ÉTUDES DE MŒURS ET DE CRITIQUE SUR LES POÈTES LATINS DE LA DÉCADENCE

 

JUGEMENTS SUR LES QUATRE GRANDS HISTORIENS LATINS.

TACITE.

 

 

I. Caractère général des écrits de Tacite. - Du jugement de Voltaire sur cet historien.

Soixante ans après la mort de Tite-Live, naissait, au commencement du règne de Néron, dans cet air de meurtre et de débauche qu’on respirait à Rome depuis le règne de Tibère, le plus éloquent des historiens latins, P. Cornélius Tacite. La môme année, selon quelques calculs, avait vu monter sur le trône des Césars, Néron, l’horreur du genre humain, et naître Tacite, son vengeur.

Le plus près de l’idéal de l’histoire, telle que nous la concevons, avec la forte culture moderne, est Tacite. Cette profondeur, cette science des mobiles secrets, ce sens moral surtout sont presque plus de notre temps, que de l’antiquité. Son service, dit Montaigne dans d’excellentes réflexions sur Tacite, est plus propre à un estat trouble et malade comme est le nostre présent ; vous diriez souvent qu’il nous peinct, et qu’il nous pince[1]. Toute l’Europe, depuis trois siècles, en dit autant.

Un changement complet dans le gouvernement romain, une autre société, d’autres mœurs, donnaient à Tacite, sur ses devanciers, l’avantage d’une matière neuve. Cependant, en comparant sa tâche avec la leur, il croyait avoir la plus mauvaise. Ceux-là, dit-il, avaient à raconter de grandes guerres, des sièges de villes, des rois vaincus et captifs, ou, s’ils se tournaient vers les affaires du dedans, les violents débats entre les consuls et les tribuns, les lois agraires et des blés, les luttes du peuple et des grands ; et ils parcouraient ce champ d’un libre essor. Nous, nous n’avons qu’à joindre bout à bout des ordres cruels, des accusations qui se succèdent sans interruption, de fausses amitiés, des causes dont l’issue est la même..... Notre tâche est étroite et sans gloire ; nous n’avons pour tout sujet qu’une paix constante et à peine inquiétée, et Rome pleine de tristesse[2]. Tacite craint la monotonie ; il l’avoue ; c’est une petite faiblesse qui ne fait tort qu’à ses lecteurs contemporains, trop légers sans doute pour une si forte nourriture. Mais nous sommes de l’avis de Montaigne qui, parlant de ces scrupules de l’historien : Et me semble, dit-il, le rebours de ce qu’il luy semble à luy, qu’ayant spécialement à suyvre les vies des empereurs de son temps, si diverses et extrêmes en toutes sortes de formes, tant de notables actions que nommément leur cruauté produisit en leurs subiects, il avait une matière plus forte et attirante à discourir et à narrer, que s’il eust eu à dire des battailles et agitations universelles[3].

Tacite est-il aussi malheureux de sa matière qu’il le parait ? J’en doute beaucoup. En tout cas, sa peine d’esprit ne fut pas sans mélange de douceur. Écrire l’histoire, ce fut, pour Tacite, se soulager. Il y a, dans ses récits les plus lugubres, une certaine volupté de l’esprit assez semblable à celle de l’homme de Lucrèce qui, du rivage, pense avec douceur, suave, aux dangers de ceux qui naviguent. C’est un cœur qui se décharge après une longue oppression, et la liberté de l’indignation en a adouci l’amertume.

On sait que Tacite n’écrivit que sous Trajan. C’est l’honneur de ce prince, rendu meilleur par la suprême puissance, que la conscience humaine ait retrouvé sous son règne cette voix que les meurtriers de Rusticus, d’Helvidius, de Thraséas, avaient cru étouffer dans les mêmes flammes qui consumaient leurs livres[4]. Comme Juvénal, qui attendit, pour livrer au mépris de la postérité les personnages de ses satires, qu’ils fussent couchés dans leurs tombeaux le long de la voie latine, Tacite, sous Domitien, s’était enveloppé de silence[5], et avait attendu que le poignard des gladiateurs en eût fini avec ce tyran. Il n’écrivit qu’âgé de plus de quarante ans.

Je le soupçonnerais plutôt d’un peu trop de complaisance pour son sujet, et de ne s’être pas toujours défié de tout ce qui pouvait l’assombrir[6]. Selon Voltaire, c’était médisance et malignité[7]. Tacite médisant et malin ! Qui se serait attendu à cela ? Voltaire a oublié que, dans le procès qu’il faisait au christianisme, aucune charge ne lui paraissait trop forte, et qu’il aurait cru d’un pape tout ce qu’il nie de Tibère ou de Néron. Ailleurs, il qualifie Tacite de fanatique pétillant d’esprit. Et, il ajoute : qu’il connaissait les hommes et les cours[8]. Comme si le fanatisme n’était pas l’état de l’âme le plus près de celui qui nous ôte toute connaissance, je veux dire la folie. On regrette de trouver des erreurs de ce genre dans un des meilleurs juges des œuvres de l’esprit, et dans un homme de génie qui en a tant donné à juger aux autres, et de si excellentes. Tacite m’amuse, dit-il encore dans la même lettre ; éloge cruel qui aggrave ses critiques ; car c’est dire d’un livre d’histoire ce qui se dit d’un roman.

Tacite n’est ni malin, ni fanatique, et s’il amuse, il faut l’entendre du vif intérêt qu’il sait donner aux plus graves enseignements de l’histoire. S’il lui est arrivé d’enregistrer avec trop peu de critique des faits qui paraissent invraisemblables, ce n’est point désir de nuire même aux méchants, ni par esprit de satire, comme Juvénal. La sévérité de Tacite ressemble un peu à celle de La Bruyère, un des hommes les plus doux, comme on sait, et les plus cachés du XVIIe siècle, lequel observa toute sa vie la cour sans dépasser l’antichambre. La Bruyère avait eu à souffrir des ridicules qui font le sujet de son livre ; en les peignant, il se vengeait de son embarras. Tacite avait été forcé, pour sauver sa vie, de renfermer son indignation ; en peignant les crimes de César, il se vengeait de sa peur.

Il n’est pas plus fanatique que malin. Il connaissait trop les hommes pour garder, un siècle après Auguste, les nobles illusions d’un Helvidius Priscus mourant sous Tibère, pour avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. S’il n’a pas fait l’éloge de l’empire, il l’a absous par ces graves paroles du commencement des Annales : Auguste recueillit sous le pouvoir d’un seul le monde fatigué des guerres civiles. Ce que voulait Tacite, ce qu’il était réduit à vouloir, c’était le pouvoir d’un seul tempéré par le hasard qui fait les bons et les méchants princes ; c’était une liberté de bon plaisir, une liberté tolérée et viagère, celle dont Pline le jeune remerciait Trajan en ces termes : Tu ordonnes que nous soyons libres ; nous le serons. Jubes esse liberos ; erimus[9].

