LOUIS XV ET MARIE LECZINSKA

VERSAILLES ET LA COUR DE FRANCE

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — LA BONNE REINE.

 

 

C'est une tradition de l'art français de multiplier l'image royale, et les artistes de chaque époque, sculpteurs et peintres, s'y essaient à l'envi, les meilleurs tenant à honneur d'en tirer un chef-d'œuvre. Louis XV a été peint par les maîtres principaux de ce XVIIIe siècle, dont son règne emplit plus de la moitié : Rigaud, Parrocel, les Van Loo, Nattier, La Tour, jusqu'à Drouais aux dernières années, ont transmis à la postérité, suivant leurs forces et leurs talents, ces traits réguliers et délicats, derrière lesquels l'âme se dissimule. Aucun de ses portraits ne révèle entièrement le caractère du Roi. si difficile à démêler à son entourage même. Ceux de Marie Leczinska, au contraire, qu'ils soient officiels ou familiers, flatteurs ou sincères, disent tous et presque également bien ce qu'il nous importe de connaître d'elle ; dans ses yeux limpides et francs transparaissent toujours sa simplicité, sa réserve, sa bonté, et il n'est pas un de ses peintres qui n'ait cherché à les exprimer.

A Tocqué, cependant, elle n'a montré que l'extérieur de sa vie royale, la représentation et le grand habit. C'est une simple commande officielle, faite en 1740 par la Direction des Bâtiments, la grande toile destinée à être reproduite par les copistes du Cabinet du Roi pour être offerte aux cours étrangères ou envoyée aux ambassadeurs avec celui du Souverain. Malgré l'artifice du décor et le déploiement fastueux du velours bleu doublé d'hermine, le peintre s'est complu à la physionomie de son modèle. Il n'oublie point ce qui reste de charme à la femme de trente-sept ans, qui n'a jamais été jolie, s'est trouvée mère neuf fois et vient de renoncer à être heureuse. Mais toute la virtuosité du bon costumier se donne carrière dans la richesse des branchages, des fleurs et des rinceaux brodés de la robe royale. C'est une de ces merveilleuses étoffes pour lesquelles Marie Leczinska avait un goût si vif et que lui reprochaient quelquefois sa piété et son esprit d'ordre. Il convenait au Roi que les plus belles fussent réservées à la garde-robe de la reine, et l'on sait que les tisseurs de Lyon et de Tours exécutaient d'abord pour elle les plus somptueux de leurs dessins.

La toile de Tocqué est du temps de Mme de Mailly ; celle de Carle Van Loo, sept ans plus tard, date du triomphe de Mme de Pompadour. Le nouvel artiste a évité, par sa composition vraie et brillante, les conventions de l'œuvre officielle. Le manteau fleurdelisé s'y dissimule et la robe blanche étale, sans en rien laisser perdre aux yeux, la délicieuse fantaisie des ramages d'or et des nœuds d'argent. La main gauche tient l'éventail, la droite une branche de jasmin prise au vase de cristal posé sur la table. A côté de l'inévitable couronne, un buste assez fier présente le profil de Louis XV, et le petit chien de la Reine, un ruban rose au cou, achève de donner à son portrait un aspect aimable et presque intime. Elle est encore dans son intérieur et le sourire nous dit qu'elle s'y trouve mieux que partout ailleurs. Dans un instant, on la verra tout autre, infiniment plus imposante et plus grave ; elle réalisera ce que dit d'elle, parmi ses louanges, le président Hénault : Cette même princesse, si bonne, si simple, si douce, si affable, représente avec une dignité qui imprime le respect et qui embarrasserait, si elle ne daignait pas vous rassurer. D'une chambre à l'autre, elle redevient la Reine et conserve dans la Cour cette idée de grandeur, telle qu'on nous représente celle de Louis XIV. N'est-il point curieux que ce soit la petite Polonaise qui évoque le mieux à Versailles la majesté du grand règne ?

Les vrais peintres de Marie Leczinska sont La Tour et Nattier. Seuls ils l'ont vue dans son intimité, l'ont regardée vivre et lui ont inspiré assez de confiance pour qu'elle leur accordât de bonne grâce les vraies séances de pose familière et sincère. La Tour, avec son génie indépendant, son esprit et ses boutades, a dû amuser la Reine et lui plaire. Elle s'est placée devant ses pastels tout à loisir, en simple fanchon de dentelle, ayant jeté sur ses épaules un mantelet de chambre ruché et fanfreluché. C'est la toilette des femmes du temps qui ont quitté le rouge et ne cherchent plus à séduire que par leur esprit.

Le bon La Tour a subi quelque honnête enchantement, car aucun de ses modèles, ni la grande marquise, ni la belle Camargo, ni même Mlle Fel, ne paraît l'avoir mis en meilleure humeur. Il a marqué, d'un crayon respectueux mais fidèle, les yeux irréguliers, les paupières plissées légèrement, et ce petit nez au spirituel retroussis, qui n'a rien, à vrai dire, de l'idéal du grand siècle. Qu'on ne s'étonne pas de trouver cette image de la reine Marie exactement transportée dans le tableau de Carle Van Loo ; le livret du Salon, où celui-ci expose au public sa toile somptueuse, nous apprend que la tête est prise d'après celle qui a été peinte au pastel par M. de la Tour. La Reine a jugé inutile qu'on refît ce qui avait été si bien réussi ; elle a pensé qu'il suffisait de recopier l'œuvre d'un artiste aussi parfait et qu'aucun désormais ne rendrait mieux les traits essentiels de son visage, les yeux de malice et les lèvres de bonté.

Elle n'a fait qu'une exception, et très heureuse, en faveur du peintre de ses filles, Jean-Marc Nattier. Mesdames se montraient toutes enchantées d'un maître pour qui aucune femme, suivant son mot, n'était dépourvue de charmes. La Reine, tenant compte à Nattier de lui avoir fait connaître celles de ses enfants qu'on élevait loin d'elle, consentit à poser pour lui une fois encore. Ce devait être la dernière, sa coquetterie n'ayant pas voulu vieillir pour la postérité au delà de l'an 1748. Elle imposa au peintre d'abandonner pour elle le travestissement mythologique où il excellait et qu'on mettait alors partout. Elle avait elle-même suffisamment sacrifié au goût de l'époque : Guillaume Coustou l'avait, dans sa jeunesse, sculptée en Junon et l'on voyait cette statue dans le parc de Versailles, en face d'un Louis XV en Jupiter assez galant. Le peintre Galloche l'avait représentée en Aurore sortant du sein de Thétis, fade allégorie placée quelque temps dans son cabinet, puis envoyée aux greniers de la Surintendance.

Nattier n'eût pas mieux demandé que d'installer à son tour la reine Marie dans un coin de son Olympe, sous la forme de déesse qu'elle eût choisie, et sans doute se plaignit-il qu'on l'empêchât de perpétrer un chef-d'œuvre. Il doit pourtant à l'exigence de son modèle d'avoir atteint. pour une fois au moins, les sommets du grand art. La fille de Nattier raconte, en ses Mémoires, que son père ne put sortir de la simplicité dans l'exécution de ce tableau, parce qu'il avait reçu l'ordre exprès de la Reine de ne la peindre qu'en habit de ville. Les séances ont été données dans la grande chambre à coucher de Versailles, où l'œuvre est placée aujourd'hui. L'habit de ville est une robe rouge bordée de fourrures, parfaitement simple et de plis exquis ; une marmotte de dentelle noire est posée sur un bonnet dont la dentelle blanche se répète aux manches et au corsage. En cet ajustement familier, la Reine feuillette sur une console le livre ouvert des Évangiles. On oublie ce qui peut rester de convenu clans la composition, tant la pose du personnage a de naturel et d'expression, tant la femme, qui achève sa lecture pieuse pour écouter Moncrif ou Tressan, se révèle attachante et bonne, de cette bonté qui connaît la vie et qui naît de la souffrance.

 

Les arts devaient bien traiter Marie Leczinska, car elle les aimait d'un sincère amour. Celui qu'elle leur témoigna et la forme d'hommage qu'elle leur rendit la mettent à part parmi nos reines. Marie-Antoinette, sur ce point comme sur tant d'autres, lui demeure fort inférieure et n'eut ni sa compétence ni son goût. La fille de Stanislas mérite même une place parmi les artistes amateurs, car elle a su tenir le crayon et le pinceau. Avant que la marquise de Pompadour s'en avisât, elle a contribué pour sa part à relever la condition des artistes, en participant en quelque manière à leurs travaux. Elle choisissait ceux qui décoraient ses appartements ; elle imaginait pour eux des compositions, leur indiquait son avis avec justesse, l'imposait au besoin avec autorité point trop indiscrète.

C'est elle évidemment qui a donné à Charles Coypel les motifs des tableaux de l'Ange gardien qui enlève au Ciel Madame Troisième et l'Apothéose de Monseigneur le duc d'Anjou. Elle le faisait travailler sans cesse à ces sujets religieux qui l'intéressaient plus que les autres et dont elle remplissait ses cabinets intérieurs : La Salutation angélique, Sainte Geneviève en bergère, Sainte Thaïs dans sa cellule, Sainte Eustochie lisant au pied d'un arbre à l'entrée de son monastère. Après la mort de Madame Henriette, elle lui commandera, pour l'oratoire qu'elle a chez les Carmélites de Compiègne, le portrait d'une pénitente du désert, qui reproduira les traits de sa fille. A Versailles, Natoire décore les bains de la Reine de scènes plus profanes tirées des poésies pastorales de M. de Fontenelle ; mais Vien peint pour elle, sur des instructions tout à fait précises, Saint Thomas apôtre prêchant les Indiens et Saint François-Xavier débarquant en Chine. On sent ici l'affection qu'elle porte aux œuvres des Missions étrangères, dont elle lit passionnément les relations ; on voit en même temps, à sa façon de juger et de discuter les esquisses de tous ces peintres, qu'elle est familière avec leur art.

Le maître qu'elle voulut pour ses leçons de peinture fut Oudry. La faveur qu'il avait eue d'exposer ses ouvrages à Versailles, dix-huit mois après le mariage royal, lui avait valu l'admiration de la jeune souveraine. Le Mercure racontait ainsi cette exposition : Le dimanche 10 mars (1727), le sieur Oudry fit porter à Versailles vingt-six tableaux de sa composition, parmi lesquels il y en avait un de quinze pieds de long, deux de onze, etc., qu'il plaça le matin dans trois pièces du grand appartement du Château. Le Roi et la Reine virent ces peintures avec beaucoup de satisfaction et s'y amusèrent longtemps : le Roi voulut même les revoir l'après-midi. Avec l'applaudissement de Leurs Majestés, le sieur Oudry eut encore la satisfaction de recevoir ceux de toute la Cour, qui était extrêmement nombreuses ce jour-là. On lui a ordonné cinq tableaux pour le cabinet de la Reine. L'artiste avait alors quarante ans, l'âge où un peintre, suivant les habitudes de l'époque, pouvait commencer à se faire connaître et sortir du rang. Louis XV lui fit peindre ses chiens et ses chasses, et Marie Leczinska ne cessa guère de l'employer. Lorsqu'il eut la commande des dessus de porte de l'appartement du Dauphin, qu'il tira de ses compositions sur les Fables de La Fontaine, le prince lui demanda pour son cabinet un tableau champêtre dont il dicta le sujet et fit faire l'esquisse devant lui. L'aimable toile de la Ferme, peut-être à cause de cette collaboration de son fils, plut assez à la Reine pour qu'elle la voulût copier elle-même. Sa copie, fort retouchée par une habile main, a été fièrement signée : Marie Reine de France fecit 1753. Un cadre somptueux et singulier, surchargé de sculptures, feuillages, oiseaux, serpents, et qui ne coûta pas moins de soixante louis, fut exécuté par les soins du président Hénault, Marie ayant désiré offrir l'œuvre au Roi.

Son travail le plus considérable fut la décoration d'un de ses petits cabinets de Versailles, le Cabinet des Chinois, qu'ornait une quantité de porcelaines de Chine et du Japon, et de très beaux meubles de laque. Les panneaux, où elle peignit des Jésuites et des Chinois, furent légués par son testament à la comtesse de Noailles, sa dernière dame d'honneur, plus tard duchesse de Mouchy, et sont aujourd'hui au château de Mouchy. Les Noailles regrettèrent quelque peu l'admiration qu'ils avaient prodiguée de son vivant au talent de leur Reine, car ils évaluèrent à dix mille livres la dépense du pavillon qu'ils devaient ajouter à leur hôtel de Paris, pour placer dignement des peintures dont le seul mérite, disaient-ils, était l'origine. M. de Marigny leur fit donner en dédommagement les boiseries, les glaces et les meubles qui garnissaient la pièce, et la dame d'honneur put rétablir chez elle, dans l'état où elle l'avait vu à Versailles, le Cabinet des Chinois. Elle eut soin, paraît-il, de mentionner dans l'inscription, avec la donation de la Reine, l'innocent mensonge de cette bonne princesse.

