MARIE-ANTOINETTE, DAUPHINE

 

CHAPITRE TROISIÈME. — LA DISGRÂCE DE CHOISEUL.

 

 

Débuts de Marie-Antoinette à la Cour. — Ses premières impressions. — Sa gêne avec madame du Barry. — Confidences du Dauphin. — La Dauphine chez Mesdames. — M. de Choiseul et Marie-Antoinette. — Visite à Chantilly. — Séjour à Fontainebleau. — La politique intérieure. — Les Parlements et le duc d'Aiguillon. — Intrigues contre M. de Choiseul. — La journée de la disgrâce. — Résultats de la crise pour Marie-Antoinette. — Rôle grandissant de madame du Barry. — Son appartement à Versailles. Marie-Antoinette au lit de justice. — Exil du Parlement. — Mariage du comte de Provence.

 

IL y a maintenant deux femmes à la Cour de Louis XV pour appeler en même temps, et presque sur le même rang, l'attention publique. Elle s'y passionne vite et devient curiosité sympathique ou dénigrement, suivant les intérêts, les vues politiques, les habitudes morales de chacun. Avant l'arrivée de Marie-Antoinette, on ne parlait que de madame du Barry ; c'est un soulagement pour beaucoup d'honnêtes gens de pouvoir songer, en se tournant du côté de Versailles, à une figure sans souillure, à une jeune et pure image, qui laisse place à tous les rêves, à tous les espoirs des bons citoyens. On s'habitue à voir dans l'enfant venue d'Autriche, étrangère à toutes les intrigues et d'une grâce accueillante et fière, la contradiction vivante de la favorite. La politique aidant, la Dauphine prenant en amitié Choiseul et en aversion madame du Barry, les esprits se groupent naturellement autour des deux noms féminins que la Cour leur offre, et ce choix d'étendards semble bien d'accord avec les mœurs d'un siècle où règne la femme.

C'est ainsi que Marie-Antoinette, ignorante des choses de France et peu soucieuse de politique, devient, presque sans le savoir, l'idole de la nation ardente et sentimentale qu'elle est appelée à gouverner. Un danger sortira pour elle de cet excès même : elle aura été jetée trop tôt, par les circonstances, dans la lutte des partis ; elle aura semé, Dauphine encore, la rancune à côté du dévouement, et tous ces germes divers lèveront un jour autour de son trône.

Madame du Barry entre, dès les premiers jours, dans la vie de Marie-Antoinette. Aux plus anciennes lignes conservées de la correspondance avec Marie-Thérèse, on lit ce nom qui y reparaîtra si souvent : Le Roi a mille bontés pour moi et je l'aime tendrement ; mais c'est à faire pitié la faiblesse qu'il a pour madame du Barry, qui est la plus sotte et impertinente créature qui soit imaginable. Elle a joué tous les soirs avec nous à Marly ; elle s'est trouvée deux fois à côté de moi, mais elle ne m'a point parlé et je n'ai point tâché justement de lier conversation avec elle ; mais quand il le fallait, je lui ai pourtant parlé. Et dans la même lettre : J'ai écrit hier la première fois au Roi : j'en ai eu grand'peur, sachant que madame du Barry les lit toutes ; mais vous pouvez être persuadée, ma très chère mère, que je ne ferai jamais de faute ni pour ni contre elle. On verra ce que va peser dans l'avenir cette très sage résolution.

Le séjour de Marly est difficile pour la jeune Dauphine et plein de petites embûches pour sa candeur. Tous les yeux sont fixés sur elle, et chaque regard épie comment elle va se comporter envers une dame de qui ni son âge ni son éducation ne lui permettent de se faire une exacte idée. Louis XV surtout est impatient de s'assurer qu'il n'y aura pas de discordance d'humeur entre la femme devenue nécessaire à ses habitudes et l'aimable princesse qui vient ramener un peu de jeunesse et de vie dans le milieu longtemps assombri de sa famille. Le château où l'on a conduit Marie-Antoinette, quelques jours après le mariage, est fort petit ; toute la famille royale y vit réunie, un peu à l'étroit, et, si le Roi a fait choix de cette résidence, ce n'est pas seulement pour distraire l'Archiduchesse de ses regrets de fille et de sœur, mais encore pour voir de plus près et à chaque instant sa nouvelle petite-fille et l'habituer à fréquenter la favorite.

Avec Louis XV, tout se passe bien ; l'enfant montre devant lui cette gaieté spontanée qu'aucun souci grave n'altère encore, ce besoin irrésistible d'aimer, de plaire, de s'enthousiasmer, ce désir d'être joyeuse qui s'épanouit au premier rayon. Mise à l'aise par des bontés paternelles, par les attentions que le Roi charmé multiplie, elle se laisse aller à de naïfs sentiments de reconnaissance ; elle lui dit mon papa et lui saute au cou. Mais près de madame du Barry, cette femme d'un ton si différent de celui des autres personnes de la Cour, si familière avec le Roi et qui, lui dit-on, a pour fonction de l'amuser, Marie-Antoinette se sent une gêne d'instinct et de répulsion. En vain la folâtre comtesse, qui sait endosser le respect en même temps que le grand habit, se montre avec elle d'une déférence extrême et d'une prévenance toujours attentive ; cette charge mystérieuse, qui n'a pas d'équivalent à la cour de Vienne, et dont on ne parle autour de la Dauphine qu'avec des moues et des réticences, lui inspire une défiance, une hostilité qui s'irrite de l'inconnu.

Les trois Mesdames, ses nouvelles tantes, les seules personnes de la famille royale dont l'exemple puisse guider son inexpérience, n'adressent jamais la parole à madame du Barry, évitent de la regarder, de s'approcher d'elle et, en présence même de leur père, prennent des mines effarouchées au moindre propos d'une dame de sa société particulière. Du Dauphin, semble-t-il, aucun conseil à tirer : il a l'air d'obéir aveuglément à M. de la Vauguyon, son gouverneur, et, comme il ne parle à aucune femme, son silence ne marque pour madame du Barry nulle sorte de sentiment. L'abbé de Vermond et le comte de Mercy, toujours admis librement auprès de la Dauphine par égard pour l'Impératrice, n'ont pas cru devoir, pour le moment, donner de conseil particulier sur le cas qui la préoccupe ; ils ont simplement déclaré que Son Altesse Royale devait traiter également bien toutes les dames présentées à Sa Majesté, sans tenir compte des rivalités ou des antipathies qu'on pourrait lui faire connaître. Faute de mieux, Marie-Antoinette a suivi d'abord cet avis un peu vague. Elle a été naturelle, c'est-à-dire aimable ; elle n'y a point eu de peine dans ce milieu nouveau où tout lui sourit. Le Roi en a été enchanté et madame du Barry, qui zézaye avec grâce dans la liberté des cabinets, a déclaré que cette petite rousse était sarmante.

Rien d'ailleurs, en ce moment, ne semble inquiétant dans le rôle de la favorite, qui savoure avant tout la joie d'être devenue dame de la Cour. Les Mémoires inédits du duc de Croÿ tracent d'elle alors cet inoffensif portrait : Elle allait à toutes les fêtes, pêle-mêle avec les autres. On s'y habituait ; voilà en quoi elle gagnait ; mais elle ne paraissait pas être d'un esprit intrigant. Elle aimait la parure, à se trouver à tout, sans marquer d'envie de se mêler d'affaires. Elle paraissait respectueuse avec les autres dames et ne s'aventurait pas trop. Tout cela faisait conjecturer qu'on s'y habituerait petit à petit et que peut-être elle n'ambitionnerait pas d'être autrement qu'elle n'était. Ces prévisions auraient été sans doute justifiées, si madame du Barry n'avait été au service d'ambitions bien différentes des siennes et qui touchaient directement aux intérêts et aux affections de la Dauphine.