Triste politique, mais la seule qui fût sensée, dans l’avenir borné et obscur qu’avaient fait à la Rome des Césars ses institutions et sa religion.

 

II. De la seule conduite qui fût possible aux honnêtes gens sous les Césars.

S’il est dans l’histoire un spectacle douloureux, c’est celui de grands esprits comme Tacite, à qui l’espérance n’est pas plus permise que les regrets.

Car que regretter, au temps de Tacite ? Est-ce cette république aristocratique, qui après avoir fait la conquête du monde, était devenue le plus dur et le plus corrompu des gouvernements ? Regretter la Rome républicaine, à moins de remonter jusqu’au delà des Gracques, c’était regretter le sénat vendant l’honneur romain au dehors, la justice au dedans ; les remèdes de Marius, plus violents que le mal ; Sylla épuisant Rome, en croyant la renouveler ; Pompée violant ses propres lois[10], et l’usurpation offerte à qui voulait la prendre : tant on avait hâte de voir la fin des guerres civiles !

Pouvait-on du moins espérer ? Mais qu’espérer dans un pays sans peuple, où des fils d’affranchis, des petits-fils des vaincus, des Grecs, des échantillons de toutes les nations, un faux peuple enfin, déjà plus nombreux, au temps des Scipions, que le vrai peuple, s’agitait entre l’empereur et les nobles, vivant de leurs vices, incapable de former une nation intermédiaire d’où pût sortir soit une république démocratique, soit une monarchie mixte ? Tacite rêva cette dernière forme ; mais le jour où elle lui apparut, il la déclara plus facile à louer qu’à établir, et, fût-elle établie, incapable de durer[11].

L’empire fut l’effet d’un accord entre ce faux peuple qui était opprimé, et un ambitieux de génie qui prit sa défense contre la vieille aristocratie. Mais, comme dans la fable, du cheval qui emprunte le secours de l’homme contre le cerf, après que l’empereur eut servi la multitude contre les patriciens, il la retint sous lui, lui donnant la paix pour exercer cette activité subalterne qui ressemble à de l’intrigue, le pain assuré, et pour toute liberté, la diffamation des grands au théâtre.

Dans cette impossibilité d’espérer comme de regretter, il y avait pourtant plus de raison de regretter le passé, qui se recommandait du moins par la gloire et le travail de la grandeur romaine, que d’espérer au hasard, et de désirer ce qu’on appelait les choses nouvelles, novœ res, qui étaient l’inconnu dans la nuit. Aussi Tacite, comme tous les honnêtes gens d’alors, n’est-il qu’un patricien libéral, ou, comme on le dirait de notre temps, un partisan de l’ancien régime libéral et modéré.

Rien ne ressemble moins à un fanatique que l’homme qui fit tout doucement sa fortune sous trois empereurs, et le plus grand pas sous le pire, Domitien. Il fallut beaucoup de conduite pour dérober aux soupçons de ce misérable empereur le génie quia le mieux connu les méchants princes. Tacite’ n’était pas du tempérament  des conspirateurs : Il parle même assez durement de leur esprit d’indépendance et de ce vain étalage de liberté qui les précipite au-devant de leur destinée. Que ceux qui admirent les entreprises illégitimes, dit-il, sachent qu’il peut se trouver des grands hommes, même sous les mauvais princes, et que l’obéissance et la modération, pourvu qu’il s’y joigne de la force d’âme et des talents, les mènent aussi loin dans la gloire que la plupart de ceux qui ont cherché, par des coups hardis, une mort brillante, mais inutile à l’État[12].

Ce ne, sont pas là les maximes d’un fanatique, non plus que la louange qu’il donne à son beau-père pour avoir fait une part à Domitien dans sa succession, afin de sauver le reste. Je me représente, dans la maison d’Agricola[13], les graves entretiens du gendre et du beau-père sur cette matière si délicate de la conduite à tenir sous un mauvais empereur. Leur vertu dut être plus d’une fois embarrassée de la justice que leur rendait Domitien ; et l’espèce de dédain que montre Tacite pour ceux qui conspiraient, trahit ce que sa sécurité sous ce prince lui avait dû laisser de scrupule. Mais je lui en veux de gourmander ceux qui ne voulaient pas de la vie au prix dont il fallait la payer, et d’élever la gloire de l’obéissance habile personnifiée dans Agricola, à l’égal du martyre enduré pour la liberté politique dans la personne de Thraséas. Le genre humain préférera toujours à l’homme prudent qui sait, par des accommodements même honorables avec le despotisme, acheter le privilège de mourir dans son lit, l’homme héroïque qui, dans un temps où une bonne conscience, fût-elle silencieuse, faisait ombrage au prince, s’ouvrait les veines et faisait des libations de son sang à Jupiter libérateur.

Tacite imita la conduite de son beau-père. Tous deux servaient le prince dans ce qu’il faut bien qu’un prince, si mauvais qu’il soit, fut-ce un Néron ou un Domitien, souffre de justice, d’ordre, de bonne administration, dans l’empire. Ils ne servaient pas la personne. Ils s’en tenaient à son estime, et ne s’aventuraient pas jusqu’à sa faveur, étouffant leurs succès par leur modestie, sachant s’arrêter dans la richesse, pour rie pas donner à César la tentation de s’instituer leur héritier[14] ; réglés dans leurs mœurs, chastes dans le mariage[15], honnêtes gens sans en faire de bruit, afin que leur honnêteté ne fût pas une censure.

 

III. Tacite est formé par la morale stoïcienne. - Résumé de cette morale.

Tacite paraît avoir été un de ces hommes de bien comme en forma la doctrine stoïcienne, dans l’intervalle qui sépare la Rome républicaine de la Rome chrétienne. Parmi les philosophes que Domitien fit chasser à la suite du procès d’Arulénus Rusticus, se trouvait le plus chrétien des philosophes du paganisme, Épictète. La providence de Dieu, l’obligation de nous soumettre à sa volonté, les devoirs de l’homme envers l’homme, le droit de nos proches (le christianisme devait dire nos frères) à nos services, le devoir de s’abstenir de toute vengeance, voilà ce qu’enseignait Épictète. Il niait que le bonheur dépendît d’aucune circonstance extérieure, ni qu’aucun homme en pût être privé. Selon lui, il n’y,a de bien que la vertu, de anal que le vice ; c’est la volonté de l’homme qui choisit entre l’un et l’autre, de telle sorte que, dans la distribution du bonheur et du malheur, la part de chacun est proportionnée à ses mérites.

