ÉTUDES DE MŒURS ET DE CRITIQUE SUR LES POÈTES LATINS DE LA DÉCADENCE

 

PERSE OU LE STOÏCISME ET LES STOÏCIENS.

 

 

I. Les vers de Boileau sur Perse sont-ils un éloge ou une critique ?

Les partisans et les critiques de Perse se sont autorisés, pour ou contre ce poète, des deux vers que lui a consacrés Boileau, et qui, équivoques ou non, n’en sont pas moins admirables :

Perse en ses vers obscurs, mais serrés et pressants,

Affecta d’enfermer moins de mots que de sens.

J’aurais intérêt à voir dans ce jugement une critique plutôt qu’un éloge ; car je dois dire en commençant que je fais un médiocre cas de ce poète. Mais la vérité est que Boileau a bien entendu louer Perse, et point du tout le critiquer. Ce n’est pas le seul endroit où il parle de Perse : dans une de ses épîtres, il se qualifie de

Studieux amateur et de Perse et d’Horace.

Ce vers explique les deux autres. Boileau admirait Perse, et Boileau se trompait peu. Il y a donc de la hardiesse, si ce n’est pis, à soutenir que Perse est un méchant écrivain, qui a fait souffrir mille tortures à la belle langue de son pays pour ne dire que des choses rebattues, et qui n’enferme que très peu de sens sous des mots barbares et incohérents.

Je me hâte de dire, pour n’être pas accusé d’irrévérence envers un grand écrivain, que la trop honorable mention qu’il a accordée à Perse me paraît avoir été dictée par un sentiment de reconnaissance, très rare assurément chez les poètes. Boileau doit à Perse le cadre d’un de ses meilleurs morceaux. Il l’en a remercié par un éloge qui fait honneur à l’homme, mais qui ferait tort au critique, si l’on voulait y voir un jugement.

Boileau, avec beaucoup d’invention de détails, avec une langue à la fois châtiée et libre, Boileau manquait pourtant de cette verve qui vivifie tout ensemble le plan et les parties d’une composition poétique. J’entends par là ce mouvement de l’ensemble et cette liaison naturelle des parties qui nous donnent l’idée d’un ouvrage tout d’une venue, conçu et exécuté sans interruption, par un vigoureux et unique effort de l’esprit. Non qu’aucun ouvrage excellent ait été écrit d’un seul jet ; mais ceux qui en font l’effet, sont les premiers parmi les meilleurs. Or, c’est cette sorte de verve que Boileau n’a pas, et qui paraît emporter Juvénal.

Est-ce donc à dire que Juvénal a composé et écrit chacune de ses satires en une fois ? bien loin de là. Je suis sûr qu’il s’y reprenait souvent ; et qu’on put le surprendre plus d’une fois, à certaines heures, dans le quartier de Suburra, à la porte d’un riche patron ou d’une belle courtisane, entre le commencement et la fin de sa magnifique déclamation sur l’inanité de nos vœux et de nos ambitions ; mais, soit artifice de composition, soit plutôt puissante haleine, Juvénal savait si bien renouer son inspiration d’aujourd’hui à son inspiration d’hier, que la jointure ne s’y fait pas sentir, et que les transitions n’y rompent jamais l’entraînement général de l’ouvrage. L’illusion est complète.

Qui voit le commencement, voit le milieu et la fin. On n’y est point retardé par ces phrases d’attente, qui donnent à la pensée le temps de venir, ni refroidi par ces transitions qui ressemblent à des anneaux de fil dans une chaîne d’or. Juvénal attaque la matière à l’endroit vif ; il entre à pleines voilés dans son sujet : il faut le suivre et courir avec lui, rire et s’émouvoir au pas de course, enfin, s’abandonner au torrent sans se demander où l’on va. C’est même cette ardeur un peu artificielle de Juvénal, qui le fait moins goûter des esprits qui aiment leurs aises, et qui ne veulent pas changer leur pas pour suivre un poète effréné. Mais, si l’excès de verve peut être un défaut, l’absence en est un pire. Ce serait là le principal et peut-être le seul défaut de Boileau.

