Le Roi revint à Versailles, le 1er décembre, avec la Reine. Il était nuit quand les lourds carrosses dorés s'arrêtèrent dans la cour royale. On monta aux appartements par l'escalier des Ambassadeurs, illuminé comme aux plus beaux jours de Louis XIV, dans tout l'éclat de ses marbres, de ses bronzes, de ses portes dorées, animé par ses nappes d'eaux jaillissantes, sous les fresques pompeuses de Le Brun enguirlandées de lieurs. C'était, aux yeux de la princesse qui franchissait le seuil de l'illustre palais, une première apothéose de cette monarchie qu'elle aspirait à perpétuer. L'apothéose se prolongeait dans l'enfilade étincelante et interminable des appartements et de la Galerie des Glaces. Partout la gloire du grand siècle français, l'image sculptée ou peinte du Grand Roi. A travers ce décor de féerie, cent fois plus somptueux qu'elle ne l'avait rêvé, Marie Leczinska fut conduite à la vaste chambre, tendue de Gobelins magnifiques, où devait s'écouler sa vie de reine, d'épouse et de mère. La duchesse de Bourgogne y avait mis au monde Louis XV. Presque rien n'avait changé depuis cette époque, et la jeune femme trouvait intact ce cadre noble et sévère de la royauté, qu'aucune élégance nouvelle n'égayait encore. Dès le lendemain, la vie ordinaire de Versailles recommença, complétée par la présence féminine qui depuis longtemps y manquait. La religion eut d'abord sa place. C'était le premier dimanche de l'Avent, et la musique du Roi chanta une messe solennelle ; à l'entrée de la nef, les missionnaires de la congrégation des Lazaristes complimentèrent la Reine. Le 3 décembre, il y eut Grand Appartement, concert dans le salon de Vénus, où l'on servit les fruits, confitures et glaces d'usage, et jeu dans la salle du Trône, où Leurs Majestés prirent couleur à la partie de lansquenet. Après le jeu, le Roi reconduisit la Reine dans son appartement, où ils soupèrent ensemble, à leur grand couvert, c'est-à-dire en public et toutes portes ouvertes. Le 4, la Reine visita avec les princesses la Ménagerie, le petit château de la duchesse de Bourgogne, avec ses cours remplies d'animaux rares et ses volières d'oiseaux des Iles ; et, à sept heures, le Roi étant rentré de chasser au lièvre à Marly, on représenta sur le théâtre de l'a Cour la comédie du Misanthrope. Le 5, le Roi chassa au sanglier à Saint-Germain, tint le conseil des finances, et vint au Grand Appartement. Le 6, il courut le cerf dans les bois de Fausse-Repose ; au retour, il y eut conseil de conscience et, le soir, comédie italienne. Le 7, le Roi courut le daim au bois de Boulogne. Le 8, la Reine fut à Saint-Cyr, visita la maison royale de Saint-Louis et assista à tous les offices. Le 9, il y eut jeu dans son cabinet et souper au grand couvert. Le to, le Roi courut le cerf et soupa à son petit couvert chez la reine, servi par les dames et les femmes de chambre. La Reine n'était point sortie, ayant pris médecine. Le lendemain, elle assista au Te Deum et au salut donné à la paroisse de Versailles à l'occasion du mariage ; le soir, les comédiens français lui présentèrent à la fois Molière et Racine, dans le Mariage forcé et Britannicus. Les jours suivants, elle fut se promener à Trianon et à Meudon. Mlle de Clermont, dans son appartement de surintendante, fit jouer pour elle le Misanthrope et la comédie du Florentin, par une troupe de seigneurs et de dames de la Cour, dont elle put comparer le jeu à celui des comédiens du Roi. La veille de Noël, la Reine vit son époux, portant le collier de l'ordre du Saint-Esprit, se rendre à la chapelle, y communier des mains du grand aumônier et, revêtu de la pureté chrétienne et de la prérogative royale, toucher les malades qui lui présentaient leurs écrouelles. Elle entendit avec lui, dans leur tribune, les trois messes de minuit ; à la grand'messe, le Roi étant au chœur et la Reine en haut, l'office fut célébré pontificalement par l'évêque de La Rochelle. Aux vêpres, la musique se surpassa pour la Reine et lui fit apprécier ses voix habiles et réputées dans toute l'Europe. Elle passa la journée du 31 décembre tout entière à Saint-Cyr en exercices de piété, et elle y communia des mains de M. de Fréjus. Le 1er janvier, Leurs Majestés furent complimentées, suivant l'usage, par les princes et princesses du sang. A dix heures eut lieu, dans le cabinet du Roi, le chapitre du Saint-Esprit, où les preuves furent admises pour un chevalier très cher à la Reine, le comte Tarlo. Le somptueux cortège traditionnel, en longs manteaux brodés de flammes, précédant le Roi, grand maître de l'ordre, se rendit à la chapelle. La Reine et les dames étaient dans la tribune. On chanta le Veni Creator à l'entrée du Roi, qui, après la messe solennelle, donna le collier au cousin de la reine de Pologne. Marly était, sous le feu Roi, un séjour où l'on se rendait chaque année pendant quelques semaines. Louis XV veut faire revivre cette tradition. Dès le lendemain du Jour de l'an, il va s'établir à Marly, avec cent vingt personnes seulement. Malgré le froid de la saison, les cheminées qui fument, les appartements où l'on gèle, la Reine peut admirer cette charmante maison royale, qui n'a encore rien perdu de sa beauté. Presque tous les jours il y a des chasses au cerf ou au sanglier, ou des battues de lapins. On se promène, on joue au mail, on va sur la neige en traîneau, ce qui est un divertissement tout nouveau en France. L'année prochaine, on offrira à Marie Leczinska, dans l'intimité de Marly, le plaisir des comédies jouées par les seigneurs et les dames et pour lesquelles les billets, aux armes de Mlle de Clermont, seront envoyés au nom de la Reine. Cette année, il n'y a guère que le jeu comme divertissement du soir. Chaque jour, à sept heures, la Cour s'assemble dans le grand salon pour la partie de lansquenet ; à neuf heures, le Roi va souper avec la Reine à son grand couvert ; à onze heures, le jeu recommence jusqu'à son coucher. C'est encore une tradition de Marly que le jeu soit toujours fort gros : en deux mois de séjour, le Roi et la Reine perdent deux cent mille livres, folies de jeunes époux que la sagesse de la Reine ne laissera pas se renouveler. Dans ce fameux salon de jeu ont été jouées les plus grosses parties de la duchesse de Bourgogne sous les yeux mécontents de Mme de Maintenon. On y donne, cet hiver même, six concerts excellents, où la musique du Roi, renforcée de chanteurs et de symphonistes de Paris, exécute en perfection divers fragments des opéras de Lulli. C'est ainsi que, partout, les souvenirs du règne illustre enveloppent la reine Marie de leur enivrante majesté. Bientôt, dans les objets familiers qui l'entourent, va se montrer toute la grâce de l'art nouveau. Les orfèvres, ciseleurs, émailleurs préparent en ce moment pour elle leurs plus délicats ouvrages, selon cette forme des ornements contrastés, qui règne alors sans partage. Depuis longtemps, en prévision du mariage, les dessinateurs s'ingénient à inventer de riches modèles, et c'est le grand Germain qui les exécute, pour le merveilleux ensemble de la toilette de la Reine. Ce chef-d'œuvre de l'orfèvrerie du temps est exposé quelques jours à la vue des curieux de Paris, dans les galeries du Louvre, avant d'être porté à Versailles. Il y a cinquante et une pièces d'argent doré : jattes en forme de nacelle, dont la proue et la poupe portent un dauphin enguirlandé par des amours, pot-à-l'eau aux armes de France et de Pologne, aiguière ornée de bas-reliefs marins, boîtes à mouches où voltigent des moucherons, boîtes à poudre, couteau pour ôter la poudre, corbeille à gants, flacons, bougeoirs, flambeaux et, comme pièce principale, ce haut miroir couronné du double écusson, avec des amours jetant des fleurs, et soutenu d'un grand bas-relief représentant Vénus à sa toilette, servie par les Grâces. ***La vie intime des reines est si difficile à connaître, et la jeune souveraine qui arrivait à Versailles paraissait à tous les regards si heureuse et si comblée, que nul ne s'apercevait des larmes qu'elle versait déjà en secret au milieu de cette triomphante existence et de ces plaisirs multipliés. Les épreuves douloureuses avaient commencé peu de mois après le mariage, et ce cœur trop sensible et élevé dans la tendresse s'était heurté, peut-être dès la première heure, à l'égoïsme de l'époux. Vingt ans plus tard, elle avouait à des amis fidèles, le duc et la duchesse de Luynes, le souvenir de ces anciennes tristesses. Ces confidences, précisées par les Mémoires de Villars,
contredisent les affirmations hasardées et font comprendre des situations que
les chroniqueurs et les nouvellistes défigurent. Le roi Stanislas, dans les
instructions écrites données à sa fille, l'avait mise en garde contre les
hommes, même les plus vertueux, qui voudraient accaparer sa confiance : Vous
ne la devez tout entière, disait-il, qu'au Roi votre
époux. Il doit être le seul dépositaire de vos sentiments, de vos désirs, de
vos projets, de toutes vos pensées ; l'imprudence laisse échapper ses
secrets, l'amitié les confie, l'amour, le véritable amour, les livre et ne s'en
aperçoit pas. N'essayez jamais, néanmoins, de percer les voiles qui couvrent
les secrets de l'État ; l'autorité ne veut point de compagne.... Répondez aux espérances du Roi par toutes les attentions
possibles. Vous ne devez plus penser que d'après lui et comme lui, ne plus
ressentir de joies et de chagrins que ceux qui l'affectent, ne connaître
d'autre ambition que celle de lui plaire, d'autre plaisir que de lui obéir,
d'autre intérêt que de mériter sa tendresse. Vous devez, en un mot, ne plus
avoir ni humeur, ni penchant ; votre âme tout entière doit se perdre dans la
