MARIE-ANTOINETTE, DAUPHINE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA COUR DE LOUIS XV AVANT MARIE-ANTOINETTE.

 

 

Le déclin du règne de Louis XV. — Tristesses dans la famille royale. — Épuisement et mécontentement de la nation. Effacement de la France en Europe. — Gouvernement du duc de Choiseul. — L'alliance autrichienne. — Projets de mariage du Dauphin avec une archiduchesse. — Mort de Marie-Josèphe de Saxe. — Négociations et accords pour le mariage de Marie-Antoinette — Changements à la Cour de Versailles. — Madame du Barry ; son origine, son mariage. — Rivalité entre M. de Richelieu et M. de Choiseul. — Intrigues pour la présentation. — Opposition de Mesdames. — Installation de madame du Barry à la Cour. Départ de Madame Louise pour le Carmel.

 

LOUIS XV régnait depuis plus d'un demi-siècle, quand il se décida à marier le Dauphin, son petit-fils, à l'archiduchesse Marie-Antoinette. Ce long règne avait eu des époques brillantes, qui le faisaient comparer au règne même de Louis XIV. Aux yeux de Voltaire, l'historiographe complaisant des deux périodes, les traits de Louis le Grand se retrouvaient, humanisés et ennoblis encore, en ceux de Louis le Bien-Aimé. La France l'avait cru pendant longtemps et avait prodigué au fils du duc de Bourgogne cette indulgence toujours prête que lui fournissait son inépuisable fidélité. Il avait fallu à la nation de longs scandales, de graves revers et une misère toujours croissante pour s'apercevoir que, du caractère du Grand Roi, Louis XV développait surtout les vices. Depuis Fontenoy et les victoires mises aux pieds de madame de Pompadour, la roue de la fortune royale avait tourné. Quels que fussent les adulations des courtisans et son aveuglement inévitable, le Roi ne pouvait se dissimuler qu'une décadence était venue. Lorsque finit la guerre de Sept Ans, les désordres privés accumulés autour du trône n'étaient rien auprès des désastres publics qui semblaient en être nés.

Le Roi avait toujours été triste, mais il l'était devenu plus encore. L'ennui, qui châtie sans les réduire des excès comme les siens, s'était fait plus étroit et plus rigoureux depuis la mort de la marquise. Il était maintenant le fonds même de cette nature étrange, exigeante et molle, bienveillante et froide, d'où s'étaient retirées peu à peu les qualités réelles et sérieuses qui avaient donné tant d'espérance. Le Roi gardait l'esprit juste et la vision lucide du bon sens, mais, comme il n'avait aucune volonté à mettre au service de ses jugements, sauf dans les mesquines choses de sa passion, rien ne suffisait plus à l'intéresser ni à l'émouvoir.

Sa vie quotidienne de souverain était fort remplie. En dehors des cérémonies, des fêtes, des grandes audiences, chaque journée, de son petit lever à son coucher public, donnait une grande place à la représentation et au gouvernement ; c'était le conseil, le travail avec les ministres, les présentations, l'interminable liste des nominations, et, lorsqu'il rentrait dans son intérieur, cette correspondance secrète qu'il entretenait, à l'aide du comte de Broglie, avec ses agents personnels à l'étranger. Les distractions n'étaient pas moins nombreuses : il avait la chasse, cette grande occupation des Bourbons, les soupers des cabinets, ses jeux de tourneur et de cuisinier, ses continuels voyages aux résidences royales, ou encore, quand il était à Versailles, les nouvelles serres du jardin de Trianon et la petite maison du Parc-aux-Cerfs. Malgré tout, devenu trop détaché pour s'attarder sérieusement aux affaires, trop blasé pour goûter bien vivement les plaisirs, Louis XV s'ennuyait, et une pénible pensée l'accompagnait sans cesse, celle de ce caveau funèbre de Saint-Denis, où déjà tant des siens étaient allés l'attendre.

Il avait perdu d'abord ses filles aînées, les plus intelligentes, les préférées, mortes au moment où leur influence commençait à contrebalancer celle de madame de Pompadour. Puis, la marquise elle-même disparue, était venue la plus récente série des deuils de famille, dont un méchant esprit de calomnie empoisonnait encore les blessures. Le Dauphin, qui promettait un règne d'honnêteté et de droiture, mais que l'on croyait trop l'ami des prêtres et des Jésuites, avait été miné par une maladie lente et inexpliquée ; la Dauphine, Marie-Josèphe de Saxe, aimée véritablement du Roi et prête à lui donner le milieu de vie honnête qui lui manquait, avait peu survécu à son mari, et les mêmes voix avaient jeté dans les esprits les mêmes soupçons. Leur fils aîné, le petit duc de Bourgogne, avait été emporté avant eux encore enfant. La Reine enfin venait de mourir, faisant par le grand deuil qu'elle imposait à la Cour, le 24 juin 1768, plus de bruit qu'en trente années d'existence retirée et silencieuse.

Ce dernier coup frappait Louis XV au moment même où, repentant peut-être de longs torts, revenant aux affections éprouvées, il se rapprochait de Marie Leczinska, reprenait l'habitude d'aller chez elle et rendait à la vie publique de la Reine la dignité dont elle avait été injustement privée. La famille royale se décimait ainsi autour du Roi, à l'heure où les approches de la vieillesse semblaient le ramener auprès d'elle pour toujours. Que lui restait-il à présent ? Quatre filles, Mesdames de France, dont deux à peine, Mesdames Adélaïde et Louise, savaient vouloir, et dont une seule, la plus jeune, Madame Louise, savait penser ; les deux autres, Victoire et Sophie, l'une aimable et bornée, l'autre laide et quelque peu sotte, ne comptaient ni à la Cour, ni dans la vie de leur père.

Il continuait à descendre chez Mesdames chaque matin et quelquefois le soir, au retour de la chasse, et à s'intéresser à leurs petites occupations de filles mûres. Mais c'était une habitude plus qu'une joie. Mesdames n'étaient plus les brillantes princesses peintes par Nattier et qu'un pinceau flatteur rendait aisément séduisantes. L'aînée, qui leur donnait le ton, n'ayant pu trouver mari, bornait la conversation paternelle aux anecdotes de cour, aux usages et aux préséances. L'étiquette, qui apportait à Mesdames leurs plaisirs, interdisait ce qui aurait pu donner un but naturel à leur vie, l'éducation de Mesdames Clotilde et Élisabeth. Ces petites dames, dont la seconde n'était qu'une enfant de quatre ans, restaient sous le gouvernement de madame de Marsan, à l'autre bout du Château de Versailles, et leurs tantes, comme le Roi, les voyaient une fois le jour, en cérémonie.

Les trois jeunes princes, élevés par le duc de la Vauguyon, qui avait été déjà le gouverneur de feu M. le Dauphin, leur père, ne donnaient à Louis XV que des espérances incomplètes. L'aîné, l'héritier du trône, qui avait d'abord eu le titre de duc de Berri et qu'on voulait marier le plus tôt possible pour assurer la descendance, portait assez médiocrement ce brillant nom de Dauphin de France. Maigre et souffreteux, ayant trop grandi, il semblait à cet âge rappeler plutôt l'état maladif de son père que la saine fraîcheur de Marie-Josèphe ; gauche, timide, d'humeur sauvage, on devait, pour le louer, se rabattre sur des qualités de jugement et d'honnêteté qu'il n'avait guère eu du reste l'occasion de montrer publiquement. Moins déshérité de la nature, le comte de Provence annonçait de l'esprit, et le tout jeune comte d'Artois de la franchise et de la gaîté. Mais c'étaient trois frêles appuis pour la Maison de Bourbon, et Louis XV se laissait aller parfois, devant ses familiers, à des réflexions qui montraient combien l'avenir de sa race lui paraissait incertain.

 

Au delà des tristesses de sa famille, si le Roi regardait le royaume, le spectacle n'était ni plus joyeux ni plus rassurant. Le règne aboutissait, il fallait bien le reconnaître, à un amoindrissement de l'autorité royale. En sacrifiant les Jésuites, le Roi avait satisfait un instant son Parlement, et madame de Pompadour, ses philosophes. Mais l'Encyclopédie et Jean-Jacques avaient pénétré les esprits de doctrines nouvelles dont les conséquences politiques devaient être redoutées. Les plus dangereuses idées jaillissaient en étincelles des inoffensifs bûchers de livres qu'allumait encore le bourreau en place de Grève. On pouvait entendre, en pleine Cour, de jeunes gentilshommes, épris de la constitution anglaise, mettre en discussion le principe de la monarchie. Le fils de Louis XV lui-même n'avait-il pas trouvé que le Contrat social valait la peine d'être discuté ?

Plus clairvoyant en philosophie, le Roi craignait de s'appesantir sur de tels sujets ; mais la question grave et urgente de son gouvernement était celle des finances. Le trésor était épuisé par des guerres qu'on avait faites interminables, par le gaspillage des favorites, par une administration nourrie d'abus, qui ne voulait pas réprimer et qui ne savait pas prévoir. Il fallait cependant remplir les coffres de l'État, et l'abbé Terray, qu'on venait d'appeler au contrôle général, interrogé sur les moyens de faire de l'argent, disait n'en connaître d'autre source que la bourse des particuliers. De là, de nouveaux édits, des impôts nouveaux, le mécontentement de la nation et, de la part des Parlements, le refus de cet enregistrement des édits nécessaire pour les faire exécuter. Une telle résistance, respectueuse au début du règne, mais devenue plus âpre avec le temps, créait un conflit insoluble entre les cours souveraines et la Couronne. Le Roi Louis XV allait-il mourir banqueroutier ? Le déluge qui devait submerger le trône, suivant le mot qu'on lui prêtait, n'attendrait-il pas son successeur ?

Dans les provinces, le zèle des agents des fermes se heurtait à l'universelle misère, à des famines régionales, çà et là à des émeutes pour le pain, brusquement, rudement réprimées, mais dont l'écho plein de menaces arrivait jusqu'à Versailles. En ces effervescences la personne du Roi, jusque-là sacrée et inviolable entre toutes, commençait à n'être plus respectée. A Paris, nul n'ignorait ses débauches affichées ou secrètes. On les grossissait à plaisir, on y voulait voir la source première des maux de la nation, et le nom de madame de Pompadour demeurait exécré. Quelles haines obscures, sorties du peuple, avaient armé le bras de Damiens ? Quelle influence dirigeait le poignard de cet homme, qui n'était pas fou, qui avait subi après son attentat les pires tortures et, sur la roue même, n'avait pas dit son secret ? Le Roi y songeait souvent. Il savait que la mort de son fils avait été regardée comme un malheur public, par la seule raison que ce prince faisait espérer un règne entièrement différent du sien. A ce moment même, Louis XV avait écrit en ami à M. de Choiseul une lettre de sombres pressentiments, s'effrayant de trouver dans l'enfant qui allait devenir dauphin, un bien petit secours... vis-à-vis de la tourbe républicaine ; et le mot n'est pas sans étonner, à une telle date, sous la plume royale.