Boileau a de la verve de détail. Ses satires se composent de paragraphes, et comme de boutades isolées, qui sont écrites avec chaleur, mais entre lesquelles il y a du vide. L’haleine du poète est courte ; il chemine à pas brusques et rompus : à peine une tirade achevée, il demande au travail la tirade suivante ; l’art intervient à chaque instant, et, comme l’art a beaucoup moins de variété que la nature, le poète n’a guère que cinq ou six mouvements de rechange, qu’il quitte et qu’il reprend tour à tour. On se figure très bien Boileau mettant huit jours d’intervalle entre le commencement et la fin d’une satire de cent vers, ou bien allant chercher le commencement à Bâville, chez M. de Lamoignon, et la fin à Auteuil, chez son jardinier, soumettant sa muse à ses habitudes, ne se couchant pas plus tard et ne se levant pas plus tôt que ne le voulait son médecin, arrêtant son esprit comme on arrête l’aiguille d’une pendule ou les ailes d’un moulin à vent. Je vais plus loin. S’il faut l’en croire lui-même, il pouvait même laisser en chemin une phrase commencée, faire une promenade entre deux hémistiches, prendre de l’exercice d’une rime à l’autre, et si le mot qu’il cherchait ne venait pas à l’appel, l’aller quérir au coin d’un bois, et le rapporter victorieusement à la maison consigné sur un calepin. C’est le poète qui sent le plus les pantoufles et la robe de chambre. Il serait impossible à l’esprit le plus enclin à idéaliser à tout prix le poète, d’ôter à Boileau ses allures de poète établi, pour le faire voyager sur un rayon de la lune, ou même sur le dos de Pégase dont il parle comme s’il y croyait. Ce qui n’empêche pas Boileau d’être un admirable écrivain.

Ce manque de verve lui rendait les emprunts fort nécessaires. Aussi ne s’en est-il pas fait faute. Ce qu’il imite des satiriques anciens, ce sont moins les idées que les plans, les mouvements poétiques, quelquefois les figures ; c’est la composition plutôt que le fond des pensées. On cite de lui des morceaux fameux dont le tracé appartient à ses devanciers. Ce sont des dessins d’autrui qu’il a coloriés à sa manière. Ces dessins l’aidaient beaucoup. Il y adaptait soit des idées de son temps, soit des détails de son invention qui les déguisaient à s’y méprendre. Un exemple fera sentir la chose ; il s’agit de l’emprunt fait à Perse, auquel je reviens enfin. Le morceau est un des meilleurs du poète latin, qui n’en a guère que deux ou trois de bons. C’est l’Avarice et la Volupté qui viennent de grand matin éveiller le pauvre mortel :

Le matin, tu dors d’un profond sommeil. — Lève-toi, dit l’Avarice ; allons, lève-toi..... Tu refuses..... Elle insiste. Lève-toi, dit-elle encore. — Je ne puis. — Lève-toi donc. — Eh ! pourquoi faire ?Tu le demandes ! Va ! cours chercher au royaume de Pont des poissons délicats, du castoréum, du chanvre, de l’ébène, de l’encens, des vins laxatifs de Cos ; enlève le premier la charge de poivre du dos des chameaux altérés ; trafique, parjure-toi. — Mais Jupiter m’entendra. — Imbécile, il faut te résoudre à gratter ta salière toute ta vie, si tu veux vivre en bonne intelligence avec Jupiter.

Mais déjà ta robe est retroussée ; tes esclaves sont chargés de tes bagages et de tes provisions te voilà au vaisseau. Rien ne t’empêche d’aller à l’instant fendre les flots de la mer Égée, si ce n’est la Volupté qui te tire à l’écart et te crie :Insensé ! où vas-tu ? que veux-tu ? quelle est cette bile superbe qui a fermenté dans ton sein, et qu’une urne entière de ciguë ne pourrait pas éteindre ? Toi, traverser les mers ! toi, dîner sur le tillac, assis sur des cordages, et buvant d’un vin piqué de Véies, qui exhalera une odeur infecte de goudron ! Que vas-tu chercher ? Las de nourrir ici ton argent par une usure modérée, veux-tu donc le tourmenter et lui faire rendre, à force de sueurs, cent pour cent ? Ah ! plutôt, viens te réjouir : cueillons les fleurs de la vie ; ta vie m’appartient ; bientôt tu ne seras plus que cendre, ombre, vain nom. Souviens-toi de la mort : vis ; le temps fuit ; ce que je dis est déjà loin de moi.

