ÉTUDES DE MŒURS ET DE CRITIQUE SUR LES POÈTES LATINS DE LA DÉCADENCE

 

LUCAIN, OU LA DÉCADENCE.

DEUXIÈME PARTIE. — LA PHARSALE.

 

 

I. Idée de la Pharsale.

Quelle est l’idée de la Pharsale ?

Est-ce le triomphe momentané que la liberté romaine remporta sur la tyrannie par la mort de César ?

Est-ce la réhabilitation du parti de Caton ? Est-ce simplement une suite d’imprécations poétiques contre les guerres civiles ?

Est-ce enfin une déclamation contre le caprice de la fortune qui se joue des réputations et des empires, élève l’un et renverse l’autre, le plus souvent élève et renverse le même homme, etc., etc., etc. ?

Il y a un peu de tout cela dans la Pharsale, et c’est là son premier et son plus grand défaut. On n’en aperçoit pas le but ; on y trouve tantôt un Pompéien, qui écrit un pamphlet en vers contre César ; tantôt un ami et un disciple de Caton, qui ne ménage guère plus le gendre que le beau-père ; tantôt un sceptique, qui ne croit ni à Caton, ni à Pompée, ni à César, ni aux vieilles lois, ni à la liberté, ni aux dieux ; tantôt un fataliste, qui ne voit dans les événements que des coups de la Fortune, dans les victoires, que les faveurs de la déesse, dans les défaites, que ses disgrâces, et qui s’épargne la responsabilité du blâme ou de l’éloge des actions, en les regardant comme des effets du hasard ; tantôt un poète qui trouve son compte à dire le vrai comme le faux, et qui se décide pour l’un ou pour l’autre, non pas d’après sa conscience, mais d’après ce qu’il en peut tirer de développements poétiques ; qui, par exemple, met sans façon dans le camp de Pompée, ce qui se passe dans celui de César, prête aux Pompéiens les belles morts des Césariens, fait des scènes, des drames avec des actions insignifiantes, et convertit d’obscurs soldats en héros. Il y a tel passage où Lucain semble encore plus détester la guerre civile que le parti de César ; tel autre où il se range du côté de la Fortune contre tout le monde. Des commentateurs qui ne pouvaient pas expliquer cette absence d’unité, et qui voulaient à toute force que Lucain, en sa qualité d’ancien, n’eût pas fait la faute d’en manquer, ont pris le parti de dire que l’ouvrage n’étant point achevé, on ne pouvait point prononcer sur cette question. Il est vraisemblable que notre poète eût donné, à la fin de son poème, la clef des dix premiers chants. Je le veux bien.

Mais le but de la critique n’est pas de prédire ce qu’un poète aurait pu faire s’il eût vécu dix ans de plus, ni son rôle n’est d’achever les ouvrages restés incomplets ; il faut qu’elle donne un jugement sur ce qui a été fait, sous peine de n’avoir ni utilité ni crédit. S’il ne nous restait de toute l’antiquité latine que la Pharsale, ce pourrait être pour la critique un assez bon emploi de son temps que de rêver les dix autres chants qui restaient à faire, et que de supposer Lucain révisant l’ouvrage de sa jeunesse avec les qualités de l’âge mûr ; mais comme nous avons assez, grâce à Dieu, de poètes et de poèmes latins complets, pour nous ôter le loisir de ces vaines spéculations et de ces admirations par induction, force nous est de juger chacun selon son œuvre, que cette œuvre soit un livre achevé ou ne soit qu’une ébauche.

Je crois peu, d’ailleurs, à ce bénéfice du temps et des années, que les commentateurs regrettent tant de voir enlevé à leurs poètes. A un certain degré soit de médiocrité, soit de talent, l’âge peut modifier un poète, mais ne peut pas faire qu’il soit moins médiocre ou qu’il, ait plus de talent. Je crois que Perse se serait consumé dix ans de plus sur ses satires, sans y mettre plus d’idées, et sans parler un meilleur langage. Né médiocre, il aurait vieilli médiocre, il serait mort médiocre. Stace eût vécu dix ans de moins, que le travail de ces dix ans, retranché de ses ouvrages, ne l’aurait rendu ni meilleur ni plus mauvais poète. Nous avons l’habitude de dire des hommes politiques distingués que leur mort vient toujours au bon moment : pourquoi ne le dirions-nous pas aussi des poètes de talent ? La meilleure vie de poète, c’est que le corps s’en aille quand la pensée a fait son temps. Il y a dix ans, si tel grand écrivain, que vous n’admirez plus que par politesse, était mort, vous auriez dit : I1 est mort à temps pour sa gloire ! Je ne vois pas ce que Lucain eût gagné ù vivre jusqu’au règne d’Adrien, à travers les dernières années et la fin ignoble de Néron, les vertus inopportunes de Galba, les vices mêlés de vertus d’Othon, et les turpitudes de Vitellius. Je veux bien qu’il y eût eu une chance pour qu’il perfectionnât la Pharsale ; mais il y en avait mille pour qu’il la gâtât, ou pour qu’il la fît suivre d’ouvrages très inférieurs.

Si l’on voulait expliquer la pensée de la Pharsale par l’état moral et politique des contemporains de Lucain, il ne serait pas difficile d’établir que l’époque ne comportait pas une autre espèce de poème, ni le poème une autre espèce d’époque. Tout ce que nous voyons dans la Pharsale se trouvait dans toutes les têtes intelligentes qui la lisaient. C’était dans le public, comme dans le poète, un mélange de fatalisme, de regrets, d’incrédulité, de scepticisme, de résignation ; un certain souvenir religieux et triste de la Rome républicaine, avec une assez grande ignorance des institutions et des principes qui l’avaient fait fleurir ; un culte pour Caton, plus philosophique que politique, et qu’on rendait moins au défenseur des vieilles lois de Rome qu’à l’intrépide stoïcien ; un amour de la liberté assez semblable à celui que les révérends pères jésuites permettaient à leurs écoliers, sous l’ancienne monarchie, quand ils leur donnaient à traiter de l’éloge de Brutus ou de Caton ; amour inoffensif et sans allusion au présent, comme si la Rome de Néron eut été séparée de la Rome des Gracques par mille ans d’intervalle ; une tendance à mettre le malaise qu’on sentait à la charge des dieux, auxquels on ne croyait plus que pour les accuser ; enfin, une horreur sincère des guerres civiles et des bouleversements, horreur causée et entretenue par une soif insatiable de repos, et par cette espèce d’atonie où tombent les nations à la veille des grands changements. Voilà le détail à peu près exact des dispositions contemporaines, auxquelles on peut supposer que la Pharsale devait répondre, si l’on en croit son grand succès.

Un homme d’un véritable génie, dont l’éducation, au lieu d’être confiée à des charlatans, eût été solitaire et chaste ; un écrivain qui se serait nourri de bons livres, et qui aurait acquis un jugement sain, solide, capable de résister au choc de toutes les impressions contradictoires qui devaient l’assaillir à son entrée dans la société ; un tel écrivain aurait pu dominer toutes les dispositions de ses contemporains, et marquer à la fois ses ouvrages d’originalité et d’unité. Mais Lucain n’était pas fait pour une telle gloire, parce que ni la nature ni l’éducation ne lui en avaient donné l’étoffe. Quoique doué de qualités supérieures, il n’avait pas un véritable génie, et l’on a vu d’ailleurs à quelle école il avait été élevé. Il fut affecté tour à tour de tous les sentiments qui agitaient ses contemporains, et il les réfléchit fidèlement sans chercher à les mettre d’accord ; au lieu de les dominer, il en fut l’écho.

La Pharsale est une œuvre de détails, mais point d’ensemble ; avec des membres, mais sans tête. C’est une déclamation de jeune homme sur les guerres civiles considérées dans leur caractère le plus extérieur et le moins politique, c’est-à-dire comme donnant lieu à des batailles immorales où les frères s’entretuent ; c’est une longue malédiction contre ceux qui arment les pères contre les fils.

On ne sait au profit de quelle morale Lucain maudit les guerres civiles et ceux qui les allument. Est-ce au profit du stoïcisme ? Non ; car l’oracle du stoïcisme, Caton, reconnaissait la nécessité des guerres civiles, et y prenait un des premiers rôles, tout en les détestant. Est-ce au profit de la morale religieuse ? Encore moins ; car Lucain n’accordait pas même aux dieux l’honnêteté de Caton, et ne se faisait aucun scrupule de leur attribuer l’aveugle partialité du hasard. Est-ce au profit de la morale contemporaine ? Il n’y en avait pas. Est-ce au profit de la morale universelle ? Mais l’empire étant l’humanité, et Rome étant l’empire, ce qui n’existait pas à Rome n’existait nulle part. Il se faisait alors une morale universelle ; mais c’était à l’insu de Lucain et de tous ses amis, lesquels ne se doutaient guère que l’esclave chrétien qui les essuyait au bain, ou qui les portait en litière, en savait plus qu’eus là-dessus.

Le manque d’unité n’est pas le seul défaut de la Pharsale considérée dans son ensemble : un défaut plus choquant peut-être, et qui s’y fait sentir presque à chaque page, c’est le manque de vérité historique.

 

II. De fa vérité historique dans la Pharsale.

Il ne faut pas chercher dans la Pharsale l’explication du grand événement qui mit aux prises César et Pompée. Lucain a fait de cet événement un lieu commun de poésie. Il n’est descendu ni dans les causes ni dans les conséquences, et il a pris la tradition telle qu’on pouvait la lui donner dans les écoles, où sans doute l’examen de ces causes et de ces conséquences n’était pas permis, parce qu’il n’eût pas été favorable à l’empire. C’est, ainsi que je l’ai dit, la guerre civile traitée comme un sujet de déclamation. Lucain fait planer sur la guerre civile une divinité aveugle, la Fortune, qui roule avec sa roue d’un camp à un autre, quitte la mer pour la terre, et réciproquement ; qui, quelquefois, se plaît à amorcer un parti par une petite victoire, et à rabattre l’orgueil de l’autre par un petit échec ; qui fait tourner l’événement sur la pointe d’une aiguille, sur le courage d’un soldat[1] ; qui fait la cour à César, dont la gloire est toute jeune, et se lasse de Pompée, parce qu’il y a trente ans qu’on parle de lui. Les incidents où parait se plaire davantage Lucain, sont ceux où il y a le plus à peindre et le moins à juger. Sa guerre civile ne touche ni au passé ni à l’avenir ; car je ne conclus pas, de ce que Lucain assigne cinq ou six causes vagues et générales à la querelle de Pompée et de César, qu’il en ait découvert l’origine, ni qu’il en ait suivi le lent enfantement dans le passé ; je ne conclus pas davantage, de ce qu’il s’apitoie en style déclamatoire sur la perte de la liberté, qu’il ait trouvé la véritable et la seule conséquence de cette querelle. Je suis donc fondé à dire que sa guerre civile est un incident isolé, qui n’est lié à rien, qui se tient en l’air, qui ne fait pas plus partie de l’histoire de Rome que la Thébaïde de Stace ou que l’Argonautique de Valerius Flaccus. Il n’est pas possible de rapetisser davantage une immense révolution. Il n’y a que la chanson ou l’épigramme qui pourraient en apprendre moins.

Cependant Lucain avait un sentiment confus que la guerre civile entre Pompée et César était le plus grand fait de l’histoire romaine. Sans l’avoir jamais étudiée sérieusement, il savait que c’était le dernier et le plus populaire de tous les souvenirs nationaux. Il comprenait donc que, pour le chanter dignement, il fallait entonner la trompette guerrière, ou, comme on disait de son temps, chausser le cothurne tragique. Mais, ne voyant pas où était la vraie grandeur de l’événement, il la mit dans les choses extérieures, dans le cadre, dans les détails matériels. Ainsi, il fit les batailles plus meurtrières, les soldats plus féroces, les pertes d’hommes plus grandes ; il convertit les ruisseaux de sang en rivières, les escarmouches en combats, les collines en montagnes, les hommes en démons. Les famines sont plus désastreuses pour César et Pompée que pour tout le monde ; on ne comprend pas comment leurs soldats ne sont pas submergés jusqu’au dernier par les inondations. Ils ont des tempêtes faites tout exprès pour eux ; ils marchent en Afrique, les pieds entortillés de serpents ; leurs maladies échappent à toutes les prévisions de l’art de guérir ; leurs plaies bâillent comme le gouffre de la Pythie ; les armées percées de traits, les forêts coupées par le pied, ne tombent pas, tant les hommes et les arbres y sont pressés.

Il n’y a rien de, trop grand pour les grandir. Le bruit de leur choc dans les batailles est entendu aux extrémités du monde. Le Vésuve dont les éruptions ébranlent toute l’Italie, et qui lança un jour une nuée de cendres jusqu’à Constantinople[2], n’a pas la voix si grande ni si retentissante. Ainsi toute la scène est agrandie prodigieusement, pour que les acteurs y paraissent moins petits. Mais c’est le contraire qui arrive. Plus le théâtre est vaste, plus l’acteur s’y perd. Les tableaux de Lucain me rappellent ceux d’un certain paysagiste de je ne sais quel roi de Naples qui les payait au pied carré. Le paysagiste, pour augmenter la somme, augmentait les pieds carrés en faisant des cieux immenses pour des bergers de la hauteur du pouce ou des arbres de la hauteur du coude. Ceux qui ne savaient pas ses arrangements avec le roi de Naples trouvaient son ciel trop haut et ses personnages trop petits. On en pourrait dire autant de Lucain.

Quand j’ai fait la remarque que Lucain n’est point entré au fond des causes de la guerre civile, je n’ai point entendu par là que la condition d’un poème historique fût nécessairement d’exposer et de discuter les événements à la manière de l’historien ou do l’homme d’État. On ne demande pas au poète de savantes dissertations sur les révolutions politiques, tâche aride, qui ne s’accommoderait ni aux développements de la poésie, ni à la liberté de l’imagination ; on lui demande des inspirations, des images, de l’harmonie, et, pour accorder ses impressions personnelles avec la vérité de tous les temps et de tous les pays, du bon sens. Si Lucain avait simplement mis en vers la tradition populaire, sans y rien changer, il aurait pu faire un excellent poème, à la condition pourtant d’être simple et naturel comme les souvenirs du peuple. Mais comme il n’a pas pensé à recueillir une tradition, on peut lui demander pourquoi voulant juger les guerres civiles, il les a si mal jugées ; pourquoi il ne sait être ni grand comme la tradition populaire, ni instructif comme l’historien. Il n’y avait que deux manières de faire la Pharsale, c’était ou de recueillir à Rome et par toute l’Italie les souvenirs nationaux sur ces dernières guerres de la liberté, de courir en Grèce, en Égypte, sur les traces de Pompée et de César, d’interroger les pâtres de la Thessalie, et de composer une épopée de tous ces bruits populaires ; ou bien de peindre à grands traits la corruption d’où sortirent les guerres civiles, et d’expliquer le grand changement qui rendit César maître du monde. Or, Lucain n’a traité son sujet ni de l’une ni de l’autre manière. Il faut dire que s’il avait consulté les souvenirs du peuple, il n’aurait pas pris Pompée pour son héros.

 

III. Pompée pouvait-il être le héros d’un poème épique ?

Pompée n’était ni l’homme du peuple ni l’homme de la poésie, parce que Pompée n’était pas un grand homme. Tous les efforts que fait Lucain pour élever Pompée tournent au profit de César. On ne peut pas être grand et être battu ; on ne peut pas être admiré pour des défaites, des fautes, des découragements ; les hommes ne croient pas à qui ne croit plus en soi. Je ne connais pas de caractère plus prosaïque que celui de Pompée.

L’éducation de Pompée, comme homme de guerre, ressemble assez à celle de Lucain, comme poète. Il fait ses premières armes sous la direction de son père ; Strabon, et ses belles dispositions lui attirent des éloges : Il rend quelques services à Sylla, en achevant, avec des troupes levées à ses frais, les débris de l’armée de Cinna et de Carbon, partisans souvent battus, et que le seul bruit de l’arrivée de Sylla avait fort ébranlés. Sylla l’en récompense par des compliments. Il vient à la rencontre du jeune homme, et le salue du nom d1niperalor. Sylla, dès la première vue, avait bien jugé Pompée. Il le flattait d’autant plus, qu’il croyait bien n’en avoir jamais rien à craindre. Pompée avait renchéri sur l’empressement de tous les Romains ou Italiens de marque qui s’étaient rendus au camp de Sylla, de tous les points où les partisans de Marius tenaient encore. Ceux-ci n’offraient au vainqueur de Marius que leur personne et leur obéissance ; Pompée, par un raffinement de soumission, lui offrait une petite armée d’hommes de choix, bien rangés et bien équipés, que Sylla ne se lassait pas d’admirer. Toute l’histoire militaire de Pompée pourrait se réduire à ceci des louanges excessives pour de faciles succès. Or, Pompée s’estima toujours d’après les louanges excessives qu’il avait reçues, et n’agit, dans beaucoup de circonstances, qu’avec l’espèce d’hésitation que lui donnait la conscience de ses succès trop faciles.

Pompée était un homme de parade et de représentation. Il avait une belle figure, des manières hautes et fières, une certaine majesté qui le rendait très propre à figurer dans les cérémonies : ses flatteurs lui trouvaient une grande ressemblance avec Alexandre, et il permettait volontiers qu’on lui en donnât le nom. C’était un ambitieux de l’espèce de ceux qui n’ont de l’ambition que le goût pour la représentation et la pompe. Quand il était hors de charge, au lieu de chercher à se rendre nécessaire par ses talents, de fréquenter le barreau, d’accuser ou de défendre, comme faisaient tous les hommes ; distingués de son temps, il fuyait les tribunaux et les autres lieux d’assemblée ; il ne voulait ni soumettre ses idées au public ni exposer sa personne au grand jour ; il affectait de se tenir à l’écart dans une espèce de solitude majestueuse, comme le dieu familier de la république, auquel on venait s’adresser dans toutes les grandes crises ; il recevait les hommages comme un tribut qui lui était dû, et ne regardait pas ses amis politiques comme des partisans de sa haute position, qui le flattaient en proportion de ce qu’ils attendaient de lui, mais comme des clients qui l’aimaient pour l’honneur, de son amitié, et qui venaient s’abriter sous sa gloire. S’il lui arrivait d’honorer les Romains de sa présence, ce qu’il faisait rarement pour ne pas se prodiguer, c’était un jour de spectacle pour le peuple que cette longue file de suivants qui accompagnaient sa litière ; on sifflait ou on applaudissait : on sifflait le faste royal de cet homme, qui n’était pas de force à se faire roi ; on applaudissait au dépit que ces airs de grandeur donnaient au sénat et à la noblesse.

Le jour du triomphe était le grand jour de Pompée. Après ses faciles victoires sur Mithridate, et cette promenade en Orient, qui faisait dire à Lucullus que Pompée était un oiseau de cœur lâche qui dévorait les cadavres qu’un autre avait jetés par terre, et qui dissipait les restes des guerres faites par autrui, Pompée triompha pendant deux jours. Jamais triomphateur n’avait présenté une si longue suite d’écriteaux, portant les noms des pays qu’il avait conquis. Afin de multiplier ces écriteaux, Pompée avait pénétré dans des provinces dont les peuples étaient subjugués, ou si faibles qu’ils ne pouvaient faire une résistance sérieuse. Les noms de quelques cantons de l’Asie que Pompée avait transformés en provinces, et de quelques peuplades dont il avait fait des nations, figuraient sur la liste de ses conquêtes. Là où il n’avait pas pu faire de prisonniers, faute de résistance, il avait recueilli des choses curieuses, des habits de guerre, des meubles, et emmené des indigènes de bonne volonté pour faire le personnage de captifs. On voyait à son triomphe des pièces de vaisselle en cristal, des lames d’or, une montagne d’or, avec des daims et des lions, et sa propre statue incrustée de perles. Pompée précédé de portraits, de tableaux et d’effigies, suivi de princes captifs, de provinces conquises, jouissait de son triomphe, non pour le crédit qui lui en revenait dans le public, mais pour le plaisir de se voir sur un char, dominant la foule immense de ça peuple qui l’applaudissait d’autant plus qu’il le craignait moins. Ce n’était pas aux Romains, mais à lui-même, qu’il donnait ce spectacle.