 

On était revenu à Versailles pendant les préparatifs du voyage de Choisy et du grand voyage annuel de Compiègne, quand, le 8 juillet, un dimanche après les offices, le Dauphin eut avec sa femme une conversation inattendue. Il y avait sept semaines que le mariage avait eu lieu et aucune intimité de vie n'existait entre les époux. Le jeune mari, faisant un grand effort sur lui-même, dit à Marie-Antoinette, avec une émotion qu'elle trouva très douce, qu'il savait fort bien les exigences de l'état du mariage et que, s'il avait attendu pour lui témoigner la vivacité de son affection, il lui en donnerait sûrement les preuves à Compiègne. Était-ce le conseil de l'abbé Maudoux, confesseur des deux époux, homme droit et simple, dont l'influence, toute opposée à celle du gouverneur, a dû être, sur les débuts du mariage, plus étendue qu'on ne le suppose ? Était-ce plutôt la glace de la timidité qui commençait à se fondre dans le cœur du Dauphin, sevré, depuis qu'il était orphelin, des joies de la pleine confidence ? Marie-Antoinette, non moins inexpérimentée et non moins isolée que lui, saisit l'occasion qui s'offrait : Puisque nous devons, dit-elle, vivre ensemble dans une amitié intime, il faut que nous causions de tout avec confiance ; et le propos tomba sur madame du Barry.

Alors le prince, pour la première fois de sa vie, parla de l'intérieur de la Cour. Sans en jamais rien dire à personne, il avait deviné et appris bien des choses. Il savait fort bien ce qu'était madame du Barry, qu'il venait de voir de près aux soupers de Saint-Hubert. N'écoutant que son goût pour la chasse, il avait demandé, le mois précédent, à être des parties que le Roi faisait à ce pavillon près de la forêt de Rambouillet ; on y soupait ; madame du Barry présidait la table, avec un sans-gêne et une licence de propos que tout le monde imitait. Ses tantes avaient pris peur de le voir en si mauvaise compagnie et, afin de lui inspirer le dégoût de cette Du Barry, elles lui avaient raconté, par le détail, d'où elle sortait et la vie qu'elle avait menée avant de paraître à la Cour. C'étaient des infamies que M. de la Vauguyon ne lui avait jamais laissé soupçonner. Cet éducateur, qui avait toujours à la bouche la religion et les bons principes, n'était qu'un hypocrite, puisqu'il engageait son élève à bien traiter cette femme, la visitait, la flattait, la soutenait en toute occasion, aussi plat devant elle que M. d'Aiguillon, qui avait besoin d'elle pour devenir ministre, ou que M. de Richelieu, qui n'avait pas plus de croyances que Voltaire lui-même. Du coup, le jeune homme en avait perdu le respect que lui inspirait son gouverneur ; il le montrait bien maintenant, livrait tout ce qu'il avait sur le cœur, détestait cette Cour où l'on ne voyait que des méchants, des intrigants, des gens cupides qui s'entendaient pour tromper le Roi. Il ne s'y trouverait, ajoutait-il, aucune consolation pour un prince honnête et désireux avant tout de faire son devoir, s'il n'y avait Mesdames, qui lui parlaient de son père si généreux, de sa mère si sainte, et qui étaient, selon lui, personnes d'expérience et de bon conseil.

Il était bien fâcheux, répondit la jeune femme, que le Roi eût été entraîné à cette liaison qui mettait tant de désordre à la Cour ; mais ne pouvait-on croire que tout cela s'était tramé pour amener le renvoi de M. de Choiseul ? Elle prononçait pour la première fois devant son mari le nom du ministre qui avait négocié leur mariage et en qui, de longue date, elle s'était accoutumée à voir son bon génie en France. Au nom de Choiseul, le Dauphin se rembrunit. La Dauphine ne sait donc pas ce qu'est M. de Choiseul, ni ce qu'il a fait pour arriver au poste qu'il occupe ? Lui aussi a intrigué par une favorite ; tout ce qu'il est, il le doit à ses bassesses envers madame de Pompadour.

Le prince ne disait pas tout : peut-être lui revenait-il à la pensée, outre ce qu'il avait pu deviner de la haine de Choiseul pour son père, tant de calomnies abominables insinuées à son oreille par La Vauguyon, dans les longues causeries de l'éducation. La Dauphine sentit combien le sujet était épineux, et que ces préventions étaient plus profondes qu'on ne le lui avait dit. Elle ajouta simplement qu'on attribuait des talents au ministre et qu'on l'estimait dans les pays étrangers ; s'il avait intrigué au temps de madame de Pompadour, cela ne pouvait certainement se comparer aux horreurs présentes, qu'elle remerciait son mari de lui avoir fait connaître.

C'est le lendemain de cet entretien que Marie-Antoinette écrivait à sa mère son jugement sévère sur madame du Barry et sur une impertinence qu'elle n'avait guère pu remarquer elle-même. Elle ajoutait : Pour mon cher mari, il est changé de beaucoup et tout à son avantage. Il marque beaucoup d'amitié pour moi, et même il commence à marquer de la confiance. Du même jour, le sauvage garçon, qu'il lui était permis d'aimer enfin un peu, avait gagné son cœur et détruit ses illusions sur les hommes.

 

Hors le Dauphin, qui n'était aussi qu'un enfant et qui n'avait pas un caractère à renouveler souvent ses confidences, Marie-Antoinette ne trouvait autour d'elle personne à qui se fier dans la situation nouvelle où la plaçaient ses découvertes. La femme mûre qu'on lui avait donnée comme mentor, la comtesse de Noailles, avait le mérite de ne pas intriguer, mais elle était flatteuse, complimenteuse, peu avisée au demeurant, et de cette très honnête personne il n'y avait à tirer que les enseignements de l'étiquette. Parmi les dames de sa maison, la duchesse de Chaulnes était trop légère, malgré son âge, la princesse de Chimay trop sérieuse, et les autres tenaient plus ou moins leurs fonctions de La Vauguyon ou de la favorite.

L'isolement la rapprochait de Mesdames, les bonnes tantes que lui recommandait le Dauphin. Sa mère aussi ne lui avait-elle pas dit : Ces princesses sont pleines de vertus et de talents ; c'est un bonheur pour vous ; j'espère que vous mériterez leur amitié. Parole excessive, conseil imprudent que Marie-Thérèse mieux informée ne tardera pas à regretter et qu'elle cherchera en vain à reprendre. Pendant dix-huit mois, par dégoût du mal révélé et par besoin d'une affection maternelle, la Dauphine appartiendra à Mesdames de France.

On la vit arriver avec joie. Le caractère impérieux de Madame Adélaïde avait asservi entièrement Madame Sophie et guidait, au moins pour les petites choses, la bonne Victoire. C'était chez elle à Versailles, au rez-de-chaussée occupé sur la fin par madame de Pompadour, que se réunissaient les sœurs et que se tenait leur petit cercle. Le Roi y descendait chaque matin, ou le soir au retour de la chasse. Son entretien était insignifiant, tout de bagatelles, car il n'aimait pas les sujets sérieux et Mesdames, du reste, n'osaient en aborder avec lui ; elles préféraient écrire, fût-ce pour une nomination ou une faveur sans importance, et le père, qui allait les revoir une heure après, répondait de la même façon. Le nom de madame du Barry n était jamais prononcé en sa présence ; à peine sorti, on ne parlait que d'elle et des intrigues de ses partisans. M. de Choiseul ne dédaignait pas de venir faire, de temps en temps, sa cour à Mesdames, qui l'accueillaient maintenant après l'avoir tant détesté, réunies à lui par une communauté de haine.

Dans le cercle, une femme dirigeait la conversation, intelligente et hautaine, très sûre des usages, très âpre à soutenir les manies de préséance de Madame Adélaïde, dont elle était la dame d'atours ; c'était la comtesse de Narbonne, qui avait un fils à pousser dans le monde et se sentait prête à tout pour ses intérêts maternels. Si Madame Adélaïde menait ses sœurs, madame de Narbonne, avec sa décision et sa souplesse, menait Madame Adélaïde. Elle mettait ainsi quelque passion dans ce clan aigri de vieilles filles inoccupées, timides et irritables, qui vivaient de futilités et de médisances.