sienne. Pénétrée de ces conseils paternels pleinement d'accord avec son propre instinct, Marie avait voulu tenir de son mari toute la direction de sa vie. Quoiqu'il l'intimidât extrêmement, elle l'avait interrogé sur ce qu'elle devait penser de leur entourage. Un de ses premiers soins avait été de savoir de lui quels étaient les hommes en qui il avait mis sa confiance, pour leur donner aussi la sienne. Elle lui demandait un jour comment il aimait M. de Fleury : Beaucoup, disait le Roi. Et à la même question pour M. le Duc : Assez, répondait-il. Le taciturne adolescent, jusque dans l'intimité conjugale, décourageait toute causerie, et Marie n'avait point osé s'informer davantage. Mais elle en savait suffisamment pour deviner certains dangers vagues qui la menaçaient. Amenée en France par M. le Duc, lui devant tout, sa couronne et le bonheur de ses parents, elle se jugeait liée par une reconnaissance profonde. Mme de Prie, qui ne la quittait pas, au grand mécontentement de l'opinion, la chapitrait quotidiennement sur ce sujet ; et M. le Duc, qui ne se piquait point de délicatesse, lui faisait coin-prendre, au milieu de ses hommages, qu'il était en droit de compter sur elle. Depuis que la Reine avait senti le peu d'affection du Roi pour son premier ministre, l'attitude de celui-ci la choquait davantage ; il lui arrivait souvent d'en être froissée au point d'en pleurer. Il exigea même qu'elle se mêlât d'une combinaison qui risquait de la compromettre. Il n'avait jamais pu déterminer Louis XV à travailler seul avec lui ; M. de Fleury assistait toujours au travail ministériel, et gardait ensuite son élève sous prétexte d'études, pendant des heures. Mme de Prie voulait absolument qu'on trouvât un moyen d'éloigner l'ancien précepteur et de parler librement et en particulier au jeune Roi. L'habitude une fois rompue, celui-ci n'éprouverait plus le besoin de la compagnie continuelle du prélat, qui glisserait peu à peu de sa place sans être trop rudement poussé, et ce serait la marquise, appuyée des bontés de la Reine, qui ne tarderait pas à s'introduire avec elle dans le travail secret de l'État. La jeune femme se prêta avec répugnance à ce qu'on voulait d'elle, sans qu'elle sût pourtant les desseins secrets. lin jour enfin, elle se décida à mander au Roi par M. de Nangis qu'elle le priait de passer dans ses cabinets. Le Roi vint et trouva M. le Duc. La Reine voulut sortir aussitôt. M. le Duc lui dit qu'il croyait que le Roi trouverait bon qu'elle restât. Le Roi prit la parole aussitôt et dit à la Reine de rester. La Reine, qui était déjà à la porte, rentra toute tremblante et se tint le plus éloignée qu'elle put de la conversation, sans y prendre aucune part. M. le Duc remit au Roi une lettre de M. le cardinal de Polignac remplie de toutes sortes d'accusations contre M. de Fleury. Le Roi, après l'avoir entièrement lue, la rendit à M. le Duc sans dire un seul mot. M. le Duc, étonné de ce silence, demanda au Roi ce qu'il disait de cette lettre : Rien, répondit le Roi, d'un air fort sérieux. M. le Duc demanda au Roi si Sa Majesté ne donnait aucun ordre et quelle était sa volonté. La seconde réponse du Roi ne fut ni moins sérieuse, ni moins sèche : Que les choses demeurent comme elles sont, dit-il. M. le Duc, plus troublé que jamais, dit au Roi : J'ai donc eu. Sire, le malheur de vous déplaire ? — Oui, répondit le Roi. Aussitôt M. le Duc se jette aux genoux du Roi, et avec les plus grandes protestations de fidélité et d'attachement demande humblement pardon au Roi. Le Roi lui dit assez sérieusement : Je vous pardonne, et sortit aussitôt. La Reine est dans une anxiété plus grande encore, quand elle sait ce qui se passe, M. de Fleury, qui s'attend depuis longtemps à la ruse du ministre, n'a pas manqué de se présenter chez la Reine dès qu'il l'y a vue entrer. Il n'est venu que pour se faire refuser la porte. Aussitôt son carrosse est préparé en hâte ; il quitte Versailles, laissant au Roi un billet respectueux et tendre, où il déclare que, ses services paraissant désormais inutiles, il le supplie de lui laisser finir ses jours dans la retraite et préparer son salut auprès des Sulpiciens d'Issy, où il se retire. Le Roi s'enferme chez lui, se met à pleurer et ne veut recevoir personne. Irrésolu et timide, habitué à tout décider par autrui, il ne sait se résoudre à rien. Le Premier gentilhomme de service est alors le duc de Mortemart, homme d'esprit et d'à-propos, point fâché de jouer un rôle : Eh ! quoi, Sire, n'êtes-vous pas le maître ? Faites dire à M. le Duc d'envoyer chercher à l'instant M. de Fréjus, et vous allez le revoir. Le Roi ne demandait que cette parole. L'ordre est donné à M. le Duc, qui, tout désagréable qu'il le trouve, doit l'exécuter. Le lendemain M. de Fréjus reparaît à la Cour. Il triomphe avec modestie, selon son ordinaire, heureux seulement, dit-il, de l'affection marquée par son élève. Mais son rôle est bien défini désormais ; les mécontents, si nombreux, se groupent autour de lui ; il est félicité par les princes, qui détestent le ministre. Celui-ci n'a plus pour lui que les créatures de sa maîtresse et le maréchal de Villars, qui est loin de l'approuver en toutes choses, mais dont l'indépendance redoute le règne du vieux prêtre, désormais inévitable. Personne ne se dissimule la gravité de cet épisode, dont
peu de circonstances restent secrètes, et l'on parle fort diversement de la
réserve de la Reine. Comme elle n'aimait point ses conseillers, elle n'y a eu
aucun mérite ; mais elle gagne à son excellent maintien une réputation de
prudence. Stanislas écrit de Chambord au maréchal de Bourg, le 1er janvier
1726, avec l'abandon de l'amitié : Sur ce que vous
me dites de ce qui s'est passé à la Cour entre le 18 et le 20 du mois passé,
je sympathise assez avec vous dans le désir de la tranquillité pour n'avoir
pas vu avec bien de douleur l'agitation de la Cour et les troubles que cela
va engendrer. Que je souhaiterais de vous entretenir un moment sur cet
événement Où est notre Neybourg, cher endroit de nos rendez-vous ? Et quoique
ce n'est pas une matière à écrire, je ne saurais m'empêcher de vous dire ce
que je sens avec une vive douleur, que M. de Fréjus, en sortant de sa sphère,
fait tort au caractère respectable qu'il a soutenu avec tant de dignité et
qui est tout opposé à l'ambition et à l'animosité qui a paru avec tant
d'éclat. La Reine a joué dans tout ceci un rôle digne de son rang et de ses
sentiments. Il n'y a pas un honnête homme qui approuve que M. de Fréjus
veuille terrasser l'honneur de M. le Duc et l'autorité du Roi dans sa
personne. Je crois que tout se remet au calme ; Dieu le donne durable. Le Roi
continue et augmente son amour pour la Reine ; voilà ce qui est de sûr et de
consolant. Rien n'était moins sûr, à vrai dire, que ces dispositions du Roi, et c'était la première fois que, pour ne point inquiéter ses parents, Marie leur cachait le fond de son cœur. Un grand changement, en effet, paraissait dans l'esprit du jeune époux, depuis qu'il avait vu sa femme servir d'instrument aux ennemis de M. de Fréjus. La froideur toute nouvelle qui en résultait, il la portait jusque dans la chambre conjugale, en des heures où son empressement, d'ordinaire, se marquait avec toute l'ardeur de son âge. La jeune femme se désolait de cette rancune. Avec un caractère dissimulé comme celui du Roi, il ne fallait pas songer à s'en expliquer avec franchise, et la timidité de la Reine ne s'y fût point hasardée. Le confident de ses peines était son discret confesseur polonais, l'abbé Labiszewski, demeuré attaché à sa personne et qui n'avait à lui offrir que les consolations résignées de la piété. Elle recourait aussi au maréchal de Villars, pour qui elle avait éprouvé très vite de la confiance. Un jour, pendant le séjour de Marly, elle l'emmena dans son cabinet pour le faire juge des changements qu'elle voyait dans l'amitié du roi. Ses larmes coulaient en demandant le conseil de l'expérience. Le maréchal lui dit — c'est lui-même qui le raconte — que le cœur du Roi était très éloigné de ce qu'on appelle l'amour ; qu'elle n'était pas de même pour lui ; qu'il la conjurait de cacher sa passion ; qu'il était plus heureux pour elle que le Roi ne fût pas porté à la tendresse et à la vivacité, puisqu'en cas de passion la froideur naturelle est moins cruelle que l'infidélité, qui était fort à craindre dans un roi de dix-sept ans, beau comme le jour et qui serait lorgné de tous les beaux yeux de la Cour, s'ils s'étaient aperçus qu'il eût encore arrêté ses regards sur quelqu'une. Le bon maréchal offrait à la Reine tout ce qu'il croyait le plus propre à la calmer. Ses alarmes sans doute n'en furent qu'augmentées, car il faisait envisager à son inexpérience un avenir auquel elle ne pensait sûrement point. En tout cas, le conseil qu'il lui donna de s'expliquer avec M. de Fréjus était excellent. La prudence, quoique tardive, de la Reine n'était pas sans inquiéter un peu le prélat. Marie put le voir huit jours après. Il fut onctueux, respectueux, paternel. Il comprit les raisons qu'elle avait d'aimer et de soutenir M. le Duc, dont il fit l'éloge ; il ne haïssait même point ses conseillers, Mme de Prie et Pâris-Duverney, bien qu'il lui insinuât de les éloigner comme étant des personnes fort dangereuses pour elle et lui causant le plus grand tort. Mais, dit la Reine, comment éloigner des personnes qui sont à moi, dont l'un, qui est le secrétaire de mes commandements, demande des juges sur ce qu'on lui reproche, et l'autre, que l'on approfondisse les torts que l'on lui donne ? Pour moi, les disgrâces de ces gens-là, dont je suis contente, me feraient de la peine. Fleury laissa entendre qu'il en faudrait venir là. Quant au refroidissement dans l'affection du Roi, dont la Reine lui dit ensuite quelques mots et qui le comblait de joie secrète, il protesta qu'il ne