AUTOUR DE LA REINE

 

L'INTÉRIEUR DE LOUIS XVI.

 

 

L'EXISTENCE quotidienne de Louis XVI à Versailles, si séparée qu'elle soit de celle de la Reine, peut nous inspirer une part de la curiosité qui s'attache à celle-ci. Comment vit-il dans ce grand Château où il a apporté des habitudes si différentes de celles de son grand-père et comment s'accommode-t-il des appartements que Louis XV lui a laissés ?

Sous son règne, les intérieurs royaux ne se sont guère modifiés. Il continue à se servir des admirables salons créés sous Louis XV. Les cabinets du Roi se sont augmentés des appartements de Madame Adélaïde et c'est là que tout l'hiver, les jours de chasse, Louis XVI donne à souper, sur les neuf heures, à la famille royale et à ses compagnons de la journée, auxquels se joignent quelques invités[1].

Dans la salle d'angle, qui sert de salle à manger, a lieu vers Noël, pendant une quinzaine de jours, l'exposition des produits de Sèvres, ce qui la fait appeler le Salon des Porcelaines. Tout le monde s'empressait d'aller les admirer et d'en acheter. La Cour faisait beaucoup de présents, et le Roi s'amusait à voir déballer ces porcelaines et à considérer la foule des acheteurs.

Pendant la durée de l'exposition, les soupers de Louis XVI ont lieu dans les premiers cabinets voisins de la chambre à coucher, et c'est ainsi que le duc de Croÿ, revenant à la Cour au début du règne nouveau, y retrouve ses anciennes habitudes.

C'était où mangeait, il y avait trente ans, le feu Roi. Mais ce qui me frappa beaucoup, c'est de me trouver dans la même chambre, et à la même place où j'avais vu, un an et demi devant, ce terrible spectacle de l'Extrême-Onction. La chambre qui était celle où couchait le Roi était bien la même, hors un beau meuble neuf qu'on y avait mis, et que le Roi couchait dans l'alcôve, l'autre étant mort dans son petit lit rouge au milieu de la chambre... Non seulement la Reine, Mme de Lamballe et ses dames, mais Monsieur et Madame, M. le comte et Mme la comtesse d'Artois, M. le duc et Mme la duchesse de Chartres et leurs dames y étaient, de sorte qu'il y avait seize dames, qui seules furent à. la grande table avec le Roi et ses deux frères. M. le duc de Chartres vint à la nôtre dans l'autre pièce, où nous étions dix-sept hommes... Le Roi, à son ordinaire, chercha à ricaner sur chacun... J'aurais bien désiré un meilleur ton pour lui, mais c'était avec tant de bonté et d'affabilité qu'on ne pouvait s'empêcher de l'aimer... Pendant qu'on jouait, le prince de Soubise me mena encore voir très longtemps les porcelaines ; c'est un coup d'œil admirable... A la fin des parties, nous revînmes autour de celle de la Reine, qui nous montra ses diamants et de belles boucles d'oreilles qu'elle aurait bien voulu acheter ; mais elle les cachait au Roi, ce qui me fit voir qu'il tenait bon sur la dépense.

 

Racontant un autre souper, le duc de Croÿ déclare qu'il trouvait tout cela beaucoup plus séant et mieux entendu que dans l'ancien temps... Le Roi était au mieux, très gai, parlant, polissonnant, mais réellement très aimable. Quand les parties se prolongeaient trop longtemps, les convives qui ne jouaient pas montaient chez le comte et la comtesse de Maurepas, qui logeaient tout à côté, dans les Cabinets, et rassemblaient toute la bonne compagnie, ce qui était commode et agréable[2].