Descendu de son char, l’ambition reprenait le dessus. Pompée aspirait à l’empire, et n’osait pas s’en emparer. Il ne voulait pas s’y placer, et n’y pouvait souffrir personne. Il aurait désiré qu’on vînt le lui offrir solennellement, les joueurs de flûte et les collèges de prêtres en tête, un jour que Rome aurait été si éprise de sa gloire, qu’elle se serait donnée à lui par amour. Ce faux grand homme ne comprenait pas que les nations ne se donnent qu’à celui qui sait les prendre, qu’il n’est pas de peuple tombé si bas, qui s’offre comme une courtisane, et que quand une république est dégénérée au point d’avoir besoin du despotisme pour vivre, il faut que l’homme qui est de taille à y prétendre fasse tout au moins semblant de s’en emparer par un coup de main, afin d’épargner à la république la honte de s’être livrée. Pompée ne voyait le pouvoir que dans les honneurs extraordinaires, quoiqu’il vécût dans un pays où un simple tribun était quelquefois maître de la nation : il avait plus besoin de paraître que d’être ; et il était moins dangereux pour la liberté placé au faîte des honneurs que rentré dans la condition privée, parce que, redevenu candidat, il briguait les honneurs avec les mêmes moyens qui servent à usurper le pouvoir, et qui sont toujours funestes à la liberté. Dictateur, il était moins à craindre que simple citoyen, parce qu’ayant la dictature, il était beaucoup plus modéré que sa charge, et que ne l’ayant pas, il remuait l’État comme s’il eût prétendu à quelque chose de plus.

Ce fut là toute sa politique à l’intérieur : vouloir tout et n’oser rien ; ce qui ne veut pas dire que Pompée ne fît jamais de violences : peu d’hommes, au contraire, en ont fait plus et (le plus maladroites. .Il lui arriva de sortir d’une élection, sa toge couverte de sang, et de faire accoucher sa femme avant terme à la vue de ce sang qu’elle prenait pour le sien. Ses violences étaient des brigandages de place publique ; il n’avait ni l’audace d’un tyran ni la vertu d’un citoyen. Il commettait ou laissait commettre des meurtres pour n’arriver qu’à la seconde place, et quand il pouvait prendre la première sans verser une goutte de sang, le Cœur lui manquait.

Pompée avait à son service et même à ses gages des émissaires qui le louaient sans mesure. Dans ses moments de solitude et de haut silence, ces émissaires redoublaient d’ardeur, pour faire en sorte qu’absent il parût présent. C’était une espèce de renommée à cent voix, à laquelle Pompée dictait sa leçon, et qui ne permettait pas qu’on l’oubliât un moment. Outre ces émissaires, Pompée avait de nombreux amis chargés de briguer pour lui les charges, de lui faire offrir les commandements extraordinaires, et qu’il se réservait de désavouer, si la brigue ne réussissait point. A chaque événement (le quelque importance, soit que la guerre éclatât dans l’intérieur ou aux frontières, soit que l’ordre fût gravement troublé dans Rome, cette nuée de panégyristes à gages et de clients enthousiastes présentait Pompée au peuple et au sénat, comme la seul homme capable d’empêcher la crise ou de la faire tourner au profit de la république. Pompée, renfermé dans ses jardins, était tenu au courant de ces menées et en dirigeait le fil. S’il voyait que, la chose fût bien prise par le peuple, il sortait de son sanctuaire, et daignait appuyer par sa présence une brigue qui semblait être celle de tout le monde ; si, au contraire, il était averti que le peuple y avait de la répugnance, il faisait dire, par une partie de ses émissaires spécialement chargés de démentir l’autre, qu’il n’avait jamais songé à élever ses prétentions si haut. Dix fois il joua cette comédie, au grand scandale des gens de bien qui méprisaient un homme assez fort pour menacer la liberté, mais pas assez hardi pour la confisquer.

Pendant qu’il était en Asie, un tribun de ses amis demanda qu’on le rappelât avec son armée pour rétablir la constitution violée par les exécutions illégales des complices de Catilina. Ce fut la seule fois que Pompée inspira une sorte de terreur. Il venait de se couvrir de gloire dans la guerre des pirates ; il avait parcouru l’Asie en conquérant, recevant les soumissions des villes, et dispersant les dernières résistances. Le seul ennemi sérieux de la république, Mithridate, battu une première fois par Pompée, n’avait pas survécu à sa défaite. Pompée était à la tête d’une armée puissante, qu’il avait enrichie des dépouilles de l’Asie. On commençait à comparer sa position à celle de Sylla, et beaucoup craignaient qu’il ne lui prît envie de compléter les ressemblances que la fortune s’était plu à mettre entre ce grand homme et lui. Comme on le voyait aussi puissant, on le croyait aussi entreprenant. C’étaient des deux parts une belle armée et des victoires, mais ce n’était pas le même génie.

Pendant que Rome avait peur de Pompée, et que ses émissaires menaçaient de son retour leurs ennemis personnels et spéculaient sur l’audace qu’il n’avait pas, le tribun qui avait demandé pour lui la dictature, et qui l’était venu rejoindre en Asie, s’épuisait en exhortations et en conseils pour le déterminer à imiter Sylla et ses légions. Pompée ne disait ni oui ni non ; il marchait cependant du côté de l’Italie, à la tête de son armée, espérant de deux choses l’une, ou bien que Rome lui expédierait par des courriers le décret qui le nommait dictateur, ou bien qu’à force de voir les Romains craindre sa fortune, il finirait lui-même par ne plus en avoir peur. Pompée ressemblait assez à un charlatan qui n’aurait pas la prétention de passer pour un inspiré, nais qui, se voyant traité comme tel par la foule, finirait par se persuader qu’il l’est tout de bon.

Arrivé à Brindes, il licencia son armée, et lui donna rendez-vous à Rome pour le jour de son triomphe. Il s’avança vers la ville dans l’appareil d’un simple proconsul, fier de rassurer la république, après s’être donné la petite gloire de la faire trembler. Il en fut reçu avec d’autant plus d’enthousiasme : on était charmé de n’avoir plus qu’à encenser celui qu’on croyait avoir eu à craindre, et de fêter une idole au lieu de flatter un tyran. La vanité de Pompée y trouvait son compte ; un retour à la Sylla l’aurait embarrassé, car il n’aurait su que faire d’une dictature usurpée ; un retour modeste et légal ne lui ôtait rien de ses honneurs, et lui donnait en outre le mérite d’obéir aux lois qu’il avait pu violer.

Personne ne fit plus de mal à la république que Pompée, parce qu’il n’y a pas dé pires ennemis des républiques que ceux qui, ne sachant pas s’y contenter des pouvoirs établis par la constitution, n’osent pas se mettre au-dessus de la constitution elle-même, et qui ne veulent ni rester dans la loi ni en sortir, ni obéir ni usurper. Après Sylla il n’y avait plus personne. Tous les hommes habiles étaient morts, soit dans les réactions civiles, soit dans les guerres. Ce fut ce manque d’hommes qui recommanda Pompée. Il eut de la gloire avant d’avoir du talent ; il eut de l’influence avant d’avoir du mérite : ce qui doit toujours arriver après d’aussi grands épuisements que celui où Rome était tombée. Cette gloire précoce et facile le rendit très onéreux à la république, dont les honneurs réguliers et légaux, fort au-dessus de ses talents, paraissaient toujours au-dessous de sa gloire. L’ambition de Pompée ne se réglait pas sur sa capacité, mais sur sa réputation ; de sorte qu’il paraissait toujours demander, non pas ce qu’il méritait, mais ce qu’on lui devait. Il ruinait l’État par ses intrigues, et comme il ne voulait ni s’en rendre maître, ni souffrir qu’il y eût aucun citoyen plus haut en dignité que lui, il arriva une fois que la république se trouva sans magistrats et sans gouvernement. Les tribuns, dévoués à Pompée, excitaient des tumultes populaires, ou bien alléguaient des présages sinistres pour suspendre les élections. C’est ainsi que cinq mois se passèrent, pendant lesquels il n’y eut ni consuls ni jugements, Pompée n’en voulant point souffrir et n’osant point en tenir lieu.

Du reste, ce héros de la légalité, que Lucain nous donne comme le représentant des lois de la patrie, en avait été le plus désastreux et quelquefois le plus violent ennemi. Ses débuts politiques et militaires avaient été marqués par de nombreuses illégalités. On lui avait fait l’honneur, à l’âge d’un peu plus de vingt ans, de violer les lois tout exprès pour lui ; il s’en souvint plus tard, et en profita. A son retour d’Afrique, où Sylla lui avait donné un commandement, il sollicita le triomphe pour quelques combats heureux contre des partisans qui ne tenaient plus la campagne que par point d’honneur. La loi n’accordait le droit du triomphe qu’au général qui avait été préteur ou consul. Sylla prit le parti de la loi, non pas par envie, car les lauriers de Pompée n’étaient pas de ceux qui l’empêchassent de dormir, mais par un respect affecté pour la légalité qu’il avait mise sous ses pieds, quand la chose en valait la peine. Pompée insista. Qu’il triomphe donc ! s’écria Sylla, qui voyait, après tout, moins de mal à ce que la loi fût violée qu’à ce que Sylla fût importuné par les sollicitations de Pompée et de ses amis.

Le second triomphe de Pompée ne fut pas moins illégal que le premier. Ce fut après la guerre d’Espagne, guerre menée lentement, mais avec suite, par Metellus, et achevée en réalité par le poignard de Perpenna, assassin de Sertorius ; de sorte que Pompée n’eut cette fois encore qu’à recueillir le fruit des labeurs de Metellus, et à profiter du crime de Perpenna. Les lois défendaient qu’on triomphât pour une victoire remportée dans une guerre civile. En outre, Pompée n’avait pas l’âge légal, et n’avait été ni questeur, ni préteur, ni édile. Malgré cette double illégalité, il triompha. Ses amis avaient appuyé sa demande par cette singulière raison, qu’ayant été dispensé une première fois des obligations de la loi pour de grands services, il convenait à plus forte raison de l’en dispenser pour des services plus grands. Pour couronner l’œuvre, on lui permit de se mettre sur la liste des candidats au consulat, quoiqu’il n’eût exercé aucune des charges prescrites par la loi.

Le commandement donné à Pompée dans la guerre des pirates était une innovation encore plus dangereuse. Quand la situation des affaires exigeait un pouvoir extraordinaire, la constitution y pourvoyait en nommant un dictateur. Pompée n’en eut pas le nom, mais il eut plus que la chose. L’empire absolu dont on l’avait investi, et qui mettait sous sa domination une si vaste étendue de terres et de mers, pour une si longue durée, excédait toutes les lois de l’État. Pompée avait le droit de casser tous les magistrats et gouverneurs des provinces de l’immense ressort commis à son autorité, lequel comprenait l’Égypte, l’Espagne, la Syrie et la Grèce. A cette commission exorbitante on joignit les provinces de Phrygie, de Bithynie, de Cappadoce et du Pont ; de sorte que Pompée fut chargé à la fois de toutes les guerres de mer et de terre que soutenait alors la république. Si Pompée n’imita pas Sylla, c’est apparemment qu’il croyait Sylla moins puissant que lui, et qu’il ne voulait pas descendre. Si on lui avait moins donné, peut-être aurait-il songé à prendre quelque chose. Cela pouvait n’être pas une mauvaise politique d’accabler un ambitieux d’honneurs, et de ne lui laisser rien à désirer ; car les gens qu’on rassasie sont moins dangereux que c’eux qu’on laisse jeûner. Pompée, maître des trois quarts du monde connu, ayant assez d’or et d’argent pour acheter la moitié du peuple romain, commandant toutes les troupes de terre et, de mer de la république, avait plus de chemin à faire pour être roi que César, lieutenant dans les Gaules, et chef de quelques légions, qui faisaient encore le métier de soldat, comme au temps des Scipion, et qui ne croyaient se battre que pour protéger l’une des frontières de la république. Était-ce là l’idée de Cicéron, lorsqu’il poussait de tout son crédit à ce qu’on chargeât Pompée de pouvoirs illimités ? Peut-être.

 

IV. Pompée est-il seul responsable de ses fautes politiques ?

Au reste, il y eut de la faute de tout le monde dans l’excessive fortune de Pompée, et dans le mal qu’elle fit à Rome et aux vieilles libertés républicaines. Pompée s’empara souvent de la puissance par de mauvaises intrigues, par des violences ; mais plus souvent peut-être il ne fit que la recevoir des mains de, la nation, qui la lui donnait sans réserve et sans condition, et qui lui faisait litière de toutes les lois gardiennes de la liberté. C’est un tort assez commun au peuple romain, et généralement à tous les peuples libres, de donner du pouvoir aux hommes politiques en proportion de l’estime momentanée qu’ils en font, du bien qu’ils en attendent, ou des dangers dont ils ont été tirés par eux. Quand. un personnage publie est aimé de la nation, qu’il la délivre d’une inquiétude ou d’un péril, qu’il lui a rendu un éclatant service, alors la nation ne compte plus avec lui : honneurs, argent, liberté, il peut faire main basse sur tout, et s’il en laisse quelque chose, c’est qu’il veut bien mettre plus de modération à prendre que la nation à donner[3]. Presque tous les grands hommes sont funestes à la liberté, à cause de cette complaisance aveugle des peuples, qui sont outrés dans leur reconnaissance comme dans leur ingratitude. Mais, ce qui est bien pis, c’est que des hommes médiocres, qui paraissent grands parce qu’ils sont enflés par de petites circonstances, et qui ont de l’importance par surprise, font le même mal à la liberté des nations. Que de despotes cette fâcheuse disposition n’eût-elle pas faits, si l’audace de certains hommes eût été en proportion de leur popularité, et s’ils avaient eu autant de cœur que de bonheur ! Nous ne manquons souvent de maîtres, que parce que les maîtres nous manquent. C’est une espèce d’hommes si rare, que même les nations les plus empressées pour la servitude ne peuvent pas toujours venir à bout de se donner un despote. Il y a, même près de nous, plus d’un exemple de cela.

A Rome, l’état particulier des opinions et des partis fit que l’excès de pouvoir dont on investit Pompée à plusieurs reprises, fut tantôt le tort de toute la nation, tantôt celui de l’aristocratie seulement, tantôt celui du peuple. Quand le sénat, qui représentait l’aristocratie, avait peur de quelques tribuns ou de tels de ses membres qui visaient à la dictature, en s’appuyant sur le peuple, il se hâtait d’opposer à toutes ces prétentions menaçantes un homme éminent, presque toujours un homme de guerre, avec des pouvoirs qui n’étaient limités que s’il le voulait bien, et une liberté d’action qu’il n’épuisait jamais tout entière, parce qu’il ne l’osait pas ou n’en avait pas besoin. Une fois le danger passé, les prétentions écartées ou abattues, restaient des précédents fâcheux, des exemples de lois violées ou éludées, des excès de pouvoir introduits clans la constitution, et dont on grevait l’avenir ; et, par-dessus tout, un homme qui rentrait dans la condition privée avec le souvenir qu’il avait pu toutes choses un moment, et une ambition peu disposée à respecter les lois dont on lui avait fait une fois le sacrifice.

Pompée fut souvent cet homme pour le sénat ; on le lançait, sans bride et sans contrepoids, sur l’ennemi présent qui alarmait l’aristocratie ; et quand l’expiration de ses pouvoirs excessifs était arrivée, il ne sortait des charges qu’en s’agitant et en menaçant, supportant d’autant moins sa chute qu’on l’avait fait tomber de plus haut. Ce fut aussi quelquefois le tour du peuple de gâter Pompée pour l’opposer au sénat. On lui faisait alors des fêtes royales, on jonchait de fleurs les chemins par où il devait passer, on approchait la couronne de sa tête, et assez près pour qu’il lui prit envie de se faire roi ; et après que le peuple s’était passé la satisfaction d’épouvanter le sénat, ou de le réduire au silence, Pompée ne rendait ses pouvoirs que comme une proie qu’on lui faisait lâcher. Souvent même, à quelques mois de là, il se retournait contre le peuple avec l’excès d’autorité et les habitudes de commandement sans contrôle qu’il en avait reçus : mauvais précédents qui retombaient sur la liberté, outre que le peuple avait perdu le droit de se plaindre du trop de puissance de Pompée, y ayant contribué lui-même par l’exagération de ses faveurs.

Enfin, c’était quelquefois la nation tout entière, peuple et Sénat, qui se mettait dans les mains de Pompée, ainsi que cela se vit dans la guerre contre les pirates, où Rome ne retint de ses libertés que ce qu’il ne voulut pas ou n’en osa pas prendre. Ce fut pur hasard si cet homme que tout le monde faisait si grand, et qui était parvenu à effrayer ceux même qui ne le croyaient pas dangereux, échappa à sa fortune, en se trompant sur la valeur des choses ; c’est-à-dire en prenant l’ambition pour de l’audace et la renommée pour du pouvoir. Sans ce hasard, César n’eût été que le second roi de Rome, et il serait mort dans son lit.

La plus grande faute que commit le peuple romain, ce fut d’exagérer les services militaires de Pompée, et d’accorder à ses victoires les récompenses qu’il ne devait accorder qu’à ses talents. C’est encore une faute très commune aux nations libres, et surtout aux partis, qui y sont plus nombreux, et plus exclusifs que partout ailleurs. Les partis ne manquent jamais de prendre pour mesure de la capacité d’un homme, de ses talents, de ses vertus politiques, l’étendue du service qu’ils en ont tiré dans une crise. Ils font ainsi, pendant le combat, des héros qui retombent à leur charge le combat fini, et qui, après les avoir aidés dans les revers, les embarrassent de leurs exigences dans la victoire.

Au milieu des luttes du peuple contre le sénat, et des partis entre eux, il arrivait souvent que tel orateur médiocre fût vanté à l’excès pour un plaidoyer qui n’avait d’autre mérite que d’avoir assez bien exprimé les passions d’un parti, et dont toute l’éloquence consistait dans l’assentiment tumultueux de l’auditoire. Eh bien ! si ce parti l’emportait, son orateur de prédilection se présentait, au jour du triomphe, avec une ambition insatiable. Il n’attendait pas qu’on lui fît sa part, il se la faisait lui-même, et se payait magnifiquement de ses médiocres talents et de ses services déjà oubliés. Mais comme les partis se dégoûtent aussi vite qu’ils se passionnent, et que le plus souvent, l’homme dont ils avaient cru se servir s’est en réalité servi d’eux pour faire ses propres affaires, ils dénigraient le héros de la veille avec la même exagération qu’ils l’avaient loué. De là le reproche qu’on faisait et qu’on fait encore aux partis d’être ingrats, reproche, quelquefois mérité, mais plus souvent injuste ; car combien d’hommes se retournent contre leur parti après s’être élevés par ses mains, et souvent au prix de son sang !

Cependant ce reproche d’ingratitude, qui semble fondé à première vue, fait grand tort aux partis auprès des gens timides et doux, qui sont la masse, et qui ne sont frappés, dans ces retours d’opinion et de popularité, que du fait tout extérieur d’une idole encensée la veille et brisée le lendemain. Il y aurait un moyen pour les partis de prévenir tout à la fois les désenchantements et les reproches, ce serait de faire des réserves avec leurs amis dans le moment même où ils en sont le plus contents ; ce serait, tout en profitant de la harangue de leur orateur ou de la victoire de leur homme de guerre, de se réserver d’y voir les endroits faibles, les mérites de circonstance, les parties de petit bonheur et de hasard. De cette façon, ils ne se trouveraient pas surchargés, le jour où l’on partagerait les dépouilles, d’ambitieux avides qui veulent qu’on taxe leurs récompenses, non sur ce qu’ils sont, mais sur ce qu’ils ont passé pour être ; non sur leur mérite réel, mais sur la réputation qu’on leur a faite : et, d’autre part, s’ils venaient à être reniés, ils n’en auraient ni étonnement ni colère ; et comme ils auraient été retenus dans leur reconnaissance, ils ne paraîtraient à la masse de la nation que médiocrement ingrats.

Ce ne fut pas seulement tantôt un parti, tantôt un autre, tantôt le sénat, tantôt le peuple, qui fit la faute d’exalter démesurément les exploits de Pompée ; ce fut encore la nation tout entière, et à différentes reprises. D’où il arriva que Pompée, toutes les fois qu’il sentit sa popularité décroître, affecta un grand deuil, se retira des affaires, s’enferma dans ses jardins, afin que la nation, se rappelant ses triomphes, se sentît saisie d’un mouvement de repentir, et le tirât de sa solitude, pour échapper au reproche d’être ingrate et inconséquente. I1 exploita plus d’une fois cette disposition avec plus d’adresse qu’on ne lui en croyait, et il fut du petit nombre des hommes politiques auxquels il est donné de renouveler plusieurs fois leur popularité dans le cours de leur vie. D’ailleurs, tous les partis ayant eu l’imprudence de l’admirer outre mesure, ils se fermaient la bouche les uns aux autres, en se rappelant réciproquement que l’homme dont ils se plaignaient avait été leur héros. Quand l’aristocratie opposait Pompée aux entreprises du peuple : C’est votre Pompée disait-on aux comices qui murmuraient. Quand c’était le peuple qui se servait de Pompée : De quoi vous plaignez-vous ? disait-on au sénat ; n’est-ce pas le chef de votre compagnie, le représentant de vos intérêts ? Et Pompée retombait ainsi tour à tour sur tous les partis de tout le poids de son mérite exagéré, de ses faciles pacifications assimilées à des conquêtes, de son bonheur pris pour du génie.