Tel était le milieu où Marie-Antoinette se mit à vivre, faute de mieux trouver dans sa nouvelle famille. Mesdames, qui aimaient à jouer aux mamans avec leurs petites nièces, Clotilde et Élisabeth, quand madame de Marsan voulait bien le leur permettre, furent enchantées de voir une nièce plus grande rechercher leur compagnie et accepter leur direction. Sa bonne volonté méritait i ne récompense. Elle fut gracieusée, flattée, choyée ; on lui confia la clef d'un passage de l'appartement, pour qu'elle y pût venir sans suite et à toute heure ; on consentit, sans s'opposer jamais à rien, à servir ses caprices et ses ardeurs bouillantes de plaisir ; on s'ingénia à lui trouver des amusements, à lui proposer des promenades, à lui faciliter des habitudes. De là à confisquer une initiative, à mettre au second plan la princesse qui devait être au premier, il n'y avait qu'un pas ; la dame Adélaïde, qui rêvait toujours de gouverner, compta bien y atteindre un jour et commença par dicter à la Dauphine ses moindres jugements sur les gens et les choses de la Cour.

Marie-Antoinette avait d'autant moins de peine a adopter les antipathies de ce milieu, qu'elle les ressentait elle-même instinctivement et qu'elles étaient d'accord, sauf pour Choiseul, avec celles de son mari. Parmi tant d'intrigues dont elle se voyait entourée, Mesdames, avec des travers et des petitesses qu'elle n'apercevait pas encore, représentaient certainement l'honnêteté. Mais n'y avait-il pas péril, pour une nouvelle venue dans a famille, à suivre trop ardemment la conduite de Mesdames envers la favorite de leur père ? Louis XV n'admettait pas qu'on discutât ses amours et jusqu'à présent n'avait toléré que de ses filles seules certaines marques apparentes de désapprobation.

Marie-Antoinette, impétueuse de franchise et toute de premier mouvement, était incapable de dissimuler son dégoût. Par bonheur, la Cour, à Compiègne, avait plus d'espace qu'à Marly ou à Choisy ; la Dauphine ne voyait le Roi qu'en présence de Mesdames, et madame du Barry qu'à distance, à la messe, à la chasse, au grand couvert. Les occasions de péril étaient donc rares. Mais à M. de la Vauguyon et à madame de Marsan, qui presque chaque jour venaient lui faire leur cour, Marie-Antoinette marquait une froideur d'autant plus blessante qu'elle n'était que pour eux. Elle avait horreur de ces dévots ambitieux, du premier surtout, qu'elle avait surpris écoutant aux portes, et elle tenait chez ses tantes les propos les plus vifs sur ces sortes d'honnêtes gens. Madame de Narbonne, fière d'une aussi auguste recrue au camp de Mesdames, faisait sonner au dehors les malices d'une princesse qu'il lui importait peu de compromettre ; et déjà le parti Du Barry savait qu'outre l'hostilité du Dauphin, il fallait compter désormais avec celle de la petite Dauphine.

Madame du Barry comble l'irritation de Marie-Antoinette par une maladresse qu'elle ne tarde pas à regretter, mais qui touche trop directement la jeune femme et intéresse trop de gens autour d'elle pour qu'on puisse la pardonner. Pendant un court séjour à Choisy, le Roi, pour amuser la Dauphine, fait jouer ses comédiens au petit théâtre du Château, trop resserré pour contenir aisément tout le service et la suite de la famille royale. Un soir, les dames du palais s'étant emparées des premiers bancs refusent d'y faire place à trois retardataires ; c'étaient madame du Barry et ses deux inséparables, la maréchale de Mirepoix et la comtesse de Valentinois. Ces contestations, sous les yeux des spectateurs, amènent vite d'extrêmes excitations de vanité : des propos s'échangent, vifs et cinglants ; une dame de la Dauphine, la comtesse de Gramont, tient tête à madame du Barry. Le lendemain, celle-ci porte plainte au maître, et madame de Gramont, par une de ces petites lettres de cachet qu'expédie aisément La Vrillière, se trouve exilée à quinze lieues de la Cour.

Cette punition cause une grande rumeur. Voilà tous les Choiseul en colère ; la comtesse de Gramont est belle-sœur de la duchesse et fort liée à leur parti ; ils demandent à la Dauphine, très irritée elle-même, d'intercéder auprès du Roi, faisant ainsi contre la favorite, dès les premiers jours, l'essai d'une jeune influence qu'ils risquent de briser. Marie-Antoinette brûle de se prêter à l'expérience ; mais M. de Mercy survient à temps pour retenir son imprudence, et suggère une réclamation bornée au seul point où elle ait chance d'être admise. La princesse, inquiétée par cet avis, témoigne à son grand-père qu'elle est peinée d'une faute commise par une dame de sa maison ; elle ne cherche pas à connaître cette faute ni à l'excuser, elle regrette seulement que l'exil ait eu lieu sans qu'elle ait été avertie de la volonté du Roi. Louis XV, toujours gauche devant une explication directe, heureux pourtant que le fond du sujet ne soit pas abordé, avoue que M. de la Vrillière aurait dû prévenir la Dauphine d'une mesure atteignant une de ses dames, et joint maint propos affectueux à cette demi-excuse.

Peu après, pendant Fontainebleau, l'exilée écrit à sa maîtresse qu'elle est malade, obligée de solliciter son entremise pour revenir à Paris se faire soigner. Marie-Antoinette intercède cette fois ; elle parle au Roi, après un dîner public où toute la famille est réunie, et, comme il se montre sérieux, froid, parce que madame du Barry n'a pas pardonné : Quel chagrin pour moi, mon papa, dit-elle, si une femme attachée à mon service venait à mourir dans votre disgrâce ! Le Roi sourit, désarmé, et promet de se rendre à cette prière. Il est certain pourtant qu'elle n'a pas suffi ; ce n'est qu'après des certificats de médecin dûment dressés que l'autorisation de retour est accordée, et la Cour reste absolument interdite à la coupable. Madame du Barry a voulu cet exemple et inventé un crime nouveau de lèse-majesté. Ces exigences, Marie-Antoinette, blessée, ne les lui pardonnera jamais ; l'exil de sa dame du palais, frappée si durement parce qu'elle est Choiseul, et sans qu'on ait pu la défendre, reste comme une offense personnelle dans ses souvenirs les plus profonds.

 

L'aventure de la comtesse de Gramont n'était qu'une escarmouche dans la lutte entre la favorite et le ministre ; on attendait et on sentait approcher la grande bataille. Choiseul s'y préparait. Il avait beau affecter pour le pouvoir une noble et philosophique indifférence, il y était trop ardemment attaché pour ne pas saisir les occasions de fortifier une situation qu'ébranlaient, sans qu'il en connût le détail, les attaques secrètes des petits appartements. Il crut avoir trouvé un appui décisif dans la Dauphine et se fit préparer par Mercy un entretien avec elle.

Il ne pouvait guère causer de politique avec ses quinze ans ; mais il avait quelque droit à les éclairer d'avis respectueux, qui lui assureraient dans tous les cas une posture de conseiller bonne à tenir. Plaire au Roi par l'empressement et la gaieté, prendre une assurance naïve à lui parler directement et sans crainte de tout ce qui la regardait, rester en bonne intelligence avec Mesdames sans se laisser gouverner par elles ; telles furent les directions de M. de Choiseul, d'accord avec celles que Vermond et Mercy apportaient de leur côté à la Dauphine. Il y joignit des détails sur les intrigues courantes, les buts secrets, les moyens qu'employaient les divers personnages pour réussir auprès du Roi.

Marie-Antoinette l'écoutait avec intelligence, le questionnait avec sûreté, l'étonnait d'un jugement déjà personnel et averti. Le ministre sortit de cette audience tout enflammé : Ce n'est que d'aujourd'hui, disait-il à Mercy, que je connais Madame la Dauphine. Sur votre parole, je me suis livré à elle et je lui ai dit ce que je sais. Je suis dans l'enthousiasme de cette princesse ; on n'a jamais rien vu de pareil à son âge. Quand vous en aurez occasion, je vous prie de lui dire que pour la vie et la mort je suis à ses ordres, et qu'elle doit disposer de moi en tout et partout comme il lui plaira. Ne sent-on pas, dans ces impressions toutes vives d'un sceptique manieur d'hommes, apparaître déjà cette séduction du dévouement que Marie-Antoinette, aux jours heureux comme aux jours tragiques, exercera jusqu'à la fin ?