Hors des frontières surtout éclatait à tous les yeux la diminution du Roi dans l'effacement politique de la France. Qu'était devenue cette belle armée de Maurice de Saxe, de Lowendal, de Belle-Isle, qui avait eu tant d'heures de gloire et un tel prestige de bravoure ? L'expédition de Corse préparait un médiocre dédommagement à la désastreuse guerre de Sept ans. Les armées de Louis XV n'évoquaient plus en Europe que des souvenirs de défaites ; Rosbach effaçait Lawfeldt, et les Anglais avaient pris au traité de Paris une terrible revanche de Fontenoy. La France avait perdu son rang de grande puissance maritime. Cette marine, pour laquelle on avait accepté patriotiquement tant de sacrifices, commençait à peine à se refaire ; ces colonies, héritées de l'esprit d'aventure et de l'héroïsme de la race, étaient passées au pouvoir des rivaux ; tout un empire, en Amérique et aux Indes, s'était écroulé sans qu'on eût espoir d'en relever jamais les ruines.

Sur le continent, les humiliations, les déceptions ne se comptaient plus : la diplomatie française considérée comme une annexe de la diplomatie autrichienne, le rôle de la France en Orient s'effaçant par degrés, les amis et les protégés d'autrefois, la Suède, la Pologne, la Turquie, abandonnés aux intérêts nouveaux d'une politique incertaine encore et qui n'avait donné aucun fruit. Le Roi suivait les parties liées par M. de Choiseul, non seulement au conseil, où régnait l'optimisme intéressé de son ministre, mais aussi sur l'échiquier de sa diplomatie secrète, renseigné par ses agents particuliers, opposants presque tous et portés à ne point celer leurs inquiétudes. Comme il gardait sa rectitude de jugement à côté de sa volonté défaillante, il voyait nettement la fâcheuse marche des affaires qu'il se sentait impuissant à diriger. Il avait, en présidant le conseil, le coup d'œil sûr, l'avis bref, le résumé précis ; il étonnait les ministres par sa clairvoyance à reconnaître un mal qu'il ne faisait rien pour empêcher.

Des diverses combinaisons diplomatiques essayées au cours du règne et payées du sang de tant de soldats, deux seulement demeuraient debout : le Pacte de Famille, qui était une ligue, dirigée contre l'Angleterre, entre tous les États gouvernés par la Maison de Bourbon, et l'Alliance, qui avait transformé en union l'antique rivalité avec la Maison d'Autriche et qu'avait resserrée étroitement le traité du 30 décembre 1758. Ces deux forces, qui soutenaient à cette heure les destins chancelants de la France, étaient en grande partie l'œuvre personnelle d'un ministre et formaient aussi les étais les plus solides de son incroyable puissance. Le monarque ombrageux, jaloux d'une autorité qu'il affirmait rarement, mais par à-coups d'une brutalité inattendue, après avoir promis au cardinal de Fleury et s'être juré à soi-même de n'avoir jamais plus à ses côtés de premier ministre, avait laissé fléchir ses répugnances ; il avait accepté peu à peu, par l'entraînement de son indolence et parce qu'il y voyait la garantie du Pacte de Famille et de l'alliance autrichienne, la tutelle souriante de M. de Choiseul.

 

Les qualités de l'homme de cour avaient fait la fortune de M. de Choiseul. Héros de toilette, diplomate de boudoir, il s'était élevé, par les échelons rapides et sûrs que dressent les femmes, aux destinées de la grande intrigue. Il avait conquis les hommes, à leur tour, par ses goûts de philosophe, son caractère serviable, sa fidélité en amitié et la bonne grâce avec laquelle il cachait à chacun le mépris qu'il avait pour tous. Créé par madame de Pompadour, qui l'avait trouvé, à l'usage, plus docile que Bernis, il était devenu nécessaire à Louis XV par sa promptitude de labeur et sa clarté d'esprit, qui rendaient les affaires faciles et le conseil court.

Il triomphait à ce travail à deux, dans le cabinet du Roi, auprès du grand tapis vert de la table chargée de dossiers savamment classés, prestement analysés, jetés avec art sous la signature. C'était tantôt une décision d'argent, qui engageait de gros crédits et qu'il fallait présenter comme une économie, tantôt une faveur, qui semblait un acte de justice et qui servait seulement à faire au ministre une nouvelle créature. Beaucoup de discrétion dans les demandes personnelles, forçant l'estime du Roi, l'obligeant à quelque reconnaissance ; partout le talent de suggérer la volonté en ayant l'air de la suivre, et de flatter le caprice sans paraître le deviner.

Le duc aimait le pouvoir en lui-même, non pour les vulgaires satisfactions qui le font désirer. Il était monté lentement, avec sagesse, au poste suprême où ses amis lui marquaient depuis longtemps sa place, où sa femme, fille d'un financier, comptait le voir en l'épousant, où l'ambition inquiète de sa sœur, la duchesse de Gramont, cherchait à le pousser d'un seul coup, mais qu'il avait préféré conquérir pas à pas pour s'y maintenir toujours. C'est ainsi qu'il avait réuni en ses mains le ministère des Affaires étrangères, celui de la Guerre, la Surintendance générale des Postes, et qu'il avait fait donner la Marine à son cousin le duc de Praslin, avec le gouvernement des colonies et du commerce maritime du royaume, ce qui faisait autant de grands services de l'État réunis sous son influence. Il exerçait bien, sinon les fonctions, du moins l'autorité d'un premier ministre. Le Roi, persuadé que les affaires n'iraient pas mieux avec un autre serviteur et sachant que celui-ci, malgré ses défauts, était honnête et comblé, avait abandonné peu à peu les rênes à ces mains habiles et souples. Rassuré dans sa conscience royale, satisfait dans sa paresse privée, il laissait la France à M. de Choiseul en échange de son loisir.

Cette omnipotence, mise au service d'une imagination superficielle mais vaste, donnait l'illusion d'un véritable génie politique. Aussi Choiseul, qui avait eu des rivaux, puis des adversaires, jouissait maintenant de haines solides et vigoureuses, de celles qui vont d'ordinaire aux hommes forts, et qui se trouvaient, par hasard, bien au-dessus de ses mérites d'homme d'esprit. Le parti acquis aux Jésuites, étranglés par le ministre avec un élégant cynisme, le lui rendait en calomnies. C'était lui, disait-on, qui avait empoisonné le premier Dauphin, puis la Dauphine de Saxe, pour faire disparaître toute influence contraire à la sienne et assurer la perpétuité de son règne. Des victimes moins illustres avaient subi le même sort : quand le dépositaire du secret du Roi, le commis des Affaires étrangères Tercier, était mort d'apoplexie, on avait encore parlé du poison ministériel. La Cour et la ville répétaient couramment ces anecdotes, où quelque obscure vérité non démêlée se cache peut-être. M. de Talleyrand défend Choiseul de ces abominables soupçons en un tour de phrase assez perfide : Quelque persuadé que je sois qu'aucun n'ait été fondé, j'éprouve une sorte d'embarras de ne pouvoir tirer mes motifs de conviction de la moralité de sa vie, et d'être obligé d'aller les chercher dans la légèreté de son caractère. Le duc, qui dédaignait même de se venger de ses ennemis, laissait volontiers courir ces fables ; elles donnaient plus de liberté à son jeu d'intrigue ordinaire, beaucoup moins tragique et beaucoup plus sûr.

M. de Choiseul ne détenait pas sans intention, au milieu de tant de fonctions plus sérieuses, la Surintendance des Postes. Quel facile instrument sur Louis XV que ce secret des lettres privées, dont sa curiosité était friande ! Il était d'autant plus aisé de supposer des correspondances, qu'on ne communiquait à Versailles que des copies. C'est par ce moyen que le ministre avait combattu l'influence de Marie-Josèphe sur le Roi, en lui donnant à lire des lettres de particuliers se félicitant plus que de raison de l'autorité grandissante de la princesse. Il se chargeait de faire entendre à Louis XV les bruits de Paris. S'il voulait arracher une mesure aux hésitations du Roi, il mettait sous ses yeux un rapport du lieutenant de police : les rumeurs qui couraient nuisaient au crédit, les porteurs de fonds publics se montraient inquiets que M. de Choiseul n'eût pas les mains libres pour réaliser son dessein. Parfois, quand il le fallait, les correspondances interceptées avouaient que les affaires allaient mal, mais que, de peur de les voir se gâter encore, il fallait conserver celui qui les faisait marcher et qu'on ne saurait par qui remplacer.

Dans les circonstances plus graves encore, lorsque le duc, comme il arrivait parfois, se sentait ébranlé dans son pouvoir et que les menées souterraines d'un duc de la Vauguyon ou les boutades enfiellées d'un maréchal de Richelieu apportaient au Roi un grief précis, une révélation fâcheuse, M. de Choiseul faisait donner les ambassadeurs. Il en avait deux à sa dévotion, Vienne et Madrid. Ils saisissaient ensemble l'occasion d'une audience pour faire entendre à Sa Majesté, avec les mérites de son incomparable ministre, la nécessité où ils se trouvaient de délivrer leurs cours respectives des inquiétudes qu'elles avaient pu concevoir sur un changement dans le ministère, toute modification risquant de desserrer les liens d'alliance et de compromettre la solidité du système.

 

Des divers moyens qu'employait Choiseul pour se faire croire l'homme nécessaire, ce dernier était toujours à sa disposition. La Cour de Vienne notamment avait un intérêt évident à le soutenir.

Le traité d'alliance négocié sous madame de Pompadour, sans avoir été son œuvre directe, l'était devenu par la façon dont il l'avait entendu et complété. Ce n'avait pas été une idée sans grandeur que de substituer à l'antagonisme séculaire, qui finissait par épuiser les deux puissances, une entente loyale et définitive. Mais cette politique renouvelée, qui rompait avec toutes les habitudes nationales, qui exigeait des sacrifices d'argent et d'influence, avait rencontré une opposition irréconciliable. On reprochait à Choiseul de s'être montré, à l'égard de l'Impératrice Marie-Thérèse, trop fidèle sujet de la Maison de Lorraine, longtemps servie en effet par sa famille, et d'avoir sacrifié à son ambition les intérêts et les traditions de la France. Cette thèse, assez facile à soutenir devant une opinion prévenue, tirait argument des relations que Choiseul avait liées à Vienne durant son ambassade et de l'affection que lui témoignaient l'Impératrice et son chancelier, le prince de Kaunitz. D'autre part, si le ministre de Louis XV demeurait fier d'une combinaison politique qu'il continuait à trouver utile, il commençait à s'apercevoir lui-même qu'elle n'allait pas sans inconvénients et pouvait coûter à la France, en diminution d'autorité, plus qu'elle ne lui rapportait en sécurité du côté de l'Angleterre.