Chaque parti expiait tour à tour le tort d’avoir grandi Pompée outre mesure ; et comme d’ailleurs aucun ne pouvait disposer de récompenses proportionnées au renom qu’il lui avait follement donné, l’avenir de la nation payait pour toutes ces fautes et pour toutes ces inconséquences. Il restait au sein de la république, au-dessus et en dehors des lois de la patrie, une ambition immense, vague, flottant d’un camp à l’autre, dominant les partis de nom, mais en réalité dominée par eux, et ne servant guère qu’à faire prévaloir leurs mauvaises prétentions ; une gloire militaire qui, n’osant usurper, ne pouvait que corrompre, qui apportait dans les intrigues électorales les habitudes de la violence, qui faisait de la sédition faute d’oser faire de la tyrannie, et qui bataillait dans les comices pour glisser furtivement son nom dans l’urne électorale, par impuissance de faire comme César, lequel brisait l’urne, chassait les comices, et se nommait lui-même à la place dont il avait besoin.

Pompée, avec de l’intelligence, de l’esprit, une grande expérience des partis, trois choses qui entrent pour beaucoup dans l’art de commander aux hommes, manquait de caractère, c’est-à-dire de la chose qui, seule, peut donner l’empire, à défaut même des grandes qualités de l’esprit. Il était de l’espèce la plus commune des hommes politiques, c’est-à-dire plus craintif encore qu’entreprenant, ne pouvant se passer du pouvoir et n’osant pas s’y perpétuer, désirant toujours beaucoup plus qu’il ne pouvait et même ne voulait obtenir, jouet de ceux qu’il croyait mener, exploité par ceux dont il croyait, se servir, se regardant comme le chef de ceux dont il n’était que le drapeau, faible et flottant, se consolant par beaucoup de morgue de n’être quelquefois rien, plus vain encore qu’ambitieux, parce qu’après tout il n’avait que des passions médiocres, plus de goût pour la pompe que pour la tyrannie, et parce que certaines de ses qualités privées ne pouvaient s’accommoder de l’état violent ni des risques d’une ambition poussée jusqu’au bout.

Sa femme, je devrais dire ses femmes, car on discute s’il fut marié quatre ou cinq fois, ses amis, ses affranchis, faisaient de lui tout ce qu’ils voulaient. Le grand Pompée était amoureux, non pour se distraire ni pour se reposer, comme les hommes vraiment grands, qui aiment en courant ; il faisait de l’amour une affaire grave ; c’était pour lui un soin plus pressant que son ambition. Il faut dire que ses amours étaient régulières : Pompée était mari fidèle, à la condition pourtant de laisser dire par ses amis qu’il était encore plus aimé qu’il n’aimait. Il avait tant de vanité, que, tout épris qu’il fût de presque toutes ses épouses, il prenait ses précautions pour qu’on ne le crût pas, et ne voulait pas qu’on pensât dans le public qu’il pouvait y avoir quelque chose de plus cher à Pompée que Pompée lui-même. Cette excessive vanité le rendait peu sensible aux railleries. S’il eût paru en souffrir, il aurait montré par là qu’elles pouvaient l’atteindre ; il s’en fatiguait plutôt qu’il ne s’en offensait, ainsi que cela lui arriva à Pharsale, quand ses principaux officiers le poussèrent, à force de sarcasmes, à livrer bataillé à César.

Ce qu’on raconte de l’insolence de son affranchi Démétrius, et de l’empire que cet homme avait sur lui, est à peine croyable. Quand Pompée avait des personnes de marque à dîner, il allait lui-même au-devant des conviés, et attendait qu’ils fussent tous venus avant de se mettre à table. Démétrius, son affranchi, s’y mettait avant tout le monde, et se faisait servir seul, la tête couverte, laissant à Pompée le rôle d’affranchi, pour prendre celui de maître grossier et insolent. Pompée, vainqueur des pirates de l’Asie, logeait à Rome dans une maison fort simple, tandis que son affranchi s’étalait dans les plus belles maisons de campagne de l’Italie. Dans la guerre d’Asie, Caton, étant près d’entrer à Antioche, vit venir à sa rencontre deux files de jeunes garçons vêtus de robes blanches, que conduisait un maître des cérémonies couvert d’un chapeau de fleurs. Comme il se plaignait avec vivacité de l’entrée triomphante qu’on lui avait préparée, le maître des cérémonies s’approcha de sa troupe, et quel ne fut pas l’étonnement de Caton quand il entendit demander aux plus avancés où ils avaient laissé Démétrius !

Cette excessive faiblesse de caractère fit faire beaucoup de fautes à Pompée, et, la plus grave de toutes, celle de préparer l’avènement de César. L’amitié de César et de Pompée, quand ils étaient encore jeunes hommes, avait bien pu n’être ni une spéculation ni un calcul. César pouvait alors estimer Pompée ; Pompée pouvait ne pas deviner les destinées de César. Mais César, devenu consul, était déjà assez menaçant pour que Pompée fût inexcusable de se prêter à ses desseins. L’un et l’autre avaient fait leurs preuves : Pompée, d’une ambition qui ne savait ni rester dans la constitution ni en sortir ; César, d’une habileté effrayante, d’un mépris des hommes qui allait jusqu’au cynisme, et surtout d’une certaine avidité d’entreprises extraordinaires, qui ne tenait déjà plus compte de la constitution que comme d’un obstacle. Or, Pompée n’ayant pas peur de César à quarante ans, quand Sylla en avait eu peur à vingt, et ne l’avait relâché de ses mains que parce qu’il se sentait trop vieux pour en être inquiété, ou qu’il respectait en cet enfant son successeur ; Pompée, se liguant avec César contre Caton, désertant la vieille Rome républicaine pour faire un rôle de jeune tribun impétueux et niveleur ; Pompée, protégeant César, qui s’essayait à l’empire absolu, de l’autorité de ses victoires ; Pompée, qui méprisait la gloire de la parole, hissé par César sur la tribune aux harangues pour y balbutier l’éloge de ses lois agraires, et menaçant du bouclier et de l’épée quiconque voudrait s’opposer aux décrets de César ; Pompée, enfin, se méprenant jusqu’à se faire le précurseur de César, était-il. un grand homme ou n’en était-il que l’ombre ?

Voyez, au contraire, quelle adresse a ce César, lorsqu’il tire de son palais solitaire cette gloire de quarante années, qu’il la traîne dans le tumulte des comices, qu’il la fait toucher à toute la populace du forum, qu’il expose le plus grand personnage de la république à rester court à la tribune, et qu’il lui fait dégainer l’épée contre les ennemis de César ! Qui des deux se servait de l’autre ? César, qui se gardait bien de le dire. La dupe était Pompée, qui croyait n’avoir -fait qu’effrayer le Sénat, en ajoutant à la fortune de César tout le poids de la sienne.

Un tel homme n’était pas et ne pouvait pas être l’homme du peuple, ni par conséquent l’homme de l’épopée. Les masses ne comprennent pas ces sortes de caractères douteux, sans volonté propre, tour à tour au service de tous, instruments de partis qui se cachent derrière eux ; ou d’intrigants qui se faufilent à l’ombre de leur renommée. Et il arrive presque toujours qu’au moment de la crise, ces hommes qui ont rempli un pays de leur nom, qui ont été nécessaires à la fortune de tout le monde, sur lesquels ont tourné toutes les destinées d’une nation, sont abandonnés tout à coup par ceux mêmes qui n’avaient pu se passer d’eux. On leur fait l’injure de les croire incapables de défendre leurs amis, et chacun ne s’en remet qu’à soi du soin de son salut. C’est ainsi qu’à la nouvelle du passage du Rubicon, tout le monde se mit à fuir de Rome dans toutes les directions, et Pompée fit bientôt comme tout le monde, croyant sans doute, comme dit Lucain, que ceux qui fuyaient derrière lui le suivaient. Mais ce ne fut pas sans avoir préalablement fait des railleries sur César, ni sans s’être laissé dire par la petite troupe de flatteurs domestiques qu’il avait à ses gages, que le nom seul de Pompée serait pour la république une muraille inexpugnable. Si on lui laissa faire la guerre civile, c’est qu’il n’y avait point de généraux, et que la première bataille n’en pouvait pas créer, les armées romaines ne recrutant pas les chefs parmi les officiers inférieurs, les seuls qui aient le génie des guerres de renouvellement et de révolution. Après Pompée, les meilleurs soldats de la république étaient Caton et Cicéron.

 

V. César, l’homme du peuple et de l’épopée.

L’homme du peuple et de l’épopée, c’est César. Il avait toutes les conditions d’un héros d’épopée, une enfance enveloppée de mystères et de traditions, une vie remplie de conquêtes, une carrière courte, et qui comptait autant de grandes actions que de jours, une mort tragique, une apothéose populaire. Ce n’était pas, comme Pompée, l’homme d’une caste et d’un parti, le représentant d’un grand intérêt contemporain et local, condamné à s’agiter dans cette sphère étroite avec des chances diverses de gloire ou de misère, et se sentant dépaysé, toutes les fois qu’il sortait de sa caste ou qu’il- se préoccupait d’intérêts plus généraux. César était l’homme de tout le monde, le représentant le plus populaire et l’agent le plus actif de la civilisation, l’ennemi des castes, l’adversaire des intérêts de la localité, lors même que cette localité se trouvait être sa patrie ; grand homme, mais mauvais Romain, qui changea la politique nationale, et substitua au système d’absorption suivi jusque-là par la république, un système d’assimilation tout à la fois plus glorieux pour Rome, et plus utile au genre humain. Jusqu’à César, Rome avait sucé la substance des peuples et des rois, sans toucher à leurs coutumes, sans bouleverser leurs institutions nationales. On leur laissait l’existence à la condition de leur en ôter le nerf, qui est l’argent ; ils périssaient de desséchement et d’inanition, au milieu de toutes les marques de tolérance qui servaient à couvrir cette violente et insatiable exploitation. Cicéron écrivant à son frère Quintus, gouverneur d’une province d’Asie, lui recommandait le respect pour les coutumes, la justice, la modération des formes dans la perception des impôts, le mépris des flatteurs, toutes choses excellentes, sans doute ; mais malheureusement les coutumes qu’il fallait respecter étant presque toutes barbares, et l’impôt qu’il fallait percevoir excédant les moyens des peuples, c’était l’anéantissement des nations avec toutes les formes de l’humanité.

César ne réforma pas les abus, il les déplaça ; mais ce déplacement était une œuvre immense, dont le genre humain se sentit bien, tant que le grand ouvrier vécut. Il chassa dans la plaine de Pharsale, d’Utique et de Munda, tous ces politiques philosophes qui faisaient payer si cher aux nations le maintien de leurs coutumes particulières. Au lieu de verser Rome sur le monde, il versa le monde sur Rome ; et comme il ne pouvait opérer en un jour cette assimilation puissante, il la prépara en ramassant sur son chemin, dans ses prodigieuses conquêtes, des échantillons de toutes les nations qu’il fit entrer dans Rome, qu’il invita aux fêtes de l’amphithéâtre, qu’il installa de« sa pleine autorité sur les bancs du sénat, à côté de cette portion de sénateurs conservés, dont aucun parti n’avait eu besoin, et qui représentaient assez bien le cadre d’une institution dont tous les membres actifs avaient transigé ou péri. Il introduisit pêle-mêle dans les offices de l’État, des hommes pris dans les nations usées, et d’autres pris dans les races nouvelles, des Grecs et des Gaulois, des Asiatiques et des Européens. Il rêvait même d’aller ranimer les plages languissantes de l’Orient, et d’y ressusciter le genre humain étouffé sous son magnifique soleil, quand il fut frappé par les poignards du vieux parti romain, lequel fit à la fois un crime honteux et inutile, car il ne lui était pas donné de vivre un jour de plus, même en versant dans ses veines le sang de César.

César fit des Romains de tout le monde, mais par là même il détruisit Rome, en éparpillant sa nationalité ; il finit au feu les registres sur lesquels on inscrivait un à un les étrangers admis au droit de cité, et donna la cité à qui la voulait, à qui ne la voulait pas. Il fit disparaître les frontières, il mêla les langues, il persuada aux nations étrangères que leur patrie était en Italie, et par là suspendit les guerres que le patriotisme étroit du vieux parti romain multipliait sur tous les points de l’univers. Alors Cicéron, qui, avec tout son esprit, ne comprenait que peu de chose à tout cela, fit sa paix, et s’occupa de philosophie universelle ; ce qui était, à vrai dire, une sorte d’instinct de la révolution universelle que faisait César. Mais ses anciens amis ne virent, dans la politique de César, que la politique de Pompée hardi et heureux, ayant enfin le pouvoir qu’il avait convoité toute sa vie ; et ils assassinèrent César avec les idées du premier Brutus assassinant Tarquin, ce qui était aussi honnête que stupide.

Il y avait aussi un côté merveilleux dans la vie de César, et ce merveilleux aurait bien valu la prosopopée banale de Rome, personnifiée par une vieille femme qui se jette aux genoux de César pour le détourner de passer le Rubicon[4]. Il y avait sa jeunesse mêlée d’aventures et de retraite silencieuse, tantôt se révélant au grand jour par des actes d’audace inouïs et inattendus, tantôt se dérobant tout à coup aux regards sous d’obscurs plaisirs, et sur laquelle planaient des bruits monstrueux de corruption, de telle sorte que les plaisirs de César occupaient presque autant les esprits que la gloire de Pompée. Il y avait ses dix années de séjour dans les Gaules, pendant lesquelles il sillonnait ces contrées sauvages de chemins qu’on appelait les chemins de César, brûlant des forêts, décimant des nations, dispersant des religions, recueillant çà et là de la gloire de toute sorte, et faisant payer à la Gaule par des flots de sang la terreur qu’il voulait inspirer à Rome. Il y avait ses voyages aventureux au fond de la Bretagne où il allait se battre pour voir du pays, comme s’il eût pensé dès lors à prendre une notion exacte de la portion du monde qu’il laisserait sur ses derrières, quand le temps serait venu de fondre sur l’Italie. Il y avait enfin la profonde politique par laquelle, si loin de Rome, mais les yeux toujours fixés sur elle, mesurant le temps qu’il pouvait en être absent impunément, il attendit avec patience que ce gouvernement, ballotté entre des gens de guerre émérites et des avocats peureux, lesquels cherchaient à s’escamoter le pouvoir, n’osant se l’arracher de force, fût rentré dans le domaine du premier occupant, et qu’après tous ces gens qui s’excluaient les uns les autres sans profit pour personne, il pût se présenter, lui, pour les exclure tous à son profit. Du bout de la Gaule, il briguait à sa manière, par des victoires auxquelles l’éloignement ne nuisait point ; il gagnait des batailles pour ceux qui ne le devinaient pas ; quant à ceux qui pouvaient le deviner, il faisait taire leurs pressentiments par des envois réguliers d’argent, sous forme de cadeau des curiosités du pays. Certes, tout cela pouvait faire une magnifique épopée. Mais la thèse de Lucain était contre César ; à la bonne heure : du moins ne fallait-il pas faire un mensonge historique ; or le César de Lucain en est un.

Si Lucain avait assez de conviction ou d’instinct républicain pour haïr César, sa haine devait être grande, éloquente, sous peine pour le poète de passer pour un impuissant Zoïle de la plus belle gloire de son pays. Les grands hommes imposent aux écrivains, poètes ou autres, l’obligation de n’en rien dire de médiocre en bien ni en mal ; amis ou ennemis, il faut être à la hauteur de celui qu’on aime ou de celui qu’on hait. Mais comment croire que Lucain, qui se résignait à flatter Néron, ait détesté sérieusement César ? Si donc il l’a mal jugé, c’est qu’il ne l’a pas compris ; s’il l’a calomnié, c’est par manque de sens. Quant à son Pompée, que puis-je en dire pour me résumer, sinon qu’il lui donne une grandeur qu’il n’avait pas, qu’il lui ôte quelques qualités qu’il avait, et qu’enfin il ne parvient pas, à force de louanges pour lui et de calomnies pour son rival, à le rendre intéressant ?

 

VI. De la vérité des caractères dans la Pharsale.

Les personnages du poème de Lucain ne sont vrais ni de la vérité historique, ni de la vérité générale, peut-être plus certaine, dont la connaissance est le privilège du poète supérieur. Ce ne sont ni des portraits, ni des types.

On a vu ce que Lucain a fait de Pompée. Dans la Pharsale, Pompée n’est ni un personnage historique, ni un de ces personnages créés par le poète pour personnifier quelque grande passion. C’est un mélange de vanité et d’impuissance, de forfanterie et de faiblesse, qui n’intéresse pas même comme ces personnages disgracieux pour lesquels on ne se sent point de goût, mais qu’on voit pourtant avec curiosité. Pompée est un porte-drapeau qu’on promène solennellement sur mer et sur terre, et dont on ne fait pas peur aux ennemis. I1 est ridicule, et personne autour de lui ne le trouve ridicule ; ce qui prouve que le poète ne s’en est pas aperçu, et qu’il est la dupe de son héros. Remarquez qu’il y a dans la vie humaine des personnages qui ont presque tous les travers de Pompée, qui sont vaniteux, faibles, impuissants, amoureux en cheveux gris, qui font taire une vieille expérience devant l’impatience d’amis imprévoyants ; mais ces personnages, à y regarder de près, ont une certaine conséquence dans leur conduite, qui en fait des êtres vrais, auxquels on prend intérêt comme à des variétés de l’espèce humaine. Le Pompée de Lucain ne présente pas ce caractère de conséquence et d’unité ; rien ne se tient dans cette bigarrure et dans cette maladroite création ; le grand y jure à côté du petit. Il semble voir un corps humain fait de pièces de rapport, dont toutes les parties ne seraient liées entre elles que par de grossières coutures, comme dans un mannequin de guerre.

Que représente à son tour le César de Lucain ? L’ambition apparemment. — Mais quelle sorte d’ambition ? — La plus brutale, à mon sens, la plus sauvage, la moins intelligente. Elle n’eût pas été de mise même au fond de la Scythie. A la guerre, César se jette en aveugle dans cette mêlée oit s’agitent les destinées du monde ; il s’enivre de sang ; il aime, et, qui pis est, il fait la guerre pour ses seuls désastres, pour ses cruautés, pour sa frénésie. A Rome, il aime mieux être craint qu’aimé, mot réchauffé de Tibère et calomnieusement appliqué à César, lequel était un peu plus haut que cette sphère où s’agitent les tyrans de second ordre. Cet homme, si profond et si simple, qui avait plus que du courage, car il savait n’en avoir qu’à propos, et dans lequel, sauf quelques goûts de libertinage obscur, je ne vois aucune passion qui n’ait été gouvernée par l’utilité et proportionnée au résultat ; cet homme, qui se trouva réduit, comme tous les gens de guerre, à être cruel, mais qui ne le fut jamais par faiblesse comme Pompée, ni par hypocrisie et par peur comme Auguste, ni par intempérance et mauvais instinct comme Marius et Sylla ; cet homme, plus maître encore de lui que de sa fortune, admirez ce qu’en a fait le neveu de Sénèque, lequel ne voyait lui-même qu’une bête féroce dans Alexandre ! Le César de Lucain, c’est moins que Sylla au déclin de sa vie ; c’est un furieux qui ne veut que des succès sanglants, qui est charmé de trouver l’Italie remplie d’ennemis, afin d’en avoir plus à tuer ; qui ne croit pas faire du chemin, s’il ne se bat pas ; qui aime mieux entrer par des portes brisées que par des portes qui s’ouvrent volontairement ; qui est heureux qu’on lui dispute le passage, parce qu’il se fera jour par le fer et le feu. Je sais bien que pour rendre Pompée plus grand, il était poétiquement nécessaire de diminuer César ; mais encore ne faut-il pas prêter à un homme de guerre, auquel on reconnaît d’ailleurs de grands talents, une passion de meurtre et de ravage qui se comprendrait à peine dans un barbare imbécile. Il n’y a pas un général sérieux et digne de ce nom qui soit fâché d’éviter une bataille par une soumission, et qui n’aime mieux recevoir pacifiquement les clefs d’une ville ennemie, que d’y entrer par la brèche sur les cadavres des siens. La poésie n’autorise pas les non sens.

