Lorsque, plus tard, assise dans son cabinet parmi ses ouvrages de tapisserie et de couture pour les pauvres, entourée de son petit cercle familier, la reine Marie rappelait les souvenirs de sa vie, elle ne rencontrait pas d'année plus remplie d'émotions que l'année 1733. Elle avait perdu deux enfants en moins de deux mois ; elle avait vu son père bien-aimé partir pour la Pologne, reconquérir son trône et subir presque aussitôt son dernier désastre. Enfin, elle avait pressenti un événement qui lui réservait de longues amertumes : l'adultère, encore secret pour tous, avait pénétré dans la vie de son époux. Ses deuils maternels lui portèrent les premiers grands coups de la douleur. Madame Troisième fut enterrée en février, et en avril mourut, à deux ans et sept mois, le jeune frère du Dauphin, ce charmant duc d'Anjou, qui déjà donnait à espérer et dont la mère et le grand-père rêvaient, à eux deux, de faire plus tard un roi de Pologne. L'enfant était malade depuis quelque temps et, plusieurs fois le jour, la Reine descendait le voir, dans l'appartement des Enfants de France, situé au-dessous du sien. Son inquiétude allait augmentant sans qu'elle en fût à craindre un dénouement si prompt. Elle l'apprit de la façon la plus cruelle, ainsi que le Roi le conta le jour même à Villars : Étant couchée avec le Roi, son impatience l'a fait sortir de son lit pour faire ouvrir une fenêtre, qui donnait sur celles de la chambre de M. le duc d'Anjou, à portée de laquelle était un crocheteur. La Reine lui cria : Comment se porte le duc d'Anjou ? Le crocheteur répondit : Il est mort. La Reine fit un grand cri ; heureusement une femme de chambre la soutint, et le Roi sortit du lit pour venir la consoler. Désormais les soucis ne quittent plus le cœur de la mère. Elle tremble pour ces vies fragiles, qui se multiplient autour d'elle ; dont elle souhaite, sans lassitude, d'augmenter le nombre, et parmi lesquelles elle voudrait surtout retrouver un duc d'Anjou. Elle se résigne déjà à se séparer de ses enfants. Dans l'été de 1733, sur l'avis des médecins, ils vont s'établir au château de Meudon, où l'air passe pour être meilleur qu'à Versailles. La Reine n'a pu les y conduire, à cause de la naissance de Madame Victoire ; mais elle va les voir ensuite le plus souvent qu'elle le peut, et les meilleurs moments de sa vie sont ceux qu'elle dérobe pour eux à la représentation royale : Je suis encore retournée hier à Meudon, écrit-elle, où je me suis beaucoup promenée et m'en trouve très bien. Il est vrai que M. le Dauphin devient fort joli, et il y a sûrement de quoi en faire quelque chose de bon ; mais il faut un peu rompre ses volontés, car il m'y paraît très décidé. Il n'aime effectivement pas trop à s'appliquer. Il n'en est point de même de ses sœurs, car elles apprennent très bien ; j'ai été très contente d'elles. Le petit Dauphin, élevé avec intelligence et fermeté, sous
l'inspiration de sa mère, va devenir studieux et bon ; mais que de crainte
pour sa santé, quelle frayeur pour une rougeole ! La Reine, retenue à
Versailles loin de l'enfant, en écrit au Cardinal : Vous
avez su depuis ma lettre d'hier, par M. Chicoyneau, que mon fils a la
rougeole en forme. Ce qui a fait que je ne vous ai parlé que de mon
inquiétude, c'est que je n'ai pas douté que Mme de Ventadour ne vous l'ait
mandé. Joint à cela je ne sais même pas ce que je vous ai écrit, car j'en
avais la tête tournée. J'y voulais aller absolument ; mais Helvétius m'en a
empêchée, et j'ai trouvé qu'il avait raison à cause du Roi et de ce que je
porte, car s'il n'était question que de moi, je n'en bougerais. On m'assure qu'il
est bien, mais, jusqu'à ce qu'il en soit quitte, je ne serai pas tranquille....
On revient de chez lui, et l'on me mande qu'il a
dormi une heure, vient de se réveiller très gai et va se rendormir. Le jeune père, toujours à la chasse, paraissait fort peu
parmi ses enfants ; mais le roi et la reine de Pologne les visitaient souvent
et voyaient en eux les garanties du bonheur et de l'avenir de leur fille. Les
lettres de la grand'mère à la comtesse d'Andlau expriment à merveille des
sentiments simples et touchants, qui rappellent la vie familiale de
Wissembourg. C'est une joie de voir mettre M. le Dauphin en culotte et en justaucorps ; on le déclare joli à manger ; et l'on n'en finit point de tracer le portrait
de ses perfections : Notre aimable Dauphin est
inexprimable en tout ; je l'aime de la dernière folie. Il promet non
seulement de vivre, mais d'être avec gloire. Il s'informe de tout, veut
savoir tout, rien ne lui échappe. Il n'y a qu'une chose qui me déplaît en
lui, qui est que, quand il voit un joli visage, il n'a plus de repos. Il aime
la parure : l'on m'a mandé hier, qu'il se plaignait à tout le monde qu'il
allait ressembler à un charbonnier, à cause du deuil du roi Victor — de
Sardaigne —. Il aime, avec cela, tout ce qui est
militaire, à vouloir faire des armes à tout propos. Quand il voit, par la
fenêtre, aller le Roi son père à la chasse, il se démène d'avoir un cheval
pour l'accompagner. Il a une grande amitié pour sa mère, et a toujours des
secrets à lui dire à l'oreille. Le roi Stanislas, qui se déclarait rajeuni chaque fois qu'il revoyait ses petits-enfants, ne tardait pas cependant à se laisser entraîner par d'autres rêves. Il y eut des larmes chez la Reine, au moment de son départ pour la Pologne, lorsqu'il vint prendre les instructions du Cabinet de Versailles pour cette grande aventure. Quelques jours plus tard, il était sur les chemins d'Allemagne, déguisé en commis de marchand, et arrivait à Varsovie, à l'étonnement de l'Europe, se faire acclamer roi par la Diète polonaise ; succès éphémère, il est vrai, mal préparé, obtenu du sentiment national par surprise, et que la Pologne et lui-même allaient promptement expier. Les souvenirs de Versailles et les lettres de sa fille
soutiennent ce roi d'un jour dans le désenchantement qui accable bientôt son
âme enthousiaste. Au début du siège de Danzig, alors que son rival, Auguste
III, s'est déjà fait couronner à Cracovie et que les armées russes vont
l'emprisonner dans un cercle toujours resserré, Stanislas écrit à ses
petits-enfants : Je vous félicite, mes chers
cœurs, d'être ensemble, comme vous me le mandez, et sur ce que vous avez dîné
chez maman. Peut-être aurais-je consenti à jeûner une année entière au pain
et à l'eau pour être de cette partie.... J'embrasse
de tout mon cœur les chers petits enfants et je les mets sous la protection
de la Sainte Vierge. Plus tard, quand l'affaire est désespérée, quand
le roi, à peu près abandonné par la France et sorti de Danzig au péril de sa
vie, a trouvé un asile dans les États du roi de Prusse, c'est encore une
lettre de son petit-fils qui lui apporte sa consolation ; il s'en délecte, il
baise le papier où s'est posée la petite menotte
; il l'arrose de ses larmes. Elle lui fait oublier un instant la tristesse de
son nouvel exil, comment l'ont berné les ministres de son gendre et la grande
trahison du cardinal de Fleury. L'échec de Stanislas fut pour Marie Leczinska une cruelle déconvenue. Sans être ambitieuse pour son père, elle identifiait sa cause à celle de sa chère Pologne et croyait sincère, dans la République, une popularité que créait seulement l'or bien distribué de l'ambassadeur de France. La Reine ne pouvait être indifférente pour elle-même à cette reprise de couronne. N'avait-elle pas, malgré les adulations officielles, souffert quelque humiliation de n'avoir apporté en dot à son mari, ni territoire, ni alliance, ni prestige ? N'était-ce point par fiction qu'on la considérait comme fille de roi ? Cette campagne de la Succession de Pologne, qui bientôt embrasait l'Europe, n'avait-elle pas pour raison secrète que l'épouse du roi de France cessât d'être considérée par les malveillants comme une simple demoiselle ? Elle n'avait ni demandé ni souhaité qu'on prît les armes ; on le faisait cependant, à cause d'elle et de son mariage : Je suis bien fâchée, écrit-elle à Fleury en 1733, de ces vilains bruits de guerre ; elle m'aurait toujours fait de la peine, mais je vous avoue, mon cher Cardinal, que celle-ci m'en fait encore davantage, quand j'imagine que j'en suis cause, quoique, à la vérité, innocente. Le mal déchaîné, elle aurait voulu qu'il servît les intérêts de son père, qui en avaient été le prétexte, et non pas les combinaisons compliquées du ministre de Louis XV. Les quatre-vingt-dix lettres écrites par Stanislas à cette époque, et que la reine Marie conserva dans ses papiers, montrent que le roi de Pologne comptait pleinement sur elle et la considérait un peu comme son chargé d'affaires à Versailles. Le chiffre assez naïf et les noms supposés dont ils se servaient pour correspondre donnaient au père et à la fille l'illusion que leurs lettres échappaient à la police du Cardinal. Bientôt celui-ci s'en montra informé, et la Reine cessa d'y mettre mystère. Elle n'avait, d'ailleurs, besoin d'aucun avis pour s'instruire de ce qu'elle avait à faire. Son rôle tout tracé, et dont personne ne pouvait lui faire un reproche, était de rappeler aux ministres des engagements pris au nom du Roi et où son honneur était engagé devant la Pologne et devant l'Europe. Elle savait ménager les ombrages du Cardinal et ses manies d'économie, qui semblèrent longtemps la seule raison de son inaction, mais elle le stimulait à envoyer les subsides nécessaires, les secours tant de fois promis ; elle s'entretenait en particulier avec le garde des sceaux Chauvelin, le seul véritable homme d'État du ministère, d'abord mieux disposé que son chef et capable de s'intéresser aux grandes choses. Une mauvaise volonté cachée, et qu'elle ne s'expliquait point, paralysait tous ses efforts. Les appels de Stanislas à la chère France, les supplications du marquis de Monti, enfermé avec lui à Danzig, et ses avertissements répétés, se heurtaient de plus en plus à l'indifférence. Le dévoué ambassadeur n'avait guère d'autre appui à la Cour que celui de la Reine elle-même. On essayait de tromper celle-ci, comme on trompait les assiégés de là-bas, par mille raisons insoutenables ; le Cardinal affectait, par exemple, de trembler devant la menace imaginaire des représailles anglaises et s'entendait avec Walpole pour faire bloquer, par quelques vieux bateaux, devant la rade de Brest, l'escadre de Duguay-Trouin, toute prête, disait-il, à partir pour la mer Baltique. Il annonçait, du reste, de temps en temps, l'envoi des fameux secours, et c'était six cents hommes sans munitions qui finissaient par arriver, alors qu'il en aurait fallu dix mille. Même avertie par les lettres continuelles de son père, Marie n'était pas en état de débrouiller les fils de cet inextricable tissu de mensonges et de mauvais vouloir, qui constituait toute la politique polonaise du cardinal de Fleury. Si parfois elle en soupçonnait la duplicité, elle n'eût pas osé le laisser voir ; mais elle affichait avec bravoure son admiration pour les quelques Français d'audace et de cœur, qui ne s'embarrassaient point de la diplomatie du ministre et ne se souciaient point de l'embarrasser. Ces vaillants, réduits à des ressources misérables, isolés, abandonnés à l'autre bout de l'Europe, s'obstinaient à servir le rêve de leur reine et à tenir la parole de leur roi. Marie avait commenté passionnément les messages de M. de Monti ; elle avait envoyé ses encouragements au comte de Plélo, l'ambassadeur à Copenhague, qui avait charge de transmettre les secours à Stanislas et qui, le sentant perdu, n'hésitait pas à lui porter sa propre épée. On lisait avec enthousiasme chez la Reine l'audacieuse lettre de ce gentilhomme, écrite à Louis XV au moment de s'embarquer pour Danzig avec une petite troupe : Nous allons, Sire, secourir votre beau-père ou mourir à la peine. Mais, si vous voulez le sauver, il vous faut plus de troupes et une plus forte escadre ; je suis un trop fidèle sujet pour le dissimuler. Plus soldat que diplomate, M. de Plélo avait commis par générosité une faute grave, en quittant son poste sans ordre royal. Il lui fallait réussir ou mourir, car il n'y avait pas moyen de revenir. Le vieux Cardinal réprouvait cet excès de zèle et disait sèchement, devant la Reine, que M. de Plélo hasardait sa vie et sa fortune : Pour ce qui est de sa fortune, répondait-elle, je m'en charge, quoi qu'il advienne. Presque aussitôt arrivait la nouvelle que Plélo, disparu au premier engagement, avait été retrouvé deux jours plus tard, parmi les cadavres français, le visage sabré, quinze