On peut croire, en effet, que Marie Leczinska se faisait aider pour ses œuvres d'art, plus encore que Stanislas pour ses traités de morale. Il y avait un peintre de profession attaché au pinceau royal et qui ne le laissait point s'égarer. Il faisait le paysage des pieux sujets que la Reine destinait à ses amis, traçait au crayon les personnages et peignait même les figures et les chairs ; elle se réservait les draperies et les petits accessoires. Chaque matin, elle travaillait dans son laboratoire, sous les yeux du maître qui préparait sa palette, garnissait son pinceau, lui indiquait point par point où il fallait poser la couleur. Elle avouait, d'ailleurs, de la meilleure grâce du monde, le rôle de celui qu'elle nommait elle-même son teinturier, toute fière de pouvoir dire quelquefois qu'il n'avait pas tout fait. Elle annonçait en ces termes un tableau de sainteté à son président : Geneviève est vernie aujourd'hui et part demain pour vous aller trouver. Ayez attention de lire ce qui est écrit sur l'arbre. Je suis bien aise de vous dire que mon teinturier n'y a que très peu de part et que tout est presque de ma main, la figure surtout, ciel, lointain et l'ovale. Elle se faisait sans doute illusion, même pour sa Sainte Geneviève, mais n'avait pas tort de penser que le vrai mérite de ces ouvrages était que l'amitié y eût travaillé.

L'amitié tient une grande place dans la vie de Marie Leczinska et la repose des charges de la représentation royale, qu'elle supporte si fidèlement. La femme mérite d'être accompagnée dans son intérieur. Dans ses petits cabinets décorés de sculptures par Verberckt, de vernis par Martin, et si différents par leur usage de ceux de son mari, elle s'entoure de ces objets d'art délicat dont la mode du siècle multiplie la charmante inutilité ; elle réunit autour d'elle ses souvenirs préférés, ceux de Stanislas et de la Pologne ; elle y colorie des estampes religieuses, y imprime de petites images à distribuer ou des pensées édifiantes. Ses guéridons de palissandre sont toujours chargés de broderies pour les églises et de vêtements pour les pauvres gens. Mais c'est surtout l'asile de l'intimité et le sanctuaire de la causerie. Le plus doux plaisir de la Reine, celui dont elle ne se prive que par mortification héroïque, c'est la libre conversation, dans un cercle aimable et spirituel, où l'étiquette disparaît devant une familiarité du meilleur ton.

Son petit salon réunit parfois une élite de gens d'esprit qui en célèbrent le bon accueil. On y voit le président Hénault, voué à l'étude par ses fonctions et à la société par ses goûts, qui porte sur son visage large et souriant les qualités pour lesquelles la Cour et la Ville le recherchent. Les soupers qu'il donne sont fameux et l'on soupe chez la marquise du Deffand pour l'y rencontrer. On apprécie la solidité de son commerce et les grâces de sa conversation. Jurisconsulte et historien, il est aussi l'homme du monde qui sait le plus dans tous les genres, au moins dans les genres agréables et utiles à la société ; il a le talent de paraître s'occuper avec plaisir, et même avec passion, de ce qu'il sait plaire à ses amis, et se fait pardonner son érudition par sa galanterie, ses petits vers et son zèle à rendre service. Impétueux dans ses disputes toujours courtoises et dans ses admirations vite calmées, on voudrait, écrit une de ses amies, que son empressement pour plaire fût moins général et plus soumis à son discernement.

M. de Maurepas cherche moins à plaire qu'il n'y réussit. Parlant beaucoup, décidé surtout, il traite légèrement les grands objets et sérieusement les bagatelles. Rien ne sert mieux un gentilhomme auprès des femmes et des princes. Maigre et noble dans sa haute taille, avec son teint pâle et son menton pointu, il a la verve gaie, quoique rarement bienveillante. Il ose apporter chez la Reine l'énorme médisance du temps, car il excelle à ce jeu de faire oublier que l'homme qu'on déchire est le prochain. Il est le courtisan le mieux informé des nouvelles et le plus habile à y broder, avec toutes les délicatesses de la langue, le détail piquant qui les embellit et les défigure. Il a tout vu, tout lu, tout su et de tout s'est moqué. C'est un esprit fort sans consistance, de ceux qui deviennent dévots avec le temps, aussi roué que son grand ennemi Richelieu, mais frivole jusque dans son libertinage secret et ses parties de débauche. Rompu aux choses de la politique, qu'il a abordée tout jeune et comme par droit de naissance, installé dans le ministère à vingt ans, doyen du Conseil à trente-cinq, il est capable et presque incomparable dans toutes les petites choses du gouvernement. Il ignore ce qu'est un échec d'ambition ; il est arrivé à se faire craindre et même à se faire aimer, et l'on admire en lui un optimisme que rien n'ébranle et que l'amour, murmure-t-on, ne dérange point.

Officier de belle prestance, écrivain coquet, aussi goûté des cabinets de Versailles que de la cour de Lunéville, dont il sera un jour l'ornement, le comte de Tressan a été introduit auprès de la Reine par la sainte duchesse, Mme de Villars. Elles s'amusent l'une et l'autre à lui faire rimer des cantiques et des traductions de psaumes, en expiation de profanes poésies, que leur dévotion ne les empêche pas de savourer. La haute piété ne sied guère au beau lieutenant des gardes du corps ; il écoute avec respect les sermons qu'on lui fait chez la Reine, mais n'en va, dit-il, que son petit train. Comme les sociétés du temps ont la manie des surnoms, celui de Petit Train lui est resté. Ses hardiesses de langage n'offensent jamais le bon ton et, s'il tient un propos risqué, l'état militaire vaut au coupable des trésors d'indulgence. Ainsi ce favori des belles comme des moins belles partage son aimable vie entre la Cour et l'armée ; il y brille également par des qualités différentes et ses lettres, ingénieusement tournées et lancées à bonne adresse, montrent qu'il possède, entre tous ses talents, celui de ne se laisser jamais oublier.

Un simple écrivain a été accueilli par Marie Leczinska dans une intimité égale et, pour le rapprocher d'elle, elle l'a fait nommer son lecteur. C'est que le sieur Paradis de Moncrif, qu'accompagne sa petite gloire un peu ridicule d'historien des Chats, d'historiogriffe, suivant un mot du temps, est aussi et surtout le théoricien du Moyen de plaire. Personne n'a plus d'autorité que lui pour mettre en leçons cet art particulier, où la nature l'a préparé à passer maître. Fils d'un secrétaire du Roi, qui a manqué, comme on dit, et laissé ses enfants dans la misère, Moncrif a fait oublier ces fâcheuses origines, s'est élevé du grimoire à la bourgeoisie, puis aux gens de condition et aux princes. Partout il s'est rendu indispensable, et, chez la Reine, où son coin de salon est marqué, on l'appelle le Fauteuil. Très soigné de sa fine personne, ayant toujours la perruque la mieux arrangée et la mieux poudrée, il fait métier d'écrire dans la matinée et voit du monde le reste du jour. C'est un philosophe parfaitement agréable à fréquenter et à nourrir, de ceux à qui l'on paierait pension pour les avoir de compagnie, à la ville où à la campagne, et sans lesquels un cercle du temps, même à Versailles, serait incomplet. Au reste, circonspect et doux, toujours de votre avis, y ajoutant même, vous ne lui feriez pas dire du mal de la lune, de peur de s'attirer des affaires et de compromettre sa délicieuse carrière d'académicien complaisant et choyé.

 

Maurepas, Hénault, Tressan, Moncrif font tous profession d'esprit et sont jugés supérieurs en ce siècle où l'art de la conversation est le premier. Les autres familiers de la Reine ont moins d'éclat, mais ne lui sont pas moins attachés. En octobre 1742, elle perd le fidèle Nangis, son chevalier d'honneur, qui l'entourait d'un culte passionné et des fadeurs d'un sentiment auquel, tout vieux qu'il fût, elle ne se montrait point insensible. C'étaient les façons de l'ancienne Cour, celles qui avaient valu au maréchal, au temps jadis, les bonnes grâces de la duchesse de Bourgogne. La Reine sentait, sous les galanteries un peu surannées, une affection profonde et sûre, et sa mort a été pour elle le plus grand deuil d'amitié qu'ait porté son cœur. Pendant des mois, elle n'a pu parler de lui sans pleurer, et elle a cessé d'habiter certaines pièces de son intérieur, parce qu'on voyait de là les fenêtres du pauvre Nangis. Elle s'est attachée aux Broglie, en souvenir du défunt qui les aimait ; et, comme l'abbé de Broglie est venu à la Cour pour soutenir les intérêts de son frère le maréchal, c'est lui qu'on voit longtemps, chaque soir sur les dix heures, donner la main à la Reine pour la conduire chez Mme de Villars et, vers minuit, pour la ramener.

Plus tard, c'est chez la duchesse de Luynes que Sa Majesté passe le plus souvent ses soirées. Son intimité est ici singulièrement étroite : elle y soupe, en un an, cent quatre-vingt-dix-huit fois ; elle y joue ses éternelles parties de cavagnole, où l'excellent bailli de Saint-Simon se dévoue pour lui tenir tête ; elle y cause surtout, à cœur ouvert, avec ceux qu'elle appelle ses honnêtes gens, le duc de Luynes, le cardinal et cette fidèle dame d'honneur, qui n'avait point été nommée de son choix et qui est devenue pour sa maîtresse, d'abord en défiance, l'amie indispensable. La duchesse de Luynes est sensible à l'amitié, généreuse, discrète, de jugement droit : elle ne connaît aucune passion trop vive, mais toutes les passions douces, qui font le charme d'une vie et le bonheur d'un entourage. Si elle s'avoue très attachée par goût à la Cour, à la représentation et aux honneurs de la grande charge qu'elle remplit, elle est incapable d'y rien sacrifier de sa dignité et de sa noble franchise. La Reine et la première dame de sa maison sont donc nées pour s'entendre en beaucoup de choses, et cette affection simple et cordiale, que montrent les lettres de l'une et de l'autre, vient de l'accord de leurs caractères. Mme de Luynes toutefois est étrangère à la médisance, qui la blesse, et à l'ironie, qu'elle ne comprend point, tandis que la Reine, d'esprit plus alerte et plus malicieux, est assez capable de pratiquer ces défauts pour en goûter ensuite le repentir.

 

La grande politique serait apportée chez la Reine, si elle ne s'en défendait prudemment, par un homme en qui elle a pleine confiance. Le comte d'Argenson, dont son frère aîné, le marquis, envie si longtemps l'heureuse carrière, dirige ce grand département de la Guerre, qui dispose de l'élévation ou de la ruine de la noblesse. Esprit froid et résolu, attaché à son métier de ministre et le faisant bien, M. d'Argenson passe pour un habile homme, qui n'oblige qu'à bon escient et pourvoit à sa sûreté propre en s'occupant du bien de l'État. On le voit pourtant fort désintéressé dans son dévouement pour la Reine, qui ne peut servir à rien, ni à personne. Celle-ci l'attire chez elle, le retient pendant des heures, l'appelle Cadet : Vous êtes charmant, charmant, charmant, lui écrit-elle un jour. Si l'on mettait les saints dans le calendrier de leur vivant, je serais ravie d'y voir saint Cadet. Cette affection vient de loin : on n'a jamais oublié que M. d'Argenson a parlé à la Cour, le premier, de l'humble jeune fille de Wissembourg, qu'il avait vue à son retour d'une mission conjugale remplie à Bade pour le compte de la maison d'Orléans. Les souvenirs de ce temps-là sont les plus chers à la femme qui vieillit et ceux auxquels elle revient le plus volontiers.

En même temps que le comte d'Argenson, Fleury, dont ce fut un des derniers actes, a fait entrer au Conseil le cardinal de Tencin ; c'est aussi un fidèle du salon de Marie Leczinska, chez qui son habit et son brillant esprit lui assurent des égards particuliers et un bon auditoire. Sans doute elle ignore, ou veut ignorer, les bruits fâcheux qui courent sur ce prélat, dont une sœur plus qu'intrigante a fait la carrière et qui, même en un temps où l'on n'est pas exigeant sur ce chapitre, montre vraiment peu de piété pour un homme d'église. La Reine n'aime point qu'on parle légèrement de ces soutanes légères ; mais elle se sent plus à l'aise avec les bons évêques des provinces, qui ont l'habitude de la résidence et qui ne viennent à la Cour que pour les vrais intérêts de leur diocèse. Ce sont ceux vers lesquels se tournent sa confiance et son cœur, parmi ce clergé de France, si mal gouverné, qui compte encore cependant un certain nombre de pasteurs selon l'Évangile.

Il en est un surtout qu'elle met tous ses soins à retenir à Compiègne pendant les voyages, c'est l'évêque d'Amiens, vieillard tout de charité et de dévouement, un peu lassé par l'âge, fort gauche dans l'habit court qui est d'étiquette auprès du Roi, mais sachant dire sans embarras les vérités fortes. La Reine aime cette franchise apostolique et l'encourage. Il ose censurer devant la famille royale ce qu'il y a de choquant autour d'elle dans certains usages de religion et dans les habitudes du clergé courtisan : Je crois, mon vénérable, lui dit un jour la Reine, que vous devez voir dans notre Cour bien des abus qui échappent à nos yeux profanes. — Celui qui me frappe le plus, répond le prélat, c'est de m'y voir moi-même goûtant la consolation auprès de Votre Majesté, au lieu d'être occupé à la répandre parmi mes pauvres diocésains. — Et l'habit court ? reprend M. le Dauphin. Croyez-vous que M. d'Amiens ne l'ait pas sur le cœur ?Il est vrai, Monseigneur, dit celui-ci, que j'ai sur le cœur et que je trouve bien indigeste que l'on nous fasse déposer, de par le Roi, l'habit que nous portons de par Dieu. L'estime que Louis XV a pour ce saint homme va jusqu'au respect. Quand celui-ci prend congé, le Roi se recommande à ses prières : Sire, lui dit un jour l'évêque, je prie tous les jours pour Votre Majesté ; et c'est du fond de mon cœur, que je demande à Dieu pour Elle une grâce que je voudrais obtenir au prix de tout mon sang. Continuez de la demander, répond le Roi, qui comprend sans peine de quelle grâce il est question.