M. de Choiseul s'inquiétait aussi de la solidité de son œuvre, dont la justification devait être sa durée même. Si Marie-Thérèse était sincèrement attachée à l'alliance, Joseph II, son fils, qu'elle avait associé à l'Empire, avait trop de préventions enracinées contre les Français, trop d'admiration pour le génie du roi Frédéric et trop d'avantages peut-être à agir d'accord avec lui, pour qu'il ne fût pas tenté de sacrifier quelque jour l'allié d'Occident. Le jeune Empereur était devenu, il est vrai, le petit-fils de Louis XV, par son mariage avec l'infante Isabelle, fille de madame Infante ; mais la princesse était morte ; une fille, la petite archiduchesse Thérèse, restait le seul lien de cette parenté, qui serait comptée pour bien peu de chose au jour des complications diplomatiques. M. de Choiseul était donc aussi persuadé que Marie-Thérèse de la nécessité de fortifier l'alliance par un acte nouveau et de donner une sanction vivante et perpétuelle au traité de 1758. Cette sauvegarde de l'avenir du système et de l'avenir personnel du ministre, c'était le mariage du futur successeur de Louis XV avec une archiduchesse d'Autriche.

L'Impératrice, mère attentive de filles nombreuses, grande chercheuse de couronnes et diplomate à vues longues, y avait pensé sans doute dès les premiers temps du rapprochement avec la France. Plus tard, les dernières filles de l'empereur François Ier avaient paru s'accorder d'âge avec les petits-fils de Louis XV, et l'occasion s'offrait d'appliquer à nouveau la vieille devise de la Maison d'Autriche : Tu felix Austria nube, et sa féconde politique de mariages. Malgré les événements qui en avaient amoindri le prestige, c'était un beau trône encore que celui des fleurs de lis, et le plus beau que pût occuper alors une princesse catholique.

Dès 1765, année de ce veuvage dont Marie-Thérèse devait rester inconsolée, ses projets maternels se précisèrent en faveur de l'archiduchesse Marie-Antoine, née le 2 novembre 1755. L'importante affaire fut traitée dans le plus grand mystère entre le duc de Choiseul et le prince de Stahremberg, ambassadeur de l'Empereur. Le prince ne voulut pas quitter Paris, où le comte de Mercy-Argenteau allait le remplacer, sans avoir obtenu de Louis XV la première parole que souhaitait impatiemment sa souveraine. Son attente fut longue ; enfin, à son audience de congé, le Roi se résolut à parler et le chargea expressément de prier l'Impératrice de réserver pour le Dauphin la main de l'archiduchesse Antoinette. Ce fut un grand succès pour l'ambassadeur, qui écrivit aussitôt à Marie-Thérèse, le 24 mai 1766 : Le Roi s'est expliqué de façon que Votre Majesté peut regarder le projet comme décidé et assuré.

Rien du dessein royal ne s'ébruitait hors des deux familles. Le mois suivant, madame Geoffrin, allant en Pologne voir le roi Stanislas-Auguste, séjournait à Vienne, fort choyée de l'Impératrice et de M. de Kaunitz. On montrait, à Schœnbrunn, à la vieille amie des philosophes la brillante réunion des archiducs et des archiduchesses ; elle caressait l'archiduchesse Thérèse, qui avait deux ans et qui était l'arrière-petite-fille de Louis XV, la trouvait belle comme un ange et parlait de l'emmener à Paris : Emportez, emportez ! répondait Marie-Thérèse, et elle recommandait à madame Geoffrin d'écrire en France qu'elle avait vu cette petite et ce qu'elle en pensait. Quant à la jeune Antoinette, l'Impératrice ne la faisait même pas remarquer à la Française. Elle savait bien, en effet, malgré les dispositions personnelles du Roi, que le mariage n'en était encore qu'aux assurances, et qu'il restait à la merci d'un accident de la politique.

Il s'en fallut de peu que tout manquât. Il y avait dans la famille royale deux personnes à qui ces projets déplaisaient, la mère et la tante du futur époux, Marie-Josèphe et Madame Adélaïde. La première surtout, énergique, entreprenante, capable de concevoir fortement une idée et de la suivre, avait pris sur Louis XV une influence extrême. Depuis la mort de son mari, elle habitait à Versailles tout auprès du Roi, dans un appartement qui s'enchevêtrait avec le sien et qui unissait leur vie. Elle était restée attachée avec passion à son pays d'origine, et le trône qu'elle ne devait plus occuper, elle voulait du moins le réserver à une princesse de sa famille. Elle avait justement une nièce d'âge convenable, Amélie de Saxe, et ses plans étaient partagés par son frère, le prince Xavier, administrateur de l'Électorat. Elle demanda au Roi si des engagements formels étaient échangés avec l'Autriche et si, comme mère du Dauphin, elle ne serait pas consultée. Louis XV laissa entendre qu'il tenait à son dessein, mais que cela était exposé à bien des hasards par l'âge même des deux enfants et que c'était plutôt désir des deux parties qu'affaire conclue.

Marie-Josèphe ne se découragea pas ; elle se savait forte, écoutée, et comptait d'abord obtenir de donner la main de sa fille aînée, Madame Clotilde, au jeune électeur Frédéric-Auguste ; ce serait la préparation du mariage de son fils le Dauphin, qui, en fin de compte, ne se ferait pas contre son aveu. Malheureusement, la maladie la terrassait ; sur son lit de souffrance, recevant l'agent de son frère, le vicomte de Martanges, elle lui parlait encore d'un espoir qu'elle n'abandonnait pas. Le 13 mars 1767, les ambitions de la Maison de Saxe s'éteignaient avec elle. Madame Adélaïde essayait de les faire revivre, moins à cause de son préjugé contre l'Autriche que par désir de conserver son influence sur le Dauphin en lui choisissant sa femme. Mais la fille aînée de Louis XV n'était pas armée pour lutter contre M. de Choiseul, que la mort venait encore de servir avec tant d'à-propos. Seule Marie-Josèphe, vivant quelques années de plus, pouvait faire que la femme de Louis XVI fût une princesse de Saxe et que Marie-Antoinette échappât à sa destinée.

Tout y poussait maintenant l'enfant qui grandissait à la Cour de Vienne et sous les ombrages de Schœnbrunn. Les obstacles disparaissaient d'eux-mêmes devant le rêve de Marie-Thérèse. L'opinion était peu à peu instruite du projet des chancelleries, et l'union de Marie-Antoinette et du Dauphin devenait dans les deux pays un sujet de conversation. C'était un de ces secrets que Choiseul avait intérêt à donner en garde à beaucoup de monde. En avril 1767, l'ambassadeur du Roi, marquis de Durfort, lui mandait une dépêche qui n'était point pour lui déplaire : Le public de Vienne parle mariage autant pour le moins que le public de Paris. Aucun ministre cependant n'y faisait encore allusion, sauf le prince de Stahremberg qui demanda un jour à l'ambassadeur comment il trouvait l'archiduchesse Antoinette : Parfaitement bien, répondit Durfort. — M. le Dauphin, ajouta le prince en riant, aura là une charmante femme. — Le morceau est friand, répliqua le marquis sur le même ton, et sera en bonnes mains, si cela est.

M. de Durfort avait pour instructions de se tenir sur une grande réserve et d'attendre les avances. Le Roi lui avait fait écrire d'assez vifs reproches pour avoir demandé avec trop d'empressement les portraits de la famille impériale. Au mois de septembre, pendant une fête à Schœnbrunn à laquelle assistaient les archiduchesses, M. de Durfort et l'ambassadeur d'Espagne s'étant approchés d'une table où jouait Marie-Antoinette, l'Impératrice les rejoignit et, s'adressant à l'ambassadeur d'Espagne, parla du mariage de sa fille : J'espère qu'elle y réussira, dit-elle. Nous pouvons en causer plus librement tous les deux, car l'ambassadeur de France n'a encore rien dit. M. de Durfort, fort embarrassé, feignit de ne pas entendre. Quelques jours après, madame de Lerchenfeld, gouvernante de l'archiduchesse, étant placée près de lui dans un divertissement donné à la Cour, lui faisait l'éloge de Marie-Antoinette, de son caractère, de ses grâces. L'ambassadeur s'en tirait par d'honnêtes propos, ne laissant rien percer des intentions de son maître, au moment même où la Cour de Versailles le chargeait de procurer, à tout événement, une copie du contrat récemment rédigé pour le mariage du roi de Naples et de l'archiduchesse Marie-Caroline.

Louis XV, de son côté, croyait devoir informer le roi d'Espagne, qui lui répondait en déclarant le projet admirable, soit en politique, pour l'affermissement de l'alliance avec la Cour de Vienne, soit pour le bonheur du Dauphin, puisqu'on dit cette jeune princesse très jolie et avec une éducation parfaite. Cependant le temps s'écoulait sans aucune démarche du Roi, qui tenait à laisser venir de Vienne les nouvelles ouvertures.

Vers la fin de 1768, les liens se resserraient à nouveau entre la Maison d'Autriche et la Maison de Bourbon ; l'archiduchesse Marie-Amélie était demandée en mariage pour l'Infant, duc de Parme. Cette union en appelait une autre. Joseph II se chargeait de l'indiquer dans une lettre intime qu'il adressait à Louis XV, lors de l'inoculation de sa fille Thérèse, et qui révèle l'intimité des relations déjà établies entre les deux Maisons. L'inoculation était alors chose très nouvelle et inquiétait encore beaucoup d'esprits ; le Roi avait tenu à être renseigné sur toutes les phases de la maladie. A la lettre du père sont jointes cinq lignes de la main de l'enfant :

Sachant que vous m'aimez, cher grand-papa, je vous assure que je me porte à merveille, et que je n'ai eu que cinquante boutons, qui me font grand plaisir. Que ne puis-je vous les montrer et vous embrasser, vous aimant beaucoup !

L'Empereur à son tour réunissait, à propos de cette opération, tous les souvenirs qui pouvaient toucher le cœur du Roi :

Vous êtes père et bon père ; je vous laisse juger des inquiétudes que cette résolution m'a données. La réussite qu'ici je vous certifie a surpassé mon attente. Ma petite n'a été incommodée qu'un seul jour... Hélas ! pourquoi cette méthode n'a-t-elle pas été connue plus tôt ! J'aurais encore une épouse qui faisait le bonheur de ma vie. En attendant, elle m'a pourtant procuré le bonheur d'oser vous appeler mon père et de joindre tous les sentiments du cœur à ceux que la raison sans cela me dicte pour le plus sûr et le plus digne ami. Vous venez de nous en donner encore tout récemment une preuve non équivoque en nous demandant une sœur pour l'Infant duc de Parme. Que n'y a-t-il encore plus de liens pour nous prouver, en les resserrant, l'avantage et le désir mutuel que nous avons d'être éternellement tendres et utiles amis ! Croyez-moi, cher grand-père, en vous embrassant pour la vie, votre tendre et affectionné petit-fils, JOSEPH.