pouvait être de sa faute. M. de Villars sut de la Reine cet entretien. Il l'avertit avant toutes choses de ménager un homme aussi habile, si elle voulait conserver le cœur du Roi, et de paraître toujours satisfaite de ce qu'il ferait, quoi qu'il fit. Dès lors commença entre la Reine et le futur cardinal ce commerce d'intimité extraordinaire, que nous révèlent les lettres de la Reine, et où l'humilité respectueuse de Fun et l'affectueuse docilité de l'autre sont également diplomatiques. La jeune femme ayant reconnu, dans une circonstance grave, la force occulte du prélat, croit pouvoir le séduire en lui témoignant sans réserve sa confiance. Elle se laisse prendre elle-même à ce jeu, car l'homme est aimable et capable d'une certaine forme de bonté ; mais il le serait moins qu'elle agirait sans doute de même, car elle est prête, désormais, à tous les sacrifices pour ne le point tourner contre les intérêts de son cœur. La toute-puissance de M. de Fréjus éclata, quelques mois plus tard, par un coup de surprise qui servit à faire juger le caractère du Roi. Tout semblait apaisé. La Reine s'était risquée à parler à son mari des affaires de la Cour, et Stanislas, l'ayant appris d'elle, voyait l'avenir sous les meilleures couleurs : La Reine, écrivait-il, a acquis des lumières pour marcher en toute sûreté et sans blesser, parmi tant d'épines, son devoir, son honneur et sa justice. Une explication qu'elle a eue avec le Roi sur tout cela a établi une amitié et confiance entre eux qui va, grâce au Seigneur, en croissant. Le Roi connaît son bon cœur et le désir passionné qu'elle a à suivre ses volontés aveuglément. La Reine aime le Roi à la fureur, et n'a d'autres inquiétudes que celles qu'engendre un véritable amour, auquel ce prince répond selon toute l'expérience qu'il peut avoir de cette passion ; et il est bon qu'il ne cherche pas à en acquérir une plus grande.... M. de Fréjus est, je l'espère, désabusé de la fausse prévention que la Reine faisait partie avec ses ennemis ; il reconnaît qu'il avait grand tort de s'en défier. Malgré cet optimisme, Stanislas n'ignorait pas que le feu couvait encore, et les ennemis de M. le Duc à Versailles se montraient chaque jour plus hardis et d'une cabale plus affichée. Mme de Prie, sentant le danger et croyant le conjurer, consentait à s'éloigner de la Cour ; elle allait habiter Paris, ne revenant plus que pour faire sa semaine de service comme dame du Palais. Mais elle attendait des jours plus favorables, qui lui permettraient de reprendre auprès de la Reine ce rôle dont elle se croyait assurée, le vieux Fleury n'étant point éternel. Le 11 juin, le Roi partit pour Rambouillet sur les trois heures et dit à M. le Duc, qui devait venir l'y rejoindre après avoir reçu les ambassadeurs : Monsieur, je vous attendrai pour jouer et ne commencerai pas sans vous. A sept heures, comme le prince allait monter en carrosse, le duc de Charost, capitaine des gardes, dont les ordres étaient signés de la veille, demanda à lui parler et lui remit un billet du Roi : Je vous ordonne, sous peine de désobéissance, de vous rendre à Chantilly et d'y demeurer jusqu'à nouvel ordre. Tout était dur dans ce billet, et rien n'y manquait pour blesser. M. le Duc répondit qu'accoutumé à faire obéir le Roi, il ne lui en coûtait pas de donner l'exemple, bien qu'il ne s'attendît point à cette dureté. Il demanda à parler à la Reine, à mettre en ordre ses papiers ; tout fut refusé, et le jeune secrétaire d'État Maurepas entra sur-le-champ pour poser les scellés. M. le Duc passa les grilles, comme s'il fût parti pour Rambouillet, et, quand on se trouva hors de la vue, dit à ses gens de le mener à Chantilly. Vers la même heure, M. de Fréjus entrait chez la Reine. Ce qui s'y passa, nul ne le sut tout d'abord, car elle dîna à son ordinaire. Mais elle avait besoin de se confier ; elle pria le maréchal de Villars de passer dans son cabinet et lui apprit le départ de M. le Duc. Elle fondait en larmes, en lui montrant la lettre que le cardinal était venu lui remettre de la part du Roi : Je vous prie, madame, et, s'il le faut, je vous l'ordonne, d'ajouter foi à tout ce que l'ancien évêque de Fréjus vous dira de ma part, comme si c'était moi-même. — LOUIS. Elle lisait ces lignes froides et cruelles, avec des sanglots, ajoute Villars, qui marquaient bien sa passion pour le Roi. On avait pensé à tort qu'il pouvait y avoir une protestation de la part de cette créature de soumission et de tendresse. Le lendemain, l'exécution fut complète. Tous les Pâris furent exilés, et les scellés mis chez eux. Duverney fut envoyé à cinquante lieues de Paris, en attendant la Bastille, qui ne devait point tarder. Mme de Prie eut l'ordre de gagner son château de Courbépine en Normandie et de n'en plus sortir. Le contrôleur général des finances, le secrétaire d'État de la guerre furent remplacés. Le Roi, au premier Conseil, déclara qu'il était bien aise de remettre les choses dans l'état où elles étaient sous Louis XIV, c'est-à-dire qu'il n'aurait plus de premier ministre ; qu'on s'adresserait dorénavant à lui-même pour les grâces, et qu'il donnerait des heures particulières à tous ses ministres pour travailler avec lui, en présence de l'ancien évêque de Fréjus, qui assisterait à tout. Fleury n'avait pas le titre de premier ministre, désormais supprimé ; il avait, du moins, toutes les prérogatives de la fonction et allait être, Jusqu'à sa mort, le maître incontesté des affaires de la France. Le Roi, trop complètement élevé à ne rien faire par lui-même, allait se livrer en paix à la nonchalance et à l'amusement, heureux de laisser son vieux maitre gouverner pour lui. Quelques mois plus tard, celui-ci verra venir de Rome le chapeau, un des chapeaux des Couronnes, que le Pape réserve aux propositions des souverains catholiques. La jeune Reine et toute la Cour feront leurs compliments au nouveau cardinal qui prendra le pas sur les ducs dans le Conseil. L'exilé de Chantilly n'aura plus qu'à se marier. et ce sera l'occasion d'obtenir sa grâce et de reparaître à Versailles. Il faudra cependant, pour que cette grâce soit facilitée, que Mme de Prie ait disparu. Celle-ci se ronge au fond de sa province, cherchant vainement à obtenir son rappel à la Cour par l'entourage de son mari, et assistant de loin, avec une rage impuissante, aux événements qui détruisent pour jamais son rêve. Bientôt la colère, les déceptions, les irritantes consolations du vice hâtent sa fin. Elle meurt, en octobre 1727, à l'heure qu'elle a prédite et sans doute choisie, d'un mal mystérieux et terrible, à vingt-neuf ans. Qu'est devenue, dans cet orage, la reine Marie ? Vous avouerez, écrit Stanislas, qu'elle a été dans un bon noviciat, la première année de son mariage. Je n'en suis pas fâché ; cela lui a servi de bonne leçon. Le roi de Pologne continue à n'avoir aucun souci pour sa fille. Sa propre contrariété a été courte. Il a reçu de son gendre et de Fleury des lettres l'informant des raisons qu'a eues Sa Majesté de renvoyer M. le Duc. On le comble de bonnes paroles ; cela lui suffit, comme à l'ordinaire, et il est à la fois trop ami de ses intérêts et trop fidèle sujet du roi de France, pour ne pas se tourner, sans réserve, vers le pouvoir nouveau. Sur ces entrefaites, au moment où l'on va partir pour Fontainebleau, le Roi tombe malade. Il a souvent des indigestions la nuit et se trouve mal à la messe, parce qu'il ne fait que courir à la chasse, manger des vilenies à souper, et avec excès. Cette fois, le cas semble plus grave : trois saignées, toutefois, le tirent d'affaire, et on a eu juste assez d'alarmes pour que le duc de Gesvres fasse tirer un feu d'artifice et le Parlement de Paris chanter un Te Deum. Mais la Reine a ressenti une telle émotion, qu'elle a été elle-même atteinte de la fièvre la plus violente. Pendant trois jours, il y a eu plus à craindre qu'à espérer. Elle a envoyé à Sainte-Geneviève de Nanterre faire une neuvaine, porter du linge pour toucher aux reliques et promettre un pèlerinage, qu'elle accomplira aussitôt guérie. Elle s'est confessée deux fois et a reçu les sacrements. Il semble bien qu'elle ait attendu la mort. Toutes ces inquiétudes sont arrivées un peu adoucies à
Chambord, mais avec des détails assez piquants, tels que Stanislas les
raconte : Vous avez appris les incommodités du Roi
et de la Reine. Dieu merci qu'elles sont passées et qu'on se peut fâcher
présentement à son aise contre tous les deux. Leur sympathie va jusqu'à ce
qui leur cause des maladies, qui est de trop manger, puisque c'est une
indigestion violente qu'ils ont eue, la Reine surtout, après avoir mangé cent
quatre-vingts huîtres et bu quatre verres de bière là-dessus. Je ne peux pas
encore revenir de frayeur, aussi bien que de colère, ayant cru qu'elle aurait
plus de pouvoir de se posséder. Cependant, je crois que cela lui fera du bien
par la suite, car on se loue présentement de son régime. Ce qu'il y eut de
charmant, et à quoi vous serez bien sensible, c'est l'assistance mutuelle
qu'ils se sont donnée pendant leurs incommodités. Vous ne le serez pas moins,
quand je vous dirai que leur confiance et leur tendresse se fortifient tous
les jours tellement que je n'ai rien à désirer au delà que le fruit de cette
belle union, que la miséricorde de Dieu accordera à tant de vœux. Je ne