A la bataille de Pharsale, le César de Lucain court çà et là comme un furieux sur toute la ligne de bataille ; il inspecte les glaives de ses soldats, pour juger, d’après la quantité de sang dont ils sont souillés, quel a été le courage de chacun ; il joue le rôle d’espion ; il note le soldat qui lance vigoureusement ses traits et celui qui les lance mollement ; celui qui voit tomber gaiement son frère ou son père, et celui qui change de couleur après avoir frappé un citoyen romain. Ailleurs, il visite les  blessés et met la main sur leurs plaies pour étancher le sang ; un peu plus loin, il donne une épée à tel soldat qui a perdu ou brisé la sienne ; à un autre, il apporte des traits qu’il a ramassés par terre ; il va du front à l’arrière-garde, et frappe les retardataires avec le bois de sa lance[5]. Lucain confond ici l’activité avec l’agitation désordonnée : pour vouloir trop multiplier César, il le prodigue ridiculement ; pour vouloir le mettre partout, il le met là où il ne doit pas être. Quant au rôle d’espion qu’il lui prête plus haut, ce n’est qu’un jeu d’esprit cruel. Si César avait pu douter de ses soldats, il n’aurait pas attendu, pour faire cette statistique des courages, que la bataille qui décidait de toute la guerre fût engagée : il eût mieux pris son temps.

Tout à l’heure cet ogre de guerre va repaître longuement ses regards des cadavres entassés dans les champs de Pharsale ; il défendra qu’on leur rende les honneurs funèbres, il se fera servir à dîner sur un lieu élevé d’où il puisse, tout en mangeant, ne rien perdre du spectacle de ces débris humains. Tout cela est aussi puéril que dégoûtant.

Le personnage le plus important de la Pharsale, après César et Pompée, c’est Caton. Il était facile de faire un portrait vrai de Caton. Le stoïcisme lui donnait je ne sais quoi de guindé qui convenait à l’enflure de Lucain. Aussi est-ce le meilleur de ses portraits. J’aime mieux le Caton de Lucain que son Pompée et son César ; il a du moins une certaine unité, et s’il est exagéré quelquefois, il n’est jamais faux. Il prononce quelques belles paroles qui lui font honneur comme stoïcien, sinon comme homme d’État. On ne peut pas dire d’ailleurs que le caractère de Caton ait été profondément tracé dans la Pharsale. Ce caractère est trop en dehors. Caton se prosterne devant soi ; il se contemple ; il se fait sans façon le dieu du monde, et se met à la place de cet olympe impuissant qui laisse périr les vieilles lois et les vieilles libertés romaines. A la manière dont il donne ses réponses, on voit qu’il se prend pour un oracle. Il dit longtemps à l’avance, afin qu’on n’en ignore : Je suis Caton. Je voudrais qu’on sentît naturellement la présence de Caton, sans qu’il prît la peine de nous en donner avis à chaque instant et avec une morgue ridicule. Quand Brutus, pauvre fanatique, dont Lucain fait une espèce de chapelain domestique, devant lequel Caton et Marcia se reprennent pour mari et femme, sous la condition qu’il n’y aura pas de nuit de noces[6], vient consulter son maître sur le parti qu’il doit prendre dans la crise qui se prépare, me persuadera-t-on que ce dieu et ce fidèle, dont l’un parle du haut d’un piédestal, et dont l’autre interroge à genoux, représentent les deux hommes austères de Plutarque et de Shakespeare, causant tous deux des événements du jour dans la chambre de Caton, et pensant au rôle qu’ils allaient y jouer, bien plus assurément qu’à débiter des aphorismes larmoyants sur les maux de l’humanité ?

Que dire des personnages secondaires de la Pharsale ? de Cornélie, femme de Pompée ? C’est une épouse qui ne peut pas pleurer sans faire rire d’elle ou de son mari. Ses plus violentes et ses plus irréparables douleurs, ses évanouissements, les fréquents désordres de ses cheveux, le soin qu’elle a de se tenir religieusement dans sa moitié du lit nuptial, et de ne pas empiéter, même dans ses rêves d’amour, sur la place que devait occuper son mari, de peur de ne l’y pas trouver[7] ; la sévérité fort injuste qu’elle montre contre elle-même en se qualifiant de concubine, quoiqu’elle soit très légitimement femme de Pompée[8] ; tout cet étalage de tendresse conjugale m’en apprend moins sur l’âme des femmes, sur la puissance de leurs affections, que les simples pressentiments d’Andromaque disant adieu à Hector, et que ce long regard où le sourire brille à travers les larmes.

Que dire de Marcia, l’épouse de Caton, laquelle a passé du lit de Caton dans celui d’Hortensius, pour revenir dans celui de Caton ? A quel pays, à quel temps appartient cette femme qui vient prier son ancien mari de lui donner de nouveau son nom, par la raison qu’ayant fait tous les enfants qu’elle pouvait faire[9] et que n’étant plus bonne à propager l’espèce, elle n’a d’autre ambition que d’inscrire sur sa tombe le nom de Caton ? Quelle est cette espèce d’épouse qui se meurtrit le sein et se couvre de cendres[10] pour se faire bien venir de son mari, et quelle est l’espèce de mari auprès duquel une femme peut espérer de rentrer en grâce au moyen d’une pareille coquetterie ?

On pourrait prendre successivement tous les personnages secondaires de la Pharsale, et montrer qu’ils sont presque tous plus ou moins en dehors de la vie humaine.

Il y a cependant des faits de vie humaine dans Lucain. il y en a autant que pouvait en recueillir, dans ses meilleurs moments, aux heures trop rares de solitude et de recueillement, un poète que tout conspirait à gâter, maîtres, parents, amis, public. Ce sont des instincts heureux, je dirais presque des distractions, qui se glissent de temps en temps à travers ses préoccupations de poète à la mode. Ces traits de vérité ont plutôt l’air de détails échappés à sa négligence, à sa paresse, que d’inspirations contrôlées par son expérience des choses de la vie, ou sorties naturellement de cet instinct supérieur et inné, qui, dans les hommes de génie, devance et complète tout à la fois les données de l’expérience. Il est remarquable que ces traits se rencontrent particulièrement dans les personnages épisodiques de l’ouvrage, dans ces figures tout d’invention, que Lucain jette au milieu du grand drame, acteurs d’un moment dont les noms et les destinées n’appartiennent qu’à lui. Or, ces personnages parlent quelquefois et agissent simplement, à la faveur de leur insignifiance ; on voit que Lucain ne compte pas sur eux pour, les applaudissements de la lecture publique, que ces noms obscurs n’exciteront aucune attente, qu’on les lui passera comme on passe à un auteur dramatique certaines scènes pâles et préparatoires qui servent à donner aux personnages principaux le temps de s’habiller. Mais pour ses vrais héros, ceux qu’on attend, ceux pour qui ses amis demandent silence et recueillement, ceux dans lesquels il a mis toutes ses affections, ils sont presque toujours faux en proportion de ce qu’ils ont coûté d’efforts et d’apprêts au poète. Ceux-là même pourtant peuvent vous apprendre quelque chose sur la nature humaine ; mais c’est un enseignement tout négatif : ils vous disent ce que la nature humaine n’est pas ; c’est la moitié de ce qu’il faut pour savoir ce qu’elle est. En cela les écrivains faux sont bons à étudier, et Lucain particulièrement, parce qu’il y a peu d’écrivains qui soient plus faux avec plus de talent.

 

VII. Il n’y a rien à apprendre, dans la Pharsale, sur la grande lutte qui en est le sujet.

Celui qui ne connaîtrait que par la Pharsale la guerre civile qui mit aux prises Pompée et César, n’aurait guère que des idées fausses sur les, événements et sur les hommes.

D’abord, les principaux personnages n’étant vrais, ni historiquement, ni sous le rapport philosophique, ni comme hommes, ni comme types, voilà toute une moitié de leur époque qui reste dans l’ombre, ou plutôt dans une espèce de demi-jour faux. Reste la seconde moitié, les événements. Mais là où les hommes ne sont pas vrais, comment les événements pourraient-ils l’être ? Les événements, qui, aux yeux de la philosophie religieuse, sont décidés dans les conseils de Dieu, ne sont, sous le point de vue humain, que l’ouvrage des hommes ou d’un homme qui a dominé son époque. Si donc les hommes sont mal compris, comment leur ouvrage le serait-il mieux ?

Mais, même en considérant les événements comme ayant une sorte d’existence indépendante des hommes, quelle lumière trouvez-vous dans Lucain sur les événements de la guerre civile ? Au profit de qui et de quoi, contre qui et contre quoi s’opère la révolution monarchique dans la vieille Rome républicaine ? Quelle idée a. péri, quelle idée a triomphé ? Qu’est-ce qui était politique, qu’est-ce qui était social dans cette grande révolution ? Si la liberté a succombé, pourquoi et comment a-t-elle succombé ? Était-elle dans le peuple, ou n’était-elle que dans les castes ? si elle était dans les castes seulement, ne valait-il pas mieux qu’elle succombât ? car la liberté des castes, c’est l’oppression du peuple. Quel a été le rôle de la religion ? Y avait-il encore une religion ? Que voulait la secte stoïcienne ? conserver ? changer ? Pour combien comptait-elle dans l’État ? Quels étaient les intérêts divers de chaque corps privilégié ? quels étaient ceux du peuple ? Y avait-il une transaction possible entre tous ces intérêts-là ? Grande question, dont la solution pourrait tout à la fois absoudre et expliquer ceux qui ont joué les premiers rôles, et mettre la justice et les dieux du même côté. Que pensait le monde, rangé silencieusement à l’entour de la grande cité universelle qui se déchirait de ses propres mains ? Quel intérêt prenait-il à tout cela ? Des deux compétiteurs qui se disputaient l’empire, sur les champs de bataille de Pharsale, quel était le candidat de l’humanité ? Toutes choses, je ne crains pas de le dire, que Lucain n’a pas touchées, qu’il n’a pas même soupçonnées. Et pourtant, comment parler de César et de Pompée, sans remuer ou tout au moins sans effleurer tout cela ? Que nous dit donc Lucain, s’il ne dit rien de toutes les choses qui étaient le fond même de cette lutte ? Creuser cette vaste et inépuisable matière, pouvait n’être ni sûr de son temps, ni l’affaire d’un poète ; mais l’indiquer, mais y faire allusion, mais en tirer la morale, ne fût-ce qu’avec la discrétion de Tacite expliquant par cette phrase si profonde la transition de la république à l’empire : Augustus cuncta bellis civilibus fessa in imperium recepit[11], c’était une tâche à laquelle Lucain n’a manqué que parce qu’il n’avait point de génie.

Je sais que Caton jurait de mourir en tenant dans ses bras, sinon la liberté, du moins sa vaine ombre ; mais quelle était la liberté de Caton ?

Je sais que Pompée traînait à sa suite les vieilles lois républicaines, qu’il avait foulées aux pieds vingt fois, représentées par quelques sénateurs émigrés, lesquels étaient perdus dans ses bagages ; mais quelles étaient les lois qui se personnifiaient dans Pompée ?

Je sais que Brutus parle très éloquemment des déchirements du monde, au milieu desquels Caton reste immobile et la tête haute ; mais de quelle nature étaient ces déchirements ?

De toute la révolution qui changea les destinées de Rome et du monde, Lucain n’a pris que l’instant du dénouement, la mêlée, c’est-à-dire le moment le moins .instructif. Il commence la pièce à l’instant où la pièce finit. Le poème de Lucain, c’est le dénouement sans l’intrigue ; c’est la crise purement physique, durant laquelle le spectateur se cache la tête dans son manteau ou s’en va. Qu’est-ce que nous apprennent toutes ces marches et contremarches par terre et par mer ? Quand l’heure du combat a sonné, il n’y a presque plus rien à recueillir pour la philosophie ; elle laisse le champ libre à la description, et se retire. C’est qu’en effet, à cette heure-là, tout est consommé. La mêlée n’a plus rien à nous apprendre. sur les hommes ni sur les événements, car les premiers ont fait leurs preuves, et les seconds sont épuisés. Les idées qui mettent aux prises les forces matérielles se tiennent à distance du champ clos, sur une hauteur, chacune derrière le drapeau qui la représente, attendant leur destinée, mais n’ayant plus le pouvoir de la retarder ni de la changer. Aux premiers cris du clairon, tout ce qui est esprit, intelligence, tout ce qui est du monde moral a cessé ; la question est dans les bras des hommes qui s’emploient au service des idées, et font des révolutions sans le savoir, au prix d’un lendemain de pillage ; elle est dans la force numérique, elle est dans ce qu’il y a de moins intelligent et de moins moral. Et alors toute guerre en vaut une autre ; c’est toujours du sang versé, des mourants, des morts ; reste là qui voudra ; quant aux esprits délicats qui ne s’intéressent qu’aux véritables causes de la lutte, aux passions, aux intérêts qui l’ont suscitée, ils quittent le champ de bataille, ou s’endorment pendant la tuerie, sans beaucoup s’inquiéter de la méthode qui a présidé à cette tuerie, et si elle a commencé par le flanc ou par le centre, toutes connaissances agréées seulement de la très petite classe des stratégistes.

 

VIII. De la Pharsale, considérée comme ouvrage romain, opus romanum.

En résumé, Lucain n’a représenté dans son poème, ni l’homme sous ses traits généraux, ni les personnages d’une époque particulière, ni aucune passion universelle. Pour la philosophie, pour la science de l’homme, pour l’intelligence de ses passions, de ses intérêts, de ses penchants, la Pharsale est une œuvre morte ; il n’y a rien à y apprendre.

Pour l’étude générale de la révolution qui fut consommée dans les plaines de la Thessalie, à Alexandrie, à Munda ; pour l’intelligence particulière des intérêts qui soutinrent une lutte si désespérée, sur ces champs de bataille, contre le génie de la révolution nouvelle ; pour l’appréciation de ce grand fait, de ses causes intimes, de ses résultats, de l’influence des caractères sur les événements, la Pharsale est une œuvre inexacte, mensongère, souvent calomnieuse. Mais, hâtons-nous de le dire, tout cela fort innocemment. Il n’y a pas plus de mauvaise foi dans la Pharsale qu’il n’y en a dans les discours de rhétorique, où nos écoliers font le procès à un tyran.

Reste à examiner à quel titre la Pharsale peut être appelée un ouvrage romain, et si Lucain avait raison de se louer d’avoir donné le premier un poème national à sa patrie.

La Pharsale est un ouvrage romain, opus romanum, parce que le sujet et les personnages en sont romains, parce que les dieux de la Grèce en sont exclus, et que la fable n’en est pas religieuse, malgré quelque peu de merveilleux appartenant à la superstition plutôt qu’à la religion ; parce que c’est de l’histoire nationale mise en vers.

Lucain a exclu les dieux de la Grèce : il faut lui en savoir gré. Virgile et Ovide les avaient pris à Homère ; c’était déjà beaucoup. Ces dieux étaient usés, tout le monde en avait assez, si ce n’est Stace qui en eut toujours besoin pour donner des origines divines aux chevaux des eunuques de Domitien ou aux platanes de ses amis[12]. Mais qu’est-ce que Lucain a mis à leur place ? — La Fortune. — Belle découverte ! La Fortune, c’est la déesse qui dispense d’expliquer les événements ; c’est le Deus intersit[13] de tous ceux qui ne voient que l’extérieur des faits ; c’est la divinité banale qui rachète toutes les fautes et toutes les sottises des hommes, qui fait perdre et gagner les batailles, que Lucain affuble tour à tour de la cotte d’armes de Pompée ou de celle de César, du manteau décent de Cornélie ou de la molle et voluptueuse tunique de Cléopâtre ; c’est la courtisane abandonnée qui passe par les caresses de tous les soldats ; c’est le tronc de figuier d’Horace, dont on a fait un dieu, et sur lequel tous les corbeaux font leurs ordures.

Toutefois, cette Fortune se trouve souvent en concurrence avec les dieux. Les dieux et la Fortune paraissent tour à tour, selon le besoin de la mesure ; ce qui rend Lucain croyant ou fataliste, c’est le plus souvent la différence d’un dactyle à un spondée. Cependant la Fortune est le plus ordinairement en scène ; elle a à entendre plus d’apostrophes, et fait plus de besogne que les dieux.

La fable de la Pharsale n’est pas religieuse comme celle de Virgile : elle est superstitieuse. La nouveauté consiste à substituer à une cause imposante du moins par la grandeur des souvenirs, une cause capricieuse et nullement respectée. La création de la musicienne de Thessalie[14], qui rend des oracles sur un cadavre ressuscité, eût été tout au plus à sa place dans une action contemporaine de l’époque où vivait Lucain. Alors, il y avait déjà longtemps que la vieille religion romaine avait péri, et qu’on ne bâtissait plus de temples que pour donner à des castes privilégiées les bénéfices d’un culte sans croyances. Naturellement les esprits à qui le manque de religion est insupportable, se laissaient aller aux superstitions, et retenaient de l’ancien paganisme les dieux des tombeaux, les Lares, les Mânes, auxquels ils rendaient le culte de la peur. Mais au temps de César, la superstition n’était pas encore nécessaire, parce que la religion paraissait plutôt suspendue que détruite. Les changements politiques absorbaient tous les esprits. Les intérêts purement humains suppléaient toutes les croyances religieuses, parce qu’ils ne laissaient pas le temps d’y songer. Or, mettre une scène de magie à l’époque des guerres civiles, ressusciter les morts de César, c’était un anachronisme ; et la beauté de certains détails n’empêche pas que cet épisode ne soit ennuyeux.

Quant au choix d’un sujet tiré de l’histoire nationale, ne prouve-t-il pas plus de témérité que d’invention ?

La poésie épique est l’histoire des époques obscures et primitives. Là où manquent les monuments, là où l’humanité n’a laissé qu’un souvenir vague et lointain, un bruit qui n’est entendu que de certaines oreilles, la poésie s’avance, un flambeau à la main ; elle perce ce monde voilé de ténèbres ; elle ressuscite les générations ; elle relève les monuments, elle rebâtit les villes, elle fait refleurir les civilisations, elle rend ses origines à l’humanité, comme l’historien lui rend ses titres. Là, au contraire, où tout est connu, où les monuments abondent, où la génération qui vient de descendre dans la tombe a transmis de vive voix à la génération qui la remplace les faits dont elle a été témoin, la poésie n’a rien à faire. Son flambeau ne peut prévaloir contre l’authenticité des actes publics ; ses inventions ne peuvent que contredire les documents officiels, aux dépens de la vérité, ou les répéter aux dépens de l’idéal.

Rien n’est plus antipathique à l’art qu’un poème dont le sujet est l’histoire d’événements récents.

Quelque désintéressé que soit le lecteur, il a une opinion sur ces événements ; et pour appliquer cette remarque à la Pharsale, nous avons un avis sur le sujet ; nous avons des préférences et des répugnances ; nous avons notre héros ; et toute façon de nous présenter un si grand événement n’est pas sûre de nous plaire. Eh bien, c’est à des opinions arrêtées que se présente, sous la forme d’une profession de foi politique, la poésie, au lieu de s’adresser, comme la muse amie, à notre imagination et à notre cœur. Ce ne sont pas de pures jouissances d’art, de sentiment, d’harmonie, qu’elle nous offre, c’est un procès à débattre, c’est une querelle historique à vider. Elle va s’attaquer à des préventions, mettre en jeu notre amour-propre, l’amour-propre, celle de nos dispositions la plus antipathique à la poésie ! N’est-il pas vrai de dire que le poète qui se fait historien a entrepris quelque chose qui est tout à la fois au=dessous de l’histoire et de la poésie ?

Ce n’est pas seulement nos opinions qu’on s’est exposé à choquer. Quand nous lisons un récit historique, que ce récit soit en vers ou en prose, nous désirons avant tout d’arriver au dénouement par le plus court chemin possible ; nous voulons voir beaucoup de choses en peu de temps, ou plutôt ne voir que ce qu’il faut, et le voir en courant. Tout ce qui est digression, description, discours, nous fatigue. Les hors-d’œuvre ne se rachètent pas à nos yeux par le talent. L’impatience est plus vive, lorsque le dénouement est connu d’avance, comme dans le cas de la Pharsale ; nous sommes alors d’autant plus pressés que nous n’avons pas d’intérêt à attendre. Si cependant le poète a su découvrir des causes nouvelles ou éclaircir des causes obscures ; s’il démêle mieux l’intrigue qu’on ne l’a fait jusque-là ; s’il suspend avec art la catastrophe par des péripéties naturelles, alors nous nous prêtons volontiers à ces retards, et nous le suivons où il nous mène, recueillant, pour prix de notre patience, des trésors de philosophie et d’expérience, ou des plaisirs de curiosité d’autant plus vifs qu’ils sont moins attendus. Au contraire, si les digressions du poète sont de simples exercices de style, quelque intérêt que le philologue puisse trouver à ces exercices, nous nous impatientons de ces lenteurs, et nous ne tolérons pas qu’on nous tienne en suspens pour des tours de force de style. A cette disposition très peu bienveillante se joint naturellement l’idée que le poète ne s’est résigné à versifier une pâle traduction de l’histoire que par impuissance d’imaginer un sujet nouveau. C’est là l’impression que me fait la Pharsale.