Les soupers sont organisés par le service des Petits Appartements, que dirigent Thierry de Ville-d'Avray et, sous ses ordres, depuis 1783, le secrétaire de la cassette Séguret. La cuisine est faite dans les cabinets du second étage. Il n'y a aucune étiquette ; le Roi est servi par des garçons du Château, et les dignitaires de la Couronne, qui se trouvent presque toujours invités, n'ont aucune fonction à remplir et sont de simples convives. Chaque semaine, le Roi donne un petit souper et un grand souper. Le premier n'admet que quinze à vingt élus, appelés à haute voix à l'Œil-de-Bœuf, après l'ordre, par l'huissier qui lit une liste. L'appel terminé, le Roi se rend avec toute la société dans le salon des Petits Appartements très sobrement meublé, avec un lustre en bougies, un canapé, quelques fauteuils, quelques sièges courants, le tout en tapisserie dans le genre antique. Le contrôleur de bouche annonce aussitôt ; le Roi passe dans la salle à manger et n'indique de place qu'aux convives qui doivent s'asseoir à ses côtés. Monsieur est toujours en face de lui, tenant le dé de la conversation ; le comte d'Artois, qui soupe rarement, parce qu'il ne dîne qu'à cinq heures, vient toujours faire une apparition, tournant autour de la table et disant à chacun un mot gracieux ou jovial : Comme entre hommes on ne se gêne guère, les propos plus que gais et même lestes s'y glissaient souvent ; mais le Roi manquait rarement de les arrêter, lorsque la présence de quelque jeune seigneur exigeait un peu plus de retenue. Au bout d'une heure ou une heure et demie, le Roi se lève, prend son café dans la salle à manger, poursuivant parfois d'interminables propos sur la chasse du jour. Pendant ce temps, les convives s'entassent dans le salon ; Monsieur a arrangé la partie de whist, le comte d'Artois est au billard ; quant à Louis XVI, il fait un trictrac à un écu la fiche ; c'est le plus gros jeu qu'il se permette.

Les jours de grand souper, où vient la Reine, les invitations de dames sont faites par ses pages, qu'elle envoie à Paris, après avoir vu la liste du Roi au moment du départ pour la chasse. Les dames, invitées ainsi au dernier moment, sont celles dont les maris sont du souper du soir. Le jeune Fersen y fut admis en mars 1780, par faveur exceptionnelle pour un étranger : Je vous aurais déjà mandé, mon cher père, écrit-il[3], que j'ai soupé plusieurs fois dans les Cabinets, au grand étonnement des Français, mais l'ambassadeur — M. de Creutz — a absolument voulu être le premier à le mander au Roi et que ce fût par lui que vous l'apprissiez.

Il y a parfois jusqu'à cinquante convives et même davantage, ce qui exige une seconde table. Toutes les dames, ainsi que la Reine, se placent à celle du Roi, où souvent les seuls hommes sont le Roi et Monsieur. Quelquefois un prince étranger est invité ; quand Joseph II est venu à Versailles, il ne s'est point assis et s'est contenté d'assister au brillant spectacle, appuyé sur le fauteuil du Roi. Beaucoup de seigneurs ne soupent pas ou viennent au buffet manger un morceau ; les chasseurs, dès l'entrée, se précipitent à la petite table, où ils sont assurés qu'ils ne manqueront de rien et où la Reine leur fait envoyer ce qu'il y a de meilleur. Il faut convenir, écrira Séguret[4], qu'il était difficile de porter plus loin l'art de la gastronomie, et la chère délicieuse des Petits Appartements était presque passée en proverbe.

C'est dans cette partie du Château que se crée, dès l'avènement de Louis XVI, l'œuvre la plus considérable que son règne ajoute au trésor de Versailles, la bibliothèque. D'une curiosité moins étendue que son grand-père Louis XV, il aime cependant avec passion l'étude et les livres. Il veut avoir au premier étage et sous sa main ces recueils d'histoire, ces ouvrages géographiques, pour lesquels il a une prédilection. Parmi les premiers ordres donnés à Gabriel pour mettre en état l'appartement où Louis XV vient de mourir de la petite vérole et changer la destination de certains locaux[5], le jeune Roi demande l'installation d'une bibliothèque dans le salon qui précède celui des Porcelaines. L'architecte transmet en ces termes l'ordre de son maître : Sa Majesté ayant ordonné qu'il soit fait un corps de bibliothèque dans la pièce de compagnie des Petits Appartements au plain-pied du grand, et désirant qu'elle soit faite pendant le voyage de Compiègne, il convient de faire dès à présent la démolition de tout le lambris qui existe, et faire tracer diligemment sur le parquet tout le plan, pour faire toutes les épaisseurs des bois, de tracer sur le mur toutes les élévations, pour y régler quelques parties de sculptures, et mettre à portée M. Lécuyer d'ordonner toutes les ferrures et autres ouvrages de bronze qu'il conviendra, et les mesures des glaces qui seront nécessaires.... Les sieurs Clicot et Rousseau se chargent de la menuiserie et de la sculpture et promettent diligence. — A Versailles, ce 10 juin 1774.