saurais encore vous rien dire là-dessus. Les observateurs attentifs de la Cour n'ont pas compris ainsi cet épisode de la maladie des deux époux. Si la passion de la Reine a éclaté dans toute sa fureur, suivant une expression de son père, l'indifférence du mari n'a pas été moins frappante. Quand elle a été malade, le Roi est venu chez elle, ayant laissé passer les quatre premiers jours par crainte de la petite vérole ; il y alla ensuite tous les jours, mais les visites n'étaient que de quelques minutes, et la tendresse ne paraissait pas grande de sa part. Lorsque la malade est rétablie, il fait une visite de trois quarts d'heure, avec l'inévitable Fleury. C'est moins éloignement pour la Reine que timidité de la part du Roi, observe Villars, et l'on pourrait ajouter égoïsme, ce qui est le trait dominant du caractère. Mais les courtisans remarquent tout ; ils notent que Louis XV part pour Fontainebleau, sans se soucier de revenir voir la Reine en convalescence à Versailles, et que, le jour où elle arrive après un mois de séparation, il s'est mis à courre le cerf au lieu d'aller au-devant d'elle. Il se montrera plein d'égards pour le roi et la reine de Pologne, qui passeront dans le voisinage quelques semaines au château de Ravanne, et Stanislas se réjouit d'une longue conférence avec le cardinal de Fleury, où ils se sont bien expliqués sur le passé et ont pris de bonnes et sûres mesures pour l'avenir. Malgré cela, tout le monde sent qu'il y a quelque chose de changé aux dispositions des premiers jours du mariage. Les plus intéressés seuls ne s'aperçoivent point de ce que le public déclare fort ouvertement : le Roi se détache de la Reine, ou plutôt laisse voir qu'il ne lui a jamais été attaché. Marie n'ignorait point et son père lui répétait volontiers, que ce que la France attendait d'elle et ce qui devait à jamais la rendre sacrée au peuple, c'était la naissance d'un dauphin. Sa plus glorieuse fonction de reine était d'assurer la succession au trône. Diverses causes y avaient mis retard et de faux symptômes avaient deux fois trompé l'espérance de la jeune femme. Enfin, il n'y eut plus de doutes : Elle a été la dernière à y croire, écrivit Stanislas à Du Bourg, se défiant jusqu'à présent d'un bonheur qu'elle a raison de souhaiter avec tant d'ardeur. Ce bon père y mit une ardeur égale, et ses lettres se remplirent du petit dauphin et de ses petites cabrioles. Le 14 août 1727, la déception fut grande, car la Reine mit au monde deux princesses jumelles. Par bonheur, le Roi se montra ému et enchanté. Il avait passé chez la Reine, en robe de chambre, dès l'annonce des premières douleurs, et, pour ne la point quitter, s'était fait habiller dans l'antichambre. Il assista aux cérémonies de l'ondoiement, eut un mot gaillard sur la double naissance qui certifiait son aptitude à la paternité, et approuva le choix des deux nourrices, qui furent, pour Madame Louise-Élisabeth, Mme Varanchan, de Marseille, et, pour Madame Henriette, Mme Raymond, d'Issoire en Auvergne. Le jour même, il envoyait un de ses gentilshommes à Chambord et mandait au cardinal de Noailles, archevêque de Paris : Mon cousin, il a plu à Dieu de commencer à bénir mon mariage par la naissance de deux filles, dont la Reine, ma très chère épouse et compagne, a été heureusement délivrée aujourd'hui. J'espère de ses bontés l'entier accomplissement de mes vœux et de ceux de mon peuple, par la naissance d'un dauphin. C'est pour le lui demander et le remercier des grâces qu'il m'a déjà faites, que je vous fais cette lettre, pour dire que mon intention est que vous fassiez chanter le Te Deum dans l'église métropolitaine de ma bonne ville de Paris. Ce Te Deum fut chanté, en présence du Parlement et de tous les corps, invités de la part du Roi. Le peuple eut les feux de joie, les illuminations et les fontaines de vin, et les Comédiens français inaugurèrent à cette occasion un usage destiné à durer. Voulant célébrer à leur façon l'heureux accouchement de la Reine, ils donnèrent gratis la comédie du Festin de Pierre, à une très grande foule de spectateurs qui, à l'incommodité près d'être très pressés, furent très contents. Les Comédiens italiens et l'Académie royale de musique suivirent l'exemple ; enfin, l'Opéra-Comique, sur son théâtre de la Foire Saint-Laurent, donna gratis le spectacle à une multitude de peuple, que cette nouveauté n'avait pas manqué d'attirer, tant du faubourg que de la ville, braves gens qui furent aisément consolés de n'avoir pas un dauphin. Quelques jours plus tard on apprit que Leurs Majestés Catholiques saisissaient cette occasion pour se réconcilier avec la France, et que le Roi, en recevant les lettres d'Espagne, s'était empressé de les apporter chez la Reine et de lui en dire sa satisfaction. Les bons sentiments du Roi, la belle santé reconnue chez
la Reine, l'espoir largement ouvert pour l'avenir rassurèrent pleinement le
roi de Pologne, qui écrivit à son ami, le 21 août : Quoique
je sois persuadé que vous savez que la Reine, avec ses deux poupées, se porte
en merveille et que le Roi témoigne une grande tendresse à la Reine aussi
bien qu'à Mesdames ses filles, que toute la France, contente de la fécondité
de la Reine, espère plus que jamais bientôt un dauphin, cependant il m'est
doux de vous mander tous les sujets de ma joie, ne pouvant mieux les reposer
qu'au fond de votre bon cœur. Il fut lui-même à Versailles pour voir
ses petites-filles et se refaire du bon sang.
Le voyage fini, il racontait : Le contentement que
j'ai eu de mon séjour à Versailles va en augmentant depuis mon retour. Je
reçois des nouvelles de Fontainebleau, qui font le comble de mon bonheur,
comme quoi le Roi, depuis l'arrivée de la Reine, redouble à tous moments de
tendresses pour elle. Malheureusement que l'interdit de la Faculté arrête les
transports de ces illustres amants, sans quoi, par la grâce du Seigneur, le
dauphin serait déjà en campagne. Ce fut encore une fille qui vint. Au mois de juillet 1728 naquit Madame Troisième — Adélaïde. On était d'un très grand chagrin à Versailles, dit Barbier ; cependant le Roi a très bien pris la chose et a dit à la Reine qu'il fallait prendre parole avec Pérard, son accoucheur, pour l'année prochaine, pour un garçon. Il n'y eut, cette fois, ni Te Deum, ni feu, ni réjouissances, et les préparatifs extraordinaires de fêtes qu'on avait faits à l'Hôtel de Ville restèrent pour compte. Stanislas se résigne à cette nouvelle déception : Dieu rende nos espérances manquées assurées pour l'avenir ; adorons sa sainte volonté ! Il se console, en voyant les dispositions d'un bon mari qui ne perd pas courage. La jeune Reine y met une émotion plus inquiète : Si Dieu me fait la grâce, écrit-elle au maréchal Du Bourg, d'être bientôt dans l'état où je souhaite toujours d'être, je serai la première à vous le mander. J'espère que Dieu exaucera les vœux de nos bons sujets pour moi ; je mourrai contente, si je leur laisse cette consolation. Le sentiment qui l'emporte chez elle est le désir de satisfaire le Roi : On n'a jamais aimé comme je l'aime, écrit-elle avec sa ferveur naïve de jeune femme. Cet amour prend quelque chose de passionné, de fébrile, qui n'est pas sans émouvoir, quand on songe aux prochaines épreuves de l'épouse. A ce moment, il est vrai, le Roi, enfant des pieds à la tête et qui porte son enfance partout, ne donne point à craindre pour sa fidélité. Les dames du palais de la Reine se préparent inutilement à remplir le rôle tenu par d'autres pendant la jeunesse du feu Roi Louis XIV et que les mœurs acclimatées sous la Régence rendraient plus naturel encore. En son château de Madrid, Mlle de Charolais organise des soupers pour son royal cousin, l'emmène au bal de l'Opéra et se propose publiquement de l'initier à l'adultère. Ce sont de vaines espérances. Louis XV n'en est plus sans doute à dire comme aux premiers jours, à propos de belles femmes de la Cour qu'on lui vantait l'une après l'autre : La Reine est encore plus belle ; mais il est évident que celle-ci lui suffit et les principes religieux inculqués par Fleury dominent entièrement son imagination. Quant aux plaisirs, ceux qu'il préfère à tous les autres sont la chasse et le voyage. Dès cette époque, il n'y a pas de souverain en Europe qui se déplace plus souvent que lui. Toutes les maisons royales sont prêtes pour le recevoir ; et c'est toujours à l'improviste qu'il apparaît à Rambouillet ou à la Muette, comme plus tard à Choisy ou à Saint-Hubert, soit pour chasser dans le voisinage et y coucher une seule nuit, soit pour y séjourner deux ou trois jours avec quelque compagnie. Il y a surtout les grands voyages traditionnels de Fontainebleau et de Compiègne, où la Cour entière le suit chaque année à la belle saison. La Reine ne l'y accompagne pas toujours. En ses années de jeunesse, dont chacune est marquée par une naissance — il y en aura neuf en neuf ans —, les déplacements de la Reine dépendent de la Faculté. Ses chirurgiens et médecins, Pérard ou le bon Helvétius, ordonnent seuls à ce sujet, et sa santé, si précieuse pour la nation, exige des ménagements avant et après ses couches, qui la retiennent à Versailles plus qu'elle ne le voudrait. Comme c'est presque toujours en été que naissent ses enfants, elle est privée le plus fréquemment des grands voyages ; des courriers quotidiens lui apportent les nouvelles de la Cour et emportent pour le Roi les siennes et celles de ses enfants. Telle est l'occasion des lettres de Marie Leczinska au Cardinal, où se devine une secrète envie portée au ministre qui a le bonheur d'être toujours auprès de celui qu'elle aime. Fleury, malgré son grand âge, s'est imposé de ne jamais quitter Louis XV, qui d'ailleurs ne peut se passer de lui et le traîne partout à sa suite. Aussi les lettres de Marie sont-elles pleines de protestations tendres et touchantes, qu'elle supplie son correspondant de transmettre au Roi, soit qu'elle ait peur d'importuner en les répétant trop souvent dans ses lettres d'épouse, soit qu'elle pense plaire davantage en les faisant dire par la voix la mieux écoutée. Le Cardinal remplit-il toujours avec exactitude les
affectueuses commissions dont on le charge : Marie seule n'en saurait douter.