Quand la poésie épique remplit son objet, qui est de pénétrer dans les origines de l’humanité, et de réveiller avec son souffle le monde enseveli des fables historiques et des histoires fabuleuses, tout nous y étant inconnu, nous nous abandonnons à elle, sans opinions faites à l’avance, ni parti pris. S’il lui plait de monter dans les cieux, nous y montons nous-mêmes sur ses ailes ; nous la suivons en aveugles, comme nous suivons nos songes, quittant avec elle le foyer des nations pour leurs champs de bataille, le peuple pour l’individu, l’humanité pour l’homme. Et même, s’il prend fantaisie au poète d’épuiser une idée qu’il aime et de s’enivrer de sa propre poésie, nous écoutons son hymne, l’hymne de la sibylle haletante, qui murmure encore des mots sacrés, après qu’elle a cessé de rendre des oracles. Vienne le dénouement quand il lui plaira ; notre illusion n’en a pas besoin. L’Iliade n’a pas de dénouement : c’est Virgile qui s’est chargé, mille ans après l’Iliade, du pieux devoir de nous le raconter dans une langue qui a retenu la simplicité et les couleurs de celle du maître. Homère sommeille quelquefois ; quel déplaisir trouvons-nous à sommeiller avec lui ? Son monde n’est-il pas comme un grand et beau rêve, coupé par quelques instants de sommeil obscur et sans pensées ?

Il n’a pas été donné à la poésie de Lucain d’exercer cet empire sur les âmes, parce qu’en s’assujettissant aux réalités de l’histoire, elle a rencontré chez ale lecteur l’impatience du dénouement. Cette impatience est douloureuse quand on lit la Pharsale. Rien ne la distrait ni ne l’adoucit ; et les digressions, loin de la calmer, l’irritent jusqu’à l’injustice. C’est qu’au tort d’être longues, ces digressions joignent celui de venir hors de propos. En voici deux exemples, dans une foule d’autres :

Le parti de César éprouve des échecs dans l’Adriatique et en Afrique. Curion, son lieutenant dans cette province, le fougueux tribun qui l’avait rejoint sur les rives du Rubicon, portant du côté de César la légalité représentée par le tribunat, Curion, entouré d’embûches, va périr victime de la trahison du roi Juba. Nous le savons, nous [nous y intéressons d’avance. Que fait Lucain ? La Libye lui rappelle la fable d’Antée étouffé par Hercule ; or, Curion est en Libye ; il faut donc rattacher Curion à la fable d’Antée. Le moyen n’est rien moins que recherché. Curion fait venir un homme du pays, qui lui raconte tout ce que lui, Curion, sait à merveille, pour peu qu’il ait suivi une classe de grammaire à Rome.

L’autre exemple est précieux. Savez-vous ce qui fait que César n’a pas terminé la guerre d’Alexandrie, quand le poème finit ou va finir ? C’est qu’il a perdu beaucoup de temps à écouter les systèmes qui avaient cours à l’époque de Lucain sur les sources du Nil.

Et cependant si Lucain a quelque originalité, s’il a secoué quelque part avec succès l’imitation grecque, s’il est en quelques endroits vraiment romain, c’est peut-être dans ces digressions. Le défaut d’opportunité et d’intérêt de ces digressions empêche d’en voir le mérite comme pièces de rapports et comme morceaux de style. Ce sont le plus souvent des descriptions. Le talent de décrire, particulièrement les objets matériels, est le plus grand titre poétique de Lucain, et c’est aussi le trait caractéristique des poètes latins de la décadence. Évidemment l’art de Virgile et d’Ovide a fait quelques acquisitions de bon aloi. Il faut les constater, sans en faire d’ailleurs la compensation avec les pertes, pour leur rendre toute justice.

 

IX. Analyse des livres III, VII et VIII de la Pharsale.

Une rapide analyse de trois livres de la Pharsale rendra plus sensible le jugement que je viens de porter sur la pensée première de ce poème, sur ses infidélités historiques ; elle préparera le lecteur aux réflexions que j’aurai à faire sur l’exécution. J’ai fait choix de trois livres intéressants, les plus intéressants peut-être de la Pharsale. Le sujet du premier, c’est César courant à Rome ; c’est ce fameux siège de Marseille par lequel commence la guerre civile. La bataille de Pharsale et la mort de Pompée sont racontées dans les deux autres. La matière est riche ; et en plus d’un endroit l’œuvre égale la matière.

La flotte de Pompée vogue vers l’Épire[15]. Tous les matelots ont les yeux tendus vers les rivages de la Grèce ; Pompée seul est tourné vers l’Italie, vers ses montagnes qui disparaissent, vers ses rives qu’il ne reverra plus. Le sommeil vient le surprendre au milieu de ces tristes images du départ. Sa première femme Julie lui apparaît en songe, et lui décrit les préparatifs qui se font aux enfers pour recevoir les victimes des guerres civiles. Elle a vu les Furies secouer leurs torches. Caron prépare d’innombrables barques : le Tartare s’élargit pour une plus ample moisson de coupables : les trois sœurs suffisent à peine à leur besogne ; elles sont fatiguées de trancher tant de vies. Julie rappelle à Pompée qu’en changeant de femme il a changé de fortune, et que ses triomphes ont cessé avec sa première épouse.

Il parait qu’on perd la mémoire aux enfers, car trois ans s’étaient écoulés depuis le dernier triomphe de Pompée, lorsqu’il épousa Julie. Il faut croire encore quel’  enfer rend peu tolérant ; car Julie traite de courtisane (pellex) Cornélie, devenue la femme de Pompée en légitimes noces, après deux ans de veuvage, et non, comme le dit Julie, sur les cendres encore tièdes de sa première épouse.

Que Cornélie, continue-t-elle, suive Pompée dans les dangers ; elle, Julie, se charge de l’occuper pendant les nuits et César pendant les jours. Elle le suivra sur tous les champs de bataille ; elle sera toujours là pour lui rappeler qu’il a été gendre de César. La guerre civile aura rendu Pompée à sa première épouse.

Je n’entends pas bien cette espèce de fureur de Julie contre Pompée. Pompée n’avait rien à se reprocher à son égard : elle morte, il se remarie ; vient ensuite la guerre civile qui le brouille avec un homme dont la mort de Julie l’avait déjà séparé. Ce sont choses fort naturelles. Le but de Lucain a été sans doute d’ajouter à l’intérêt qu’inspire Pompée, en le présentant comme poursuivi par tout le monde, même par les morts. Mais il est fâcheux qu’il n’ait pas trouvé d’autre moyen que de rendre Julie ridicule.

Pompée se rassure par ce singulier raisonnement : Si les ombres ne sentent plus rien après la mort, tout ce que je viens d’entendre est vain et n’est pas à craindre ; si elles sentent, je ne crains point la mort, car la mort n’est rien. Pendant ce temps-là, la flotte arrive en Épire, et entre dans le port de Dyrrachium.

César, voyant Pompée lui échapper, éprouve un vif chagrin. Il est désolé de n’avoir qu’à vaincre et point à combattre. — C’est toujours le point de vue faux de Lucain. César contrarié d’une victoire facile qui le débarrasse de la personne de Pompée en Italie, qui disperse sur les mers cette ombre de gouvernement dont la présence pouvait encore faire balancer quelques populations incertaines, qui enfin lui donne la facilité d’entrer sans coup férir dans Rome ! que c’est mal connaître César ! ou, si Lucain le connaissait, que c’est violer à plaisir la vérité et le bon sens, pour sacrifier une grande gloire à une idole abandonnée !

César n’ayant plus à vaincre, ne pense plus aux combats. Il s’occupe de pourvoir à la subsistance de Rome avant d’y entrer, certain qu’avec du blé on gagne les vaines amours du peuple, et on apaise ses colères. Il a chargé Curion d’envoyer des blés de Sicile. -- A l’occasion de la Sicile, Lucain décrit élégamment le détroit qui sépare la Sicile de l’Italie. Sa versification brille dans ces petits détails.

César s’approche de Rome avec l’olivier de la paix. Lucain s’écrie, à ce propos, que cette entrée eût été bien plus glorieuse s’il se fût agi de triompher des Gaules ou de la Grande-Bretagne. — Lucain ne sera pas contredit.

On ne vint point au-devant de César pour le féliciter ; on le vit arriver avec crainte et le cœur serré. Mais César aime mieux, dit Lucain, être, craint qu’être aimé. — C’est, comme je l’ai dit plus haut, le mot de Tibère gratuitement prêté à un homme trop indifférent à l’opinion du peuple pour penser à se dédommager, en lui faisant peur, de n’en être pas aimé.

Quand il aperçoit la ville du haut d’un rocher, il se demande pour quelle ville on combattra, si Rome est abandonnée. Puisque Rome, dit-il, avait pour chef un homme si peureux que Pompée, il est heureux qu’au lieu d’avoir eu pour ennemis des étrangers, et pour guerre une guerre avec les Barbares, cet ennemi soit César, et cette guerre une guerre civile. — Bien des pensées ont dû traverser l’esprit de César à l’aspect de cette Rome d’où Pompée avait fui ; mais je doute qu’il ait fait la réflexion naïve que lui prête Lucain.

Après ces paroles, il fait son entrée dans la ville épouvantée. Tout le monde s’attend à d’horribles dévastations, au pillage des maisons et des temples. Telle fut la mesure de la crainte publique : on pense que César voudra tout ce qu’il peut. — Belle pensée, et d’une concision admirable. Ce qui suit n’est pas moins vrai : — A peine a-t-on l’esprit assez libre pour haïr. En effet la haine suppose une certaine réflexion et surtout une certaine excitation que la terreur exclut.

Il manque à cette peinture d’être conforme à l’histoire. Sans doute, tout ce qui s’était sauvé de Rome devait avoir grand’peur de César : il y avait là des passions politiques profondément irritées, des intérêts blessés ou même anéantis ; mais ce qui restait dans Rome était indifférent sur l’événement qui devait remplacer l’ancien maître par un maître nouveau. Les horribles abus de pouvoir de Marius et de Sylla avaient ôté tout ressort à cette portion des citoyens qui formaient le fond même de la population de Rome. On en était arrivé à ce point qu’on tenait aux murailles instinctivement, aux temples, au nom de la métropole, et très peu au chef militaire que la fortune en rendait momentanément le maître ; on"avait cette sorte de foi vague, que les murs de Rome avaient la vertu de protéger ceux qui y restaient fidèles, et ce sentiment était vrai.

César assemble dans le temple d’Apollon la foule des sénateurs. Cette ombre de sénat, convoquée irrégulièrement, sans l’ordre des consuls, est prête à donner à César tout ce qu’il peut demander, le trône, ou l’or des temples, ou la tête des sénateurs qui ont suivi Pompée. César mit plus de pudeur à ordonner que Rome n’en eût mis à obéir.

La liberté trouva pourtant un homme qui osa parler son noble langage. César s’étant rendu au temple de Saturne pour s’emparer du trésor public, Metellus, tribun du peuple, s’élance devant les bataillons de César, se place entre eux et le temple ; sur quoi Lucain s’écrie, entre parenthèses : Est-il donc vrai que, seul, l’amour de l’or ne craint ni le fer ni la mort ? Les lois abandonnées périssent sans coup férir ; vous seules, ô richesses, vous les plus viles a de toutes choses, vous avez suscité un combat !

Il y a là malentendu. Si c’est l’or qui donne du courage à Metellus, c’est donc en proportion de son avarice qu’il est courageux ; il aime donc l’argent du trésor public, comme un avare aime celui de son coffre ! Si, comme il est plus vraisemblable, c’est une déclamation sur ce que l’or fait faire aux hommes, était-ce bien le lieu de s’y livrer à l’occasion de l’héroïque conduite d’un magistrat défendant de son corps la fortune publique ?

Discours de Metellus. Beaucoup d’emphase, et de la menace prise pour de la dignité. César n’entrera dans le temple qu’en passant sur le corps de Metellus. Qu’il se souvienne des exécrations prononcées par Atéius sur la tête de Crassus partant pour l’expédition où il périt. César est assez riche des dépouilles de la guerre, et ce n’est pas la pauvreté qui le pousse à dépouiller Rome. — César répond : Il ne souillera pas sa main du meurtre d’un Metellus ; Metellus n’est pas digne de la colère de César. Je préfère de beaucoup à ces choses hautaines le mot que l’histoire prête à César, parce qu’il est à la fois plein d’impatience et de dignité : Ignorez-vous donc, jeune homme, répondit vivement César, mettant la main sur la garde de son épée, que cela est plus aisé à dire qu’à faire ?

Metellus cède d’après les conseils de Cotta, autre tribun du peuple, espèce de personnage conciliant, dont Lucain fait un républicain résigné. Il faut céder à la fortune : les vaincus sont excusables quand il leur est impossible de rien refuser. Metellus se retire. Les césariens entrent dans le temple. Détail des trésors qui s’y trouvent. Lucain fait un inventaire peu impartial : des trésors qu’il énumère, beaucoup ne figuraient plus que pour mémoire dans les caisses de l’État. Pour faire de César un homme avide d’argent et un voleur, il suppose le trésor plus riche qu’il n’était, il remonte jusqu’aux temps de Fabricius, pour qu’il soit dit que César pille à la fois le présent et le passé. C’est une petite déloyauté politique fort habituelle à Lucain. Cette énumération faite, il s’écrie : Alors seulement pour la première fois, Rome fut plus pauvre que César.

Allusion aux dettes de César.

A cette énumération succède une autre énumération des troupes auxiliaires qui suivent les drapeaux de Pompée. C’est un mélange de géographie et de mythologie, celle-ci expliquant et souvent embrouillant celle-là. Çà et là des inexactitudes : il caractérise le Gange par cette circonstance unique, dit-il, que, seul de tous les fleuves, le Gange coule droit au-devant du soleil levant. Or, il est d’autres fleuves qui suivent cette direction : le Danube, dont parle quelquefois Lucain, ne coule-t-il pas, comme le Gange, du couchant au levant ? Beaucoup de commentateurs ont passé des jours et des nuits sur cette énumération qui embrasse l’Afrique et l’Asie et se compose de plus de cent vers. Grand nombre de détails en sont restés et en resteront à tout jamais inintelligibles.

Cependant César a quitté Rome pour passer dans la Gaule ultérieure. Marseille ose lui tenir tête et rester fidèle à une cause, non à la fortune..... Une députation est envoyée à César. Harangue des députés. Ils veulent bien seconder César dans une guerre étrangère, mais point dans une guerre civile. Si les dieux se faisaient la guerre entre eux ou la faisaient aux géants, personne, parmi les mortels, n’oserait encourager aucun parti de ses vœux ni de ses prières. Quand tout le monde se précipite de plein gré dans la guerre civile, il n’est pas nécessaire d’y pousser ceux qui ne veulent pas s’y mêler. Que César laisse ses troupes loin de Marseille et qu’il vienne seul, il sera bien reçu. Au reste, pourquoi ne va-t-il pas directement en Espagne ? Pourquoi se détourne-t-il pour attaquer une ville qui a toujours été malheureuse en guerre, et n’a de prix que pour sa fidélité ?

Raisons peu adroites, il en faut convenir. Ne m’attaquez pas, car j’ai toujours mal réussi dans toute guerre, car je n’ai d’autre mérite que d’être fidèle ; mais fidèle à qui ? Ce n’est pas à César, c’est donc à Pompée. — Cependant, si César les attaque, ils sauront bien résister et imiter au besoin les Sagontins, boire l’eau des puits si on leur coupe l’eau des rivières, et, si Cérès leur manque, manger d’une bouche souillée, des choses horribles à voir et infâmes à toucher. César ne s’émeut pas et exhorte ses troupes à se préparer à faire le siége de la ville. Il se compare au vent qui s’éteint faute de trouver de grandes forêts où il puisse exercer sa fureur. Dispositions pour le siége. Travaux gigantesques. César joint deux collines par une chaussée.

La résistance de la ville de Marseille s’explique plus naturellement par l’histoire que par le récit de Lucain. Marseille tenait tout bonnement pour Pompée. Ville de commerce et de finance, elle n’était point portée pour la révolution qui livrait Rome à César. Elle conservait sa fidélité à l’ancien gouvernement, qui s’était enfui en Épire à la suite de Pompée. Mais pour César c’était un port considérable où il lui importait de s’établir, afin de dominer un point important de la Méditerranée. Marseille était d’ailleurs son passage naturel de l’Italie en Espagne. Les députés de cette ville disaient qu’elle avait été malheureuse dans toutes ses expéditions : or, c’est le contraire qui était vrai, et César le savait bien ; Marseille avait subjugué et anis sous sa domination tout le littoral de la Gaule ultérieure ; Marseille ne se battait pas pour qu’il y eût un point du monde exempt du crime des guerres civiles, mais parce que la crainte de la guerre la forçait de guerroyer. Malheureuse Marseille, dit Florus[16], qui désirait la paix, et que la crainte de la guerre jeta dans la guerre !

César ordonne à ses soldats de couper des arbres dans une forêt voisine de Marseille, et consacrée aux dieux gaulois. Ses soldats hésitent, comme s’ils craignaient de commettre un sacrilége. César saisit lui-même une hache, et, la mettant au pied d’un chêne : Que personne de vous, dit-il aux siens,  n’hésite à suivre mon exemple ; je prends sur moi la responsabilité du crime. Les soldats obéissent, après avoir balancé la colère de César et celle des dieux. Les chênes, les ormes, les pins tombent sous les coups redoublés des soldats. Les peuples de la Gaule en gémissent ; mais la jeunesse de Marseille voit avec joie cette profanation du haut de ses murs, pensant que les dieux ne laisseront pas le sacrilège impuni. Les champs voisins sont dépouillés des voitures destinées au labourage, pour transporter cet immense abattis.

Toute cette scène est belle, animée ; le rôle de César y est grand. Il faut la lire dans l’original. Le style en est meilleur, parce que la pensée en est nette, et les circonstances claires. Lucain y fait preuve d’un grand talent d’écrire sauf dans quelques détails vagues et exagérés, où la langue redevient obscure et forcée.

César, ne pouvant s’accommoder des lenteurs d’un siége, laisse un de ses lieutenants devant Marseille, et part pour l’Espagne. Le siége continue. Construction de tours mobiles qui dominent les murs, et d’où les Romains lancent des traits sur les assiégés. Avantage des Marseillais, qui rendent à coups de balistes les traits que les Romains ne peuvent leur envoyer qu’à la main. Des traits de bel esprit à foison. Pour exprimer avec quelle force la baliste lance les traits, Lucain dit que le trait ne se contente pas de percer un seul homme pour se reposer ensuite ; mais que, s’ouvrant un chemin à travers les armes et les os, il fuit, laissant la mort (c’est-à-dire le cadavre) pour en aller chercher une autre. Il lui reste encore à courir après les blessures qu’il vient de faire. Les assiégeants, protégés par une épaisse tortue, essaient de battre en brèche les murailles et d’y faire une trouée ; mais des quartiers de rochers, précipités à bras du haut des murs, forcent les Romains à renoncer à ce genre d’attaque. La tortue est mise en pièces, et les soldats se dispersent.

Ensuite, on essaye d’un immense plancher, sous lequel les assiégeants font jouer le bélier contre les murs ; mais ce moyen n’ayant pas réussi, les Romains font encore retraite dans leur camp. Les Marseillais, enhardis par ce succès, tentent une sortie pendant la nuit, incendient le camp des Romains, et dispersent l’armée. Les Romains tentent la fortune sur mer. Une flotte, construite à la hâte et composée seulement de pièces jointes grossièrement ensemble, se réunit aux vaisseaux de Décimus Brutus, préteur, lequel était descendu par le Rhône jusqu’en vue de Marseille. Les Marseillais, de leur côté, mettent à la mer tout ce qu’ils ont d’embarcations, et même les vieilles carcasses de navires abandonnés. La bataille s’engage. La flotte romaine forme une demi-lune ; les gros vaisseaux aux deux extrémités du croissant, les vaisseaux faibles et les petites embarcations au centre. La galère prétorienne que monte Brutus a six rangs de rames, et domine par sa hauteur et ses ornements toute la flotte romaine.