coups de baïonnette dans le corps, et la Reine pleurait comme un ami ce Breton chevaleresque qui était allé à la mort pour une idée, avec un héroïsme à la polonaise. Maintenant tout espoir était perdu de recouvrer ce trône tant disputé. Après d'anxieuses semaines d'incertitude, Marie apprenait la délivrance de son père, s'échappant de Danzig en fugitif et traversant les lignes ennemies sous un accoutrement de paysan. Cette vie chère était sauve ; mais l'insuccès de cette longue campagne, à laquelle Stanislas s'obstinait vainement, le chassait à jamais de son royaume. Sept années de diplomatie occupées à préparer son retour avaient été inutiles. L'influence de la France en Pologne était morte pour longtemps ; l'Europe se moquait du gendre autant que du beau-père, et se vengeait par là des succès des armes françaises en Italie et sur le Rhin. Seul, à Versailles, le vieux Fleury était content. Ce dénouement était son œuvre particulière. Son véritable dessein se réalisait ; il avait rendu définitivement impossible toute influence de la Reine ; il avait mis Stanislas à sa merci ; il se sentait, à cette heure, complètement vengé de M. le Duc. Le beau-père du roi de France fut prié de laisser aux seuls diplomates, et à ceux-là même qui l'avaient trahi, le soin de tirer parti de l'échec humiliant qu'il devait à leur abandon. Ils s'en occupèrent au mieux des intérêts de leur maître, et décidèrent de la destinée de Stanislas. Le troisième traité de Vienne stipula, comme on le sait, sous certaines conditions bientôt remplies, que le duché de Lorraine serait cédé à Leczinski et ferait retour, à sa mort, à la couronne de France, ce prince n'ayant pas d'autre héritier que sa fille. Stanislas fut mis hors d'état de se plaindre. A défaut d'un royaume deux fois perdu, il allait avoir le gouvernement d'un magnifique pays, l'agrément de tenir une cour et de s'y faire aimer, le plaisir de visiter ses petits-enfants à Versailles et de recevoir Voltaire à Lunéville, le loisir enfin de devenir un grand moraliste, suivant la mode du siècle, et un philosophe couronné. Si Stanislas s'estimait dédommagé, la reine Marie n'était pas moins satisfaite. Au soulagement de voir terminée cette longue crise se joignaient la joie de garder ses parents auprès d'elle, l'espoir de les faire venir chaque année à Versailles, et l'orgueil de penser que Louis XV tiendrait un jour de son chérissime papa la pacifique possession d'une province depuis tant de siècles désirée et disputée par la France. Après les déceptions de la guerre de Pologne, elle n'eût pas osé espérer un résultat aussi glorieux pour elle. Venue au trône les mains vides, elle n'aurait pas été inutile à la couronne des lis : sa dot tardive égalerait celle qu'avait apportée Anne de Bretagne, et son fils hériterait, grâce à elle, d'un royaume agrandi sans luttes nouvelles, où l'on bénirait le nom de Stanislas. Cette pensée allait être d'un grand réconfort pour Marie, dans les épreuves plus intimes et les désastres moins réparables qui approchaient. Au cours de ces années de guerre, où la Reine a vécu dans les émotions et les inquiétudes, le Roi n'a pas paru un seul jour partager ses sentiments. Il n'a jamais pesé d'une parole sur les résolutions de ses ministres ; il a pris sans doute aisément son parti de l'abaissement de son beau-père, puisque le succès de ses armes dans le reste de l'Europe a suffi à la sauvegarde des intérêts de la France. Il n'a pas prononcé un mot qu'on pût interpréter comme désavouant, au fond de son âme, la tortueuse politique de Fleury. Il semble de plus en plus indolent, loin des affaires, occupé de riens, tout à ses cuisines, à ses confitures, à son tour, aux soupers qui se font dans ses petits cabinets en revenant de la chasse. Avec les joyeux marmousets dont il s'entoure, les Gesvres et les Épernon, ce ne sont que mangeailles et crevailles. Le gouvernement n'a pas autant d'attraits pour lui que les propos de médisance universelle par lesquels, chaque matin, son valet de chambre Bachelier lui conte les alcôves et les coulisses. Du reste, pour ce qui est des affaires, le Cardinal lui demande, selon une habitude prise dès longtemps, des décisions, mais point d'avis. Par une rare souplesse de caractère, habile à écarter les difficultés sans les résoudre et toujours attentif à ménager la paresse du souverain, le vieux ministre conserve sur lui son influence encore intacte. Ce n'est que par une femme qu'elle pourrait un jour être ruinée ; les jeunes ambitieux de la Cour le savent bien et attendent le moment qui doit, par cette voie, leur livrer leur maître. Voici justement que les femmes commencent à occuper son esprit et qu'il se plaît davantage en leur compagnie. Il les rencontre peu dans le cercle de la Reine, où il ne paraît presque jamais, mais il en trouve chez la comtesse de Toulouse, dont l'appartement de Versailles, au rez-de-chaussée, communique avec le sien par un escalier intérieur, et où il prend l'usage d'aller chaque jour. La comtesse, épouse d'un prince légitimé et quelque chose comme grand'tante du Roi, est une beauté déjà mûre et d'expérience, qui aime s'escorter de beautés plus jeunes. Chez elle comme partout, Louis XV reste taciturne et timide : mais on sent déjà en lui, au soin qu'il met à ne pas déplaire, l'éveil d'un goût pour les plaisirs de la société. Ces habitudes nouvelles, sans prédisposer nécessairement aux galanteries, en ouvrent du moins la route. Aux facilités qui l'entourent, aux encouragements qu'il reçoit, il est à penser que le Roi, s'il avait moins grand'peur de l'enfer, aurait imité depuis longtemps ses jeunes compagnons et choisi une maîtresse. Songe-t-elle à lui en donner une, la bonne comtesse de Toulouse, la plus honnête femme du monde en son privé et qui va de plus en plus incliner vers la piété ? On assure de tous côtés qu'une telle recherche est son plus pressant souci ; mais les langues méchantes n'ont jamais été pires qu'à cette époque, et il n'apparaît nullement que ce vilain métier soit de son goût. Si le Roi délaisse la Reine, cette lassitude naturelle ne saurait être imputée à d'autres. Il n'est pas étonnant que Mme de Toulouse s'émeuve de son ennui : elle s'estime fière de parvenir à l'en distraire, de l'attacher par l'agrément de son salon, par son esprit des plus vifs et toujours de bonne grâce, par sa beauté aussi, qui garde des restes assez majestueux, et par ses yeux un peu durs de brune, qui savent cependant caresser. Elle est Noailles et fut, en premières noces, simple marquise. L'amour l'a faite princesse : elle a été épousée, après une longue cour et n'étant plus toute jeune, par un fils de Louis XIV et de Mme de Montespan. Il n'y a pas en France de foyer plus uni, plus édifiant, plus dévoué à l'éducation d'un fils unique, le duc de Penthièvre. Mais le trait particulier de la comtesse de Toulouse, c'est qu'elle aime gouverner les affaires et les hommes, mener chacun où il lui plaît, soutenir des ambitions et se faire des créatures. Le Roi errait, âme en peine, ennuyé d'une trop parfaite épouse, un peu effarouché cependant par les plaisirs vulgaires et excessifs que lui proposaient les débauchés de son entourage ; la comtesse de Toulouse s'est trouvée à point pour lui offrir l'aimable cercle qui lui manquait ; elle compte simplement s'en récompenser, outre l'honneur qu'elle en éprouve, par quelques menus avantages de faveur. C'est à Rambouillet surtout que l'intimité est étroite. Louis XV vient souvent passer deux ou trois jours dans cette résidence, si voisine de Versailles, et dont le comte de Toulouse a mis la somptuosité renouvelée d'accord avec sa grande fortune. Ce n'est pas seulement la chasse qui attire le Roi, bien que l'immense parc soit abondamment pourvu de bêtes fauves ; Rambouillet est aussi le seul endroit où il se sente tout à fait à l'aise. Il ne vient pas chez des sujets, mais chez de tendres amis, qui s'efforcent uniquement à lui rendre plaisants ses petits séjours. Il y rencontre des courtisans choisis, dont quelques-uns sont âgés et ont la politesse de l'ancienne Cour, et des dames toujours très peu nombreuses. Les hommes qui veulent aller à Rambouillet se font inscrire chez le Premier gentilhomme ; pour les femmes, c'est Mme de Toulouse qui les nomme, choisissant celles qui sont agréables au Roi. Les repas sont de la meilleure chère, le jeu animé, les propos discrets et souriants. La conversation enjouée de la comtesse charme extrêmement le Roi. Il y apprend mainte anecdote historique, qu'il aimera répéter plus tard, et cette généalogie des grandes familles du royaume qu'il fixera dans son imperturbable mémoire. Après le souper se tient ce que la Cour appelle le petit conseil secret du Roi. Ce sont des causeries à trois ou bien à quatre, si Mlle de Charolais est au château, où il est beaucoup plus question d'intérêts particuliers que d'affaires publiques, mais qui n'en ont pas moins leur importance. Le cardinal de Fleury ne prend aucun ombrage de ce petit conseil et ne se fatigue même point à faire le voyage de Rambouillet ; il est tout à fait sûr de la maison où il laisse son élève aller sans lui, car rien ne s'y décide ou ne s'y prépare sans qu'il en soit loyalement averti. Le comte de Toulouse est son ami, et la comtesse a trop besoin de le ménager, au sujet de tant d'affaires qui l'intéressent, pour ne pas se mettre d'accord avec lui sur toutes choses. Cet accord même augmente en un pareil milieu la confiance du Roi, et l'engage à se livrer plus qu'ailleurs. La châtelaine de Rambouillet pourrait aisément abuser de ces privilèges ; mais elle a assez de prudence pour se contenter d'être, à cette date, après le ministre, la première personne dans l'État. Une autre femme, plus remuante, d'une ambition plus inquiète et moins mesurée, partage avec la comtesse de Toulouse la familiarité du Roi. C'est une des sœurs de M. le Duc, cette Mlle de Charolais, qui vient d'obtenir de Sa Majesté, par acte officiel, ce titre éminent et unique de Mademoiselle réservé jusqu'à présent à la fille aînée du frère du Roi. Chacun connaît son portrait en cordelier, qui lui vaut le plus joli madrigal de Voltaire et qu'elle offre volontiers en don sur des tabatières. L'esprit aventureux de Mademoiselle et sa beauté hardie lui donnent sur Louis XV un ascendant tout autre que celui de la bonne comtesse, d'ailleurs plus âgée qu'elle de sept ans. Elle étonne le Roi et le domine par ses façons cavalières et sans respect, et son mépris absolu des convenances, en même temps qu'elle l'amuse par une verve souvent railleuse et de la plus vive tradition française. La comtesse de Toulouse, alors son intime amie, ferme ses charitables yeux sur les écarts d'une jeunesse, qui s'est débridée au pire moment de la Régence et dure encore à la quarantaine. L'intérêt des deux femmes est de suffire ensemble au Roi par les distractions diverses qu'elles lui donnent, et d'accaparer tout le crédit en se le partageant à l'amiable. C'est un jeu aisé à mener, jusqu'à l'inévitable brouille, et pour lequel elles s'entendront assez longtemps. Mais Mlle de Charolais dispose de ressources bien plus variées que la mère du duc de Penthièvre, car elle manque de scrupule sur le choix de ses moyens. Quelqu'un qui suit ses manèges la peint en trois paroles : Mademoiselle eût été recéleuse, voleuse ou bouquetière, si elle était née parmi le peuple. En telle compagnie et avec de tels exemples, n'est-ce pas merveille que le Roi soit resté si longtemps époux fidèle ? Mademoiselle est de ces femmes qui ne vivent que pour l'intrigue amoureuse, la leur ou celle de leurs amis. Elle corromprait le Roi pour le plaisir de le faire, n'en servit-elle point son ambition, toujours éveillée, de jouer un rôle. Celui qui lui est d'abord réservé n'a rien de fort honorable, même en ce siècle indulgent, et les contemporains usent de mots vigoureux pour le désigner ; mais cette fonction de conseillère, personne à la Cour n'est mieux qualifié qu'elle pour la remplir. Bachelier lui-même, qui fait le philosophe et voudrait élever son office de chambre à la haute politique, au bénéfice de son ami Chauvelin, l'incomparable Bachelier, que Lebel ne surpassera point, est obligé de subordonner ses vues à l'expérience de la princesse. Nul n'est expert comme elle à composer une partie fine, à jeter dans un souper la libre chronique du temps et cette sorte de propos où excelle Voltaire en ses contes et qui insinue le plaisir avec une pointe d'irréligion. C'est une grande commodité pour les projets de