La bibliothèque de Louis XVI n'est pas seulement la dernière œuvre de Gabriel ; c'est aussi la dernière à laquelle ait pris part le vieil. Antoine Rousseau, qui termine sa vie à Versailles. A vrai dire, l'ouvrage de sculpture est déjà exécuté de la main ou sous la direction de ses deux fils, qui vont lui succéder dans tous les travaux des Bâtiments du Roi. L'aîné, Jean-Antoine, sera le véritable directeur de l'atelier parisien, sis au faubourg Saint-Denis, et c'est à lui que s'adresseront les ordres de M. d'Angiviller ; mais il travaillera souvent sur les dessins de son cadet, Jean-Siméon, dit Rousseau de la Rothière, du nom d'une terre champenoise, et adonné plus spécialement à la peinture. L'Almanach de Versailles de 1780 distinguera la spécialité de chaque frère, en indiquant Rousseau l'aîné comme sculpteur ordinaire de la Reine, et Rousseau de la Rothière comme peintre et décorateur de la Reine. Il reste quelques œuvres de peinture et sculpture faites en commun par les frères Rousseau, et ce sont peut-être les plus délicates de ce moment de l'art français, où s'essaient des formules nouvelles du décor d'appartement[6] ; la bibliothèque de Louis XVI, qui ne comporte que du bois sculpté, indique déjà comment se transforme le travail des sculpteurs attitrés du Château.

Aux angles de la pièce, des panneaux incurvés présentent des trophées d'une composition originale[7]. On y voit le livre de la Henriade joint à une trompette de Renommée et à deux plumes d'écrivain ; un volume de Rollin, avec une plume encore et une épée à la romaine ; la rustique cornemuse avec le bâton recourbé ; l'urne et le flambeau funéraires ; le tambour de basque et les castagnettes ; la corbeille, la houlette et le chapeau de berger ; la coiffure de Mercure et le caducée posés sur un livre de commerce, auquel est ajouté le nom inattendu de Bossuet, peut-être pour rappeler la religion omise entièrement dans ces symboles ; le globe céleste et la lunette d'approche ; enfin les emblèmes de la peinture, de la sculpture, de la musique et aussi de la poésie dramatique, rappelée par le masque, le thyrse et les marottes comiques. L'invention des menus détails est exquise, tels que ces légers bouquets de fleurs des champs attachés par des rubans où tiennent encore tant de jolis objets. Les armoires sont séparées par d'autres chutes de bouquets, aux fleurs superbes, roses, dahlias, pavots, marguerites et soleils.

Louis XVI apprécia-t-il comme il convenait la prodigieuse ingéniosité de ses artistes ? sut-il examiner à loisir leur travail varié à l'infini ? ou se contenta-t-il de lever parfois les yeux vers les deux panneaux au-dessus des glaces, où il voyait, d'un côté, Apollon appuyé sur sa lyre, de l'autre la France recevant l'hommage des génies des Arts ? Il goûtait davantage, en connaisseur de la technique du métal, les bronzes appliqués au marbre blanc de la cheminée où il se chauffait l'hiver. Cette cheminée introduit dans l'histoire de Versailles le nom de deux excellents artistes, Boizot et Gouthière. On l'avait exécutée pour le Salon de Diane à Fontainebleau, deux ou trois ans auparavant. Boizot avait fait les modèles et sculpté les deux cariatides enfantines de marbre ; leur draperie de bronze, leur gaine de feuilles d'acanthe, la frise de branches de rose étaient l'œuvre de Gouthière, qui avait l'entreprise de tous les travaux de ciselure et dorure du château de Fontainebleau[8]. Gabriel, trouvant la cheminée déjà prête, la fit transporter à Versailles dans la nouvelle bibliothèque du Roi.