A ce débordement sentimental, dont on chercherait en vain un équivalent dans le reste de la correspondance entre l'Empereur et le Roi, celui-ci répondait, avec un compliment spécial envoyé à la petite archiduchesse — l'Empereur vous dira combien je vous aime et les motifs que j'ai de vous aimer toujours —, une lettre tout à fait sérieuse et paternelle ; il y formulait, cette fois, expressément le projet du mariage de Marie-Antoinette :

Je partage, mon cher fils, avec bien de la sensibilité, la satisfaction que vous avez de l'heureuse inoculation de votre fille. Cette enfant m'est chère à tous les titres et elle m'intéresse surtout par la tendresse que vous avez pour elle et par le lien intime qu'elle a formé entre nous. J'ai toujours désiré que mon petit-fils de Panne épousât une archiduchesse. Je ne calcule pas le bien qu'ils pourront avoir ; je suis sûr qu'ils ne manqueront pas. Mais votre fille, le mariage de mon petit-fils de Parme, celui du Dauphin, nous rendront nécessairement une même famille.

Cette lettre de Louis XV, dont Choiseul fit garder une copie aux Affaires étrangères, est du 25 septembre 1768. Moins de six semaines après, le comte de Mercy recevait à Paris l'ordre de s'occuper du trousseau de la Dauphine, pour lequel l'Impératrice destinait quatre cent mille livres, et de faire envoyer par Choiseul un prêtre français pour achever l'éducation de l'enfant. Déjà Noverre lui donnait des leçons de danse et de maintien et lui apprenait la révérence de Versailles. On allait embellir et perfectionner à la française la princesse de treize ans sur qui reposaient maintenant tant d'espérances politiques.

 

A cette époque même, surgissait à la Cour de France une intrigue insignifiante au début, mais qui menaçait promptement de devenir grave et d'avoir des conséquences sur la marche du gouvernement. Le courrier diplomatique à destination de Vienne, qui partait de Fontainebleau le 1er novembre 1768, en emportait les premières nouvelles. Il vaut de s'y arrêter en détail, car aucun épisode ne permet de peindre mieux au vif le milieu auquel Marie-Antoinette est destinée.

Pendant le mois de juillet, la Cour étant allée à Compiègne après la mort de Marie Leczinska, le bruit s'était répandu que le Roi avait une liaison un peu plus sérieuse que celles dont il avait coutume. La dame occupait dans la ville une maison particulière où elle restait enfermée toute la journée ; à minuit elle arrivait au château et on la voyait sortir chaque matin des cabinets du Roi, sa chaise suivie de deux domestiques en livrée. Peu de personnes surent le nom de cette femme mystérieuse, qui se faisait passer pour mariée. La plupart supposèrent que le premier valet de chambre Lebel, pourvoyeur ordinaire de Sa Majesté, avait amené quelque bourgeoise en quête d'argent, comme il en avait passé plus d'une au Parc-aux-Cerfs. C'était d'ailleurs le dernier service que rendait à son maître le fidèle personnage : il mourait assez brusquement, pendant ce voyage de Compiègne, laissant, à ce qu'il semblait, au duc de Richelieu le soin de s'occuper de la belle. Mais le vieux courtisan, si souvent le complaisant des débauches royales, se montrait cette fois assez réservé et peu porté à donner des détails sur cette aventure.

Quand M. de Choiseul arriva, huit jours après l'installation de la Cour, M. de Saint-Florentin le mit au courant des choses, ajoutant certains détails, qu'il avait eus par le lieutenant de police de Paris : Nous déplorâmes, raconte Choiseul, la crapule à laquelle le Roi se livrait, mais d'ailleurs nous ne pensâmes point qu'une intrigue aussi basse pût avoir d'autres suites que celles de la fantaisie du moment ; nous souhaitâmes entre nous que le Roi s'en portât bien et que ce fût le dernier trait dont nous fussions témoins de son goût pour la mauvaise compagnie. Le tout-puissant ministre s'inquiéta d'autant moins de la durée de cette passade qu'il se rappela avoir eu, quelques semaines auparavant, la personne en solliciteuse dans son cabinet et l'avoir trouvée médiocrement jolie.

On avait su gré à Louis XV d'avoir montré quelque discrétion extérieure pendant le deuil de la famille royale et de la Cour, et on supposa qu'il en serait de même dans le voyage suivant de Fontainebleau. D'ailleurs la lassitude, qui venait vite, pouvait avoir déjà renvoyé la dame à son mari, avec le bon du Roi ou l'acquit-au-comptant ordinaire. Mais le Roi n'avait décidément pas, en cette matière, les mêmes goûts que son ministre ; sa passion était même devenue assez forte pour qu'il ne put la cacher davantage. M. de Mercy envoyait au prince de Kaunitz, assez curieux de ces anecdotes, toute une chronique scandaleuse, peu faite pour réjouir l'Impératrice Marie-Thérèse, sur les mœurs persistantes de l'allié royal. La dame de Compiègne, écrivait l'ambassadeur, est logée au château, dans la cour dite des Fontaines, à côté de l'appartement qu'occupait madame de Pompadour ; elle a un nombre de domestiques ; ses livrées sont brillantes et, les jours de fête et de dimanche, on la voit à la messe du Roi, dans une des chapelles au rez-de-chaussée, qui lui est réservée.

C'était bien une favorite qui s'annonçait. Ses carrosses et la pimpante chaise à porteurs dont elle se servait dans l'intérieur du château portaient, tout fraîchement peint, le double écusson des femmes mariées. Elle s'était procuré un titre entre les deux voyages : c'était maintenant la comtesse du Barry, femme d'un comte Guillaume qui ne paraissait pas et qu'on avait fait venir, disait-on, de Toulouse, pour y retourner aussitôt après avoir épousé.

Ce nom, rattaché pour la circonstance aux Bary-More d'Irlande, de qui on avait pris les armes et la devise, était un nom obscur de noblesse de province, qui avait auprès de certaines gens une notoriété assez fâcheuse. Tout ce qui fréquentait les sociétés libres de Paris, les tripots de jeu et les boucans, connaissait Jean du Barry, qu'on voyait même quelquefois à Versailles, dans les bureaux de la Guerre, à cause des fournitures de vivres à l'armée de Corse dans lesquelles il était intéressé. Il justifiait son surnom de Roué par sa façon de fréquenter les boutiques où trônent les filles de modes et de s'intéresser au sort des plus jolies ; au reste, gentilhomme aussi dépourvu de scrupules que d'argent et qui, obligé de vivre de son industrie, faisait en somme un commerce qui ne dérogeait point.

L'histoire de la nouvelle venue se précisait tout à coup et le nom du Roué l'éclairait d'une parfaite lumière. Elle s'était appelée chez lui Jeanne Vaubernier ; depuis quatre ans elle tenait sa maison, rue de la Jussienne, et faisait les honneurs de son salon de jeu, suivant ce genre de conventions qu'on appelait alors mariage à la détrempe. Le Roué était un maître sans jalousie ; beaucoup de gens de la Cour, M. de Fitz-James entre bien d'autres, pouvaient témoigner qu'il suffisait de payer son écot pour souper dans le ménage. Jamais le Roi n'était aussi bas tombé ; jamais cependant les espérances qu'éveille en une cour toute apparence d'intrigue sérieuse, n'avaient été plus cyniques ni plus affichées. Le véritable organisateur se découvrait, mettant au second plan Du Barry et ses complices : comme mentor et protecteur de la favorite apparaissait le maréchal duc de Richelieu.

 

Le héros de la galanterie du siècle, devenu vieux et laid sans cesser d'être libertin, capricieux et violent chez lui, se faisait aimable et souple auprès du Roi, à qui la conduite crapuleuse de ce compagnon septuagénaire apportait la flatterie d'une excuse. Mais il y avait en lui un ambitieux avorté qui, pour quelques campagnes heureuses et braves et une médiocre ambassade, s'était cru les talents d'un homme d'État. Dans cet emploi de premier gentilhomme de la Chambre, qui le plaçait sans cesse aux côtés du maître, mais dont les plus sérieuses fonctions consistaient à gouverner l'Opéra, Richelieu souffrait de n'avoir jamais pu exercer largement cette activité brouillonne qu'il prenait pour du génie. Il accusait Choiseul de ses mécomptes : M. de Richelieu, écrit celui-ci, m'a cru jaloux de lui, et je ne lui ai pas fait l'honneur de l'être. Avec moins de dédain pour les petites causes, le ministre eût deviné que, sous l'affaire galante menée avec tant de zèle, se cachait l'obstinée pensée d'une revanche.

Richelieu avait senti que l'occasion était venue, et la dernière sans doute que l'âge du Roi lui permît d'espérer. Les circonstances lui donnaient une clairvoyance impossible chez ses adversaires et dont il sut profiter. Il connaissait depuis longtemps Jeanne Vaubernier, et les faiblesses de son maître, et ce qui pouvait, dans les agréments de l'une, attacher et retenir les vices de l'autre. Dès le début, il mit sur cette liaison l'enjeu de sa fortune politique. Il eut un plan et ne se donna pas la peine de le dissimuler. Ce plan était d'accord avec celui de Jean du Barry qui ne voulait que de l'argent, mais s'était juré d'exploiter jusqu'au bout la chance extraordinaire qui avait amené un roi dans sa clientèle.

Une de leurs forces venait de ce qu'on connaissait mal au dehors les ressources dont ils se servaient. Madame du Barry n'était point la caillette sans manières et sans esprit que les femmes de la Cour se décrivaient malignement les unes aux autres, n'ayant pour elle, disait-on, que son effronterie. Elle avait aussi l'intelligence avisée et quelque culture ; elle s'était affinée à voir chaque jour, et pendant des années, ces gentilshommes, ces gens de lettres, ces académiciens de belle humeur qui fréquentaient chez Du Barry. Avec l'intuition juste de sa situation, elle se mit à répéter les leçons de ses deux maîtres, qui l'engageaient à payer d'audace ; elle déclara qu'elle voulait remplacer madame de Pompadour, et se crut une puissance, ce qui est une façon de le devenir. J'appris, écrivait M. de Mercy, qu'elle commençait à se donner de l'importance, qu'elle parlait du gouvernement, des ministres, et des grands services que rendrait à l'État une favorite à portée d'éclairer le Roi sur les vices de l'administration actuelle ; j'appris de plus que cette femme s'attendait à être présentée publiquement à la Cour et qu'une cabale en sous-ordre, étayée de quelques personnages plus relevés, favorisait ce projet.