C'est du reste une joie pour elle de multiplier en ses lettres le nom du Roi
: Je suis bien aise d'apprendre que la première
chasse du Roi ait réussi. Je souhaite qu'elles soient toutes de même. Je vous
prie, mon cher Cardinal, de le bien remercier de ses marques d'amitié. Pour
ce qui est de m'écrire, vous pouvez bien vous imaginer la joie que cela me
fera ; mais, si cela l'importune ou le gêne un moment, je le supplie de s'en
dispenser, pourvu que, dans ses moments perdus, il songe un peu à une femme
qui l'aime tendrement. — ... Je suis bien
touchée des questions que le Roi vous a faites au sujet de mon voyage. Vous
pouvez l'assurer de l'impatience où je suis de l'aller trouver et que j'y
voudrais déjà être. Je vous prie de le faire ressouvenir quelquefois d'une
femme qui l'aime tendrement. — Mon obéissance
pour lui, s'il est possible, est encore plus aveugle par tendresse que par
devoir, et je rends grâces à Dieu, tous les jours, d'accorder si bien l'un et
l'autre ensemble. — Je vous prie de dire au
Roi que je me porte, grâce à Dieu, à merveille et que bientôt j'espère avoir
le plaisir de l'embrasser tendrement. En attendant, faites-moi le plaisir de
le faire souvenir d'une femme qui l'aime plus que sa vie, n'ayant d'autre
satisfaction que celle de la passer avec lui. Quelquefois elle laisse percer une pointe de bonne humeur : Je ne suis pas trop fâchée que le Roi ne soit pas fort content de ses chasses, et encore moins de ce que l'on m'a dit qu'il s'ennuie à Compiègne. Mais les paroles qui lui remplissent le cœur reviennent, toujours les mêmes, sous sa plume : Je remercie le Roi très humblement des tendres compliments dont il vous charge pour moi. Si je devais mettre ce mot dans ma lettre aussi souvent que je le pense pour lui, elle en serait remplie.... Vous auriez bien dû m'envoyer par la poste un petit morceau du sanglier qu'il a tué, et c'est bien mal à vous de ne l'avoir point fait. L'épouse s'alarme des dangers que le Roi court en ces chasses violentes, commencées avant le jour et furieusement poussées jusqu'à la nuit : Je me suis fort fâchée de ce qu'il se lève si matin pour aller au bois. J'espère du moins qu'il ne répétera pas cette promenade souvent, car elle pourrait le fatiguer. — On dit qu'il va à la chasse dans le gros chaud, ce qui me fait trembler, je vous l'avoue. Je vous prie de lui faire mes tendres compliments et lui baiser la main de ma part. J'aimerais mieux faire cette commission-là moi-même. Et un autre jour, répondant à une nouvelle venue d'Allemagne : L'accident de l'Empereur est affreux. Je n'avais pas besoin de cela pour trembler pour les chasses du Roi, surtout celles du sanglier. Telles sont alors les inquiétudes les plus vives de la Reine, car elle ne doute point de l'affection de son mari ; quoi que lui ait annoncé Villars, elle se croit aimée de lui, et s'en assure aux moindres témoignages qu'elle reçoit, même aux plus incertains que prodigue l'ardeur de la jeunesse. Le Cardinal lui est attaché, pense-t-elle, et, dans son grand isolement de la Cour, où son besoin de tendresse ne trouve pas à se satisfaire, la familiarité paternelle et les conseils avisés du bonhomme ont attiré quelque chose de son cœur. Mais ce sont des sentiments très complexes, que ceux qu'inspire à une jeune femme un vieillard à la fois ombrageux et dévoué, tyrannique et bienveillant, et de qui elle dépend pour les moindres choses. Sur ses relations avec cet être puissant et terrible, pèse toujours le souvenir de M. le Duc et de Mme de Prie, qui ont pu un instant se servir d'elle contre lui. Celui-ci, qui a dans le ministère des rivaux à craindre et, avec le temps, des ennemis, redoute que la Reine, mieux avertie qu'autrefois, soit amenée à prendre une influence et à l'employer en leur faveur. On devine, à travers les lettres de sa douce correspondante, l'inquisition qu'il exerce, la domination qu'il impose pour se préserver, et la souffrance que ces soupçons et la mémoire d'une première faute causent à la pauvre Marie. Elle essaie de désarmer ces préventions tenaces par des marques de confiance et des flatteries innocentes, continuellement répétées. C'est le conseil de M. de Villars qu'elle suit, et aussi celui du roi son père. Elle multiplie les expressions d'affection tout enfantine ; mon cher Cardinal devient mon très cher ami ou, à la façon polonaise, mon chérissime ami. Elle signe la meilleure de vos amies ; elle se plaint de le voir trop peu ; elle met une câline insistance à le conseiller sur sa santé : Vous ne me mandez pas si vous avez pris médecine. Je vous prie de la prendre. On ne refuse point de rendre service à ses amis. Celui que je vous demande est d'avoir soin de votre santé. Ce sont là propos d'un esprit naturellement aimable. Le Cardinal pourrait lui savoir plus de gré d'une soumission d'âme qui paraît sans bornes. Le Roi est le maitre, dit-elle souvent, prête à ses moindres volontés. Elle ne l'est pas moins à celles du Cardinal, qui en use parfois assez durement. Il échappe à Marie quelques impatiences qui en disent long, celle-ci, par exemple, sur les influences occultes supposées par Fleury : A l'égard des conseils, si j'en voulais prendre, ce serait des vôtres que je demanderais, et je n'en chercherais jamais d'autres, d'autant plus que, ne voyant que les quatre murailles ou le public, je ne vois personne à portée de m'en donner. Si elle le prend un seul jour d'un ton un peu plus haut, c'est que son amour même a été mis en jeu et qu'on a paru douter de sa soumission entière aux ordres du Roi : A l'égard de votre lettre, écrit-elle, c'est le style uniquement qui m'en a fait de la peine, et je la garde pour vous la relire, et je me flatte qu'en la voyant vous me rendrez plus de justice. Je ne crois pas, mon cher Cardinal, que qui que ce soit au monde fût assez impertinent de m'aigrir dans mon attachement pour le Roi. Je puis bien vous protester qu'il ne m'en parlerait pas deux fois, étant surtout beaucoup plus fort que celui que le simple devoir fait naître. C'est de quoi je vous prie de l'assurer. Rendez aussi plus de justice à mon amitié pour vous. Ayez-y plus de confiance et vous serez content de sa sincérité. Il fallait le caractère soupçonneux et dévoré du vieux
prélat pour faire souffrir ainsi cette âme de jeune reine, pleine de candeur
et de bonté. Tout autre eût été touché et vaincu par une confiance vraiment
filiale, qui suivait aveuglément les conseils reçus et n'osait rien décider
ni rien entreprendre sans une approbation toujours affectueusement
sollicitée. On ne pourrait croire à une direction aussi étroite, s'il n'y en
avait des preuves multipliées dans les lettres de la Reine. C'est, par
exemple, un cas personnel qu'elle soumet au Roi, c'est-à-dire au Cardinal, à
l'occasion d'une grossesse avancée et d'un départ pour Fontainebleau qui lui
tient à cœur : Je ne suis pas assez maîtresse de
moi-même pour prendre le parti entre l'empressement que j'ai de voir le Roi
et la crainte des suites que Pérard fait envisager ; et il n'y a que le Roi
qui puisse me tranquilliser dans l'inquiétude où je suis. Je vous prie de me
faire savoir sa volonté. Vous savez que je n'en ai point d'autre que la
sienne et que celle que je réglerai toujours sur vos avis salutaires, que
j'attends avec impatience. Elle projette un jour d'aller de Versailles
se promener au Cours-la-Reine ; deux billets nous montrent ce qu'il en
advient : J'ai envie de faire une petite promenade
au Cours. Mandez-moi, mon cher Cardinal, s'il n'y a point d'inconvénient, et
de là descendre aux Tuileries. Le tout sauf votre bon plaisir. — J'ai reçu, mon cher Cardinal, deux de vos lettres en même
temps, sur ma promenade du Cours et des Tuileries. Je trouve si juste et si
raisonnable ce que vous dites, que non seulement aux Tuileries, mais je
n'irai même pas au Cours. J'ai trop de confiance en vous, mon cher Cardinal,
que je ne ferai jamais rien sans votre conseil, étant sûre de cette façon de
ne faire jamais de sottises. Une des premières lettres de la Reine, qui est de 1728,
montre bien, à propos d'un incident de cour, le tour de son esprit. Il y est
question de M. de Mortemart, Premier gentilhomme de la Chambre, personnage
spirituel, charmant et un peu brouillon, qui avait été l'un des agents les
plus actifs de la disgrâce de M. le Duc et, à cette occasion sans doute,
avait cessé de paraître chez la Reine. Elle lui tient quelque rigueur, par
dignité, mais la bonté l'emporte et le pardon du gentilhomme est assuré : Je n'ai reçu que hier au soir, mon cher Cardinal, votre
lettre, qui me pénètre de reconnaissance. Votre voyage de Soissons me peine
d'autant plus que je ne songe pas, sans trembler, aux fatigues que vous aurez
à essuyer. Au nom de Dieu, mon cher Cardinal, ménagez une santé si chère.
Comme je ne veux rien faire sans vous le dire, par ma confiance en vous, il
s'agit de M. de Mortemart. Sa mère m'a fait parler hier par Mme de Bissy,
pour savoir s'il ne pouvait point venir ici me présenter son fils. Je lui ai
répondu qu'il me paraissait étrange que, après avoir été deux ans sans mettre
le pied chez moi, il voulût y revenir comme les autres, comptant vous le mander
auparavant pour savoir votre avis sur cela, lorsque Mme de Chalais arriva,
qui me dit qu'il était à La Chaussée avec son fils. Je dis à Mme de Chalais
que, quand il m'aurait demandé la permission de venir me demander pardon,
qu'après cela il viendrait m'amener son fils. La pauvre femme fut désespérée
de ma réponse. Elle me dit que son fils n'était qu'un prétexte pour venir
lui-même. Je lui répliquai qu'il en avait un bon, qui était celui de réparer
sa sottise, sans en chercher d'autre, mais que, par égard pour elle, je
pourrais m'adoucir, mais qu'elle écrivît à son frère, comme d'elle-même, de
demander permission de venir réparer sa faute et que la présentation se
ferait après, que pour l'amour d'elle je ferais la chose sans éclat. Elle a
été très aise de ma réponse. Je le serai beaucoup plus, mon cher Cardinal, si
vous approuvez en cela ma conduite, et si ce fou est assez sage pour en user
comme cela, je vous avoue que, pour moi, je serai très portée à mépriser de
pareilles folies ; mais vous savez que notre cour est portée à suivre de
mauvais exemples et que le peu de respect que l'on a pour le Roi et pour moi
est assez grand pour n'avoir pas besoin d'être réprimé. Répondez-moi au plus
tôt à cela, mon cher Cardinal, car je serai ravie de savoir votre sentiment.
Adieu, mon chérissime ami, comptez toujours sur mon amitié. — MARIE. En cette cour si réglée, où les affaires d'étiquette
tournent si souvent aux affaires d'État, l'inexpérience de Marie ne trouve
pas de suffisants conseils chez sa dame d'honneur ou sa dame d'atours. C'est
encore au Cardinal qu'elle s'adresse, pour que toutes les difficultés de cet
ordre soient réglées par lui. Elle lui soumet, par exemple, séance tenante,
le différend assez vif survenu entre son premier écuyer, M. de Tessé, et un officier
de la compagnie Villeroy, M. de Montesson : Je n'ai
pas voulu, dit-elle, donner de décision sans
celle du Roi. Voici la dispute : depuis quatre ans que je suis en France, MM.
les officiers des Gardes, quand je suis en chaise à porteurs, le lieutenant
allait derrière et l'exempt devant. Aujourd'hui, M. de Montesson a dit que
c'était à lui d'aller auprès de la chaise, à côté. Vous examinerez, mon cher
Cardinal qu'une possession depuis quatre ans est une décision, n'étant pas
naturel qu'ils l'eussent soufferte dans les commencements, si la chose
n'aurait pas dû être. Ils disent qu'ils l'on faite par politesse, mais il me
semble que dans les droits de charge il n'y en doit pas avoir ; et ce qui
prouve que c'est une défaite, c'est qu'ils l'ont cédé de même aux écuyers de
quartier et même aux maîtres d'hôtel, quand ceux-.ci n'y étaient point.
