ÉTUDES DE MŒURS ET DE CRITIQUE SUR LES POÈTES LATINS DE LA DÉCADENCE

 

JUVÉNAL OU LA DÉCLAMATION.

 

 

Il y a sur la vie de Juvénal quinze ou vingt lignes qu’on attribue généralement à Suétone, et qui sont en effet dans la manière froide et laconique de ce chroniqueur de l’empire romain. Il y est dit que Juvénal naquit à Aquinum, ville du pays des Volsques ; qu’on ne sait s’il fut le fils ou l’enfant adoptif d’un riche affranchi ; que le milieu de sa vie se passa dans les écoles des rhéteurs, à déclamer par fantaisie et par loisir ; qu’ayant lu à quelques amis une satire fort applaudie contre l’histrion Pâris, favori de l’empereur Domitien, et contre un poète qui était aux gages de cet histrion., il se sentit poussé par ce premier succès à cultiver ce genre d’écrit ; que sous le règne d’Adrien, où furent recueillies et publiées toutes ses satires, la malveillance ayant vu dans ses vers des allusions injurieuses au temps présent, il fut exilé en Égypte vers l’âge de quatre-vingts ans, et chargé, par dérision, du commandement d’une cohorte ; que ce fut là qu’il mourut, peu de temps après, de chagrin et d’ennui..... Voilà tout ce que l’on sait de la vie de ce poète ; et encore ne faut-il pas lire cette courte notice avec le secours des commentateurs, car ils trouvent moyen d’obscurcir ce peu de lumière par leur penchant à voir partout des mystères, et à ne vouloir aller aux choses que par le chemin le plus détourné.

Onze empereurs se succédèrent du vivant de Juvénal :

Claude, homme d’un esprit lent et mou, sous qui régnèrent les affranchis et les femmes impudiques ; Néron, qui devrait être aussi célèbre par ses inepties que par ses cruautés ; Galba, avare et médiocre, ayant eu des vertus avant d’être empereur, et qu’on aurait toujours cru digne du trône s’il n’y était jamais monté ; Othon, brave et efféminé, qui s’arrangeait les cheveux devant un miroir avant de se jeter dans la mêlée, et qui se lavait le visage avec du pain trempé dans du lait, prince abandonné au luxe et aux astrologues, de peu de capacité, niais de beaucoup de cœur, et qui n’eut pas besoin, comme Néron, qu’un affranchi lui poussât la main pour l’aider à se poignarder ; Vitellius, goulu et ridicule, d’une cruauté crapuleuse, qui se donnait, au sortir de table, le plaisir de faire égorger lentement devant lui un de ses créanciers ; Vespasien, qui commença sa fortune par la faveur de Caligula et l’amitié de Narcisse, disgracié par Néron pour s’être assoupi deux fois pendant que Néron était en scène, frugal et cruel quand il fut empereur, et d’une avarice si étrange, qu’il mit un impôt jusque sur l’urine ; Titus, son fils, prince aimable, qui avait été élevé à la cour de Néron, et qui avait failli s’empoisonner en approchant ses lèvres de la coupe. préparée pour Britannicus, dont il était l’ami, rare et grand exemple d’un prince de mœurs relâchées, dissipateur, enclin aux maîtresses, qui devient honnête homme sur le trône, et qui se corrige tout à coup, par où les bons eux-mêmes devenaient mauvais ; Domitien, que Juvénal appelle un Néron chauve, triomphateur qui achète la paix aux barbares ; qui fait des lois contre l’adultère, et vit en adultère public avec sa nièce ; qui assassine cette nièce, voulant la faire avorter ; tyran effroyable qui couvre l’empire de délateurs, et qui trouve pourtant Tacite pour le servir, Martial pour le flatter, Quintilien pour l’assister comme consul ; Nerva, sage et excellent vieillard, dont Pline le jeune a dit qu’après avoir remis l’empire à Trajan il avait dû mourir, afin de ne rien faire de mortel et d’humain après une œuvre immortelle et divine ; Trajan, débauché et gourmand dans l’intérieur de son palais, mais en public très bon prince, humain et juste malgré ses persécutions contre les chrétiens, lesquelles étaient plutôt d’une mauvaise politique que d’un méchant homme ; enfin Adrien, ayant des vices infâmes et faisant d’excellentes lois, croyant à Jupiter et épargnant les chrétiens, aimant la poésie, et envoyant mourir dans les sables de l’Égypte un poète octogénaire pour une misérable allusion.

Durant ce siècle, la société romaine commence son agonie lente et ignoble ; les vieilles vertus du passé y meurent une à une, et l’avenir n’en a point à mettre à leur place. Il n’y a plus que les rhéteurs et leurs écoliers qui parlent de la ville éternelle ; le peu qu’il y a de sages ou de gens avisés n’y croit plus, ou s’en moque. Assurément Néron faisait plus pour sa durée en mettant le feu aux vieux édifices pour les rebâtir à neuf, que les bons princes en y établissant de bonnes lois ; car les bonnes lois ne peuvent rien sur une société qui se dissout pièce à pièce, et même, meilleures elles sont, plus c’est une preuve qu’elles viennent trop tard, tandis que des maisons neuves et des rues rebâties peuvent au moins tenir quelque temps contre le fer et le feu des barbares. Les croyances étaient éteintes et la foi morte ; c’est pourquoi les cérémonies religieuses se faisaient avec plus de pompe que jamais, et le chef de l’État prenait le titre de souverain pontife, et la religion était passée tout entière dans les formes. Au lieu de croyances, on avait les superstitions des vieilles femmes, cette maladie des peuples dégénérés et des mauvaises consciences. Les honneurs allaient aux riches, aux nobles, aux délateurs, race avide et souple, qui trouvait son compte sous tous les empereurs, en sachant passer à temps sous les enseignes de celui qui devait vaincre. Des sectes, mais point de philosophie pratique ; des stoïciens portant une longue barbe, un sourcil froncé, un manteau troué, mais n’ayant rien au cœur ; plus d’études sérieuses ; la luxure énervant les corps et les âmes ; l’éloquence, sans liberté, sans comices, sans gravité, se prostituait à de lâches panégyriques, ou à plaider le pour et le contre. De là des arguties puériles, des idées vides et des paroles au vent, devenant un art qui avait des professeurs et des disciples et de magnifiques écoles aux frais du trésor public, où les fils des grandes familles, qui devaient entrer un jour au sénat, s’instruisaient à tourner des adulations au prince, pour le temps où il leur demanderait des conseils.

Dans toute l’empire, des soldats, des grands, de la populace, mais point de classe intermédiaire, où pût se former à la longue une nation nouvelle ; car, d’une part, ceux qui touchaient à la classe des grands finissaient par s’y confondre, soit en copiant ses habitudes de servilité et d’orgueil, soit en offrant au prince leurs services comme délateurs ; d’autre part, ceux qui touchaient à la populace trouvaient avantage à s’y confondre, soit pour avoir leur part dans les distributions de viande et, d’argent que faisaient les patrons riches, soit, quelquefois, pour échapper à la servitude. Ils se mêlaient à cette foule qui suit la fortune et qui n’a de haine que pour les vaincus, la seule puissance que flattèrent les Césars, la seule qui osât s’impatienter si les Césars se faisaient trop longtemps attendre aux jeux du cirque, la seule qui pût forcer Néron, retenu à table entre Pâris et Poppée, à jeter sa serviette par la fenêtre, en signe qu’il allait venir.

 

I. Juvénal satirique indifférent.

Juvénal vécut au milieu de cette décadence. Malgré le laconisme de son historien, il est aisé, je crois, pour quiconque a fait une étude un peu profonde de ce poète, de déterminer quels durent être son caractère et sa conduite. J’insiste sur l’a nécessité d’une étude profonde, parce que, s’il est vrai qu’il n’y a aucun genre de poésie qui soit plus là fille du temps que la satire, laquelle en tire tous ses matériaux et y prend toutes ses couleurs ; il n’est pas également vrai que la satire soit toujours l’expression fidèle du caractère de l’auteur, ni que l’homme s’y découvre à première vue sous le poète. Cela est applicable à presque tous les satiriques, mais particulièrement à Juvénal. Il semble, dès l’abord, que ce soit un homme chaud et passionné, de la trempe d’âme de Thraséas, qui se soulage de sa résignation par des cris de colère, et auquel la fortune a refusé de protester par une belle mort contre le siècle monstrueux où il a vécu. Mais en y revenant, on croit s’apercevoir que cet homme est indifférent, qu’il sue quelquefois à dire des choses froides, que son indignation est plutôt de tête que de cœur, et que le fond de toute sa philosophie, c’est peut-être l’insouciance d’Horace, avec une âme plus fière, et probablement des mœurs plus chastes. Telle est l’opinion qui m’est restée de Juvénal. Voici les raisons qui m’y ont conduit.

D’abord, Juvénal était l’ami de Martial. Cette amitié devait être très étroite, s’il faut en croire l’épigramme suivante où le poète appelle son ami mon Juvénal.

A UN CALOMNIATEUR.

Toi qui essaies de me brouiller avec mon Juvénal, langue perfide, que n’oseras-tu pas dire ? Tes calomnies auraient rendu Pylade odieux à Oreste, Pirithoos ennemi de Thésée...

AD MALEDICUNI.

Cum Juvenale meo qua ; me committere tentas,

Quid non audebis, perfida lingua, loqui ?

Te fingente nefas, Pyladen odisset Orestes,

Thesea Pirithoi destituisset amor... (Liv. VII, ép. 24.)

Je n’achève pas l’épigramme, qui se termine par un trait fort sale. Mais on peut croire, d’après cette citation, que la liaison de nos deux poètes était étroite ; et certes, ils y trouvaient un grand charme, puisque la calomnie essayait de les brouiller. Or, on a vu ce qu’était Martial ; bon homme sans doute, et bien meilleur que sa renommée, mais d’un caractère trop facile et de mœurs trop libres pour l’austère Juvénal des Satires, sinon pour le Juvénal expliqué et éclairci tel que je l’entends.

Il faut dire que Juvénal ne nomme pas une seule fois son ami ; mais on n’en saurait conclure qu’il ne le payait pas de retour, car, à deux ou trois exemples près, Juvénal ne nomme jamais les personnes vivantes. C’est par le même scrupule qu’il n’adresse ses satires à aucun homme puissant, à la différence d’Horace, soit qu’il ne veuille ni les compromettre ni se compromettre lui-même, soit qu’il ne se trouvât dans Rome aucun personnage qui voulût être associé aux vertueuses protestations d’un honnête homme.

Dans une autre épigramme, Martial envoie à son ami des noix de son champ, pour cadeau de fête aux Saturnales

Je t’envoie des noix de mon petit champ, éloquent Juvénal ; c’est mon cadeau des Saturnales.

De nostro, facunde tibi Juvenalis, agello

Saturnalicias mittimus ecce nuces. (Liv. XII, ép. 91.)

Je ne cite pas les deux derniers vers, qui sont aussi du genre graveleux. Enfin, dans une, petite pièce plus longue et fort jolie, Martial, retiré à Bibilis, raconte à son ami le plaisir qu’il éprouve à se reposer de trente ans de fatigues, dans un sommeil long et qui n’est pas toujours chaste ; le jour, à quitter la toge incommode pour un vêtement de campagne plus court et plus léger, ou à se chauffer à un foyer bien nourri, que la fermière couronne de nombreuses marmites.

Multa villica quem coronat olla. (Liv. XII, ép. 48.)

Puis vient encore une confidence de libertin : car il est piquant que, dans les trois pièces adressées par Martial au grave Juvénal, au rigide censeur des mœurs romaines, il y ait trois grosses impuretés. Cela prouve, encore une fois, que les deux poètes ont été très bons amis, et que notre satirique n’était pas aussi roide dans son commerce qu’il l’est dans ses livres. Il ne se faisait pas scrupule d’ailleurs de hanter le quartier bruyant de Subura, qu’habitaient les courtisanes, ni de se fatiguer sur le grand et le petit Célius à faire sa cour aux grands, ni d’éventer son visage avec le pan de sa toge, au seuil de leurs palais, ainsi que le dit encore son ami Martial[1].