Ce fut la pièce favorite de Louis XVI. Il y étudiait sur un petit bureau placé dans l'embrasure de la fenêtre... se reposait de son travail en regardant les gens qui traversaient les cours ; et les curieux... pouvaient se convaincre, aux livres usés gisant sur le parquet, à la quantité de papiers épars de tous côtés, que Louis XVI ne passait pas son temps à forger, à s'enivrer ou à battre ses gens, comme ses vils ennemis ont voulu le faire croire. Au milieu de la bibliothèque était une vaste table de bois d'acajou, d'un seul morceau, qui portait les groupes de La Fontaine, Boileau, Racine, La Bruyère, etc. Ces statuettes, en biscuit de Sèvres, faisaient partie de séries historiques alors commandées par le Roi. Dans cette pièce ou dans les cabinets voisins figuraient beaucoup d'objets d'art choisis par Louis XVI, dont un certain nombre ont été rapportés à Versailles, par exemple les précieux tableaux de chasse peints à Sèvres sur porcelaine tendre, d'après les compositions d'Oudry rajeunies pour la nouvelle cour, les fines gouaches de Van Blarenberghe, représentant les batailles du règne de Louis XV et de la guerre d'Amérique, une statuette équestre en biscuit de Frédéric II, roi de Prusse. On voyait aussi, dans le cabinet de la pendule de Passemant, le modèle en bronze de la statue de la place Louis XV, par Bouchardon, et les quatre dessus de porte du cabinet étaient les portraits de Louis XV, de Marie Leczinska, du Dauphin, père du Roi, et de Marie-Josèphe de Saxe[9].

 

Les autres travaux accomplis, au cours du règne, dans les intérieurs de Louis XVI n'ont pour la plupart qu'un intérêt de commodité. En 1775, on établit une communication par les entresols entre l'appartement du Roi et celui de la Reine, permettant à Louis XVI de se rendre chez sa femme sans traverser l'Œil-de-Bœuf, plein de monde à toute heure, ce qui lui cause parfois une insupportable gêne. C'est un couloir fort long, éclairé aux lampes, qui passe sous la Chambre de parade, à travers les entresols du rez-de-chaussée, et aboutit, par un escalier encore existant, tout auprès de la chambre de la Reine. Les souverains avaient exigé une exécution rapide de ce travail compliqué, qu'on fit pendant les fêtes du Sacre et qui donna les plus discrètes facilités à leur vie conjugale. On l'appelait à la Cour le passage du Roi[10]. A l'étage des anciens Petits Cabinets, Louis XVI apporta divers changements[11]. Il y tenait une suite de cartes de géographie, des plans en relief, des modèles de vaisseaux, un petit observatoire, et il passait de là dans les combles du Château, où était sa promenade favorite. Il lui arrivait aussi d'ouvrir la porte de communication des cuisines des Petits Appartements et de causer avec bonté avec le premier venu qui se trouvait là, fût-ce un marmiton.