 

S'il y a une vie secrète du Roi, il y a aussi une vie secrète de la Reine. Peu de personnes la connaissent, et ceux qu'elle choisit pour ministres de ses charités ignorent souvent la source du bien qu'ils ont mission de transmettre. Les faits très nombreux qu'ensevelit dans l'ombre l'humilité de la Reine seront plus tard révélés par des récits édifiants. Il n'est pas possible de les passer sous silence, car toute la seconde partie de sa vie en est expliquée. A mesure que le mariage pour elle moins de joies et la maternité moins de charges, Marie Leczinska s'adonne davantage à la piété, et cette piété soutient en elle une vertu qui lui fournit désormais ses occupations principales. Attachée comme elle l'est à la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, qui naît à peine et qu'elle contribue à propager, elle semble puiser, dans cette forme surnaturelle de l'amour, des forces nouvelles de dévouement envers ces membres souffrants de Jésus que sont les pauvres. C'est peu pour elle de les secourir ; elle les aime, et d'une tendresse fraternelle. Quelle que soit l'origine de cette inclination de son âme, on peut dire qu'il n'est guère de princesses qui se soient rapprochées autant qu'elle de la souffrance des humbles gens et autant mêlées à la vie de leurs sujets malheureux.

La Reine contribue à toutes les fondations charitables de l'époque. Elle aide le curé de Saint-Sulpice, M. Languet, à créer la maison de l'Enfant-Jésus, où sont élevées les jeunes filles pauvres et où des milliers de femmes trouvent, dans le travail qu'on leur procure, une ressource toujours assurée contre la misère. Elle soutient les œuvres des filles de Saint Vincent de Paul, et c'est par celles-ci le plus souvent que se répandent dans les quartiers misérables de Paris et les affreux hôpitaux du temps les aumônes recueillies au milieu des splendeurs de Versailles. La Reine donne pour les maisons de charité, pour les hospices, pour les officiers et les nobles indigents ; elle délivre les prisonniers pour dettes, qui sont presque toujours innocents ; elle envoie des provisions aux couvents dénués et aux familles chargées d'enfants, dont elle fait rechercher les besoins secrets. Comme elle a le goût du détail, il y a. dans son propre appartement, un dépôt de nippes, comprenant tout ce qui est nécessaire au pauvre, depuis les langes du berceau jusqu'au linceul de la sépulture ; elle en surveille elle-même la distribution et le renouvelle en partie de ses mains, suivant l'habitude de sa jeunesse accoutumée aux ouvrages utiles et rudes aussi bien qu'aux délicatesses de la broderie.

Elle use de son autorité et de son exemple pour rappeler à la Cour les devoirs qu'il est le plus facile d'y oublier. Elle tient chez elle de véritables assemblées de charité, où les curés et les vicaires prennent la parole pour leurs œuvres, où les quêtes faites par elle ne peuvent manquer d'être fructueuses. Elle s'assujettit à voir elle-même, autant qu'elle le peut, les malheureux qu'elle veut soulager, à les écouter, à leur répondre. On l'entend se plaindre de l'importunité des quémandeurs courtisans, jamais de celle des pauvres. Dans ses visites aux églises ou aux communautés. dans ses promenades même, les gardes qui font faire place ont ordre de les laisser approcher toujours. Les loques et les béquilles se pressent autour du carrosse doré, et M. de Nangis les nomme, en plaisantant, le régiment de la Reine.

Ses ressources sont cependant plus limitées que la bonté de son cœur. Tout ce qu'elle donne est pris sur ses revenus personnels, qu'elle ne demande jamais d'augmenter ; deux fois seulement, le Roi ayant appris que ses dettes atteignent un chiffre élevé, les paye sur sa cassette. Il arrive cependant à Marie, pour répondre à de pressantes nécessités, de mettre à contribution son fils et ses filles, et de les réduire à leur dernier sou.

Le Dauphin est placé ainsi, dès son enfance, en face des réalités cruelles qu'on cache d'ordinaire aux princes et qui achèvent d'ennoblir son caractère. L'admiration qu'il a pour sa mère ne saurait être partagée par leur entourage, qui devine peu de chose de la bienfaisance exercée par eux. Les courtisans, qui voudraient arracher à la Reine des profusions à leur profit, se plaignent de la voir fort réservée sur ce point. Son grand courage peut-être est d'accepter autour d'elle des visages mécontents et la réputation de n'être pas généreuse.

Chaque aumône lui coûte une privation, et ses aumônes sont infinies. Elle calcule le prix d'une robe qui lui plaît et y renonce, en disant : C'est trop cher ; j'ai assez de robes, quand nos pauvres manquent de chemises. Quoiqu'elle aime avec passion les bijoux, les porcelaines, les raretés, elle se prive d'en acheter, et il lui arrive de vendre celles auxquelles elle tient le plus. Elle se met en garde contre l'achat immédiat de l'objet désiré. Les marchands qui tiennent leurs étalages dans les galeries et les escaliers de Versailles savent ses goûts et le moyen de la faire s'arrêter au passage ; mais elle s'est donné pour loi de renvoyer au lendemain l'acquisition qui l'a tentée, et le lendemain l'amour des pauvres l'a emporté sur celui des bijoux. Un jour qu'on lui en proposait un tout à fait à sa convenance, mais d'assez grand prix : Il me plairait assez, dit-elle, mais, pour en bien juger, il faudrait mes yeux de demain. Elle n'y pense plus, quand le bijoutier se présente à sa porte, demandant à parler à Sa Majesté : Oh ! à coup sûr, répond la Reine, ce n'est point à ma majesté qu'il en veut, ce n'est qu'à ma fantaisie ; vous lui direz qu'elle est partie.

De tels propos et de tels actes sont naturels chez Marie Leczinska ; ils viennent de l'idée qu'elle se forme de ses obligations et de la ferme volonté qu'elle a de ne manquer à aucune. Cette vie charitable de reine n'a point, sans doute, le piquant des aventures d'une favorite ; mais elle profite mieux à la nation et fait plus d'honneur à la royauté.

 

Si la charité offrait à la reine Marie des devoirs inépuisables et de véritables consolations, le mariage n'avait plus pour elle que des tristesses. Il lui était permis de penser qu'elle avait goûté un plus long bonheur conjugal que la plupart des femmes, mais l'espoir lui semblait interdit de le voir revivre. L'expérience nouvelle que le Roi faisait de l'adultère paraissait définitive. Cette Mme de la Tournelle, devenue duchesse de Châteauroux, était tout autrement établie à la Cour que ne l'avaient été ses sœurs. Dame du palais de la Reine, duchesse à brevet, comblée de pensions et riche d'amis, sa situation se trouvait inattaquable. Aussi jamais pouvoir ne fut plus affiché ; jamais favorite royale ne montra, après plus de volonté dans la conquête, plus de sécurité dans la possession. Découragée d'une lutte impuissante, qui lui avait si mal réussi, la Reine s'effaçait et affectait de se désintéresser de ces amours. Elle ne voulait rien connaître des colères que suscitaient, dans l'opinion, le choix fait par le Roi, le ton hautain de la maîtresse et la croyance générale que l'intrigue et la faveur par les femmes allaient dominer le gouvernement.

Les chansons irritées et les noëls impitoyables n'apportaient dans les cabinets de la Reine que leurs couplets les moins insolents : elle eût rougi d'en entendre d'autres. Elle restait à la place où le Roi la reléguait, remplissant ainsi la seule obligation conjugale qu'il lui laissât, celle de la parfaite obéissance. Une seule fois un autre devoir l'appela, et l'épouse aussitôt, dans l'émoi de circonstances imprévues et graves, réclama son rôle et le prit.

 

Au printemps de 1744, la guerre recommençant avec l'Empereur, le bruit se répandit que Louis XV songeait à reprendre les traditions de sa race et à se mettre à la tête de ses soldats. Trois armées entraient en campagne, et une quatrième se formait, sous les ordres du comte Maurice de Saxe, qui venait d'être fait maréchal de France. Elle devait couvrir celle du maréchal de Noailles, destinée à opérer en Flandre et où le Roi était attendu. D'où venait sa décision ? Suivait-elle une belle résolution de Mme de Châteauroux, qui souhaitait un amant digne d'elle et souffrait avec peine qu'on l'accusât d'amollir le Roi ? Louis XV obéissait-il à la fois au vaillant caprice de la favorite et aux secrets reproches de sa conscience ? Il s'était, en tout cas, trop avancé pour renoncer à un projet qu'acclamaient déjà l'armée et la France entière. Tout le monde autour de lui l'y poussait, depuis le vieux Noailles, qui voulait, avant de mourir, avoir combattu sous les yeux de son maître, jusqu'à Maurepas, qui se flattait de garder seul, en campagne, l'oreille du Roi, d'éloigner de lui Mme de Châteauroux et de la faire oublier.

La Reine aussi le désirait, et plus passionnément que personne, autant pour l'honneur du Roi que pour les secrètes espérances que M. de Maurepas, son conseiller d'alors, lui laissait entrevoir ; mais, seule peut-être, elle n'osait en parler à Louis XV ni même y faire allusion. Depuis longtemps elle ne savait plus prononcer devant lui que les paroles les plus banales et, si elle avait à lui demander la moindre grâce, elle le faisait par lettre, jamais de vive voix. Cet état singulier des rapports du Roi et de la Reine n'est marqué nulle part mieux que dans ce récit de Luynes :  La Reine vint après souper et, se trouvant entre Mme de Luynes et moi, la conversation tomba sur le départ du Roi, qui occupe tout le monde. Je pris la liberté de lui demander si elle ne désirerait pas d'aller sur la frontière ; elle me dit qu'elle le souhaitait extrêmement. J'ajoutai : Cela étant, madame, pourquoi Votre Majesté ne le dit-elle pas au Roi ? Elle me parut embarrassée d'avoir à parler au Roi, et croire en même temps que le Roi, de son côté, serait embarrassé de l'écouter et encore plus de lui répondre. Enfin elle ne trouva point d'autre expédient que de le lui écrire. C'était pendant le voyage de Choisy. Nous crûmes, Mme de Luynes et moi, qu'elle prendrait ce temps pour envoyer sa lettre ; mais elle nous répondit toujours que cela ferait une nouvelle de voir arriver une lettre d'elle à Choisy, qu'elle aimait mieux écrire quand le Roi serait ici ; qu'elle était dans cet usage ; que, quoiqu'elle vît le Roi presque tous les matins à son petit lever, il y avait toujours tant de monde qu'elle ne pouvait lui parler en particulier. Jeudi matin effectivement, après avoir été quelque temps chez le Roi et étant au moment de s'en aller, elle lui remit elle-même sa lettre, mais avec beaucoup d'embarras, et s'en alla immédiatement après. Je n'ai point vu cette lettre, mais j'ai ouï dire qu'elle lui offrait de le suivre sur la frontière, de quelle manière il voudrait, et qu'elle ne lui demandait point de réponse. Vraisemblablement ce dernier article sera le seul qui lui sera accordé !

Plusieurs jours se passent en préparatifs, sans que le départ soit déclaré publiquement. Les gentilshommes qui souhaitent de suivre le Roi lui demandent une permission, qu'il accorde ou qu'il refuse ; le détachement de la Bouche qui doit marcher est désigné, ainsi que les officiers des Gardes du corps qui resteront à Versailles. Les compagnies de la Maison du Roi, gendarmes, chevau-légers et mousquetaires, commencent à partir les uns après les autres ; le guet du Roi et les Cent-Suisses s'y préparent. Le 1er mai, le Roi soupe au grand couvert avec une affluence exceptionnelle ; il n'est question du voyage ni avant ni après. Il entre chez la Reine au sortir de table, comme à l'ordinaire, y fait un petit quart d'heure de conversation indifférente et sort sans avoir parlé de rien, reconduit par la duchesse de Luynes, qui se hasarde à lui dire qu'elle fait des vœux pour sa santé et pour sa gloire. Il rentre chez lui, donne l'ordre pour son coucher à une heure et demie, et envoie quérir le Dauphin. Il l'entretient d'un ton ému, que le jeune homme ne lui connaît point, et le congédie pour écrire. Au coucher, il ne fait que changer d'habit et rentre dans son cabinet, où l'attend son premier aumônier, qui le mène prier quelques instants à la chapelle. A trois heures, il monte en carrosse, avec les torches, aux degrés de la cour de Marbre. Le matin venu, la Cour apprend qu'il est parti.