Le duc de Richelieu, que Mercy ne nomme pas encore, est le seul personnage à qui ait pu venir la pensée d'une présentation aussi peu décente. Quelque excès d'imagination qu'on prête à Jean du Barry, il savait l'existence et l'usage des rapports de police, et n'eût pas tout d'abord élevé aussi haut les espérances de Jeanne Vaubernier. Richelieu, au contraire, avait réalisé en sa vie les romans les plus extraordinaires, et ne croyait rien d'impossible à son étoile ; il allait, de plus, prendre son tour de service comme premier gentilhomme et avoir dès lors, pendant une année, la charge des présentations. On s'explique fort bien qu'il ait conseillé le mariage avec Guillaume du Barry. Après le contrat dressé le 23 juillet 1768, et surtout la cérémonie religieuse célébrée à cinq heures du matin, le 1er septembre, dans l'église Saint-Laurent de Paris, une grande sauvegarde était acquise : celle qu'aimait le Roi était à présent une femme de qualité, dont le renvoi devenait plus difficile et qui pouvait désormais servir d'appui à une coterie politique.

Il avait fallu, pour en arriver là, surmonter d'énormes obstacles et commettre une série de faux en écritures publiques comme on en a rarement réunis sur la même affaire. Les erreurs concernant l'époux ne sont que vantardise gasconne ; mais ce qui touche à l'épouse, son nom, sa naissance, sa famille, jusqu'à son âge, tout est mensonge, appuyé d'actes fabriqués de toutes pièces ou brutalement falsifiés. Jamais les complices n'auraient risqué les galères, ou même, comme il s'agissait de matières royales, la potence, si un grand et inattaquable personnage n'en eût pris la responsabilité. On peut même se demander si une autorité plus haute encore que celle du maréchal n'avait donné tout pouvoir pour agir au plus vite. Aucun papier, en effet, ne nous manque aujourd'hui sur ce scandaleux mariage ; tout a été découvert, discuté, contrôlé, sauf le point le plus intéressant et qui restera sans doute à jamais obscur.

Peut-on supposer que le Roi lui-même pensait dès cette époque à se faire présenter sa maîtresse ? Cela semble probable. Il devait désirer avoir sans cesse auprès de lui l'objet de sa passion ; or, sans que madame du Barry eût été présentée, il était impossible au Roi de la faire monter dans ses carrosses, de manger avec elle en public, de la voir chez le Dauphin ou chez Mesdames, de lui donner place aux cérémonies. En outre, la tenir, sans l'avouer, à Versailles ou dans les autres châteaux, c'était humilier sa fantaisie, reconnaître des bornes à sa puissance, et Louis XV avait toujours cru, suivant le témoin qui l'a observé de plus près, que l'éclat qu'il mettait dans ses amours était une preuve de son autorité. Mais des barrières semblaient se dresser, qu'il avait rendues lui-même infranchissables.

La présentation, sollicitée par tant de dames, n'était accordée qu'à un petit nombre. Par une décision du 17 avril 1760, Louis XV avait réglé les conditions dans lesquelles cette faveur pouvait être demandée, voulant, disait-il, à l'exemple des rois nos prédécesseurs, n'accorder qu'aux seules femmes de ceux qui sont issus d'une noblesse de race de nous être présentées. Il exigeait la production, devant le généalogiste de ses ordres, des titres originaux ou en expédition par-devant notaire, par lesquels la filiation de l'époux serait établie clairement depuis 1400, sans robe ni anoblissement, nous réservant au surplus, ajoutait l'édit, d'exempter de cette règle ceux qui seraient pourvus de charges de la Couronne ou dans notre maison. Il y a, aux archives de la Maison du Roi, des listes de demandes transmises à Louis XV par les premiers gentilshommes de la Chambre ou le premier écuyer ; ce sont des femmes d'officiers de mérite, de nobles anciens ; elles sont recommandées par un ministre, un aumônier du Roi ou telle autre autorité de la Cour. Le Roi renvoie les noms à Clairambault, son généalogiste, et très souvent les raye lui-même impitoyablement d'un Non cruel ou d'un Qu'on ne m'en parle plus, qui a dû jeter au désespoir bien des vanités féminines.

Si rigoureux sur le chapitre de la naissance, croyant racheter sa licence privée par une ferme observation des étiquettes, l'amant de madame du Barry, avec son habitude de calculer à l'avance les suites lointaines de ses actions, semble avoir tout prévu, en consentant à son mariage, pour le jour où il serait tenté de la recevoir à la Cour. La famille dans laquelle elle est entrée est dans les conditions requises pour que les femmes en soient présentées ; le titre de comte reste douteux, mais les preuves de trois cents ans de noblesse ont été faites en divers cas récents, pour l'École militaire, par exemple, et les pages de la Chambre. L'incorruptible Clairambault n'aurait sur le nom des Du Barry aucune objection à faire, et nul règlement, par ailleurs, ne s'est avisé de prévoir le cas d'indignité de la femme.

Voyant son ennemi Richelieu dans cette intrigue, M. de Choiseul avait affecté de la traiter avec mépris et de n'y attacher nulle importance. Mais des esprits plus sérieux y sentaient une menace redoutable et devinaient, par derrière, le duc d'Aiguillon, neveu de Richelieu, désigné déjà par la cabale dévote comme le successeur nécessaire de Choiseul. Ainsi s'inquiétèrent notamment les ambassadeurs du roi d'Espagne et de l'Empereur, MM. de Fuentes et de Mercy, plus intéressés que personne à ce qu'aucun changement politique ne se produisît à la Cour de France. M. de Mercy, d'ailleurs, croyait avoir en mains un moyen de parer aux événements dans un projet de marier le Roi, dont lui avait précédemment parlé Choiseul ; celui-ci avait même prononcé le nom de l'archiduchesse Élisabeth, une des sœurs aînées de Marie-Antoinette.

Pendant la dernière maladie de Marie Leczinska, écrivait Mercy à Kaunitz, chacun conjectura que le Roi, porté à une réforme dans ses mœurs, songerait peut-être, en cas de veuvage, à s'unir à une épouse jeune et aimable qui pût lui procurer le repos de la conscience et le bonheur du reste de ses jours. Cette idée s'établit dans le public ; le Roi en fut informé, et je sais de M. de Choiseul que ce monarque, en le questionnant un jour relativement à ce propos du public, ne donna cependant point à connaître à son ministre ce qu'il en pensait lui-même. Louis XV avait bien mal répondu à ces honnêtes espérances ; mais on pouvait essayer de les lui présenter encore, pour peu que le ministre s'y prêtât. Mercy y travailla dès Fontainebleau, non directement, mais par Fuentes, tout dévoué à la politique autrichienne et représentant autorisé du Pacte de Famille.

Au grand étonnement des ambassadeurs, Choiseul fut très froid, parut ignorer la plupart des circonstances de l'intrigue Du Barry et se montra uniquement occupé du jeune roi de Danemark, qu'on recevait à la Cour dans le moment même. Fuentes eut beaucoup de peine à fixer son attention et à obtenir de lui qu'il daignât considérer comme dangereux le rétablissement d'une maîtresse en titre, même en la personne d'une femme d'aussi basse origine. Nous avons sur ce moment le témoignage concordant de Choiseul : Comme la dame du Barry, selon son premier état, avait beaucoup de connaissances parmi les filles, le peuple et la valetaille, les ambassadeurs avaient des avis de ce qui se passait dans l'intérieur de cette femme par leurs espions particuliers. Ils me disaient les propos qui leur revenaient ; j'éloignais autant que je pouvais des conversations embarrassantes pour le ministre d'un roi de soixante ans. Plus je sentais que le maître que je servais manquait à sa dignité et à la décence, plus je répugnais à recevoir des confidences qui constataient le mauvais effet de sa conduite.

M. de Choiseul ne dit pas tout, et se donne avec trop de complaisance le rôle de désintéressement discret qui sied aux écrivains de Mémoires. La vérité est que l'idée du mariage du Roi, mise en avant comme remède à un mal encore à venir, ne lui souriait aucunement. Une nouvelle reine eût promptement pris sur Louis XV une influence aux dépens du ministre. Il avait tenu conseil plus d'une fois chez lui, au sujet de madame du Barry, avec les femmes de son entourage ; la duchesse de Choiseul, fière de son mari, avait dû repousser du pied cette histoire, avec l'horreur des honnêtes femmes pour le vice qui n'est pas de leur rang ; la duchesse de Gramont, sûre de la force de son frère, dont elle était l'énergique et dure Égérie, avait été plus hautaine encore. Comment s'inquiéter d'une pareille créature ! Il avait suffi d'un soufflet d'ironie pour se débarrasser de madame d'Esparbès, qui était de la Cour, et ambitieuse, et décidée à tout pour se faire déclarer ; il n'y avait, pour cette nouvelle candidature, venue de si bas, qu'à attendre la satiété prochaine. Il importait surtout de ne faire aucun sacrifice de la situation prépondérante acquise par la famille, ni de ses intérêts particuliers.

M. de Mercy n'a pas été dupe ici de l'attitude inspirée à Choiseul par sa sœur : Les personnes en place, dit-il, imaginèrent qu'une reine judicieuse, aimable et qui parviendrait à se faire aimer de son époux, pourrait lui ouvrir les yeux sur les désordres et les abus énormes qui subsistent ici dans tous les départements, et causer par là bien des embarras à ceux qui les dirigent ; ils conclurent ainsi qu'il importait à leur sûreté d'éloigner de l'esprit du Roi les idées de mariage, et j'ai des indices très forts que madame de Gramont, plus intéressée que personne au maintien des abus présents, est parvenue à entraîner M. de Choiseul, contre son propre penchant, dans ce calcul politique. Ainsi, aveuglés par cet orgueil et cette cupidité de femme, les Choiseul préparaient eux-mêmes leur ruine, en repoussant ce qui les pouvait sauver.

Il y avait chez madame de Gramont un autre sentiment qu'il eût été difficile d'indiquer dans une dépêche à Vienne. On racontait à Paris que la duchesse, malgré l'intimité quotidienne des cabinets du Roi et des tentatives répétées, avait dû renoncer à tout espoir de succéder à son amie, la marquise de Pompadour. De là sa haine contre la jolie d'Esparbès, qui avait un instant semblé plus heureuse ; de là la rage qui ne tarda pas à s'emparer d'elle au retour de la Cour à Versailles. La créature affichait cette fois une faveur vraiment outrageante. Ne venait-on pas de l'installer au château, tout près du Roi, au rez-de-chaussée de la Cour royale, dans l'ancien logement de Lebel, là même où, disait-on, Louis XV l'avait vue pour la première fois ! C'était un pas vers un appartement de maîtresse, qu'elle ne pouvait occuper sans être présentée, mais qui lui semblait destiné sûrement avec toutes les autres prérogatives de la charge.