La Dauphine ne devait pas disposer longtemps d'un si chaud enthousiasme. Mais c'était désormais, dans tous les salons où passait Choiseul, un bruit prolongé de ses louanges, une réputation d'intelligence qui s'établissait pour elle, et que tout un clan nombreux de parents, d'amis, de clients, avait intérêt à répandre, à augmenter, à exagérer, aux dépens de la créature qui menaçait le ministre. Quand madame du Deffand raconte à Walpole : Il n'y a qu'une voix sur Madame la Dauphine ; elle grandit, elle embellit, elle est charmante, c'est l'opinion générale qu'elle enregistre.

L'écho de ces succès arrivait à Vienne et eût consolé Marie-Thérèse, si des voix discordantes ne se fussent élevées, déjà malveillantes et venimeuses : On débite ici, écrivait-elle dès la fin d'octobre, tout plein de choses peu favorables à ma fille ; on dit que le Roi devient réservé et embarrassé avec elle, qu'elle heurte de front la favorite, que le Dauphin est pire que jamais et plus qu'indifférent pour ma fille. Et l'Impératrice faisait dire à Marie-Antoinette de ne pas se laisser griser par ses heureux débuts et qu'il était plus difficile, dans un pays comme la France et dans une cour comme Versailles, de durer que de réussir.

 

Ces premiers mois de mariage donnaient à la Dauphine une fête continuelle de curiosité et de mouvement. C'était devant ses yeux un perpétuel changement de décor que ces visites à toutes les résidences royales ou princières, ennoblies par les arts de sa patrie nouvelle à leur moment de raffinement le plus exquis. Le prince de Condé, qui avait sollicité l'année précédente une visite de madame du Barry, avait invité le Roi à s'arrêter à Chantilly en quittant Compiègne, et Marie-Antoinette s'était montrée joyeuse de voir cette demeure illustre qui tenait, dans l'histoire de France qu'elle avait apprise, à peine moins de place que Versailles même. Mais la Cour se souciait moins qu'elle des bosquets de Sylvie et des souvenirs du vainqueur de Rocroy : Presque tout le monde reviendra dimanche de Compiègne, écrit madame du Deffand ; le Roi ira le mardi à Chantilly avec madame la Dauphine, Mesdames et les dames de leur suite, madame du Barry et sa suite. Il en pourra résulter quelque événement, c'est-à-dire quelque lettre de cachet. On pouvait même craindre des froissements plus graves qu'entre simples dames, car la favorite allait vivre pendant deux jours avec la famille royale. Les fêtes heureusement multipliées évitèrent les occasions de choc. La Dauphine ne fut pas une seule fois dans le cas de parler à madame du Barry ; le Roi se montra plein d'attentions pour elle ; c'était lui, semblait-il, qui faisait à l'Archiduchesse les honneurs de Chantilly. Le prince de Condé avait d'ailleurs en tête divers soucis qui semblaient l'en détourner, et il témoignait, auprès de madame du Barry, d'un empressement qui donnait à penser à quelques personnes.

Au retour à Versailles, ce fut une autre journée de fêtes à Chilly, chez la duchesse de Mazarin, puis l'émouvante cérémonie de la prise d'habit de Madame Louise, à Saint-Denis, où Marie-Antoinette présenta le scapulaire et le manteau. Enfin on pensa au voyage de Fontainebleau. C'était, en peu de mois, la seconde fois que la Dauphine assistait à ce grand déplacement de la Cour, si majestueux et si coûteux, où la multitude des services, dit Mercy, ressemblait à la marche d'une armée. Louis XV partait en avant, séjournant au passage à Bellevue et à Choisy. Quant à la famille royale, elle voyageait toujours réunie, et les paysans curieux venaient voir les uniformes et les carrosses le long du pavé du Roi. On arriva le soir du 8 octobre à Fontainebleau pour souper avec le Roi, et la Dauphine fut logée dans l'appartement de la Reine.

Le lendemain, Marie-Antoinette n'ayant pas encore reçu tous ses équipages, fit une promenade de trois heures à pied dans le parc et les environs du château. Accompagnée de M. de Marigny et des architectes des Bâtiments, elle se fit expliquer les diverses époques de la construction depuis les anciens rois jusqu'au roi régnant, et ses guides s'émerveillèrent d'être aussi gracieusement interrogés. Les jours suivants, ce furent, les après-midi, des parties d'ânes dans la forêt, les parades ordinaires de la Maison du Roi, la chasse suivie en calèche avec Mesdames ; le soir, le spectacle ou le jeu, tantôt chez Mesdames, tantôt chez la Dauphine. Un matin, les ânes étant sellés, Marie-Antoinette reçut les ministres étrangers dans son habit de promenade ; tout le monde déclara qu'il lui seyait à ravir. A un des spectacles de musique, dans un divertissement final, les acteurs chantèrent des vers préparés par le duc d'Aumont à la louange de la Dauphine. Malgré l'étiquette rigoureuse qui défendait d'applaudir devant le Roi, le théâtre entier éclata en battements de mains.

Ce petit événement, sans exemple à la Cour, révéla la place que Marie-Antoinette y prenait déjà. Aucune difficulté ne surgissait d'ailleurs du côté de madame du Barry, qui ne se montrait que de loin et paraissait, pour le moment, occupée de toute autre chose que de la famille royale. A la dernière revue du régiment du Roi, où la Dauphine était allée avec Mesdames, la comtesse resta à souper au camp avec les femmes de sa société, chez le comte du Châtelet, colonel en second du régiment. Cette partie avait surtout pour but d'irriter M. de Choiseul. Il travaillait comme d'habitude avec le Roi, venait au Conseil, était invité aux soupers ; mais, s'il lui arrivait au jeu d'être le partenaire de la favorite, elle multipliait moqueries, haussements d'épaules, petites vengeances de pensionnaire qui semblaient amuser le Roi. On lisait à présent dans les regards de ses adversaires l'espoir du triomphe, symptôme d'autant plus inquiétant que la politique du royaume entrait dans une de ces périodes chargées d'orage où la foudre est dans l'air, prête à tomber.

 

Depuis que l'Archiduchesse était en France, elle avait entendu deux fois parler d'une grande cérémonie présidée par le Roi et qu'on appelait un lit de justice. On avait attaché beaucoup d'importance autour d'elle à cette cérémonie, une des plus solennelles du gouvernement. Si elle interrogeait Mesdames à ce sujet, elle apprenait qu'il s'agissait de mettre à la raison des sujets rebelles qui, parce qu'ils portaient des robes rouges fourrées d'hermine, prétendaient contrôler les ordres de Sa Majesté. Cette prétention lui semblait sans doute un grand crime, mais elle ne pouvait s'empêcher de remarquer que ce Parlement de Paris, tant décrié, se montrait précisément, dans l'occurrence, l'adversaire acharné de M. d'Aiguillon, en soutenant la condamnation portée par le Parlement de Bretagne contre les exactions du protégé de la Du Barry. Comme on disait de plus, assez ouvertement, que M. de Choiseul dissimulait seulement par convenance sa sympathie pour l'assemblée qui l'avait servi contre les Jésuites, la Dauphine cessait de comprendre des affaires aussi embrouillées.

Rien dans son éducation ne pouvait l'y aider. Jamais on n'eût pu voir, dans les royaumes de sa mère, une réunion de magistrats tenir en échec les décisions souveraines par un refus de les enregistrer ; jamais, d'autre part, M. de Kaunitz ne se fût mis clans le cas d'être accusé de soutenir ou de fomenter telle rébellion. C'était pourtant ce que M. de Richelieu avait reproché en face à M. de Choiseul, en plein Compiègne, à propos d'un voyage fait dans le Midi par la sœur du ministre. La duchesse de Gramont prétendait voyager pour sa santé, pour aller prendre les eaux à Barèges ; en réalité, c'était pour visiter les magistrats des provinces, leur porter un mot d'ordre, unir étroitement les Parlements de Provence et de Languedoc à ceux de Bretagne et de Paris et, par le soulèvement général des robins de France, intimider les adversaires de Choiseul, détruire le chancelier Maupeou et faire reculer le Roi.