Eh bien ! que vas-tu faire ? Attiré par deux hameçons, auquel vas-tu te prendre ? Il te faut subir tour à tour les caprices de ces deux maîtres, et passer alternativement d’un joug à l’autre. Et si tu résistes, si tu refuses de leur obéir, Me dis pas : J’ai brisé mes fers. En vain le chien qui a lutté contre sa chaîne la brise et s’enfuit ; une partie reste attachée à son cou, et traîne loin derrière lui.

Mane, piger, stertis : surge ! inquit Avaritia ; eia,

Surge. Negas ; instar : Surge, inquit. Non queo. Surge.

Et quid agam ? Rogitas ! Saperdas advehe Ponto,

Castoreum, stuppas, ebenum, thus, lubrica Coa ;

Tolle recens primus piper e sitiente camelo ;

Verte aliquid, jura. Sed Jupiter audiet. Eheu !

Baro[1], regustatum digito terebrare salinum

Contentus perages, si vivere cum Jove tendis.

Jam pueris pellem succinctes et œnophorum[2], aptas ;

Ocius ad navem : nihil obstat quin trabe vasta,

Egeum rapias, nisi solers Luxuria ante

Seductum moneat : Quo deinde, insane, ruis ? quo ?

Quid tibi vis ? calido sub pectore mascula bilis

Intumuit, quam non exst nxerit urna cicutæ ?

Tun’ mare transilias ? tibi torta cannabe[3] fulto

Cœna sit in transtro ; Veientanumque rubellum

Exhalet, vapida læsum pive, sessilis obba ?

Quid petis ? ut nummi, quos hic quincunce modesto

Nutrieras, pergant avidos sudore deunces ?

Indulge genio ; carpamus dulcia ; nostrum est

Quod vivis ; cinis, et manes, et fabula fies.

Vive memor lethi ; fugit hora : hoc, quod loquor, inde est.

En quid agis ? duplici in diversum scinderis hamo :

Hunecine, an hune sequeris ? Subeas alternus oportet

Ancipiti obsequio dominos, alternus oberres.

Nec tu, cura obstiteris semel instantique repris

Parere imperio, rupi jam vincula dicas.

Nam et luctata canis nodum abripit ; attamen illi,

Quum fugit, a collo trahitur pars longa catenæ. (Sat. V.)

Voici maintenant l’imitation de Boileau :

Le sommeil sur ses yeux commence à s’épancher

Debout, dit l’Avarice, il est temps de marcher !

— Eh ! laissez-moi. — Debout ! — Un moment. — Tu répliques ?

— A peine le soleil fait ouvrir les boutiques.

— N’importe, lève-toi. — Pourquoi faire, après tout ?

— Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout,

Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre,

Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.

— Mais j’ai des biens en foule, et je puis m’en passer.

— On n’en peut trop avoir ; et pour en amasser

Il ne faut épargner ni crime ni parjure ;

Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure ;

Eût-on plus de trésors que n’en perdit Galet[4],

N’avoir en sa maison ni meubles ni valet ;

Parmi les tas de blé, vivre de seigle et d’orge ;

De peur de perdre un liard, souffrir qu’on vous égorge.

Et pourquoi cette épargne enfin ?L’ignores-tu ?

Afin qu’un héritier, bien nourri, bien vêtu,

Profitant d’un trésor entes mains inutile,

De son train quelque jour embarrasse la ville.

Que faire ? Il faut partir, les matelots sont prêts.

Ou si, pour l’entraîner, l’argent manque d’attraits,

Bientôt l’Ambition et toute son escorte

Dans le sein du repos vient le prendre à main-forte,

L’envoie en furieux, au milieu des hasards,

Se faire estropier sur les pas des Césars ;

Et, cherchant sur la brèche une mort indiscrète,

De sa folle valeur embellir la gazette. (Sat. VIII.)