En outre, Juvénal n’était d’aucune secte ; il n’avait étudié ni les cyniques, ni les stoïciens, qui n’en diffèrent que par le costume ; et la simplicité d’Épicure, vivant content des légumes de son petit jardin[2], ne l’avait pas rendu épicurien. Indifférent, comme Horace, aux querelles philosophiques, peu soucieux de l’avenir, il prenait volontiers son parti d’une société qu’il méprisait en secret, aigre et amer dans la forme, mais insouciant dans le fond, et s’étonnant qu’Héraclite eût tant pleuré sur nos travers. Il comprenait mieux le rire de Démocrite, lequel ne pouvait mettre le pied dans la rue sans éclater, quoique, dit Juvénal, il ne fût pas à Rome, et qu’il -ne vit ni les faisceaux, ni les litières, ni le préteur assis sur un char au milieu du cirque, les épaules chargées de la tunique de Jupiter, et la tête écrasée sous le poids d’une couronne, ni la longue file de clients qui le précédaient, ni le sceptre d’ivoire qu’il balançait dans la main, ni les trompettes qui l’annonçaient, ni les Romains, en robes blanches, marchant, pour quelques pièces d’argent, à la tête de ses chevaux[3]. Juvénal ne pensait pas que la gloire d’avoir sauvé son pays valût le danger que Cicéron courut pour elle, ni qu’il fallût, pour faire un chef-d’œuvre, compromettre le repos que donne l’obscurité et même la sottise : Car, dit-il, Cicéron aurait pu mépriser les poignards d’Antoine s’il eût toujours parlé de la façon suivante :

Ô Rome fortunée

Sous mon consulat née !

Ô fortunatam natam me consule Romam ! (Satire X.)

Enfin l’indifférence de Juvénal se trahit souvent, soit par une conclusion moqueuse et froide qui termine un morceau de passion, soit par quelque trait déclamatoire qui glace tout à coup l’indignation du lecteur, et qui lui fait douter si le poète croit à ce qu’il dit. Il y en a de nombreux exemples.

Dans la satire VII, vers la fin, il parle du supplice que méritait le parricide Néron, et il nous épouvante par la peinture simple qu’il en fait. Puis tout à coup, comme on s’attend à quelque rapprochement philosophique entre la mort que la fortune accorda à Néron et celle dont il était digne, Juvénal se met à comparer son crime avec le crime d’Oreste. Il pèse très sérieusement les motifs et les intentions d’Oreste, et il nous dit qu’il ne tua ni Hélène ni Hermione, qu’il ne chanta jamais sur un théâtre, et qu’il ne fit pas de poème sur l’incendie de Troie.... Belle indignation, vraiment !

Dans la satire XV, après avoir raconté qu’un homme de Coptos, en Égypte, fut dévoré par des hommes de Tentyra, parce que les deux villes n’adoraient pas les mêmes dieux ; que ces insensés se disputèrent des lambeaux du cadavre, et que ceux qui n’avaient pu prendre part au festin pressèrent la terre entre leurs doigts, afin de sucer au moins quelques gouttes de sang, Juvénal compare ce crime du fanatisme avec la nécessité où se trouvèrent les habitants d’une ville assiégée de manger leurs femmes et leurs enfants ; et il trouve que la conjoncture était bien différente, sed res diversa, et que les malheureux assiégés méritaient d’obtenir leur pardon de ceux mêmes qui leur avaient servi de nourriture. Ensuite il explique, dans une longue tirade que Boileau eut le tort d’allonger en l’imitant, que les serpents ne mangent pas les serpents, que le sanglier robuste épargne le jeune sanglier, que les ours vivent en très bonne intelligence..., et il finit ainsi :

Que dirait Pythagore, où ne fuirait-il pas, s’il était témoin de ces horreurs, lui qui s’abstint de la chair des animaux aussi scrupuleusement que de la chair humaine, et qui ne se permit pas même toute espèce de légumes ?

La satire Ire pourrait être la meilleure preuve de ce singulier mélange d’indignation et d’insouciance, qui caractérise l’œuvre de Juvénal. Notre poète, après un piquant début, annonce son projet d’écrire contre les vices de son temps. Il choisit, parmi ces vices, les plus monstrueux, afin de faire sentir au lecteur la nécessité de sa censure, et de justifier l’indignation qui lui a fait prendre les tablettes de cire et le stylet d’acier. Si l’on regarde la forme, jamais homme ne fut plus emporté, ni plus vertueusement colère que Juvénal. Si l’on regarde le fond, ce sont plutôt des habitudes d’école qui mènent l’écrivain qu’une vraie colère qui transporte le moraliste.

Voyez quelle âpre impatience dans les interrogations qui suivent :

Il est difficile de ne pas écrire de satires en présence de tels vices. Car quel est l’homme assez peu las de cette ville odieuse, assez insensible (ferreus) pour se contenir, s’il vient à rencontrer u la nouvelle litière de l’avocat Mathon, toute pleine de cet obèse personnage.... ? Dirais-je quelle colère brûle et dessèche mon cœur... ? Quoi ! tous ces vices ne me paraîtraient pas mériter qu’on rallumât la lampe d’Horace ? Quoi ! je ne les flagellerai pas de mes vers... ? Ne m’est-il pas permis de remplir de larges tablettes en plein carrefour... ? Qui peut dormir au milieu de ces pères u qui corrompent des brus avares, au milieu d’épouses infâmes et d’adolescents souillés par l’adultère ? Non ; et si la nature a refusé le don de la poésie, l’indignation dicte des vers, quels qu’ils soient, des vers tels que nous en faisons Cluviénus et moi.

Quelle chute après toute cette colère, et toutes les descriptions, qui suivent chacune de ces interrogations précipitées ! Tant d’indignation finir par une épigramme contre un mauvais poète !

Le latin rend encore le désappointement plus complet :

Difficile est satiram non scribere. Nam quis iniquæ

Tarn patiens urbis, tam ferreus, ut teneat se,

Causidici nova quum veniat lectica Mathonis

Plena ipso ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quid referam quanta siccum jecur ardeat ira ?...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hæc ego non credam Venusina digna lucerna ?...

Hæc ego non agitem ?...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nonne libet medio ceras implere capaces

Quadrivio ?...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quem patitur dormire nurus corruptor avarie,

Quem sponsæ turpes, et prætextatus adulter ?

Si natura negat, facit indignatio versum,

Qualemeumque potest ;quales ego vel Cluvienus...

Boileau a dit aussi, après Juvénal :

Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard...

Seulement le trait est en harmonie avec ce qui précède. Boileau vient de s’avouer incapable de chanter dignement les victoires de Louis XIV, et s’invite, lui et Cotin, à garder le silence. Le trait est plaisant tout à la fois et opportun, quoique pris à Juvénal. Je n’en conclus pas qu’il ne soit pas plaisant ni en son lieu dans le poète latin : je ne fais pas ici une critique du poète, mais je juge l’homme, ou plutôt les deux hommes qui sont en Juvénal, le fougueux écrivain de l’école et le moraliste assez insouciant. Or, à mon sens, c’est l’écrivain de l’école qui se montre dans les protestations d’implacable colère que vous venez de lire, et c’est le moraliste insouciant qui montre l’oreille dans ces quatre mots de la fin.

. . . . . Quales ego, vel Cluvienus.

 

II. La déclamation.

Tout le secret du caractère et du talent de Juvénal est dans cette phrase de sa courte biographie Il déclamait souvent. Mais que signifie ce mot ?

La déclamation, comme les lectures publiques, était une des institutions de l’empire. Les professeurs étaient nommés par l’empereur, et entretenus aux frais du trésor. La déclamation avait des écoles publiques ; mieux traitée en cela que les lectures, auxquelles l’État n’affectait aucune salle spéciale. D’ailleurs, comme les lectures, la déclamation avait été un usage avant d’être une institution. Du temps même de la république, on déclamait. Quand la guerre civile éclata, Pompée fut obligé d’interrompre un cours de déclamation pour monter à cheval et recommencer la guerre. Il se fiait tellement à son nom, et craignait si peu César, que, pendant que celui-ci gagnait des batailles, il s’exerçait à l’art de la parole, et faisait des amplifications orales, comme si la parole eût dît être longtemps encore, à Rome, l’instrument du pouvoir. Auguste, tout en disputant le monde à Antoine, déclamait dans les camps, sous la tente dictatoriale, pendant que ses amis se battaient pour lui ; soit qu’il voulût atténuer par cet avantage le mauvais effet de sa nullité militaire ; soit plutôt qu’il songeât dès lors à autoriser de son exemple ce puissant moyen de diversion aux ressentiments politiques, et à déshonorer l’art de la parole, si puissant à Rome, en le prostituant à de puérils exercices, et en salariant comme rhéteurs ceux qu’il aurait pu craindre comme orateurs.

Déjà, tout enfant, Auguste avait prononcé l’oraison funèbre de Julie, son aïeule[4]. C’était la coutume, dès ces temps-là, qu’on fit apprendre aux fils des riches patriciens des discours composés ou corrigés par leurs maîtres. Néron, au commencement de son règne, récita des déclamations attribuées à Sénèque[5]. Claude offrait de gros honoraires à un professeur de déclamation, homme de talent et de renom, pour l’attacher à son palais, et il lui confiait les princes de la maison impériale. Caligula, dans les causes les plus graves, en plein sénat, se décidait pour celle qui fournissait le plus aux lieux communs, réglant ainsi son équité d’après ses habitudes de plaider le pour et le contre, et préférant un coupable facile à justifier à un innocent difficile à défendre[6]. Aussi l’institution était prospère ; le caprice d’un empereur la mettait, au-dessus de la justice.

La déclamation, ce n’est plus l’éloquence naturelle, ni même l’éloquence de l’art ; c’est l’éloquence de procédé.

Il y a en effet trois époques bien distinctes dans l’histoire de l’éloquence.

Dans la première, l’éloquence est le langage naïf et énergique des passions. Cette éloquence n’exclut pas l’adresse ni les autres moyens de capter l’attention des hommes ; elle sait ménager son auditoire ; elle s’insinue dans les esprits, elle tâte les dispositions de ceux dont elle veut obtenir la faveur ; mais tout cela est sans préparation. C’est de l’art, si vous voulez, mais un art qui naît en même temps et à la même heure que le sentiment qui va parler. L’occasion, l’expérience, une heureuse organisation, une facilité naturelle de parole, choses qui ne s’apprennent pas dans les traités, voilà ce qui fait toute l’éloquence de cette première époque, éloquence spontanée, sans traditions, sans mélange de conventions oratoires, qui sort naturellement de l’homme. C’est l’éloquence des époques peu civilisées et des hommes qui ne sont l’œuvré que d’eux-mêmes : l’orateur de ces époques, c’est Ulysse.

Quand Ulysse, consulté, s’était levé de son siége, debout, les yeux fixés un moment vers la terre, tenant son sceptre immobile, il paraissait semblable à un homme qui n’a aucune habitude de la parole. D’autres fois vous eussiez dit qu’il était privé de raison. Mais quand il faisait sortir sa grande voix de sa poitrine, et que ses paroles tombaient comme des flocons de neige, alors aucun mortel n’eût disputé à Ulysse l’empire de l’éloquence[7].

Dans la deuxième époque, l’orateur étudie longtemps les ressources de l’action et de la prononciation, ou bien il récite des vers tout d’une haleine, en gravissant en arrière ; ou bien il roule des cailloux dans sa bouche ; ou bien enfin il compose son action devant un miroir, ne voulant s’en rapporter qu’à ses yeux de l’effet qu’il devra produire[8].

Voilà déjà deux éloquences, l’une naturelle, l’autre artificielle. Les théories vont s’emparer de la seconde ; les rhéteurs seront contemporains des orateurs. A côté de Démosthène, on verra Isocrate et Isée : l’un représentant l’éloquence douce et insinuante ; l’autre, l’éloquence qui tonne et qui foudroie. Démosthène aura même pris des leçons d’Isée. Cependant la gravité des affaires, la liberté de la tribune, l’influence de la parole dans le gouvernement, soutinrent l’éloquence contre les raffinements amollissants de l’art ; et même, pendant un moment unique, l’instinct et l’art, s’aidant et se fortifiant l’un l’autre, produisirent les chefs-d’œuvre dé l’éloquence. Deux époques analogues, deux gouvernements qui tombent, deux libertés qui vont mourir, inspirent à trois siècles d’intervalle les deux plus grands orateurs des temps anciens, Démosthène et Cicéron.

Toutefois ; dès le temps de Cicéron, l’éloquence tourne au procédé, et c’est ce grand orateur lui-même qui prépare la décadence de l’art oratoire, comme Ovide devait préparer la décadence de la poésie.

Tous les préceptes, j’allais dire toutes les recettes de la troisième espèce d’éloquence, se trouvent dans l’Orateur de Cicéron. Si ce grand écrivain se fût borné à donner des principes de morale et de probité oratoire, à indiquer des lectures et des modèles, à tracer des plans d’éducation littéraire, son livre n’aurait causé aucun dommage à la vraie éloquence. Mais l’habitude du succès, trop d’estime pour toutes les petites ressources de métier que lui avait suggérées la longue pratique de son art, l’amenèrent à discuter gravement dans son Orateur, s’il convient que l’orateur se frappe le front et dérange ses cheveux en l’essuyant. Il préparait ainsi les théories oratoires de l’âge suivant, et la dernière transformation de l’éloquence en un procédé dont les rhéteurs débitaient les recettes.