Des lettres de sa main sont portées à la Reine, à Madame et à Mme de Ventadour. La première répond à la prière déjà ancienne qu'il a reçue ; mais quelle réponse brève et glacée I Il est bien fâché, dit-il, que les circonstances ne lui permettent pas de faire avancer la Reine sur la frontière, à cause de la trop grande dépense ; il compte qu'elle demeurera à Versailles et qu'elle fera de Trianon tel usage qu'elle jugera à propos. Dans la lettre à Madame, il y a plus de tendresse et la promesse d'écrire alternativement à chacun de ses enfants. Mais c'est la bonne Maman Ventadour qui montre le billet le plus joli : Ma chère maman, j'ai remis à mon départ, pour vous l'adoucir de mon mieux, à vous apprendre que c'est avec grand plaisir que je vous accorde ce que vous me demandez pour votre petite-fille, la duchesse de Mazarin — il s'agit d'une pension de deux mille écus —. Priez Dieu, maman, pour la prospérité de mes armes et pour ma gloire personnelle. J'emporte à l'armée toute la volonté possible que le Dieu des armées m'éclaire, me soutienne et bénisse mes bonnes intentions. Adieu, maman ; j'espère vous retrouver en aussi bonne santé que je vous laisse, et je vous embrasse du fond du cœur. Marie donnerait volontiers son château de Trianon et sans doute même sa couronne, pour recevoir une lettre sur ce ton d'affection, au début d'un voyage aussi lointain, aussi dangereux, et où elle a vainement rêvé d'être admise.

 

D'autres iront, qu'elle n'a pas prévues et dont le départ sera pour elle la plus cruelle blessure. Les premiers jours, en attendant les prières des Quarante-Heures ordonnées par le Roi, elle se prive de musique et de concerts ; elle fait chanter à sa messe le Domine salvum fac Regem qu'elle récite toujours de toute son âme ; elle écrit au Roi, voulant être dirigée par lui dans cette situation inattendue, et se sentant plus à l'aise avec lui parce qu'il est loin. Mme de Châteauroux et sa sœur, la duchesse de Lauraguais, sont retirées à Plaisance, chez Pâris-Duverney, et ne semblent ni affligées ni inquiètes. Mais le bon peuple est convaincu que le Roi reviendra à la Reine et que le viril métier qu'il va faire le guérira de sa passion. Puisqu'il a pu quitter sa maîtresse, pourquoi ne se confesserait-il pas à la Pentecôte ? Dès à présent, son caractère semble transformé et sa popularité s'accroît des nouvelles envoyées de Lille : Le Roi, écrit le marquis d'Argenson, fait merveille à l'armée ; il s'applique, il se donne de grands mouvements pour savoir et pour connaître ; il parle à tout le monde. La joie est grande parmi les troupes et les peuples en Flandre. Aurions-nous un Roi ? L'illusion sera de durée courte. Trois jours après le départ, les mieux informés des courtisans savent qu'à Lille M. de Boufflers a fait, à tout hasard, accommoder des maisons qui percent dans l'hôtel du Gouvernement, où demeure le Roi, et qu'on y compte voir bientôt certaines dames.

C'est M. de Richelieu qui les veut et a besoin d'elles. Le Roi subit déjà des influences qu'il redoute. Le duc est à même de les observer, grâce à la place de Premier gentilhomme de la Chambre, qu'il vient d'obtenir et qui le rapproche plus que jamais du Roi. Il voit le maréchal de Noailles s'emparer peu à peu de lui, à propos des affaires militaires. Les princes venus à l'armée, les grands officiers de la Couronne, les prélats surtout, qui sont du parti de Maurepas et de la Reine, font au souverain sorti de ses habitudes une compagnie qui peut finir par lui plaire. La prise de Menin, première opération de guerre à laquelle il assiste. a paru l'intéresser. La gloire qu'on lui promet, avec l'affection de ses peuples, ne pourrait-elle le détacher de l'amour ? Le nom de la Reine, partout prononcé respectueusement ou acclamé avec le sien, ne lui donnerait-il pas la pensée d'un rapprochement qu'il voit désiré de tous ses sujets.

Richelieu n'ignore point que le Roi a quitté Versailles avec l'intention sincère de ne pas appeler sa maîtresse. Mais il sait aussi mieux que personne combien les tentations le trouvent faible, quand elles sont directes et connues, et comme il penche à certaines rechutes. Le Premier gentilhomme invente d'abord de faire venir à Lille la duchesse de Chartres, sous le prétexte que son jeune mari est tombé de cheval ; c'est la princesse de Conti, sa belle-mère, acquise par intérêt à Mme de Châteauroux, qui l'a obligée à cette démarche un peu singulière et s'est offerte à l'accompagner. Chaque princesse a amené sa dame d'honneur, que d'autres vont suivre. Un mois s'est à peine écoulé qu'une cour féminine est commencée à l'armée. Les apparences sont désormais sauves. Mme de Châteauroux, qui finissait par s'inquiéter et dont l'impatience était à bout, peut narguer les quolibets des régiments et les refrains gouailleurs du populaire ; rien ne l'empêche plus d'accourir avec sa sœur auprès du Roi, qui ne lui en tiendra pas rigueur.

Les deux duchesses n'ont pas voulu partir sans avoir paru une fois à Versailles pour faire leur cour à la Reine. Arrivées pendant le jeu, elles se sont assises assez loin de Sa Majesté ; mais celle-ci, les ayant vues, les a invitées à souper avec elle, et leur a parlé pendant le repas avec un aussi parfait naturel qu'aux autres dames. Tous savent le prochain départ, que la Reine feint d'ignorer et dont les voyageuses ne disent mot. La grosse Lauraguais ne se trouble de rien ; mais Mme de Châteauroux a un air visiblement embarrassé qui contraste avec l'aisance de la Reine. Une fois de plus, Marie Leczinska s'est tirée à son honneur d'une situation délicate et a traversé avec dignité une heure difficile. Le lendemain, sa patience est à bout, et, lorsque Mme de Modène fait demander à son tour à prendre congé pour aller en Flandre : Cela ne me fait rien, dit la Reine brusquement. Qu'elle fasse son sot voyage comme il lui plaira !

Cependant on apprend de Lille que les dames y sont d'abord assez discrètement reçues. Ce n'est point le triomphe de Mme de Montespan, aux mêmes lieux, lorsqu'elle accompagnait Louis XIV victorieux à travers les Flandres conquises. Mme de Châteauroux, qui en a souhaité un semblable, doit, pour satisfaire son orgueil, se contenter des soupers des cabinets, qui ont recommencé comme à Versailles. Mais cette vie efféminée, au milieu de troupes en campagne, fait perdre à Louis XV le mérite de sa présence. L'officier rit et le soldat chansonne. On lui sait peu de gré d'aller lui-même faire le siège d'Ypres et prendre la place en neuf jours. Les dames se sont avancées jusqu'à Poperinghe pour suivre les brillantes opérations, et la maîtresse écrit à Richelieu, toujours hantée par son rêve : Savez-vous bien qu'il n'y a rien de si glorieux, ni de si flatteur pour le Roi, et que son bisaïeul, tout grand qu'il était, n'en a jamais fait autant ! Presque aussitôt, Sa Majesté et l'armée de Noailles, laissant en Flandre le maréchal Maurice, se dirigent vers l'Alsace où les Impériaux arrivés en nombre mettent en danger le duc d'Harcourt et le maréchal de Coigny.

Metz est choisi comme lieu de séjour, le Roi y devant attendre l'heure d'attaquer Fribourg, dont il veut conduire le siège en personne. Il s'installe à l'hôtel du Gouvernement ; mais Mme de Châteauroux exige la communication de cet hôtel avec la maison du Premier président, où elle loge, et une galerie en planches, bâtie sur la rue, étale aux yeux de la cité lorraine, avec la prétention de le dissimuler, le scandale croissant des amours royales.

La Reine sait les nouvelles de la guerre par les courriers réguliers que lui adresse le comte d'Argenson. Le Roi lui écrit parfois lui-même, ainsi qu'à ses enfants. Aux grands jours de prises de ville, il envoie un page qui se présente à elle l'épée au côté et reçoit, en échange du noble message, une boîte ou une montre d'or. Elle est ainsi tenue au courant des faits d'armes, des blessés et des morts de distinction, des promotions militaires, ce qui fournit à ses dames des sujets de conversation plus relevés qu'à l'ordinaire.

Plusieurs de ses journées se passent à son Trianon, où elle dîne avec sa suite, entend de la musique et se fait rouler en chaise par des Suisses dans les bosquets de Le Nôtre. Elle accueille à Meudon la reine sa mère, qui vient y chercher refuge, le passage du Rhin par le prince Charles de Lorraine ayant inquiété pour la sécurité de la cour de Lunéville. L'étiquette, le devoir et l'affection multiplient les distractions autour de la reine Marie. Les dames tiennent à honneur d'y être nombreuses ; Mademoiselle vient exprès de Madrid pour lui faire sa cour, et la comtesse de Toulouse, qui n'entre pour rien dans l'intrigue Châteauroux, la prie à souper en son pavillon de Louveciennes. Elle soupe plus modestement à Sèvres, avec son amie très intime, la princesse d'Armagnac, collaboratrice habituelle de ses bonnes œuvres ignorées.

Sa plus agréable journée est à Dampierre, chez les Luynes, qui ont fait accommoder un appartement pour elle et savent la recevoir suivant ses. goûts. Comme le Dauphin, pour la première fois, est du voyage, on lui fait visiter le château et le parc, on le mène en gondole voir l'île et jouer au cavagnole dans le pavillon ; enfin, après le souper, il entend, dans l'orangerie arrangée pour la circonstance, une innocente comédie à laquelle assistent le curé et les religieuses du village. Le jeune homme, dans ce milieu affectueux et simple, se plaît mieux qu'au solennel Te Deum chanté à Paris pour la prise d'Ypres, où il a tenu la place du Roi. Ce qu'il souhaiterait le plus serait d'être à l'armée avec son père ; son gouverneur, l'austère et religieux duc de Châtillon, l'entretient dans ces idées. Il ne peut s'empêcher de laisser voir son regret à la Reine : Maman, lui dit-il un jour, ne soyez point fâchée que je sois affligé de rester avec vous. Je ne sais pourquoi le Roi m'a laissé ; le petit de Montauban, qui est petit et faible, y est bien allé, et moi, qui suis grand et fort, j'aurais bien pu y aller. L'année prochaine permettra au prince de montrer, à Fontenoy, sa jeune vaillance ; celle-ci ne ménage au fils qu'une suite de déceptions.

 

Le 9 août au soir, arrivent des lettres de Metz, racontant que le Roi est malade et s'est alité la veille, avec la fièvre et le mal de tête. Chaque jour, désormais, la Reine reçoit un billet de d'Argenson et un bulletin de La Peyronie, qui devient bientôt assez inquiétant. La fièvre maligne résiste aux saignées et aux remèdes. Les médecins ne se prononcent point, et l'écuyer ordinaire que la Reine envoie à Metz rapporte à Mme de Luynes quelques lignes de M. de Bouillon, grand chambellan, qui ne paraissent pas propres à rassurer. D'après des nouvelles particulières, le malade s'affaiblit tellement en peu de jours, que l'on parle sérieusement de le faire confesser et que l'évêque de Soissons, Fitz-James, qui célèbre la messe dans sa chambre, n'a pas craint de lui en dire un mot. Le Roi, jusqu'à présent, s'y refuse. Mme de Châteauroux et M. de Richelieu sont les seules personnes qui entrent auprès de lui, avec les domestiques intérieurs ; ils lui persuadent que son état est sans gravité.

On a essayé, pour rester mieux en possession de son esprit, d'exclure de la chambre les princes et les grands officiers, et il a fallu que le comte de Clermont forçât la porte pour obtenir qu'ils puissent apercevoir Sa Majesté et lui adresser quelques paroles. Le Roi n'a point paru, d'ailleurs, être mécontent de cette affectueuse hardiesse, et l'ordre accoutumé a été rétabli. L'antichambre est maintenant le théâtre de scènes assez vives, où les partis se comptent et se défient. Les aides de camp du Roi, et parmi eux le duc d'Aumont, tiennent pour M. de Richelieu. Les dévots ont à leur tête le duc de La Rochefoucauld, grand-maître de la garde-robe, et sont soutenus par l'opinion de la ville, qu'irrite la présence de la maîtresse. On escompte déjà l'entrée du confesseur, qui exigera son renvoi immédiat. Ce confesseur, le Père Pérusseau, jésuite, a eu avec Mme de Châteauroux, dans un cabinet à deux pas du lit, un entretien d'où elle est sortie désespérée. Il prétend n'avoir pas été trop dur ; il ignore du reste, en fait, la nature des fautes du Roi et, par conséquent, ce qu'il aura à lui imposer après ses aveux ; quant aux lois de l'Église, a-t-il dit, elles sont formelles sur le point des mœurs, et le viatique ne sera apporté au malade que lorsque sa concubine, s'il en a une, aura été éloignée de la ville. Ce départ, dont l'idée indigne la duchesse, n'aura lieu, sans nul doute, que sur l'ordre formel du Roi ; mais elle le connaît trop bien pour ne pas savoir qu'il n'hésitera point à le donner.