La violente dispute du premier gentilhomme et du ministre avait fait beaucoup de bruit à la Cour ; chacun avait pris parti, et sans doute le Roi lui-même y avait fait allusion devant la Dauphine, car celle-ci, malgré ses sentiments pour Choiseul, s'était montrée fort indisposée contre la duchesse de Gramont. La seule règle un peu fixe qu'elle eût dès lors pour juger de la politique intérieure était que tout le monde devait au souverain l'obéissance aveugle des bons sujets et que les rois de France, sauf sans doute en leurs affaires de cœur, étaient incapables de se tromper.

M. de Choiseul avait nié effrontément la conduite de sa sœur. Il sentait le danger de prêter flanc à des attaques sur un sujet qui intéressait aussi personnellement le Roi que sa querelle avec les Parlements. L'homme qui soutenait seul le poids de cette lutte, Maupeou, était le moins bruyant des ennemis du ministre, non le moins perfide : il le guettait dans le Conseil, les yeux dans les yeux, à l'affût du faux pas, de la parole imprudente qui devait le livrer. Il importait à Choiseul de séparer tout à fait sa cause de celle des parlementaires. Sous les coups répétés du chancelier, le vieux Parlement de Paris se déracinait. Peu de jours après l'algarade de Richelieu, Louis XV arrivait brusquement dans sa capitale, entouré de ses mousquetaires ; les magistrats étaient convoqués à l'improviste au Palais ; le chancelier leur adressait les réprimandes royales, les plus sévères, les plus rudes qu'eussent jamais écoutées les Chambres assemblées. On enlevait les minutes de la procédure contre d'Aiguillon, les arrêts étaient effacés des registres, toutes les pièces anéanties, et défense faite de jamais plus s'occuper de cette affaire. Quelle que fût désormais l'attitude du Parlement, décidé à protester contre la force et à suspendre ses fonctions, cette journée marquait le triomphe de l'ancien gouverneur de Bretagne, et le souper de madame du Barry dut être, ce soir-là, encore plus gai que de coutume.

Tout le monde trembla autour de Choiseul. Le duc et son cousin M. de Praslin, ministre de la Marine, n'avaient été prévenus que la veille des graves intentions du Roi. C'était une marque de défiance, un indice significatif. Choiseul apprenait aussi qu'on discutait sérieusement, chez la favorite, la date de sa disgrâce, l'événement escompté depuis longtemps et qu'empêchaient seuls, il le savait bien, l'indécision du Roi et son goût d'habitude pour les gens qui le servaient. Il ne vit alors, semble-t-il, qu'une chance de salut, la guerre. Sur ce vaste réseau d'affaires dont les fils, de tous les coins du monde, aboutissaient à son cabinet, il trouvait précisément, à ce moment même, le point troublé qui pouvait servir son dessein. L'Espagne avait un démêlé avec l'Angleterre pour un flot des Malouines indûment occupé par des marins anglais ; l'amour-propre castillan était excité ; par ses correspondances avec Madrid, Choiseul l'irrita encore. Si l'Espagne s'engageait, la France devait l'appuyer, en vertu du Pacte de Famille, et il ne fallait pas moins que l'union des deux cours bourbonnes et de leurs marines pour attaquer à forces égales la puissance britannique. Cette guerre réalisait un plan du ministre et faisait sa personne indispensable : Je n'ai pas lieu de douter, écrit le témoin sûr qu'est Mercy, que le duc de Choiseul ait cru que la guerre pourrait l'affermir et rendre son ministère nécessaire.

Ces combinaisons sont contrariées par l'épuisement des finances, la ruine du crédit, l'impossibilité d'armer une flotte et aussi par la peur que prend Choiseul de voir deviner son jeu terrible. Soudain, ses dépêches se font moins belliqueuses ; il suggère à l'Espagne des arrangements, qu'il sait toutefois inacceptables ; il ne veut pas être accusé devant le Roi, par la production de pièces accablantes, d'avoir rendu inévitable une guerre ruineuse, incertaine, sans intérêt direct pour la France et dont la seule pensée répugne aujourd'hui à Louis XV. Il réclame au Conseil des armements par prudence, pour ne pas être pris au dépourvu si les événements tournent mal, en affirmant d'ailleurs son désir de paix. Mais l'éveil a été donné sur ses premières démarches et a marqué le terrain de sa chute ; puisqu'on n'a pu prouver sa connivence avec les Parlements, c'est sur son double jeu de guerre qu'on le fera tomber.

L'intrigue se resserre autour du Roi, portant l'attaque sur tous les points. On a trouvé des billets non datés du ministre au premier président, poussant le Parlement à la fermeté dans l'affaire des Jésuites ; on les montre à Louis XV comme se rapportant aux débats récents. Maupeou, l'homme dont ne peut se passer le souverain dans la crise parlementaire, offre sa démission si Choiseul demeure. On insinue que celui-ci est capable de tous les crimes, qu'il aspire à régner sous un nouveau prince et compte avoir pour l'y aider la jeune Dauphine, qui lui est toute dévouée. On utilise un mécompte du prince de Condé, qui en veut au ministre d'avoir fait manquer à son fils un riche mariage avec la fille du duc de Penthièvre, aujourd'hui duchesse de Chartres. Condé, conquis par des promesses de la favorite, gagné à la conspiration par l'abbé Terray, qui a été longtemps dans son conseil, vient de Chantilly pour triompher de l'indécision du Roi, jeter dans cette balance lente à s'ébranler l'autorité d'une parole princière qui semble exempte de haine personnelle.

Tout travaille contre Choiseul ; mais rien n'y sert autant que l'épigramme persistante de madame du Barry et surtout la rancune du Roi lui-même, longuement, sourdement amassée contre l'homme qui s'est permis, il y a deux ans, de railler le choix de ses amours. Ce sentiment est plus fort chez lui que tous les autres, et il souhaite secrètement trouver dans la politique des raisons suffisantes pour venger son amour-propre offensé.

Sur le conseil de madame du Barry, le roi fait venir l'abbé de la Ville, premier commis des Affaires étrangères, qui a vieilli dans les négociations et guidé plusieurs ministres ; il s'informe de l'effet que produirait la disgrâce sur les cours de Vienne et de Madrid et sur la marche des affaires. L'abbé, que Choiseul a indisposé, rassure le Roi sur les inconvénients qu'il redoute et lui révèle en même temps, avec la vraie situation entre l'Espagne et l'Angleterre, la part que Choiseul a prise à l'aggraver. Louis XV appelle le ministre, le somme de lui dire la vérité sur les affaires extérieures et obtient l'aveu que la guerre est inévitable et qu'il faut s'y préparer. Le visage du Roi se décompose et, furieux : Monsieur, je vous avais dit que je ne voulais point la guerre ! Il ordonne pour le jour même un courrier à Madrid et écrit au roi d'Espagne en lui demandant de faire tous les sacrifices pour la paix ; le même courrier porte une note secrète à l'ambassadeur de France annonçant par avance la disgrâce de Choiseul.

Cette fois, la décision est prise. La lettre d'exil est écrite de la main du Roi, ainsi que ses dures instructions à M. de la Vrillière : deux heures pour quitter Versailles, vingt-quatre heures pour quitter Paris, et l'exil à Chanteloup, le château du ministre en Touraine : Sans madame de Choiseul, ajoute le billet, j'aurais envoyé son mari autre part ; mais il ne verra que sa famille et ceux que je permettrai d'y aller. Cependant le Roi semble hésiter encore, au moins sur l'heure où il veut frapper, et, de crainte que la favorite ne les expédie trop tôt, il porte les papiers dans son habit.