Dans la troisième et dernière époque, au temps de Juvénal, l’orateur sera le produit plus ou moins complet des prescriptions suivantes, les unes positives, les autres négatives.

Voici quelques-unes des prescriptions positives.

Avant de commencer, quand l’huissier a appelé l’affaire, il n’est pas indécent de se frotter la tête, de regarder ses mains, de faire craquer ses doigts, de feindre une grande contention d’esprit, de marquer son anxiété par des soupirs. Il faut se tenir debout, le pied gauche tant soit peu en avant, les bras légèrement détachés des flancs, la main droite se déployant, au moment de commencer, un peu hors du sein, par un geste plein de modestie, et attendant le signal.

Quand on est en pleine plaidoirie, ou en pleine déclamation (car l’art est le même pour l’éloquence pratique et pour l’éloquence d’apprentissage), il faut prononcer avec une sorte d’abandon et de négligence les périodes les plus habilement tissues, et faire quelquefois semblant de réfléchir et d’hésiter sur les choses qu’on sait le mieux.

Si vous avez une longue période à soutenir, n’allez pas reprendre brusquement haleine, ce qui est d’un homme mal appris ; mais rassemblez toutes vos forces pour la dire tout d’un trait, en ayant soin que cela ne soit pas trop long, se fasse sans bruit et sans qu’on le remarque.

Quand le plaidoyer touche à sa fin, laissez tomber votre toge en désordre, pour que la passion se montre par là. Si vous êtes en sueur, gardez-vous bien de prendre votre mouchoir pour vous essuyer le front, et ne compromettez pas toute votre affaire en dérangeant vos cheveux. Il est vrai qu’à ce sujet les avis sont partagés. Pline le jeune ne hait pas cette espèce de désordre ; il trouve piquant que l’on ait vers la fin quelque faux air de la Sibylle. Mais Quintilien le défend formellement, lui qui prend soin de la pose de son orateur, comme Lysippe ou Phidias des attitudes de leurs statues. Pline le jeune incline au mauvais goût ; l’avis de Quintilien vaut mieux.

Les prescriptions négatives sont innombrables :

Ne faire des gestes que tous les trois mots ; Ne point mettre ses doigts dans son nez ;

Ne point tousser ni cracher à chaque instant, ni tirer avec effort du fond de sa poitrine une âcre pituite, ni incommoder ses voisins de sa salive, ni respirer par le nez ;

Ne pas trop avancer la poitrine ni le ventre, parce que cette attitude courbe la partie postérieure du corps, ce. qui est indécent ;

Ne pas étendre à la fois le pied et la main du même côté ; ne pas trop écarter les jambes, ce qui a quelque chose d’obscène, surtout lorsqu’il s’y joint de l’agitation ;

Ne pas se dandiner, sous peine de se faire accuser, par les mauvais plaisants, de parler dans un bateau et de chasser les mouches ;

Ne pas se laisser aller dans les bras de ses clients, à moins d’un abattement réel ;

Ne pas se promener chaque fois qu’on a prononcé une phrase à effet, ce qui est presque aussi ridicule que de s’arrêter tout à coup pour mendier des applaudissements par son silence : quant à boire et à manger en plaidant, c’est un ridicule où ne tombent même pas les derniers orateurs.

Outre les prescriptions générales, il y a des prescriptions spéciales pour les gestes, pour les vêtements, pour la voix.

Il y a de jeunes déclamateurs qui adaptent la mesure aux gestes, ce qui leur donne l’air de machines. Quintilien, sur cette partie délicate de l’éloquence, renvoie à un certain livre de Plotius et de Nigidius touchant le geste, livre pour lequel ces deux grands maîtres avaient cru devoir associer leurs lumières. Il indique en outre un excellent traité anonyme sur le point où doit descendre et monter la main.

Pour le vêtement, il convient que la tunique descende un peu au-dessous des genoux, par devant ; et par derrière, jusqu’au milieu des jarrets. Plus bas, ne sied qu’aux femmes ; plus haut, qu’aux gens de guerre.

Il ne faut pas s’envelopper la tête de couvertures de laine, ni les jambes de bandelettes, ce qui est d’un malade ; ni s’entourer le bras gauche de sa robe, ce qui est d’un furieux ; ni la prendre par le bas et la rejeter sur l’épaule droite, ce qui est affecté ; mais tenir une partie de sa robe retroussée sous le bras gauche, ce qui est fier et délibéré.

On blâme certains jeunes gens de maisons riches qui plaident ou déclament les doigts chargés de bagues.

Pour la voix, les prescriptions tiendraient un volume. Il ne la faut avoir ni sourde, ni rude, ni rauque, ni dure, ni roide, ni épaisse, ni mince, ni vaine, ni menue, ni vague, ni crue, ni enfantine, ni molle, ni efféminée[9] ; mais la tenir entre les sons très graves et les sons très aigus qui ne conviennent qu’à la musique. Trop basse, la voix manque de mordant ; trop élevée, elle risque de se rompre. Il faut avoir soin que les mots sortent entiers de la bouche, et ne point les manger, comme font tant d’orateurs. La prononciation doit être égale, et non pas sautillante, comme celle qui mêle témérairement les longues et les brèves, les graves périodes aux phrases courtes, qui brouille tout, qui rompt toutes les mesures, prononciation boiteuse pour tout dire. La condition pour l’avoir ornée, c’est une voix facile, grande, heureuse, souple ferme, douce, longue, claire, pure, fendant l’air et se posant sur les oreilles[10]. Le souffle ne doit pas être trop fréquent, sous peine de couper la phrase, ni prolongé jusqu’à manquer tout à fait, ce qui est d’une poitrine épuisée et d’un homme qui respire après être resté longtemps sous l’eau. Enfin, pour bien plaider et bien déclamer, il faut se promener souvent, se faire frictionner, s’abstenir d’amour, digérer facilement. Telle est l’éloquence, dans la dernière époque ; et il semble que jamais l’on n’en disserte plus subtilement que quand on ne l’a plus.

 

III. Quintilien panégyriste de la déclamation.

C’est pourtant le grave Quintilien, cet esprit si sain, si judicieux, qui avait, dit-on, conservé le dépôt du goût, qui du moins recevait d’assez gros appointements pour le conserver ; c’est le défenseur officiel de toutes les bonnes traditions, qui a donné ces recettes d’éloquence, dans un style ingénieux, délicat, coloré, et bien digne d’un meilleur emploi 1 C’est dans Quintilien que vous trouvez tous les secrets du procédé oratoire ; c’est l’admirateur de l’Ulysse d’Homère, de Démosthène, de Cicéron, qui se charge de faire un homme éloquent, un orateur accompli, avec des gestes de mime, une voix de chanteur, des poses de comédien, et tout un appareil de petites précautions, de petites qualités, de petites grâces, de petits mensonges. La plus grande preuve qu’il n’y a rien â faire contre les décadences littéraires, ce sont toutes ces graves prescriptions de Quintilien. Il croyait régenter son siècle, et son siècle lui imposait, en réalité, le plus puéril de ses travers !

Quintilien ne défend pas l’éloquence ; il n’en défend que la pantomime. Un esprit plus profond serait remonté à. la source des choses, et, au lieu de tant s’occuper de la tenue de l’orateur, il aurait cherché ce qui pouvait rajeunir l’éloquence dans un pays sans liberté, sans forum, où, faute d’affaires qui suscitassent naturellement l’éloquence, on en cherchait l’ombre dans des causes imaginaires ; où l’on supposait des fils demandant l’interdiction de leur père, des citoyens demandant au sénat l’autorisation de s’ôter la vie ; Annibal délibérant après la bataille de Cannes, s’il doit marcher sur Rome ; où l’on conseillait à Sylla de rentrer dans la vie privée ; à Marius, de faire sa paix avec Sylla ; à César, de tendre la main à Pompée ; où de vieux soldats criaient à tue-tête : Voici les blessures que j’ai reçues pour la liberté ! Voici l’œil que j’ai perdu à vous défendre ! Dans ces vains exercices, une promptitude trompeuse remplaçait la réflexion ; l’esprit devenait indifférent pour la vérité ; la moralité des raisons n’était comptée pour rien ; la gloire n’était pas de trouver les bonnes, mais de n’en chercher longtemps aucune ; la honte était d’hésiter, non de se tromper ni de manquer de sens. Le choix des sujets, parmi lesquels on préférait les plus bizarres et ceux où les situations étaient le plus violentes, accoutumait les jeunes gens à l’exagération ou au raffinement ; de telle sorte qu’un homme élevé dans les écoles ne pouvait plus parler naturellement de la mort de sa femme ou de son fils, alors même qu’il en était accablé.

Quintilien en offre un exemple frappant. Avant d’être époux et père dans la réalité, nul doute qu’il n’eût été époux et père dans les déclamations de l’école. Aussi bien, on recommandait aux déclamateurs de lire et d’étudier Ménandre, parce que, alternativement pères, fils, soldats, paysans, riches, pauvres, ayant pour tâche tantôt de se mettre en colère, tantôt de supplier, tour à tour doux et traitables, durs et hautains, ils trouvaient tous ces caractères dans Ménandre, admirablement tracés, au dire des anciens. Quintilien avait eu apparemment quelque douleur paternelle à exprimer, ce qui se faisait d’ordinaire avec un luxe d’injures vagues contre la fortune. Quand donc il éprouva pour son compte les sentiments qu’il avait déclamés dans les écoles lors de son apprentissage, et qu’il lui fallut pleurer tour à tour, avec des larmes vraies, trois morts prématurées, celle de sa femme, âgée de dix-neuf ans, celle de son plus jeune fils, puis celle de son fils aîné, il mêla involontairement, dans la peinture de ses regrets de mari et de père, les exagérations de l’école aux accents d’un cœur déchiré.

Les plaintes éloquentes par lesquelles commence le livre VI sont marquées de ce double caractère ; et pourtant on dirait qu’il se méfie de ses souvenirs, qu’il a peur d’être éloquent dans le goût de l’école car il se défend de toute arrière-pensée d’écrivain et d’orateur ; il ne veut pas qu’on voie de prétention littéraire dans ces tristes confidences. Je ne mets point de faste dans ma douleur, s’écrie-t-il, je ne cherche point à grossir mes larmes. Hélas ! n’est-ce pas déjà une prétention, que d’annoncer qu’on n’en veut pas avoir ?

Voici qui est du vrai père :

Cet enfant était plein de caresses pour moi ; il me préférait à ses nourrices, à l’aïeule qui veillait à son éducation, à toutes les personnes qui sont le plus agréables à l’enfance.

Mais la raison que donne Quintilien de ces caresses et de cette préférence est du faux père de l’école :

C’était, dit-il, un piége de la fortune pour me rendre sa perte plus poignante.

Ce qui suit est encore du vrai père :

Ô mon enfant, ô mes espérances déçues, ai je pu voir tes yeux s’éteindre et ton âme s’exhaler ; ai-je pu tenir dans mes bras ton corps froid et inanimé, et pourtant recouvrer mes sens et respirer encore l’air vital ? Ah ! j’ai bien mérité les tourments que j’endure et les pensées poignantes qui me déchirent ! Toi qui venais d’être honoré de l’adoption d’un consul, et qui pouvais prétendre un jour aux honneurs de ton père adoptif ; toi, destiné pour gendre à un préteur, ton oncle maternel ; toi, désigné par l’espérance universelle pour faire revivre parmi nous les beaux temps de l’éloquence, je t’ai perdu, et, père sans enfants, je ne survis que pour souffrir ! .....

Mais le faux père de l’école n’est pas loin. Il va se trahir, dans la phrase qui vient après, par un trait de bel esprit, et par une bravade de stoïcien :

Ah ! si je consens non pas à aimer, mais à supporter la lumière du jour, cet effort sera la vengeance ; car c’est en vain que nous mettons tous nos maux sur le compte de la fortune : nul n’est longtemps malheureux que par sa faute.

Cette dernière phrase en particulier est d’autant plus vaine que, deux lignes plus loin, Quintilien entrevoit la possibilité de se calmer, et demande l’indulgence du public pour le retard qu’il a mis à publier son ouvrage. Quand on a l’intention de vivre, on ne débite pas des aphorismes de suicide ; il n’est pas de bon goût de prêcher le courage aux autres, dans un endroit où l’on se fait plus lâche qu’on n’est.