Tout à fait sous les toits, était cette fameuse forge, où Mme de Bombelles introduisit un jour la baronne d'Oberkirch, en lui faisant visiter les Petits Cabinets du Roi : Je les trouvai, dit la baronne, moins beaux et moins ornés que ceux de la Reine. Louis XVI a des goûts simples ; ils percent dans tout ce qui l'entoure. Nous montâmes par un escalier dérobé jusqu'à un réduit qu'il s'est créé dans les combles et où il travaille à la serrurerie, ce qui l'amuse infiniment ; il y a plusieurs pièces remplies des outils nécessaires[12]. Le Roi appelait ces pièces son atelier de mécanique. Il y martelait le fer avec l'entrepreneur des Bâtiments, Gamain[13] ; mais les ouvrages intéressants s'y faisaient sous la direction de Poux-Landry, excellent serrurier et mécanicien, capable de cultiver plus habilement qu'un Gamain les dispositions du royal élève. Soulavie, visitant la forge en 1792, y trouvera deux enclumes, mille outils en fer, différentes serrures ordinaires, mais fines et parfaites, des serrures à secret, des serrures ornées de cuivre doré, témoignage d'un travail attentif et intelligent[14].

L'art a été intéressé une fois encore aux aménagements ordonnés chez Louis XVI, lorsqu'on y fit sa nouvelle garde-robe, qui est le plus bel ouvrage à Versailles des frères Rousseau[15]. La bibliothèque, qui fut le premier, date de 1774 ; le cabinet de garde-robe, de 1788, est une petite pièce tout intime, qui ne permet plus de concevoir des compositions à grande échelle. Cependant le goût en est resté le même ; le travail du bois, rehaussé par la plus habile dorure, atteste une perfection maintenue ; par dessus tout, l'imagination inventive se révèle avec les mêmes ressources. Il est intéressant de joindre à ces observations des indications historiques précises sur des travaux, qui suffiraient à faire connaître la manière d'un atelier aussi bien qu'à assurer la gloire d'un artiste.

Dissimulée dans la boiserie de l'alcôve de la chambre où couche le Roi, s'ouvre la porte du cabinet de garde-robe. Sous Louis XV, c'est une étroite pièce à six pans, qui prend jour sur le balcon de la cour des Cerfs, et Louis XVI conserve longtemps ce cabinet, flanqué de placards et réservé aux usages privés de son service. Pour quelle raison se décide-t-il à l'élargir, à le rendre carré et à commander pour l'orner une délicate sculpture ? Est-ce parce que les Rousseau, ayant beaucoup travaillé pour Marie-Antoinette, ont sollicité la faveur de montrer chez le Roi un de leurs nouveaux ouvrages ? On ne s'explique guère que, pour une pièce aussi retirée, une aussi forte dépense de luxe soit engagée, en 1788, au moment des pires embarras financiers. La date est cependant certaine[16] ; le cabinet de garde-robe a reçu sa dorure du sieur Dutems dans l'été de 1789, et c'est la dernière œuvre que l'art du dix-huitième siècle ait donnée à Versailles.

La boiserie présente, sur quelques pieds carrés, une accumulation de symboles. D'innombrables motifs se disposent dans l'uniformité d'un dessin général et se répartissent en six panneaux, divisés chacun en trois compositions. Le seul motif commun est l'écusson fleurdelisé, entouré du sceptre, de la main de justice et du collier du Saint-Esprit, au sommet des compositions centrales. Ce sont, en effet, les préoccupations d'un souverain français que résume ce revêtement d'or, quotidiennement placé sous les yeux du Roi, et chaque morceau rappelle les objets de son gouvernement. Voici l'Agriculture, avec tous les instruments aratoires, charrue, herse, bêche, râteau, faux et faucilles, van et tamis, cuve de vendange et gerbe de blé ; voici le Commerce, avec ses diverses balances, des grues, des tonnes, des ballots ; voici la Marine et la Guerre, avec les plus ingénieux trophées, des proues, des voiles et des cordages, un canon et ses boulets ; voici un panneau consacré aux Arts, dont les vieux emblèmes semblent rajeunis, où l'on voit par exemple le torse du Vatican chargé des outils du sculpteur ; enfin un panneau des Sciences, le plus curieux par sa nouveauté, groupant des instruments de précision qui n'ont guère l'habitude d'entrer dans un décor, tels que le sextant, le thermomètre, la machine pneumatique, inventant l'arrangement le plus pittoresque pour présenter le disque de l'appareil électrique et ses étincelles, introduisant même, parmi les menus accessoires des rinceaux fleuris, quatre petites montgolfières, qui achèvent de fixer une date et d'évoquer les principales recherches scientifiques de l'époque.