Le 24 décembre, à dix heures du matin, le gros La Vrillière, le grand congédieur ordinaire, sortant de chez madame du Barry, se fait annoncer chez M. de Choiseul. L'antichambre qu'il traverse est pleine de courtisans et de solliciteurs. Il sort au bout d'une minute, ses petits yeux pétillant de joie méchante, et va chez M. de Praslin chercher l'autre démission qu'il est chargé de rapporter au Roi. En recevant le coup, M. de Choiseul, qui s'y était trop attendu pour s'y attendre encore, a pâli, bégayé son obéissance aux ordres du Roi ; c'est du moins ce que raconte La Vrillière. L'huissier annonce que l'audience des Affaires étrangères n'aura pas lieu, et que le grand dîner annoncé pour ce jour-là au ministère est décommandé.

Le duc, sur-le-champ, sans ressaisir ses esprits, part pour Paris, où il trouve sa femme se mettant à table : Mon bon ami, lui dit madame de Choiseul, vous avez bien l'air d'un homme exilé, mais asseyez-vous, notre dîner n'en sera pas moins bon. Et la gracieuse duchesse montre tant de sérénité, tant de vrai sang-froid, madame de Gramont tant d'altière dignité, qu'elles font attribuer ces sentiments à un homme rongé de colère et d'humiliation. M. de Choiseul ne reçoit personne, quoique tous les carrosses de Paris se pressent à sa porte et que la ville entière vienne s'y faire inscrire. Dès le lendemain, à Chanteloup, l'attitude est prise ; on sera souriant, dédaigneux, philosophe ; on jouera les Cincinnatus pour le Parlement et pour Ferney.

 

L'opinion se prononçait ardemment. Jamais événement n'avait amené une protestation aussi générale contre le pouvoir absolu. Mais, dans ce petit monde à part qu'était Versailles, il n'en allait pas de même. Le parti de la Du Barry, déjà puissant, s'y fortifiait à l'instant de toutes les trahisons et de toutes les lâchetés. Le nom des disgraciés cessait, selon l'usage, d'être prononcé devant le Roi ; seul Louis XV, le lendemain, disait à madame de Marsan dans son cabinet : Madame la comtesse, n'êtes-vous pas bien fâchée de ne plus voir ici M. de Choiseul ? Petite férocité suivie de bien d'autres, qui allaient ranimer les irritations de Chanteloup et qui faisaient taire autour du monarque toute voix d'excuse, toute sympathie pour l'exilé.

Ce qui intéressait la Cour à présent, c'était la conduite qu'allait tenir la Dauphine. L'homme de l'alliance, l'auteur du mariage disparaissait de la scène ; on savait l'affection que Marie-Antoinette avait pour lui et celle aussi de Marie-Thérèse, qui venait de lui envoyer, en amie, du tokay impérial ; on attendait une imprudence, une incorrection, une faute. La malignité, pour cette fois, fut déçue. L'enfant avait bien été indignée ; livrée à son propre sens, elle se fût compromise aussitôt et pour longtemps. Mais, sans perdre une minute, Mercy lui faisait parvenir par Vermond des avis très pressants : laisser paraître son déplaisir du départ d'un ministre honoré des bontés de sa mère, le plaindre du malheur d'avoir déplu au Roi, éviter toute justification, toute allusion à ses ennemis, ignorer surtout les moyens qu'ils ont employés pour le perdre et la main de femme qui les a conduits.

Marie-Antoinette, voyant la situation grave, tremblant pour l'alliance, devinant les anxiétés de sa mère quand elle apprendra la nouvelle, obéit à ses conseillers. Elle se contient ; à peine laisse-t-elle échapper quelques vivacités chez ses tantes, exaspérée de voir Madame Adélaïde, du jour au lendemain, abandonner Choiseul et dauber sur les vaincus. En somme, aucune maladresse sérieuse, aucun mot dangereux que les oreilles aux aguets puissent retenir pour le Roi.

Il sort cependant, pour Marie-Antoinette, de la disgrâce de Choiseul, un résultat que ses auteurs n'ont pas prévu. Elle devient, pour l'opinion soulevée, le symbole d'une revanche future ; elle porte en elle les espérances de tout un parti, le plus actif de la nation, le plus remuant et le plus nombreux, cette immense et puissante société de M. de Choiseul, dont le prince de Talleyrand a si bien dénombré les forces. Le parti va compter sur elle, et sur elle seule, pour un temps qui ne peut être bien éloigné. Le Dauphin n'a rien laissé voir de ses sentiments sur l'acte accompli, mais on ne doute pas que la Dauphine ne prenne sur lui assez d'empire pour exiger, le jour où il sera le maître, le retour du grand homme au gouvernement.

De leur côté, les vainqueurs du moment ne songent pas sans inquiétude que Marie-Antoinette, autant que l'annonce le caractère du Dauphin, est la puissance du lendemain. Le Roi vieillit chaque jour ; il a de fréquentes indigestions, des alourdissements. S'il dételle, comme l'y engage son médecin, il peut se dégoûter de sa maîtresse ; un retour à la religion serait pour elle et les siens un signal d'exil. Or, Marie-Antoinette, qui a su inspirer à Louis XV un goût durable, de qui il aime baiser les jeunes mains, cette petite fille élégante et gracieuse le ressaisira un jour ou l'autre, en même temps qu'il reviendra aux honnêtes mœurs. J'ai ma duchesse de Bourgogne, dit-il déjà. La force qui est en elle, et qu'elle ignore elle-même, ne peut aller que grandissant. En dépit de ses froideurs, de ses propos chez Mesdames, qu'on peut croire inspirés par Mesdames seules, on espère apprivoiser sa sauvagerie, désarmer sa malveillance. Il serait, en tout cas, de mauvaise politique de la heurter de front et de s'en faire une adversaire irréconciliable. Ainsi, exaltée par les uns, ménagée par les autres, la petite Dauphine apparaît désormais à l'opinion publique comme l'arbitre mystérieux de l'avenir.

Cette opinion, devenue une puissance et qui de jour en jour se sent plus forte, reçoit presque en même temps, cet hiver de 1770-1771, deux défis de pouvoir. Après l'exil de Choiseul, c'est celui des membres du Parlement, saisis une nuit dans leur lit par deux mousquetaires et dispersés dans les provinces les plus lointaines. Au petit coup d'État de Louis XV succède le grand coup d'État de Maupeou. Dans le milieu de la Cour où tout a son écho, mais où tout se rapetisse, le choc des grands intérêts du dehors se trouve réduit aux proportions des rivalités de cercles féminins. Mesdames dominent de plus en plus le jugement de la Dauphine, excitent son animosité contre la Du Barry, et la répulsion réunie de toutes ces femmes pour sa sensualité impénitente cause au Roi autant de souci que la révolte même de son Parlement.

C'est l'opposition dans la famille, sourde et insaisissable, que n'atteignent pas les lettres de cachet et qu'on ne met pas à la Bastille. Elle gêne parfois plus que l'autre, car il suffit à Louis XV, pour réduire la magistrature, de laisser aller son chancelier, tandis que, pour réprimander Mesdames ou conseiller la Dauphine, il faut intervenir de sa personne, et c'est ce qu'il déteste le plus. Toute sa vie, il a préféré supporter ce qui lui a déplu chez ses filles, plutôt que d'exprimer un reproche, un avis même. Madame du Barry respecte d'ordinaire cette faiblesse du Roi pour Mesdames et cette manie d'écrire qui éloigne de lui toute explication précise et ennuyeuse. Pour la Dauphine, elle conseille une autre conduite, assurée en tout cas de ne pas réussir plus médiocrement qu'avec les princesses.

L'occasion vient du Dauphin ; ces soupers qu'il a lui-même sollicités, il ne s'y présente plus, affecte de les éviter, avec des mines d'humeur et de mépris pour la comtesse qui en fait les honneurs. Ce sont Mesdames qui ont inquiété leur neveu sur le danger que court son salut en des ré anions aussi équivoques. La société particulière accuse de ce changement d'attitude la Dauphine. dont l'influence devient de plus en plus visible sur un mari qui commence d'être amoureux. Mercy, qui sent gronder l'orage, voudrait que l'explication eût lieu avec le Roi et a fait sa leçon en conséquence ; madame du Barry, pour d'autres raisons, souhaite également que Louis XV s'adresse à Marie-Antoinette ; mais le Roi s'en tire par un demi-moyen et fait appeler madame de Noailles.