Au reste, tout ce préambule est mêlé de sentiments vrais et d’habitudes d’éducation. La douleur de rhétorique le dispute à chaque instant à la douleur vraie ; l’esprit se substitue au cœur, l’apostrophe aux soupirs, l’exclamation aux cris. Singulière et bien incurable décadence, que celle où trois morts irréparables, la perspective d’une vieillesse solitaire, le plus amer désenchantement de la vie, un cœur réduit, pour toute joie sur la terre, à de stériles distractions d’amour-propre, tant de malheurs à la fois ne peuvent pas inspirer à un écrivain supérieur une page de véritable éloquence ! Ce n’était pas, comme on l’a dit, par une sorte de concession au goût du temps qu’un homme du sens et de l’esprit de Quintilien cherchait à se recommander au public contemporain par ces fausses beautés. Quintilien, ni aucun autre écrivain, ne faisait ce puéril calcul : il avait en lui, à son insu, une portion de ce non sens universel qui avait empoisonné jusqu’aux sources de la pensée. Dans un temps où l’on mourait soi-même avec emphase, comment pleurer sans emphase la mort des siens ! Je puis bien concevoir un caractère qui se conserve sain et droit dans l’extrême corruption des mœurs, mais je ne conçois pas un esprit qui se sauve tout entier de l’extrême corruption des lettres. C’est que le nombre des tentations dont le caractère peut avoir à se défendre est toujours limité, tandis que les tentations qui peuvent égarer l’esprit sont aussi nombreuses que ses idées, c’est-à-dire qu’elles sont sans nombre.

La déclamation faisait peut-être plus de mal encore à la poésie qu’à l’éloquence. Dans l’éloquence, du moins, il y a une partie de fait qui demande de la raison, de la logique ; et, quelle que soit d’ailleurs la décadence intellectuelle d’une époque, il s’y trouve toujours, quoiqu’en en petit nombre, des juges sains et exigeants qui préservent l’art de la parole du non sens et de l’absurdité. Mais dans la poésie, comme il y a plus de vague, il y a aussi plus de prise à la corruption. Les poètes élevés dans les écoles, côte à côte avec les avocats, ayant les mêmes maîtres et les mêmes préceptes, n’en retenaient que ce qui pouvait prêter aux développements poétiques, le goût des descriptions, par exemple, ou des lieux communs de morale, selon qu’ils aspiraient à la gloire de l’épopée, ou qu’ils se sentaient portés vers la satire.

On comptait deux sortes de déclamations, les suasoriæ et les controversiæ. Les premières, roulant plus particulièrement sur des sujets philosophiques hors de toute discussion, sur des aphorismes de morale, sur l’éloge des lois, de la vertu, des mœurs, toutes matières qui permettent une logique un peu lâche, étaient données aux enfants et aux poètes pour la même raison, c’est-à-dire pour le vague des sujets. Les secondes, qui consistent davantage en discussions, en débats judiciaires, en examens de témoignages, enfin, en critiques beaucoup plus qu’en éloges, et qui appartenaient plus spécialement au genre délibératif, étaient traitées par les personnes plus mûres et par les aspirants au barreau. Il y avait en outre les déclamations traitées, et les déclamations colorées : tractatœ et coloratœ. Les déclamations traitées étaient celles dont le rhéteur donnait la matière et les principales dispositions. Les déclamations colorées devaient être, matière et plan, tout de l’invention des écoliers. Il fallait être d’une certaine force pour être admis à réciter des déclamations colorées. J’estime que Juvénal devait avoir souvent cet honneur ; car, si on lui donne parmi ses camarades d’école la place que peut lui mériter son livre, nul doute qu’il ne fût le plus habile faiseur de déclamations colorées.

Dès qu’un enfant avait la mémoire prompte et la langue déliée, on lui donnait une matière à traiter. Il la développait selon les recettes. Le maître la lui rendait corrigée et augmentée ; après quoi il l’apprenait par cœur, et, à jour dit, il la récitait devant un auditoire, le même auditoire qui servait aux lectures publiques. Car, malgré les efforts des poètes pour exclure des lectures publiques les déclamations en prose, le même homme étant presque toujours poète et prosateur, lisant ou déclamant, l’usage avait prévalu qu’on récitât les déclamations colorées, et les mêmes patients servaient à tout. Pline le jeune lisait ses plaidoyers aux mêmes amis qui venaient d’entendre ses poésies légères.

Voici quelques-unes de ces matières :

— Une ville menacée de la famine envoie un député pour acheter des blés, avec ordre de revenir à jour fixe. Le député part, fait ses achats ; mais, au retour, il est poussé par la tempête vers une autre ville. Il y vend ses blés le double du prix d’achat ; et avec cet argent il achète une provision double de celle qu’il devait rapporter. Mais dans l’intervalle ; la ville affamée mange les corps de ses citoyens. Le député arrive et est décrété d’accusation ; accusation de cadavre mangé, pasti cadaveris.

— Un riche et un pauvre possédaient deux jardins contigus. Le riche avait dans le sien des fleurs, le pauvre des abeilles. Le riche se plaignit que ses fleurs fussent picorées par les abeilles du pauvre, et exigea de celui-ci qu’il les changeât de lieu ; mais, comme le pauvre n’en voulut rien faire, le riche fit empoisonner ses fleurs : toutes les abeilles du pauvre périrent. Le riche est cité par le pauvre devant la justice.

— Un homme avait un fils aveugle qu’il avait institué son héritier. Peu après il lui donna une belle-mère et le relégua dans une partie secrète de la maison. Une nuit, pendant que le père était couché près de sa femme, il fut assassiné ; on trouva le lendemain, dans la blessure, l’épée du fils, et tous les murs, depuis la chambre à coucher du père jusqu’à l’appartement du fils, souillés de traces de doigts ensanglantés. L’aveugle et la belle-mère s’accusent réciproquement.

— Une mère voyait dans son sommeil son fils qu’elle avait perdu ; elle en fit la confidence à son mari. Celui-ci alla trouver un enchanteur et fit exorciser le tombeau. La mère cessa de voir son fils : elle accuse son mari de mauvais traitements.

— Un riche et un pauvre, ennemis mortels, avaient chacun trois enfants. La guerre ayant éclaté, le riche, nommé général, part pour le camp. Le bruit courut qu’il trahissait la république ; le pauvre s’avança dans l’assemblée du peuple et se porta son accusateur : le peuple furieux lapida les enfants du riche. Celui-ci, ayant été vainqueur dans la guerre, revint dans sa patrie ; il demanda la tête des enfants du pauvre ; celui-ci s’offrit seul à sa vengeance. Le riche voulait la mort des enfants ; les lois étaient formelles : le traître devait être puni de mort, et le calomniateur souffrir la même peine, s’il était convaincu.

--- Deux amis, dont un seul avait sa mère, étant partis pour un voyage lointain, furent poussés par la tempête sur un rivage où régnait un tyran. La mère ayant appris que son fils était détenu par le tyran, perdit les yeux à force de pleurer. Le tyran fit promettre aux deux jeunes gens qu’il relâcherait l’un d’eux pour aller voir sa mère, à condition qu’il revînt à jour fixe reprendre ses fers ; qu’au cas contraire, celui qui resterait payerait pour l’absent. Le fils part et revoit sa mère ; mais celle-ci le retient en vertu de la loi qui défend aux fils d’abandonner leurs parents dans le malheur. Le fils s’oppose à cette loi.

— Deux jumeaux, qui avaient leur père et leur mère, tombèrent malades. On consulta les médecins, qui déclarèrent que tous deux étaient atteints du même mal. Tous désespéraient de les sauver, excepté un qui promit de guérir l’un des deux enfants, s’il pouvait interroger les organes vitaux de l’autre. Le père l’ayant permis, il ouvrit l’enfant, et examina les organes. L’autre guérit ; mais le père fut accusé par sa femme d’avoir tué son fils.

— Les deux fils d’un riche et d’un pauvre ennemis étaient liés d’amitié tendre. Le fils du riche, étant pris par les pirates, écrit à son père pour son rachat. Celui-ci ne s’en tourmentant pas, le fils du pauvre part, apprend que son ami a été vendu à un donneur de jeux, et il arrive dans la ville le jour même des jeux, au moment où son ami allait combattre comme gladiateur. Il demande et obtient du donneur de jeux de remplacer le fils du riche, et fait promettre à celui-ci de nourrir son père indigent : il est tué dans le combat. Le fils du riche, de retour dans sa ville, donne des aliments au père de son ami : il est renié et déshérité par son propre père.

Il est remarquable que ces causes factices faisaient souvent allusion à la vieille inimitié du riche et du pauvre.

Tels étaient les sujets donnés aux jeunes gens pour exercer leur imagination et leur goût. Il faut avouer que ces divers choix, et d’autres plus bizarres encore qu’il n’est pas dans mon propos d’énumérer, s’ils étaient propres à faire divaguer l’imagination, ne l’étaient guère à former le goût. En général, ces sujets présentent uniformément deux caractères, la subtilité et l’exagération. Les situations sont à la fois recherchées et violentes. Recherchées, elles habituaient l’esprit aux raisonnements tirés de loin, c’est-à-dire presque toujours faux ; violentes, elles le transportaient toujours hors de la vie commune, hors de la vraie donnée des passions humaines. Mais c’est pour cela même qu’on en faisait l’objet des premières études, parce que tout le monde est propre de bonne heure à mal raisonner, et à se tromper sur les caractères ; et, dans la Rome déclamatoire, l’important était d’avoir, dans le moins de temps possible, un certain talent passable de plaider également le pour et le contre, et de n’être jamais à court de raisons, bonnes ou mauvaises.

Les pères étaient à ce sujet d’une exigence que Quintilien déplore. Ils voulaient des orateurs avant la robe prétexte, et des logiciens avant la première barbe. Il fallait qu’on vantât leurs enfants, non de leurs joues roses et fleuries, ni de leurs espiègleries d’écoliers, mais de leur belle prononciation et de leur capacité précoce. Quintilien lui-même, par une contradiction trop commune, ne put échapper à cette vanité paternelle. Ce qu’il regrettait dans son plus jeune fils, enfant de cinq ans, c’est, le croirait-on ? le calme de son âme et l’élévation de ses sentiments ! Passe encore pour la gentillesse de ses propos, passe pour ses étincelles d’esprit (ingenu igniculos), quoique le regret paternel dût s’exagérer le babil plus ou moins piquant d’un enfant ; mais le calme de son âme ! qu’aurait-il dit de Thraséas ou de Caton ? Ce qu’il regrette dans l’aîné de ses fils, dans son Quintilien, autre enfant de dix ans, ce ne sont plus des fleurs (flosculos), comme dans le premier, mais des fruits tout formés ; c’est une facilité pour apprendre et une ardeur d’étude dont l’excellent père n’avait jamais vu d’exemple ; il en jure par ses malheurs, et par les mânes sacrés de ce cher fils ! c’est un son de voix agréable et clair, une extrême facilité à prononcer les deux langues, comme s’il eût été également né pour l’une et pour l’autre ; c’est, enfin, cette contention d’esprit prématurée qui, aux approches de la mort, et jusque dans son délire, ramenait le pauvre enfant aux études de son apprentissage oratoire. Peut-être mourait-il victime de cet orgueil impatient que Quintilien reprochait à d’autres pères, lesquels du moins n’avaient pas le tort d’être aussi éclairés que lui !

Les plus sages adoptaient ce tempérament-ci. Les enfants n’obtenaient la permission de déclamer qu’après un devoir bien fait et une matière bien développée. La déclamation n’était plus le but, mais le prix des études. Ils lisaient alors leur propre ouvrage, et c’était un moyen puissant d’émulation, disaient ces sages ; oui, si l’auditoire eût été sévère, et n’eût pas applaudi souvent le père dans la personne du fils. Mais, dans la pratique, cette émulation n’était qu’un piège dangereux, et ceux qui avaient le plus d’ardeur se gâtaient le plus vite. Pour le résultat, j’aime autant les pères impatients que les pères sages ; d’autant plus que les premiers pouvaient avoir sur les seconds l’avantage de n’être pas dupes d’une institution qui favorisait leurs vues ambitieuses. Les sages, songeant gravement à améliorer ce qu’il fallait détruire, et proposant des amendements à la méthode de faire pousser des orateurs comme des champignons, pouvaient bien n’être que de grands enfants.

 

IV. Influence de la déclamation sur le talent de Juvénal.

Ce fut au milieu de ces fausses passions, de ces mœurs exagérées, de ces événements embrouillés de l’école, parmi des pirates enchaînés sur le rivage, des tyrans ordonnant à des fils de couper la tête à leurs pères, des oracles consultés en temps de peste, et répondant qu’il fallait immoler aux dieux trois jeunes filles ou davantage[11] ; ce fut dans le bruit confus des tourments du pauvre, des jumeaux languissants, des sépulcres enchantés, des poisons versés, des cadavres mangés, des abeilles du pauvre, des otages d’un ami, titres bizarres qu’on donnait aux déclamations, que Juvénal se prépara aux mâles inspirations de la poésie satirique. Ce fut après de longues années passées dans ce monde faux, dans cette atmosphère de vices sortis du cerveau des rhéteurs, qu’il songea à jeter un regard sévère et sain sur le monde où il vivait, sur cette fange de vices réels qui fermentait autour de lui. Il apporta dans ce travail une imagination remplie de passions extraordinaires, et je ne sais quelle habitude d’indignation factice qui devait lui grossir tous les objets, une sorte de colère de tête, prompte à éclater dans les mots, sans attendre que l’âme et la pensée fussent montées à ce ton.