Le signal est donné ; d’innombrables cris s’élèvent des deux côtés dans les airs et étouffent les éclats de la trompette. Les proues heurtent les proues, les galères marseillaises, agiles, bien gouvernée, avancent et reculent avec rapidité ; la galère romaine, lourde, pesante, immobile, permet aux soldats de combattre comme sur la terre ferme. — Très beaux détails ; excellente disposition ; morceau écrit avec largeur et clarté. — Brutus, du haut de la galère prétorienne, ordonne qu’on engage la guerre d’abordage, et qu’on harponne la flotte marseillaise, pour l’amener à portée de la main. Les galères marseillaises se prennent à ces énormes machines ; les rames des deux partis s’empêtrent : on se mêle. Un combat de pied ferme se livre sur la mer couverte et cachée. Chaque soldat est penché sur la galère ennemie, et personne ne meurt sur la sienne. Les vaisseaux ne peuvent se toucher à cause de l’encombrement de cadavres. Beaucoup de combattants, qui n’étaient que blessés, sont achevés par les débris des navires fracassés. - Plusieurs beaux traits, dans un beau langage ; quelques traits de bel esprit, comme celui-ci : Les javelots qui n’atteignaient personne commettaient leur meurtre au sein de la mer, et tout fer qui tombait sans atteindre un combattant, trouvait une blessure à faire au milieu des ondes.

Un soldat romain, nommé Catus, vient saisir l’enseigne sur une galère marseillaise ; il est transpercé par deux traits lancés de deux points opposés, en ligne directe. Le fer se rencontre au milieu de la poitrine, et le sang s’arrête, ne sachant par quelle blessure il doit s’échapper, jusqu’à ce qu’un large épanchement fît sortir en même temps les deux javelots, partageât l’âme, et répandît la mort par les deux blessures. Encore du bel esprit et de la pire sorte ; car pour faire une image, le poète matérialise la vie.

Lycidas est percé d’un harpon romain sur un vaisseau marseillais ; il allait tomber dans la mer, si ses compagnons ne l’eussent retenu. Tiré d’un côté par le harpon, et de l’autre par ses compagnons, il est déchiré en deux. Toute la partie inférieure du corps va d’un côté, la partie supérieure de l’autre. — Ce fait, déjà assez horrible dans sa simplicité, est une trop belle occasion de faire de l’esprit, pour que Lucain y manque : il décrit donc avec complaisance la mort du malheureux Romain. Tout cela est d’un joli à faire frémir. Après avoir dit que l’eau intercepte les conduits par où la vie circule dans les membres, il continue : Jamais la vie d’un mourant ne s’échappa par tant d’issues : la partie inférieure du corps, dépourvue de force vitale, périt la première ; mais à la partie où siége le poumon gonflé, où bouillonnent les entrailles, la mort hésita longtemps, et, après avoir beaucoup lutté avec cette moitié d’homme, à peine vint-elle à bout de tous les membres.

Les traits sont épuisés ; la fureur trouve des armes ; on se bat à coups de rames ; on arrache du flanc des morts les javelots, et on les lance tout sanglants sur de nouveaux ennemis.

. . . . . Spoliantque cadavera ferro.

A la guerre du fer succède la guerre par le feu. Placés entre deux genres de mort, l’incendie et le naufrage, on n’évite l’une qu’en se précipitant dans l’autre. Anecdote d’un plongeur marseillais exercé à retenir longtemps son haleine : il allait cherchait des ennemis flottant sur l’onde, les plongeait au fond de l’eau, puis revenait pour recommencer. A la fin, croyant la surface de la mer libre, il remonta ; mais sa tête se heurta contre un vaisseau, et il y périt.

Un soldat romain a les yeux crevés par une fronde baléare. Privé de la vue, il prie ses compagnons de l’employer comme une machine de guerre, et de le pourvoir de traits pour en accabler l’ennemi. Un de ces traits vient frapper au cœur un jeune homme de famille noble, nommé Argus. Son père, faible vieillard, se traîne jusqu’à lui, le voit près d’expirer, et tombe évanoui. Argus lève avec peine sa tête défaillante ; il ne prononce aucune parole, mais son visage muet semble demander les baisers de son père, et inviter sa main à lui fermer les yeux. Le père, revenu de son évanouissement, adresse de trop ingénieux adieux à son fils, se perce de son épée et se précipite dans la mer, ne voulant pas se confier à une seule mort, tant il est impatient de précéder son fils !

Cet épisode est touchant. Je n’y trouve à reprendre que la façon dont il est amené. En le rattachant, par le hasard d’un trait lancé, à celui de ce hardi Romain qui, privé de ses yeux, demande à être dirigé comme machine de guerre contre l’ennemi, Lucain les a gâtés tous les deux. Un poète de plus de goût les eût séparés et aurait donné une autre cause à la mort du jeune homme, laquelle n’est que l’occasion d’un incident beaucoup plus intéressant que cette mort elle-même.

Je ne puis mieux comparer les morceaux de ce genre qu’à certains tableaux ingénieux où le peintre, en outrant la situation qu’il a traitée, et en partageant l’intérêt entre plusieurs personnages, manque son effet, pour le vouloir rendre plus complet ou plus sûr. Vous connaissez le tableau de Bélisaire portant dans ses bras son jeune guide, qui vient d’être piqué par un serpent. Voyez par combien de circonstances le peintre, qui a montré là, plus d’esprit que de sentiment, cherche à aggraver le malheur de son héros. D’abord, le sujet en lui-même ; c’est Bélisaire plus malheureux que ne le fait l’histoire, c’est Bélisaire aveugle, qui ne sait plus où poser son pied, qui porte son guide mourant, qui bientôt portera un cadavre. Ensuite, le lieu de la scène ; c’est une montagne dont la descente parait difficile, raboteuse ; en pleine campagne, la marche de Bélisaire eût offert moins de dangers ; sur le penchant d’une montagne escarpée, chaque pas peut le précipiter. Enfin, le choix de l’accident qui le prive de son guide ; c’est un serpent, un hideux serpent, qui reste pendu à la jambe de l’enfant. Ce détail horrible a le double défaut de sentir la recherche, et de rendre moins intéressant Bélisaire, lequel, après tout, n’est pas si à plaindre que ce pauvre enfant blessé à mort par le reptile. Or, le tableau a été fait, j’imagine, pour que l’intérêt principal portât sur la personne de Bélisaire. Il en est de même dans le tableau de Lucain. A tout prendre, je m’intéresse. presque plus à ce brave Romain qui se fait placer en face de l’ennemi, et qui lance ses traits sans y voir, du côté du bruit, qu’à ce père qui se donne deux morts pour être plus sûr de ne pas survivre à son fils. On peut croire authentique la première anecdote ; la seconde, au contraire, parait être sortie de l’imagination de Lucain. C’est un père de fabrique : on le sent bien à certaines contorsions et exagérations de douleur qui ont été arrangées comme le serpent et la montagne du tableau de Bélisaire.

Cette très longue description[17] de la bataille navale livrée devant Marseille, se termine par la victoire des Romains. Je la trouve diffuse, trop spirituelle, et j’insiste beaucoup sur cette épithète qui est ici une critique. Mais il y a de grandes beautés, beaucoup d’imagination de style, et, dans les détails même les plus choquants, je ne sais quelle vivacité d’expressions et quelle fécondité de ressources, qui n’appartiennent qu’aux talents d’un ordre très élevé. Ce choix de morts singulières, et, qu’on me passe le mot, pittoresques, est imité d’Homère et de Virgile, lesquels, en plusieurs endroits, font mourir leurs guerriers de beaucoup de façons. Mais, dans cette diversité, ils ont grand soin de s’en tenir au possible et au vraisemblable, à la différence de Lucain, qui invente des blessures et des sortes de morts dont l’étrangeté dérouterait les chirurgiens d’armée et les anatomistes les plus experts. Ajoutez à cela qu’Homère et Virgile ne font pas de chaque blessure une anecdote, de chaque mort une longue histoire ; ils ont senti l’inconvénient de subdiviser l’intérêt épique à l’infini ; ce sont des traits vifs, rapides, qu’ils mêlent au récit principal, non jour en détourner l’attention, mais pour l’y attacher par la variété. C’est un art qui manque à Lucain.

Le livre VII s’ouvre comme le livre III, par un songe de Pompée. Il lui semble se voir, dans le grand théâtre qu’il avait fait bâtir à Rome, recevant les applaudissements d’une foule idolâtre. Mais ce songe ne le rassure point[18]. Pendant que le héros dort, Lucain recommande aux sentinelles de ne point faire de bruit autour de sa tente. Il souhaite à Rome le bonheur de voir Pompée en songe comme Pompée la voit lui-même. Le jour vient ; l’armée demande à grand bruit le combat ; les peuples étrangers se plaignent qu’on les retienne si longtemps éloignés de leur patrie. Vous le voulez, ô dieux ? s’écrie Lucain ; nous nous précipitons au-devant de notre ruine, et nous demandons le fer qui doit nous frapper. Pharsale est un vœu dans le camp de Pompée.

Lucain introduit là Cicéron, lequel ne se trouva point à Pharsale, étant retenu loin du camp par une maladie, probablement venue à propos. Il en fait un homme pressé de combattre, par la raison qu’il est impatient d’aller plaider au forum, ce qui est un motif ridicule. Ln outre, il lui prête un discours fanfaron et plein d’espérances de victoire, quoiqu’il soit constant due Cicéron n’avait aucune confiance en Pompée, qu’il le raillait et trouvait tous ses plans mauvais, et qu’il s’en expliquait même si haut et avec si peu de précaution qu’il eu était devenu suspect. Cette altération du caractère de Cicéron peut-elle se justifier par le besoin qu’avait Lucain de faire un discours, et de le mettre dans une bouche éloquente ? Quoi qu’il en soit, Pompée répond à ce discours par de très bonnes raisons ; car elles sont conformes à son caractère et à ce que tous les historiens racontent de sa situation d’esprit avant la bataille de Pharsale. Il était triste et peu confiant. On voulait le forcer à changer son plan, qui était de détruire César sans combattre. On voulait qu’il fît la guerre en courant, comme César, dont c’était le génie et le tempérament. Il avait amené César aux dernières extrémités, il l’avait diminué et abattu par, la famine ; fallait-il donc livrer à la fortune une guerre si bien commencée, et confier au glaive les destinées du monde ? Ils aiment mieux combattre César que de le vaincre.

La guerre ne sera ni la gloire ni la faute de Pompée.

Malgré ses répugnances et ses pressentiments, il consent à donner l’ordre qu’on se prépare au combat.

Tumulte dans le camp de Pompée. Tout le monde oublie son danger, frappé d’une crainte plus générale.

Les soldats se préparent néanmoins ; on aiguise les épées ; on garnit les carquois de flèches choisies. Présages dans le ciel et sur la terre. Les nuages viennent faire éclater la foudre jusque sous les yeux des soldats.

Iaque oculis hominum fregerunt fulmina aubes.

Qu’y a-t-il d’étonnant, s’écrie Lucain, dans un beau mouvement, que ces peuples, qui allaient voir leur dernier jour, fussent agités de craintes prophétiques, s’il a été donné à l’esprit de l’homme de pressentir l’avenir ? Le Romain qui habite Cadix, la ville fondée par les Phéniciens ; celui qui boit les eaux de l’Araxe en Arménie ; sous quelque climat qu’il respire, sous quelque soleil qu’il vive, est saisi d’une tristesse, dont il ignore la cause ; il se reproche cette peine d’esprit sans motif ; il ignore, hélas ! ce qu’il va perdre dans les champs de la Thessalie !

Le jour de la grande bataille fut si différent des autres jours, que s’il y avait eu sur tous les points du globe d’habiles augures, de tous les points du monde on aurait vu Pharsale.

Lucain fait, à ce sujet, une exclamation sur la grandeur de ces hommes dont la destinée occupe le ciel et la terre ; il promet à Pompée l’admiration de la postérité.

Pompée range son armée en bataille. Lucain, après avoir énuméré ses troupes, particulièrement les étrangères, fait une étrange exhortation à Pompée : Hâte-toi, lui dit-il, de faire couler le sang du monde, et de détruire tant de nations, afin d’enlever à César toutes les occasions de triomphes.

César, en voyant ces préparatifs de bataille au côté de l’armée ennemie, est saisi d’un remords. Il commence à accuser les guerres civiles, non d’être criminelles, mais d’être un crime trop l’eut ; sa rage de combattre s’alanguit. Mais cela ne dure qu’un moment. Le voilà, trois vers après, haranguant ses troupes : Le jour est enfin venu qui doit les rendre à leur patrie et leur donner des terres... Ce n’est pas pour lui que César combat, mais pour qu’ils soient libres. Quant à lui, il serait heureux de rentrer dans la vie privée. Pourvu, dit-il, que tout vous soit permis, je me soumets à tout.

Il y a un autre sens ; c’est celui-ci : il n’est rien que je refuse d’être ; c’est-à-dire, je veux être tout. Enfin Marmontel traduit ainsi les trois mots latins : je consens à n’être plus rien. Le second sens est une naïveté par trop maladroite. César pouvait-il dire à ses soldats : Vous allez vous battre pour me faire dictateur ? Je consens à être votre maître absolu, pour que vous fassiez ce que bon vous semblera ? Quant au premier, qui rentre dans celui de Marmontel, ce serait une hypocrisie indigne même du César que Lucain a substitué à celui de l’histoire.

César flatte ses soldats ; il se vante de connaître au vol d’un javelot la main qui l’a lancé ; il s’extasie sur l’air martial de son armée. Mais quel étrange langage lui prête Lucain ! Si ce sont bien vos traits farouches et vos yeux menaçants que je vois, vous avez vaincu. Il me semble voir des fleuves de sang, des rois foulés aux pieds, le corps du sénat dispersé, et les peuples nageant dans un immense carnage...

S’ils se laissent vaincre, le sort que Sylla réservait aux vaincus, les croix, les gibets, les égorgements, les attendent. Quant à lui, ceux qui prendront la fuite le verront, se percer de son épée. Il engage les siens à faire quartier aux fuyards, mais à n’épargner aucun combattant, fût-il leur père ou leur parent : dans ce cas-là, il faudrait les frapper au visage et les défigurer pour ne pas les reconnaître.

Qu’ils détruisent leur camp ; Pompée leur donnera le sien[19]. Enthousiasme des soldats.

Ces déclamations d’un furieux font lire avec délices, dans les Mémoires de César, la courte analyse du discours que ce grand homme tint à ses soldats. Il les harangua, dit-il, suivant la coutume militaire, et leur rappelant ce qu’il avait fait pour eux, en tout temps, il les prit à témoin de l’ardeur avec laquelle il avait constamment recherché la paix ; des conférences de Vatinius, de celles de Claudius avec Scipion, des négociations entamées à Oricum avec Libon pour l’envoi des députés. Il ajouta qu’il n’avait jamais voulu prodiguer le sang de ses soldats, ni priver la république de l’une de ses armées. — Ce discours fini, et les troupes, pleines d’ardeur, demandant le combat, il fit sonner la charge[20].

Dans la harangue de Lucain, César est .un brigand qui déshonore son armée par la rage de guerre civile dont il croit là voir transportée et par celle qu’il veut lui inspirer. Dans les Mémoires, César est un politique profond qui relève ses soldats à leurs propres yeux en leur ôtant la responsabilité de la guerre civile, et en se donnant lui-même comme un homme qui a tout épuisé pour l’éviter. Il a été provoqué ; il en prend à témoin ses soldats qu’il associe à sa cause et à ses démarches ; il n’attaque pas, il se défend. Son discours est doublement vrai, car il est l’expression de son habileté ou de sa grandeur d’âme, soit qu’il ait feint de vouloir la paix, avec le désir secret qu’elle échouât, soit qu’en effet un si grand cœur ne fit la guerre civile que malgré lui.

De son côté, Pompée harangue ses troupes ; il leur parle des lois, des dieux, de la patrie, du lit conjugal (thalamos) ; ce motif le touchait particulièrement. Il ne s’oublie point, selon ses habitudes de vanité : Les dieux ne sont point irrités contre Rome ni contre les peuples, puisqu’ils leur ont conservé Pompée pour chef.

Les grands hommes de l’ancienne ; Rome, seraient dans son camp ; s’ils n’étaient pas morts. Puis des railleries sur les forces de César. Nous sommes d’un côté le monde, de l’autre une poignée d’hommes ; des cris dissiperont cette armée ; César est trop peu pour nos coups. C’est après avoir représenté Pompée tout à l’heure incertain, tremblant, le cœur glacé (corde gelato), que Lucain lui fait débiter ces bravades. Et tout cela finit parla rhétorique des écoles de grammaire. Des tableaux de femmes en pleurs, de Rome échevelée, du présent et de l’avenir, joignant leurs prières pour les engager à se bien battre, eux qui sont le inonde, contre une poignée de rebelles. Lui-même, qui a nom Pompée, s’il ne se croyait pas tenu de respecter en sa personne la dignité du commandant de l’armée, il se jetterait à leurs pieds avec sa femme et ses enfants.

Ces paroles tristes, ajoute Lucain, échauffent l’armée ; — il y avait plutôt de quoi la décourager.

Après ces deux harangues, Lucain fait une longue amplification dont voici les trois idées principales :

1° Il remarque que si ce qui va périr à Pharsale était encore au monde, il y aurait eu de quoi repeupler toutes les villes désertes, remplir tous les champs de laboureurs, réparer tous les ravages que font, dans l’espèce humaine, la peste, la famine, les maladies, les tremblements de terre. La dépopulation a été telle que toute la matière des guerres civiles a disparu.

2° Après s’être plaint igue la liberté, ce qui était bien plus -rai, allait périr à Pharsale, et après avoir dit, en beaux vers, que cette liberté se retirerait de l’Italie, pour devenir le bien des hordes de la Scythie ou des sauvages de la Germanie, il trouve mauvais que Rome ait été libre jusque-là, et il blâme Brutus de l’avoir débarrassée de ses premiers tyrans. Et forçant cette pensée, il en arrive à vanter le bonheur des peuples gouvernés par le despotisme.

3° Enfin, dans une dernière digression, il gourmande Jupiter d’avoir gardé son tonnerre pendant qu’on s’égorgeait dans la Thessalie. Pourquoi la foudre qui frappe les hautes montagnes (et il en nomme plusieurs) a-t-elle ménagé César ? C’est donc Cassius qui fera le devoir de Jupiter ! Au reste, les dieux en seront bien punis, car les honneurs qui n’étaient réservés que pour eux, vont être rendus à de simples mortels.

J’insiste sur cette partie du livre, parce que ce sont de ces morceaux osa l’ou croit voir de belles pensées. Une analyse un peu sérieuse n’y trouve que de la déclamation.

Que signifie la première idée, par exemple ? Ne dirait-on pas que la dépopulation ait été si grande à Pharsale ? D’après l’estimation de César, il y eut quinze mille hommes tués du côté de Pompée, et vingt-quatre mille prisonniers ; quant à lui, il ne perdit que deux cents soldats environ et trente centurions. Admettons les exagérations de bulletin, admettons qu’il en ait trop dit pour Pompée et trop peu pour lui, toujours est-il qu’en retranchant d’une part, et en ajoutant de l’autre les différences probables, cela ne fait qu’une bataille meurtrière et non une dépopulation. Que penser alors de l’exagération de Lucain ? Quelle grandeur cherche-t-il dans ces images du monde entier livrant bataille à César ? Que dirions-nous donc des dépopulations de la campagne de Russie ?

Quant au raisonnement de Lucain concluant, de ce qu’on doit perdre un jour la liberté, qu’il vaut beaucoup mieux ne jamais avoir été libre, et s’extasiant sur le bonheur des peuples qui ont toujours été gouvernés par des tyrans, c’est de la politique des écoles de déclamation. Qu’une génération qui a commencé par la liberté, et qui finit par le despotisme, regrette amèrement le bien qu’elle a perdu, et qu’elle dise, dans son désespoir, qu’il eût mieux valu pour elle ne jamais en jouir, voilà un sentiment qui se conçoit ; mais qu’un écrivain, planant sur sept siècles de générations, et voyant dans cette longue période trente générations qui ont possédé la liberté et la gloire, contre deux ou trois qui ont perdu ces deux biens à la fois, s’écrie qu’il valait mieux, pour épargner à ces deux ou trois générations un désenchantement douloureux, que les trente autres eussent vécu en servitude, c’est une singulière maxime sous la plume d’un poète stoïcien. En tout cas, cette logique pouvait ne pas déplaire à la cour de Néron.

Enfin, quoi de plus puéril que ce Jupiter qui tonne sur les montagnes et ne tonne pas sur César, et qui va se trouver bien attrapé quand il verra les honneurs divins rendus à ces hommes que son tonnerre a épargnés ?