Pendant ces fiévreuses journées de Metz, dont les courtisans ne perdront jamais le souvenir, la reine Marie vit dans une prière constante, émue d'une inquiétude qu'augmente le souci de l'âme du Roi. C'est à ce moment que se révèlent, dans son cœur mis à nu par l'émotion, les sentiments d'amour qu'elle lui garde : On peut croire, dit quelqu'un de son entourage, qu'elle ne l'aime plus autant ; cependant, il n'est pas bien décidé qu'elle ne l'aime plus qu'elle ne le croit elle-même. Sa première pensée a été d'obtenir de se rendre auprès de lui. Ses billets très intimes au comte d'Argenson reviennent sans cesse sur ce grand désir : Quoique vous soyez très exact à me donner des nouvelles du Roi, l'inquiétude où je suis me fait encore envoyer le courrier qui vous remettra cette lettre. Vous présenterez celle qui y est jointe et assurerez le Roi de la peine où je suis d'être éloignée de lui et de l'envie que j'ai de l'aller trouver. J'attendrai ses ordres avec soumission et impatience. Continuez à me mander comment il est. Ma pauvre tête s'en va.

Elle dépêche à Metz son écuyer ordinaire, qui revient le 14 à midi, rapportant des détails plus rassurants, et elle écrit aussitôt à d'Argenson : Saint-Cloud vient d'arriver, qui a mis un grand calme dans mon âme. Mais je vous avoue qu'il ne sera parfait que quand j'aurai des nouvelles de la nuit. Je les attends avec impatience, peur, espérance ; enfin, tous les sentiments que mon tendre attachement pour lui m'impose. Je renvoie encore un courrier. J'en voudrais avoir à toutes minutes et j'insiste à demander, malgré le mieux dont Dieu soit loué à jamais, à y aller. Ne craignez pas de demander cette grâce pour moi. Tôt ou tard on rend justice aux honnêtes gens. Pour moi, Dieu m'est témoin que je ne conçois qu'un seul désir ; c'est toute ma consolation ; c'est le plus beau et le plus vrai. Mandez-moi la volonté du Roi. Je lui demande en grâce de m'accorder celle de l'aller voir.

Le même soir, à neuf heures, des nouvelles graves furent apportées par un courrier de M. de Bouillon : Il prit un tremblement à la Reine à l'ouverture de cette lettre ; les larmes lui vinrent aux yeux et elle entra dans son cabinet. Mme de Luynes l'y suivit un moment après. M. le Dauphin et M. de Châtillon y arrivèrent. Personne ne savait le contenu de cette lettre et tout le monde était consterné. Au bout d'une demi-heure, la Reine sortit de son cabinet et s'en alla à la chapelle avec le Dauphin ; elle y resta environ un quart d'heure ; elle ne se mit point dans sa niche, elle demeura sur la balustrade de la grande tribune, sans tapis. Comme la Reine sortait de la chapelle, Mesdames y arrivèrent ; elles fondaient en larmes. La Reine revint chez elle dans le trouble et l'agitation ; on n'ouvrait point sa porte qu'elle ne crût que c'était un courrier. Elle nous lut la lettre de M. de Bouillon, qui, en effet, était effrayante : il marquait à la Reine que son respect et son attachement pour elle et le devoir de sa charge ne lui permettaient pas de lui laisser ignorer l'état où se trouvait le Roi ; que la nuit avait été fâcheuse, la matinée peu consolante — c'étaient les termes de sa lettre —, que le Roi avait eu des agitations si violentes pendant la messe qu'il avait demandé aussitôt le Père Pérusseau, qu'il s'était confessé avec beaucoup d'édification et qu'il devait recevoir le viatique le soir. Aucune mention n'était faite de Mme de Châteauroux ; mais la Reine pouvait conclure sûrement que la favorite et sa sœur étaient dès à présent renvoyées de Metz. Sa place était maintenant auprès du Roi, qui sans doute allait lui-même l'appeler.

La nuit se passe à attendre. La Reine est dans son petit oratoire, à genoux devant le crucifix. Tout ce qui est à Versailles se rend dans l'appartement. Sur les onze heures, on annonce le courrier de M. d'Argenson. A ce mot, la Reine se précipite dans son cabinet, prend le paquet et le décachette de ses mains. Elle apprend que le Roi a été saigné au pied et qu'il trouve bon qu'elle s'avance jusqu'à Lunéville, M. le Dauphin et Mesdames jusqu'à Châlons. La Reine veut partir aussitôt. On a peine à lui faire comprendre que quelques heures sont nécessaires pour les préparatifs. Il faut plus de soixante chevaux au départ, et l'écuyer cavalcadour est déjà sur la route pour commander les relais, qui seront de quatre-vingts chevaux par poste. La Reine décide quelles dames l'accompagneront. Sauf deux qui sont grosses, toutes les dames de semaine le demandent, et Mme de Flavacourt elle-même, qui est de service, accourt de Paris à cinq heures du matin pour se mettre à la disposition de sa maîtresse. La situation est assez fausse en ce moment pour la sœur de la favorite ; la Reine, qui l'aime beaucoup et veut lui éviter les rencontres désobligeantes, lui dit que toutes les berlines sont remplies et qu'elle devra venir la rejoindre un peu plus tard.

Les femmes de chambre, cependant, choisissent les habits et garnissent les coffres. La Reine, à cinq heures, entend la messe et, à sept, monte en voiture, emmenant les derniers gardes du corps restés à Versailles. Quelques heures plus tard, on s'occupe du départ de Mesdames. La douleur de ces enfants est émouvante : la petite Adélaïde en a la fièvre ; sa sœur aînée, qui aime passionnément le Roi, se roule par terre en poussant des cris affreux. Mme de Tallard les conduit à Verdun, d'où elles seront aisément à portée d'accourir, si les nouvelles deviennent plus mauvaises. Pour le Dauphin, M. de Châtillon ne craint pas d'outrepasser les ordres du Roi ; sans prendre le loisir de préparer le voyage, emporté par un zèle qui lui coûtera cher, c'est à Metz tout droit, et sans nul arrêt, qu'il amène son élève. Il juge que le jeune homme, dût-on cacher sa présence, ne saurait être, en de tels moments, trop près de son père, et il ne songe qu'à arriver à tout prix avant la mort.

 

Marie refait, en sens inverse et en brûlant les étapes, son voyage d'autrefois. Elle couche à Soissons le premier jour ; le lendemain, les nouvelles qu'elle reçoit en chemin sont si mauvaises qu'elle ne s'arrête nulle part, ni à Reims, ni à Châlons. Elle comptait donner quelques instants à Mme d'Egmont, en son château de Braine : elle l'a vue seulement sur la route, sans descendre de voiture. Un peu avant Vitry, où elle doit coucher, Stanislas est venu au-devant d'elle ; les détails qu'il sait et qu'il lui cache disent qu'il n'y a plus de ressources dans l'état du malade. On lui apporte presque en même temps sur la route une lettre de M. d'Argenson, lui mandant que le Roi trouve bon qu'elle vienne à Metz et désire même l'y voir arriver promptement. Mais ce qu'elle veut, c'est être admise sans retard auprès de lui. Sa fièvre d'attente est toute dans ce billet, écrit en deux fois à d'Argenson, les premières lignes avant d'avoir reçu sa lettre : Je suis à six lieues de Châlons. Je profite du temps que je change de chevaux pour vous écrire. Au nom de Dieu, obtenez-moi la consolation de le voir, et envoyez-moi vite la réponse. Vous pouvez juger de mon état. Mais Dieu, en qui je mets ma confiance, me soutiendra. — A deux heures. Je viens de rencontrer votre courrier. Je suis dans la joie ; mais que Dieu soit loué à jamais ! Cela me fait encore plus désirer de le voir. Je vous conjure d'insister.

Pleine de courage toujours et soutenue par un espoir nouveau, la Reine part de Vitry à la première heure par la route de Toul. Partout, sur son passage, les mêmes populations qui l'ont acclamée autrefois l'entourent d'un respectueux silence et d'une émotion attendrie. Elle se sent accompagnée par l'affection de la France entière. Ce rapide voyage, qui conduit la bonne Reine vers le Roi, symbolise pour leurs sujets la réconciliation désirée, où ils voient une fois de plus la fin de leurs misères.

Aux mêmes heures, sur les mêmes routes de Lorraine, fuit la favorite chassée, que le Roi a renvoyée à Paris avec sa sœur. Un peu avant l'entrée des berlines royales à Bar-le-Duc, un carrosse aux armes de M. de Belle-Isle, gouverneur de Metz, s'y est arrêté pour changer de chevaux ; c'étaient Mmes de Châteauroux et de Lauraguais, se dirigeant vers Sainte-Menehould. Reconnues par les habitants, elles ont été entourées au départ par une curiosité hostile et poursuivies par des huées qu'elles vont retrouver sur tout le chemin. En d'autres villes, à la Ferté-sous-Jouarre, par exemple, elles risqueront d'être assommées. C'est que l'excitation est grande dans le pays qu'elles traversent. Déjà, dans les églises, aux offices célébrés pour le Roi, les prêtres lisent en chaire, par manière d'édification, la formule d'amende honorable qu'il a prononcée avec l'aveu public qu'il a fait de ses fautes ; et les malédictions populaires, qui ont toujours épargné le monarque, se déchaînent librement contre sa complice.

La Reine arrive à Metz à onze heures et demie du soir et monte tout droit à la chambre. La nuit précédente a été encore plus effrayante que les autres, et tout l'entourage a cru que c'était la dernière. La fièvre est tombée dans la journée, et le malade, veillé par toute une Faculté anxieuse, repose depuis peu de temps. Dès qu'il ouvre les yeux, on lui dit la présence de la Reine. Il n'hésite plus, il veut la voir seule et l'embrasse. Sa première parole est une prière : Je vous ai donné, Madame, bien des chagrins que vous ne méritez pas ; je vous conjure de me les pardonner. — Eh ! ne savez-vous pas, Monsieur, que vous n'avez jamais eu besoin de pardon de ma part ? Dieu seul a été offensé ; ne vous occupez, je vous prie, que de Dieu.

La Reine n'a pu dire ces mots sans fondre en larmes. Mais les remords ne quittent point le Roi ; il veut être sûr qu'il est absous par l'épouse, après l'avoir été par l'Église. Cette nuit même, il fait réveiller Mme de Villars pour savoir d'elle si la Reine lui a vraiment pardonné. Quelques heures après, il s'adresse à Mme de Luynes, qu'il aperçoit dans la chambre, et s'excuse encore du scandale et des peines qu'elle a pu avoir à cause de lui. Il n'a plus à la bouche que la résignation, la piété, l'humilité la plus édifiante. Il est détaché de la vie, ne demandant pas que Dieu lui rende la santé, souhaitant plutôt, si c'est sa volonté, qu'il le retire de ce monde pour que ses peuples soient mieux gouvernés.

Ces marques d'un repentir aussi sincère n'ont rien à changer aux dispositions de Marie. Il y a longtemps qu'elle a pardonné, du fond du cœur, à l'époux égaré par de mauvais conseils. Mais cette conversion si complète ajoute à son bonheur de voir, dès le lendemain, se produire une amélioration inespérée. Les médecins, qui n'ont pas su grand'chose de la marche de la maladie, peuvent du moins affirmer que le Roi est hors de danger. Que de joie, que d'espérances aussi dans ce billet de la Reine à Maurepas : Je n'ai rien de plus pressé que de vous dire que je suis la plus heureuse des créatures. Le Roi se porte mieux. Dumoulin assure qu'il est presque hors d'affaire ; il dit même plus, et je n'ose encore m'en flatter. Il a de la bonté pour moi, je l'aime à la folie. Dieu veuille avoir pitié de nous et nous le conserver ! Je vous conseille de demander la permission de venir. Adieu, ne doutez pas de mon amitié ; j'embrasse Mme de Maurepas.

Pourquoi maintenant Marie s'inquiéterait-elle de l'avenir ? Chacune de ces journées passées par elle auprès du malade, à qui elle tâche d'inspirer le goût de sa présence, hâte une convalescence qui semble miraculeuse. Bientôt les forces reviennent ; le Roi, qui boit encore du pavot pour dormir, prend du quinquina trois fois par jour et mange avec appétit deux blancs de poularde. Il joue des parties de quadrille et commence à faire quelques pas dans sa chambre. Il ne s'est pas informé de Mme de Châteauroux et paraît ne plus penser à elle. La maison qu'elle habitait est occupée à présent par le Dauphin, que le Roi reçoit tous les jours ainsi que Mesdames, prenant plaisir à s'entourer de ses enfants. La première lettre qu'il a pu écrire a été pour Madame Infante. Il en a adressé une fort touchante à l'évêque de Metz, pour demander un Te Deum solennel en sa cathédrale. La Reine et ses dames ne manquent pas d'y assister.

Ces heureuses nouvelles ont couru rapidement le royaume. Dans chaque ville, de la capitale à la plus humble, les actions de grâces ont éclaté. On a vu paraître, en des réjouissances extraordinaires, tout ce que peut inventer la joie spontanée des citoyens ; et partout la pensée de la Reine y est associée comme celle de l'ange gardien de Louis XV : Un beau titre, sorti des lèvres du peuple, est décerné au successeur de Louis le Grand. On va le graver sur les médailles, l'inscrire aux dédicaces des livres et aux piédestaux des statues : le convalescent de Metz, le converti de l'évêque de Soissons, le héros de la campagne de Flandre, est maintenant pour la France entière, autant que pour la reine Marie, Louis le Bien-Aimé !