Juvénal écrivit tard. Or, à l’âge où l’on peut supposer qu’il remplit ses tablettes de cire, pour parler comme lui, il ne pouvait plus guère avoir d’illusions, même sur cet art de la déclamation qu’il avait cultivé obscurément, non pour s’avancer au barreau, ni pour se pousser à la cour, mais peut-être pour tuer le temps, ou simplement pour s’effacer. Aussi se moque-t-il, en deux ou trois endroits, des déclamations et de ceux qui en enseignent l’art à la jeunesse. Et moi aussi, dit-il plaisamment, j’ai conseillé à Sylla d’aller chercher le sommeil dans la condition privée[12]. Et ailleurs : Voilà Vectius, le rhéteur, au milieu de ses nombreux élèves qui s’exercent à juger les tyrans[13]. Et ailleurs, faisant allusion à leurs chaires silencieuses : Plus de ravisseurs, dit-il ; les poisons répandus se taisent ; plus de mari ingrat et méchant. Les rhéteurs se font avocats, et vont plaider au barreau de vrais procès[14].

Il est vrai qu’en un autre endroit, il paraît leur vouloir du bien, car il se plaint qu’on paie plus cher les maîtres de musique, auxquels, dit-il, on prodigue l’or, tandis que les rhéteurs sont rétribués en rations de blé[15].

Quoi qu’il en soit, quand Juvénal s’aperçut des ridicules de l’institution, il était trop tard pour s’en corriger. Il ne put s’affranchir As lieux communs où il avait passé ses plus belles années. L’exagération, le luxe des développements, l’amour du paradoxe, cette colère sans conviction, et par cela même sans mesure, tous ces ressouvenirs des habitudes de l’école, faussèrent son génie naturellement nerveux et sobre : car, ainsi que le remarque Pétrone, ceux qui étaient nourris dans ces exercices ne pouvaient pas plus conserver un goût pur, que ceux qui vivent dans les cuisines ne peuvent sentir bon[16].

Il est arrivé à Juvénal que plus la nature de son talent était antipathique avec les procédés de l’école, plus ce talent a dû être altéré par une longue et malheureuse pratique de ces procédés. Par exemple, le talent de Juvénal est principalement un talent de style ; ce style est savant, subtil, et d’une traîne si serrée, que la pensée y étouffe en plus d’un endroit. On ne peut pas lire Juvénal avec paresse, à bâtons rompus, comme Horace ; il faut le lire avec toutes ses facultés tendues, et comme avec une loupe, tant il veut faire entrer de choses sous les mots. Or, dans l’école, le style enseigné, c’est le style abondant, plein, périodique, quoique ce ne soit que le style lâche et diffus qu’on en rapporte. Que résultera-t-il de cette contradiction entre la nature du talent de Juvénal et son éducation ? Ne pouvant lâcher son style, c’est son sujet qu’il lâchera ; ou plutôt, selon que le caractère ou l’habitude dominera, il sera serré jusqu’à l’excès pour des choses qui demanderaient du développement, ou développé jusqu’à l’épuisement pour des choses qui demanderaient peu de mots ; contradiction qui le rend inégal, et le fait lire avec fatigue.

Juvénal était fait pour des compositions calmes, reposées, où il eût été plus occupé de se châtier que de s’étendre, et plus soucieux de donner à toutes les parties de sa pensée la précision et le fini d’un bas-relief, que de déborder comme le rhéteur Isée[17]. Mais l’école lui ayant enseigné l’art de s’emporter et de courir comme la bacchante, il s’emporte et il court ; toutefois, on sent qu’il est retenu par une main invisible, ce qui le fait paraître déjà tout haletant au bout de quelques pas. Tour à tour l’inspiration et l’école se le disputent, mais ni l’une ni l’autre ne peuvent l’avoir tout à fait ; de là son allure pénible ; quand il déclame, il n’a pas la suite superficielle ni la facilité d’un bon déclamateur ; quand il pense fortement et se serre, il n’a pas cette simplicité qui est la clarté des poésies profondes.

Juvénal se sert peu de la forme du dialogue ; il enseigne, il déclame, comme du haut d’une chaire ; il soutient une thèse à la manière des rhéteurs ; il déploie un art infini, qui éblouit et qui fatigue ; il applique la pompe de l’épopée aux choses les plus vulgaires, et il est si grave, jusque dans ses obscénités, qu’on voit bien qu’il ne s’y plaît pas comme à des souvenirs de libertinage, mais comme à des hardiesses de son art. Il a peu d’invention poétique ; il s’en tient à son thème ; sans s’égarer à droite et à gauche, comme fait Horace, lequel se met en route sans parti pris, et change de sujet dans son sujet. Voilà pourquoi il est si difficile de donner un titre précis aux satires d’Horace, au lieu qu’on peut résumer par un mot chacune de celles de Juvénal. En outre, Juvénal est toujours en colère ; ses plaisanteries, souvent très fines, ne sont jamais gaies. On sent que s’il n’avait pas été aux écoles, il aurait pu rire de bon cœur ; mais son rire est celui d’un homme qui se croit tenu à tant de gravité, qu’il veut la garder même en riant ; ou bien, si vous voulez, c’est le rire d’un homme qui en a perdu l’habitude. On aime encore mieux sa colère plus apparente que vraie, qui ressemble un peu à celle de ses camarades d’étude, quand ils faisaient la leçon à un tyran.

Sous le cynisme effronté de Pétrone, sous sa gaieté libertine, il y a plus de colère réelle et plus d’arrière-pensées courageuses que sous l’indignation de Juvénal. C’est peut-être pour cela que Pétrone conspira contre Néron, et s’ouvrit les veines, au lieu que Juvénal ne conspira contre personne, et mourut dans son lit. Toutefois son exaltation fait, à première vue, une singulière illusion. On a presque honte, en le voyant si emporté, de se sentir plus froid que lui ; mais quand on l’a lu de plus près, c’est lui qu’on trouve froid. On s’aperçoit bientôt qu’il est monté sur un trépied auquel il manque le Dieu ; et si, dans ce moment-là, il tombait sous la main quelques-unes de ces pensées de Tacite, si pleines de mélancolie et de découragement, ou seulement une phrase sèche et nue de Suétone, où le fait est raconté et comme enregistré sans réflexion, on serait assurément plus ému.

 

V. Tableau de la catastrophe de Séjan.

Un des plus beaux morceaux, non seulement du recueil de Juvénal, mais de la poésie latine, c’est assurément le tableau de la chute de Séjan. La satire des Vœux n’a pas de plus bel endroit, et cette satire est elle-même la meilleure de Juvénal. Le poète y est dans tous ses avantages ; le morceau est sans défaut, et pourtant l’impression qu’on en reçoit n’est pas celle que produisent les œuvres parfaites. A quoi cela tient-il ? à ce que la déclamation a passé par là. On en va juger.

Voici le morceau :

Il en est que précipite le pouvoir, objet d’une si violente envie ; ils sont accablés par la longue et brillante liste de leurs honneurs. Les statues descendent de leur base et suivent le câble. La hache brandie contre les roues mêmes du char les met en pièces ; elle brise jusqu’aux jambes des chevaux innocents. Déjà le feu pétille, déjà, dans la fournaise embrasée par le soufflet, rougit cette tête adorée du peuple : le colossal Séjan éclate et se dissout. Et de cette face, la seconde de l’univers, voici qu’on fabrique des vases, des bassins, des poêles à frire, des cuvettes !

Orne donc ta maison de laurier ; conduis au Capitole un grand taureau blanc : Séjan est traîné au croc et livré en spectacle ! Et tout le monde de se réjouir. — Quelles lèvres il avait et quel visage ! Jamais, croyez-m’en, je n’ai aimé cet homme. Mais sous quelle accusation a-t-il succombé ? quel délateur, quels indices, quels témoins l’ont dénoncé ?Rien de tout cela. Une longue et verbeuse lettre est venue de Caprée. — Fort bien ; je n’en demande pas plus. — Mais que fait la tourbe de Remus ?Ce qu’elle a toute jours fait ; elle passe du côté de la fortune, et elle hait les condamnés. Ce même peuple, si Nursia[18] eût accompli les vœux du Toscan, et si la vieillesse sans défiance du prince eût été accablée, ce même peuple, à l’heure où je parle, proclamerait Séjan Auguste. Depuis que nous ne vendons plus nos suffrages, il ne se soucie plus de rien : lui, qui jadis distribuait commandements, faisceaux, légions, tout, il se tient chez lui ; il n’a que deux soucis et ne désire que deux «choses : du pain et des jeux.

On dit qu’il en périra bien d’autres. — N’en doutez pas, la fournaise est vaste ; je viens de rencontrer tout pâle mon ami Brutidius, près de l’autel de Mars. Je tremble qu’Ajax vaincu ne sévisse, pour avoir été mal défendu. Courons vite, et pendant que le cadavre gît sur le rivage, allons donner notre coup de pied à l’ennemi de César. Mais surtout soyons vus de nos esclaves, de peur qu’ils ne démentent leur maître, et ne le fassent traîner en justice la gorge serrée. — Tels sont les propos qu’on tient sur Séjan. Voilà ce que la foule murmure tout bas.

Veux-tu être salué à l’égal de Séjan ? avoir tout ce qu’il avait, donner à l’un la chaise curule, à l’autre le commandement des armées, passer pour le tuteur du prince confiné sur l’étroit rocher de Caprée, avec son troupeau de Chaldéens[19] ? Tu veux « du moins commander des primipiles, des cohortes, une élite de chevaliers, un camp dans Rome ?Pourquoi non ? Ceux mêmes qui ne veulent pas tuer, sont jaloux de le pouvoir. Mais cet éclat, ce bonheur, sont-ils de si grand prix qu’il faille les payer de tant de maux ?

Aimes-tu mieux porter la prétexte, comme ce misérable qu’on traîne au croc, que d’être une puissance à Fidène ou à Gabies, ou bien un pauvre édile en haillons, jugeant des délits de fausse mesure, et brisant des vases frauduleux dans Ulubre déserte ? Séjan, de ton aveu, n’a donc pas connu ce qu’il fallait souhaiter. En désirant des honneurs sans mesure, en étant insatiable de richesses, il entassait l’un sur l’autre les étages d’une tour immense, pour tomber de plus haut, d’une chute plus rapide et avec plus de fracas ! (Satire x, 56-107.)

La peinture de la catastrophe est très belle ; c’est la beauté qui convient à la satire. Le sérieux en est mêlé d’ironie. Si le poète satirique n’est pas pour le personnage qui tombe, il n’est pas non plus pour le dur vieillard qui triomphe. Quelle hardiesse dans les figures ! Crepat ingens Sejanus ! Oui, c’est Séjan lui-même qui éclate ; il ne reste déjà plus du héros que les débris de sa statue mise en pièces par le peuple.

Le dialogue entre ces deux hommes modérés qui s’entretiennent de l’événement, rappelle les meilleurs d’Horace. Ni l’un ni l’autre n’ont été les courtisans de César ni de son favori ; vrais types des honnêtes gens au milieu des révolutions, qui ne donnent prise ni aux faveurs de la fortune ni à ses retours. En dehors de cette scène, où les rôles sont si brillants mais si périlleux, ils jugent des coups de théâtre, sans passion, sans colère, mais aussi sans illusion. Séjan, Tibère, et sa longue lettre venue de Caprée, le peuple, chacun a son trait ; et le peuple n’a pas le moins sévère. Peuple bien cligne en effet de Séjan et de Tibère, que cette tourbe de REmus qui suit toujours la fortune et se déclare contre tous les vaincus !