Combien je préfère à cette digression déclamatoire l’agréable fiction par laquelle Plutarque, avant de raconter la bataille de Pharsale, met sa propre pensée dans la bouche de quelques gens de bien, Grecs ou Romains, qui d’un lieu écarté d’oit ils voient les deux armées sur le point de s’ébranler, s’entretiennent de cette ambition fatale qui allait coûter à Rome tant de sang ! Nos sages remarquent avec tristesse combien la nature de l’homme est aveuglée et furieuse, quand la passion la possède. Puis, venant aux deux hommes dont l’opiniâtreté allait faire s’entr’égorger deux armées combattant sous les mêmes drapeaux, Que ne se sont-ils contentés, disent-ils, de gouverner en bon accord ce qu’ils avaient conquis ! Ou s’ils avaient si soif de victoires, pourquoi ne pas faire ensemble la guerre aux Parthes et aux Germains, voire aux Indes, on leurs noms ont pénétré plus avant que le nom même de Rome ! Ainsi devaient penser en effet les bons citoyens qui n’appartenaient à aucun parti. C’était un vœu d’honnêtes gens, vœu chimérique d’ailleurs, nomme celui que nos pères faisaient, au commencement de ce siècle, en voyant notre César s’enfoncer avec six cent mille Français dans les déserts glacés de la Russie ; comme celui que nous avons fait plus d’une fois en assistant dans nos assemblées libres aux luttes politiques des maîtres de la parole !

Avant d’en venir aux mains, les deux armées se contemplent dans un douloureux silence. Le père se trouve en présence du fils, le frère en présence du frère, sans qu’ils osent changer de place. Les bras prêts à lancer le javelot restent suspendus.... Appien et Dion ont pris à Lucain ces détails, qui sont faux et invraisemblables. Ils ont trouvé le tableau pittoresque, et l’ont copié, en retranchant les exagérations. César a dit que ses soldats demandaient la bataille, et qu’ils brûlaient d’en venir aux mains ; il est à la fois plus véridique et plus sincère. Les guerres civiles engendrent plus de haines et de plus fortes que les guerres étrangères. Le poète des guerres civiles ne devait pas ignorer cela. Le tableau de Lucain serait vrai d’une guerre- dans les rues de Nome entre deux partis qui se disputeraient un consulat à main armée. Mais, à Pharsale, il y avait l’Orient d’un côté et l’Occident de l’autre ; des races asiatiques contre des races gauloises, des soldats ayant fait la guerre en Germanie et d’autres qui avaient combattu les Parthes ; très peu de soldats de sang romain ; les dernières guerres avaient blanchi de leurs os les trois parties du monde. Ceux qui se trouvaient dans les deux camps avaient donc cent chances contre une de ne pas avoir affaire à des compatriotes, mille chances contre une de ne pas se trouver en face d’un père ou d’un parent. Voilà l’inconvénient de l’épopée historique ; on n’y est inventeur qu’aux dépens du vrai.

Crastinus, un vétéran de l’armée, de César, engage la bataille en se précipitant sur les Pompéiens[21]. Lucain fait une imprécation contre ce brave, et lui souhaite, non seulement la mort, c’est trop peu, mais le sentiment après la mort. Les trompettes sonnent la charge ; une immense clameur s’élève jusqu’aux cieux ; d’innombrables flèches volent des deux côtés. Quelques soldats, dit Lucain, dirigent leurs traits vers la terre, afin de conserver leurs mains pures ; ce qui est plus que douteux. Pompée ordonne aux siens de se tenir immobiles et serrés, et d’attendre de pied ferme le choc des Césariens[22]. La cavalerie de Pompée charge une des ailes de César ; elle est soutenue par des frondeurs et des archers auxiliaires. Sur le ciel s’étend un réseau de fer, et une nuit formée de javelots entremêlés est suspendue sur le champ de bataille.

César fait sortir tout à coup, des derrières de sa cavalerie, six cohortes qu’il y avait cachées, et qui, s’avançant obliquement, attaquent en flanc la cavalerie de Pompée, déjà rompue et débandée[23]. Les Pompéiens sont enfoncés. Les soldats de César pénètrent jusqu’au centre où était le général. Ici Lucain invite son esprit à laisser dans les ténèbres cette partie du champ de bataille, où les Romains sont aux prises avec les Romains, où s’entr’égorgèrent les frères et les parents. Son mouvement est beau : Que mes vers, dit-il, n’apprennent pas aux races futures jusqu’où peut aller la licence des guerres civiles. Ah ! plutôt périssent mes larmes, périssent mes plaintes ! Ce que tu fis dans cette journée, Rome, je le tairai. Mais le mérite de cette réserve est bien gâté par le mensonge du rôle qu’il prête à César. C’est là en effet qu’il en a tracé l’odieux portrait dont j’ai parlé plus haut, et qu’il le présente ivre de guerre civile, ne permettant à aucun des siens`de frapper d’une main molle ni d’un cœur hésitant ; un homme de sang, un furieux qui ne souffre pas qu’on soit son complice à demi.

Lucain voit dans la mêlée Brutus couvert d’un casque plébéien, et le glaive à la main. Il l’arrête, il l’engage à ne pas s’exposer dans cette mêlée, et à se réserver pour frapper César. C’est une inspiration de bon Pompéien. Ne faut-il pas que César vive et règne pour tomber sous les coups de Brutus ? Quel dommage pour la gloire de Brutus qu’il soit à peu près avéré que César, avant la bataille, recommanda à ses officiers de se bien garder de tuer Brutus, et, s’il se rendait volontairement, dé le lui amener ; s’il se défendait pour n’être point pris, qu’on le laissât aller sans lui faire la moindre violence ? Quel dommage qu’ayant à choisir entre César qui l’aimait et qui lui avait sauvé la vie, et Pompée qui avait fait mourir son père, son austère vertu l’ait réduit à préférer Pompée !

Domitius. Ænobarbus, le même qui avait laissé prendre Corfinium[24], meurt d’une belle et dramatique manière. César, le voyant se débattre contre-la mort, se met à le railler. Domitius lui répond d’une voix mourante qu’il payera cher le mal qu’il a fait à, Pompée et à ses amis. — Tout est faux dans cette mort. Voici la vérité : Domitius, vers la fin de la bataille, se sauva du camp sur une colline ; il y fut poursuivi et tué par les cavaliers de César. L’inexactitude de Lucain est d’autant plus fâcheuse ici, que, pour faire mourir l’ancêtre de Néron à la manière d’un héros de Plutarque, il prête de lâches propos à César. Il calomnie un grand homme, pour faire sa cour à un tyran.

Ce n’est pas le moment, remarque Lucain, d’entrer dans le détail des morts particulières, comme au combat naval de Marseille ; ce qui ne l’empêche pas de décrire les diverses façons dont les soldats- périrent à Pharsale. Il y a là de beaux vers : Pharsale n’eut pas les mêmes conséquences que les autres défaites romaines ; ce qui était la mort de soldats dans ces défaites, dans celle-ci fut la mort d’une nation.

Pompée, se voyant trahi par les dieux et par la fortune, se retire dans son camp ; mais il ne veut point entraîner toute son armée dans son malheur après une prière aux dieux, qu’il se résout, dit Lucain, à croire encore dignes d’entendre ses vœux, il fait sonner la retraite, se jette sur un cheval rapide, et sort du camp, ne craignant point les traits qu’on pouvait lui lancer par derrière, et portant un immense courage pour les dernières épreuves de sa destinée.

Lucain donne à Pompée fugitif d’assez singulières consolations. Dans une apostrophe emphatique, il lui dit, entre autres choses : Puisque c’est après ton départ qu’ont eu lieu les plus grands désastres de la bataille de Pharsale, tu peux prendre les dieux à témoin que ce n’est point pour toi, mais pour la liberté, que tes soldats ont continué à se battre, que tu n’étais pour rien là-dedans ; que tu es aussi innocent des exterminations de la bataille de Pharsale que des autres combats qui suivirent ta mort ; que les deux seuls rivaux qui vont se disputer l’empire, c’est la liberté et César. Singulière justification ! Parce que Pompée abandonna son armée et s’enfuit avant le massacre, le voilà réhabilité de la défaite de Pharsale ! Sont-ce là des raisons d’homme ou d’adolescent qui n’a pas encore coupé sa première barbe[25] ?

Pendant que dure cette apostrophe, César se rend maître du camp des Pompéiens. Pillage de ce camp. Les soldats passent la nuit sur des lits qui avaient été dressés pour des rois, ce qui irrite Lucain contre ces braves gens qui, depuis si longtemps, n’avaient eu que la terre pour lit[26]. En dormant ils sont tourmentés par les ombres de ceux qu’ils ont tués : l’un voit son sommeil troublé par le cadavre de ses frères ; dans la poitrine de celui-ci est un père ; dans Cé-« sar sont tous les mânes à la fois.

Comparaison de César avec Oreste, Penthée et Agavé. Lucain le bourre de remords, le fait flageller par tous les monstres des enfers, lui met dans le cœur à la fois le Tartare, le Styx, tous les mânes ; et ce même César contemple le lendemain, d’un œil joyeux, avec la conscience légère les monceaux de morts qui égalent la hauteur des collines.

Brébeuf, qu’on a rendu responsable de ce fameux vers,

De morts et de mourans cent montagnes plaintives,

n’a été qu’un traducteur fidèle.

César défend que les cadavres soient brûlés : ceux-ci s’en vengent en lui envoyant la peste. Déclamation sur les cadavres et les bûchers, avec d’assez beaux vers. L’odeur des morts attire tous les animaux voraces. : les loups, les lions, les ours, les chiens, les grues, les vautours, je n’en omets aucun. Des lions en Thessalie, et des grues s’abattant sur les cadavres, c’est de l’histoire naturelle un peu libre. Tout ce qu’il y a d’oiseaux dans l’air et dans les bois accourt, les ailes déployées ; mais le festin est trop grand pour le nombre des convives ; ils ne peuvent que goûter un peu de tous les cadavres : il faut que le soleil, les nuages et le temps viennent les aider. à faire disparaître cet immense abattis d’hommes.

Le livre se termine par une apostrophe à la Thessalie ; les hyperboles n’en peuvent point passer dans une analyse. Si j’ai vu clair dans ces obscurités pompeuses, la Thessalie aurait à elle seule consumé plus de cadavres qu’il n’existe dans tout le monde romain de tombes ou d’urnes brisées. Et sans doute, ses champs auraient été désertés, ses rivages n’auraient plus vu de nautoniers, ni ses buissons de troupeaux, si de même qu’elle a été le premier théâtre d’une guerre impie, elle en eût été le seul ! Mais comment maudire la Thessalie ? Le monde tout entier est à maudire ou à absoudre.

Quid totum premitis, quid totum absolvitis orbem ?

dit Lucain aux dieux ; ce qui signifie : Donnez-nous quelque contrée à haïr, et non tout l’univers.

Pompée[27], après avoir quitté Larisse, s’enfuit dans la direction de la mer. Lui qui n’avait pas peur, il n’y a qu’un moment, des traits qu’on pouvait lui lancer par derrière, a maintenant peur du bruit des feuilles ; il a peur des amis qui viennent se joindre à son escorte ; il a presque peur de son ombre. Chemin faisant, il rencontre des gens qui venaient à Pharsale pour se ranger sous ses drapeaux ; il est obligé de leur apprendre lui-même sa défaite. Lucain l’en plaint amèrement. La fortune, s’écrie-t-il, punit cruellement de sa longue faveur l’infortuné Pompée ; elle charge son adversité de tout le poids de sa grande renommée.

La fortune mesure la grandeur des revers à celle des succès. Une vie trop longue détruit les grandes âmes ; il leur est funeste de survivre à leur puissance.

Arrivé à l’embouchure du Pénée, Pompée s’embarque dans un bateau de pêcheur, et fait voile vers Lesbos. Cornélie l’attendait, triste, et accablée de pressentiments. Selon Plutarque, elle était encore toute joyeuse des dernières nouvelles de Dyrrachium, et elle s’attendait à apprendre la fuite et le désastre de César. Lucain a mieux aimé nous la montrer saisie d’une irréparable tristesse. Il n’a pas vu quels effets touchants il pouvait tirer de ce contraste des espérances de Cornélie pensant revoir son époux vainqueur, et de son désespoir en le voyant vaincu et fugitif. A l’aspect de Pompée pâle et défiguré, cachant son visage dans sa blonde chevelure.

Cornélie tombe à la renverse. Ses femmes essayent vainement de la relever. Pompée la prend dans ses bras et tâche de la consoler ; elle doit l’aimer pour lui et non pour sa fortune ; Cornélie répond en se maudissant d’avoir fait le malheur de Pompée. Elle pousse l’exaltation jusqu’à implorer l’ombre de Julie, la fille de César, pour son ancien époux, et elle se flétrit elle-même du nom de concubine. Pompée la presse sur son cœur, et pleure ; ce .qui ne lui était pas arrivé à Pharsale.

Les Lesbiens viennent offrir à Pompée l’hospitalité. Il les remercie avec affabilité ; il fait le vœu que tous les peuples leur ressemblent, et s’embarque avec sa femme. Les Lesbiens le saluent par des cris douloureux ; les Lesbiennes, surtout, font de déchirants adieux à Cornélie, qu’elles ont toujours vue si triste, même avant que la fortune se fût décidée pour César. Durant la navigation, Pompée, qui ne pouvait dormir, s’entretient avec le pilote, et lui demande des renseignements sur l’astronomie nautique, ce qui donne à Lucain l’occasion précieuse d’étaler le peu qu’il en sait. Le pilote dirige son navire le long des rivages de l’Asie. Pompée est rejoint par un de ses fils et par Déjotarus, le roi des Galates, qu’il envoie soulever les peuples de l’Orient contre César. Déjotarus, quittant ses habits royaux, part pour l’Orient, sous le costume d’un esclave, ce qui inspire à Lucain ces deux vers qui figureraient très bien dans une pastorale : Dans la mauvaise fortune, il peut être prudent pour un roi de prendre le costume d’un pauvre. Mais combien la vie d’un véritable pauvre est plus sûre que celle des maîtres du monde !

Pompée débarque sur les côtes de la Cilicie, dans une petite ville du pays ; là il tient conseil avec quelques sénateurs, compagnons de sa fuite. Il déclare sa résolution de tenter encore la fortune : toutes ses ressources n’ont pas péri à Pharsale ; il a encore des flottes ; il a sa renommée et l’amour du monde. Mais les provinces romaines étant au pouvoir de l’ennemi, dans quel royaume étranger doit-il se rendre ? Il a, quant à lui, de la répugnance pour l’Afrique ; l’âge du roi d’Égypte en fait un allié suspect. Juba, enflé de ses derniers succès, n’est guère plus sûr ; la perfidie carthaginoise coule dans ses veines avec le sang d’Annibal. Pompée opine pour les Parthes, dont il décrit avec beaucoup d’inopportunité et d’esprit la manière de combattre. S’il échoue dans ses nouveaux efforts, eh bien ! il ira se cacher au fond de l’univers. Mourant dans un monde étranger, dit-il, j’aurai une grande consolation à penser que mes restes n’auront à souffrir ni de la cruauté de mon beau-père, ni de sa pitié.

Son avis est qu’il faut s’allier aux Parthes. Si César est vainqueur, il n’aura triomphé de Pompée qu’en vengeant Crassus.

Cette opinion excite des murmures dans la petite assemblée. Le consul Lentulus s’en fait l’organe ; il réfute l’avis de Pompée. Quoi donc ! tout est-il fini à Pharsale ? La fortune ne laisse-t-elle à Pompée que les pieds des Parthes ?

A quoi bon publier qu’on se bat pour la cause de la liberté, si Pompée se fait l’esclave des peuples étrangers ? Le Parthe, qui n’entend pas la langue latine, exigera que Pompée l’implore par des larmes.

Faut-il donc qu’on le voie conduisant contre Rome des hordes sauvages, et suivant les étendards qui ont été pris sur Crassus ? D’ailleurs, qu’est-ce que le courage des Parthes ? — Lentulus fait ici la contrepartie de la description de Pompée en vers tout aussi spirituels et tout aussi peu opportuns. — Le consul continue : Pompée, pour obtenir des secours si précaires, doit-il donc risquer de périra assassiné, et de n’avoir qu’un misérable tombeau ? Sans doute, pour un homme de cœur, mourir n’est rien ; mais Cornélie, la belle Cornélie .n’aura pas même l’avantage de mourir. Un Parthe la mettra dans son lit, et en fera sa concubine préférée ; la lubricité du barbare sera excitée par la possession d’une femme qui aura été l’épouse de deux hommes illustres. — Lentulus, pouvait s’en tenir là. L’argument était concluant pour Pompée. N’osant pas s’avouer à lui-même que sa tendresse pour sa femme était son mobile déterminant, Pompée devait être charmé que Lentulus lui reprochât de ne pas assez songera Cornélie. Plutarque, quoique très partial pour lui, insinue que ce fut la seule raison qui le détourna de passer l’Euphrate. — Lentulus poursuit : Quel crime fera plus d’ennemis à César et à Pompée que d’avoir laissé la mort de Crassus sans vengeance ? Rome devait rassembler toutes ses forces et dégarnir ses frontières du Rhin pour accabler les Parthes. La seule nation de qui Lentulus se réjouirait de voir César triompher, ce sont les Parthes. Que Pompée se représente l’ombre de Crassus lui reprochant d’être venu tendre la main à des barbares, qui ne lui ont pas même accordé un tombeau. Qu’il songe aux ossements d’une armée romaine blanchissant les rives du Tigre. Autant vaut retourner en Thessalie offrir sa soumission à César.

C’est en Égypte qu’il faut aller. Les vivres y abondent ; le Nil pourvoit à tout. Quant à Ptolémée, on peut compter sur lui : la foi d’un enfant est plus sûre que l’amitié des vieilles cours.

Lentulus l’emporte sur Pompée. On met à la voile pour l’Égypte. Pompée se dirige vers Alexandrie. On tient conseil à la cour du jeune Ptolémée. Un certain Achoreus, personnage imaginaire ; honnête homme, est d’avis qu’on donne l’hospitalité à Pompée, en reconnaissance de ses bons offices envers le père du roi. Pothin, celui que Corneille appelle Photin, opine pour qu’on mette à mort Pompée[28]. Le droit et l’équité, dit-il, font beaucoup de coupables. La fidélité qui veut soutenir ceux que la fortune a’ abandonnés, en est toujours punie[29].

Faites cause commune, Ptolémée, avec les destins et les dieux[30].

Caressez les heureux qu’ils font ; fuyez les malheureux[31].

La force des empires périt du jour où l’on y tient compte de la justice[32].

Quand on rougit d’être cruel, on a toujours à craindre[33].

Tout ce qui dans cette guerre n’aura pas été à Pompée, ne sera pas au vainqueur[34].

Pompée ne fuit pas seulement son beau-père ; il fuit les regards du sénat, dont une grande partie sert de pâture aux vautours de la Thessalie[35].

Chassé de tout l’univers, depuis qu’il a perdu toute confiance, il cherche un peuple avec qui tomber[36].

Il vient tenter notre pays qu’il n’a pas encore perdu[37].

Ce glaive, que les destins m’ordonnent de tirer, je l’ai préparé, non pour toi, Pompée, mais pour le vaincu. Je te frapperai ; j’aurais mieux aimé frapper César[38].

Et toi, Ptolémée, peux-tu soutenir le faix de la ruine de Pompée, sous laquelle Rome succombe ?[39]

Pothin l’emporte dans le conseil. Achillas est choisi pour consommer le crime.

Achillas, monté sur une petite barque, va au-devant du navire avec quelques complices. Apostrophe violente de Lucain contre le roi Ptolémée, qui n’était, après tout, qu’un enfant, jouet de ses précepteurs et de ses courtisans. Lucain le traite comme un scélérat dans l’âge mûr, ou un assassin consommé. Il ne manquait pas de présages pour avertir Pompée de ne point quitter son vaisseau. Cette barque, venant seule, sans pompe, au-devant d’un homme comme lui, devait rendre suspectes les intentions de la cour égyptienne. Mais Pompée, négligeant ces présages, descend du navire dans la barque, préférant, dit Lucain, la mort à la crainte.

. . . . Lethumque juvat præferre timori.

— Il pouvait très bien n’être pas placé entre ces deux alternatives ; car ce n’est pas craindre que de prendre des précautions, surtout quand on est Pompée et qu’on est chargé de toute la fortune d’un parti. — Cornélie veut le détourner de partir, ou, s’il s’en va, le suivre. Pompée lui ordonne assez rudement de rester ; Cornélie insiste ; Pompée n’écoute rien ; la barque gagne le rivage. Les compagnons du héros ne craignent pas que Ptolémée soit perfide, mais que Pompée s’abaisse jusqu’à supplier un roi qui lui doit son trône.

— Il parait que les compagnons de Pompée n’avaient pas de leur chef une aussi bonne opinion que Lucain. Mais est-ce au panégyriste de Pompée à le dire ?