Ces sublimes doctrines faisaient le fond de la philosophie morale au temps de Tacite. Agricola les avait apprises de son père Julius Græcinus, mort sous le règne de Caligula pour n’avoir pas voulu du rôle d’accusateur. Nul doute que Tacite n’en eût été nourri. Ses écrits respirent la force d’âme qu’on y puisait. Mais il n’en est pas plus fanatique que des vieilles libertés républicaines. S’il crut à la Providence de Sénèque ; d’Épictète, de Marc-Aurèle, il se garda bien de le dire, et il laissa dans ses livres les dieux officiels, pour n’avoir pas à exclure du ciel, avec les dieux, les Césars que l’adulation y avait placés. Il n’adopta pas non plus du stoïcisme les excès de sa morale, ni l’insensibilité, qui en est la perfection. Il n’aurait pas approuvé que, pour s’épargner du trouble, on ne s’affligeât pas du malheur d’un ami, et qu’un père s’abstînt de punir un fils coupable, pour ne pas se déranger du soin de son propre esprit. Toutes ces exagérations blessaient sa raison, et n’allaient pas à ses habitudes de prudence. Car cette insensibilité, ce mépris des affections, cet amour pour la mort considérée comme un affranchissement, tout cela n’était qu’un sublime défi jeté aux princes auxquels on voulait ôter le plaisir de la cruauté, en rendant la nature insensible à la douleur, et en refusant aux bourreaux les souffrances de la victime. Rien ne pouvait être plus suspect aux Césars, n’y ayant pas de plus grand danger pour un mauvais gouvernement que la popularité du mépris de la vie.

Caractère plus ferme que passionné, Tacite sut cheminer entre l’adulation et la protestation ; il trouva par le travail, par la pureté de son foyer, le secret de s’estimer, même en courbant le front, et il eut le genre de vertu le plus efficace alors, celui de n’être complice d’aucun des crimes du despotisme impérial, et d’avoir sa part dans tout le bien qu’il laissa faire. Il retint surtout des enseignements de la philosophie stoïcienne la résignation à la mort, non seulement comme la fin commune, mais comme une chance plus prochaine pour les honnêtes gens. Junius Rusticus avait péri sous Domitien pour avoir appelé Thraséas le plus saint des hommes. Si Tacite avait eu à traverser le règne de quelque autre Domitien, et qu’il se fût trouvé un délateur pour dénoncer le sublime passage où il personnifie la vertu dans ce sage héroïque[16], je ne doute pas qu’immolé comme Rusticus, il ne fût mort comme Thraséas. Mais par cette fatalité heureuse qui donna à Rome une suite d’empereurs honnêtes gens et doux, les énergiques portraits que Tacite avait tracés des Tibère et des Néron le protégèrent sous leurs successeurs, lesquels comprirent que le procès fait aux mauvais princes est le meilleur éloge des bons.

 

IV. Caractère et nouveauté de l’histoire dans les écrits de Tacite.

L’impression qui reste des écrits de Tacite, est une impression de gravité. Le sujet y est sans doute pour beaucoup. Cette succession de crimes, ces délateurs, ce sénat qui se décime par peur, ces débauches sanglantes, la toute-puissance aux mains d’hommes qu’elle enivre, qui tous commencent par le bien, même Néron, mais que le droit de tout faire impunément rend bientôt furieux, comme certains hommes les liqueurs fortes ; ce mystère redoutable qui enveloppe le Palatin, quel sujet de plus graves lectures ? Mais on en lit autant dans Suétone,.et plus encore : car là où s’est arrêté Tacite, soit pudeur, soit art, Suétone n’hésite pas à afficher la majesté impériale et à nous révéler tout ce qu’ont vu les murs du Palatin. Il s’en faut même qu’il ait manqué de talent pour faire valoir ces tristes curiosités, ou d’honnêteté pour s’en indigner. Quelqu’un pourtant s’est-il avisé de qualifier Suétone de grave historien ? Cette impression de gravité résulte donc moins des faits que du caractère même de l’historien, et Tacite a mérité d’être appelé par Bossuet le plus grave des historiens, parce qu’il est le plus moral.

La morale, dans les écrits de Tacite, est une croyance de l’homme, et non une beauté du genre ; et c’est par là qu’il est supérieur à ses devanciers. Salluste sait à merveille les causes des dissensions civiles ; il a étudié les effets de la corruption, du luxe, de l’ambition des chefs, sur les mœurs et la constitution d’une république ; mais cette morale n’est pas assez près des faits, et il y manque l’accent de l’honnête homme. La morale, dans Tite-Live, c’est l’admiration des belles actions et des grands caractères, et une illusion touchante qui le porte à remplir de grands hommes le passé de son pays. Pour César, la morale n’est que son jugement personnel sur les hommes et les choses, selon l’aide ou les difficultés qui lui en viennent. Il ne sait donner aux hommes d’autres leçons que ses pensées, d’autres exemples que ses actions. Il n’y a pour lui d’autre sagesse humaine que les motifs, bons ou mauvais, qui le font agir. Tacite juge les hommes dans sa conscience, et selon des règles qu’il appliquait à sa propre conduite. Sa morale est de sentiment.

Du reste, il fait sortir les événements de leurs véritables causes, les passions et les caractères. Il est beau pour l’antiquité, il est glorieux pour Rome que ce soit un ancien, un Romain qui le premier ait rendu cet hommage à la liberté humaine, d’y chercher les causes des événements, et de renvoyer aux hommes la responsabilité de ce qui leur arrive. Tacite découvre les intentions sous les paroles, les desseins sous les actes, l’homme sous le rôle. Son impitoyable sagacité le dispute avec la dissimulation des Césars, et si reculées que soient leurs retraites, il sait y pénétrer. En vain Tibère rend des édits pour écarter tout le monde des chemins par où il doit passer, en vain il se tient caché à Caprée comme au fond d’une tanière d’où il ne communique que par des signaux avec l’Italie, Tacite le suit partout et l’entend penser tout bas. Il arrache de ce cœur que rendait cruel le mépris des hommes encore plus que la brutalité, le secret de son inquiétude et de son ennui ; et sur cette cime de rocher, où, les yeux fixés vers la rive italienne, épiant l’arrivée du vaisseau qui doit lui annoncer la mort de quelque ennemi, Tibère se croit seul et sans témoins, Tacite est assis à ses côtés.