Depuis longtemps, dit-il à la dame d'honneur, il désire causer avec elle sur le chapitre de Madame la Dauphine. Ses qualités et son charme méritent tous les éloges, sauf sur trois points où il conseillerait quelque changement : un peu trop de vivacité dans le maintien public, en tenant la Cour par exemple ; quelque familiarité à la chasse, quand elle distribue les provisions aux jeunes gens qui se réunissent autour de sa voiture ; enfin, troisième grief, et le seul trop évidemment qui motive cette audience : Madame la Dauphine se permet, dit-on, de parler trop librement de ce qu'elle voit ou croit voir, et ses remarques un peu hasardées pourraient produire de mauvais effets dans l'intérieur de la famille. A ces reproches inattendus, la dame d'honneur répond, avec les grandes phrases à queues qu'elle manie fort bien, que sa maîtresse n'a qu'un vif désir, celui de réussir à plaire en toutes choses à Sa Majesté, et qu'il serait facile de rectifier les petites fautes que son âge peut lui faire commettre, pour peu que Sa Majesté veuille l'en avertir ou autoriser qu'on l'en avertisse. Le Roi essaie alors de la questionner sur les conseils qui entourent la Dauphine : Elle n'en reçoit pas toujours de bons, ajoute-t-il ; j'en connais la source et cela me déplaît fort.

Quand Mesdames sont informées de ce qu'a dit le Roi, elles commencent par s'échauffer, par suggérer des imprudences. Marie-Antoinette n'est-elle pas assez grande pour choisir ses conseils ? A sa place, elles écriraient au Roi pour demander si une Dauphine doit avoir une gouvernante et si on va nommer à cette charge madame de Noailles. Mercy, qui est ce jour-là à Versailles et qui y vient autant qu'il le peut, obtient une conduite moins écervelée. Au lieu d'écrire, Marie-Antoinette parle au Roi le même soir. Elle se montre affligée de ce que son papa n'a pas assez de confiance en elle pour causer directement de ce qui peut lui être agréable ou lui déplaire ; et, comme elle met sans aucune gêne sa bonne grâce mutine dans ce filial reproche, Louis XV, embarrassé mais ravi, l'assure de son amitié, lui baise tendrement les mains et n'entre en détail sur aucun sujet. Il ne demande au fond qu'à être rassuré sur les dispositions de sa Dauphine, et cette causerie, dont il paraît content, fait taire pour un temps la cabale de son entourage.

Marie-Antoinette, bien femme déjà en ce petit succès, ne change rien du tout, quoi qu'elle ait dit, à sa manière d'être. Elle se refuse obstinément, par exemple, à parler à madame du Barry. Il faut, pour obtenir d'elle un mot banal au duc d'Aiguillon, l'insistance de Mercy, qui voit monter l'étoile du personnage et devine que l'ambassadeur de l'Impératrice pourra un jour avoir besoin que l'Archiduchesse n'ait trop vivement blessé personne. M. d'Aiguillon, qu'on jugeait impossible, six mois avant, à aucun département, marche maintenant à grands pas vers la succession de Choiseul. La volonté de la favorite ne met de suite tenace à d'autres affaires qu'à l'avancement de ses amis, et la chronique donne un caractère d'amitié particulièrement tendre à son goût pour d'Aiguillon. Il faut du reste que le Roi se décide à nommer des ministres. Les affaires extérieures surtout sont importantes à pourvoir ; bien que toute chance de guerre soit écartée, assez de questions occupent l'Europe du côté du Nord et de l'Orient pour que l'interrègne ministériel ne se prolonge pas sans danger. On a grand besoin aussi de rassurer l'Europe ou au moins la partie de l'Europe intéressée à la prospérité de la France et qui suit avec inquiétude les progrès de son anarchie intérieure. Ce royaume, écrit Mercy à Kaunitz, est sans justice, sans ministère et sans argent.

Si l'argent et même les magistrats sont difficiles à trouver, les candidats au ministère abondent. Le comte de Broglie, par exemple, y pourrait compter, lui qui a si longtemps dirigé, au temps de Choiseul, la diplomatie secrète de Louis XV ; mais le Roi vieillissant s'est dégoûté de son secret, et M. de Broglie, trop honnête pour n'être pas un peu gauche, attiré chez madame du Barry, n'a pas été assez habile pour y plaire et y fixer sa fortune. D'Aiguillon ne possède ni son talent, ni ses connaissances, ni sa droiture, ni même, comme ce rival, l'estime et la confiance du Roi ; il reste pour tout le monde entaché par l'arrêt du Parlement, que l'opinion se refuse à annuler ; mais il a pour lui l'alcôve et il est l'homme nécessaire du parti dévot.

 

Le siège du gouvernement à Versailles, pendant les six mois d'hésitations qui aboutiront à la nomination du duc d'Aiguillon, n'est plus dans le cabinet de Louis XV ; il est chez madame du Barry, dans ce petit logis doré à neuf, pimpant et frais, situé au-dessus du Roi et plus près de lui que n'a jamais été madame de Pompadour. L'appartement avait été fait pour Marie-Josèphe de Saxe, après son veuvage, et on ne se doutait guère alors de la singulière succession qui l'attendait. La nouvelle maîtresse avait reçu cette marque suprême de faveur, l'hiver qui avait suivi sa présentation ; mais son installation définitive n'avait eu lieu qu'au moment où les Choiseul quittaient pour jamais Versailles. Elle avait fait transporter alors dans ce logement des cabinets les belles pièces d'art qu'elle tenait du Roi ou que son caprice avait choisies, et dont la liste permet de remeubler en pensée ces pièces encore conservées et dont les boiseries sont fanées à peine. Marie-Antoinette, qui vivait encore dans l'appartement arrangé par la feue Reine, ne trouvait chez elle rien de comparable.

Madame du Barry avait mis ici sa commode de porcelaine peinte à Sèvres d'après Watteau, sa table, son secrétaire, son forte-piano marquetés de bois de rose et revêtus de bronzes de Gouthière, ses coffrets et paravents de vieux laque, son baromètre de Passemant, dont la cage de bronze doré était garnie de médaillons de Sèvres, la pendule de Germain pour la chambre à coucher, où la flèche d'un Amour indiquait l'heure, une bibliothèque de maroquin toute aux armes et à la devise, un meuble de salon de bois doré et de satin blanc brodé de soie, enfin des scènes flamandes de Van Ostade et de Teniers, et toute une collection de jeunesses de Greuze, que présidait le buste du seigneur du Parc-aux-Cerfs. C'était, dans ces chambres aux plafonds bas, éclairées en mansardes, un entassement de magnificences ou de raretés et comme une réduction de Louveciennes.

Louis XV allait chez sa maîtresse vingt fois le jour ; il n'avait pour cela qu'un escalier à prendre et, de sa bibliothèque même, un passage secret l'introduisait de plain-pied dans la chambre où la comtesse, enfouie dans les dentelles, sur son lit doré, donnait ses audiences du matin. Les grands repas d'apparat de la favorite, ses fêtes vraiment royales, c'était à Louveciennes qu'elle les offrait, dans ce beau vestibule de marbre que représente l'aquarelle de Moreau le jeune. Ici, dans l'étroit appartement voisin des cabinets où le Roi s'amusait à cuisiner lui-même, c'étaient les petits soupers servis par le nègre Zamor, la vie familière un peu bourgeoise et aussi la continuelle obsession des affaires, qui montaient chaque jour l'escalier derrière le Roi.