Le carnage des amis de Séjan, ces égorgements en masse par lesquels Tibère se vengea tout à la fois en tyran qui avait eu peur et en fourbe qui avait été dupe, sont prédits en quelques mots terribles, dans leur simplicité ironique. Il en mourra bien d’autres ; la fournaise est vaste.... Je viens de rencontrer Brutidius ; il était tout pâle. Ce Brutidius périt en effet dans la conspiration de Séjan. Il avait, dit Tacite, de grands talents ; mais dans son ardeur de dépasser d’abord ses égaux, puis ses supérieurs, enfin ses propres espérances, il se perdit. C’est le sort de certaines gens qui méprisent une fortune lente, mais sûre, et qui préfèrent les avantages prématurés, avec le risque de les payer de leur vie[20]. Quelle profondeur dans cette réflexion sur Tibère : Je crains qu’Ajax ne sévisse, comme ayant été mal défendu ! Le trait qui suit nous donne la mesure de la servitude où Rome était plongée : Courons, allons donner notre coup de pied au cadavre de l’ennemi de César. Et surtout, que nos esclaves en soient témoins ! Certes, nos deux interlocuteurs ne sont pas gens à faire ce qu’ils disent ; l’obscurité de leur condition les en exempte ; mais ils savent qu’il y allait de la vie à ne pas le faire, et que pour le faire utilement, il fallait y être vu par ses esclaves. S’ils étaient des personnages de marque, qui sait s’ils n’achèteraient pas la sécurité à ce prix ?

La suite sent un peu le lieu commun de l’école : Veux-tu avoir le rôle de Séjan ?.... Et ceci : Aimes-tu mieux être Séjan, au risque de finir par le croc des Gémonies, que d’être un petit magistrat de Fidènes ou d’Ulubre ?.... Qui prouve trop ne prouve rien ; c’était le défaut de la logique des écoles de déclamation. Mais l’image de cet édifice à plusieurs étages qui s’écroule avec fracas, est sublime.

Que manque-t-il donc à ce morceau pour nous contenter ? Quelque chose qui dise : la catastrophe est méritée. Séjan est trop ménagé. Peu s’en faut même que les réflexions sur sa condamnation sans jugement, sans témoins, sans indices, et sur la lâcheté de ce peuple qui foule aux pieds celui qu’il eût proclamé Auguste, ne le rendent intéressant. Pour le poète, Séjan n’est qu’un ambitieux. Il a voulu trop d’honneurs, il a été insatiable de richesses ; il a payé de la vie l’accomplissement de vœux indiscrets. Il avait mal calculé, il ne connaissait pas les vrais biens. Où donc est l’adultère qui corrompt la femme de Drusus, et se sert de la main de cette femme pour empoisonner son mari ? Où est le misérable qui entreprend de détruire la famille de l’empereur par l’empereur lui-même ? Où est le meurtrier juridique de Crémutius Cordus ? Où est le ministre aux haines duquel il fallait se prostituer pour arriver aux emplois publics ? Où est le favori qui a réussi à se faire un nom exécrable sous le règne et à côté de Tibère ? L’idée de l’inanité des vœux domine le morceau, comme il domine la pièce ; l’idée du châtiment qui suit le crime en est absente. Or, on ne sert pas la morale en montrant aux hommes la mauvaise issue de tous leurs désirs ; on peut la servir en leur faisant voir que personne n’est criminel impunément.

La vanité des vœux est sans doute un côté de la morale de cette catastrophe ; mais c’est le moins saisissant. Il était d’ailleurs plus favorable à la description, aux tableaux, aux mouvements ; aussi a-t-il plus tenté Juvénal. Là encore les habitudes de l’école se trahissent. Le thème de Séjan présenté comme victime de son ambition est un thème d’école.

Il en est de même de la pensée générale de cette satire. Dire que la puissance, le génie, l’éloquence, la gloire des armes, la beauté du corps, une vie longue, sont des dons qui coûtent cher, soit ceux qu’on a reçus de la nature, soit ceux qu’on doit à ses propres efforts ; qu’on court moins de risque à vivre dans un grenier qu’à posséder les jardins de Sénèque ; que les voleurs ne sont pas à craindre pour qui n’a rien dans sa poche ; que l’homme qui voyage de nuit, n’eût-il sur lui qu’un petit vase d’argent, a peur du frémissement d’un roseau sur lequel se jouent les rayons de la lune, tandis que le voyageur qui n’a -rien chante au nez du voleur ; qu’il vaut mieux juger des délits de faux poids à Gabies, en toge râpée, que de finir comme Séjan par le croc des Gémonies : c’est plaider une de ces causes où l’on a trop raison, c’est déclamer. Il ne sert à rien non plus, comme fait Juvénal à la fin de sa pièce, de réduire ce que nous pouvons souhaiter à ceci : un esprit sain dans un corps sain ; une âme forte qui n’ait pas peur de la mort, et n’y voie qu’un bienfait des dieux ; qui préfère les travaux d’Hercule aux amours et au duvet de Sardanapale. Car à quoi employer cet esprit sain, et cette force d’âme ? Comment user de ses talents ? Quels sont ces travaux d’Hercule ? Je reconnais là l’inconséquence du stoïcisme. Voilà son sage, détaché, isolé, en l’air, aspirant à une perfection stérile. Combien la philosophie chrétienne est plus conséquente ! Elle rend le sage au monde ; elle lui conseille d’appliquer cet esprit sain, cette force d’âme aux affaires, sans exclure les plus brillantes et les plus périlleuses. Elle permet l’ambition aux grands talents, lesquels ne sont donnés à quelques-uns que pour le service de tous. Mais elle leur dit : Paye en bienfaits le loyer des dons que tu as reçus ; fais le bien, même le bien pour le mal. Toute la conduite est réglée. Rien n’est sans explication. L’activité se concilie avec la vertu.

Mais Juvénal, comme Tacite, comme Sénèque, car ils se ressemblent tous par cette inconséquence de leur morale, ne pouvaient pas en dire plus. Avec des dieux auxquels ils croyaient ou dont ils doutaient selon leur humeur, c’était beaucoup qu’ils se fissent un idéal du sage, sauf à le laisser sans direction. Le christianisme allait se charger de le conduire.

 

VI. Action de la satire sur les mœurs. - Horace et Juvénal.

Il faut reconnaître que la satire contemporaine a peu d’action sur les sociétés. Je ne sache que deux choses qui soient propres à réformer les mœurs d’un peuple, si cette réforme est possible, c’est la religion et le théâtre ; la religion, qui châtie les vices ; le théâtre, qui s’en moque. Dans un pays, par exemple, qui aurait des croyances, et qui craindrait le ridicule, je crois qu’un vice scandaleux aurait de la peine à tenir, si les mêmes hommes entendaient le matin un saint prêtre le flétrir au nom de la religion, et le soir un poète rieur et fin le couvrir de ridicule. Par conséquent, la satire, qui est une sorte de milieu entre ces deux influences, ne peut .faire peur aux vices qu’autant qu’elle sait emprunter avec supériorité, soit quelques-unes de ses foudres à la religion, soit quelque pièce de son armure légère au théâtre.

Horace a parfaitement rempli ce dernier rôle. Voilà pourquoi ses satires ont pu, de son vivant, sinon réformer les mœurs, du moins sauver quelques apparences ; or les apparences sont une partie essentielle de la morale publique. Il est vrai qu’il se montrait coulant, d’une vertu peu sévère, et qu’il prenait les mœurs comme Auguste les hommes, en flattant les vieilles vertus, mais en inclinant aux vices du temps ; il est vrai qu’il était prudent, qu’il s’entourait de précautions pour parler aux hommes corrompus, qu’il avait peur qu’on ne le crut en faveur, qu’il se faisait petit et humble pour donner le change à ses envieux, qu’il tournait autour des vices, n’osant les attaquer de front ; mais il est vrai aussi qu’il dut répandre le goût des vertus privées dans un pays où il n’y avait plus de place pour les vertus publiques.

Horace entre dans vos faiblesses ; il vous dit : Voyez, je suis un pourceau du troupeau d’Épicure. Mais qu’on ne s’y fie pas ; quand on croit l’avoir pour soi jusqu’au bout, il vous tourne le dos et se moque de vous. Il gourmande ses amis eux-mêmes d’un ton doux, en leur serrant la main, et il baise les blessures qu’il leur fait. En outre, au lieu de ces maximes générales de vie spéculative, dont Juvénal est plein, espèces de formules qui ne font pas plus d’effet sur les âmes corrompues que les consolations sur les gens désespérés ; au lieu de ces apophtegmes de morale universelle, qui indiquent ce qu’on doit faire plutôt que ce qu’on peut faire, Horace nous donne de ces vérités d’expérience, de ces préceptes de détail, de ces petites vertus d’intérieur, qui ne sont pas dans les livres, mais qui s’apprennent, dans le commerce des hommes, avec l’expérience et les cheveux blancs. Sa moquerie est douce, gaie, pénétrante. Devant les autres, on ne paraît pas en avoir été atteint ; rentré chez soi, on trouve le trait sous sa toge. La satire d’Horace est venue dans un temps de luxe et de paix, où les caractères étaient un peu pâles, et où le vice même se couvrait d’un vernis de bon ton et d’élégance ; elle s’est attaquée à des travers moins monstrueux, et par conséquent plus communs. Voilà pourquoi elle est encore d’une application si populaire.

La satire de Juvénal n’a ni l’un ni l’autre des deux caractères dont j’ai parlé. Quant à la religion, ce qu’il en a dit en se moquant ôte toute autorité aux endroits où il en parle sur le ton sérieux. Je ne sais s’il a rien écrit de plus fin, et même de plus gai que cette raillerie sur l’état des dieux, avant que le monde fût corrompu.

Ainsi vivaient les habitants du Latium, avant que Saturne fugitif quittât son diadème pour la faux des moissonneurs. Alors Junon n’était qu’une petite fille, et Jupiter un simple particulier dans les antres de l’Ida ; alors les dieux n’avaient point de banquet au-dessus des nuages, et leurs coupes n’étaient remplies ni par l’enfant d’Ilion, ni par la belle épouse d’Hercule, ni par Vulcain essuyant ses bras noircis à la fumée de Lipari, après avoir vidé des coupes de nectar. Alors chacun des dieux dînait seul : la foule n’en était pas si nombreuse qu’aujourd’hui, et l’Olympe, content d’un petit nombre de divinités, pesait moins sur les épaules du malheureux Atlas.... (Satire XIII, 39.)

Chose singulière ! dans cette même satire où il se moque des dieux, il attribue au mépris qu’on en fait tous les maux qui affligent la terre. Ce n’est pas la seule inconséquence religieuse de notre poète. Seulement, quand il est incrédule, sa franchise perce à travers ses précautions ; on remarque sur ses lèvres un sourire de dédain pour ce culte usé qui s’en va en superstitions de vieille femme, depuis que les mœurs ne le soutiennent plus. Au contraire, quand il affecte de la foi, on sent qu’il se sert des noms officiels de la religion païenne, pour s’adresser au dieu inconnu de Socrate, ou plutôt que les dieux ne lui sont venus à l’idée que comme un des lieux communs de l’école, du développement le plus facile et le plus à effet.

La société d’Horace tournait à la corruption : celle de Juvénal était pourrie. Aussi le ridicule, qui pouvait être une arme assez forte contre la première, se serait émoussé contre la seconde. Juvénal n’en essaya pas ; ce n’était ni possible, ni dans son génie. Les moindres vices étant des crimes, il y avait plutôt lieu à s’indigner qu’à rire. Juvénal s’indigna donc ; mais il attendit prudemment que les personnages de ses satires fussent couchés le long de la voie Latine et de la voie Flaminienne ; et il laissa passer devant lui, sans se prononcer, quarante ans de crimes et de folies, pendant lesquels il dépendit du hasard, qui fait qu’un prince est bon ou mauvais, que Rome se précipitât dans la débauche et la délation, ou qu’elle se contraignit et qu’on ne s’étonnât plus d’y être en sûreté.

La satire de Juvénal n’a donc pas eu d’action sur l’époque où il a pris ses portraits. Si elle eût été aussi courageuse qu’elle est âpre, si Juvénal eût attaqué les gens de leur vivant, je doute que sa franchise n’eût pas été plus dangereuse pour lui que profitable aux mœurs. Aujourd’hui, quel fruit tirer de toute cette froide exaltation contre des vices extraordinaires qui dégoûtent plus qu’ils ne corrompent, et dont plusieurs, grâce à Dieu, ont péri avec Rome ? Quelle application en pouvons-nous faire à nos petites faiblesses de gens civilisés, à nos compromis secrets avec la conscience, à ce train journalier de vices polis et peu bruyants, auquel Horace fait encore une petite guerre si utile, de sa campagne de Sabine, et à dix-huit siècles de nous ? Restent donc à Juvénal quelques principes généraux de philosophie et quelques maximes de morale professorale, qui n’obtiennent rien de l’homme, pour vouloir en exiger trop ; espèces d’abstractions stoïciennes, d’une application si difficile, que si quelqu’un entrait dans la vie armé et enveloppé de ces maximes, il ne s’y trouverait ni moins nu ni moins vulnérable, et ne s’irait pas moins heurter contre toutes choses. Quant à ces préceptes de détail, où excelle Horace, Juvénal n’y a presque point songé, soit que ce fût un esprit plus vigoureux que fin ; soit qu’il eût été détourné par ses habitudes de rhéteur de descendre au détail de la vie ; soit que dans la société où il vécut, n’y ayant point de nuances dans les vices, mais tout étant grossier, tranché, monstrueux, une demi-morale, à la façon d’Horace, fût impossible. Je pencherais pour cette dernière opinion. En effet, à des maux extrêmes que peut opposer Juvénal, si ce n’est des remèdes extrêmes ? Sa recette, c’est la vertu ; mais quelle vertu ? — La vertu pure, absolue, dont l’âpre sentier peut seul conduire à une vie tranquille... (Satire X, 363.)