Voilà, mon cher Cardinal, ce que j'ai vu depuis que je suis ici et que je
vous prie d'exposer au Roi, en lui faisant mille compliments. M. de Tessé
vous doit envoyer un mémoire ; pour moi, je vous expose le fait tel qu'il a
toujours été. Le journal du duc de Luynes se remplira, un jour, de
questions de ce genre, où la Reine montrera toutefois un peu plus
d'initiative dans les décisions. Pendant toutes ces premières années, elle
semble redouter beaucoup d'être en faute contre l'étiquette. Voici à quelles
explications, à quelles excuses elle a recours pour se justifier d'avoir
accordé une faveur à une dame qu'elle aime : Les
vapeurs me quitteront quand je serai à Fontainebleau, la solitude de
Versailles étant très capable d'en donner. Je vais aujourd'hui à la
Ménagerie, et à peine puis-je ramasser des dames pour me suivre... J'espère, mon cher Cardinal, que vous ne désapprouverez
pas que Mme de Châteaurenaud me suit aujourd'hui dans mes carrosses, étant
restée presque seule pour me faire sa cour. Il est vrai que mon intention
était de ne la plus mener, ce que je ferais, s'il y en avait d'autres. A la même époque, le cardinal de Fleury, encore sollicité par la Reine, doit s'occuper d'une question qui renseigne d'une façon assez plaisante sur les costumes du temps et les excès d'une mode qui durera une bonne partie du siècle : On ne croirait pas, raconte Barbier, que le Cardinal a été embarrassé par rapport aux paniers que les femmes portent sous leurs jupes pour les rendre larges et évasées. Ils sont si amples qu'en s'asseyant cela pousse les baleines et fait un écart étonnant, en sorte qu'on a été obligé de faire des fauteuils exprès. Il ne tient plus que trois femmes dans les loges des spectacles pour qu'elles soient un peu à leur aise. Cela est devenu extravagant comme tout ce qui est extrême, de manière que, les princesses étant assises à côté de la Reine, leurs jupes, qui remontaient, cachaient la jupe de la Reine. Cela a paru impertinent, mais le remède était difficile ; et, à force de rêver, le Cardinal a trouvé qu'il y aurait toujours un fauteuil vide des deux côtés de la Reine, ce qui l'empêcherait d'être incommodée, et le prétexte a été que ce seraient deux fauteuils pour Mesdames de France, ses filles. Le public de Paris peut faire des gorges chaudes, et n'y manque point, sur cette grave décision de cour, qui a occupé les veilles d'un prince de l'Église. Mais, cette histoire de paniers a une suite. Les princesses du sang, étant séparées de la Reine, veulent au moins être distinguées des duchesses, et on leur accorde l'espace d'un tabouret vide. Les ducs, fort piqués, se font défendre de mauvaise façon : quelques jours après, on saisit à Versailles un écrit injurieux des plus vifs, qui court sous le manteau contre les princes du sang. Le Parlement s'en mêle ; on fait un arrêt, et le pamphlet est brûlé sur le grand escalier du Palais par la main du bourreau. On en brûlera bien d'autres, au cours du siècle, qui auront plus sérieuse origine que des paniers. Ces affaires de préséance n'en finissent point, irritées par des amours-propres toujours en éveil et des rancunes qui viennent de loin. La Reine a douze dames, dont six duchesses et six qui ne le sont pas ; de là, sans cesse, des difficultés et des aigreurs. A la cérémonie de la Cène, un jeudi saint, elles s'aggravent. C'est un usage fort touchant et fort aimé de la Reine, qui rapproche un instant les extrêmes de l'humanité et met une leçon d'humilité chrétienne dans l'orgueilleuse vie monarchique. Le Roi et la Reine célèbrent ainsi l'anniversaire liturgique de la Cène du Sauveur ; pour la Reine, cela se passe dans la grande salle des gardes du Château, transformée pour un jour en chapelle. Douze petites filles pauvres — ce sont douze vieillards chez le Roi — sont assises sur une grande table au bout de la pièce. Après un sermon et une bénédiction, la Reine quitte son fauteuil et s'approche d'elles ; on lui présente une aiguière pleine d'eau ; elle en verse sur les pieds de ces enfants, les lave, les essuie et les baise, en souvenir de l'acte fraternel de Notre-Seigneur. Puis, avant de les congédier avec une bourse d'argent, elle leur sert de ses mains un repas à treize services, dont les plats sont successivement présentés par ses darnes. C'est en ce point qu'éclate la dispute. La duchesse de Gontaut-Biron, très jeune femme et fort brillante, veut passer avec affectation devant Mme de Rupelmonde. Celle-ci proteste et l'arrête par le bras. Des paroles vives s'échangent ; on en vient aux gros mots, dont les pires, paraît-il, ne sont point inconnus à la Cour. La présence de la Reine n'a pu arrêter le choc de ces vanités exaspérées. Dès le lendemain, les ducs et pairs, M. de la Trémoille en tête, portent leurs plaintes au Roi. De son côté, le maréchal d'Alègre, père de Mme de Rupelmonde, fait un mémoire établissant que les duchesses n'ont d'autres prérogatives que le tabouret chez la Reine, repoussant leurs autres prétentions au nom du reste de la noblesse. Cette fois, l'affaire devient importante. Le cardinal de Fleury, appelé à résoudre le cas, le décide en faveur des duchesses, mais seulement à la Cène et aux processions. L'usage reste que, lorsque les daines vont avec la Reine dans son carrosse et qu'il n'y a pas de princesse du sang, elles montent comme elles se trouvent, et celle qui suit la Reine se met à côté d'elle, dans le fond, même si elle n'est pas duchesse. On prévoit que la décision donnée ne satisfera point toute l'ambition des dames titrées, et qu'elles s'en serviront pour prendre un pied en d'autres occasions. Rien ne fait plus souffrir Marie Leczinska que ces rivalités, pour des préséances dont elle comprend sans doute l'intérêt et la raison, mais qui mettent autour d'elle une continuelle excitation de haine et d'orgueil. Si l'étiquette ne se relâche point, le respect, dont elle est l'expression, semble quelque peu diminué autour du trône. Le poids du long règne de Louis XIV, devenu si lourd vers la fin, a préparé une réaction, et la Régence a déjà donné les habitudes d'une excessive liberté. L'extrême jeunesse des deux souverains, l'enfance persistante de l'un, la modestie et l'effacement de l'autre, aident à cette nouveauté, qui s'aggravera avec le temps et pour des raisons toujours plus inquiétantes. Marie s'en rend compte mieux que le Roi, absorbé par ses amusements et ses chasses. Bien loin de s'abandonner à son amour de solitude et de vie intime, elle va au-devant de toutes ses obligations d'apparat, n'en témoigne jamais aucun ennui et s'en fait instruire avec minutie pour les remplir avec fidélité. Elle ne permet point que personne autour d'elle se dérobe au moindre des usages de l'ancienne Cour. Elle les conserve, autant qu'elle le peut, dans leur intégrité, et, lorsque Louis XV s'absente, chasse ou voyage, elle suffit à maintenir à Versailles la représentation royale. Si l'on ne sait pas toujours où est le Roi, on est sûr toujours de trouver la Reine. Elle a tous les goûts auxquels une autre souveraine se livrera un jour, en pleine liberté, à Trianon ; mais elle met ses soins et son esprit de sacrifice à ne les satisfaire qu'autant que ses devoirs d'état sont accomplis. Cette exactitude, dictée à Marie Leczinska par sa conscience, vient peut-être en même temps d'une défense instinctive. La noblesse de cour prend volontiers le ton chez les princes et les princesses, qui sont sensibles assurément à la bonté candide de la Reine, mais toujours prêts à une critique malveillante et jalouse, toujours animés de l'esprit frondeur. Aucun prince du sang, pas même l'excellent duc d'Orléans, le premier personnage de l'État, tout aux dévotions et aux charités, ne se sent l'âme dépendante d'un sujet entièrement soumis ; nul d'entre eux ne peut avoir un respect parfaitement sincère pour la personne d'un Roi de vingt ans, mené par un vieillard ; et l'infatuation du sang des Bourbons leur donne à tous un certain dédain envers la petite Polonaise, amenée à Versailles pour une politique douteuse, par un pouvoir déjà tombé. Le bon peuple est loin de partager de tels sentiments. Quelques mesures financières du cardinal de Fleury et la fin de la disette des grains ont suffi pour ramener un peu de bien-être et pour faire bénir le nouveau régime. Les querelles religieuses ne compromettent point encore l'autorité royale. Il semble que la fécondité bien attestée de la Reine contribue à donner la confiance en des jours meilleurs. C'est sous de favorables auspices que Marie Leczinska se
décide à venir pour la première fois à Paris, faire ses prières aux grandes
églises et demander un Dauphin. Un mois auparavant, le 4 septembre 1728, à
peine relevée des couches de Madame Troisième, elle écrivait au cardinal, la
Cour étant en deuil par la mort de la reine de Sardaigne, grand'mère
maternelle de Louis XV : J'ai espéré jusqu'à présent
pouvoir aller le 13 à Paris ; mais je vois la chose impossible par la
faiblesse dont je suis encore, et j'ai résolu de prolonger mon voyage de
quelques jours, jusqu'au 18. Mandez-moi, mon cher Cardinal, s'il serait
impossible de prolonger le deuil au 19. Comme c'est la première fois que j'y
vais, l'entrée des carrosses noirs pourrait frapper le peuple. Si cela ne se
peut, je passerai par-dessus tout pour suivre votre avis, comme je ferai
toujours en tout. Une autre chose encore, si elle se pouvait, me ferait grand
plaisir : si le Roi ordonnait, du jour que j'irai à Notre-Dame, les prières