Mademoiselle que son château de Madrid voisine, à travers le bois de Boulogne, avec la maison royale de la Meutte — la Muette —, où le Roi va coucher au moins une fois par semaine. Ces soupers du bois finissent par exciter les soupçons de Fleury, qui n'entend pas que le Roi se compromette dans une intimité suspecte, ni qu'il y dépense avec excès l'argent de l'État. Un billet assez piquant de la princesse au Cardinal semble répondre à cette double inquiétude : Je vais à Madrid, écrit-elle, d'où nous avons l'honneur de souper dans le voisinage. En vérité jamais partie fine n'a été plus nombreuse et plus modeste. Nous serons une trentaine à table ; ensuite les hommes couchent à la Meutte et les femmes à Madrid. Sont-ils aussi inoffensifs que Mademoiselle veut bien l'assurer, ces soupers de la Meutte, où l'on boit toujours plus que de raison, où Cornus et Bacchus, comme on dit alors, rendent favorable la déesse de Cythère, où le Roi lui-même, dans l'excitation du vin de Champagne, laisse échapper des paroles singulières ? Un soir — on prétend que c'est en 1732 —, il y a deux tables servies, chacune de douze convives, et comme l'on cause assez librement des femmes de la Cour, de leur réputation et de leurs charmes, le Roi lève son verre et porte une santé mystérieuse : A l'inconnue ! dit-il. La santé bue à sa table, il envoie dire à l'autre table de la boire aussi. Cette insistance permet aux assistants de rechercher en sa présence à quelle dame il a songé. On met aux voix celles qui semblent le plus désignées. Trois noms se répartissent les joyeux suffrages : Mme la Duchesse la jeune, Mlle de Beaujolais et Mme de Lauraguais, parue tout nouvellement à la Cour. Le Roi se refuse à trancher le débat ; mais le propos qu'il a tenu et la liberté qui l'a suivi donnent beaucoup à penser et font connaître à tout le monde que sa vertu est à la merci d'une occasion. L'occasion se produit, ou plutôt on la fait naître, au cours de 1733, l'année même du départ du roi Stanislas. On le sait par le duc de Luynes, qui dit l'avoir appris de manière à n'en pouvoir douter ; les autres journaux de l'époque ne font pas commencer la liaison de Louis XV avant l'hiver de 1736. C'est que le secret royal est bien gardé et ignoré entièrement de la Cour pendant des années. Rien ne paraît changé dans les rapports du Roi avec la Reine, que semblent occuper et satisfaire de régulières maternités ; c'est cependant la Reine elle-même qui va nous fournir, par un témoignage inattendu, la confirmation du renseignement de M. de Luynes et la preuve qu'il n'a point été trompé. Parmi les lettres inédites de Stanislas à Marie, où Louis XV n'est presque jamais nommé, il en est une, du 3 janvier 1734, où se trouve une mention bien certaine des premières infidélités. Dans cette écriture continuelle qu'elle adresse à son père et qu'il la supplie de ne pas ajouter aux fatigues d'une grossesse, Marie a laissé échapper une fois l'aveu de son chagrin le plus intime, et le père répond à cette confidence, qui est du mois de décembre 1733, par la phrase suivante, partie en polonais, partie en chiffres, une des plus mystérieuses de toute leur correspondance : Ce que vous me mandez de la constance du Roi, sans espérance de changement, me désole. Cependant, je crois que les circonstances présentes, si le bon Dieu les donne heureuses, pourront le ramener. Stanislas se plaît à espérer que la joie de la naissance d'un prince — ce fut Madame Sophie — rétablira le bonheur conjugal de sa fille ; mais il faut bien constater déjà l'inconstance du Roi et aussi la tristesse de la pauvre Marie, d'autant plus profonde qu'elle est plus cachée. Son amour toujours anxieux lui a ouvert les yeux la première et, tandis que la Cour en est encore aux soupçons, elle seule, à des indices qui ne trompent point, a deviné les premières fautes du Roi et compris qu'il n'y a plus d'espoir qu'il lui revienne sans partage. Ni l'épouse, ni aucune personne, en dehors des initiés nécessaires, ne se doutent que la complice du Roi est aussi voisine que possible de la Reine et qu'elle appartient même à son service. Entre tant de femmes qui ont paru retenir l'attention du Roi ou qui l'ont même sollicitée, on n'a point remarqué la jeune comtesse de Mailly, fille aînée du marquis de Nesle. Mariée en 1726, à seize ans, à un oncle à la mode de Bretagne, lieutenant des gendarmes écossais, elle est devenue dame du palais de la Reine, en 1729, à la mort de sa mère, la marquise de Mailly-Nesle ; sa naissance et sa place à la Cour lui ont dès lors donné accès auprès du Roi et droit à tous les voyages. Plus tard seulement, on rapprochera les uns des autres de petits faits, demeurés inaperçus, et l'on se rappellera combien fréquemment Mme de Mailly a été des parties de Mademoiselle. On disait alors que sa conversation spirituelle était particulièrement agréable à Sa Majesté ; mais ses charmes ne semblaient point destinés à une aussi glorieuse conquête. La réserve du Roi et la tenue modeste de la dame distinguée par lui ont trompé les yeux les plus exercés par métier, ceux des courtisans en quête d'intrigue. Louis XV aime Mme de Mailly et en est aimé ; leur inclination sincère, quoique préparée par des soins corrupteurs, a eu besoin, pour se développer, d'un mystère qui en assaisonnât les plaisirs. Les habiles gens qui s'en sont mêlés n'ont point manqué d'épaissir cette ombre et de la rendre à peu près impossible à pénétrer. Les hésitations du Roi leur en ayant laissé le temps, Mademoiselle, Bachelier et la maréchale d'Estrées, qui prêta son concours, ont fait le choix le plus avisé. Leur dessein a été soigneusement établi et non moins calculé que celui qui amena jadis le mariage de la Reine. Ils savaient qu'une jeune femme, belle et ambitieuse, s'emparant pour la première fois du cœur et des sens du Roi, aurait pu rompre leurs calculs et garder pour elle l'influence dont ils comptaient se servir. Avec Mme de Mailly, âme affectueuse et de caractère désintéressé, ils n'ont rien à craindre de semblable. On lui a fait promettre, paraît-il, de s'en tenir aux seuls honneurs du mouchoir et de ne rien tenter sans l'avis des personnes qu'elle sait avoir la confiance et l'estime du Roi. Singulier engagement, que nulle autre des femmes de la Cour qui aspirent à être élues ne serait capable de tenir avec bonne foi. Mme de Mailly met dans son amour plus de sentiment que de vanité, sans aucune vue d'avidité personnelle. Son esprit, qui est aimable, son humeur, qui est égale, sa douceur caressante suffisent à retenir le Roi ; mais elle n'a ni assez de beauté, ni assez d'intrigue pour être sûre d'un absolu pouvoir. Elle a, dit un contemporain, le visage long, le nez de même, le front grand et élevé, les joues un peu plates, la bouche grande, le teint plus brun que blanc, deux grands yeux assez beaux, fort vifs, mais dont le regard est un peu dur. Le son de sa voix est rude, sa gorge et ses bras laids. Elle passe pour avoir la jambe fine, beauté que peut-être elle doit à sa maigreur. Elle est grande, marche d'un air assez délibéré ; mais elle n'a ni grâce, ni noblesse, quoiqu'elle se mette d'un très grand goût et avec un art infini, talent qui lui est particulier, et que les femmes de la Cour ont tâché en vain d'imiter. S'il est vrai que la Sainte Madeleine de Nattier soit le portrait rie Mme de Mailly, on y retrouve tous ces traits physiques, que notre chroniqueur n'a point flattés. Élevé dans la réserve religieuse et dans la peur de la femme, Louis XV devait être de ceux que l'extrême beauté n'est point sans troubler, mais attire moins qu'elle n'intimide. Une personne comme Mme de Mailly pouvait mieux qu'une autre lui faciliter le premier pas. Le choix qu'on fit pour lui indique chez ses conseillers une connaissance fort juste des hommes. Pour le rendre définitif et prévenir les oppositions, Mademoiselle songea à s'assurer l'aveu, au moins tacite, du Cardinal. Il ne fut pas aussi facile qu'on le prétend d'y résoudre le vieillard, car il s'agissait, en somme, de ruiner l'éducation stricte qu'il avait donnée à son élève. Une brouille du ministre avec le Roi, qui date précisément du mois de septembre 1738 et que marque une retraite de dix jours à Issy, semble indiquer le moment où la chose fâcheuse lui fut révélée. Il dut protester, peut-être pour la forme, et il est sûr qu'il crut de son devoir d'apporter des consolations à la Reine, tout comme il eût présenté des condoléances. Mais ses scrupules ne tinrent pas longtemps devant les raisons soumises à son discernement de vieux casuiste. L'ouvrage fait par d'autres et la faute accomplie sans qu'il en fût responsable, il ne pouvait qu'être entièrement favorable à la personne qui en avait profité selon la morale du siècle. Aucune ne devait lui porter moins d'ombrage, en tant que ministre, ni causer autour du Roi moins de scandale. Puisque aussi bien le mal était inévitable, il fallait se féliciter qu'il fût ainsi limité. Plus tard, lorsqu'on voudra donner au Roi une autre maîtresse, infiniment plus dangereuse, celle qui sera Mme de Châteauroux, l'ancien précepteur fera des confidences sur le passé à la duchesse de Brancas : Ah ! si vous saviez combien il était nécessaire que Mme de Mailly eût le cœur du Roi, combien il serait funeste de le lui enlever, combien il faut le lui conserver, combien la maréchale — d'Estrées — eut raison, tout coupable que cela soit aux yeux de Dieu, de préparer cet engagement et le former ! Je tiens sans doute un étrange langage pour un prêtre ; mais la cour de Louis XIV, celle de Louis XV ressemblent trop peu à celle de saint Louis. Le Roi commençait à craindre la Reine elle avait été livrée aux intrigues de M. le Duc et de Mme de Prie. Le Roi pouvait se perdre par un mauvais choix ; il n'y en avait qu'un bon qui pût le sauver. Si vous saviez combien j'ai gémi aux pieds de cette croix... combien j'ai maudit mon pouvoir, sans puissance sur le cœur du Roi ! Le Roi a du moins les vertus de Mme de Mailly, laissons-les-lui. Je n'ai plus qu'un moment à vivre ; mais voir le Roi, que Louis XIV m'a confié, trahir ses dernières espérances ! Je ne le verrai point sans punir les corrupteurs de sa jeunesse ! Mme de Brancas, qui rapporte ces propos, non sans malice, assure qu'elle sortit de chez Fleury, ayant vu Tartufe cardinal et premier ministre. La conscience compliquée du personnage admettait peut-être une grande part de sincérité. Il est seulement fâcheux pour sa mémoire qu'on ne lui trouve de colère contre les corrupteurs du Roi qu'à l'heure où ils alarment sa tranquillité. Il est certain que le cardinal de Fleury, s'il n'approuva
pas la liaison du Roi, en approuva du moins le choix, que plus tard il ne
s'opposa point à ce qu'elle fût déclarée, et qu'il entretint, par l'entremise
de Mlle de Charolais, un commerce de bonne entente avec la maîtresse. S'il en
fallait une preuve, un petit document, postérieur il est vrai à la
déclaration, la fournirait. C'est encore un billet griffonné par Mademoiselle
au Cardinal pour le remercier des faveurs accordées à une sœur de Mme de
Mailly, qui va épouser M. de Vintimille, petit-neveu de l'archevêque de
Paris. Ces faveurs, arrachées à la lésinerie du ministre, sont considérables
: le Roi donne à la nouvelle mariée deux cent mille livres d'argent comptant,
un appartement à Versailles et six mille livres de pension, en attendant une
place de dame dans la maison qu'on fera un jour à la Dauphine. Mademoiselle,
qui a mené tout cela, écrit à Fleury : Ce lundi au
soir. — Je n'ai jamais vu une si grande joie
et tant de reconnaissance. Mme de Mailly m'a priée de vous faire ses
remerciements et de vous dire que c'était à vous qu'elle devait la fortune
de sa sœur. Elle n'ose pas aller chez Votre Éminence. Je lui ai dit
qu'elle ferait mal d'y aller et que vous ne vouliez rien savoir. Elle
gardera le secret et je me conformerai en tout à ce que vous m'avez dit. Je
vous remercie encore de cette affaire. Tout ce qui marque votre amitié me
touche au delà de ce que je puis dire. Je m'acquitte d'une commission et ne