On a compté sans M. de Richelieu, qui a laissé passer l'orage, la fureur de dévotion et de repentir, mais qui sait comment reprendre son maître et détourner le cours de ses idées. Le jour où le Roi a été administré, alors qu'il ne comprenait plus guère ce qu'il ordonnait, on lui a fait exiler le Premier gentilhomme dans son gouvernement de Languedoc ; celui-ci n'est point parti sur-le-champ ; le Roi, revenu à lui, lui a su gré d'être encore là et, en lui rendant sa confiance, lui a laissé le moyen d'en abuser. La partie liée par Richelieu avec Mme de Châteauroux, quoique perdue en apparence, n'est aucunement compromise à leurs yeux. Toute la rouerie du courtisan tend à rappeler la favorite à l'esprit du Roi, à effacer les impressions que la maladie et les gens lui ont données contre elle et à préparer, comme elle dit, le châtiment des méchants.

Des lettres suppliantes ou impérieuses, mais toujours confiantes, lui arrivent de sa belle nièce : On dit ici, écrit-elle de Paris, qu'il a promis de se réconcilier avec la Reine. Tout le monde le désire ; vous savez si cela peut être ! Il n'aura jamais pour elle que des égards ; mais il portera toujours son cœur à une autre. Et, quelques jours après : Tranquillisez-vous, cher oncle ; il se prépare de beaux coups pour nous. Nous avons eu de rudes moments à passer, mais ils le sont. Je ne connais pas le Roi dévot ; mais je le connais honnête et capable d'amitié. Quelques réflexions qu'il fasse, sans hie flatter, je crois qu'elles ne seront qu'à mon avantage. Il est bien sûr de moi et bien persuadé que je l'aime pour lui, et il a bien raison, car j'ai senti que je l'aimais à la folie ; mais c'est un grand point qu'il le sache, et j'espère que sa maladie ne lui a point ôté la mémoire. Jusqu'ici personne n'a connu son cœur que moi, et je vous réponds qu'il l'a bon, et très bon, et très capable de sentiments.... Tout ce que les Faquinets ont fait pendant sa maladie ne fera que rendre mon sort plus heureux et plus stable.... (Mais) il ne faut marquer avoir aucune espérance de retour ; c'est inutile, et cela augmenterait la rage de ces monstres. Richelieu n'a garde de compromettre la galante cause ; il ne précipite rien et attend les occasions que ne peut manquer de lui fournir la maladresse de l'entourage de la Reine.

Depuis que la convalescence est commencée, les dames ne cachent plus leur confiance dans une réconciliation complète. Elles la montrent jusqu'en leur toilette, qui n'a jamais été plus spirituelle. Les vieilles dames, comme on les appelle, remettent du rouge, ôtent le bec noir de leurs cheveux, et annoncent leur espérance par des rubans verts. La Reine est gagnée par toute cette excitation féminine ; elle retrouve, à quarante ans passés, ses innocentes coquetteries de jeunesse ; elle ne se montre plus que mise à merveille et porte des robes couleur de rose. On espère que le Roi va oublier Mme de Châteauroux, et l'on croit habile de retarder le moment où Mme de Flavacourt, qui vient d'arriver, se présentera devant lui, de peur de réveiller le souvenir de sa sœur.

M. de Richelieu se plaît à faire deviner au Roi ces petits manèges. Il rapporte et invente au besoin cent histoires, fort plaisantes, sur les conciliabules des mères des églises. Il en appelle au témoignage du valet de chambre Lebel, qui a succédé à Bachelier et n'est pas moins dévoué que son prédécesseur aux profitables amours. Lebel ou Richelieu annonce un jour que la duchesse de Luynes, prévoyant un glorieux événement, a fait mettre deux oreillers sur le traversin de la Reine. Rien n'irrite plus le Roi que ce qui semble peser sur sa décision ou en escompter les suites. Il se montre vite refroidi et mécontent. Marie s'aperçoit que quelque chose est changé dans ses dispositions. Il ne lui dit point ses desseins et ne parle aucunement d'aller à Strasbourg avec elle, ce qui serait sa grande joie pour mainte raison de souvenir.

Pendant ce temps, Mme de Châteauroux sait, à distance, beaucoup mieux qu'elle, les sentiments changeants de Louis XV et, précisément sur ce voyage de Strasbourg, elle écrit hardiment à Richelieu : Moi, je crois que, s'il y allait tout seul, cela vaudrait mieux pour le débarrasser de la Reine, et puis pour qu'à son retour il prît son train de vie ordinaire. Je suis persuadée même que c'est là sa façon de penser et qu'actuellement il rumine à tous ccs arrangements-là.

Mme de Châteauroux ne se vante point et connaît, en effet, très bien le Roi. La dévotion du malade, qui n'a point de racines au fond solide de sa conscience, chancelle dès le premier retour de ses forces. Son entourage travaille, du reste, très ardemment à la détruire. On l'assure qu'il n'a point été en aussi grand danger que les prêtres le lui ont persuadé ; on lui suggère qu'ils l'ont entretenu prématurément de son salut éternel dans l'unique but de servir des intérêts fort terrestres ; on regrette enfin le coupable abus qu'ils ont fait de sa confiance de fidèle et de son affaiblissement momentané. Aucune insinuation ne convient mieux à un caractère comme celui du Roi pour le retourner entièrement.

Dès la fin de septembre, le duc de Luynes, qui, sans être attaché à un parti, est honnête homme et religieux, tire de certains faits extérieurs des observations clairvoyantes : A l'égard des sentiments de religion dont on a vu des preuves éclatantes dans cette maladie-ci, ce que l'on voit à présent ne pourrait pas faire juger que ces sentiments n'aient souffert quelque diminution. Depuis le commencement de cette campagne, le Roi avait pris l'habitude de ne plus faire aucune prière à genoux, ni le soir, ni le matin, usage contraire à ce qu'il a fait toute sa vie. Il faut supposer qu'il faisait ses prières dans son lit, mais le public n'en était plus témoin. On aurait pu juger que dans la circonstance présente il aurait pu recommencer à prier Dieu à genoux ; cependant les choses subsistent comme elles étaient depuis le commencement de la campagne ; il faut espérer que c'est la faiblesse qui l'empêche de se mettre à genoux. Dans les commencements qu'il a été hors de danger de cette maladie-ci, il avait des temps de conversation et de prière avec le Père Pérusseau ; cet usage a duré fort peu, et depuis on a vu son temps partagé entre les heures qu'il donne au public, soit pour son lever ou son coucher, soit pour manger, ses deux parties de quadrille qu'il a faites presque tous les jours, ses conseils et les temps de travail avec ses ministres, sans qu'il y ait eu un moment où il ait pu placer des prières.

Que la Reine l'ait voulu ou non, les dévots, contre lesquels Louis XV est désormais prévenu pour toujours, ont soutenu sa cause et l'ont mise dans leur parti. Elle est trop leur amie pour ne pas devenir suspecte elle-même aux yeux du soupçonneux convalescent ; elle s'en plaint aux personnes qui l'entourent et qui peuvent, d'ailleurs, comme fait le duc de Luynes, constater la chose de leurs yeux : Dans les commencements que la Reine est arrivée ici, il y avait assez lieu d'espérer que l'indifférence du Roi, trop connue pour elle, pourrait peut-être changer. Non seulement il lui avait demandé pardon, comme je l'ai marqué, mais il avait paru lui faire amitié. Depuis le séjour de Metz, les choses paraissent bien changées, et le froid est aussi grand que jamais ; soit que les conversations trop vives et trop fréquentes de la Reine avec le Dauphin, en sa présence, lui aient déplu ; soit que ce soit l'effet des sentiments qu'il avait pour elle depuis longtemps et que l'on avait cherché à entretenir et à augmenter ; soit enfin que la mauvaise humeur du Roi en soit la seule cause ; peut-être toutes ces raisons ensemble y contribuent-elles. Quoi qu'il en soit, c'en est fait des illusions les plus obstinées. La toilette des dames devient plus modeste : on met moins de rouge, les coiffures s'abaissent et le bec noir reparaît.

 

Marie ne parvient à rien savoir des projets du Roi, qui demeure impénétrable. Il a dit, à son dîner, qu'il ne serait à Versailles qu'après la Toussaint ; mais on ignore s'il doit passer son temps en Lorraine ou s'il ira décidément, dans la capitale de l'Alsace, suivre de plus près les opérations du siège de Fribourg qui commence et dont le résultat fort incertain décidera du sort de la campagne. En attendant, les Enfants de France viennent de partir, faisant détour par Lunéville pour voir le roi et la reine de Pologne. Le Roi a congédié assez froidement le Dauphin, de qui lui ont été rapportés des propos désobligeants sur Mme de Châteauroux. Quant au duc de Châtillon, on peut sentir l'orage sur sa tête. Il a eu beau avouer la faute qu'il a commise et demander qu'on l'oublie, le Roi n'a répondu aux prières que par le silence. Il garde sur le cœur l'arrivée de son fils à Metz contre ses ordres, la comédie qui s'en est suivie pour la dissimuler les premiers jours, et surtout le départ inconvenant et précipité de Versailles, avec un valet de chambre et un seul garde du corps, où l'on a vu l'héritier de la couronne de France l'aller recueillir en hâte, comme un gentilhomme gascon serait venu dans son village pour y enterrer son père et prendre possession de sa maison. De toutes les fautes contre sa personne, dont Louis XV croit avoir à se plaindre, celle-ci est la plus manifeste et celle qu'il peut le moins tolérer.

La disgrâce prochaine du duc de Châtillon sera la première revanche de Richelieu et le premier gage offert à la maîtresse. Le Roi maintenant ne songe plus qu'à se faire pardonner d'elle l'éclat et l'humiliation de son renvoi. Richelieu, jouant son rôle jusqu'au bout, présente la chose comme difficile et met en jeu les sentiments chevaleresques de l'amant : il doit faire d'abord une action d'éclat, dont la réconciliation pourra sembler le prix. Comme le Roi avoue son impatience au Premier gentilhomme et le prie de le précéder pour avertir la duchesse qu'il revient : Je ne m'en aviserais pas, Sire, répond Richelieu. Je vous servirais trop mal ; elle ne nous pardonnerait jamais. — Que faut-il donc faire ? dit le Roi. — Aller à Fribourg, Sire. Elle voulait y suivre Votre Majesté. Vous devez lui annoncer qu'en remplissant ses projets, vous espérez qu'elle ne détruira pas les vôtres. Voilà ce que Henri IV eût mandé à la Belle Gabrielle ; voilà la seule explication que vous devez à Mme de Châteauroux ; c'est la seule aussi qu'elle puisse accepter. Le soir même, sans avoir prévenu aucun ministre, le Roi annonce le voyage de Strasbourg, son retour à la tête des troupes, et, séance tenante, distribue des cocardes aux courtisans.

Ainsi la Reine voyait s'éteindre l'une après l'autre ses espérances. Elle ne connaissait que par le public les bruits de départ et ignorait même la décision prise sur son propre sort. Comme il fallait pourtant qu'elle s'y pût préparer, elle s'enhardit à en parler au Roi : Elle lui dit qu'ayant appris qu'il allait à Saverne et Strasbourg, elle espérait qu'il lui permettrait de l'y suivre. Le Roi lui répondit assez froidement : Ce n'est pas la peine et, sans paraître vouloir entendre un plus long discours, il alla faire la conversation avec les gens qui étaient dans la chambre ; ensuite, il commença sa partie de quadrille. La Reine n'en peut obtenir davantage et doit se disposer à quitter Metz. Moins heureuse que la princesse de Conti et la duchesse de Chartres, déjà arrivées à Strasbourg, et que Mademoiselle et la duchesse de Modène, autorisées l'une et l'autre à y aller, elle n'a plus qu'à choisir les dames qui la ramèneront à Versailles. Mme de Flavacourt est avertie par la Reine, assez sèchement, qu'elle devra partir avant les autres et qu'on ne la conduit pas à Lunéville.

Le Roi et la Reine sont attendus chez le duc de Lorraine, qui ménage à sa fille la consolation de l'accueil paternel et les distractions d'une aimable cour. Louis XV n'a pu se dispenser d'y paraître. Il arrive, vingt-quatre heures après Marie, reçu comme elle aux acclamations des peuples, accompagné de M. de la Galaisière, son chancelier et son intendant en Lorraine, et d'une élégante escorte de femmes de la ville, en amazones, qui ont été passées en revue par la Reine. Il consacre trois journées à sa visite. Stanislas lui fait voir les curiosités d'une résidence embellie par ses soins et mise hardiment au goût du jour, grâce à de beaux revenus largement dépensés. L'ancien exilé de Wissembourg a oublié son temps de misère. A côté des fondations charitables par lesquelles li veut gagner le surnom de Bienfaisant, il se plaît à multiplier les créations de l'art. Celles qu'il a déjà faites sont préférées par ses flatteurs aux grandeurs démodées de Versailles : le rocher mouvant, les cascades, le canal creusé à la place d'anciens marais, le kiosque à la polonaise qui sert pour la musique et où les eaux font mouvoir de petites figures d'exécutants. le brillant salon de Chanheux, dans le genre de celui de Marly, mais plus chargé de dorures, la ménagerie de Jolivet, enfin, à deux lieues de Lunéville, le château d'Ainville, avec l'admirable point de vue de sa galerie. Entre les promenades, le jeu, la comédie, Louis XV baise les chanoinesses d'Épinal et celles de Remiremont et se fait présenter les femmes de grande condition, sans prendre toutefois la peine d'adresser la parole à aucune ; il ne semble occupé que de la guerre, s'entretient avec les maréchaux de Noailles, de Belle-Isle et de Maillebois, et travaille continuellement avec M. d'Argenson.