Elle recevait déjà chez elle une petite cour, quelques jeunes seigneurs ambitieux et d'anciens amis de Paris, qui y retrouvaient le comte Jean, le beau-frère, devenu soudain digne, sérieux et d'une parfaite réserve avec celle qu'il appelait cérémonieusement ma chère sœur. On voyait, dans l'après-midi, des allées et venues, un mouvement de visiteurs empressés, que madame de Gramont pouvait suivre de ses fenêtres et qui étaient pour elle le pire supplice. Le contentement silencieux de cette vilaine figure de Richelieu, aux soupers du Roi, lui semblait d'une ironie mortelle. Il annonçait d'ailleurs à tout le monde, bien qu'avec des mines secrètes, la présentation comme certaine. Madame de Gramont s'échauffait la tête : il fallait agir enfin, faire cesser ce danger et ce scandale, arracher le Roi à ces vilenies qui allaient le déshonorer.

D'ailleurs, les Choiseul sont renseignés à présent ou croient l'être. Ils acceptent de toutes mains et avec joie tout ce qui peut servir leur rancune. Les pires inventions sur la nouvelle comtesse sont mises en circulation. Son ignoble ménage avec le Roué était encore, l'eût-on cru ? le plus avouable moment de sa vie. Cette fille, qui s'appelle Bécu, du nom de sa mère, le seul qu'elle puisse porter, a fait les pires métiers. Elle sort du ruisseau : le Roi l'y rejettera avec dégoût quand il saura ce qu'affirment au ministre les rapports de police, dans le grossier langage des argousins.

M. de Choiseul veut tout dire au Roi, faire un éclat ; sa sœur, non moins imaginative et violente, pousse aux démarches extrêmes. Heureusement Mercy, admis à présent dans l'intimité de la famille au même titre que Fuentes, apporte un sens plus rassis, une connaissance plus juste de la situation. Une explication qui humilierait le Roi perdrait le ministre : que ferait-il si Louis XV, devant les preuves étalées de sa honte, répondait qu'il n'ignore rien et que tel est son bon plaisir ? Il faut s'y prendre autrement. Après tout, le scandale est avoué, toute la France en parle ; un ministre comme Choiseul a bien des moyens d'obtenir de la voix publique ce qui doit servir ses desseins.

La guerre des chansons et des pamphlets est engagée. Une complainte bouffonne à la mode, la Bourbonnoise, reçoit des couplets nouveaux, où l'on chansonne la fille de rien venant un beau jour à la Cour pour énamourer le Roi. Une farce-vaudeville, la Bourbonnoise à la guinguette, livre, par des allusions claires, la liaison du Roi aux gorges chaudes du spectacle de la foire. D'autres pièces du même genre ont, sur les brochures mises en vente, le visa du lieutenant de police. On répand des pièces manuscrites, comme l'Apprentissage d'une fille de modes, où Jeanne Bécu est facile à reconnaître sous le nom d'Agnès Pompon ; ou encore l'Apothéose du roi Pétaud, satire sanglante dont les noms sont en toutes lettres et qu'il plaît à la coterie Choiseul de laisser attribuer à Voltaire. Les nouvelles à la main qui circulent sous le manteau, et qu'on intercepte souvent pour amuser la curiosité du Roi, racontent cent anecdotes, vraies ou fausses, de la biographie de madame du Barry, sous divers noms qu'elle aurait portés, Rançon, Lange, Beauvernier... Enfin, rappelant à Louis XV les passions dangereuses qui rôdent dans un peuple affolé par la cherté du pain, des placards sont affichés dans la capitale où l'on déclare que la France indignée peut encore produire des Jacques Clément et des Damiens.

Cette tactique ne réussit point, non plus que l'essai d'offrir une autre maîtresse, la femme d'un médecin lié avec M. de Choiseul. Le contemporain qui note ces détails, à la date du 10 janvier 1769, déclare déjà que rien ne servira, que le Roi est trop pris. Il y a eu d'ailleurs de la maladresse dans les attaques. La mesure a été dépassée ; la haine a remué des immondices où tout contrôle est impossible, jeté des accusations qu'elle ne pourra jamais prouver. Ce qui reste de chevaleresque en Louis XV s'indigne des outrages anonymes faits à une femme et s'ingénie à l'en consoler. Il multiplie les galanteries, les cadeaux d'argent, dont une part passe dans les poches du Roué, une autre en fantaisies féminines, en toilettes, porcelaines et meubles d'art. Un hôtel est loué rue de l'Orangerie, pour le service et les équipages de la favorite. Le vieux Roi se montre plus épris que jamais. A Choiseul lui-même il écrit, ignorant ou affectant d'ignorer d'où partent les coups : Le déchaînement contre elle a été affreux, à tort pour la plus grande partie. On serait à ses pieds si... Ainsi va le monde. Elle est très jolie, elle me plaît, cela doit suffire. Veut-on que je prenne une fille de condition ? En lisant cette lettre, qui révèle un grand aveuglement de passion, madame de Gramont a dû comprendre que désormais la calomnie serait inutile.

 

Il faut gagner des alliées nouvelles, Mesdames de France. Les quatre filles de Louis XV, qui vivent à la Cour renfermées et moroses, ont porté avec piété le deuil de leur mère et ignoré les derniers scandales. Elles n'ont guère de puissance ni de crédit ; mais elles voient le Roi tous les jours et, si elles lui demandent peu, il ne leur refuse guère. Elles tiennent en mains, en tout cas, le seul lien qui le rattache à la vie de famille. Ce lien très flottant ne leur a pas permis de s'apercevoir que le Roi, qui semblait leur revenir, était retombé à sa conduite d'autrefois ; la discrétion et la pudeur ont retenu autour d'elles la médisance de leurs dames, et elles se sont trouvées les dernières personnes de la Cour à savoir ce qu'était madame du Barry. Choiseul fait passer habilement sous leurs yeux ce qu'il importe le plus de leur faire connaître. Il fait même composer spécialement à leur intention des vers moins crus que les autres, qui chansonnent sans ordures la maîtresse et suffisent à renseigner des filles de trente-cinq ans.

Mesdames détestent Choiseul. Madame Adélaïde ne voit en lui que le soutien de l'Autriche et la créature de la marquise ; Madame Louise ne lui pardonne pas d'avoir chassé les Jésuites et travaillé à ce qu'elle croit être la ruine de la foi dans le royaume. Dans ces dispositions, Mesdames écouteront-elles certains conseils qui les entourent ? Ne murmure-t-on pas dans leur cercle que madame du Barry est destinée à réparer le mal qu'a fait à l'Église madame de Pompadour ? Le précepteur du Dauphin et des princes, le duc de la Vauguyon, la gouvernante des princesses, madame de Marsan, déclarent volontiers, avec des airs dévots, que la Providence semble avoir choisi cet instrument, quelque indigne qu'il paraisse, pour châtier l'orgueilleux ministre et préparer sa chute.

On doit rendre cette justice à Mesdames qu'elles ne se laissent pas prendre à ces hypocrisies. Dès qu'elles apprennent le détail de l'intrigue qui va souiller la vieillesse de leur père, elles font taire leur ressentiment contre Choiseul et consentent à appuyer sa campagne. L'Autriche aussitôt se glisse auprès d'elles : madame de Durfort, dame d'atours de Madame Adélaïde, circonvenue par Mercy, leur suggère le projet du mariage. Une de Mesdames avait déclaré d'abord préférer une maîtresse à une reine ; c'est bien là un trait de Madame Adélaïde, jalouse de garder le premier rang qu'elle a maintenant à la Cour ; mais ses sœurs lui ont donné tort, et elle accepte de se prêter à l'unique moyen qui reste de ramener la tranquillité dans la famille. Mercy apprend ces nouvelles par madame de Durfort et, plein d'espoir pour la réussite, l'endoctrine à nouveau : J'entrai en détail, écrit-il à Kaunitz, sur les avantages personnels que trouveraient Mesdames à se procurer dans la personne de l'Archiduchesse une amie sûre et qui, constamment unie à elles, se verrait à même d'assurer le bonheur de la famille royale par l'influence naturelle qu'elle aurait sur l'esprit du Roi et sur celui du Dauphin et de la future Dauphine ; je n'oubliai pas ce qu'il y avait à dire d'intéressant à madame de Durfort sur son propre compte et je la quittai persuadée, à ce qu'il me parut.

Mesdames aussi sont conquises et, un matin, réunissant à quatre leur courage, elles entourent le Roi, lui demandant de leur donner une reine et que cette reine soit l'archiduchesse Élisabeth. Le Roi, pris de court, embarrassé, tergiverse, parle des inconvénients de secondes noces à son âge ; puis il semble prendre son parti et dit affectueusement qu'il y pensera. Depuis, raconte la dame d'atours, Mesdames ont réitéré chaque jour leurs prières, et le Roi a fini par leur promettre définitivement qu'il demanderait l'Archiduchesse en mariage, pourvu que sa figure ne lui déplût pas. Sur-le-champ, Mesdames ont proposé d'envoyer à Vienne faire son portrait ; le Roi a consenti de bonne grâce, et c'est le peintre de la famille royale, Drouais, qui doit partir.

Les choses semblent bien avancées. Madame Adélaïde n'hésite point à faire part de ses espérances à M. de Choiseul en personne. Le Roi cause sans cesse de son mariage avec ses filles. Décidément on n'enverra pas Drouais à Vienne : il demande quatre-vingt mille livres pour ce voyage et il ne tient pas à le faire, sans doute parce qu'il est occupé, ce qu'ignorent Mesdames, à peindre et à repeindre madame du Barry, la Flore et la Chasseresse qu'on verra au prochain Salon. On cherchera un peintre moins exigeant et qui fera, par la même occasion, les portraits de toute la famille impériale. Mesdames s'occupent de trouver un bon artiste et finissent par proposer Ducreux. Pendant plusieurs semaines, c'est un sujet de conversation qui paraît amuser le Roi et que Mesdames prennent au sérieux.

N'est-ce là pourtant qu'un manège pour jouer les princesses et obtenir qu'elles ne s'opposent pas à la présentation de la favorite ? Mercy le soupçonne bien vite, et aussi madame de Durfort, qui fait peu de fond sur la perspicacité de sa maîtresse et sur la parole du Roi. Louis XV donnerait ici une preuve particulièrement fâcheuse de cette dissimulation invétérée, que tous les contemporains indépendants notent chez lui ; et de tant d'actes qu'on peut lui reprocher dans la triste aventure que nous racontons, celui-ci serait le plus pénible qui aurait consisté à abuser de la crédulité de ses filles et de l'honnêteté de leur affection. Le projet de mariage cependant existe réellement dans sa pensée ; il en reparlera, au lendemain de la présentation, à un moment où l'ambassadeur froissé n'y voudra plus voir qu'un persiflage déplacé ; bien plus, en juin 1770, après le mariage de Marie-Antoinette, il recommandera encore à son agent de Vienne d'examiner bien l'archiduchesse Élisabeth de la tête aux pieds, et de s'informer de son caractère, le tout sous le plus grand secret. Il y a plutôt, en cette affaire qui mêle si étrangement Mesdames, l'Archiduchesse et madame du Barry, et qui montre assez clairement chez Louis XV l'intention d'amener à Versailles une jeune reine sans en chasser sa favorite, une de ces crises d'inconscience et d'affaissement de moralité que produisait en lui l'ivresse du pouvoir suprême et qui, suivant un mot de Choiseul, l'empêchaient de connaître ni décence, ni rang, ni considération, ni honnêteté, quand ses sens étaient en jeu.