des Quarante-Heures pour que Dieu nous accorde un Dauphin. La faiblesse de la Reine se prolongeant, l'entrée à Paris doit être retardée jusqu'au 4 octobre. Mais Louis XV a donné satisfaction à la Reine en demandant les prières publiques. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, a publié, pour en régler l'ordre et la durée, un mandement au clergé et aux fidèles de son diocèse, où les causes du retard de la naissance du Dauphin sont expliquées par un texte de saint Augustin, lequel, observe un railleur, n'a guère songé aux Dauphins. On doit prier chaque jour et successivement, dans toutes les églises de la Ville, jusqu'au 27 novembre, veille de l'Avent. Les autres puissances ecclésiastiques de Paris, le cardinal de Bissy, abbé commendataire de Saint-Germain-des-Prés, et l'abbé de Sainte-Geneviève, règlent également dans leurs églises les prières des Quarante-Heures, où le peuple en foule se presse. La Reine a déclaré qu'elle ne veut pas avoir l'entrée solennelle, qui est d'usage pour une première visite dans la capitale ; elle vient surtout, dit-elle, par devoir de piété et c'est un pèlerinage qu'elle accomplit. Il n'v a donc, le jour venu, que son train ordinaire, quatre carrosses à huit chevaux, vingt gardes à cheval, quelques pages, dix ou douze valets de pied. Dans les rues, point de soldats, sauf sur le Parvis-Notre-Dame, où sont rangées les Gardes françaises et suisses ; sur le parcours, seulement du guet, de la robe courte et d'autres archers de la ville. Les boutiques ne sont même point fermées par ordre ; mais la curiosité des Parisiens est telle que personne ne reste chez soi. Le Cours est envahi ainsi que la terrasse des Tuileries, le quai du Louvre et toutes les rues de la Cité où doit passer la Reine. Tout le monde est avide de la voir et de l'acclamer. Le Mercure parle des tapisseries qui tendent les maisons et les échafauds et gradins où l'on s'entasse : On y voyait une tapisserie bien plus animée et d'un autre prix, par la prodigieuse quantité de peuple et du plus beau monde de Paris qui s'y était placé, ainsi qu'aux fenêtres et aux balcons. La Reine est haranguée, à la porte de la Conférence, par le gouverneur de Paris et le prévôt des marchands, saluée par le canon de la Bastille et de la Grève et les cloches de toutes les églises, complimentée sur le seuil de Notre-Darne par le cardinal de Noailles, avec la crosse et la mitre, entouré de tout son clergé, menée au chœur entre des barrières contenant la foule et gardées par les gardes du corps, la carabine au poing. Ce n'est pas sans émotion qu'elle entre pour la première fois dans cette église vénérable, où vivent tant de souvenirs de la Monarchie, et qu'elle marche au milieu de son peuple. Donnant la main au marquis de Nangis et au comte de Tessé, redressant de son mieux sa taille petite, elle s'avance en robe de cour couleur de chair, découpée en festons sans or ni argent, mais chargée de toutes les pierreries qu'on y a pu mettre. Les dames sont comme elle en corps de robe, extrêmement parées, et les principaux officiers de la suite en habit de drap d'or et d'argent. Ce riche spectacle réjouit les yeux du bon public, qui n'en a pas vu de semblable depuis fort longtemps, et l'on remarque le Sancy, le diamant fameux qui vaut dix-huit cent mille livres, placé dans la chevelure de la Reine. Elle va s'agenouiller dans le chœur, sous le dais royal ; le cardinal monte à son trône, entonne le Te Deum, qu'accompagne une grande musique symphonique, et donne la bénédiction. Il conduit ensuite la Reine, avant de se retirer, devant la chapelle de la Vierge, où simplement, sans apparat, entourée seulement du cercle de ses dames et de ses officiers, elle entend une messe basse, dite à son intention par son chapelain. Elle ne l'a pas entendue dans le chœur, parce que les chanoines ne souffrent pas que d'autres qu'eux y officient. Marie ne saurait s'en plaindre ; elle n'est ici qu'une épouse chrétienne, s'unissant par la prière à la Reine du ciel et la suppliant d'exaucer la ferveur de sa demande. Après la messe, la Reine revient dans le chœur pour voir les embellissements exécutés sur les ordres de Louis XIV ; à la sacristie, on sert à ses darnes du chocolat et du café, et elle-même prend un peu de vin d'Alicante. Puis le cardinal la ramène à ses carrosses, avec les mêmes honneurs qu'à l'arrivée. A l'église Sainte-Geneviève, le cérémonial est légèrement différent. A l'entrée, la Reine se met à genoux pour baiser la Vraie Croix, que l'abbé lui présente ; elle va successivement prier au chœur, où la châsse de la patronne de Paris est découverte, à la chapelle de sainte Clotilde, où elle témoigne le désir de baiser les reliques royales et enfin au tombeau de Clovis, premier roi de France chrétien, qu'elle baise avec le même respect. Au départ, elle s'arrête rue Saint-Jacques, devant la porte du collège Louis-le-Grand, où le Père recteur et le Père principal lui présentent leurs jeunes pensionnaires, ce qui est une occasion de vivats, de vers latins et de congés. Elle traverse les rues étroites du vieux Paris, partout acclamée par le peuple, qui ramasse l'argent menu jeté à la portière de son carrosse : elle entre dans la rue Saint-Nicaise, pour voir une partie des galeries du Louvre et la façade des Tuileries du côté de la place du Carrousel, fait le tour de la place Louis-le-Grand — Vendôme — et sort par la porte Saint-Honoré, pour aller diner au château de la Muette, où elle arrive vers les trois heures de l'après-midi. Elle rentre à Versailles, harassée et ravie, et le lendemain écrit à Fleury : Je reviens contente, au delà d'expression, des acclamations du peuple et de leur joie, que je ne puis vous dépeindre, tant elle était grande ; mais je vous avoue que, depuis que je suis au monde, je n'ai jamais été si fatiguée. L'avocat Barbier notait en même temps : Sa Majesté avait l'air bien content. Elle a fait un assez grand tour dans Paris et elle a vu une affluence de monde étonnante ; cela est bien différent de Wissembourg.... Pour sa personne, elle est petite, plus maigre que grasse, point jolie sans être désagréable, l'air bon et doux, ce qui ne donne pas la majesté requise à une reine. Les avis, au reste, sont fort différents sur ce dernier point ; et le sculpteur Guillaume Coustou s'est inspiré d'une tout autre pensée, puisqu'il fait en ce temps même la statue de la jeune femme en Junon olympienne, pour la mettre dans les jardins de Versailles. Il y avait cinquante ans qu'on n'avait vu à Paris de reine de France. Ce fut un grand événement dont on parla pendant deux semaines. On en aurait parlé bien plus longtemps si, le 23 octobre, aux portes des églises, n'avait été affiché un nouveau mandement de l'archevêque, moins inoffensif que le premier ; le cardinal de Noailles acceptait la bulle Unigenitus et la Constitution, c'est-à-dire la condamnation des cent une propositions tirées du Père Quesnel, révoquait ses décisions antérieures et faisait sa pleine soumission au Saint-Siège. Cela causa une rumeur énorme, car le gros de Paris, dit ironiquement Barbier, hommes, femmes, petits enfants, est janséniste, c'est-à-dire en gros, sans savoir la matière, contre la cour de Rome et les Jésuites. Les affiches, lacérées et couvertes de boue, la rébellion des curés parisiens, les sermons et les placards à profusion, vont préluder à l'agitation parlementaire, contre laquelle Fleury ne trouvera d'autre remède que les lits-de-justice et les lettres de cachet. Ce sera, pendant quarante ans, toute la politique intérieure du royaume. La Reine en souffrira comme chrétienne et, à son heure, discrètement, croira de son devoir de s'y mêler ; mais elle ne sera jamais compromise dans la lutte, et sa popularité n'en sera nullement atteinte. Pour qu'on lui pardonne cette affection bien témoignée envers les Jésuites, dont ceux-ci ne manquent point de se parer, il faut que la Reine ait laissé au peuple de Paris, dans la journée de sa visite, un souvenir inoubliable de bonté et de bonne grâce. Son nom est le seul de l'État qui échappe aux pamphlets et soit mis, d'un accord tacite, hors des querelles ; c'est le seul que respectent les chansons du temps, qui cependant n'épargnent personne. L'héritier de la couronne était plus que jamais désiré. Sa naissance pouvait seule rassurer le pays, si le Roi devait mourir jeune, contre les dangers de la guerre civile et de la guerre étrangère ; par elle, serait évitée cette redoutable réclamation de Philippe V dont les esprits restaient préoccupés, car la renonciation du roi d'Espagne au trône de France, imposée par des circonstances passées, ne pouvait supprimer les droits naturels de la descendance directe de Louis XIV. L'attention et l'espoir de tout un peuple se concentraient sur la reine Marie, et lui faisaient tenir dans les gazettes plus de place qu'au Roi lui-même. On connaissait ses robes et ses concerts, ses promenades et ses dévotions. Deux jours après sa visite à Paris, elle partait pour Fontainebleau, faisant collation à Choisy, qui était encore à la princesse de Conti, et couchant à Petit-Bourg, chez le duc d'Antin ; c'était l'étape ordinaire du voyage, très orgueilleusement fêtée par le surintendant des Bâtiments. Le Roi vint à la rencontre de la Reine jusqu'au delà de la forêt. Ils reçurent les révérences, le lendemain, à l'occasion de la mort de la reine de Sardaigne ; le nonce du Pape, les ambassadeurs et envoyés, en grand manteau de deuil, puis, les princes et princesses du sang, les seigneurs et les dames allèrent défiler chez Leurs Majestés. Le Roi continuait ses chasses quotidiennes, qu'allait peindre, pour les Gobelins, le bon Oudry. La rude chasse aux loups était à la mode cette année-là : on en avait pris déjà vingt-sept depuis qu'on était à Fontainebleau. La Reine ne suivit que la chasse au cerf. Elle avait dans sa calèche la jeune duchesse de Bourbon, en amazone, Mlle de Clermont et la marquise de Mailly. Deux bêtes furent forcées en deux heures de temps et mises aux abois sous les yeux des dames. Une autre fois, la Reine fut à Villars, en ses quatre carrosses à huit chevaux ; il y avait quatre princesses du sang et dix-huit dames. Comme l'arrivée fut un peu à l'impromptu, le vieux maréchal ne les traita pas aussi bien qu'il eût voulu ; mais il fit tirer, en l'honneur de sa souveraine, les canons pris à Denain, que le feu Roi lui avait laissés, et cette salve victorieuse ne manqua point d'intéresser Sa Majesté. Quelques jours plus tard, se posa la question toujours si grave de la santé du Roi. Louis XV se trouva mal en chassant, puis pendant la messe ; des boutons se montraient au visage ; on l'empêcha avec peine de se remettre en chasse, et la Reine obtint qu'il se couchât. Les médecins, ceux de la Cour comme ceux de Paris, appelés en hâte, déclarèrent la plus redoutée des maladies d'alors, la petite vérole. Elle sortit les jours suivants, raconte un témoin, sans fièvre, sans aucun mal, et plus heureusement que l'on n'aurait jamais pu l'espérer. Enfin, la maladie qui paraissait le plus à craindre pour le Roi, dont la vie est si importante à son royaume et à toute l'Europe, arriva et finit sans qu'il y eût lieu d'avoir aucune sorte d'inquiétude. Personne ne supposa que le mal du Roi, guéri du reste sans aucun remède, n'était point, en effet, la petite vérole, qui devait le saisir un jour et l'emporter ; et Louis XV, ayant toujours cru qu'il ne pouvait en être frappé deux fois, dut à cette illusion la sécurité qu'il garda longtemps pendant sa dernière maladie. L'anxiété de la Reine avait été grande. L'action de grâces
