AUTOUR DE LA REINE

 

LES PRISONS D'HUBERT ROBERT.

 

 

ON sait mal comment vécurent nos artistes pendant la Terreur. Quelques-uns, comme Danloux et Mme Le Brun, avaient émigré de bonne heure ; le plus grand nombre, ayant d'abord applaudi à la Révolution, suivit le mouvement des esprits ou se fit oublier. Le petit père Fragonard, revenu de Provence à la veille des massacres de Septembre, ne fut jamais inquiété et David loua même, à la tribune de la Convention, son patriotisme avec son talent. Au reste, David ne montra pas la férocité qu'on a dite contre ses anciens confrères de l'Académie ; il lui suffisait de les savoir privés de leurs honneurs, découragés, ruinés, à la misère ; il ne tenait pas à ces pauvres têtes. Deux seulement risquèrent la leur, Suvée et Hubert Robert ; ceux-là connurent le danger suprême et traversèrent les prisons qui s'ouvraient d'ordinaire pour l'échafaud.

Robert pouvait assurément passer pour aristocrate. N'avait-il pas participé aux dilapidations de l'Autrichienne, dans le repaire de ses débauches, c'est-à-dire travaillé au décor de son Trianon et aux petites maisons de son Hameau ? Garde des tableaux du Roi, fort attaché aux souverains qui l'avaient employé, ami des grands seigneurs et des financiers, dont il décorait les hôtels et les châteaux, il était, d'autre part, trop franc de propos, trop libre d'allures pour ne pas commettre quelque imprudence. Les galeries du Louvre, qu'il habitait avec sa femme, et où un petit monde d'artistes logés par le Roi vivait jadis si uni, étaient devenues un foyer de délations. On trouvait que l'ex-conseiller de l'Académie royale mettait peu d'empressement à se présenter aux réunions de la Commune générale des Arts, et à déposer à son tour sur le bureau les titres et brevets qu'on envoyait à la municipalité pour être brûlés. Il fut des derniers à s'exécuter, dans la séance du 4 octobre 1793, aux applaudissements ironiques d'une tourbe de barbouilleurs bafouant sans pitié les vieux maîtres.

Il ignorait qu'il avait été dénoncé, la veille, au Comité de surveillance révolutionnaire des Tuileries par un peintre obscur, qui mêlait sans doute, comme tant d'autres, à son devoir de patriote la joie de nuire à. un artiste heureux et honoré. L'intervention de ce personnage, un sieur Baudouin, adjoint du Comité de surveillance, nous est révélée par une composition de Robert, représentant la chambre à coucher de Marat, où, parmi les papiers épars sur la table, il a inscrit le nom de son dénonciateur[1].

Arrêté au Louvre comme suspect, le 29 octobre, treize jours après la mort de la Reine, le paysagiste fut écroué à Sainte-Pélagie. Le régime des détenus était assez doux et ceux qui disposaient de quelque argent s'y procuraient des commodités. On pouvait non seulement faire venir du dehors sa nourriture, mais échapper, en payant loyer pour une cellule, à la pénible existence de la salle commune. Le poète Roucher, voisin de Robert dans ses villégiatures d'Auteuil, avait précédé le peintre en prison ; il le mentionne souvent dans les lettres qu'il adresse à sa fille Eulalie, et, dès son arrivée, demande à la jeune fille de rechercher dans sa bibliothèque un ouvrage sur l'Égypte qui pourra intéresser son compagnon :

Un artiste, écrit-il, célèbre dans un art que tu aimes, le citoyen Robert, est ici. Il s'ennuie complètement, car un peintre ne peut pas travailler partout comme un homme de lettres. Il faut au premier de l'espace et du jour, deux petites nécessités de la vie dont nous n'avons pas ici notre suffisance. Il veut lire, ne pouvant peindre ; et comme son imagination se plaît à. vivre à travers les ruines, à travers l'antiquité qu'il a si bien l'art d'animer et d'éterniser, envoie-lui cette fameuse Egypte, dont la vie passée se retrouve si bien dans Savary. Il faut, ma bonne amie, consoler le génie attristé. Les Goths et les Vandales ne connaissaient pas cette maxime de goût et de philosophie ; mais nous, mais toi qui as appris à respecter la fleur de l'espèce humaine, fais par ta promptitude hommage de ton admiration. Je serais même d'avis que tu ajoutasses un mot de ta main, sur un papier adressé à cet honnête et grand artiste. Point d'effort pour cela ; laisse-toi aller et tout ira bien.