Boileau n’a pas emprunté au poète latin le personnage de la Volupté. Ille remplace par l’Ambition, que j’aime tout autant. Quand un avare s’apprête à monter sur le vaisseau qui doit le conduire aux Indes, est-ce bien la Volupté qui le tire à l’écart pour le dissuader de partir ? Est-ce bien le plaisir qui fait hésiter le marchand anglais qui va s’embarquer pour Canton ? Je crois que les deux divinités qui se disputent alors le cœur de mon marchand, c’est le désir de gagner et la peur de perdre, divinités très prosaïques que l’antiquité n’a pas jugé à propos de personnifier. L’Ambition de Boileau est charmante. La Volupté de Perse est vulgaire ; elle débite deux ou trois maximes épicuriennes qui traînent dans les rues, depuis à peu près mille ans avant Perse. Mais sa conclusion est piquante, et l’image du chien très spirituelle. Il faut dire encore que le début du morceau de Perse vaut beaucoup mieux que celui de Boileau. Mane piger siertis est plus vif que

Le sommeil sur ses yeux commence à s’épancher.

Ce n’est pas quand le marchand se met sur l’oreiller que l’Avarice le réveille : ce n’est pas le soir qu’on choisit d’ordinaire pour mettre à la voile. L’image de mon homme encore endormi, qui ouvre de grands yeux aux paroles de l’Avarice, qui bâille, qui se tire, et donne d’assez mauvaises raisons pour ne pas se lever si matin, est plus piquante que le grand alexandrin de Boileau. J’aime mieux aussi le trait du marchand répondant au conseil que lui donne l’Avarice de se parjurer, si besoin est : Mais Jupiter m’entendra ! et l’excellente réplique de l’Avarice, que ce vers froid et commun :

Il ne faut épargner ni crime ni parjure.

Mais, à part les détails, quel est le principal mérite du morceau original ? C’est le mouvement, c’est l’idée de ce dialogue brusque, qui n’est point préparé ni annoncé. Eh bien ! imiter ce mouvement, calquer cette idée, dont la marche est si propre à la satire, était une bonne fortune pour Boileau. Boileau manque précisément de ces manières heureuses de passer d’un raisonnement à un autre : il est plein de transitions lourdes et dogmatiques. Ouvrez ses Satires, vous trouvez à chaque instant pour toute liaison :

Tout beau, dira quelqu’un, raillez plus à propos...

Doucement, diras-tu ; que sert de t’emporter ?...

Un docteur ! diras-tu. Parlez de vous, poète...

Mais pourquoi, diras-tu, cet exemple odieux ?...

La satire, dit-on, est un métier funeste...

Mais quoi, répondrez-vous, Cotin peut-il nous nuire ?...

Mais sans nous égarer dans ces digressions....

Ces formes de langage, qui se supportent au barreau et qui étaient sans doute fort employées par Patru, sont lourdes en poésie. Ce sont des artifices qui détruisent l’illusion. Je m’imagine que Boileau était un esprit dans le genre de La Bruyère : observateur fin, écrivain énergique et précis, peu propre aux grands mouvements et aux longues inspirations, se plaisant aux détails ; peintre qui n’aimait que les petites toiles, et qui n’avait pas assez d’haleine pour remplir les grandes. Mais La Bruyère, écrivant en prose, s’est mis tout à fait à l’aise ; il ne s’est pas imposé le travail d’un plan, ni essoufflé pour le remplir. Boileau, forcé par les conditions de son genre de se tracer une certaine carrière avant de savoir si son sujet y suffirait, a souvent besoin des transitions de l’école pour en lier les différentes parties. Aussi, quand les satiriques anciens lui fournissaient une transition originale, il ne manquait pas de la prendre, et il en gardait une- reconnaissance d’autant plus grande au poète qui la lui avait prêtée, qu’il sentait mieux son faible en cet endroit. C’est un emprunt qui l’a rendu si tendre pour Perse. Boileau était un homme délicat : ayant pris à Perse la meilleure chose à peu près de son recueil, il ne croyait pas l’en trop payer en le mettant sur le même pied qu’Horace et Juvénal.

Du reste, ce n’est pas le seul emprunt que Boileau ait fait à Perse. Voici deux passages du poète latin dont il a non pas imité, mais copié l’idée ; et, chose remarquable, ces deux nouveaux emprunts sont de même nature que le premier. Il ne s’agit pas là non plus d’une haute pensée de morale ou de philosophie, mais d’un mouvement, d’une forme, d’un tour satirique.