veux point de réponse. L'ardeur qu'a mise Mme de Mailly à fixer sa sœur à Versailles peut paraître naïve, quand on sait que Mme de Vintimille va devenir, à son tour et sans tarder, la maîtresse du Roi ; quant à ce billet de princesse à ministre, il dit en peu de mots, sur ces choses de cour, plus qu'il ne semble. Les débuts de Louis XV dans l'adultère ont gardé un caractère qui frappe l'observateur un peu attentif. Pendant plusieurs années, sa liaison ne fut ni définitive, ni sans remords. Elle subit des scrupules et des ruptures, comme en eut quelque temps la tendresse du grand Louis pour cette La Vallière, à qui l'on est tenté de comparer Mme de Mailly. La loi religieuse arrête, à des dates déterminées, avec son inflexible rigueur, l'essor des passions coupables. On ne peut oublier que le Roi communie au moins à Pâques et remplit ses devoirs de catholique dans leur intégrité. Minutieux ainsi qu'il le sera toujours dans l'accomplissement des pratiques, des jeûnes, des abstinences, il n'est point de ceux qui ignorent les conditions du repentir ou qui se permettent de les enfreindre, au risque de leur salut éternel. Il faut donc qu'il fasse un effort loyal vers le changement de sa vie et qu'il s'essaie de bonne foi à rompre les liens qui l'enchaînent. Au nom de pouvoirs supérieurs aux rois, le moins que puisse exiger le confesseur pour l'absoudre, c'est qu'il reprenne avec la Reine la vie conjugale. On le voit, en effet, rentrer dans le droit chemin aux approches des saintes semaines et il cherche alors, à se corriger avec une sincérité que rien n'autorise à mettre en doute. Avant Noël 1737, par exemple, après avoir délaissé la Reine pendant huit mois, c'est-à-dire presque depuis Pâques, il vient passer auprès d'elle les nuits du 22 et du 23 décembre ; c'est qu'il doit faire ses dévotions à la grande fête et qu'il n'y serait point admis sans cette preuve de son repentir. Au reste, toute lutte est courte en une âme aussi molle, et ce réveil religieux de Noël sera le dernier. Tombé malade avant de communier, le Roi a renoncé à le faire ensuite. Sa rechute dans le péché n'a point tardé. Le 14 janvier, dès son rétablissement, il va pour la première fois souper publiquement chez Mme de Mailly, dans son appartement de l'aile neuve. La maîtresse a plaidé, une fois de plus et trop éloquemment, la cause de sa passion. Son amant, du moins, n'ira pas jusqu'à l'hypocrisie à Pâques suivant, au grand scandale des dévots de la Cour et de la plupart de ses sujets, le Roi Très-Chrétien, le fils aîné de l'Église, renonce pour la première fois à la communion pascale. N'étant point en état de grâce, il ne saurait guérir les écrouelles, et les malades, réunis à Versailles, le samedi saint, doivent s'en retourner chez eux sans avoir été touchés. On donne pour prétexte une incommodité du Roi ; mais la situation est claire : il n'a point voulu se confesser, ou le confesseur lui a refusé l'absolution. Sur la foi d'anecdotes de basse antichambre et de récits malveillants toujours répétés, on a rendu Marie Leczinska responsable du changement de conduite de Louis XV, par des maladresses féminines et des répugnances au devoir conjugal. L'explication, vraie pour tant d'autres, n'est pas suffisante en ce cas illustre. Certes, la reine Marie, toujours intimidée auprès de son maitre, n'avait rien pour se défendre contre les dangers de sa situation. Il lui eût été difficile d'éloigner toujours de l'époux les trop vives séductions du plaisir illicite ; mais l'acte même du détachement n'est point du fait de la Reine et il y aurait injustice à lui en imputer les conséquences. Elle souffrait sans doute, quand le Roi lui apportait, de ses soupers, l'odeur et le trouble du champagne ; elle considérait alors que la sainteté du mariage était mal comprise par le compagnon de sa vie ; mais elle ne se fût jamais permis de le lui reprocher. Elle a pu, d'autre part, imposer quelques trêves aux impatiences du Roi, sur l'ordre d'une Faculté trop méticuleuse ; mais jusqu'à la fin, et sans relâche, elle demeura désireuse de maternité. Les commérages du temps, sans excepter ceux d'Argenson, interprètent fort mal les sentiments de la Reine sur ce point, et lui prêtent des mots que démentent ses lettres, ses paroles et toute sa vie. Pour se renseigner à des sources plus sérieuses, les témoignages, qui manquent souvent en matière aussi délicate, se trouvent en nombre dans le Journal du duc de Luynes. La séparation vint d'une exigence de la Faculté de la Reine, dont les démêlés avec la Faculté du Roi avaient plus d'une fois, paraît-il, aggravé les choses. En 1738, la première eut définitivement gain de cause, en des circonstances dont il est possible de reconstituer la suite. Le Roi usait alors d'une nouvelle chambre à coucher, celle qui existe encore à Versailles, qu'il avait fait faire à l'intérieur de son appartement privé ; elle était de dimensions plus commodes que la vaste chambre de Louis XIV, dont Louis XV avait dû jusque-là se contenter, en y grelottant et s'y enrhumant pendant les froids, et qui ne servait plus qu'aux levers, aux couchers et aux autres usages d'étiquette. La petite chambre était plus facile à chauffer l'hiver, plus facile aussi à quitter, sans être vu, en toute saison. Le 26 mai, lendemain de la Pentecôte, le Roi traversa l'Œil-de-Bœuf après son coucher et vint chez la Reine, ce qu'il n'avait point encore fait de l'année et ce qui ne devait plus se renouveler. Quelques semaines après, il partait pour Compiègne, laissant, comme d'ordinaire, la Reine à Versailles : Elle croyait être grosse, raconte M. de Luynes, et avait mandé au Roi l'état où elle se trouvait. Elle alla souper chez Mme de Mazarin, à une petite maison au haut de la montagne de Saint-Cloud, que l'on appelle Montretout. Elle n'en revint qu'à la pointe du jour... n'étant point accoutumée de se coucher si tard. La nuit même, il lui arriva un accident qui prouvait qu'elle n'était plus grosse et qu'elle s'était blessée ; elle n'osa pas en parler ni le mander au Roi, de peur que son voyage de Montretout ne fût désapprouvé ; elle lui manda seulement que les soupçons de grossesse avaient disparu. Elle se leva et alla comme à l'ordinaire ; cette conduite fut suivie d'abord d'une perte de sang et ensuite d'un dérangement qui dura quelque temps. Dans cet état, Perrat lui déclara que, si elle redevenait grosse dans ce moment, elle ne porterait jamais son enfant à bien. Ce fut là l'occasion des difficultés qui furent faites au Roi à son retour de Compiègne ; on voit qu'elles étaient fondées. Quant aux sentiments intimes de la Reine, un autre récit, recueilli l'année précédente par le même auteur, est tout à fait significatif. Il s'agit de la naissance de Madame Louise. D'après la légende, Louis XV, espérant un garçon et de fort méchante humeur, aurait nommé brusquement Madame Dernière celle qui le fut en effet. La réalité fut tout autre. C'était le 26 juillet 1737 : le Roi, resté auprès de la Reine pendant ses douleurs, avait embrassé la main qu'elle lui tendait ; immédiatement après être accouchée, ayant su que c'était une fille, elle le pria d'approcher et lui dit : Je voudrais souffrir encore autant et vous donner un duc d'Anjou. Le Roi l'exhorta à se tranquilliser. Ce tendre appel de l'épouse, si touchant et si sincère, a été entendu par la duchesse de Luynes, dame d'honneur, qui n'a point quitté son chevet. Pourquoi semble-t-on ignorer son témoignage, éloquent à sa date, qui, dans une de ces heures où se livre le plus profond de l'être humain, révèle l'entière pensée de la Reine ? Le désir de remplacer le fils qu'elle a perdu n'a pas un instant quitté son cœur et, jusqu'à l'abandon définitif, elle a appelé de toute son âme un autre duc d'Anjou. Il n'est donc pas soutenable qu'elle se soit dérobée de façon quelconque à son devoir, ni se soit jamais montrée lasse de l'œuvre de maternité. C'est en 1738 que la faveur de Mme de Mailly commence à devenir évidente. Peut-on penser que le Roi, ne devant plus revenir à la Reine, se considère comme délié des égards qu'il a scrupuleusement gardés jusqu'alors ? On aime mieux croire que c'est à son insu que le secret est devenu un scandale et qu'il y a du vrai dans une anecdote bien connue ; un soir que la maîtresse se glisse, voilée selon l'ordinaire, dans les petits appartements, Bachelier, voulant brusquer les choses, entr'ouvre comme par mégarde son capuchon et la laisse reconnaître à deux dames. Quoi qu'il en soit, au mois de juillet, le duc de Luynes se décide à mettre en son Journal, non point la brutale assurance de la liaison du Roi, mais des phrases enveloppées et prudentes qui la supposent vraisemblable. L'avocat Barbier dit que la chose est publique ; d'Argenson sait depuis longtemps que Chauvelin a fourni la petite Mailly d'appointements sur des fonds secrets, tandis que Luynes en est encore à remarquer des soupers dans les cabinets ou chez Mademoiselle. Il note seulement que ces soupers se font plus ostensiblement et durent jusqu'au matin ; le Roi quitte alors ses cabinets intérieurs, où nul indiscret ne pénètre, et se couche quelquefois après six heures, non sans avoir entendu la messe. Au souper du 3 juillet, chez Mademoiselle, il y eut le prince de Dombes, MM. du Bordage, de Soubise, de Chalais, le petit Coigny, ami de la princesse, ainsi que Mmes de Beuvron, de Mailly et d'Antin. Mme de Mailly était de semaine comme dame du palais : Elle resta au souper avec la Reine, raconte M. de Luynes, quoique la Reine, par bonté, eût voulu bien des fois la renvoyer, pour ne la pas faire rester si longtemps debout. Mme de Mailly n'arriva au souper que trois quarts d'heure après qu'on se fut mis à table... Ces soupers ont donné occasion de renouveler les discours qui se tiennent depuis si longtemps. On a peine à concilier ces idées avec ce que nous voyons de piété, régularité et attentions édifiantes. Il faut un peu plus de temps pour juger si ces discours ont quelque fondement. Quelques gens ont remarqué que l'on ne pouvait pas nommer le nom de la personne de qui il est question, devant le Roi, sans qu'il rougît, et l'on dit qu'aujourd'hui le Roi la nomme lui-même sans embarras. A ce moment, Louis XV, allant à Compiègne, a projeté de
s'arrêter quelques jours à Chantilly. Il y a une dame,
dit encore M. de Luynes, qui a fait ce qu'elle a pu
pour y aller, et elle a été refusée par M. le Duc. En rayant le nom de
cette dame qui n'est nullement liée avec lui,
le seigneur de Chantilly a fait une chose toute naturelle, M. le Duc ne devant point ajouter foi aux discours du
public, ni, quand il y ajouterait foi, les regarder comme une raison
pour prier de venir chez lui une personne qu'il connaît peu. N'est-ce
point là, en même temps, une petite revanche, irréprochable dans les formes,
que prend sur son maître, à son tour en position fausse, l'amant disgracié
jadis de Mme de Prie ? C'est peut-être son échec pour Chantilly qui donne à Mme de Mailly le désir d'être avouée comme maîtresse et d'obtenir cette déclaration publique qui, par un renversement assez curieux des idées morales du temps, lui épargnera désormais les humiliations. Il est facile de forcer la main au Roi, et les séjours de Compiègne et de Fontainebleau sont excellents pour ce dessein, par la liberté qu'ils autorisent. On continue à Compiègne, écrit M. de Luynes, les mêmes propos que l'on a tenus ici sur la même personne ; et le duc consigne avec soin tous les indices qui lui sont rapportés pendant les voyages. la familiarité parfois choquante de cette dame quand elle joue avec le Roi, l'abandon d'un appartement à Fontainebleau que lui fait la maréchale d'Estrées, sa présence à une chasse royale, seule darne dans la calèche de Mademoiselle, enfin ses paroles à l'oreille de la comtesse de Toulouse, qui est décidément dans la confidence. Il semble que l'honnête courtisan, très attaché à Marie Leczinska, se refuse à admettre l'outrage public fait à sa souveraine et qu'il ait besoin, pour être convaincu, de vingt fois plus de preuves qu'il n'en faut à l'opinion. Cependant Mme de Mailly s'irrite de l'attitude des autres dames de la Reine, surtout pendant les semaines où elle fait son service. Elle a tout le monde contre elle, les vertueuses et les jalouses, celles-ci surtout, qui ne sauraient lui pardonner d'avoir été choisie. Mme de Mailly répond aigrement et le prend avec toutes sur le ton hautain. A mesure qu'elle devient moins respectable, elle veut, comme il est naturel, être davantage respectée. Peu lui importe qu'on sache sa pauvreté, que ses chemises s'éliminent et se trouent, que sa femme de chambre soit mal vêtue, qu'elle-même, au jeu, ne trouve pas cinq écus dans sa poche pour payer quand elle perd ; ce qu'elle demande, ce qu'elle exige, c'est qu'on la reconnaisse pour la maîtresse déclarée et qu'on lui accorde les hommages dus à ce rang. Elle est désintéressée au possible, écrit d'Argenson ; elle rend volontiers service à ses amis ; elle n'entend rien aux affaires