Il se plaît dans ces ténèbres des arrière-pensées, et comme d’autres ont eu l’imagination des événements, il a l’imagination des conjectures. Il ne laisse aucun faux-fuyant par où le coupable puisse échapper. C’est comme la bête fauve autour de laquelle les chasseurs ont- formé l’enceinte ; il faut qu’elle vienne se faire tuer à l’une où à l’autre fuite. On pourrait même reprocher à Tacite le luxe de ses conjectures : entre plusieurs motifs contraires, on hésite, et quelquefois ce doute profite au coupable. C’est ainsi que quelques esprits éminents, Voltaire entre autres, de peur d’en trop croire, ont nié, et se sont donné le beau rôle de défendre la nature humaine contre l’historien.

Les histoires de Tacite ressemblent, à cet égard, aux Maximes de La Rochefoucauld. De même qu’après la fronde, espèce de chasse sanglante qu’on donnait au Mazarin, pour se partager ses dépouilles, il était demeuré à l’auteur des Maximes un fonds de mépris pour les hommes qui lui fit réduire tous leurs mobiles à un seul, l’intérêt ; de même, après le règne de Domitien, l’âme de Tacite fut atteinte d’une défiance irréparable. Vainement devait-il voir, sous les règnes réparateurs de Nerva, de Trajan et d’Adrien, les lois reprendre leur empire, une certaine liberté rentrer au sénat, la vie humaine recouvrer son prix ; le repos et la gloire de la seconde moitié de sa vie ne purent effacer les impressions de la première, et il se souvint toujours ou d’avoir craint pour sa vie, ou d’avoir été étonné de ne pas craindre. On parle de gens touchés par la foudre, auxquels il en est resté un tressaillement involontaire. Il est telles pages de Tacite où l’on sent ce tressaillement.

Avec plus de justice pour l’antiquité païenne, M. de Chateaubriand aurait reconnu dans Tacite la majestueuse mélancolie qu’il attribue exclusivement aux auteurs chrétiens. Il eût créé le mot pour Tacite. Pline le jeune était sur la voie, lorsqu’il caractérisait l’éloquence d’un des plaidoyers de Tacite par le mot grec σεμνώς, qui signifie cette impression de gravité majestueuse qu’on reçoit des choses divines.

 

V. Autres différences entre Tacite et ses devanciers.

D’autres différences entre Tacite et ses devanciers ont été autant de nouveautés durables dans l’histoire.

Avant Tacite, la matière de l’histoire est sur les champs de bataille ou au forum. Il y avait peu de choses secrètes. Le peuple savait par ses tribuns ou par les accusations publiques ce qui se passait au sénat. Pour écrire les annales de Rome républicaine, l’art de raconter était plus nécessaire que le don de conjecturer. Salluste, César et Tite-Live y ont excellé ; rien de ce qui se voit par les yeux et s’entend par les oreilles ne leur a échappé.

Au temps de Tacite, l’histoire est tout entière à la cour de l’empereur. Au sénat, au peuple, a succédé un seul homme en qui se sont absorbés tous les droits et tous les pouvoirs. A cette mobilité, à ce bruit a succédé le silence ; à tout cet éclat de la vie publique, le secret. Les faits même qui se passent au grand jour, les faits de guerre sont mystérieux. L’empereur conduit la guerre par des lieutenants que font mouvoir ses courriers, et qui doivent trouver l’art de vaincre sans donner d’ombrage. On ne sait des événements que ce que César veut qu’on en sache ; une seule chose est certaine, parce qu’il y a danger à en douter ; c’est qu’en toute guerre César est victorieux.

La morale d’alors, c’était l’intérêt du prince : la loi de lèse-majesté en était la sanction. Nulle conduite n’était assurée d’être innocente. Il y avait le même risque à flatter trop qu’à ne point flatter du tout. On était mis à mort pour un écrit satirique, pour s’être fait prédire de grands biens par un diseur de bonne aventure, pour descendre de quelque ami de Pompée, pour avoir fait un songe où figurait l’empereur. Une raillerie coûtait la vie au consulaire Fufius ; sa vieille mère mourait pour l’avoir pleuré[17]. Les casuistes de cette morale étaient les délateurs, vrais chiens de chasse de César, comme les appelle énergiquement l’Anglais Gordon[18], à la piste de tous ceux dont la mort pouvait être lucrative, et qui les prenaient par des mots, des signes, des soupirs, par le silence.

Connaître le caractère du prince, chercher dans son humeur, dans ses craintes, dans sa cupidité, quelquefois dans sa folie, la cause des événements et la destinée des personnes ; chercher la conduite des individus dans ce qu’ils avaient à craindre ou à espérer du prince ; découvrir l’extrême bassesse sous l’affectation le la franchise, et les derniers raffinements de l’adulation dans certaines manières de dire la vérité ; ressentir la tristesse publique, et ce malaise insupportable des temps de tyrannie, où l’on quitte si facilement la vie, depuis qu’elle n’est plus qu’une tolérance d’un tyran ; telle était la tâche de l’historien de ces tristes époques, et Tacite y a été sans égal.

Dans cette histoire tout intérieure les portraits doivent tenir une grande place. Tacite en a fait plus à lui seul que tous ses devanciers, et de plus vrais. Ceux-ci peignent les personnages non d’après nature, mais par induction, et sur leur renommée. Les portraits de Catilina, de César, de Caton, dans Salluste ; ceux d’Annibal, de Scipion, dans Tite-Live, sont fort goûtés pour la beauté du langage ; mais on y reconnaît plutôt le signalement du rôle que la physionomie de la personne. Au temps de Tacite, où les actions n’étaient que des apparences dont on se couvrait, et la conduite que l’art de défendre sa vie, c’est dans l’inaction inquiète, ou dans des actions derrière lesquelles le personnage se dérobe, que Tacite cherche et découvre les caractères. La renommée ne lui fournissait rien de certain ; elle était ou complaisante, ou enchaînée, ou égarée par cette politique de duplicité et1de secret profond qui est propre au despotisme. Il fallait tout conjecturer. La nature humaine, telle que le pouvoir absolu la déforme et l’avilit, n’a rien eu de caché pour Tacite. Il a connu tous les vices qu’il engendre ; il a connu le caractère de protestation sublime qu’il donne à toutes les vertus. Outre cet instinct du génie à qui se révèle le monde invisible des volontés et des pensées, il trouvait dans le souvenir de son propre malaise, sous Domitien, le secret de cette corruption de la peur qui a fait plus d’une fois commettre des crimes sans méchanceté.