Quoi qu'il en soit du degré de sincérité du Roi avec Mesdames, il ne les quitte que pour aller chez madame du Barry, et c'est auprès d'elle qu'il passe la plus grande partie de ses journées. Certains soirs a lieu, comme d'ordinaire, le souper des cabinets, après lequel on dresse les tables de jeu. Le Roi y voit les femmes de sa société habituelle, mesdames de Choiseul et de Gramont, la princesse de Beauvau, la maréchale de Mirepoix. Ces dames tremblent, à chaque invitation, de se trouver à souper avec la fameuse comtesse. Le Roi leur épargne jusqu'à présent ce voisinage, mais on sent qu'il est impatient de le leur infliger ; il attend seulement, pour que les choses se passent dans les règles, que madame du Barry soit présentée.

Cette présentation ne va pas sans difficulté. Richelieu, qui s'en est chargé, ne trouve pas aisément de marraine. Celles mêmes qui souhaiteraient le plus vivement l'humiliation des Choiseul, la grosse duchesse d'Aiguillon, par exemple, qui en attend le triomphe de son fils, ne voudraient à aucun prix se charger de chaperonner la créature. On découvre enfin l'oiseau rare, la femme titrée qui consentira à complaire à Sa Majesté. C'est la veuve d'un comte de Béarn, mort garde du corps, d'une grande famille déchue du côté de la fortune, et qui est venue à Paris, depuis quelques années, pour soutenir un procès de cent mille écus. Le procès vient d'être gagné, mais madame de Béarn, en attendant le règlement des comptes, a mené trop grand train et s'est endettée. Elle a cinq enfants, de grands besoins d'argent, peu d'attaches avec la Cour ; sa liaison de parenté avec les Richelieu et les d'Aiguillon l'a jetée, dès son arrivée, dans leur coterie, qui l'a aidée pour son procès. Elle promet tout ce qu'on veut, et le maréchal, à peine entré en fonctions comme premier gentilhomme, presse les tailleurs pour l'habit de cour et fait fixer la présentation au 25 janvier : On prétend, écrit madame du Deffand à Walpole, que demain est le grand jour, jour où une toilette décidera peut-être du destin de l'Europe, de la destinée des ministres, etc. Il y a des paris ; le petit nombre est pour la robe de chambre, je suis de ceux-là. Le grand nombre est pour le grand habit ; on s'appuie sur les témoignages des tailleurs, des couturières, des maîtres à danser. Non, non, je ne puis croire tout ce que l'on prévoit ; on peut surmonter les plus grands obstacles et être arrêté par la honte... par les bienséances. Enfin nous verrons ; je vous écrirai lundi si j'ai perdu ou gagné. La vieille amie des Choiseul gagne son pari : madame de Béarn a compté les portes qui lui seront fermées au lendemain de sa complaisance ; la peur lui a donné une entorse, et elle reste chez elle, le pied sur la chaise longue.

Malgré cet incident, la présentation semble devenue certaine. M. de la Vauguyon, chargé de l'apprendre à Madame Adélaïde, a été fort mal reçu : Est-ce de la part du Roi ?Non, Madame, c'est M. le duc de Richelieu qui m'a chargé de le dire à Votre Altesse Royale. Au premier mot, la princesse a déjà tourné le dos. On raconte chez madame du Deffand que M. de la Vauguyon est revenu et a insisté : Il a eu une conduite abominable ; il est certain qu'il a voulu persuader à Madame Adélaïde qu'il était de son intérêt et de son devoir de se soumettre de bonne grâce à la volonté du Roi, et il a joint à ses beaux propos toute la gaucherie qui en pouvait augmenter l'infamie. Madame Adélaïde en a été indignée ; elle a écrit au Roi. On juge que cette lettre a retardé la présentation, mais on ne croit pas qu'elle en ait fait perdre le dessein. Et madame du Deffand s'inquiète de voir ses amis si gais, Choiseul d'une impertinence si tranquille, alors qu'en toute cette affaire, menée ostensiblement par Richelieu, le duc d'Aiguillon est si visiblement caché.

Mercy est du même avis, trouvant Choiseul froid pour le mariage ou favorable, suivant qu'il y a, ce jour-là, plus ou moins de chances contre la présentation. L'ambassadeur n'en doute plus, pour son compte, depuis qu'il sait le Roi informé de la vie antérieure de sa maîtresse : Sa passion l'emporte sur la honte, écrit-il. Cette crise ne tardera pas longtemps à se décider ; elle est certainement très menaçante pour M. de Choiseul ; elle ne l'est pas moins pour l'État, par le dégoût et le découragement qu'elle répand dans les esprits. Le même observateur n'hésite pas à donner une part à madame du Barry dans la diminution du crédit public, dans l'échec des nouveaux emprunts, dans l'inquiétude qu'on a de voir suspendre les paiements de la caisse d'escompte et du Trésor royal.

Le jour même où cette lettre disait tout perdu, le 4 février, un événement imprévu retourna les chances et rendit leur espoir aux adversaires de la comtesse. Chassant dans la forêt de Saint-Germain, le Roi fit une chute de cheval, tomba sur le bras, le crut cassé, se montra d'une faiblesse extrême et se fit rapporter, sur un brancard improvisé, jusqu'à ses voitures. On rentra à Versailles à la tombée de la nuit, au milieu d'une cour incertaine et agitée. Dès le lendemain, cette inquiétude se dissipait, pour ce qui était de la prétendue fracture, mais reparaissait les jours suivants pour l'état général du Roi qui, se croyant malade, le devint. Privé d'exercice, du cheval qu'il aimait beaucoup, gardant la chambre, il fut pris de son humeur sombre. Le premier médecin Sénac devint fort en peine : Si le Roi, disait-il, ne reprend pas ses exercices violents, il risque de tomber dans l'affaiblissement d'esprit dont il est menacé depuis longtemps.

La maladie détachait d'habitude le Roi de ses maîtresses ; madame du Barry cessa de le voir pendant quelques jours. Richelieu n'osait l'introduire, et quand La Vauguyon amenait à leur grand-père le Dauphin et ses frères, il avait cet air doublement gêné des gens qui font profession de vertu et se trouvent avoir spéculé maladroitement sur le vice. Mesdames venaient faire compagnie au Roi et, bien que les dames d'honneur et d'atours entrassent dans la chambre, la causerie paternelle prenait plus d'intimité en cette alcôve de malade. On faisait monter aussi, pour le distraire, Madame Clotilde et la petite Élisabeth. Ce retour forcé à la vie de famille le rappelait à des pensées sérieuses. Il donnait l'ordre d'aménager à nouveau l'appartement de Madame Adélaïde, qui touchait le sien ; c'était, disait-il, afin de le préparer pour la reine future. Personne ne savait si le Roi disait vrai, ni ce qu'il voulait faire au juste de l'appartement ainsi rendu libre. Cependant les appréhensions du scandale s'éloignaient. D'autres idées les remplaçaient : on parlait déjà des achats à faire pour la corbeille de la Dauphine, des projets de fêtes pour l'époque du mariage, de l'achèvement prochain de la grande salle de l'Opéra de Versailles qu'on devait inaugurer à ce moment. Il semblait de plus en plus impossible que le Roi, sur le point de marier son petit-fils, songeât encore à produire à la Cour la Bourbonnoise.

Ce fut donc une surprise quand Louis XV, complètement rétabli, annonça dans son cabinet, le 21 avril au soir, qu'il y aurait le lendemain une présentation, une seule, et que ce serait celle dont il était question depuis longtemps, celle de madame du Barry. Les influences secrètes l'avaient ressaisi, dès qu'il avait repris la santé, et Richelieu, d'ailleurs, autorisé par son service de premier gentilhomme, n'avait pas un instant cessé de l'approcher. Le duc, dont la situation devenait ridicule, Jean du Barry, qui sentait sa fortune compromise, avaient conseillé la favorite. Celle-ci, impatiente, se sachant moquée des femmes de la Cour, blessée dans le rôle de vanité qu'elle remplissait depuis plusieurs mois, avait joué au naturel la scène de larmes qu'on lui avait demandée. Il n'en fallait pas tant pour décider le maître. Il préparait en secret avec Richelieu un de ces coups imprévus qu'il aimait. Le soir même où ce coup était frappé, on apprenait que les joailliers royaux venaient d'apporter à madame du Barry pour cent mille livres de diamants, le présent de l'amant heureux, les armes de la beauté pour la bataille qu'elle allait livrer.

L'heure était arrivée depuis longtemps. Le Roi attendait après le débotté, dans le cabinet du conseil rempli par tout son service. Gêné, soucieux, son bras droit porté en écharpe dans l'habit, il allait d'une fenêtre à l'autre, regardant la cour royale encombrée de curieux et la grille où rien n'apparaissait encore. Choiseul n'était pas là ; mais ses amis triomphaient, se mordant les lèvres et dissimulant leur joie. Richelieu commençait à être inquiet et allait recevoir l'ordre de renvoyer la présentation, quand une grande rumeur se produisît dans la foule ; un carrosse s'arrêtait au bas de l'escalier d'honneur. Quelques instants après, l'huissier ouvrait les portes du cabinet, le premier gentilhomme demandait la volonté du Roi, et madame de Béarn, en grande toilette, s'avançait, puis madame du Barry, vers laquelle allaient tous les yeux, aussitôt surpris et charmés.

Sous le somptueux habit et la coiffure étincelante apparurent ces belles épaules, cette gorge incomparable, ce teint de roses avivé de rouge, cette grâce des révérences et du sourire, et surtout, dans cette femme de cour improvisée, une aisance de gestes que n'apprend point le maître à danser. Le murmure de l'admiration fut un instant l'excuse du Roi ; lui-même eut son regard, d'ordinaire alourdi, tout illuminé de ce triomphe. Et tandis qu'il rentrait dans son intérieur, madame du Barry, moins gênée que sa marraine, descendait chez la famille royale et traversait, saluée d'une curiosité insolente, les salons et les escaliers du Château remplis de ses sujets de demain.

La nouvelle se répandait le soir dans les cercles de Paris et causait une émotion extrême. La nuit même partaient des courriers de cabinet pour toutes les cours d'Europe, annonçant l'important événement qui allait changer entièrement, pendant la fin du règne, l'aspect de la Cour de Versailles.