d'argent et ne veut seulement pas écouter les propositions. Elle est franche, elle est vraie ; mais elle est haute comme les nues et se souvient longtemps des offenses. En mai 1739, le duc de Luynes est stupéfait d'une de ses incartades. Elle a refusé d'être à un souper de Marly avec la duchesse de Mazarin : Je vous prie d'ôter l'une ou l'autre de votre liste, dit-elle au duc d'Aumont ; car nous ne soupons point ensemble. La liste est déjà montrée, Mme de Mazarin avertie, et c'est un grand embarras pour le Premier gentilhomme que de lui annoncer qu'il y a eu malentendu et qu'elle ne sera pas du souper. La favorite déteste la duchesse, qui est pourtant sa cousine, étant Mailly comme elle, parce qu'elle lui attribue la plupart des propos qui se tiennent contre elle chez la Reine. Mais Mme de Mazarin est dame d'atours fort aimée de Marie Leczinska et l'offense atteint sa maîtresse autant qu'elle. Un autre chroniqueur remarque vers ce moment : Mme de Mailly commence à tirer sur la Reine et manque de ménagements convenables, ce qui peut lui attirer malheur. Le malheur de Mme de Mailly ne doit point lui venir de la Reine ; mais on a tort de croire que celle-ci n'a pas essayé de se défendre. Elle est restée longtemps dans l'incertitude sur la liaison du Roi. Elle l'a soupçonnée la première, puisqu'elle en a écrit à son père, mais il lui aurait été douloureux d'interroger, et rien ne peut être plus difficile pour elle que d'apprendre le nom de sa rivale. Mme de Mazarin probablement se charge de lever le voile. Ce n'est point en chrétienne résignée que Marie accueille cette révélation, car l'offense la plus cruelle à son amour-propre vient s'ajouter à la blessure de son amour. Elle a du sang guerrier dans les veines, qui se réveille devant l'outrage, devant le mensonge aussi effronté et aussi voisin. Ces sentiments ne sont pas racontés par les contemporains et comment pourraient-ils l'être ? Mais çà et là des indications éparses les font deviner. La Reine s'adresse à l'homme qu'elle a toujours vu maître de l'esprit du Roi. S'il est vrai que le Cardinal se retire à Issy, en septembre 1738, pour protester contre la liaison dévoilée, on s'explique la visite que va lui faire la Reine et qui donne lieu à tant de commentaires. Elle pleure auprès de lui, s'indigne, demande conseil, et, le vieillard, désarmé comme elle, et, malgré tout, secrètement content de la voir humiliée, n'a que les paroles les plus banales à lui offrir en consolation. Elle croit alors de son devoir d'engager une de ces luttes où l'on est vaincu d'avance : elle veut réclamer sa place et ses droits, abattre l'insolence de cette femme ; tout au moins ne lui abandonne-t-elle plus le champ libre aux voyages de Compiègne. Elle exige de Fleury qu'on l'y laisse désormais suivre le Roi : La Reine, note un indiscret, veut venir partout. C'est le Cardinal qui a engagé le Roi à mener la Reine à Compiègne, et la chose a déplu à Sa Majesté, quoique cela lui ait procuré plus d'assiduité de Mme de Mailly qui n'a point eu de semaines de distraction. Mais la Reine veut chasser en amazone ; tout est perdu. C'est une maladroite conduite, au reste, et faite pour exaspérer le Roi. Son embarras en augmente ; il perd l'habitude de parler à la Reine, il s'éloigne de plus en plus, il en vient à un sans-gêne étrange que le duc de Luynes est obligé de signaler : On a remarqué, lorsque le Roi arrive dans le salon, que non seulement il ne s'approche point de la table de cavagnole où la Reine joue ; mais même, il y a quelque jours, la Reine se tint debout assez longtemps sans que le Roi lui dit de s'asseoir ; et pendant ce temps il parlait à Mme de Mailly ! Il n'est pas étonnant qu'en ces premières années Marie Leczinska laisse paraître quelque chose de l'amertume qui remplit son âme. De toutes les maîtresses de son mari, c'est Mme de Mailly seule qu'elle a détestée, car c'est elle qu'elle accuse de lui avoir ravi le cœur du Roi. Elle ne pourrait lui dire que par des regards son mépris et sa colère, et sa dignité même l'en empêche. On lui attribue une réponse au double sens insultant, un jour que sa dame du palais aurait sollicité de s'absenter pour suivre un des voyages de la Cour : Faites, madame, aurait dit la Reine, vous êtes la maîtresse. Cette parole n'est guère vraisemblable à la date où elle est donnée ; mais il est sûr que la Reine est aux aguets pour savoir quels sont les amis de la dame et, comme elle a la langue prompte et l'esprit malicieux, elle ne peut se tenir de leur jeter au visage quelque mot piquant. Ils s'en vengent, à leur tour, par des racontars malveillants que les nouvellistes recueillent. Les sous-ordres du service ne se gênent point pour prêter des ridicules à celle dont le crédit, qui fut toujours peu de chose, semble ne devoir jamais renaître. On lui reproche sa mauvaise humeur, son dépit, ses chiffonnages, jusqu'à l'ostentation qu'elle met à faire tourner son lit dans sa chambre de Fontainebleau, de façon à n'y laisser qu'une seule ruelle. Les semaines où Mme de Mailly la sert et où elle est forcée d'endurer tout le long du jour cette offensante présence, ses domestiques s'en ressentent, parait-il, à ses impatiences répétées. Ne faut-il pas que le supplice soit bien douloureux pour altérer, ne fût-ce qu'en passant, cette âme égale et bienveillante ? La crise violente qu'on entrevoit dans la vie de la Reine, qui n'est contée nulle part, mais qui n'en est pas moins certaine, dure peu d'années. Son respect pour le Roi, l'amour qui survit à la désillusion, le souci de sa propre dignité refoulent au fond de son cœur les plaintes de sa souffrance. La foi de sa pieuse jeunesse, que rien n'a diminuée, lui apporte les adoucissements les plus sûrs, en contraignant son chagrin à prendre la forme épurée du sacrifice. Ce n'est pas à l'épouse seulement que la vie royale impose d'exceptionnelles épreuves, celles de la mère ne sont pas moindres. Elle se trouve éloignée, par les usages de la monarchie, de l'éducation de ses enfants, confiés à des personnages ayant charge de cour et responsables devant le Roi seul. Elle ne vit point au milieu de ces êtres chers, de qui les journées, comme les siennes, sont réglées sans qu'aucune place soit laissée aux libres effusions du cœur. Les habitudes familiales de l'ancienne France, qui tiennent les enfants à distance des parents, s'aggravent à Versailles de toutes les exigences de l'étiquette royale. Quand Mesdames aînées sont en âge d'en remplir les devoirs, elles vont une fois par jour faire leur cour au Roi et à la Reine, et leur gouvernante, Mme la duchesse de Tallard, les y amène en cérémonie. La Reine peut les recevoir aussi à certaines heures dans ses cabinets particuliers ; rarement elle va les visiter chez elles, dans leur appartement éloigné de l'agitation de la Cour, à l'extrémité de l'immense château. Le Dauphin, qui habite au-dessous d'elle, prend une plus grande part de sa vie, et elle intervient elle-même, par de judicieux conseils, dans l'œuvre de ses éducateurs. Le jeune Louis a eu une première enfance difficile, par l'exubérance d'une volonté violente et incapable de se plier. Il battait sa nourrice, il soufflette un jour son précepteur. Grâce aux efforts de l'honnête duc de Châtillon, le gouverneur, et du maître à lire, l'abbé Alary, ce terrible écolier est devenu le plus appliqué, le plus docile et le plus loyal des adolescents. Le portrait qu'a fait alors Tocqué de l'héritier du trône montre son charmant visage dans le milieu d'étude et de travail qu'il s'est mis à aimer passionnément. On compare cette sérieuse éducation à celle qu'à reçue le Roi, toute de complaisance et d'adulation. En rappelant l'œuvre manquée du cardinal de Fleury, on établit aisément que les dauphins, dont les pères sont jeunes et ont chance de régner longtemps, se trouvent toujours mieux élevés que les autres et moins gâtés par leur entourage. Les gouverneurs, en effet, les précepteurs, les valets de chambre n'ont à répondre de leur fonction que devant le Roi et n'attendent de récompense que de la satisfaction paternelle. Leur intérêt se met ici d'accord avec leur conscience, ce qui est, dans les choses de cour, la plus sûre façon de n'être point exposé à sacrifier celle-ci. La Reine, au reste, y a veillé ; elle a toujours exigé que le jeune prince fût réprimandé et puni, quand cela a été nécessaire pour dompter son emportement. Elle a soutenu l'abbé Alary contre les cabales et les préventions. Elle s'est réservé une part dans l'instruction morale de son fils, lui a transmis une foi chrétienne très assurée, un vif sentiment de la pitié et de la justice. En ouvrant le cœur de l'enfant à toutes les générosités, en le formant à tous les devoirs, elle a préparé, comme elle aime à le dire, un prince selon le cœur de Dieu. Dès ces premières années, apparaît une étroite union entre la mère et le fils, qui trouveront l'un près de l'autre, au milieu de l'égoïsme de Versailles, la confiance et la consolation. L'intimité ne sera jamais semblable avec les princesses, qui devraient, semble-t-il, appartenir davantage à la Reine. Au reste, les plus jeunes lui sont prises, précisément à l'âge où les cœurs s'ouvrent et se mêlent, et toute influence maternelle est définitivement écartée. C'est une étrange destinée que celle de Mesdames de France, élevées de façon si artificielle, si loin de ces préceptes de la nature que Rousseau, par réaction contre les usages du temps, va prêcher avec violence. Ces petits êtres paraissent tellement en dehors de la vie commune qu'on n'a même point jugé utile de leur donner un nom dès leur naissance. Des nombres ordinaux les désignent, jusqu'à l'année toujours très tardive de la cérémonie de leur baptême. Mesdames Quatrième, Cinquième, Sixième et Septième ne seront baptisées qu'au couvent, la plus âgée ayant déjà douze ans. La séparation complète d'avec ses filles est pour la Reine une souffrance nouvelle, que cette triste année 1738 lui apporte. Elle la doit encore à Fleury, qui cherche partout des occasions d'économiser : Le Cardinal, écrit Barbier, a imaginé un moyen de ménager, au sujet de toutes nos Filles de France, actuellement au nombre de sept, qui embarrassent le Château de Versailles et causent de la dépense. Ç'a été d'en envoyer cinq à l'abbaye de Fontevrault, dont l'abbesse... sera surintendante de l'éducation des princesses. La suite sera simple, et cela renvoie un grand nombre de femmes et de domestiques. Au dernier moment, on s'avise de faire grâce à Madame Troisième, la petite Adélaïde, qui a sept ans ; elle passe pour être la plus aimable et pour obtenir quelque préférence de la Reine, à qui son départ cause un chagrin particulier. Il semble que rien ne serait plus facile que de la garder et qu'une prière de Marie y devrait suffire : mais elle en est venue au point de ne plus oser parler au Roi, même comme mère, surtout quand le Cardinal a décidé. Recourant à un autre moyen, Mme de Tallard dicte sa leçon à l'enfant : Tous les jours, les deux Dames aînées vont faire leur cour au Roi, au retour de la messe. Un de ces jours, la Troisième se présenta devant le Roi, lui baisa la main, se jeta tout de suite à ses pieds et se mit à pleurer. Le Roi fut touché de cette scène ; il larmoya un peu, et toute la Cour en fit autant, en sorte qu'il lui promit qu'elle ne partirait pas. Les préparatifs étant terminés, Mesdames cadettes furent mises toutes les quatre dans un carrosse, avec la marquise de La Lande, sous-gouvernante, et conduites à Fontevrault, où on les laissa, pour le physique, aux soins d'un écuyer de la Bouche, et pour le moral sous la direction de Mme de Fontevrault, c'est-à-dire de Très haute et très puissante Darne Claire-Louise de Montmorin de Saint-Herem, générale de l'ordre de Fontevrault, qui ajouta à la suite de ses titres celui de gouvernante de Mesdames de France. La célèbre abbaye était à treize jours de Versailles et les princesses n'en devaient plus revenir que leur éducation terminée. Ce départ, qui séparait la Reine de ses filles, lui ôtait donc tout espoir de les revoir avant de longues années. Une des petites exilées, Madame Sixième, mourut au couvent sans avoir reparu. Madame Victoire fut ramenée en 1748, Mesdames Sophie et Louise, deux ans plus tard, après douze années d'absence. Ces enfants avaient grandi, embelli, s'étaient formées
loin des veux de leur mère. Ce fut une attention du Roi pour elle de les
envoyer peindre par Nattier, qui avait déjà fait à la Cour, avec un éclatant