Ces sculptures, que met en valeur une dorure singulièrement habile, semblent des appliques de bronze ciselé, d'un travail aussi pur que les véritables bronzes de la pièce. Ceux-ci se présentent, en collection précieuse, aux espagnolettes des fenêtres et sur les diverses faces de la cheminée de marbre rouge veiné. Aux ordinaires enroulements des bandeaux, dont l'exécution rappelle le plus fin style de Gouthière, se joignent, sur les côtés, des branches de chêne et des guirlandes de fleurs naturelles, où l'on a mêlé, pour tenir les pincettes et la pelle à feu, les anneaux d'un serpent enroulé autour d'une cordelière. Quel magnifique artiste a réalisé pour Louis XVI ces dernières merveilles ? Les Comptes ne le nomment point et ne font même pas mention d'un travail exécuté à cette date pour les appartements royaux. Mais aucune hésitation n'est possible, puisque partout se révèle la main de Gouthière, collaborateur habituel des frères Rousseau. Il est permis de croire qu'on a transporté ici la cheminée des bains du Roi, ciselé par lui quelques années auparavant[17] ; ainsi son œuvre s'ajoute à celle des sculpteurs, comme pour résumer la perfection de l'art de Versailles à la veille de la Révolution.

 

 

 



[1] Les pièces réservées à cet usage sont devenues une dépendance des Petits Appartements, et l'on s'habitue désormais à leur en donner le nom. Le Premier valet de chambre, Thierry de Ville-d'Avray, qui avait la charge de commissaire général de la Maison du Roi au département des meubles de la Couronne, écrit à M. d'Angiviller un billet, où il est question de l'ancien Cabinet des médailles : Versailles, ce 16 mai 1785. — Je vais d'ici un mois, Monsieur le comte, faire placer un meuble d'été neuf dans la Chambre du Roi à Versailles ; le fond en est blanc et je crains que quelques parties de dorures écaillées dans l'alcôve de Sa Majesté ou trop noires ne fassent un mauvais effet ; je vous prie de donner des ordres à ce sujet. — Le salon des Petits Cabinets à Versailles sera aussi meublé cet automne d'un brocart couleur de feu et or. Cette pièce, toute petite qu'elle est, est celle où le Roi réunit dans ses soupers d'hiver toutes les dames de la Cour et tous les grands du royaume ; cependant la glace et les bordures de la cheminée sont en mauvais état, et je crois que la boiserie aurait besoin d'être dorée pour bien s'accorder avec un ameublement neuf. Voulez-vous bien vous en faire rendre compte ?

[2] Croÿ, t. III, p. 224 et 251.

[3] Lettres d'Axel de Fersen à son père, publiées par le comte F. V. Wrangel, p. 14.

[4] Les mémoires de M. de Séguret, p. 35-38. Cf. S. Mercier, Tableaux de Paris, 1782, t. IV, 253.

[5] L'État des ouvrages ordonnés par sa Majesté pendant le voyage de Compiègne, 1774, signé par Gabriel et daté de Versailles, le 7 juin, donne les détails les plus précis : ...A l'égard de l'appartement du Roi, l'intention de Sa Majesté étant que l'on remédie aux pièces qui ont pu contracter du venin, il convient de lessiver la pièce du Conseil, en conserver les fonds autant que faire se pourra, pour être blanchie. En faire de même de la pièce de la Pendule et de la petite antichambre des Chiens et la petite salle à manger. Quant à la petite chambre à coucher, il convient de remettre un parquet neuf, refaire le plafond qui est lézardé, lessiver et regratter au vif les corniches et lambris pour être blanchis et réparés pendant Compiègne et être dorés ensuite, quand Sa Majesté l'ordonnera... Nettoyer les dorures du cabinet particulier du Roi, l'ancienne chaise percée et le cabinet ensuite près les bains... — Le petit cabinet du Roi, la pièce à pans derrière et cabinet ensuite formant la chambre des bains, la dorure étant solide, il convient la réparer et faire Je réchampissage des fonds. Les pièces ensuite, dont l'une sera destinée à former bibliothèque, seront blanchies sur les fonds et réparées. — Les petites pièces qui doublent la Grande Galerie et corridor de communication conduisant à l'ancienne salle à manger, les dorures en seront supprimées et le tout remis en blanc... Louis XVI règle, en même temps, l'installation du comte et de la comtesse de Provence (de Sa Majesté étant de placer Madame dans l'appartement du Dauphin, et Monsieur dans celui qu'il occupe) et dispose de l'étage de Mme du Barry.