qu'elle fit dans le secret de son cœur eut plus de ferveur encore que toutes
celles qui remplirent les églises du royaume, à la nouvelle que le Roi était
sauvé. A Chambord, Stanislas avouait à ses amis sa terrible
frayeur. On ne saurait assez louer le
Seigneur, écrivait-il, et de l'espèce de
cette petite vérole et de ce qu'elle ne nous tiendra plus en alarme comme
avant qu'elle soit venue.... Votre bonne
maîtresse a fait, dans cette maladie, ce que doit faire une bonne femme, et
en a été bien récompensée, car le Roi était inquiet quand elle le quittait
pour un moment. Elle n'est pas grosse, et j'en suis bien aise, car il faut
espérer qu'après la petite vérole la besogne en sera plus solide. La Reine fut déclarée grosse en février 1720. L'espérance des époux était vive : ils avaient communié ensemble dans une même intention. La Reine ménageait ses forces, plus que jamais précieuses. Elle ne prit aucune part à ces courses de traîneaux qui furent, cette année-là, la grande fureur de la Cour et de la Ville. Le Roi les avait mises à la mode en emmenant sur la neige, autour du Canal de Versailles, de longues files de traîneaux remplis de seigneurs en bonnets et redingotes de fourrure, et de dames vêtues de casaquins fourrés à la Polonaise. En mars, Louis XV vint, pour la première fois, à l'Opéra et y fut chaleureusement applaudi. On lui sut gré de ce retour à Paris. Il n'y était pas revenu, en effet, depuis que le gouvernement avait été rétabli à Versailles, suivant l'idée de Louis XIV, qui pensait donner à la royauté plus de prestige et de sécurité en la tenant loin de la turbulente capitale. Le Dauphin naquit à Versailles, le 4 septembre 1729, à trois heures quarante du matin. Toute la Cour veillait dans l'appartement de la Reine. Autour du lit étaient les princes et les princesses du sang, le cardinal de Fleury et le chancelier de France, avertis dès le commencement des douleurs. Le Roi n'avait point quitté le chevet de la Reine. L'enfant, mis dans un lange, fut porté près du feu et ondoyé par le cardinal de Rohan, en présence du curé de la paroisse. On devait alors lui passer au cou le grand cordon du Saint-Esprit, mais le Roi ne voulut pas que la Reine eût une aussi prompte joie, de peur d'une émotion trop vive, et la cérémonie fut différée d'un moment. La duchesse de Ventadour prit le prince nouveau-né et le porta, suivie des trois sous-gouvernantes, dans l'appartement préparé pour lui. Le Roi dit à M. de Villeroy, capitaine des Gardes du corps : Duc de Villeroy, conduisez le Dauphin ; c'est le seul cas où mon capitaine des Gardes peut me quitter. On remarqua le ton dont furent prononcées ces paroles ; il semblait que le visage, d'ordinaire impénétrable, du jeune Roi rayonnât d'un sentiment attendri. Marie sut son bonheur quelques instants après. Le Roi la quitta pour rentrer dans son appartement à quatre heures et demie et, avant de se mettre au lit, dépêcha un de ses gentilshommes au roi et à la reine de Pologne. Tout était préparé, chez le garde des sceaux, pour envoyer faire part de la naissance de Monseigneur le Dauphin aux ambassadeurs et ministres étrangers et à ceux du Roi dans les cours étrangères ; dès cinq heures et demie, tous les courriers avaient quitté Versailles. Le Roi dormit quelques heures ; à son réveil, les acclamations éclatèrent sous ses fenêtres, où la population de la ville s'était portée. On dressait déjà, sur la place d'Armes, les châssis du feu d'artifice, qui devait être tiré le soir même. La Cour emplissait l'Œil-de-Bœuf et se pressait sur le passage du Roi, quand à midi il se rendit à la messe, où l'on chanta le Te Deum d'actions de grâces. Plusieurs fois dans la journée, il fut chez la Reine et chez le Dauphin. C'était un va-et-vient continuel dans le Château et la joie était sur tous les visages. L'après-midi, le Roi fut complimenté par les princesses, les dames et les ambassadeurs. A Paris, à la première heure, le tocsin du Palais et celui de l'Hôtel de Ville, annonçant la grande nouvelle, commençaient une sonnerie de trois journées ; on affichait l'ordonnance des échevins enjoignant de fermer les boutiques, d'allumer des feux de joie et d'illuminer les maisons pendant ces trois jours. Les rues se remplissaient des cris de Vive le Roi ! Vive la Reine ! Vive Monseigneur -le Dauphin ! Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, allait en grande pompe à la Ville, avec une suite de carrosses, et jetait de l'argent. Le prévôt des marchands en jeta aussi, pendant le grand feu de fagots sur la place de Grève, et les distributions de pain, de viande, de cervelas, les fontaines de vin coulant sous des berceaux de feuillage firent participer le peuple à la joie du souverain. Comme depuis soixante-huit ans il n'était pas né de dauphin, il fallut rechercher les anciens usages, tant pour le Te Deum de cent musiciens que fit chanter le Parlement dans la grande salle du Palais, que pour celui qui se célébra à Notre-Dame, où le Roi vint accompagné de toute sa maison, y compris les fauconniers, leur oiseau sur le poing. Il y eut le Parlement, la Chambre des Comptes, la Cour des Aides, la Cour des Monnaies, la Ville, l'Université et le Grand Conseil. Le Roi assista, avec les princes, au feu d'artifice de l'Hôtel de Ville et au grand dîner qui suivit, où il permit au duc de Noailles de porter la santé de Monseigneur le Dauphin. On le reconduisit à ses carrosses vers onze heures et demie. La foule se pressait en place de Grève, admirant une quantité de transparents allégoriques, qui complétaient l'illumination des façades, et déchiffrant les inscriptions latines qui les couvraient. On y abusait un peu des dauphins ; la Reine y était symbolisée par l'étoile du Nord, guidant le vaisseau des armes de la Ville, avec ces mots : Nec vota fefellit — Elle n'a point trompé nos vœux. Jamais Paris ne brûla autant de chandelle qu'il ne fit cette nuit-là. Les carrosses marchaient au pas, pour que le Roi vît mieux et fût mieux vu. Le plus beau morceau était la place Louis-le-Grand, où toutes les lignes d'architecture se profilaient en feu. Le long de la Seine, en s'en retournant à Versailles, le Roi aperçut l'illumination splendide du Palais de Bourbon, bâti depuis peu par la duchesse douairière, celle des jardins du duc du Maine, où était préparé un feu d'artifice, celle de l'Hôtel royal des Invalides, qui tira son artillerie, et plus loin, tous les villages des deux rives, de Vaugirard à Meudon et de Chaillot à Suresnes, qui rivalisaient de lumières. Pour la seconde fois, il y eut des spectacles gratuits. Les Comédiens français y ajoutèrent l'illumination de leur hôtel, et mirent sur leur balcon deux muids de vin qui coulèrent tout un soir pour le peuple. L'Opéra donna un concert de chœurs et de symphonies sur la terrasse des Tuileries. La religion devait tenir aussi, en de tels jours, une grande place : après une procession générale à Notre-Dame, il y eut chaque jour des processions particulières des paroisses et de toutes les communautés, tant régulières que séculières. On entendait partout chanter des cantiques dans les rues. Jansénistes et molinistes faisaient trêve un instant à leurs querelles ; et les bonnes femmes des Halles, les dévotes mercières de la rue Saint-Honoré les plus acharnées contre la Bulle, oubliaient les persécutions infligées à leurs curés et à leurs vicaires, en voyant tirer, sur la place des Victoires, le feu d'artifice extraordinaire que payait Samuel Bernard, fameux banquier et riche de plus de vingt millions. Pendant toutes ces réjouissances, qui remplissaient le royaume et dont elle se faisait lire les relations, Marie Leczinska ne ressentait que la joie d'avoir donné un fils à son mari et un héritier à la Couronne. Elle avait rempli le but de son mariage et l'ardent désir de la nation. Un aimable tableau de Belle la représente quelques mois après, assise en grand habit à côté du trône royal, avec l'enfant sur ses genoux ; il a ses petits pieds nus reposant sur le manteau fleurdelisé, la tête encadrée d'un bonnet ruché, et le cordon du Saint-Esprit au cou. La Reine est à demi souriante et le chaste orgueil d'une mère s'épanouit dans son regard. Elle s'était rapidement rétablie. Dès qu'elle fut relevée
de couches, ses parents accoururent auprès d'elle. On les logea au château de
Trianon, qui n'avait pas eu d'hôtes depuis la visite de Pierre le Grand et
que Louis XV devait donner bientôt en toute propriété à la Reine. Le
contentement de Stanislas était sans mélange. Les petites princesses le
ravissaient par leurs gentillesses, et son Dauphin, aux mains de la bonne maman Ventadour, qui avait élevé le père,
promettait une santé vigoureuse. Je me dérobe un
moment de temps, mandait-il à Du Bourg, pour
vous écrire deux mots et vous faire part, mon cher comte, de toute la
satisfaction que me donnent ici Monsieur le Dauphin, par la meilleure constitution
qu'un enfant peut avoir, la Reine par le bon état de sa santé, et enfin tout
le reste qui peut mettre du baume dans le sang. Bientôt, un seul
petit-fils ne lui suffit plus. Ses lettres appellent un second prince, un duc d'Anjou ; et, comme Louis XV semble décidé à
se bien munir d'héritiers, la Reine donne promptement de nouvelles
espérances. Le duc d'Anjou se fait moins attendre que son aîné. Le 30 août 1730, Versailles et Paris sont encore en liesse pour la naissance d'un prince. Les réjouissances se renouvellent, à peine moindres que pour le Dauphin. A la vérité, observe Barbier en les racontant, un second fils est une grande assurance pour la tranquillité du royaume. C'est le moment le plus heureux de la vie de la reine Marie. Tout semble sourire à sa destinée. Elle se croit sûre de l'affection du Roi, et sa brillante maternité l'a revêtue, aux yeux de tous, d'une majesté nouvelle. Ce n'est pas sans une juste fierté qu'elle peut présenter trois princesses et deux princes à la France rassurée et reconnaissante. |