Les portraits de Tacite ne sont pas des compositions savantes et systématiques : ils sont variés et vrais comme la vie. Le peintre s’étudie à réduire le nombre des traits ; mais ceux qu’il choisit sont si caractéristiques, qu’ils nous mettent en présence des originaux. On dirait ces fortes esquisses où la main d’un grand artiste n’a rendu que les traits que l’âme illumine ; c’est plus la personne que tels portraits finis où sont exprimés tous les points que touche la subtilité de la lumière.

Racine songeait sans doute aux caractères et aux portraits de Tacite, quand il l’a appelé le plus grand peintre de l’antiquité. Ce n’est pas l’art des’ anciens perfectionné ; c’est un art nouveau. Tacite est plus près, dans les portraits, des modernes illustres que des anciens, et de notre Saint-Simon, par exemple, que de Salluste ou de Tite-Live. Je préfère pourtant à cette brièveté sublime la liberté du pinceau de Saint-Simon, et cette fougue d’exécution qui fait de ses portraits de courtes et saisissantes biographies, où le personnage se meut sur la toile, marche, change, se contredit, se, dément, vit pour ainsi dire sous nos yeux, et nous rend aussi bien ses contemporains que ceux qui l’ont connu et qui ont reçu de lui du mal ou du bien.

Une autre beauté des livres de Tacite, dont le caractère est tout moderne, ce sont les récits des morts fameuses. La matière en était riche sous les Césars. Autour de l’empereur, et jusqu’où il pouvait avoir à convoiter ou à craindre, s’étendait l’empire de la mort violente. Une vieillesse trop longue avec de grands .biens ; la jeunesse et le talent, trop près du trône par la naissance ; une âme libre, même dans l’obscurité et le silence ; des soupirs entendus derrière une cloison ; un nom de l’ancienne Rome qui résistait à se prostituer ; tout cela bornait toute vie à l’heure présente. La loi de majesté tuait au grand jour ; les centurions, les empoisonneuses tuaient dans l’ombre. Ceux même qui mouraient de maladie n’étaient pas sûrs que l’empereur n’y eût pas mis la main, et ils l’instituaient leur héritier pour le protéger contre le soupçon d’empoisonnement, et pour protéger leurs enfants contre sa vengeance.

Mais les honnêtes gens ne mouraient pas seuls. Les empereurs se lassaient de leurs instruments. Il arrivait un jour où, à force de s’engraisser des dépouilles d’autrui, le favori devenait une proie tentante pour le maître. Le maître lui-même était, dans tout l’empire, le moins assuré de vivre, et plus d’une fois le cadavre sanglant d’un César ferma le long cortége des victimes immolées à sa cupidité ou à sa peur.

On ne voit point d’exemples de ces récits dans les historiens qui ont précédé Tacite. A leurs yeux-la vie des individus n’ayant de prix que pour la patrie et l’exemple, ils ne donnaient qu’une courte mention à chaque mort illustre. La seule -vie qui les intéressât, c’était la vie de la patrie, et les événements s’y pressaient si vite, qu’ils n’avaient pas le temps de méditer ni de s’attendrir sur les destinées individuelles. Mais dans un temps oit l’on mourait inutilement, les catastrophes particulières, ne profitant plus à la patrie, devaient toucher l’historien d’un regret jusque-là inconnu, et la vie humaine lui paraissait d’autant plus précieuse qu’on en faisait un plus mauvais emploi.

Tacite garda de ses devanciers l’usage d’orner l’histoire de harangues. Mais il en est plus sobre et il y met moins du sien[19]. Je me défie pourtant de ces pièces d’éloquence ; et, pour n’en citer qu’une, la harangue du Breton Galgacus, je doute que Tacite l’ait composée sur des notes communiquées par quelque Breton à Agricola. La pièce n’en est pas moins belle, mais. de la beauté froide d’un ornement de rhétorique, dans le genre d’ouvrage qui doit le plus sévèrement les exclure. Je préfère aux plus belles ces vives analyses de certaines délibérations du sénat, et ces récits interrompus par de courts dialogues où se peignent les haines des uns, l’adulation effrontée des autres, l’embarras des honnêtes gens, les craintes de tous. Sénateur sous Domitien, le sénat de ce prince avait fait connaître à Tacite le sénat de Tibère ; il avait entendu opiner les sénateurs sous le regard de César ; c’est pour ainsi dire la part de ses mémoires personnels dans ses histoires. Y a-t-il été vrai ? Je m’en fie à l’historien qui a écrit ces belles paroles : Je n’ai voulu rapporter, parmi les avis des sénateurs, que ceux que l’honneur ou la honte a rendus célèbres ; le principal devoir de l’annaliste étant de ne point taire les vertus, et de contenir les actions et les paroles coupables par la crainte de la postérité et de l’infamie[20].

 

VI. De la foi qu’il faut avoir dans la véracité de Tacite.

Mais là où Tacite n’avait pas à s’autoriser de traditions certaines ou de documents authentiques, ne lui est-il pas arrivé de calomnier de bonne foi ? Que faut-il croire du reproche d’invraisemblance qu’on a fait à ses récits ?

Prenons garde, en voulant justifier la nature humaine, de calomnier nous-mêmes l’historien qui en est l’honneur. L’élévation de Tacite, la tristesse que lui inspire la vue du mal, cette éloquence qui fortifie l’âme sans l’exalter, sont parmi les plus beaux titres du genre humain. S’il y a un orgueil honorable à nier, au nom de l’humanité, certains crimes qui supposent trop de perversité chez ceux qui les commettent, et trop de lâcheté chez ceux qui les supportent, il en est un autre dont je ne suis pas moins touché : c’est celui qui consiste à nier qu’un homme de génie comme Tacite ait cru légèrement à ces crimes, et qu’un si grand peintre se soit plu, par caprice d’artiste, à barbouiller de sang ses tableaux.

Tacite n’a rien dit que ses contemporains, Suétone, Juvénal, Martial, Pline le jeune, ne confirment ou n’aggravent par les détails qu’ils y ajoutent. Aucun trait de déclamation ne rend ses accusations suspectes. Souvent même, au lieu de s’indigner de certains actes, il en recherche froidement les causes, et ne craint pas de mettre, à côté de celles qui ajoutent au crime, celles qui l’atténuent.

Il est deux points où l’on a soupçonné ses récits d’exagération : la lâcheté du sénat, et la cruauté de certains empereurs.