Perse, satire seconde, parlant des vœux qu’on fait à haute voix dans les temples, et de ceux qu’on y fait à voix basse, prête cette prière piquante à quelque grand de Rome :

Dieux ! accordez-moi un bon esprit, une bonne réputation, des sentiments d’honneur !Voilà ce que l’on dit tout haut, afin que tous les voisins l’entendent. Mais en soi-même, mais tout bas, sous la langue :Oh ! si les funérailles de mon oncle m’apparaissaient tout à coup dans toute leur magnificence !

Mens bona, fama, fides ; — hæc clare, et ut audiat hospes :

Illa sibi introrsum et sub lingua immurmurat : — O si

Ebullit patrui præclarum funus !... (v. 9.)

Ebullit, contraction d’ebulliat, est une mauvaise métaphore tirée des bulles d’eau qui se forment sur les lacs quand la pluie tombe : mais passe pour l’expression ; le vœu à mi-voix de mon hypocrite n’en est pas moins très piquant.

Voici l’imitation de Boileau :

Oh ! que si, cet hiver, un rhume salutaire,

Guérissant de tous maux mon avare beau-père,

Pouvait, bien confessé, l’étendre en un cercueil,

Et remplir sa maison d’un agréable deuil !

Que mon âme, en ce jour de joie et d’opulence,

D’un superbe convoi plaindrait peu la dépense ! (Ép. V.)

Ces vers sont pleins de vivacité et d’esprit : mais combien leur a servi le tour vif et heureux du poète latin !

Perse, satire troisième, fait converser ensemble un malade qui ne veut pas se croire malade, et un médecin qui a de très bonnes raisons pour le lui persuader.

Eh ! mon cher, vous êtes pâle. — Ce n’est rien. Prenez-y garde, si peu que ce soit. Votre peau s’enfle insensiblement et devient plombée. — Bah ! mais vous, mon cher médecin, vous êtes plus pâle que moi ; tenez, ne faites pas le tuteur ; j’en ai déjà enterré un, votre tour viendra. — Soit : continuez, je ne dirai plus rien.

Voilà mon malade qui se met au bain, l’estomac plein de viande et le ventre déjà blanc... Bientôt la fièvre le saisit au milieu des verres, et fait tomber de ses mains le vase rempli de vin chaud ; ses dents se déchaussent et s’entrechoquent... Viennent les trompettes funèbres et les flambeaux ; et, finalement, notre heureux épicurien, couché sur un lit de parade, oint de parfums, étend à la porte ses pieds roidis. Les Romains qu’il a faits la veille, ont emporté sur leurs épaules, la tête couverte, le cadavre de leur maître.

Heus ! bone, tu palles. — Nihil est. — Videas tamen istud

Quidquid id est : surgit tacite tibi lutea pellis.

— At tu dexterius palles ; ne sis mihi tutor :

Jampridem hune sepeli ; tu restas. — Perge ; tacebo. —

Turgidus hic epulis, atque albo ventre lavatur...

Sed tremor inter vina subit, calidumque trientem

Excutit e manibus ; dentes crepuere retecti.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hinc tuba, candelæ ; tandemque beatulus alto

Compositus lecto, crassisque lutatus amomis,

In portam rigidos caltes extendit : at illum

Hesterni, capite induto, subiere Quirites. (v. 94.)

Boileau supprime les circonstances de la maladie, et a peut-être raison. Cependant le portrait que fait Perse est énergique et vrai ; j’ai remplacé par des points deux vers dégoûtants qui peignent l’haleine puante du moribond et les morceaux qui tombent à demi-mangés de ses lèvres défaillantes. Voici les vers de Boileau :

Le feu sort de vos yeux pétillants et troublés,

Votre pouls inégal marche à pas redoublés ;

Quelle fausse pudeur à feindre vous oblige ?

Qu’avez-vous ? Je n’ai rien. Mais... Je n’ai rien, vous dis-je,

Répondra ce malade à se taire obstiné.

Mais cependant voilà tout son corps gangrené,

Et la fièvre, demain, se rendant la plus forte,

Un bénitier aux pieds, va l’étendre à la porte. (Ép. III.)