Eulalie Roucher envoie, dès le lendemain, le livre demandé et la lettre d'admiration, faible témoignage, dit-elle au peintre, du plaisir que j'ai éprouvé en regardant vos ouvrages. Celui-ci touché, flatté, répond par un charmant billet : Il n'est pas possible, Mademoiselle, de mettre plus de grâce et d'obligeance dans vos envois et dans vos lettres ; celles que vous adressez à votre cher papa sont si pleines de tendresse et de sensibilité qu'on ne peut les lire ni les entendre sans les baigner de larmes. Qu'il a de grâces à rendre à la destinée qui lui a réservé, pour ce moment-ci, une consolation si précieuse ! Je vais donc, grâce à vos soins obligeants, parcourir l'Égypte... parmi ces débris imposants qui paraissent avoir défié le temps et la nature.... J'irai me délasser dans la cellule de votre papa des courses aux pyramides et c'est avec lui que, oubliant les verrous de Sainte-Pélagie, je profiterai de ses aimables entretiens et joindrai l'avantage de m'instruire à la douceur d'y parler de vous et de votre chère maman. Quoique je n'aie pas l'honneur de la connaître, je lui demande la permission qu'un artiste sexagénaire adresse la pureté de ses sentiments aux grâces de votre âge et à la sensibilité de votre cœur !

Ses lectures sur l'antique Egypte émurent l'imagination de Robert. S'il pouvait, dit le poète, obtenir ici une petite place où il pût être seul, il peindrait et ferait encore de belles et grandes choses. Il dessinait du moins, et tous les sujets lui étaient bons : la vie de sainte Pélagie, patronne du lieu, la mémoire républicaine du jeune Bara, des allégories sur la Patience et l'Espérance ; il composait des aquarelles symboliques, représentant des cages d'oiseaux que des gens à bonnet rouge introduisent dans une prison, et les mêmes cages qu'on vient ouvrir pour donner le vol aux pauvres bêtes. Il devait les offrir plus tard à l'ancienne gouvernante des Enfants de France, Mme de Tourzel, en souvenir de leurs communes épreuves. Ces distractions incomplètes remplissaient mal les longues journées ; mais il suffisait à Robert de pouvoir causer avec un ami et d'évoquer les bonnes heures du passé, pour en attendre le retour avec confiance.

C'est une excellente trouvaille partout, mais plus encore à Sainte-Pélagie, écrit Roucher, qu'un homme de l'esprit et du talent du citoyen Robert. Il va semant la conversation de pensées, d'anecdotes, de sentiments, qui réveillent, amusent, attachent. Il me racontait qu'ami intime de Vernet, ils allaient ensemble deux fois tous les ans en pèlerinage vers la belle nature, dans les jardins de Sceaux et de Saint-Cloud, les deux jours de fête de ces beaux lieux, au milieu de tout Paris qu'ils y voyaient rassemblé dans les atours les plus aimables de l'élégance. Ils erraient, saluant leurs nombreuses connaissances, mais n'en abordant aucune, observant d'un œil studieux ce tableau mouvant et si varié, ce mélange magnifique de tous les objets de la nature, parée, embellie et perfectionnée par la société... Voilà ce que Robert me peignait, car il peint toujours.

Dans la nuit du 30 au 31 janvier, quatre-vingts prisonniers de Sainte-Pélagie furent transférés en dix charrettes à Saint-Lazare. Ils y arrivèrent au petit jour, transis par le froid, et les cris des passants qui les rencontrèrent ne manquèrent point de leur annoncer la guillotine. Robert, Roucher et Millin, l'antiquaire, étaient du nombre. Ce dernier raconte que le peintre eut le courage de dessiner les détails du triste convoi, en vue d'un tableau qu'il exécuta. Conduits au troisième étage de leur nouvelle prison, ils s'installèrent dans des cellules ouvrant toutes sur un large corridor, et firent peu à peu connaissance avec les détenus des autres étages. La maison d'arrêt Lazare, comme dit le langage officiel de l'époque, se trouvait abriter les derniers restes de la société brillante qu'avait détruite la Révolution. Les récits qui nous en parlent seraient illustrés avec exactitude par les dessins et les tableaux que cette vie singulière inspira à Hubert Robert. Il pouvait reprendre sa palette, en effet, les pièces ayant de grandes fenêtres, et il multipliait aussi, avec sa facilité inépuisable, les aquarelles que tout le monde lui demandait, et aussi les assiettes peintes, qu'un geôlier vendait au dehors et qui lui rapportaient quelque argent.