succès, ses premiers portraits d'Henriette et d'Adélaïde. La Reine n'avait
rien su du voyage de l'artiste, et sa surprise devant les trois tableaux fut
délicieuse : Les deux aînées sont belles réellement,
écrivait-elle à la duchesse de Luynes ; mais je n'ai
jamais rien vu de si agréable que la petite. Elle a la physionomie
attendrissante et très éloignée de la tristesse ; je n'en ai pas vu une si
singulière : elle est touchante, douce et spirituelle. On a replacé à
Versailles les portraits peints à Fontevrault, qui sont parmi les plus exquis
de l'élève des Grâces, et l'on comprend mieux
les sentiments de la Reine devant la petite Louise, en grand panier rose, les
mains pleines de fleurs des jardins de son couvent, souriant à la vie qui
commence pour elle au cloître de Fontevrault pour s'achever au Carmel de
Saint-Denis. L'hiver qui suivit le départ des petites dames, la Cour fut plus brillante que jamais. Le grand bal rangé du mois de janvier 1739, donné au Salon d'Hercule, fut un des plus beaux qu'enregistra la chronique du temps. L'admirable salle, dont Lemoine venait d'achever le plafond, devenait le grand salon de Versailles, et Louis XV voulait l'inaugurer par une fête digne du règne de son aïeul. Des gradins montant dans les fenêtres entouraient la pièce, et dessinaient le carré des bals de cour dont le Roi et la Reine occupaient un côté. Les musiciens étaient devant la cheminée, sur une estrade, faisant face aux fauteuils de Leurs Majestés. L'éclairage parut insuffisant, tant la nef était vaste, et pourtant l'espace manqua, par suite du trop grand nombre d'invitations. Le duc de La Trémoille, Premier gentilhomme de la Chambre, avait apparemment mal compté les billets envoyés en son nom. Dès quatre heures, le salon était plein : tout Paris était accouru, et Versailles n'avait plus de place. Les dames du palais attendaient aux portes, en grand habit, sans pouvoir entrer. Le Roi, revenu de la chasse de bonne heure, demandait à tout moment des nouvelles du salon ; on venait lui dire qu'il y avait trop de presse, qu'il ne serait pas possible de danser, qu'il faudrait peut-être transporter le bal dans la Galerie des Glaces. M. de La Trémoille, débordé, essayait vainement de faire sortir tout le monde, demandait douze gardes du corps qui entraient avec leurs bandoulières et leurs armes. Personne ne voulait céder la place. Il fallut que le Roi en personne vînt mettre l'ordre : il arriva dans le Salon d'Hercule sans chapeau, déjà revêtu de son habit de velours bleu ciselé, doublé de satin blanc et garni de boutons de diamants. Le Roi, ayant vu le gradin entièrement rempli de personnes peu connues, leur ordonna lui-même de sortir ; M. de La Trémoille, M. de Noailles et M. de Villeroy furent chargés de les faire sortir. Lorsque ce gradin fut vide, on y fit monter toutes les dames qui étaient en grand habit. Ce déplacement avait fort affligé celles qui furent obligées de sortir ; il y en eut même une qui parlementa en présence du Roi. Le Roi fit ranger encore du côté du jardin, et ordonna ensuite que toutes les danseuses formeraient carré. Tout cet arrangement fait sous ses yeux, Sa Majesté fut avertir la Reine, qui attendait depuis près d'une heure dans sa chambre, avec Mesdames les deux aînées, les princesses et les danseuses. La Reine parut en grand habit d'étoffe à fond blanc, brodé de colonnes torses de fil d'or et semé de fleurs nuées de soie, le corps de robe entièrement garni de pierreries, le Sancy suspendu en poire au collier de gros diamants, et le Régent dans la coiffure. La fête commença dès que Leurs Majestés furent assises. M. le Dauphin et sa sœur aînée, Madame, ouvrirent le bal ; ensuite M. le Dauphin alla prendre Madame Henriette pour la seconde figure du menuet ; celle-ci prit M. de Penthièvre ; il prit Madame ; Madame, M. le Dauphin ; lui, Madame Henriette, qui prit M. de Fitz-James. C'étaient tous des enfants qui dansaient les premiers, allant prendre à chaque fois l'ordre du Roi ; le petit prince de Turenne, présenté à l'occasion du bal et qui avait moins de douze ans, manqua sa figure. Le Roi commanda les contredanses, puis il dit à M. de la Trémoille de danser la mariée avec Mme de Luxembourg. M. de Clermont d'Amboise et la princesse de Rohan dansèrent une danse nouvelle, composée d'un menuet et d'un tambourin ; le Dauphin dansa la mariée avec Madame, puis on apporta la collation de M. le Dauphin et de Mesdames, et le Roi alla souper dans ses cabinets. La Reine resta au bal, où l'on se remit à danser devant elle jusqu'à neuf heures et demie. Dès onze heures, les premiers masques se montrèrent, et le bal reprit, ou plutôt ce fut un autre bal, qui s'étendit et occupa tout le grand appartement. Le nombre des masques fut prodigieux. Il y avait trois salons pour la danse, trois pour les rafraîchissements, et dans la Galerie magnifiquement illuminée circulait le va-et-vient de la mascarade. La Reine sortit de chez elle à minuit ; elle était masquée, ainsi que toute sa suite, et ne fut pas reconnue. A deux heures, Louis XV vint à son tour, masqué en chauve-souris, et s'amusa à demander un peu partout où était le Roi. Les Enfants de France, naturellement, ne parurent point au bal masqué. On dansait encore plusieurs heures après le lever du soleil ; mais, vers quatre heures, quelques dominos discrètement rentraient chez la Reine. Celle-ci changeait d'habit et allait à la chapelle entendre la messe. Elle avait payé assez largement, ce jour-là, le tribut réclamé par ses devoirs d'état : à ces plaisirs qui n'en étaient point pour elle, elle faisait succéder les seules joies profondes de sa vie, celles de l'humilité et de la prière. A ce bal se répandit la nouvelle que le mariage de Madame avec l'Infant Don Philippe était décidé. L'Infant était le troisième fils vivant de Philippe V et l'arrière-petit-fils de Louis XIV. La négociation qui aboutissait à ce mariage mettait un terme aux défiances qu'avait créées, entre la France et l'Espagne, le mariage de Marie Leczinska. L'événement politique était de grande importance et renouait définitivement l'alliance interrompue ; mais il annonçait à la Reine une séparation nouvelle et, lorsque le cardinal de Fleury lui en vint donner connaissance, elle ne put l'accueillir qu'avec des larmes. La jeune Madame montra plus de peine que de joie ; quitter ses sœurs surtout lui semblait cruel, car il régnait entre elles une grande union. Le jour où les princesses l'apprirent, quand la Reine descendit dans leur appartement, la petite Adélaïde s'élança vers elle avec ces mots : Maman, je suis bien fâchée du mariage de ma sœur ! On attendit six mois pour que l'enfant eût douze ans sonnés, et la fin d'août amena les fêtes du mariage. Pour les noces de l'aînée et de la préférée de ses filles, Louis XV voulut un éclat extraordinaire. Aucune dépense ne fut épargnée pour en laisser un somptueux souvenir, et le ménager Fleury dut céder pour une fois au désir royal. Versailles revit les grandes suites de fêtes du passé. Le duc d'Orléans, le même qui était allé à Strasbourg épouser pour Louis XV, fut chargé de tenir la place de l'Infant aux cérémonies. Les fiançailles solennelles se firent dans l'Œil-de-Bœuf, transformé pour la circonstance en cabinet du Roi et où une partie de la Cour pouvait trouver place. Il n'y eut pas moins de cent quinze dames en grand habit réunies chez la Reine. Madame Infante, comme on disait déjà, y fut conduite par son jeune frère ; elle portait un habit or et noir, selon l'usage des fiançailles, et une mante de réseau d'or de sept aunes de long, que soutenait Madame Henriette ; à son bras était le portrait de Don Philippe entouré de diamants. Un peu avant huit heures, la
Reine se mit en marche, suivie immédiatement de Madame, de Madame Henriette
et de Madame Adélaïde ; ensuite Madame la Duchesse, les princesses du sang,
Mmes de Luynes et de Mazarin, les dames du palais, les dames d'honneur des
princesses ; toutes les autres dames suivaient. La Reine entra par la porte
de glaces dans le cabinet de l'Œil-de-Bœuf. Toute la Galerie était éclairée
par des girandoles ; l'Œil-de-Bœuf était fort bien éclairé. Dans le fond,
auprès de la cheminée, était une grande table, au bout de laquelle le Roi se
mit à droite, et la Reine à gauche ; ensuite M. le Dauphin et Mesdames et
tous les princes et princesses, suivant leur rang, les hommes du côté du Roi,
les femmes du côté de la Reine. Les ambassadrices de Vienne et de Madrid
étaient immédiatement après les princesses ; les courtisans sans distinction,
le long des murailles des deux côtés.... Il y
avait beaucoup de place, et le Roi eut lui-même grande attention à faire
reculer les hommes pour faire place aux dames.... Le Roi était entré par sa chambre. Les quatre secrétaires
d'État étaient auprès de la table, et M. le cardinal de Fleury auprès du Roi. Le contrat ayant été lu, ainsi que la procuration du roi d'Espagne, les signatures furent données par la Famille royale et tous les princes et princesses et légitimés, suivant leur rang ; M. de la Mina, ambassadeur du roi Philippe, signa pour son maître. Puis la porte de la chambre du Roi s'ouvrit ; le cardinal de Rohan apparut en surplis, avec quelques prêtres, et célébra les fiançailles. Le Roi rentra dans son appartement, suivi des princes du sang, et le Dauphin, donnant la main à Madame Infante, la ramena d'abord chez la Reine, puis chez elle, avec le long cortège des daines parées. Quelques années plus tard, ce devait être son tour d'être époux ; les mêmes cérémonies devaient se renouveler pour son mariage avec une sœur de l'Infant, comme aussi les mêmes fêtes de la Cour. Toutes se ressemblent jusqu'en leurs détails, et les figurants n'ont pas changé, sauf que de nouvelles beautés ont paru à la Cour et que celles de l'autre bal ont, le plus souvent, pris de la dévotion et quitté le rouge. Tel on vit le mariage de Madame Infante, tel on devait voir, en 1745, celui de l'Infante Marie-Thérèse, en 1747, celui de la princesse Marie-Josèphe de Saxe et, tout à la fin du règne, le brillant accueil fait par la cour de Louis XV à l'archiduchesse Marie-Antoinette. La chapelle de Mansart, lumineuse et triomphale par les jours d'été, se prêtait aux pompes religieuses les plus éclatantes et, pour les fêtes de nuit, la Grande Galerie de Louis XIV offrait son cadre incomparable. La nouveauté au mariage de Madame Infante fut la décoration élevée de l'autre côté du Parterre d'eau et qui faisait, en face du Château, comme une construction de féerie. On l'admira de jour et, le soir, le feu d'artifice y fut tiré. Quelques notes du duc de Luynes font suivre tout le
mouvement intérieur du Palais ; les compliments qui durent deux heures chez
Madame Infante, la réunion des princesses et des darnes en grande parure chez
la Reine, l'arrivée de la mariée et de Mesdames, enfin celle du Roi, qui
vient chercher la Reine dans son appartement : Ils
entrèrent dans la Galerie. Le Roi commença aussitôt le lansquenet, qui fut
assez beau ; il y avait quinze coupeurs. M. le Dauphin et Mesdames jouaient à
cavagnole ; la Reine jouait au lansquenet avec le Roi, et, outre cela, grand
nombre de tables de quadrilles et de brelan. A huit heures, on alluma. Le
coup d'œil de la Galerie était admirable à voir. Au dehors, on avait commencé
dès sept heures à allumer la décoration ; les deux côtés étaient éclairés,
ainsi que les parterres à droite et à gauche de la terrasse. A neuf heures,
le lansquenet fini, le Roi et la Reine se mirent à un balcon de la Galerie ;
le Roi ayant donné lui-même le signal avec une lance à feu, on commença à
tirer le feu. Une immense foule, massée au pied du Château, acclamait
ses souverains. Ceux qui avaient tenu à se trouver bien placés avaient dû
passer cinq heures au grand soleil, sur la terrasse brûlante ; ce n'était
point acheter trop cher un quart d'heure et demi d'artifices bien servis ;
et, tandis que les princesses du sang s'asseyaient au souper royal, dirigé
dans l'antichambre de la Reine par messieurs les gentilshommes ordinaires,
les bonnes gens de Paris envahissaient les cabarets de Versailles, cherchant
joyeusement à manger et à boire, avant de s'entasser dans les coches, les