[6] Les frères Rousseau sont assurément les auteurs du petit boudoir de Marie-Antoinette à Fontainebleau, où domine le travail du peintre, et de celui de la marquise de Serilly, aujourd'hui au Musée de South-Kensington, dont les motifs de peinture sont inspirés librement de l'art romain. V. Lady Dilke, dans la Gazette des Beaux-Arts de 1898, t. II, p. 5. Pour les travaux du Roi, les Comptes de 1774 mentionnent des paiements à Rousseau père et fils ; à partir de l'année suivante, on n'y trouve plus que Rousseau fils. L'Almanach de Versailles fait figurer les Rousseau à l'article des Bâtiments de la Reine à partir de 1780. Dès 1779, on y trouve Dutems, comme peintre et doreur, et Le Riche, comme peintre décorateur ; celui-ci est l'auteur des peintures du Belvédère du Petit-Trianon.

[7] Les acomptes aux Rousseau père et fils s'élèvent à la somme de 12.000 livres pour 1774 ; mais dès lors les paiements sont relevés sans désignation des ouvrages (Archives nationales, O1 2278A).

[8] Mémoire pour Gouthière adressé à M. d'Angiviller, le 1er mars 1786 : Il a exécuté les bronzes et il a fait la dorure de la cheminée du salon de Diane, actuellement reportée dans la bibliothèque du Roi à Versailles, ainsi que toutes les autres parties de ce salon, d'après les modèles que le sieur Boizot, sculpteur de l'Académie, fut chargé de faire. Il a suivi exactement les ordres qu'il a reçus à cet effet de M. Gabriel et il est en état d'en justifier par les lettres de cet architecte. J. Robiquet, Gouthière, sa vie, son œuvre, Paris, 1912, p. 103 et pl. VI.

[9] Hézecques, p. 154-157. Les plaques de Sèvres de Louis XVI, que j'ai replacées dans les Cabinets, sont assurément ces petits tableaux de chasse où le Roi, sa suite et les paysages étaient de la plus parfaite ressemblance. Notre page ne nomme pas Van Blarenberghe ; mais il décrit ces tableaux peints avec tant de soin qu'on y distinguait parfaitement les uniformes ; la bataille de Fontenoy, la prise de Berg-op-Zoom dans la nuit et le siège de York-Town attachaient surtout par les détails, les effets de lumière et la beauté du paysage.

[10] M. d'Angiviller donne à, Heurtier, le 2 juin 1775, l'ordre d'établir le passage : ...Ce qui exigera de votre part des soins d'une toute autre importance, c'est cette communication à établir entre les appartements du Roi et de la Reine d'après les instructions que vous avez déjà sur le local. Le Roi m'a ordonné précisément cet établissement et la Reine, calculant la possibilité par son désir, veut trouver l'ouvrage terminé au retour de Reims. Ne négligez aucun des soins possibles pour y parvenir, afin que, s'ils ne suffisent pas, on puisse du moins reconnaître que rien n'aura été omis. (Archives nationales, O1 1803). En 1781, Heurtier annonce à son chef que le Roi a ordonné la construction d'un petit degré pour établir une nouvelle communication de l'intérieur de la Reine à son corridor particulier ; ce degré prendra de la chambre des femmes de la Reine la plus près de l'Œil-de-Bœuf et descendra dans le corridor au-dessous. Tous ces accès, du côté de la Reine, existent encore ; les premiers aménagements du Musée ont fait disparaître les autres vestiges du passage du Roi.