Le roi et la reine de Pologne ont cédé à leurs enfants leurs appartements, voisins l'un de l'autre. Espéraient-ils de ce séjour le rapprochement manqué à Metz ? Marie y recueille seulement d'autres duretés : La Reine a fait encore une nouvelle tentative pour avoir la permission d'aller à Strasbourg. Le Roi lui a répondu avec la même sécheresse : Ce n'est pas la peine, je n'y serai presque pas. Elle lui a demandé ensuite si au moins elle ne pouvait pas rester ici ; il lui a répondu sur le même ton : Il faut partir trois ou quatre jours après moi. La Reine est, comme l'on peut juger, fort affligée d'un traitement aussi dur. Le matin du jour où Louis quitte Lunéville, la reine de Pologne est malade et ne sort point de son lit ; il part sans demander à l'aller voir, ce qui choque tout le monde, et surtout les dames lorraines, qui ne lui pardonnent pas les apparences dédaigneuses de son silence et le sans-gêne de sa timidité.

A Strasbourg d'admirables fêtes l'attendent, où le peuple alsacien marque une fois de plus sa fidélité à la France et renouvelle les magnificences déployées, il y a dix-neuf ans, pour Marie Leczinska. Avec les premiers échos de ces réjouissances, qui rappellent à la Reine des souvenirs si doux jadis, à présent si douloureux, arrive à Lunéville une triste nouvelle. Madame Sixième vient de mourir à Fontevrault. Elle avait sept ans et demi, et c'était celle des princesses qu'on disait ressembler au roi Stanislas. La Reine suspend son jeu et, pendant deux jours, son dîner en public ; elle le reprend, pour convier à sa table quelques-unes des sujettes de son père. Au château de la Malgrange, dont Stanislas lui fait les honneurs, elle reçoit les dames de Nancy, qui ont eu la permission de venir lui faire leur cour en robe de chambre. A ce moment, elle est déjà dans le voyage de son retour. C'est une semaine pénible à passer, où la solitude et l'accablement l'étreignent.

Elle se confie à un ami, à d'Argenson, en ce billet écrit le 7 octobre, jour de son départ de Lunéville : Je suis bien persuadée du désir que vous saviez que l'on satisfit le mien. Mais les plaisirs, male les plus innocents, ne sont pas faits pour moi ; aussi n'en veux-je plus chercher dans le monde. Je fonds en vous écrivant, je ne sais pas un mot de ce que je vous dis. Je sais seulement que mon cœur parle et qu'il est dans la douleur. Je laisse ma pauvre mère dans un état pitoyable. Vous connaissez mon tendre attachement pour elle ; jugez ce que la séparation me coûte. Adieu, donnez-moi souvent de vos nouvelles ; ôtez majesté, sujet et serviteur. Brûlez ma lettre et comptez sur moi pour toute ma vie.

Par une ironie du sort, fréquente dans la vie des grands, la Reine est partout accueillie par des sentiments que chacun croit d'accord avec les siens et qui en sont justement le contraire. Dans toutes les villes où elle doit subir les présentations et les harangues d'usage, elle trouve la joie et la confiance renaissantes. Rien n'altère encore aux yeux de la nation les heureux événements de Metz, et c'est elle qu'on se plaît à en remercier. C'est à sa venue, à son intervention, à ses prières, qu'on veut attribuer le bonheur de la France. La belle légende dont elle est digne met une auréole au front pur de la bonne Reine. Ses vertus visibles ou devinées, sa charité, son amour des pauvres et des souffrants, tout contribue à jeter à ses pieds, partout où elle passe, la reconnaissance et l'amour. Rien ne lui pourrait être plus délicieux, si elle ne portait au fond d'elle-même la secrète blessure de ses désillusions dernières.

 

A Versailles, on lui fait fête, on la félicite, on l'entoure. La Cour n'a jamais été aussi brillante, et jamais les dames aussi nombreuses. Le jour de l'arrivée de la Reine, on en a compté jusqu'à soixante-quatorze dans sa chambre. Au premier sermon de la chapelle, le Père Beauvais, jésuite, lui a adressé un compliment, dans lequel les allusions consolantes n'ont point manqué. La guerre, où le Roi paye si vaillamment de sa personne, préoccupe et enthousiasme les esprits. Les nouvelles de l'armée deviennent de plus en plus intéressantes. Sous les yeux du souverain, les troupes font des prodiges. Le siège de Fribourg est meurtrier ; la place est fortement défendue par sa position ; on a perdu, en deux fois, quatorze cents hommes pour se rendre maître du chemin couvert des assiégés ; MM. de Soubise et de Lowendal sont blessés. Enfin, la reddition a lieu, sans que l'assaut soit donné, et le Roi, ramenant sa maison, revient à marches forcées vers Paris, où l'attend le prix de ses victoires.

Il arrive le soir du 13 novembre, et va tout droit aux Tuileries en traversant la ville joyeuse et illuminée. Une foule énorme encombre les abords du palais et le palais même. Toute la Cour est là : La Reine s'avança, avec M. le Dauphin et Mesdames, jusqu'à la porte de la salle du Trône, le Roi l'embrassa et lui remit une lettre de Madame Infante ; il embrassa ensuite ses enfants et entra aussitôt dans la galerie. Il fut d'un bout à l'autre pour voir tout ce qui y était, et parla à plusieurs personnes, entre autres au prévôt des Marchands. Il passa ensuite dans son appartement ; M. le Dauphin et Mesdames l'y suivirent, et il travailla ensuite peu de temps avec M. de Maurepas. La Reine vint se mettre au jeu, ce qui dura jusqu'à neuf heures. Elle le quitta un peu avant que le Roi eût fini son travail. A neuf heures et un quart, le Roi, la Reine, M. le Dauphin et Mesdames se mirent à table au grand couvert, dans l'antichambre entre la salle des Gardes et la salle du Trône. On ne peut pas se représenter la foule excessive qui était dans la galerie et dans la salle où le Roi mange.... Les vingt-quatre violons jouèrent pendant une demi-heure. Après le souper, le Roi resta dans la galerie avec la Reine, M. le Dauphin et Mesdames, et y fut une demi-heure à faire la conversation. Il n'y eut point de jeu. Le Roi et la Reine se retirèrent chacun dans leur appartement. On avait trouvé le Roi amaigri et un peu changé.

Cette nuit-là, un incident se produisit chez la Reine, qui fut jugé assez sérieux pour être rapporté le matin au duc de Luynes : J'ai su, dit-il, qu'on était venu trois fois gratter à la porte de communication de la chambre du Roi à la chambre de la Reine. Les femmes de la Reine l'en avertirent, mais elle leur dit qu'elles se trompaient et que le bruit qu'elles entendaient était causé par le vent. Ce bruit ayant recommencé une troisième fois, la Reine, après quelque temps d'incertitude, dit qu'on ouvrît, et l'on ne trouva personne. On n'a su ce détail que par les femmes de chambre de la Reine qui peuvent s'être trompées. Elles s'étaient trompées, sans doute, et l'on démêle aisément le double sentiment de la scène : la crédule imagination des femmes, qui reconnaissent l'appel attendu par elles avec certitude, et la tranquillité désabusée de la Reine qui sait beaucoup mieux à quoi s'en tenir.

Louis XV et Marie Leczinska couchèrent cinq nuits aux Tuileries et passèrent à Paris quatre journées pleines. Depuis le retour de la Cour à Versailles, jamais la capitale n'avait possédé aussi longtemps ses souverains. Jamais non plus les circonstances n'avaient été aussi heureuses. Ce ne furent que fêtes publiques, cérémonies religieuses, audiences solennelles, harangues et concerts. Les illuminations seules étaient un peu contrariées par le mauvais temps de novembre. Chaque jour les rues étaient parcourues par les deux grands carrosses à huit chevaux, suivis de tous ceux de la Cour et escortés par la cavalcade interminable de la Maison du Roi. La pluie n'empêchait pas le bon peuple de se porter sur tous les points où passait et repassait la famille royale. Celle-ci fut en perpétuelle représentation, sauf un après-midi où la Reine fut visiter un couvent de carmélites, tandis que le Roi courait le daim au bois de Boulogne avec Mesdames, qu'il avait voulu voir monter à cheval.

Tous les soirs, sans exception, les bourgeois et les bourgeoises se pressèrent aux Tuileries, au souper public de Leurs Majestés et au concert de la Reine, où chacun pouvait pénétrer pourvu qu'il fût vêtu de noir, à cause du deuil pour Madame Sixième. A la grand'messe à Notre-Dame, toute la Cour était en noir, hors le Roi habillé de velours brun ciselé, la Reine en robe brodée d'or et chargée de réseaux d'or, et Mesdames, que paraient de nombreux diamants et un blanc de petit deuil. Un même dais était préparé pour Leurs Majestés au milieu du chœur. Le vieil archevêque de Paris, malgré ses quatre-vingt-cinq ans, vint faire au Roi le compliment de l'entrée ; la Reine, arrivée un demi-quart d'heure après, avec la duchesse de Chartres, Mademoiselle et Mlle de la Roche-sur-Yon, n'eut que le jeu des orgues comme pour l'entrée du Roi. Dès qu'elle fut placée sous le dais, à côté du Roi, l'abbé d'Harcourt, doyen du chapitre, commença la messe, accompagnée de symphonie et des chants de la musique de Notre-Dame. Il n'y avait que six ducs devant le Roi. On remarqua la présence des trois Premiers gentilshommes de la Chambre et l'absence du quatrième, M. de Richelieu, qui n'avait point suivi le Roi à Paris et était allé, comme gouverneur du Languedoc, tenir les États de cette province. Rien n'était plus agréable aux Parisiens ; ils faisaient partager à Richelieu l'impopularité de Mme de Châteauroux et voyaient dans cet éloignement, qui avait été pour le courtisan un moyen d'esquiver un retour difficile, la preuve d'un commencement de défaveur.

Le dîner du Roi à l'Hôtel de Ville, qui eut lieu le 15, commença dès trois heures et dura jusqu'à cinq heures et demie. La table avait trente couverts ; le Prévôt des marchands, en robe rouge, était derrière le fauteuil de Sa Majesté et la servait ; les premiers échevins servaient le Dauphin et le duc de Chartres. Deux cents personnes seulement, surtout des dames, occupaient les banquettes autour de la salle. La musique du Roi joua pendant le dîner ; Rebel, directeur de l'Opéra, la dirigeait. Le duc de Gesvres présenta au Roi et au Dauphin, sous une reliure de maroquin bleu, le poème des Augustales, composé sur la convalescence royale, par le sieur Roy, poète fameux, et qui fut chanté au cours du repas, ainsi que divers airs d'opéra. Le Roi à table avait grand air de santé et mangea de tout. Le dîner fini, les portes furent ouvertes, selon l'usage, et le peuple pilla le fruit. Sur les six heures, le Roi remonta dans ses carrosses, et, toujours escorté par sa Maison, qui avait attendu sut' la place de Grève, fut au salut chez les Grands Jésuites, ceux de la rue Saint-Antoine, où étaient déjà la Reine et Mesdames. Les Pères le complimentèrent sur le perron de l'église, par une pluie battante, et Sa Majesté se divertit de les voit' mouillés. Après le salut et le Te Deum qui suivit, le cortège du Roi et celui de la Reine traversèrent tout Paris, rempli d'illuminations auxquelles le temps se prêtait mal, et ne rentrèrent aux Tuileries qu'à huit heures et demie.

 

Perdue au milieu de cette foule qui acclamait Louis XV, le jour de l'Hôtel de Ville, une femme le voyait passer avec une émotion particulière. Depuis l'arrivée, le Roi, privé de son intermédiaire ordinaire, n'avait rien fait savoir à Mme de Châteauroux, et celle-ci, inquiète de cette indifférence, écrivait à Richelieu, au sortir de l'admirable spectacle de la rue, une lettre où se peint une situation d'esprit tout autre que celle qu'on suppose : Il est venu à Paris, cher oncle, et je ne puis vous rendre l'ivresse des bons Parisiens. Tout injustes qu'ils sont pour moi, je ne puis m'empêcher de les aimer, à cause de leur amour pour le Roi. Ils lui ont donné le nom de Bien-Aimé, et ce titre efface tous leurs torts envers moi. Vous ne savez pas ce qu'il m'en a coûté de le savoir si près, et de ne pas recevoir la moindre marque de ressouvenir.... Loin de vouloir mettre des conditions à mon retour par l'exil des uns et des autres, je me sens assez de faiblesse pour me rendre à une simple demande du maître. Mais dites-moi donc : croyez-vous qu'il m'aime encore ?... Il croit peut-être avoir trop de torts à effacer, et c'est ce qui l'empêche de revenir. Ah ! il ne sait pas qu'ils sont tous oubliés. Je n'ai pu résister au plaisir de le voir. J'étais condamnée à la retraite et à la douleur, pendant que tout le monde se livrait à la joie. J'ai voulu en voir au moins le spectacle ; je me suis mise de manière à n'être pas reconnue et, avec Mlle Hébert, j'ai été sur son passage ; je l'ai vu, il avait l'air joyeux et attendri ; il est donc capable d'un sentiment tendre ! Je l'ai fixé longtemps, et, voyez ce que c'est que l'imagination, j'ai cru qu'il avait jeté les yeux sur moi et qu'il cherchait à me reconnaître. Sa voiture allait si lentement que j'eus le temps de l'examiner longtemps. Je ne puis vous exprimer ce qui se passa en moi ; je me trouvai dans la foule très pressée, et je me reprochais quelquefois cette démarche pour un homme pour qui j'avais été traitée si inhumainement. Mais, entraînée par les éloges qu'on faisait de lui, par les cris que l'ivresse arrachait à tous les spectateurs, je n'avais plus la force de m'occuper de moi. Une seule voix, sortie près de moi, me rappela à mes malheurs en me nommant d'une manière bien injurieuse. Cette lettre, où éclatent la passion de la femme et toute sa sincérité, s'achève sur des inquiétudes : Je crois que tôt ou tard il m'arrivera quelque malheur. J'ai des pressentiments que je ne puis éloigner.... Je ne conçois rien à ce qui vous arrive : il sera donc étonnant dans tout ! J'ai bien besoin de votre présence, vos États sont donc éternels ?