pots-de-chambre, les gondoles et tous les lourds véhicules du retour. Le lendemain, M. Turgot, prévôt des marchands, et les échevins en robe, apportèrent à Madame Infante le présent ordinaire de la Ville, douze douzaines de flambeaux de poing parfumés et douze douzaines de boîtes de dragées dans des espèces de mannes peintes, garnies de toilettes de mousseline en dehors et en dedans, le tout renoué d'une infinité de rubans bleus. Le soir, Mesdames furent menées par leur gouvernante à la fête donnée par l'ambassadeur d'Espagne ; elles virent tirer un beau feu d'artifice, qui représentait le chemin des Pyrénées : Avant leur départ, M. de la Mina leur présenta quelques corbeilles de fruits à genoux et Mme de la Mina donna la serviette à Madame Infante, aussi à genoux. M. de la Mina voulait aussi présenter à genoux à Madame Henriette, mais Mme de Tallard lui dit que ce n'était point l'usage en France. La petite Henriette n'accepta pas que l'ambassadrice lui baisât la main, bien que le Cardinal eût agréé ce cérémonial ; il fallut même, pour y décider Madame, que la gouvernante prît sur elle de lui dire en badinant qu'elle arrivait sur terre espagnole et que, pour se conformer aux coutumes, elle devait donner sa main à baiser. Le feu de la Ville fut tiré la veille du départ de la princesse. Leurs Majestés y assistèrent au Louvre, d'un balcon dominant la Seine et construit devant ce qu'on appelait le cabinet de l'Infante, en souvenir de la fiancée de Louis XV. Les deux fauteuils royaux étaient côte à côte, suivant l'usage, avec des pliants pour M. le Dauphin et ses sœurs. La Reine avait mené dans ses carrosses ses dames du palais, qui se mirent, sans distinction de titres, à droite et à gauche du balcon. Paris n'avait point encore vu la maîtresse du Roi. Un spectacle, qui valait bien celui qu'avait ordonné M. Turgot, était d'apercevoir Mme de Mailly la première de toutes les dames et le plus près du Roi, son pliant touchant à celui du Dauphin. Ce fut une souffrance pour la Reine qu'un tel voisinage, que le son de cette voix et cette réunion des coupables sous ses yeux, qui lui était d'ordinaire épargnée. Son supplice dura des heures, parmi les divertissements de la fête. Les joutes sur la rivière, les illuminations des ponts et des quais, le grand transparent dressé sur l'eau en face du Louvre, au milieu d'une flottille de petits bateaux, le feu enfin, tiré sur le terre-plein du Pont-Neuf, rien ne l'arracha à cette mélancolie qu'on remarquait et dont la tristesse maternelle n'était point la seule cause. Le Roi ni la Reine n'allèrent à Paris, pour le bal masqué de l'Hôtel de Ville, qui fut donné le surlendemain et qui compta parmi les plus beaux du siècle. Un appartement royal avait été meublé magnifiquement auprès de la grande cour, transformée et convertie en salle de danse. Mme de Mailly, apprenant que le Roi ne quitterait pas Versailles, lui avait fait demander pour elle-même la clef de cet appartement ; elle était déjà masquée, prête à partir, son relais commandé à Sèvres, quand le Roi refusa la clef, après onze heures, ce qui obligea la comtesse à renvoyer sa chaise et à renoncer à rejoindre Mademoiselle au bal de la Ville. Sa prétention avait paru déplacée, et ce n'était vraiment pas un jour bien choisi pour ce petit scandale. La Famille royale était toute à l'émotion du départ, qui devait avoir lieu dans quelques heures. Ce matin, écrit M. de Luynes, Madame Infante a été chez le Roi et chez la Reine. La Reine a été une demi-heure enfermée avec elle, et il s'est répandu bien des larmes de part et d'autre. Le Roi est devenu pâle, quand Madame Infante est entrée dans son cabinet ; il y a eu beaucoup de pleurs. Les deux sœurs se sont embrassées en fondant en larmes et ne se pouvant quitter ; elles disaient : C'est pour jamais. M. le Dauphin a pleuré beaucoup, et surtout lorsqu'il l'a embrassée dans le moment qu'elle a monté en carrosse. Le Roi a descendu avec elle, le visage fort triste et a monté dans le carrosse. Les dames qui accompagnaient étaient Mmes de Tallard, d'Antin, de Tessé et de Muy. Le long du chemin, le Roi renouvela ses instructions paternelles. Il recommanda à sa fille de chercher avant tout à plaire au roi d'Espagne, qu'elle devait regarder comme son oncle et comme son père, de ne lui demander jamais aucune grâce, quelque petite qu'elle fût, avant d'avoir vingt-cinq ans, enfin de se bien rappeler tout ce qu'elle avait vu à Versailles, car Philippe V, qui en était parti quarante ans auparavant, lui ferait sûrement beaucoup de questions. Chacune de ces paroles marquait la longue et peut-être définitive séparation, et tout ce qui était dans le carrosse fondait en larmes. Au Plessis-Piquet, après les dernières effusions, le Roi descendit, laissant consoler l'Infante par les daines, et rentra à Versailles dans ses calèches. Avant de repartir pour Rambouillet, il voulut embrasser Madame Henriette. Son dessein était d'aller chez elle. On lui dit qu'elle était chez la Reine ; il ne voulut point y aller, craignant apparemment que cette entrevue ne renouvelât la douleur de l'une ou de l'autre et qu'il ne s'attendrit lui-même. Il attendit quelque temps, et enfin il manda à Madame Henriette de le venir trouver dans son cabinet ; il l'embrassa et partit à cinq heures dans sa gondole avec Mademoiselle, Mlle de Clermont, Mme de Mailly, Mme de Ségur et des hommes. Une sœur de Mme de Mailly rejoignit peu après la compagnie. C'était Mlle de Nesle, de qui l'on murmurait le très prochain mariage avec M. de Vintimille et qui se trouvait être à présent de tous les voyages. Pendant que le Roi se distrayait de sa peine chez la comtesse de Toulouse, en la société équivoque des deux sœurs, la Reine faisait souper avec elle celle de ses filles qui prenait le titre de Madame, la fière Henriette, jumelle de l'Infante. A la même table avaient l'honneur de s'asseoir les trois darnes du palais de semaine, les deux dames de la princesse et une nouvelle mariée, autre sœur de la favorite, la jeune marquise de la Tournelle, présentée cette année même et de qui l'on ne parlait encore que pour louer sa réserve et sa beauté. Ainsi revenaient les habitudes de Versailles, un instant troublées par le départ de l'aînée de Mesdames de France. Madame Infante, la seule des filles de Louis XV qui trouva mari, ne fut point tout à fait perdue pour la cour de son père. Elle devait y reparaître plus tard, à diverses reprises, pour servir les intérêts d'un époux qu'elle aima avec dévouement et pour qui elle obtint, faute de mieux, le duché de Parme. C'était une intelligence solide et déliée, digne de l'amitié fidèle que lui voua l'abbé de Bernis. Ses traits un peu masculins, et qui vers la fin s'épaissirent, reproduisaient en les alourdissant ceux de son père. Louis XV avait pour elle une affection très vive ; il la reporta sur sa fille, l'infante Isabelle, qui lui fut amenée à l'àge de huit ans et qu'il fit peindre par Nattier, droite et sérieuse dans sa robe à paniers, comme une princesse de Velasquez. Cette petite-fille espagnole de Louis XV fut la première femme d'un archiduc d'Autriche, qui devint plus tard l'empereur Joseph II. Madame Infante, duchesse de Parme, Plaisance et Guastalla, avait espéré tout autre chose que l'étroite principauté de quelques milliers de sujets échue à son mari par le traité d'Aix-la-Chapelle. Elle rêva successivement Milan, la Pologne, les Pays-Bas, les Deux-Siciles, jusqu'au trône d'Espagne. Son extraordinaire ténacité dans l'intrigue politique se heurta aux revers du règne de son père et finit par se briser contre l'hostilité de M. de Choiseul. La petite vérole, qui semait si souvent la mort, et une mort si terrible, à la cour de France, enleva la princesse au milieu de ses dernières déceptions, à Versailles même. Le seul résultat de ses longs efforts fut de lui donner pour sépulture Saint-Denis au lieu de l'Escurial. La fille de Louis XV méritait une meilleure destinée ; elle était plus que ses sœurs du sang de Henri IV ; elle avait, dans une âme de femme, un peu des qualités qui font les grands princes : l'ambition, l'énergie et le courage. Dans ce coin du palais non pas retiré, mais séparé, où vit la Reine, que sait-elle des amours du Roi, de cette existence secrète que la malignité, l'intérêt, la politique des partis percent de tant de regards indiscrets ? L'épouse est bien moins renseignée que nous ne le sommes, assez cependant pour que la plaie de son cœur s'avive sans cesse de blessures nouvelles ; mais elle ne trouve pas seulement des motifs de larmes dans ce qui lui parvient de cette chronique scandaleuse, à travers le murmure malicieux et voilé de son cercle ou les confidences indignées de ses amis. Elle apprend le châtiment successif de ses rivales, le voit sortir de leur faute même, et rien ne l'empêcherait d'y reconnaître et d'y savourer sa vengeance, si la haute morale de sa foi ne lui enseignait de mieux en mieux la sérénité du pardon. C'est à Mme de Mailly de souffrir, et chaque jour maintenant est un pas vers la déchéance. La sœur qu'elle a introduite à la Cour, cette Vintimille pour laquelle elle a mendié les bonnes grâces de Fleury, qu'elle a menée partout avec elle, est devenue à son tour la maîtresse du Roi. Elle semblait devoir ne porter aucun ombrage à son aînée : Figure de grenadier, col de grue, odeur de singe, ainsi la décrira une autre sœur, Mme de Flavacourt, qui seule ou presque seule de la famille s'est dérobée aux assiduités du Roi. Mme de Vintimille les a attirées, au contraire, et retenues à force d'intelligence et d'audace. On dit que, dès le couvent, elle a souhaité de remplacer la sœur dont l'étrange fortune troublait son imagination de jeune fille. Fixée à la Cour avant son mariage, elle n'a pas perdu de temps pour sa conquête. Le roi faible qu'elle a séduit, presque sans qu'il y pensât, est maintenant sous le joug de cet esprit fier et hardi, qui a le charme de celui d'une Charolais sans en garder les bassesses. Cette maîtresse aventureuse, qui rêve de Montespan comme sa sœur rêva de La Vallière, a pour la première fois parlé à Louis XV de sa gloire. Audacieuse comme la reine Marie n'aurait jamais pu l'être, elle a rappelé au timide élève de Fleury les devoirs militaires de sa fonction royale ; elle a voulu l'envoyer commander ses armées, prendre sa part des victoires que lui gagne le maréchal de Belle-Isle. D'abord étonné de ce langage, le Roi s'est pris à l'écouter et en a aimé davantage celle qui osait le lui tenir. Mme de Mailly, inquiète, jalouse, à petites vues féminines, n'ayant à offrir que son éternelle tendresse, serait abandonnée bien vite, si elle ne se résignait au partage. Elle a su qu'elle n'était plus seule à régner sur le Roi, quand il a été trop tard pour se défendre, et doit s'estimer heureuse d'être tolérée malgré la violence de l'amour nouveau. Cette liaison du Roi est courte et douloureuse. Jamais Louis XV n'aimera comme il aime Mme de Vintimille ; l'égoïsme, qui l'envahira plus tard, n'est pas encore maître de tout son cœur. Mais la force même de son sentiment lui vaut les plus cuisantes peines qu'il ait éprouvées. Dans cette vie de Versailles, qui n'est qu'étiquette, convention, artifice, la mort de cette femme est un épisode de réalité brutale, qui met brusquement à nu ce qu'il y a d'humain dans un roi. Il faut lire le journal du duc de Luynes du mois de septembre 1741. Si les couleurs de la narration sont un peu atténuées, comme il sied d'un courtisan, les détails marqués heure par heure donnent aux faits une précision extrême, et ce sont justement ceux qui sont connus de la Reine et l'agitent d'émotions singulières. C'est d'abord l'accouchement de Mme de Vintimille, épuisée déjà par une maladie de langueur, puis le goût surprenant du Roi pour l'enfant qui vient de naître, les journées entières qu'il passe au chevet de la malade avec Mme de Mailly, qu'on y trouve en jupon blanc et sans ajustement, puis le rapide redoublement de la fièvre, les inquiétudes de l'entourage, les consultations, les saignées en présence du Roi, les convulsions qui saisissent la pauvre femme et retournent ses traits, l'agonie enfin, au milieu de la nuit, entre les bras du confesseur arrivé trop tard pour les sacrements. On est entré chez le Roi ce matin à dix heures. La Peyronie est venu le premier ; le Roi lui a demandé des nouvelles. La Peyronie ne lui a répondu aube chose, sinon qu'elles étaient mauvaises. Le Roi s'est retourné de l'autre côté et est demeuré entre ses quatre rideaux. Il a donné ordre que l'on dise la messe dans sa chambre. La Reine a été ce matin pour le voir, comme elle va tous les jours ; elle y a même été deux fois, et elle n'a pas pu entrer. Il demeure toute la journée dans sa chambre, couché, les rideaux fermés, ne voulant voir personne ni aucun courrier ; les portes de l'Œil-de-Bœuf, qui ne s'ouvrent qu'à son lever, restent