famille d'en faire autant.

La première partie du plan réussit à merveille ; Madame Adélaïde, habilement travaillée, écrit au Roi une lettre de complète soumission à ses volontés, en lui promettant de ramener son petit-fils à de meilleurs sentiments pour les dames de sa société. Le Roi est ravi déjà de voir approcher cette réconciliation tant désirée, et le négociateur est félicité par madame du Barry. Mais Madame Adélaïde a trop compté sur son prestige d'aînée. Toute la famille se soulève. Marie-Antoinette dénonce une intrigue de d'Aiguillon ; le Dauphin déclare net qu'il met son devoir à ne laisser approcher de sa femme aucun scandale ; Madame Victoire se révolte contre un arrangement mené par la dame d'atours de sa sœur ; la comtesse de Provence, qui est habituellement plus réservée, s'en explique sur le même ton ; tout le monde enfin déclare à Madame Adélaïde qu'il est choquant de penser que sa conduite peut être le prix d'un marché particulier, et qu'on ne l'a point choisie pour parler au Roi au nom de tous.

Effrayée de cette unanimité de sentiment et de langage, la princesse convient qu'on a cherché à l'induire en erreur, et interdit à madame de Narbonne de revenir sur cette affaire : Le duc d'Aiguillon, raconte à regret Mercy, informé sans doute de la mauvaise tournure que prenait la négociation, alla trouver la comtesse de Narbonne et la somma de remplir les objets auxquels elle s'était engagée. Le lendemain était le jour où le Roi soupait au Petit Château. La famille royale devait y être appelée ; mais il fallait avant tout une assurance qu'elle s'y comporterait d'une façon qui n'embarrassât pas le Roi et la favorite, et le duc venait demander cette assurance. La comtesse de Narbonne ne put, dans cette occasion, prendre d'autre parti que celui d'avouer qu'elle avait trop présumé de son crédit sur Madame Adélaïde et de l'influence de cette dernière sur la famille royale ; qu'enfin, malgré tous les soins et la meilleure volonté, elle, Narbonne, avait échoué et s'était même vue rebutée, et qu'il ne lui restait aucun expédient à faire valoir. Le duc d'Aiguillon fut si mortifié de cette déclaration qu'il répondit à la comtesse de Narbonne qu'il avait en son nom promis au Roi qu'elle réussirait dans sa commission, qu'ainsi c'était à elle de se tirer d'embarras comme elle le pourrait. Cette conversation devint très vive de part et d'autre, et on se sépara avec aigreur. Le duc d'Aiguillon arriva tout enflammé de colère chez la comtesse du Barry ; il lui dit qu'on la trahissait de tous côtés ; il s'exhala beaucoup en plaintes et en justifications sur la conduite qu'il avait tenue, et tous ces détails me revinrent par la voie de mademoiselle du Barry. Le plus pénible pour le ministre vint de l'éclat donné par avance à son intrigue ; tout Paris en savait l'objet et les moyens, et le railla d'avoir triomphé trop tôt.

 

Telle fut la dernière tentative de madame du Barry pour entrer en grâce dans une famille dont elle n'était pas arrivée à comprendre qu'elle fût haïe. L'autorité de plus en plus grande qu'y prenait Marie-Antoinette montre bien que ce fut elle qui démasqua le plan du duc d'Aiguillon. A cette date, nous dit le duc de Croÿ, c'était Madame la Dauphine qui menait cet intérieur-là. L'entourage du ministre put prévoir dès lors quel sort l'attendait, si elle devenait reine, et qu'un de ses premiers actes politiques serait d'exiger que l'ami de la dame fût exilé comme l'avait été Choiseul. Quant à madame du Barry, elle savait d'avance qu'elle serait frappée plus vite encore et que le nouveau roi chasserait de la Cour, le jour même, pour ne les y plus laisser reparaître, tous ceux qui portaient ce nom exécré.