Mme de Châteauroux ne souffrirait pas d'une telle incertitude, si son oncle Richelieu était là. Les courtisans qui voient le Roi toute la journée devinent aisément que son parti est pris de la rappeler. Il l'a prouvé par des coups significatifs. Cinq jours avant qu'il revînt, le duc de Châtillon a reçu une lettre d'exil, en même temps que la place de dame d'honneur de la future Dauphine était retirée à la duchesse ; les vieux époux ont dû quitter Versailles immédiatement, sur l'ordre exprès du Roi, sans pouvoir prendre congé de la Reine, ni du Dauphin. M. de Balleroy, ci-devant gouverneur du duc de Chartres, a eu sa lettre de cachet portant ordre de se rendre dans ses terres son seul crime est d'avoir, à Metz, paru conseiller l'évêque de Soissons. On a trouvé, dans ces premières exécutions, qui donnent à craindre pour lui-même à M. de Maurepas, la preuve d'une réconciliation déjà faite.

Dès le premier jour de l'arrivée du Roi à Paris, le bruit court, mal fondé comme on le voit, qu'une entrevue secrète a eu lieu entre les deux amants. Si le Roi est allé voir Mme de Châteauroux en sa maison de la rue du Bac, près les Jacobins de la rue Saint-Dominique, cette visite ne peut se placer qu'à la dernière nuit ou peut-être l'avant-dernière du séjour. Personne, au reste, ne peut dire ce qui s'y est passé, Lebel n'ayant pas écrit ses Mémoires ; aucun témoin sérieux ne nous renseigne ; le plus précis relate un évanouissement de la duchesse et ses premières paroles : Comme ils nous ont traités ! ; mais ces détails viendraient de Richelieu, qu'on dit présent à la scène, alors que nous le savons en Languedoc.

Mme de Châteauroux se rend sans doute à Versailles le surlendemain, voir le Roi dans l'incognito des petits appartements. Elle accorde toutes ces premières heures à son amour, avant la rentrée triomphale qui donnera les autres à son orgueil. En tout cas, il ne dépend que d'elle de choisir son moment. Maurepas lui apporte lui-même, le 25 novembre, un billet du Roi dont tout Paris va lire des copies et qui la supplie de revenir à la Cour. La duchesse est au lit, incommodée d'un peu de fièvre ; le ministre, introduit près d'elle et assez embarrassé, remet le pli, la laisse en savourer les termes et tente ensuite de plaider sa propre cause. Une main dédaigneuse, donnée à baiser à Faquinet, lui montre que l'humiliation qu'il subit en cet instant est jugée châtiment suffisant pour un ennemi d'aussi mesquine importance. Le choix de ce messager est sa première revanche de Metz. D'autres sont promises : l'exil du duc de Bouillon, celui du duc de La Rochefoucauld, qui est allé à la Roche-Guyon et que le Roi priera, par lettre de cachet, d'y demeurer, enfin la place de dame d'honneur de la Dauphine pour la duchesse de Brancas, qui est la belle-mère de Mme de Lauraguais et l'amie de tous les temps de Richelieu. Les beaux jours de la favorite recommencent, mieux assurés qu'autrefois, et désormais grâces et disgrâces lui appartiendront.

 

Versailles a su, le soir même, que Mmes de Châteauroux et de Lauraguais reviennent à la Cour et que le Roi leur rend leurs charges. C'est une consternation silencieuse autour de la Reine et une joie assez bruyante de l'autre côté : J'appris dès mercredi soir, écrit Luynes, la nouvelle du retour de ces dames. Mme la duchesse de Modène et Mme de Boufflers jouaient chez moi. On vint apporter à Mme de Modène une lettre qu'on lui dit être venue par un courrier ; ce courrier était un laquais de Mme de Châteauroux. Mme de Modène lut la lettre avec empressement ; elle se leva aussitôt, et donna son jeu à tenir ; elle passa dans un cabinet où elle écrivit un mot, elle alla ensuite dans l'antichambre parler au courrier, à qui elle donna huit louis. Le courrier montra cet argent à ceux de sa connaissance, en disant qu'il fallait qu'il eût apporté une bonne nouvelle puisqu'il était si bien payé. Il apporta aussi en même temps une lettre à Mme la duchesse de Boufflers ; Mme de Boufflers lut en particulier la lettre à quelques personnes de celles qui étaient dans la chambre ; elle contenait ces termes : Je compte trop sur votre amitié pour que vous ne soyez pas instruite dans le moment de ce qui me regarde. Le Roi vient de me mander par M. de Maurepas qu'il était bien fâché de tout ce qui s'était passé à Metz et de l'indécence avec laquelle j'avais été traitée, qu'il me priait de l'oublier, et que pour lui en donner une preuve il espérait que nous voudrions bien revenir prendre nos appartements à Versailles, qu'il nous donnerait en toutes occasions des preuves de sa protection, de son estime et de son amitié, et qu'il nous rendrait nos charges. On ne peut douter que Mme de Châteauroux ne soit bientôt à Versailles, parmi d'aussi fidèles amies et sur son champ de bataille et de victoire.

Cependant, à peine ses lettres parties, la petite fièvre qu'elle avait en recevant Maurepas augmente et, le lendemain, augmente encore. Les émotions trop diverses, qui ont secoué en quelques jours cette âme ardente, ont coïncidé avec un moment physique difficile. En très peu de temps, le danger se déclare et les médecins du Roi laissent appeler le confesseur. Ni le Père Sigaud, ni le curé de Saint-Sulpice qui apportèrent le viatique à la duchesse, n'ont à demander le sacrifice public de sa passion, mais l'on sent que Dieu va l'exiger bientôt tout entier.

Cette maladie, si vite désespérée, où la tête se prend avec violence et cause des convulsions, semble un châtiment du ciel. On observe le sérieux et l'abattement du Roi, qui ne paraît plus qu'à la messe et au Conseil, supprime le grand couvert et ne sort pas de ses cabinets intérieurs. Il veut à chaque instant des nouvelles ; d'Ayen, Luxembourg, le marquis de Gontaut, se relayent pour en donner deux fois par jour, tandis que Lebel reçoit de son côté quatre courriers de M. de Mont-martel qui renseignent le Roi à tout moment. On peut lire les bulletins sur son visage, qui s'éclaircit ou se rembrunit selon qu'ils apportent ou retirent de l'espérance. Jamais malade, du reste, n'a été entourée d'une sollicitude aussi anxieuse. La duchesse de Modène, oubliant le rang et l'étiquette, ne la quitte pas et la sert nuit et jour elle-même. La sincérité de tant d'amis, en un tel moment, prouve mieux qu'aucun témoignage les qualités de fidélité et de noblesse qu'il y a dans la femme qui va mourir.

La Reine elle-même est émue profondément. Elle adore et redoute, dans ses oraisons, les coups de cette Providence si prompte à frapper. Ses amis, remarquant sa tristesse, cherchent inutilement à l'en distraire ; elle ne veut point accepter à souper hors de chez elle et la raison en est délicate : Elle respecte trop, dit-elle, la douleur et l'inquiétude du Roi pour vouloir faire quelque chose de différent de ce qu'elle fait tous les jours et qui puisse avoir l'air d'une partie de plaisir. Il est sûr que la Reine prie et fait prier pour Mme de Châteauroux, de même que le Roi demande, sans aucun secret, à la chapelle et à la paroisse de Versailles, des messes pour sa guérison. Mais le mal suit son cours, la tète ne se dégage point, et il est sûr que la saignée au pied qu'osera tenter Vernage n'aura pas plus d'effet que les huit saignées déjà faites au bras. Hors les moments d'excitation où elle se croit empoisonnée, le courage de la malade, sa résignation et sa douceur font l'admiration de tous. Mme de Flavacourt est introduite près de son lit par Mme de Modène et lui demande pardon de sa froideur : Ma sœur, dit la mourante, vous vous étiez retirée ; pour moi, j'ai conservé les mêmes sentiments. Mme de Flavacourt lui baise les mains et fond en larmes. Une autre réconciliation aurait pu être plus touchante encore ; mais, lorsque Mme de Mailly se présente, le délire est devenu violent et continu. Elle erre à la porte de ses sœurs, essayant d'entrer, sans que personne veuille se charger de le demander pour elle. Le passé, qu'elle a déjà tant expié, lui arrache mente cette consolation suprême, et c'est seulement auprès d'un cadavre que Mme de Mailly obtient de s'agenouiller, le mardi 8 décembre 1744, à huit heures du matin.

 

Dès la veille, le duc d'Ayen a fait dire que la mort était prochaine et qu'il fallait prendre des mesures pour que le Roi ne l'apprît point à Versailles. Louis XV est donc parti brusquement pour la Meutte, à sept heures du soir, n'ayant avec lui que M. le Premier et M. d'Harcourt, capitaine des gardes, sans aucune escorte, deux palefreniers seulement portant des flambeaux. Il a ordonné à M. d'Argenson de donner audience aux ambassadeurs et ministres, comme d'habitude, et de ne venir lui rendre compte à la Meutte que dans le cas d'affaires très pressées. C'est là qu'il reçoit la nouvelle, attendue d'heure en heure. Il s'enferme plusieurs journées avec quatre ou cinq personnes, amis particuliers de Mme de Châteauroux et qui ont leur part de sa douleur.

Le bruit vient-il jusqu'à lui d'un empoisonnement, auquel a cru Mme de Châteauroux elle-même et que les ennemis de M. de Maurepas se complairont à attribuer au jeune ministre ? Ce sont les suppositions ordinaires de la haine, devant toute maladie que la médecine du temps ne définit point ; elles ont cela de terrible que toute réfutation en demeure impossible. Déjà, par elle-même, cette mort tragique, survenue en plein triomphe, frappe vivement les esprits. On laisse sans doute ignorer au Roi que l'inhumation, faite le jeudi, sous la chapelle Saint-Michel à Saint-Sulpice a eu lieu une heure avant l'usage et le guet sous les armes, parce qu'on craignait le déchaînement du peuple de Paris ; ce sont des choses qui ne parviennent jamais aux oreilles qu'il serait le plus utile d'en instruire. Il devient bientôt convenable de se rapprocher de Versailles. Dès l'annonce du dénouement, Trianon a été préparé en hâte et mis en état d'être habité l'hiver. Le Roi y passe plus d'une semaine avec Mmes de Modène, de Boufflers et de Bellefonds ; il y tient le Conseil ; les charges et les entrées ont permission d'aller faire leur cour. Le Dauphin même s'y rend une fois. Seule la Reine est priée de n'y point paraître et le Roi lui envoie une réponse fort polie et écrite avec amitié, marquant qu'il ne la verra qu'à Versailles.

A ce retour, la vie royale se remplit d'incidents nouveaux, qui servent à chasser les chagrins. Voici, pendant ces premiers jours, les révérences pour la mort de Mme de Ventadour, que la vieillesse a emportée à quatre-vingt-douze ans, l'arrivée de Flandre du maréchal de Saxe, la présentation de Mme de Lowendal, le grand mariage, célébré à Versailles, du duc de Penthièvre avec Mlle de Modène, enfin les cérémonies de Noël et du jour de l'An et les préparatifs du mariage du Dauphin. Ce sont des circonstances excellentes pour occuper le Roi et le distraire. Au reste, le 24 décembre au soir, M. de Richelieu revenant de Languedoc s'est présenté au Roi avant son coucher et celui-ci s'est enfermé dans ses cabinets pour le recevoir. M. de Richelieu est un sage, incapable de s'appesantir sur les choses tristes ; on est sûr que, dans sa longue audience, il n'a pas inutilement parlé de la morte. Ses conseils sont de ceux qu'écoute un roi de trente-cinq ans, qui n'a point de borne à son pouvoir et qu'aucun scrupule désormais n'arrête plus. Personne ne doute que Louis XV ne sache bientôt se consoler : il n'a point fait ses dévotions à Noël.

 

FIN DE L'OUVRAGE