[11] En 1777, les bains du Roi sont transportés dans sa pièce du tour ; en 1783, on arrange une nouvelle pièce de la cassette et on refait la cheminée de l'Œil-de-Bœuf ; en 1784, Dutems dore à neuf, sur l'ordre de Louis XVI, un de ses petits cabinets particuliers, qui ci-devant faisait les anciens bains de Louis XV (Archives nationales, O1 2424). S'il s'agit, comme on peut le croire, des bains décorés par Antoine Rousseau, on voit à quelle époque remontent la dorure verte et la bronzure qui s'y remarquent. Ce genre de travail s'observe dans la Salle des nobles de la Reine, dont le plafond est remanié et doré à la même époque.

[12] Hézecques, p. 156. Baronne d'Oberkich, Mémoires, t. I, p. 210 (année 1782).

[13] Aux comptes de Versailles, les entrepreneurs de serrurerie Colin Gamain et Nicolas Gamain reçoivent régulièrement des sommes considérables. François Gamain adresse une supplique à M. d'Angiviller, en avril 1784, pour être autorisé à prendre un associé, parce que les travaux des Petits Cabinets de Sa Majesté, exigeant plus que jamais son assiduité, le mettent dans le cas de ne pouvoir seul répondre aux ordres de Mrs les inspecteurs du Château et des dehors (O1 1807).

[14] Soulavie, Mémoires historiques du règne de Louis XVI, t. II, p. 47. V. l'étude sur Louis XVI serrurier, où M. Eug. Welvert a mis en lumière le rôle de Poux-Landry de 1780 à 1789 (En feuilletant de vieux papiers, Paris, 1912).

[15] Archives nationales, O1 242423, 24. Les acomptes payés aux Rousseau atteignent à peine 10.000 livres, les paiements étant tous en retard de plusieurs années. On peut ajouter à leurs œuvres de Versailles, d'après le style des fragments conservés, la pièce de l'appartement de Monsieur, qui occupait la partie sud de la Galerie Basse, et dont les volets seuls sont gardés, et l'admirable bibliothèque, dont quelques armoires et panneaux sont utilisés à la Bibliothèque de la ville et qui paraissent provenir du Petit Appartement de Marie-Antoinette au rez-de-chaussée. Les têtes et rinceaux dorés à plusieurs ors, qui entouraient les inscriptions d'Apollon et des Muses, sont parmi les plus beaux morceaux de la sculpture décorative du siècle.

[16] Les plans de 1788 montrent l'ancienne forme du cabinet. Heurtier écrit, le 18 juin 1788 : J'ai l'honneur de rendre compte à M. le directeur général que les travaux de la nouvelle garde robe du Roi ont été cause qu'on s'est aperçu que le plancher au-dessous du lit du Roi était vermoulu. Sa Majesté, qui s'est aperçue Elle-même du mauvais état de ce plancher, a donné ordre, hier matin, au moment de son départ pour Rambouillet, de refaire ce plancher à neuf. Cette addition de besogne n'est pas par elle-même fort importante ; elle privera seulement pendant quelque temps le Roi de l'usage de sa chambre à coucher. (Archives nationales, O1 1806.)

[17] Gouthière a moins travaillé à Versailles qu'à Fontainebleau. Cependant, dans son mémoire du 1er mars 1786 adressé à M. d'Angiviller, on lit : Le sieur Gouthière... a encore l'honneur d'observer à M. le comte qu'il vient de faire, conjointement avec les sieurs Rousseau frères, sculpteurs du Roi, les bronzes de la cheminée de la salle des bains du Roi à Versailles, de celle de la Salle des nobles de l'appartement de la Reine et ceux du foyer de la Reine à l'Opéra (J. Robiquet, Gouthière, p. 104). La cheminée de la salle des nobles parait être celle qui est déposée dans les ateliers du service d'architecture.