 

Le lendemain dimanche, madame du Barry affirmait son rôle devenu officiel, au lieu même où le scandale s'affichait le plus. Elle assistait à la messe du Roi, portant les diamants de la veille, à la place occupée jadis par madame de Pompadour. On remarquait qu'il y avait fort peu de monde à la suite de Louis XV et surtout fort peu de dames. Le clergé seul n'avait pas boudé, et un nombreux cortège d'évêques accompagnait le grand-aumônier dans la tribune royale. C'était en spectacle, une fois de plus, ce mélange de piété, de magnificence et de sensualité, dont s'étonnait Walpole et dont il fallait bien que s'accommodassent les plus fiers prélats. Après la messe, la comtesse parut au couvert de Mesdames et du Dauphin ; celui-ci ne la regarda même pas ; les femmes se détournèrent et affectèrent de ne point s'apercevoir de sa présence. Le lendemain, la Cour fut nombreuse, mais ce fut chez M. de Choiseul qu'on alla. Lui-même dit au Roi que, depuis les changements arrivés, il craignait que la présence à la Cour de mesdames de Choiseul et de Gramont fût moins agréable à Sa Majesté et qu'il la priait de leur vouloir bien permettre de s'en retirer. Le maréchal de Beauvau parla de même pour sa femme.

Quelques jours après, à un petit voyage de Marly, on ne trouva pas de dames pour jouer à la table royale. Louis XV en invita huit, par ordre, à un souper donné à Bellevue en l'honneur de madame du Barry. Il comptait sur cette soirée pour essayer un rapprochement entre elle et Choiseul. Mais le ministre et son entourage affectèrent de se promener à part dans les jardins et restèrent, à table, sur la réserve la plus glacée. Le souper n'était cependant pas sans résultat : la comtesse était placée entre le Roi et le comte de la Marche, qui avait, disait-il galamment, de l'amitié pour elle ; outre M. de Richelieu, MM. de Soubise et de Gontaut se montraient empressés ; deux dames enfin, et non des moindres, la maréchale de Mirepoix, propre sœur de M. de Beauvau, et la marquise de Flavacourt, s'humanisaient, acceptaient de jouer avec la favorite et commençaient la défection.

Le mois de juillet achevait d'installer madame du Barry en sa nouvelle place. Le duc de Richelieu donnait à Paris un grand souper pour elle, et aussi pour la princesse de Talmont et la duchesse de Valentinois ; c'étaient deux femmes de plus gagnées à sa cause et consentant à frayer avec elle. Quelques jours après, à Versailles, l'après-midi où le Roi devait visiter l'hôtel et les magasins des Menus-Plaisirs, pour se faire rendre compte des préparatifs du mariage du Dauphin, le prince de Soubise venait chercher madame du Barry chez elle et la conduisait aux Menus ; M. de Marigny et les officiers des Bâtiments lui faisaient tout voir, lui expliquaient le modèle de la nouvelle salle de l'Opéra, les décors et les costumes des fêtes projetées, et quand le Roi arrivait, un peu plus tard, on ne faisait que recommencer pour lui une visite déjà faite. Enfin, à Compiègne, où l'appartement de madame de Pompadour était rétabli avec éclat et où la femme voilée de l'été précédent reparaissait triomphante, Louis XV mettait à sa faveur une consécration suprême ; il donnait à madame du Barry un domaine acheté des deniers de la Couronne, le pavillon de Louveciennes, à proximité de Versailles et de Marly, qui s'agrandissait, s'embellissait, se meublait de merveilles d'art et devenait le Bellevue de la nouvelle maîtresse.

Toutes les anciennes habitudes du Roi au temps de la marquise renaissaient ; seul l'entourage avait changé et, comme les amis de Choiseul persistaient à se tenir à l'écart, Louis XV se trouvait à présent environné des représentants de ce qu'on nommait le parti dévot. Ce parti avait peu de choses à voir avec les gens vraiment religieux, dont l'attitude était bien différente : Les sages qui aimaient le Roi, dit le duc de Croÿ, pleuraient, priaient et se taisaient. Mais ils n'étaient à la Cour qu'un petit nombre ; les autres avaient délibérément accepté la situation nouvelle, avec les espérances qu'elle ouvrait à leurs ambitions. Et c'était un spectacle étrange et significatif de voir ces prétendus défenseurs de la religion et de la vertu en si humiliante posture, réduits à escompter, pour la victoire de leur politique, les faiblesses morales du maître.

 

Dans cet universel abaissement autour d'un caprice des sens, une protestation, unique dans sa sincérité, s'éleva. Elle partit du milieu même de la famille royale, et fut discrète, respectueuse pour le souverain et pour le père, mais d'un accent ferme et d'une incomparable noblesse. Ce fut l'acte de Madame Louise. Un jour, M. Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, ayant sollicité une audience de Louis XV, lui annonça le désir de Madame Louise de quitter la Cour, de renoncer au monde et à ses prérogatives de fille de France et d'entrer au couvent dans l'Ordre mortifié du Carmel. Si rien n'avait pu faire prévoir au Roi cette demande, nous devinons aujourd'hui, malgré le voile qui enveloppe toujours des actes de conscience aussi intimes, quelques-uns des motifs qui décidèrent la princesse et développèrent sa vocation religieuse ; elle fit simplement un sacrifice qui s'accomplit tous les jours dans la société chrétienne, en s'offrant à Dieu pour le salut du père qu'elle aimait. Personne ne souffrait plus qu'elle par ce roi qui avilissait sa couronne de fils aîné de l'Église, par ce pécheur endurci à qui les prêtres étaient obligés de refuser les sacrements, par cette âme faible qui courait à la damnation éternelle. Elle recourut donc aux lois mystérieuses qui donnent aux vies volontairement sacrifiées le droit d'exiger une grâce, telle que la conversion d'un être cher, de la miséricorde divine.

Elle était maintenant la fille préférée de Louis XV, la plus jeune et la plus rapprochée de lui par certains goûts communs, comme le cheval et les exercices violents. Adroite en ses mouvements, malgré une légère déviation du dos, qu'elle plaisantait elle-même en disant ma bosse, elle faisait encore, dans la force de ses trente-deux ans, une assez agréable amazone. Sa physionomie virile valait bien la beauté fanée de sa sœur Adélaïde ou l'insignifiante régularité de traits de Victoire. Son caractère impérieux et violent avait été dompté par l'humilité, et sa dévotion instruite lui donnait dans la famille une autorité assez grande pour les choses de la religion. Elle vivait avec ses sœurs dans une union apparente, sans les laisser pénétrer le moins du monde dans une pensée qu'elles n'eussent pas comprise. Charitable discrètement, réservant aux pauvres, sans qu'on le sût, sa pension tout entière, adonnée à de secrètes mortifications, elle n'avait jamais rien montré aux siens du projet qui grandissait en elle. Le Roi, qui en fut le premier confident, demeura donc fort surpris de la révélation de l'archevêque : Que c'est cruel ! que c'est cruel ! répétait-il. Mais cette émotion ne pouvait être que de surface. Après avoir demandé, pour la forme, quinze jours de réflexion, il écrivit à Madame Louise : Si c'est pour Dieu seul, je ne puis m'opposer à sa volonté ni à votre détermination. Depuis dix-huit ans, vous devez avoir fait vos réflexions ; ainsi je n'ai plus à vous en demander. Il paraît même que vos arrangements sont faits. Vous pouvez en parler à vos sœurs quand vous le jugerez à propos. Compiègne n'est pas possible ; partout ailleurs, c'est à vous de décider, et je serais bien fâché de vous rien prescrire là-dessus... Je vous embrasse de tout mon cœur, ma chère fille, et vous donne ma bénédiction.

Madame Louise a choisi la plus pauvre maison des Carmélites, celle de Saint-Denis, où elle ne connaît personne. Nul n'est informé de son projet, sauf le Roi et l'aumônier du couvent qu'elle a averti. Elle quitte Versailles de grand matin, ayant embrassé ses trois sœurs comme à l'ordinaire, accompagnée de la princesse de Ghistel, sa dame d'honneur, et de son écuyer. Arrivée au monastère, elle se fait ouvrir les grilles, assiste à la messe avec la communauté et, comme elle demeure en adoration devant le Saint-Sacrement, l'aumônier réunit les religieuses et leur apprend qu'elles vont avoir pour novice une fille de France. Les humbles femmes rentrent à la chapelle et tombent à genoux, émues aux larmes, tandis que Madame Louise, conservant tout son sang-froid, se jette aux pieds de la prieure. Elle reparaît à la grille, qui ne doit plus se rouvrir pour elle, et montre à madame de Ghistel l'autorisation écrite du Roi. Et, pendant que la dame d'honneur, croyant rêver, retourne à Versailles apporter l'étrange nouvelle à la consternation fraternelle de Mesdames et à la légèreté des gens de cour, sœur Thérèse de Saint-Augustin, prosternée devant l'autel, s'enivre des ferveurs de la pénitence et des premières joies de l'expiation.

En renonçant à son rang, en s'abaissant au plus bas degré, en s'habituant, elle qu'on servait toujours, aux plus infimes travaux de ses compagnes, comme à laver la vaisselle et les escaliers, Madame Louise s'est figurée qu'elle échapperait désormais aux soucis du monde et pourrait poursuivre en paix son œuvre intérieure. L'avenir, les nécessités d'une situation inévitablement fausse dans les humiliations du Carmel, les conseils de son directeur, le besoin d'une nature dévorée d'action, tout contribuera à faire sortir la princesse du rôle contemplatif qu'elle s'est choisi. On la retrouve plus tard cherchant à peser, au point de vue religieux, sur la politique du royaume et s'occupant encore des choses de la Cour, qu'elle juge mal, ne pouvant plus les connaître que par ses sœurs. On la blâme de s'être mise au nombre des conseillères acrimonieuses de Marie-Antoinette, devenue reine, qui eût pourtant beaucoup gagné à l'écouter. Les défauts de Madame Louise se révèlent d'autant mieux que le lieu où on les voit semble exiger une perfection plus surhumaine ; mais rien ne saurait diminuer la grandeur de son détachement si longuement mûri, si simplement exécuté.

Peu d'esprits, dans la frivolité du siècle, comprirent ce sacrifice d'âme et en mesurèrent toute la portée. Il se perdit, d'ailleurs, au milieu du bruit que faisaient l'arrivée prochaine de l'Archiduchesse, les nouvelles des fêtes de Vienne et les préparatifs de celles de Versailles. Il n'en reste pas moins que l'entrée au Carmel de Louise de France, à la date où l'histoire l'apporte, rétablit par sa noblesse héroïque un équilibre moral qui semblait rompu. C'est la réponse de la conscience chrétienne aux complaisances et aux espérances lâches du parti dévot, qui venait, à force d'intrigues, d'imposer à la Cour et à la France la Du Barry.