En fait de lâcheté, je crois à tout d’une assemblée délibérante où la vie n’est pas en sûreté. Les exemples même d’héroïsme qu’y donnent les grandes âmes sont une preuve de l’excès de lâcheté dans les autres. Où les bons sont des héros, tenez pour certain que la foute est vile.

En fait de cruauté, je crois à tout d’un prince qui a la toute-puissance et qui n’est pas sûr de la garder.

C’est donc sur le plus ou moins qu’on dispute. Mais si l’on accorde un seul acte de cruauté, par quelle logique nie-t-on les autres ? Qui sait où commencent les scrupules dans ces âmes dépravées ? Qui sait ce que pouvaient faire, soit par peur, soit pour jouir d’un règne précaire, de mauvais princes portés au trône par le poison et l’assassinat ? Si quelqu’un l’a su, pourquoi ne serait-ce pas l’esprit supérieur qui avait vu, dans l’âme de Domitien, tout ce qu’un méchant homme qui a la toute-puissance peut contenir de cruauté ?

Mais je veux bien qu’aux yeux d’une justice facile, qui prendrait en considération le tempérament, le sang, et ces servitudes de la matière dont ne- triomphent pas toujours les volontés les plus droites, il y ait eu quelque peu de bien dans un abîme de mal, chez un Tibère, un Néron, un Domitien ; l’historien est-il tenu de faire valoir ce bien au risque de diminuer notre horreur pour le mal ? L’objet de l’histoire est-il seulement de faire peur aux méchants de la postérité et de l’infamie ? Il en est un autre, qui passe le premier : c’est de donner des moyens de défense aux petits contre les grands, aux faibles contre les forts, à la vie humaine contre les tyrans qui en abusent ; c’est d’entretenir dans les cœurs l’amour de la justice et de la liberté et d’en dénoncer les ennemis au genre humain. Un des plus grands esprits des temps modernes, Machiavel a presque déshonoré son nom pour avoir reconnu des perfidies nécessaires et des cruautés utiles, et pour s’être arrogé une justice superbe qui décharge les méchants, au détriment de la véritable justice, celle qui défend les petits et les honnêtes gens.

S’il était vrai que, par trop d’intérêt pour la justice et la liberté, et par compassion pour ceux qui ont souffert, l’historien eût négligé, dans le procès d’un mauvais prince, quelques circonstances atténuantes, il faudrait l’en louer. Tout au plus peut-on admettre dans la morale privée l’excuse de l’éducation, du tempérament, de l’inconnu de la conscience humaine. Mais dans les jugements de l’historien sur les personnes qui ont eu la puissance, toute complaisance qui diminue leur responsabilité est coupable. Il est certaines haines du genre humain comme certaines admirations qu’il faut respecter et entretenir, parce qu’elles font partie des forces morales qui l’aident à résister à l’oppression. Autant je blâmerais l’historien qui, par je ne sais quelle justice timorée, noterait les faiblesses dans quelque grande vie pleine de belles actions et de services ; autant je blâme celui qui, au lieu de se faire l’organe des griefs du genre humain contre les méchants, s’en va, par goût du paradoxe, ou pour caresser la force, tirer, de quelques anecdotes contestables, des raisons de les soulager d’une partie de leur mauvaise renommée.

 

VII. De l’esprit de prévention de Tacite.

Tacite ne calomnie pas ; il est prévenu. Il l’est comme La Rochefoucauld qui non seulement n’atténue pas le mal, mais qui nous met en défiance contre certaines sortes de bien. Il semble qu’il ait connu cet esprit préventif de la philosophie chrétienne, laquelle nous donne d’utiles inquiétudes, même sur nos qualités. Peut-être en est-il résulté quelques injustices relatives dans l’appréciation qu’il fait de certains caractères. Ils étaient méchants, il les fait pires. Beaucoup de ses jugements sont des dilemmes dont les deux termes sont également accablants pour le coupable : lequel qu’on choisisse, il est condamné. Tacite est prévenu comme le magistrat chargé, clans nos tribunaux, de défendre la société, pourvu qu’on le suppose éclairé et honnête, ne mettant pas un point d’honneur meurtrier à trouver des coupables, et ne faisant pas son chemin par des condamnations. Il n’imagine pas de crimes, mais peut-être exagère-t-il la perversité qui les fait commettre, ou la liberté qu’on a d’y résister. Ce sera de la vérité impitoyable, mais ce ne sera pas de la calomnie.

Au temps de Domitien, Tacite nous l’a dit, on n’était pas libre de dire sa pensée, dicere quœ sentias ; ni de penser ce qu’on voulait, sentire quœ velis ; double oppression qui pesait sur les âmes et qui faisait craindre à l’homme de se parler à lui-même. Cette habitude de cacher sa pensée, de n’avoir que soi pour confident, disposait à la prévention et à la défiance. Elle avait été la règle de conduite de Tacite sous Domitien, elle devint son tour d’esprit quand il écrivit l’histoire. Vous avez là la principale cause de l’un de ses deux défauts, l’obscurité. On y reconnaît un homme qui a craint de voir trop clairement ses pensées. Il semble se parler encore à lui-même quand il écrit, et il s’avertit de ce qu’il veut dire plus qu’il ne le démontre.

 

VIII. De l’affectation dans les écrits de Tacite.

Tacite a un autre défaut : c’est une certaine affectation. La principale cause paraît être une loi de l’esprit humain. C’est, après les siècles où l’on a écrit avec simplicité, une certaine ambition de sentir plus vivement, et de recevoir des impressions plus fortes, soit du monde extérieur, soit des choses de l’esprit. L’imagination domine alors ; je la reconnais dans la fausse profondeur de la raison, dans l’exagération de la sensibilité. Au temps de Tacite, il s’y ajoutait ce premier emportement de la liberté après l’oppression la plus dégradante. L’âme songeait à jouir d’elle-même ; avant de jouir du vrai. Toutes les facultés, si longtemps captives, voulaient réparer le temps perdu. C’est le prisonnier qui, libre enfin, fait un excès de marche ; c’est l’affamé qui, au premier repas, s’étouffe. On voulait sentir plus qu’on ne pouvait, exprimer plus qu’on ne sentait. Tacite, Quintilien, Pline le jeune, ces belles âmes émancipées par Trajan, sont tous malades de cette affectation ; mais Pline le jeune est le plus dupe, il en a la vanité.