fermées jusqu'à cinq heures après midi. Mme de Mailly s'est réfugiée pour pleurer chez la comtesse de Toulouse ; seuls MM. d'Ayen, de Noailles, de Meuse et le duc de Villeroy y ont été admis. A cinq heures, le Roi y descend à son tour par le petit escalier, et résout, de se retirer le soir même à Saint-Léger. La Reine a demandé au Cardinal ce qu'elle avait à faire et a quitté le Château pour une promenade, afin d'éviter au Roi l'embarras où il aurait pu être de ne pas aller chez elle avant de partir. Celui-ci, en vérité, n'y songe guère. Il fuit, sans fixer de jour pour le retour ; il veut seulement cacher son désespoir et les larmes qu'il sait encore verser. Il n'a mené avec lui, à Saint-Léger, que la comtesse de Toulouse, toujours indulgente et maternelle, la sœur et les amis de la morte ; il ne chasse pas, ne joue même point, ne parle que d'elle et de sa triste fin. De retour à Versailles, pendant des semaines et des mois, il reste sombre, absorbé ; il jette sans cesse dans la conversation les sujets les plus lugubres et des mots de pénitence et d'expiation, visiblement dévoré du remords religieux et de la pensée qu'il a aidé à la damnation de celle qu'il aimait. De longtemps, il délaisse Choisy, sa nouvelle maison préférée, qui fut achetée, agrandie, meublée pour recevoir Mme de Vintimille ; il n'ose plus y retourner, parce qu'il l'y trouve trop présente. Cette douleur est assez sincère pour mettre quelque temps à s'user. Mademoiselle, à tout hasard, tient en réserve des consolations : c'est Mlle de Noailles, qui servirait, si elle était agréée, les intérêts innombrables et divers de sa famille ; c'est la petite marquise d'Antin, dont l'état de veuvage diminuerait peut-être, avec le degré du péché, les scrupules de Louis XV. Celui-ci reste insensible aux plus pressantes avances ; il se rattache de plus en plus à la bonne créature que Richelieu appelle Sainte Mailly ; il lui fait faire un petit appartement, au second étage de ses cabinets tout à côté de chez lui, et les soupers qui s'y donnent gardent longtemps un ton de décence et de mélancolie. Est-ce le souvenir de Mme de Vintimille qui attire le Roi vers la plus jeune de ses sœurs, cette Mme de la Tournelle, qu'il doit faire un jour duchesse de Châteauroux ? Est-ce, comme s'en vante Richelieu, le simple choix de ce roué de marque, habitué à appareiller les caractères ? Il faut sans doute cette double influence pour accorder la timidité de l'un aux altières prétentions de l'autre. La beauté hautaine de Mme de la Tournelle est faite pour en imposer au Roi. C'est, de toutes les sœurs, celle qui a les traits les plus réguliers et qui montre le mieux, en toute sa force, ce sang de Nesle, pour lequel le Roi garde un goût si étrange. Celle-ci se donne à lui sans l'aimer et plus par orgueil que par ambition. Plus avisée que sa sœur Vintimille, aucun partage ne saurait lui convenir et c'est la place tout entière de Mme de Mailly qu'elle demande. Elle songe qu'une Montespan n'eût pas accepté l'esclavage secret d'un cœur sans l'honneur de le gouverner aux yeux de tous. Aussi, quand Richelieu s'aperçoit que le Roi est lassé de l'ancien amour, la négociation qu'il ouvre avec Mme de la Tournelle se traite comme une affaire diplomatique. Les conditions de la chute sont débattues avec d'autant plus d'âpreté du côté de la dame qu'il y a, parait-il, à sacrifier un attachement pour le jeune comte d'Agénois, celui qui sera un jour le duc d'Aiguillon, ministre de la dernière maîtresse. Après la signature des préliminaires les faveurs que réclame une impatience savamment excitée, le plus froid calcul les marchande et les retarde. La première exigence, en attendant la déclaration publique, est que Mme de Mailly sera renvoyée de la Cour. Le Roi ne tient plus à elle que par un reste d'habitude et par la difficulté de se détacher d'une affection si humble, si tenace et qui se satisfait de si peu. La rupture est cependant signifiée, et avec une dureté impitoyable, qu'irritent malhabilement les supplications et les sanglots. Le petit appartement doit être fermé : Vous pouvez emporter vos meubles, madame, ajoute le maître. C'est encore Richelieu, l'ami indispensable en de telles occurrences, qui se charge de conduire la délaissée à Paris, chez les Noailles, et qui est témoin des premières folies de sa douleur. Mme de Mailly trouvera au confessionnal du Père Renaud des conseils meilleurs. Elle refusera toujours de revenir à la Cour ; l'on n'y saura plus tard que par ouï-dire sa pauvreté, son repentir, sa conversion sans aucun éclat, à la fin de sa courte vie, et la chrétienne humilité qui la console de l'humiliation. La Reine avait pardonné déjà à Mme de Mailly, avant de
savoir qu'un même abandon leur ferait une destinée commune. Un instant
cependant on avait pu croire qu'elle s'était préparé la plus raffinée des
vengeances. Ce fut lorsque Mme de la Tournelle demanda et obtint une place de
dame du palais, peu après l'autre sœur, Mme de Flavacourt, à qui Mme de Mailly,
par imprudente générosité, avait cédé la sienne. La
Reine, raconte la duchesse de Brancas, au
lieu de ne marquer que de l'obligeance lorsque le Roi la fit prévenir sur la
nomination de Mme de la Tournelle, en parut contente et le fit assurer qu'il lui
serait agréable. Pour s'expliquer cela, on disait que la Reine, ne pouvant
plus compter sur le cœur du Roi, n'était pas fâchée de préparer une rivale à
Mme de Mailly, qui le lui avait enlevé lorsqu'elle pouvait se flatter de le
conserver plus longtemps ; et qu'elle espérait ainsi forcer le Cardinal à
quitter la Cour de dépit et le voir mourir encore plutôt de chagrin que de
vieillesse. Il est difficile de croire à de tels sentiments chez Marie
Leczinska. Sa résignation est maintenant sans réserve. Toute sa pensée envers
les sœurs de Nesle, dont le Roi s'obstine à l'entourer, est dans les mots
qu'elle écrit à Fleury à propos de l'une d'elles : J'ai
appris que Mme de Mailly cède sa place à Mme de Flavacourt. Si le Roi le
trouve bon, je le trouve très bien aussi.... D'ailleurs
le Roi est le maître. Quant au vieux Cardinal, qui a eu pour elle tant
d'onctueuses paroles et de méchants actes, elle a renoncé à souhaiter son
départ. Elle sait qu'il faudra la mort pour l'arracher du pouvoir, auquel se
cramponnent ses quatre-vingt-dix ans. Parmi tant de gens qui escomptent
depuis des années cet événement, elle est la seule à ne pas le désirer, car
elle n'a plus aucune réparation à en attendre. Voici le dernier billet que le
vieillard reçoit d'elle et qui, en vérité, ne révèle pas des desseins bien
noirs : Je n'ai point envoyé hier, mon cher
Cardinal, savoir de vos nouvelles, en ayant appris d'ailleurs, et l'on m'a
assurée que vous étiez mieux. Je le souhaite assurément de tout mon cœur.
Votre lettre d'avant-hier m'a fait bien de la peine. Elle me fait voir
combien vous vous chagrinez. Tâchez, s'il se peut, d'éloigner tout sujet de
peine de vos idées. Il est vrai que la chose n'est pas aisée dans le temps où
nous sommes, et je sens l'inutilité de ce conseil.... Il est sûr que votre santé a besoin de repos. Je ne puis
qu'être très fâchée d'être si longtemps sans vous voir. Je me flatte pourtant
que ce ne sera pas long ; je le désire beaucoup et votre retour me fera un
sensible plaisir. A ces bons procédés, invariablement gracieux, le
Cardinal répond assez mal. La dernière action de sa vie est encore une
vexation pour la Reine. Elle souhaite d'avoir pour chancelier le mari d'une
femme qui a sa confiance ; Fleury, sans lui en rien dire, se fait accorder
par le Roi la faveur de vendre lui-même cette charge, pour en employer le
prix à doter une de ses petites-nièces. S'il n'était mort à point, Marie
n'aurait pu faire nommer dans sa maison le chancelier de son choix, M. de
Saint-Florentin. Il arrive enfin, ce dénouement d'une comédie languissante. Au mois de janvier 1743, après beaucoup de vaines alertes, c'est le frisson de la bonne fièvre qu'annoncent les nouvellistes. Le Roi interrompt un séjour à Choisy avec Mme de la Tournelle, pour aller trois fois de suite visiter, dans sa maison d'Issy, le vieux ministre qui s'éteint. La Reine s'y rend de Versailles, accompagnée de la maréchale de Villars ; le Dauphin lui-même, conduit par M. de Châtillon, va contempler les belles mains amaigries de l'Éminence et recevoir de cette bouche toujours éloquente le plus édifiant discours sur la vanité des grandeurs humaines. Le Cardinal, aux approches de sa fin, ne perd rien de la tranquillité de son âme. On sait qu'il meurt sans être devenu riche, après avoir gouverné près de dix-huit ans, et s'il a trop longtemps rempli la scène du monde, il la quitte du moins assez noblement. Pendant les semaines qui précèdent la délivrance définitive, la Cour, traversée d'intrigues diverses, se demande qui héritera de ses places, qui sera grand aumônier de la Reine, qui aura la surintendance des postes et la Feuille des bénéfices, qui surtout prendra l'oreille du Roi. C'est une lutte furieuse entre les partisans de l'exilé de Bourges, Chauvelin, ceux du maréchal de Belle-Isle, ceux du cardinal de Tencin ; M. de Richelieu lui-même compte les siens. Quand la mort a été annoncée au Roi : Messieurs, aurait-il dit, me voilà donc premier ministre ! Et ce mot court dans le public, qui s'écrie, parodiant une vieille formule : Le Cardinal est mort : vive le Roi ! En réalité, Louis XV est plus embarrassé que ravi des responsabilités qui lui incombent. Il n'avait point senti le joug d'un homme qui possédait son estime avec son affection. Quelques jours plus tard, le maréchal de Noailles lui remet une longue lettre de Louis XIV, confiée par celui-ci à Mme de Maintenon aux derniers temps de sa vie et destinée à être lue par son jeune successeur, au moment où il la pourrait entendre. C'est une sorte de testament politique, reconnaissant des fautes et des erreurs, indiquant une méthode de gouvernement et recommandant, pour le bien de l'État, d'éviter toujours de prendre un premier ministre. S'il en doutait encore, Louis XV saurait, par la remise de cette lettre, que l'heure est venue où l'on pense qu'il va régner par lui-même. Il remercie le maréchal en le faisant entrer au Conseil, mais ne change rien dans son ministère : il garde les hommes de Fleury et, selon les apparences, au lieu d'un seul plusieurs le mènent. Après quelques jours d'efforts, de paquets ouverts, d'affaires discutées devant lui, sa paresse invincible le ressaisit. Cette paresse, à laquelle les plaisirs ajoutent une prédisposition physique, lui fait du moins rechercher les honnêtes gens, parce que les gens faux vous tournent et que c'est un travail d'être en garde. S'il y a des uns et des autres parmi les secrétaires d'État, qui siègent autour du tapis vert du Conseil, ils savent être d'accord pour le moment, ayant à résoudre des questions difficiles et à préparer le royaume à la guerre qui se rallume. Chacun d'eux se flatte de durer et prend ses mesures ; cependant les plus avisés n'ignorent point qu'ils sont à la merci d'une pensée secrète de leur maître, d'une impression que rien ne révèle et dont l'effet, longtemps après, éclatera. Tout trompe dans le caractère de Louis XV. La reine Marie s'est montrée d'âme trop simple pour le pénétrer ; de plus habiles qu'elles y seront pris sans cesse. Ni les ministres, ni les maîtresses ne pourront se vanter de connaître le Roi, encore moins de le diriger. Ses volontés rares et subites étonnent et déconcertent. Loin d'être flottant, comme on le croit, il est au contraire très résolu, mais caché. Ses beaux yeux, caressants et doux, l'aident à maintenir cette dissimulation de toutes les heures devenue son arme et sa défense. S'il est d'aspect patient et écouteur, s'il parle peu et ne formule presque jamais ses ordres, le fond reste dominateur et violent. Louis XV est plus absolu encore que Louis XIV. Plus que lui, il est impénétrable et indéfinissable et l'on peut s'effrayer de la force dont il dispose pour le mal. Investi d'un pouvoir sans contrepoids et sans contrôle, maître de la vie et de l'honneur de ses sujets, gâté par des conseils complaisants ou vils et livré à la sensualité envahissante, qu'adviendrait-il du Roi, s'il n'y avait en lui, oubliée sans doute mais ineffacée, la règle chrétienne du devoir ? Elle seule peut-être empêche la corruption complète et le triomphe impénitent de l'égoïsme. Sans elle, le chemin qui mène des passions au vice serait parcouru d'un pas plus rapide ; sans elle, plus tard, ce vicieux deviendrait un monstre. |