Du temps de Juvénal, pourtant, cette vertu était la seule protestation possible des gens de bien. Ils s’y renfermaient comme dans un sanctuaire et se livraient dans l’ombre à de stériles contemplations de cette divinité tombée ; ou bien, si leur âme chaude et impatiente les poussait à vouloir servir d’exemples et à faire tourner leurs vertus à l’amélioration des mœurs publiques, comme ils risquaient de succomber dans leur sainte entreprise, cette espèce de religion les aidait du moins à mourir et à faire des libations de leur sang à Jupiter libérateur[21].

 

VII. Politique de Juvénal.

Maintenant il est curieux de connaître quelles sont les idées politiques de Juvénal, si l’on peut appeler idées politiques d’énergiques malédictions contre les riches, et d’éloquents tableaux de la misère des pauvres. La satire III, où un certain Umbricus, ami de Juvénal, fait ses adieux à Rome, pourrait être regardée comme le plaidoyer du prolétaire contre le riche. Écoutez tous les griefs du pauvre. Son témoignage en justice ne compte pour rien. Qu’on produise devant les juges un homme aussi vertueux que Numa, aussi religieux que Cecilius Metellus, aussi aimé des dieux que Scipion Nasica : — Est-il riche ? demandera-t-on. — Combien a-t-il d’esclaves ? combien d’arpents de terre ? Tient-il table ? De ses mœurs, on ne s’en informe qu’en dernier. Celui-là qui a son coffre plein, est seul digne de foi. Le pauvre n’a pas même de crédit, quand il se dévoue aux dieux infernaux, pour garantir sa parole ; on croit que le pauvre méprise la foudre et les dieux, et que les dieux dédaignent de le punir[22].

Un rit de sa robe sale, on rit de ses souliers percés ou rapiécés ; la pauvreté rend les hommes ridicules, et c’est par là surtout qu’elle est un si grand mal. Si le pauvre se trompe de gradins, et va s’asseoir sur ceux des chevaliers : Sortez d’ici, lui crie-t-on, vous qui ne payez pas le cens, et faites place à la postérité de nos crieurs et de nos maîtres d’escrime ! Un père donne-t-il sa fille à un pauvre ? Le pauvre est-il jamais nommé dans les testaments, ou consulté par l’édile[23] ?

Le pauvre est ruiné par un incendie ; son grabat, les six coupes qui décoraient son buffet, son petit vase, sa statue couchée de Chiron, son vieux coffre, où des livres grecs étaient mangés aux vers, tout cela périt. Lui-même quitte sa cellule dévastée, et nu, mourant de faim, il n’obtient de personne ni pain ni gîte. Que le feu prenne au palais du riche, c’est un malheur public ; les dames romaines se déchirent les cheveux ; le préteur suspend ses audiences ; les dons pleuvent de toutes parts : l’un offre le marbre pour rebâtir le palais ; l’autre, les statues ; un troisième, les livres, les tablettes ; un quatrième, des boisseaux d’argent ; tout le inonde est si généreux pour ce riche, qu’on pourrait le soupçonner d’avoir brûlé sa maison[24].

Mais que doit faire le pauvre, ô Juvénal, pour changer son sort ?

Les pauvres romains, nos ancêtres, auraient dû s’exiler tous ensemble de leur patrie. (Satire III, 169.)

Triste conseil en vérité, non pas seulement parce qu’il n’eût remédié à rien, mais parce qu’il est d’un homme qui n’en sait pas de meilleur. Et ce n’est pas seulement Juvénal qui ne sait quel conseil donner au pauvre, ce sont tous les philosophes de son temps ; c’est le stoïcisme si hardi en apparence, et si résolu, c’est tout ce que la vieille religion de l’État comptait de croyants, vrais ou faux, qui pouvaient avoir quelque souci des malheurs de la patrie.

Si vous demandez à Sénèque, à cet homme si fin, si délié, qui trouve des raisons à tout, ce que dois faire le pauvre pour sortir de ses misères :

Mourir, répond Sénèque.

Oui, mourir ; oui, grossir le nombre des suicides, tout exprès pour que Sénèque triomphe et écrive à son ami Lucilius : Voyez donc, mon ami, combien d’hommes qui meurent volontairement, et concluez-en qu’il est bien aisé de mourir !

Si vous demandez à Tacite, à cet homme si profond, qui pénètre si avant dans les âmes corrompues, qui a une si grande connaissance des méchants, ce qui reste à faire au pauvre et à l’opprimé, au milieu de ces princes qui ensanglantent Rome, de ces armées qui vendent l’empire, de ces délateurs engraissés de confiscations, de ces mers pleines d’exilés ;

Tacite ne répond rien. Tacite ne s’occupe que des faits consommés et de leurs causes ; l’avenir n’est pas de son domaine. Tacite a des tableaux à faire, et non des conseils à donner. Tout ce qu’il pourrait conseiller, c’est qu’on fît comme lui ; qu’on s’arrangeât de ce qui est ; ou bien encore, qu’on fit des conspirations, pour lui fournir des sujets de tableaux.

Si l’on demande conseil à Juvénal ;

Retirez-vous au Mont sacré, vous dit-il.

Tous ces grands esprits voyaient bien le mal de la société romaine, et le proclamaient plus ou moins haut, dans la mesure de leur courage ; tous décrivaient à merveille les divers aspects de cette corruption immense ; tous en savaient tirer de beaux effets de style ; tous en dissertaient avec tant d’esprit et de sang froid, qu’on ne saurait dire si, à l’exemple de ce riche, joyeux de voir sa maison brûler, parce que les dons lui en rendront une plus belle, ils n’étaient pas au fond assez satisfaits d’une confusion si féconde en tableaux, et qui prêtait tant aux effets de style. Tous enfin, de bonne foi ou, par forme oratoire, s’attristaient unanimement sur les vices et les misères de leur temps : mais pas un n’indiquait de remède ; car je n’appelle pas de ce nom la recette de suicide si vantée par Sénèque et qui ne pouvait être, après tout, qu’un remède individuel. Ils pensaient, ils parlaient, ils écrivaient, comme si le monde dût finir avec eux. Ils ne voyaient la postérité qu’en gens de lettres ; ils s’inquiétaient jusqu’à un certain point si elle les lirait, mais non comment on y vivrait. Ils se sentaient arrivés à une fin, et comme acculés à un abîme ; mais, au lieu de regarder au delà, ils s’asseyaient gravement sur les bords de cet abîme, subtilisant sur le peu de mal qu’on se faisait en y tombant ; quelquefois tournant la tête vers le passé, jamais ne songeant à l’avenir, jamais n’en prononçant même le nom. Quelques-uns parlaient de l’immortalité de l’âme, soit par respect pour la religion de l’État, soit pour ex-poser à ce sujet leurs doutes ingénieux : très peu y croyaient. Enfermés dans ce cercle sans issue, et ne pouvant ni ressusciter le passé, ni rendre le présent meilleur, ils avaient pris le parti de faire de la littérature surtout et de tout, et de ne voir, dans les affaires humaines, que des sujets de livres : seulement ceux qui avaient un grand talent apportaient à cette occupation une gravité qui a souvent fait illusion sur la portée politique ou philosophique de leurs desseins.

 

VIII. Les chrétiens.

Qui donc savait quelque chose sur l’avenir ?

Il y avait alors des hommes dont Juvénal a décrit le supplice avec l’indifférence d’un incrédule qui voit supplicier des fanatiques ; des hommes dont Sénèque n’a pas osé dire du bien, quoique beaucoup de choses prouvent qu’il eu pensait ; des hommes dont Tacite a écrit, soit préjugé soit plutôt ignorance, que c’était une caste odieuse pour ses crimes, qui commençait à infecter Rome, où vont se jeter, comme dans un égout, toutes les choses infâmes ; des hommes que Suétone déclare infectés d’une superstition malfaisante, et dont il compte les supplices parmi les actes louables du règne de Néron ; que Quintilien ne semble pas avoir aperçus, et qu’il n’a pas nommés ; que Pline le jeune voulait bien reconnaître comme d’assez bonnes gens, et de meurs inoffensives, tout en déclarant, comme Suétone, leur superstition mauvaise, excessive, ce qu’il prouvait en mettant à la torture de pauvres filles esclaves ; des hommes dont Trajan disait qu’il ne fallait pas les rechercher, mais que s’ils étaient accusés et convaincus, il les fallait punir, à moins qu’ils ne consentissent à invoquer les dieux et à se prosterner devant son image. Or ces hommes s’assemblaient à certains jours, avant le lever du soleil, et chantaient des cantiques en l’honneur de leur Seigneur, et s’engageaient par serment, non pas à conspirer contre César, ni à lui refuser le tribut de leur argent ou de leurs vies, mais à ne commettre ni vol, ni fraude, ni mensonge, ni adultère, mais à ne pas nier un dépôt, ce que Juvénal appelait presque une peccadille qui ne valait pas qu’on s’en plaignit, dans le courant de vices où Rome était plongée. Après cela, ils se séparaient pour assister, par petites réunions, à des repas fraternels ; et quand les- officiers du proconsul venaient leur défendre, au nom de l’empereur, de vaquer en commun à leurs rites, ils ne s’assemblaient plus, ils ne chantaient plus, ils ne dressaient plus la table du festin.

Mais déjà les temples de la vieille religion étaient déserts, et ceux qui faisaient leur état de vendre des victimes ne trouvaient plus d’acheteurs ; et sous cette pourriture de l’empire, tantôt exposée à nu, tantôt voilée de quelques victoires, il y avait un mouvement de régénération lente, qui échappait aux esprits les plus éclairés, et qui n’était aperçu que de Dieu. C’est qu’en effet il était bien difficile de comprendre que le faible fit le fort, que la caste fût le vrai peuple, et que ceux-là (lui n’a ;-aient point de grands poètes pour compatir à leurs misères, point d’historiens pour recueillir leurs obscurs combats contre la chair et la tentation du mal, point de flatteur habile et puissant pour les soutenir auprès des Césars, mais qui avaient de pauvres servantes, des hommes de la campagne, des soldats clairsemés dans les armées, et çà et là quelque humble ministre, homme ou femme, pour offrir au Christ les cœurs de tous ses frères, fussent plus capables de fonder une société nouvelle que tous les grands hommes de l’empire de traîner la vieille Rome quelques années de plus !

C’est là seulement qu’était la vie ; là, la morale applicable ; là, l’avenir politique et religieux du monde. Ces hommes simples étaient plus instruits en économie sociale et plus savants en l’art de vivre que les historiens et les rhéteurs. Ils commençaient par où il faut commencer, c’est-à-dire qu’ils réformaient les mœurs privées pour restaurer les mœurs publiques. Au lieu de protester contre le siècle, sauf à se laisser aller à son flot, comme faisaient les grands hommes de l’empire, en conciliant péniblement leur honnêteté et leur bien-être, ils songeaient à mortifier leurs passions, à faire taire leurs mauvais désirs, à fermer leurs oreilles aux paroles déshonnêtes et leur âme au scandale ; les pauvres, à ne pas envier les riches ; les esclaves, à ne pas dénoncer leurs maîtres ; les hommes libres, à traiter en frères les esclaves ; et tous, à se retirer silencieusement du siècle, pour n’y laisser que ce qui appartenait à l’empereur, à savoir leurs corps et leurs biens. Et quand Pline le jeune leur ordonnait d’adorer l’idole muette, à laquelle il ne croyait pas tout le premier, ou d’offrir l’encens à l’image de César, ils tendaient la gorge aux exécuteurs, car ils ne savaient pas s’ouvrir les veines : c’était une mort trop savante et trop théâtrale. Or, ce fut parce que ces chrétiens avaient la science de vivre et de mourir à propos, que les barbares, en se jetant sur le vieux monde romain, n’y trouvèrent pas seulement des hommes endormis et des morts, et que la civilisation ne fut pas surprise et étouffée dans le sommeil ; ce fut grâce à ce qui était appelé par tout l’empire une secte, une superstition, une peste, et souvent n’avait pas de nom, faute par les sages du temps d’en trouver d’assez dédaigneux, que les blondes peuplades du Nord, qui poussaient devant elles, avec l’insouciance de la force, tout ce qui était de l’ancien monde, et qui ne s’étaient arrêtées ni devant ses arts, ni devant ses orateurs, ni devant ses poètes, s’arrêtèrent devant une croix de bois, et furent les premiers à s’inoculer le peu de vie qui animait encore un cadavre.