Pompée est salué par un Romain au service de l’Égypte, Septimius, qui avait fait la guerre sous lui, en qualité de tribun, dans l’expédition contre les pirates. Portrait de ce Septimius. — Du moins l’exagération se comprend mieux contre un traître qui va assassiner froidement son ancien chef, que contre ce petit roi imbécile qui croit obéir à son précepteur Pothin, mais ne point faire un acte de politique en lui abandonnant la tête de Pompée. — Celui-ci, voyant les épées briller, se voile le visage sans faire entendre une plainte ; il ne voulait point gâter par des larmes sa belle renommée. Pendant qu’on le perçait de coups, il resta muet et immobile ; seulement Lucain lui fait tenir en lui-même un discours de quatorze vers, dans lesquels Pompée s’encourage à. bien mourir, et se persuade, à force de sophismes, qu’il est frappé, non par un enfant, mais par César. Ce discours est ridicule ; Pompée y parle en fanfaron ; au lieu de s’en fier à l’impression que produira sa mort ; il nous recommande l’admiration et nous en dicte, pour ainsi dire, le programme.

Cornélie, qui voit de loin l’assassinat de son mari, exhale sa douleur en lamentations ; elle veut se donner la mort, ou plutôt elle demandé aux matelots qu’on la laisse se précipiter du haut du pont dans la mer. Après son discours, qui est fort long, elle tombe évanouie. Le vaisseau s’enfuit à toutes voiles. Septimius détache du tronc la tête de Pompée, par une horrible opération d’anatomie que Lucain décrit avec minutie : L’art n’existait pas encore de faire tomber une tête d’un seul coup de glaive[40].

Imprécation contre Septimius. Il fiche au bout d’une lance cette tête qui faisait la guerre et la paix[41].

Ptolémée, pour donner à César un gage non suspect de sa foi, ordonne qu’on retire la cervelle de la tête de Pompée, et qu’on y fasse couler ce que Lucain appelle du poison, voulant dire apparemment des aromates.

Cet embaumement impie attire à Ptolémée une imprécation. Lucain lui reproche d’avoir des tombeaux magnifiques et des mausolées pour ses ancêtres, tandis que le corps de Pompée gît sans sépulture sur les rivages égyptiens.

L’emploi des apostrophes, soit bienveillantes, soit malveillantes, des allocutions, des imprécations, est très fréquent dans Lucain. C’est de l’enthousiasme dont la répétition détruit l’effet. L’apostrophe est la figure de choix des écoliers. Voilà, à quelques vers de distance, deux imprécations, l’une contre Septimius, l’autre contre Ptolémée. Il y avait eu, avant cela, une ou deux apostrophes à Pompée, et une ou deux imprécations contre Septimius ; ce ne seront pas les dernières.

Toutefois, avant que le vainqueur ait touché les rivages de l’Égypte, la Fortune prépare à Pompée une furtive sépulture, de peur qu’il ne soit privé d’un tombeau, ou qu’il n’en ait un plus digne de lui.

Ante tamen Pharias victor quam tangat arenas,

Pompeio raptim tumulum Fortuna paravit,

Ne jaceat nullo, vel ne meliore sepulcro.

Un certain Cordus, ancien questeur de Pompée, et compagnon de sa fuite, (comment se trouvait-il sur le rivage égyptien ?) sort de sa retraite (e latebris) pendant la nuit, descend vers le rivage, et, à la pâle clarté de la lune, il voit sur les flots blanchissants un cadavre livide. Longtemps il dispute à la mer cette dépouille sacrée. Enfin, succombant sous un fardeau si lourd, il attend la vague, et, avec son aide, il pousse le cadavre vers la grève. Là se jetant sur Pompée, il baigne de larmes toutes ses plaies ; puis il s’adresse aux dieux, aux astres cachés sous la nue, à la Fortune, comme s’il ne savait pas à qui appartient la puissance d’exaucer la prière. Ce n’est pas une orgueilleuse sépulture qu’il demande pour Pompée, ni les parfums de l’orient, ni les épaules des grands de Rome pour le porter, comme un père, à son tombeau ; ni une armée en deuil pour entourer son bûcher, la lance baissée. Que Pompée ne soit pas privé des funérailles plébéiennes ; que son corps soit consumé par une flamme sans parfum ; mais qu’un peu cde bois ne manque pas pour son bûcher, ni une main pour y mettre le feu.

Après cette prière, il va ramasser les restes d’un feu qui consumait, dans un coin du rivage, le cadavre de quelque obscur mortel près duquel ne veillait pas un ami :

Corpus vile suis, nullo custode...

Mais il est pris de quelque scrupule, et il tâche de se faire pardonner sa profanation par le mort. S’il reste encore quelque sentiment après la mort, lui dit-il, tu céderas ce lit funèbre à Pompée et tu souffriras cette atteinte à ta sépulture. Tandis que les mânes de Pompée sont errants, tu rougirais d’avoir un bûcher.

Alors il emporte le feu dans le pan de sa robe, sinus, ayant pris sans doute la précaution, comme le remarque naïvement un commentateur, de mettre d’abord une couche de sable, pour empêcher que la robe ne s’enflamme. Il creuse un trou peu profond, y place les débris d’un navire échoué, étend le corps en travers du trou, et allume ce triste bûcher.

Quand la flamme s’élance, Cordus fait une nouvelle invocation. On s’y attendait. Il demande pardon à Pompée de lui élever un si chétif bûcher, et il annonce qu’il gardera les cendres pour les remettre à Cornélie, et qu’il laissera sur le rivage une pierre funéraire, avec le nom de Pompée, afin qu’on puisse quelque jour rendre la tête au tronc. Cordus souffle le feu et l’excite de toutes ses forces. Ici des détails d’une crudité révoltante. Pompée dégoutte lentement sur les charbons, et entretient le bûcher avec sa graisse.

Mais le jour vient, et Cordus, interrompant les funérailles, cherche dans sa terreur une retraite sur le rivage. Encore latebras. Pourquoi ne regagne-t-il pas celle où il s’était tenu caché ? Qui le fait fuir ? Qui le décide à revenir au rivage ? Lucain aurait bien dû nous donner les raisons de ses mouvements. La chose en valait la peine. L’exactitude des détails eût ajouté à l’effet du récit.

Au lieu de cela, Lucain s’emporte contre Cordus, parce qu’il ne reste pas là ; il le traite d’insensé, demens ; il veut qu’il aille avouer ces funérailles, et réclamer la tête de Pompée. Cependant Cordus revient ; il met en terre ce que le feu n’a pas consumé ; il recouvre le tout d’une pierre sur laquelle il écrit : Ici repose Pompée. Là-dessus, Lucain s’emporte de nouveau. Pourquoi Cordus se permet-il d’emprisonner les mânes errants du grand Pompée ? Qu’il enfouisse plutôt cette pierre pleine du crime des dieux !

Ne vaut-il pas mieux qu’on dise dans l’univers que toute l’Égypte lui sert de tombeau, comme on le dit de l’OEta pour Hercule, et du Nysa pour Bacchus ? Si ton nom n’est gravé sur aucune tombe, ô Pompée, les peuples errants n’oseront fouler les sables du Nil, de peur de profaner tes cendres.

Cependant, ajoute Lucain dans une dernière apostrophe à Cordus, si tu crois qu’une humble pierre soit digne de porter un si grand nom, que n’y graves-tu l’histoire des campagnes et de la gloire de Pompée ? Lucain fournit ici l’épitaphe : c’est un poétique résumé de l’histoire de son héros. Mais ces souvenirs qu’il évoque l’irritent encore contre ce misérable tombeau, où l’on ne peut lire qu’en se baissant jusqu’à terre, ce nom que Rome avait coutume de lire au fronton des temps, et sur les arcs de triomphe construits avec les dépouilles des nations. Quelques vers plus bas, apostrophant Pompée à son tour, voilà qu’il relève ce même tombeau qu’il méprisait tout à l’heure. Pompée, enseveli dans l’or et le marbre, Pompée, dans l’enceinte sacrée d’un temple, serait moins grand que sous cette misérable pierre où l’étranger ne pourra lire son nom en se tenant debout.

Le premier mouvement de Lucain, qui est plein de son héros, qui dans tout le cours de ce livre a épuisé toutes les formules d’admiration, qui va se séparer de lui pour toujours, c’est d’être étonné que la terre entière ne soit pas aussi exaltée que lui pour Pompée, c’est qu’on ne lui ait pas bâti des temples, c’est que Rome n’aille pas tout entière en pèlerinage sur les rives du Nil pour y chercher ses restes, et pour leur faire d’immenses funérailles. Qu’on lui donne cette commission, à lui[42], il ira, pieux voyageur, reprendre à l’Égypte ces reliques précieuses ; il les emportera dans son sein ; il les rendra à son ingrate patrie. Lucain s’indigne que cet homme, qui vient de lui inspirer de beaux vers, et qui emplit sa tête de tant de mouvements et d’images, soit mis, comme un mort vulgaire, sous un peu de sable recouvert d’une pierre. Il a peur qu’on ne trouve pas Pompée assez grand, si son tombeau est si mesquin. Il se soulève à l’idée qu’on pourrait, en voyant la petitesse de la sépulture, se méprendre sur la grandeur du mort, et mesurer sa gloire à la largeur de sa tombe. Ce premier mouvement est personnel au poète ; on y sent l’enflure espagnole. Cette passion pour le grandiose est de famille.

Le second mouvement est d’un adepte du stoïcisme. Lucain ne s’aperçoit pas de la contradiction où il tombe ; il était de bonne foi en s’indignant contre le chétif tombeau que la Fortune élève à Pompée par des mains obscures et inconnues ; il est encore de bonne foi en trouvant que la gloire du héros est rehaussée par l’indignité de ses funérailles. Esprit impétueux, peu arrêté, n’ayant que des impressions, mais point d’opinions, tenant pour vrai tout ce qui prête au style, allant souvent dès mots aux choses, se laissant mener par le bruit de ses vers, Lucain passe d’une idée à l’idée contraire, pour peu qu’il y soit attiré par quelque lieu commun de poésie. Les idées ne sont pour lui que ces lambeaux de pourpre dont parle Horace, qui l’avait deviné. Il va tour à tour à toutes celles qui lui promettent des images et des sons.

Le chant VIII se termine par deux imprécations, l’une contre l’Égypte, à laquelle notre poète souhaite, entre autres choses, que le Nil cesse de l’arroser et de la féconder ; l’autre contre la Rome de son temps, qu’il accuse de délaisser les cendres d’un de ses plus grands citoyens sur un rivage étranger, quand il serait si beau de lui élever un temple où les populations viendraient adorer Pompée, et invoqueraient sa protection contre les stérilités, les pestes ou les tremblements de terre. Peu s’en faut que Lucain ne propose de faire un dieu du dernier défenseur de la république.

 

 

 



[1] Voyez au livre VI l’importance que Lucain donne au trait de courage du soldat Scæva, à la bataille de Dyrrachium.

[2] Cette éruption eut lieu en 412.

[3] . . . . . . . . . . Melius, quod plura jubere

Erubuit, quam Roma pati. (Pharsale, livre III, vers 3.)

[4] Pharsale, livre I, vers 183-230.

[5] Livre VIII.

[6] Livre II, vers 350-371.

[7] Livre V, vers 811-813.

[8] Livre VII, vers 104.

[9] Livre II, vers 310.

[10] Livre II, vers 336.

[11] Auguste reçut paisiblement dans la forme monarchique tout un monde las de guerres civiles. (Annales, livre I, I)

Cette phrase est surtout remarquable en ce qu’elle renferme une justification de la monarchie par un ami de la liberté. C’est un aveu du philosophe qui grandit encore César. Cuncta, c’est tout, hommes et choses. La guerre civile, c’est la résistance du passé contre le présent. Une nation qui est lasse de la guerre civile veut en finir avec le passé.

[12] Voyez le chapitre Stace.

[13] Ce sont ces dieux de théâtre qu’Horace ne veut pas qu’on fasse intervenir au dénouement, à moins que la chose n’en vaille la peine.

[14] Livre VI, vers 600-700.

[15] Livre III.

[16] Histoire romaine, livre IV, 2.

[17] Elle n’a pas moins de trois cents vers.

[18] D’après Plutarque et Florus, Pompée avait de plus rêvé qu’il ornait de dépouilles le temple de la Vénus victorieuse. Et comme César se vantait de descendre de Vénus, on s’explique très bien que cette seconde vision lui inspirât de tristes pressentiments. Il craignait, dit Plutarque, que ces dépouilles ne fussent les siennes.

[19] Appien prétend que César exhorta ses soldats à détruire leurs retranchements, afin qu’il ne leur restât de ressource que dans la victoire. Il avait sans doute emprunté ce détail fort suspect à Lucain. Les Commentaires n’en disent mot. César, au contraire, loin de détruire son camp, le fit garder par deux cohortes.

[20] Mémoire sur la guerre civile, livre III, chapitre XC.

[21] Aujourd’hui, dit-il à César, je ferai en sorte que tu me remercies, mort ou vivant. (Mémoire sur la guerre civile, livre III, chap. XCI.)

[22] En quoy César depuis dit que Pompée avait fait une lourde faulte, ne considérant pas que ceste rencontre, qui se fait en courant de roideur, oultre ce qu’elle donne force plus roide aux premiers coups, encore enflamme-elle le courage des hommes, pource que cest élancement commun de tous les combatans qui courent ensemble, luy est comme un soufflet qui l’allume. (PLUT., Vie de César, trad. d’Amyot.) Neque frustra antiquitus institutum est ut signa undique concinerent, clamoremque universi tollerent : quibus rebus et hostes terreri, et suos incitari existimarerunt. (Mémoire sur la guerre civile, livre III, chap. XCII.)

[23] Tous les hommes de guerre admirent cette disposition de César. C’est aux soldats de cette petite troupe qu’il avait recommandé de frapper la cavalerie ennemie au visage. Avant la bataille, il avait annoncé que ces six cohortes en décideraient le gain. Frontin, dans ses Stratagèmes, dit que rien ne contribua davantage, dans cette journée, à donner la victoire à César.

[24] Pharsale, livre II.

[25] Voici comment Plutarque raconte la fuite de Pompée :

Il serait malaisé de dire, quand il apprit la desfaitte de sa chevalerie, quelle pensée lui vint adonc en l’entendement ; mais bien peult-on asseurer que à sa contenance, il ressembla proprement à une personne estonnée ou abestie, et qui a perdu le sens et l’entendement, ne se souvenant plus qu’il estoit le grand Pompeius : car, sans mot dire à personne, il se retira pas à pas en son camp... En tel estat entra Pompeius dedans sa tente, là où il demoura assis quelque temps sans parler, jusques à ce que plusieurs ennemis entrèrent pesle-mesle avec ses gens fuyant dedans son camp : et lors encore ne dit autre parole sinon, Comment, jusques en notre camp ! et non autre chose : ainsi se levant, prit une robbe convenable à sa fortune et s’en sortit. (Trad. d’Amyot.)

César raconte avec beaucoup de discrétion les incidents qui précédèrent la fuite de Pompée. Il le traite dans ses Mémoires en vainqueur généreux. (Mémoires sur la guerre civile, livre III, chap. XCIV.)

[26] César ne peut se retenir de faire une réflexion amère sur le luxe des Pompéiens. On trouva, dit-il, dans le camp de Pompée des tables dressées, des buffets chargés de vaisselle d’argent, des tentes tapissées de gazons frais, celles de Lentulus et de quelques autres couvertes de lierre, et beaucoup d’autres choses encore qui accusaient à la fois le luxe et la confiance des Pompéiens. Il était facile de voir qu’ils n’avaient pas craint l’événement de cette journée, eux qui s’entouraient de tant de voluptés inutiles, Et ces mêmes hommes reprochaient le luxe à la malheureuse et puissante armée de César, laquelle avait toujours manqué du nécessaire. (Mémoires sur la guerre civile, livre III, chap. XCVI.)

[27] Pharsale, livre VIII.

[28] Il n’est peut-être pas sans intérêt de rapprocher des passages de Lucain les vers de la Mort de Pompée où Corneille imite, disons mieux, reproduit avec une admirable vigueur la pensée et les tours du poète latin.

[29] Quand on veut soutenir ceux que le sort accable,

A force d’être juste, on est souvent coupable ;

Et la fidélité qu’on garde imprudemment,

Après un peu d’éclat traîne un long châtiment.

[30] Rangez-vous du parti des destins et des dieux.

[31] Puisqu’ils font les heureux, adorez leur ouvrage

Quels que soient leurs décrets, déclarez-vous pour eux.

Et pour leur obéir, perdez le malheureux.

[32] Le choix des actions, ou mauvaises ou bonnes,

Ne fait qu’anéantir la force des couronnes.

[33] Quand on craint d’être injuste, on a toujours à craindre.

[34] Qui n’est point au vaincu ne craint point le vainqueur.

[35] César n’est pas le seul qu’il fuie en cet état :

Il fuit et le reproche et les yeux du sénat,

Dont plus de la moitié piteusement étale

Une indigne curée aux vautours de Pharsale.

[36] Et sa tête qu’à peine il a pu dérober,

Toute prête de choir, cherche avec qui tomber.

[37] Pressé de toutes parts des colères célestes,

Il en vient dessus vous faire fondre les restes.

[38] J’en veux à sa disgrâce, et non à sa personne.

J’exécute à regret ce que le ciel m’ordonne,

Et du même poignard pour César destiné

Je perce en soupirant son cœur infortuné.

[39] Soutiendrez-vous un faix sous qui Rome succombe ?

[40] D’après un passage de Suétone, Vie de Caligula, 32, il parait que cet art fut inventé sous ce prince. Voici le passage de l’historien : Miles decollandi artifex quibuscumque e cusiodia capita amputabat.

[41] Voici le récit de la mort de Pompée dans la tragédie de Corneille, act. II, sc. II. C’est Achorée qui parle :

ACHORÉE.

Ses trois vaisseaux en rade avaient mis voile bas ;

Et voyant dans le port préparer nos galères,

Il croyait que le roi, touché de ses misères,

Par un beau sentiment d’honneur et de devoir,

Avec toute sa cour le venait recevoir ;

Mais voyant que ce prince ingrat à ses mérites

N’envoyait qu’un esquif rempli de satellites,

Il soupçonne aussitôt son manquement de foi,

Et se laisse surprendre à quelque peu d’effroi.

Enfin, voyant nos bords et notre flotte en armes,

Il condamne en son cœur ces indignes alarmes,

Et réduit tous les soins d’un si puissant ennui

A ne hasarder pas Cornélie avec lui.

N’exposons, lui dit-il, que cette seule tête

A la réception que l’Égypte m’apprête.

Et tandis que moi seul j’en courrai le danger,

Songe à prendre la fuite, afin de me venger..........

Tandis que leur amour en cet adieu conteste,

Achillas à son bord joint son esquif funeste ;

Septime se présente, et, lui tendant la main,

Le salue empereur en langage romain ;

Et comme député de ce jeune monarque,

Passez, seigneur, dit-il, passez dans cette barque

Les sables et les bancs cachés dessous les eaux

Rendent l’accès mal sûr à de plus grands vaisseaux

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il se lève ; et soudain pour signal Achillas,

Derrière ce héros, tirant son coutelas,

Septime et trois des siens, lâches enfants de Rome,

Percent à coups pressés les lianes de ce grand homme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’un des pans de sa robe il couvre son visage,

A son mauvais destin en aveugle obéit,

Et dédaigne de voir le ciel qui le trahit

De peur que d’un coup d’œil contre une telle offense

Il ne semble implorer son aide ou sa vengeance.

Aucun gémissement à son cœur échappé

Ne le montre en mourant digne d’être frappé.

Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle

Ce qu’eut de beau sa vie et ce qu’on dira d’elle,

Et tient la trahison que leur roi leur prescrit

Trop au-dessous de lui pour y prêter l’esprit.

Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre,

Et son dernier soupir est un soupir illustre

Qui, de cette grande âme achevant les destins,

Étale tout Pompée aux yeux des assassins.

Sur les bords de l’esquif sa tête enfin penchée,

Par le traître Septime indignement tranchée,

Passe au bout d’une lance en la main d’Achillas,

Ainsi qu’un grand trophée après de grands combats.

On descend, et pour comble à sa noire aventure,

On donne à ce héros la mer pour sépulture,

Et le tronc sous les flots roule dorénavant

Au gré de la fortune, et de l’onde et du vent.

La triste Cornélie, à cet affreux spectacle,

Par de longs cris aigus tâche d’y mettre obstacle,

Défend ce cher époux de la voix et des yeux ;

Puis n’espérant plus rien, lève les mains aux cieux,

Et, cédant tout à coup à sa douleur plus forte,

Tombe dans la galère, évanouie ou morte...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant Achillas porte au roi sa conquête...

[42] Il en fait la demande formelle quelques vers plus bas, 841-845.