Madame du Barry ne détestait pas, à l'occasion, les occupations sérieuses ; il y en avait auxquelles elle prenait goût et qu'elle considérait comme de son ressort. Elle fixait le répertoire des spectacles de la Cour et même de la Ville ; elle jugeait les différends entre les comédiens du Roi, que lui soumettaient MM. les premiers gentilshommes ; elle étudiait, sur les plans d'architectes protégés par elle, la reconstruction de la Comédie-Française. Les commandes aux artistes, les décisions pour les maisons royales passaient par ses mains. L'intendant des Menus venait prendre ses ordres pour les fêtes de la Cour, et, quand le directeur des Bâtiment manquait d'argent pour ses travaux, ce qui arrivait sans cesse, il recourait à son intervention, la seule qui pût entrouvrir les coffres sonnant creux de l'abbé Terray. Marie-Antoinette ne pouvait deviner que les demandes de sa fantaisie étaient portées tout d'abord chez cette étrange rivale et qu'elle lui en devait plus d'une fois la réalisation. Mais elle savait qu'on y aimait à parler d'elle, et il lui arrivait, en montant en carrosse, de chercher d'un furtif regard ces fenêtres de la cour de marbre, aux volets dorés ouverts dans les sculptures des combles.

C'est en se faisant accueillir de la favorite qu'on était le mieux assuré de gagner les bonnes grâces du Roi. Le prince héritier de Suède, qui allait être Gustave III, après avoir dansé au bal de la Dauphine, venait porter des hommages plus intimes chez madame du Barry et laissait au petit chien un collier de diamants, pour rappeler le souvenir de ses entretiens politiques. En revanche, les boudeurs et les austères qui n'y paraissaient jamais amassaient des menaces sur leurs têtes. L'aimable Muse, de qui Drouais préparait le portrait pour le Salon, n'était point méchante de nature, ni même trop aigrie par les sarcasmes qui l'empêchaient de jouir paisiblement de sa fortune ; mais c'était une revanche trop aisée de ses longues angoisses d'avant la présentation que ce rôle de malfaisance où lui étaient livrées noblesse, armée, magistrature. Aussi, ses rancunes, et celles plus dangereuses de ses amis se satisfaisaient-elles assez souvent par une signature distraite prise au Roi pendant qu'il surveillait son café dans sa cafetière d'argent.

On lui attribuait bien des abus, qu'elle n'inspirait pas toujours, mais dont elle était toujours informée : La dame du Barry, écrivait madame du Deffand, a déclaré qu'elle voulait qu'on éloignât de la Cour tous les amis de M. de Choiseul, qu'on leur ôtât toutes les places et emplois qu'il leur avait donnés... La dame est plus souveraine que ne l'était sa devancière et même le cardinal de Fleury... Ce temps-ci est affreux ; on ne peut prévoir où il finira. Si M. de Breteuil n'obtenait pas l'ambassade de Vienne, si M. d'Usson était révoqué de celle de Suède, si l'évêque d'Orléans, qui tenait la feuille des bénéfices, était exilé, si M. de Beauvau attendait d'un moment à l'autre le retrait de son gouvernement du Languedoc, qui vint en effet, c'est qu'ils étaient tous plus ou moins Choiseul ; et combien de victimes moins éclatantes de cette persécution dont madame du Deffand, la comtesse d'Egmont et tant d'autres font la chronique indignée !

La jeune Dauphine fut présente à l'acte le plus solennel du régime nouveau, au grand coup public frappé par le chancelier en ce lit de justice du 13 avril tenu dans la grande salle des gardes du Château de Versailles. On y installa cette cour improvisée, bien vite appelée le Parlement Maupeou. De la lanterne dressée pour la famille royale, dans un angle de la salle toute tendue de fleurs de lis, Marie-Antoinette assista à la condamnation d'un parti qui ne lui voulait aucun mal, à l'écrasement définitif de tout ce qui se réclamait de M. de Choiseul.

A l'issue de cette cérémonie, elle vit exiler les princes du sang qui ne s'y étaient pas rendus, ne pouvant, avaient-ils écrit au Roi, donner leur suffrage à ce qu'on se proposait d'y faire. Cette punition caressait les secrètes rancunes de Mesdames, et la Dauphine se réjouissait naïvement avec elles des sévérités répétées du Roi : Il y a, à cette heure, écrivait-elle, beaucoup de bruit ici. Il y a eu, samedi, un lit de justice pour affirmer la cassation de l'ancien Parlement et en mettre un autre. Les princes du sang ont refusé d'y venir et ont protesté contre les volontés du Roi ; ils lui ont écrit une lettre très impertinente signée d'eux tous, hors du comte de la Marche, qui se conduit très bien dans cette occasion-ci. Ce qui est le plus étonnant à la conduite des princes, c'est que M. le prince de Condé à fait signer son fils, qui n'a pas encore quinze ans et qui a toujours été élevé ici ; le Roi lui a fait dire de s'en aller, de même qu'aux autres princes à qui il a donné défense de reparaître devant lui et devant nous. C'est bien là de la politique de petite princesse, déjà batailleuse et prompte à épouser des querelles d'entourage. On s'explique de tels sentiments, et même on n'en comprendrait pas d'autres ; mais elle n'entrevoit pourtant pas assez quelle énorme et nouvelle victoire enregistrent le chancelier et la favorite.

A côté de l'intimidation et des coups de violence, le trio Maupeou-d'Aiguillon-du Barry s'affirmait dans la distribution des faveurs. C'était là surtout le département de la femme, ministère apparent de l'amabilité et de la grâce, en réalité officine vénale et louche de la corruption. jamais les bassesses qui sollicitent les gens en place n'avaient reçu si large et si prompte récompense. On payait comptant les dévouements, d'où qu'ils vinssent. Y avait-il une place vacante, régiment, évêché, ambassade, le choix de plus en plus aveugle de Louis XV était toujours celui que la favorite, à sa toilette, lui jetait par-dessus l'épaule.

Le mariage du comte de Provence fut la grande curée des profitables déshonneurs : ce fut madame du Barry qui dressa la liste des charges de la maison qu'on créait pour la princesse savoyarde. Une de ses premières amies, madame de Valentinois, fut dame d'atours ; le comte de Modène, l'âme damnée de La Vauguyon, entra dans la maison du comte de Provence comme gentilhomme d'honneur. Quant aux places secondaires, on en multipliait le nombre, tant il y avait d'avidités à satisfaire. C'était trois millions et demi à trouver, dit le duc de Croÿ, pour cette maison prodigieuse, et l'abbé Terray y épuisait ses ressources de financier. Toutes ces créatures avaient pour rôle d'acquérir la comtesse de Provence à madame du Barry, d'obtenir d'elle, à force de flatteries et de mensonges, le soutien ou au moins les égards qu'on avait vainement désirés de la Dauphine. Pour le mari, on comptait utiliser avant tout la jalousie qu'il portait à son aîné et qui lui faisait prendre volontiers le contre-pied de sa conduite.

Marie-Antoinette, informée de ces intrigues, disait qu'elle craignait fort de voir sa future belle-sœur, si elle n'avait pas beaucoup d'esprit et n'était pas prévenue, tout à fait pour madame du Barry. Elle sut bientôt que la cabale avait formé un plan plus grave pour elle, celui de lui opposer en toutes circonstances la princesse de Savoie et de se servir de celle-ci pour l'éclipser. Déjà l'état de maison fastueux, auquel La Vauguyon avait décidé le Roi, était en tout l'équivalent de celui du couple aîné. Les fêtes du mariage, malgré la pénurie des finances, eurent presque autant d'importance que celles du mariage du Dauphin, et le même ordre des journées y fut suivi. On trouva même le moyen d'augmenter l'éclat du bal paré dans la salle de l'Opéra, en réunissant la scène à la salle, ce qui fit la plus belle salle de bal qu'on eût jamais vue.

Partout madame du Barry fut au premier rang : au souper de Choisy, au milieu des plus grandes dames de France ; aux spectacles, dans sa loge réservée à côté de la grande loge royale. La Dauphine brillait, il est vrai, de son charme vif et ingénu, et aussi par contraste avec la laide et gauche comtesse de Provence, qui manquait décidément, de ce côté, aux méchantes espérances. Mais elle ne tenait pas la première place pour la curiosité publique ; madame du Barry s'y étalait orgueilleusement, aucun ministre à présent rie lui portant ombrage. Elle avait fixé le programme, choisi les acteurs, ordonné les dépenses ; elle savourait devant tous sa puissance, en des fêtes qu'elle semblait présider ; ce scandale suprême était son triomphe.