 

IX. Quelques personnages des satires de Juvénal.

Juvénal encadre dans des descriptions de quelques vers les différentes classes de la société romaine et chacun des vices généraux dont elle est travaillée. Cela fait comme autant de médailles qui représentent un côté de cette société. Ici ce sont les Juifs logés dans le temple et les bosquets de Numa, à qui l’on vend jusqu’à l’ombre de ces arbres d’où l’on a chassé les Muses ; là, les Grecs, espèce de factotum, qui venaient à Rome avec des ballots de figues et de pruneaux, et qui faisaient de tous les métiers : grammairiens, rhéteurs, géomètres, peintres, augures, saltimbanques, médecins et magiciens, flatteurs surtout et rampants. Les Grecs louent l’esprit d’un sot, la beauté d’un laid ; ils comparent un perclus à Hercule ; ils admirent la voix d’un enroué. Les Romains essayent d’en faire autant ; mais les Grecs seuls y réussissent. Ils ont ce double privilège, qu’ils flattent bassement et qu’on les croit. Pareils à ces libertins ruinés qui s’attachent aux jeunes gens de bonne famille, et les aident à se ruiner à leur tour, les Grecs s’attachaient à la ville éternelle, et la menaient aux lieux de débauche, comme une vieille courtisane enrichie qu’on enivre et qu’on dépouille ; nation comédienne, riant quand on rit, pleurant quand on pleure, grelottant avec ceux qui ont froid, suant avec ceux qui ont chaud, faisant le service de jour et de nuit, flairant la chaise percée du patron et le félicitant de la liberté de son ventre ; se poussant auprès des riches, et faisant éconduire les vieux clients qui avaient blanchi au service, et qui s’étaient levés toute leur vie avant le point du jour pour saluer les premiers le réveil du maître.

Pauvre client ! voyez ce que lui vaut son infatigable exactitude. Le maître et lui sont assis à la même table, l’un comme maître de la maison, l’autre comme invité. Au maître, on sert un vin qui date des consuls ou de la guerre sociale, un vin des coteaux d’Albe ou de Sétia ; au client, on donne d’un vin qui ne serait pas bon à dégraisser la laine. Le maître boit dans une large coupe d’ambre, enrichie de pierreries ; le client, dans une tasse fêlée, bonne à troquer contre des allumettes. Hélas ! l’eau du maître n’est pas même celle du client : un bel esclave d’Asie verse an maître une eau limpide ; le client reçoit un liquide bourbeux de la main maigre d’un Africain, qu’on ne voudrait pas rencontrer la nuit, près des tombeaux de la voie Latine. Au maître, le pain tendre et blanc comme la neige, le pain formé de la plus pure farine ; au client, une pâte compacte et dure, ou de farine moisie. Au maître, un poisson rare, apporté fastueusement dams un immense bassin, couronné d’asperges, et dont la queue semble narguer le client ; au client, de misérables coquillages, servis dans un plat mesquin, farcis avec une moitié d’œuf, offrande usitée pour les morts. Le maître arrose son poisson avec de l’huile de Venafre ; le client trempe son coquillage dans, une huile apportée d’Afrique, et qui sent la lampe. Les mousserons suspects sont servis au client, les champignons sains et délicats au maître ou roi. Le maître ou roi mangera, au dessert, des fruits dont le client n’aura que le parfum, des fruits qu’on croirait cultivés dans le jardin des Hespérides ; le client sera réduit à croquer quelques méchantes pommes, comme celles que picore un soldat novice quand il apprend du centurion à lancer le javelot. Pourquoi le maître en use-t-il ainsi ? Est-ce avarice ? est-ce orgueil ? Non, le maître ne veut que s’amuser du client : car quel mime peut être plus risible que la grimace d’un client désappointé ? Voilà donc pour quel prix, quittant dès l’aurore sa femme et ses enfants, le client gravit les Esquilies, et va grelotter le premier sur les froides dalles du palais du maître !

Le riche admire les poètes, mais comme l’enfant admire le paon, sans que la vue lui en coûte. Il leur prête sa maison pour lire leurs vers, ses clients et ses affranchis pour leur faire un fond de salle et les applaudir ; mais la lecture finie, il laisse à leurs frais le louage des gradins et de l’orchestre. Quelques-uns sont réduits à hypothéquer sur le succès futur d’une pièce, qui n’est pas faite encore, le payement d’un manteau ou d’un mauvais meuble. L’historien n’est pas plus heureux ; on le paye un peu moins cher qu’un greffier. Le grammairien voit son modeste salaire rogné par le gouverneur de son élève, et par l’économe qui paye le gouverneur. Encore n’est-il payé que quand il en appelle aux tribuns.

L’avocat qui n’a pas de vogue obtient, pour prix de ses sueurs, un jambon desséché, de mauvais poissons, de vieux oignons et quelques bouteilles de vin piqué. S’il touche une pièce d’or, il la lui faut partager avec les courtiers qui lui ont procuré l’affaire. Mais son collègue, qui est à la mode, avec moins de talent que lui, a toutes les causes, et en est payé en bon argent. C’est qu’il s’est fait couler en bronze sous son large vestibule, assis sur un cheval de bataille, l’œil enflammé, dans l’attitude d’un guerrier qui appelle les combats. C’est que le plaideur, avant de confier sa cause à un avocat, examine si un magnifique anneau d’or brille à son doigt, s’il a huit porteurs, s’il est suivi d’une litière et précédé d’un cortége d’amis revêtus de leurs toges.

Ailleurs ce sont les nobles, pirates des provinces, suçant jusqu’aux os la substance des rois, falsifiant les testaments, se déguisant en Gaulois, pour commettre les adultères ; cochers faisant voler les chars le long des sépultures de leurs pères, s’enivrant aux tavernes avec des assassins, des esclaves fugitifs, des bourreaux et des faiseurs de bières ; buvant à la même coupe et mangeant au même plat, ou bien descendant dans l’arène, et y vendant leur vie sans même qu’un Néron les y force !

On pourrait faire avec les portraits du poète une histoire domestique de Rome, dans les premiers siècles de l’empire. Son livre est un admirable complément de celui de Tacite ; c’est la chronique privée d’une époque dont Tacite a fait l’histoire publique. Toutefois il faudrait se garder d’une trop grande confiance, et faire la part des habitudes de déclamation du poète, et de ses colères posthumes, d’autant plus emportées qu’elles étaient moins périlleuses : précaution qu’on doit prendre même avec Tacite, lequel est trop souvent porté à croire à tout ce qui lui peut fournir un trait. Ces deux génies ont tant besoin d’événements sombres, et sont si à l’aise dans le désordre et le crime, qu’on peut les soupçonner, sans faire injure à leur probité, d’avoir vu plus de choses avec leur imagination qu’avec leurs yeux. Cela, d’ailleurs, peut se dire de presque tous les écrivains trop attachés à la forme. Entre le vraisemblable et le vrai, c’est l’effet qui décide.

 

X. Juvénal déridé et souriant.

N’y a-t-il donc, dans Juvénal, aucun morceau doux, agréable, qui repose l’esprit et déride le front, quelques vers aimables où le poète ne parle ni d’adultères, ni d’empoisonnements, ni de gloutonnerie, ni de pauvreté, ni de faste insolent, de ces vers qui soulagent le lecteur des continuels efforts d’indignation qu’il lui a fallu faire ? Il y en a ; mais il faut les chercher longtemps, et quand on les a trouvés, les relire à part, sans ce qui précède et ce qui suit, car ils ont le charme d’une jolie phrase musicale qu’on aurait démêlée et suivie avec peine dans le tapage d’un bruyant orchestre. Je sais deux de ces morceaux qui m’ont paru pleins de calme et de grâce ; je les citerai pour finir.

Juvénal écrit à Corvinus qu’il célèbre le retour de son ami Catulle, lequel vient d’échapper à un naufrage. Après un spirituel récit des dangers de Catulle, le porte s’écrie

Allons, esclaves, soyez attentifs, et qu’un silence religieux règne pendant le sacrifice : ornez le temple de guirlandes ; répandez la farine sur les couteaux sacrés, et recouvrez d’un gazon vert l’autel où flottent les bandelettes. Je vous suivrai bientôt, et dès que j’aurai accompli, comme il convient, les pieuses cérémonies, je viendrai dans ma maison couronner de fleurs mes petits pénates de cire fragile et luisante. Là j’apaiserai le Jupiter qui protégé mon foyer, j’offrirai l’encens à mes lares paternels, et je sèmerai à pleines mains toutes les couleurs de la violette. Déjà ma maison brille ; de longs rameaux ombragent ma porte, et les lampes matinales annoncent la fête que je prépare.

Que ces tendres témoignages ne te soient pas suspects, Corvinus. Catulle, dont je fête le retour par tant de sacrifices, a trois petits héritiers... (Satire XII, vers 83.)

Ce passage est charmant ; la poésie en est molle et facile, comme celle de Tibulle, comme celle des églogues. Le trait de la fin n’y gâte rien. C’est une allusion plus fine qu’amère à la cour qu’on faisait aux riches sans enfants, et à ces hécatombes que promettaient les coureurs d’héritages pour être couchés sur le testament. Juvénal est radouci par son sujet. Ailleurs, il aurait éclaté ; ici, il raille doucement : l’indignation n’est pas de saison un jour de fête.

Les vers suivants sont encore plus aimables et plus doux, par la pensée qu’ils expriment et qui est de tous les temps. Ce sont, à mon goût, les plus jolis vers du recueil de Juvénal. Ils ont d’autant plus de prix, que sa muse un peu guindée semble s’y détendre.

Umbricius, maudissant Rome, ses embarras et ses mille hontes, s’interrompt tout à coup et s’écrie :

Si vous aviez le courage de vous arracher aux jeux du cirque, vous pourriez acheter une petite maison riante à Sore, à Fabratère ou à Frusinone, avec le prix que vous coûte à Rome le loyer annuel d’un réduit ténébreux. Là, vous auriez un petit jardin, avec une source peu profonde où vous pourriez puiser l’eau à la main, sans le secours d’une corde, pour arroser sans effort vos légumes naissants. Ayez l’amour du labourage, aimez à cultiver vous-même un jardin qui fournisse de quoi donner un régal à cent pythagoriciens. C’est quelque chose, en quelque lieu solitaire qu’on vive, de pouvoir s’y dire le maître, ne fût-ce que d’un lézard !... (Satire III, vers 223.)

N’est-ce pas là, aujourd’hui encore, et ne sera-ce pas toujours le veau du poète et de ceux qui, n’ayant pas l’honneur d’être poètes, n’en ont pas moins le goût de la solitude et de la vie facile des champs ; surtout si, comme Juvénal et son ami Umbricius, ils ont une probité délicate et facile à s’effaroucher ; surtout s’ils payent de leur repos le triste privilège de vivre dans une ville et dans un temps qui ressemblent par plus d’un trait à la ville et au temps de Juvénal, entre autres par le grand nombre d’intrigants et de factotum, postérité directe des Grecs de Cicéron et de Juvénal !...

 

 

 



[1] Martial, livre XII, épigramme 18.

[2] Juvénal, satire XIII, vers 121.

[3] Juvénal, satire X.

[4] Suétone, Vies des douze Césars, Auguste, VI.

[5] Suétone, Vies des douze Césars, Néron, VIII. 2.

[6] Suétone, Vies des douze Césars, Caligula, LX.

[7] Homère, Iliade, chant III, vers 216.

[8] Démosthène faisait tour à tour ces trois choses.

[9] Quintilien, Institutions oratoires, livre XI, 3.

[10] Quintilien, Institutions oratoires, livre XI, 3.

[11] Pétrone, Satiricon, 1.

[12] Juvénal, satire I, vers 15.

[13] Juvénal, satire VII, vers 150.

[14] Juvénal, satire V, vers 168.

[15] Juvénal, satire VII, vers 174.

[16] Pétrone, Satiricon, 1.

[17] Isœo torrentior. (Juvénal, satire III, vers 74.)

[18] Ville d’Étrurie où Séjan était né.

[19] Les astrologues.

[20] Annales, III, 66.

[21] Tacite, Annales, XVI, 35.

[22] Satire III, vers 137.

[23] Satire III, vers 116.

[24] On a déjà vu dans Martial ce pauvre qui est chassé des radins réservés, et ce riche qui s’incendie lui-même pour bénéficier sur le feu.