L’usage des lectures publiques, nuisible dans tous les temps, et qui précipite les lettres, aux époques de décadence, est la seconde cause de cette affectation dans Tacite. On n’avait lu d’abord en public que des pièces d’éloquence et des poésies : on finit par lire des ouvrages d’histoire. Il ne manquait pas de gens sensés pour blâmer cet abus, l’histoire n’étant point faite, disaient-ils, pour la montre, mais pour la vérité[21]. On n’en lisait pas moins, non seulement des morceaux d’histoire, mais des ouvrages entiers, en plusieurs séances[22]. Il serait facile de noter, sans raffinement, dans les livres de Tacite, ce qui a été fait pour l’auditoire. Une certaine rivalité avec la peinture, dans les récits ; dans lés portraits, des contrastés plus ingénieux que vrais ; dans les sentences, tout ce qui donne au lecteur, au lieu d’une notion exacte, le plaisir de se croire profond ; l’inattendu de certains tours ; de l’esprit enfin, non dans des pensées rares qui n’en sont pas moins justes, mais dans ales pensées communes qui veulent paraître rares ; voilà la part faite à l’auditoire : Par ces beautés apprêtées l’histoire disputait d’éclat avec les deux sortes d’ouvrages lés plus en vogue alors, les plaidoyers et la poésie. Il fallait être applaudi, et on n’y réussissait qu’en empruntant aux deux genres à la mode leurs grâces les plis goûtées. Ne serait-te pas pour le succès de la lecture publique que Tacite est quelquefois trop orateur et trop poète ?

Il n’est pas jusqu’à l’amitié littéraire qui l’unissait à Pline le jeune, qui n’ait dû le gâter. Ils avaient l’habitude de se communiquer leurs ouvrages, et de s’en dire librement leur avis. Deux nobles esprits d’ailleurs, et bien dignes d’entendre la vérité, mais trop inégaux par le talent, pour que cette censure réciproque pût profiter à leurs écrits. Pline le jeune qui n’avait que de l’esprit, ne devait admirer dans Tacite que l’esprit ; Tacite qui avait du génie, ne pouvait être que trop indulgent pour son ami. Je soupçonne donc qu’ils échangeaient plus de louanges que de critiques. Je vais faire le maître, écrit Pline le jeune à son ami ; vous le voulez ; j’userai de tout le droit que vous m’avez donné sur votre livre ; et je m’y gênerai d’autant moins, que vous n’aurez, cette fois-ci, rien de moi sur quoi vous puissiez vous venger[23]. Voici qui est bien civil pour des gens qui prétendent se dire la vérité, et j’ai peur que leur amitié même n’ait été un piège pour leur goût. Aussi Pline s’écrie-t-il, en parlant de cet aimable commerce entre son ami et lui : Ô l’agréable, ô le noble échange ! o jucundas, o pulchras vices ![24] Je le crois bien ; c’est lui qui y gagnait le plus.

L’écrivain qui veut garder intact le trésor de son naturel doit fuir les lectures publiques, et s’interdire même ce noble commerce de deux amis s’avertissant de leurs défauts. Il n’est qu’un ami au monde qui lui dise la vérité : c’est l’idéal, que nous poursuivons dans la solitude, et qui nous donne de si féconds mécontentements de nous-mêmes. L’idéal ne flatte pas ; c’est, dans les choses de l’esprit, la conscience : sa louange n’est qu’une approbation sévère qui soutient l’écrivain et l’artiste ; sa censure ressemble presque au remords. Si pourtant l’écrivain a besoin de personnifier l’idéal sous des traits humains, pour se rendre sa présence plus sensible, qu’il pense à ces amis inconnus qu’une page éloquente, une vérité de sentiment, une observation fine et bien rendue, vont lui faire parmi les honnêtes gens qui savent se rendre libres de toutes les modes ; et, plus haut, par delà les temps, qu’il pense à ces frères que l’art lui a donnés dans le passé, et qu’il leur demande s’il a été fidèle à leurs exemples, et s’il transmettra le flambeau de vie tel qu’il l’a reçu de leurs mains.

 

IX. Des critiques dont Tacite a été l’objet. - Est-il un écrivain de décadence ?

Cette obscurité un peu ambitieuse de quelques passages de Tacite, ces mots qui surfont les choses, ont effarouché le goût de certains critiques, et lui ont, en revanche, valu des louanges qu’on aurait dû réserver pour ses véritables beautés. Tacite a été, au temps de la Renaissance, et jusque dans le XVIIe siècle, le sujet de thèses contradictoires et de débats presque violents entre les savants. Il y avait beaucoup de leur faute ; il y avait tin peu de la sienne. Il est de l’espèce des écrivains séducteurs ; ceux qui sont pris à leurs grâces s’y enivrent ; ceux qui y échappent protestent comme des gens trompés. C’est le plus méchant style du monde que celui de Tacite, écrivait le savant cardinal Duperron, et est le moindre de tous ceux qui ont écrit l’histoire. Tout ce style consiste en quatre ou cinq choses, en antithèses, en réticences, etc. J’ai été trois ans entiers que j’avais un Tacite dans ma poche ; jamais il ne fera un bon homme d’État... Je n’ai jamais vu un homme de jugement qui louât Tacite. Les Italiens qui, entre toutes les nations, sont les plus judicieux, n’en font point d’état. Il n’y a rien de si aisé à imiter que le style de Tacite, et ceux qui s’y amusent, s’en lassent incontinent[25]. Cette boutade est bien d’un temps où lés plaisirs de l’esprit, qui sont à peine des distractions aujourd’hui, étaient les plus grandes affaires. On y portait de l’amour et de la haine. On s’y trompait en proportion. Le savant cardinal en est la preuve. Ses admirations font tort à ses critiques n’appelle-t-il pas, au même passage, Quinte-Curce le premier de la latinité ?

Il en est du style de Tacite comme de certaines personnes dont on dit trop de bien ou trop de mal, soit qu’elles ajoutent à leurs qualités par l’art de lès faire valoir, soit qu’elles se rendent par la façon moins agréables qu’elles rie sont. Il y a, dans le plus grave des historiens,» comme l’appelle Bossuet, quelques fleurs que je reproche à son temps et à son ami Pline plus qu’à lui ; il y a dans celui que Racine appelle le plus grand peintre de l’antiquité ; quelques coups de pinceau de trop. C’en est assez pour que, dans un plan sévère d’éducation, on ne fasse lire aux jeunes gens Tacite qu’après ses devanciers ; et quand oh les a éprouvés par la simplicité de César, la fonte et pittoresque exactitude de Salluste, et qu’on les a trempés pour ainsi dire dans le flot limpide de Tite-Live.