Tous les épisodes de la vie de la prison y apparaissent : c'est le peintre lui-même, toujours vêtu de sa douillette de soie violette et coiffé d'un bonnet de fourrure, tantôt dans sa cellule, tantôt jouant aux cartes avec un enfant de cinq ans, le fils de Roucher, qui remplit de la gaieté de son âge la sombre maison ; c'est Millin, faisant sécher dans son poêle le pain qu'il trouve humide et affreux ; c'est le pur visage d'Aimée de Coigny, aperçu à travers les grilles du quartier des femmes, alors que la jeune captive tient sur ses genoux le petit Roucher ; ce sont les détenus dans la cuisine commune venant, leur assiette à la main, chercher leur portion de soupe ; c'est le fameux corridor Germinal, celui des hommes, dont l'artiste a esquissé la monotone perspective, animée des détails d'observation quotidienne : les robes de chambre en promenade, les paniers de linge et de provisions, le poêle portatif allumé devant les cellules : C'est, écrit Roucher à sa fille, un spectacle assez singulier que celui de nos corridors, tous les jours à l'heure du dîner. Chacun, à cause de l'été, sur sa porte, à côté d'un fourneau, fait l'office de cuisinier ; les plus ineptes comme les plus stylés sont là à préparer leur provende. Et le poète, qui invitait ses amis à manger chez lui un brochet et une excellente truite saumonée, réunissait apparemment, ce jour-là, Hubert Robert et André Chénier.

Le peintre n'avait rien perdu de sa belle humeur. Depuis qu'il avait retrouvé ses pinceaux, il attendait avec sérénité les coups de la destinée. Il n'avait même pas le temps d'y penser, s'il est vrai, comme on l'assure, qu'il ait peint à Saint-Lazare cinquante-trois tableaux. Ce n'est pas à tort qu'il signait l'un de ses dessins le moins malheureux des habitants de Saint-Lazare. Un tel exemple de joli courage à la française releva autour de lui plus d'une défaillance. Millin le constate avec admiration : Sa gaieté et sa tranquillité ne l'ont pas abandonné un seul instant... Robert se levait alors à six heures du matin, peignait jusqu'à midi et, après le repas, jouait au ballon dans la cour, avec une adresse étonnante. Ces parties de ballon, où il avait toujours été maître, intéressaient la prison entière, et Chénier les mentionne dans la pièce fameuse où il décrit si amèrement l'existence légère qu'on y menait :

L'un pousse et fait bondir sur les toits, sur les vitres,

Un ballon tout gonflé de vent,

Comme sont les discours des sept cents plats bélitres

Dont Barère est le plus savant...

Plus heureux que Roucher, qui fut de la charrette du 7 thermidor, Robert n'entendit point ébranler de son nom ces longs corridors sombres, et n'eut pas à comparaître devant le tribunal révolutionnaire. Il supposa toujours qu'un autre Robert avait été appelé et probablement exécuté à sa place. La révolution thermidorienne le sauva, ainsi que Suvée qui, la veille de la mort de Chénier, peignait à Saint-Lazare, la noble image du poète. Robert fut rendu le 17 thermidor à l'affection de sa femme, qui se désolait aux galeries du Louvre. Il reprit aussitôt sa vie de travail.

On comprend qu'il soit devenu un des familiers de Mme Tallien et qu'il ait gardé quelque reconnaissance au régime nouveau. Dès l'année suivante, le Comité d'instruction publique utilisait sa compétence et son dévouement ; l'ancien garde des collections royales devenait l'un des cinq membres du Conservatoire du Muséum national et attachait son nom à la création du Musée du Louvre.

 

HUBERT-ROBERT DANS SA PRISON, par LUI-MÊME.

 

 

 



[1] Ce dessin inédit est à l'Albertine de Vienne. J'utilise en ce récit d'autres dessins et peintures de Robert qui sont à Carnavalet et dans les collections privées. La correspondance des Roucher a été publiée par A. Guillois.