Est-ce à dire que Tacite soit un écrivain de décadence ? Il est une époque unique, dans l’histoire des littératures, où les mots sont lés images les plus exactes des choses ; et, comme les monnaies, ont là la même valeur pour tout le monde. Les époques qui suivent introduisent dans les langues deux sortes de changements ; ou bien elles les forcent à redire, dans d’autres conditions de temps, de mœurs et de goût, ce qu’elles ont dit une première fois en perfection ; ou bien elles en tirent des formes nouvelles pour exprimer des idées durables.

On a dit qu’il n’y avait qu’une expression pour chaque chose, ce qui n’est vrai d’aucune langue aussi absolument que de la nôtre. On peut dire avec la même raison qu’il n’y a qu’un temps pour exprimer une chose en perfection. Si donc les temps qui suivent croient avoir besoin de la penser et de l’exprimer de nouveau, la langue y résiste ; en sorte que-ce n’est plus la chose elle-même, mais une autre qui ne s’en distingue pas assez pour être une nouveauté, ou qui s’en distingue trop pour n’être pas une prétention. Parmi les écrivains qui répètent ce qui a été dit avant eux, les uns le font sans le savoir ; ils croient de bonne foi inventer ce qu’ils empruntent : mais leur sincérité même ne les y rend pas naturels ; ils sont punis de n’avoir pas su que la chose n’était plus à dire. Les autres le font sciemment ; mais les artifices de langage derrière lesquels ils pensent s’en cacher ne les trahissent que plus tôt. Les uns et les autres ne réussissent qu’à faire valoir les premiers inventeurs.

Mais à côté des redites, il y a, chez les mêmes auteurs, les choses d’invention, les nouveautés qui doivent durer. Pour celles-là, la langue de l’époque privilégiée semble renaître. On n’y sent plus ni l’ambition des pensées qui se croient neuves, ni l’effort de celles qui veulent le paraître. Ce sont des parties du même trésor, et, puisque je me suis servi d’une figure tirée des monnaies, vous diriez des pièces restées d’une ancienne fouille qu’on n’avait pas épuisée.

Toute littérature où la part des redites est plus grande que celle des nouveautés durables, est une littérature en décadence. Tout écrivain qui a plus refait qu’inventé, est un écrivain de décadence.

Tel n’est pas Tacite. La part des choses qu’il a dû transformer pour les dire autrement que ses devanciers se réduit à quelques phrases. C’est là, du reste, que ses deux défauts caractéristiques sont le plus sensibles. Tacite n’est le plus souvent obscur et affecté que pour se distinguer de ses devanciers, là où son sujet l’a mis en présence de choses qu’ils avaient exprimées en perfection.

La part de l’invention, des nouveautés durables, c’est presque tout l’ouvrage. Nous sommes dans une autre Rome ; le cœur humain s’y montre sous de nouvelles faces. Ce que Rome avait le plus craint, le plus haï, ce dont le nom, pendant quatre cents ans, avait servi à discréditer et à insulter tous les ambitieux, un roi, Rome le subit ; un roi, moins le mot, afin de ménager sa vanité jusque dans son extrême servitude. Tout est nouveau dans ce grand changement, et tout est éternel. Ces vertus qui sont des protestations, ces vices qui sont des fureurs, c’est l’effet commun de tous les despotismes. Pour exprimer ces tristes vérités, la langue latine s’accroît et se renouvelle. Elle prend je ne sais quoi d’ardent, de sombre, de mélancolique, pour peindre cette corruption de l’âme humaine sous le joug de la peur, et tout ce que l’homme peut commettre de crimes et en souffrir. Lés choses suscitent les créations du langage. L’obscurité, l’affectation ont disparu. Cependant la clarté de Tacite est celle d’un jour de tempête, et, s’il est simple, c’est de cette simplicité des esprits profonds qui nous expliquent les choses cachées.

Non seulement Tacite n’est pas un écrivain de décadence, mais sa gloire est de se distinguer, comme écrivain, du bel esprit et de la déclamation de son temps, par une raison supérieure et un style original ; de même que, du milieu de cette corruption qu’il a su si bien peindre, il se distinguait, comme homme, par un cœur droit et par un sens moral que pourrait revendiquer le christianisme qu’il a pourtant calomnié.

 

FIN

 

 

 



[1] Essais, livre III, chapitre VIII.

[2] Annales, livre IV, chapitre XXXII.

[3] Essais, livre III, chapitre VIII.

[4] Vie d’Agricola, chapitre II.

[5] Per silentium venimus. Vie d’Agricola, II.

[6] Il avoue qu’il a recueilli certains détails négligés ou omis par les autres historiens, soit dégoût, soit crainte d’ennuyer les lecteurs. (Annales, livre VI, chapitre VII.)

[7] Mélanges littéraires, A. M..., sur les anecdotes.

[8] Lettre à Mme Du Deffaud, 30 juillet 1768.

[9] Panégyrique de Trajan, chapitre LXVI.

[10] Annales, livre III, chapitre XXVIII.

[11] Laudari facilius quam evenire, vel, si evenit, haud diuturna esse potest. (Annales, livre IV, chapitre XXXIII.)

[12] Vie d’Agricola, chapitre XLII.

[13] Tacite dit de lui : Peritus obsequi. (Agricola, chapitre VIII.) Et plus loin : Virtute in obsequendo.

[14] Pline le jeune dit à Trajan : Nec upus omnium, nunc quia scriptus, nunc quia non scriptus, heres es. (Panégyr., chapitre XLIII.)

[15] Tacite dit d’Agricola et de Domitia Decidiana, sa femme : Vixeruntque mira concordia, per mumam caritatem. (Agricola, chapitre VI.)

[16] Annales, livre XVI, chapitre XXI.

[17] Annales, livre VI, chapitre X.

[18] Political discourses upon Tacitus, by Th. Gordon.

[19] On peut en juger par la comparaison du discours qu’il prête à l’empereur Claude, au sujet de la Gaule, avec l’original qui se lit sur les tables de bronze retrouvées à Lyon.

[20] Annales, livre III, chapitre LXV.

[21] Qum non ostentationi, sed fidei veritatique componitur. (Lettres de Pline le jeune, livre VII, lettre 1.)

[22] Il est probable que cet historien dont Pline le jeune écrit, au sortir d’une lecture, qu’il n’a jamais si vivement senti la puissance, la grandeur, la majesté, le caractère divin de l’histoire, n’est autre que Tacite. (Lettres, livre IX, lettre XXVII.)

[23] Lettres, livre VII, lettre VII.

[24] Lettres, livre VII, lettre XX.

[25] Perroniana, du Style.