Le dialogue de Perse est plus vif ; le trait du malade disant au médecin : Mais c’est vous qui êtes pâle, est comique. Ce serait de la gaîté, si Perso savait rire. Boileau débute lentement ; ses trois grands vers alexandrins, tombant l’un sur l’autre, sont traînants ; ses périphrases froides, ne sont pas assez médicales ; son malade est trop laconique, et c’est tout au plus s’il est poli. J’aime bien mieux que la parole reste en dernier au médecin. Continuez, je me tairai, est très heureux, et prépare à merveille le dénouement du petit drame. Mais les derniers vers de l’imitation française sont charmants. L’image du bénitier aux pieds du mort chrétien fait pendant avec celle des parfums et du lit du mort païen. Boileau n’imite que le canevas du poète latin ; mais ce canevas fait toute la grâce du tableau. Boileau le sentait bien.

 

II. — Biographie. - Enfance et éducation de Perse.

Aulus Persius Flaccus naquit en l’an 787 de Rome, de Jésus-Christ 34, à Volaterre, vieille ville de l’Étrurie. Il était d’origine équestre, et lié par le sang avec les premières familles d’Italie. Son père le laissa orphelin à six ans. Fulvia Sisenna, sa mère, épousa en secondes noces un Fusius, chevalier romain, qui la laissa veuve une seconde fois après peu d’années de mariage. Perse étudia jusqu’à l’âge de douze ans à Volaterre : après quoi il vint à Rome, où il eut pour maîtres le grammairien Remmius Palémon et le rhéteur Virginius Flaccus. Ce Remmius Palémon florissait sous le règne de Claude. Né d’un père esclave, il avait appris les lettres en faisant le métier de pédagogue. Affranchi depuis, il était venu professer à Rome. D’après Suétone, c’était un homme souillé de tous les vices, mais qui captivait un auditoire par une rare facilité de paroles et une mémoire prodigieuse. Tibère et Claude le méprisaient et le toléraient : ce qui prouve tout à la fois combien il avait de vices, et combien il avait de talent. C’était aussi un versificateur habile : il improvisait des poèmes comme Stace. On ne sait rien du rhéteur Virginius Flaccus, autre maître de Perse, si ce n’est qu’il mourut sous Trajan, et qu’il écrivit un traité de l’art oratoire.

C’était le temps des traités, des prosodies, des grammaires. Jamais il n’y eut moins d’invention et plus d’hommes qui enseignaient l’art d’inventer. Je signale les deux maîtres de Perse comme les causes principales du mauvais goût de ce poète. Les rhéteurs et les grammairiens gâtaient par métier la langue, et faisaient profession de corrompre le goût. Leur langage, plein de façons de dire empruntées aux étrangers, barbare pour être neuf, couvrait des idées maigres, subtiles, lustrées, de menus détails, des descriptions minutieuses, qui faisaient hausser les épaules aux gens de bon goût. Ces gens-là étaient d’ailleurs fort rares.

Ajoutez à la corruption officielle introduite par les grammairiens et les rhéteurs, la manie de versifier qui s’était emparée de tous les esprits. Petits et grands, jeunes et vieux, gens de cour et gens du peuple, tout le monde faisait des vers. On en faisait après souper, on en faisait au bain, on en faisait au lit. Les riches traînaient partout derrière eux un cortège d’auditeurs, qu’ils fatiguaient de leurs productions finies ou commencées. L’office de client consistait, non plus en salutations stériles, mais en applaudissements ; on gagnait sa sportule à écouter et à battre des mains : car ceux qui avaient la fureur de composer, avaient aussi celle de lire. On humectait son gosier de quelque sirop, on mettait sa plus belle toge, puis on lisait d’une voix tremblante, les yeux humides, et l’auditoire s’agitait sur les banquettes en signe de plaisir. Il suffisait, pour être poète, d’avoir quelques sièges à offrir ; il était passé dans les mœurs que quiconque faisait des vers en savait faire. La poésie en était tombée à n’être plus que l’application des règles de la prosodie. L’art était mis fort au-dessus du génie. Un faiseur d’iambes, d’asclépiades ou de trochaïques, aurait eu le pas sur un poète. On trouvait le vers de Perse plus sévère que celui d’Horace : plus sévère, dans ce cas-là, veut dire tout simplement meilleur. Cela ne ressemble-t-il pas un peu à nos discussions sur la rime riche ? Rimer richement passait, il y a quelques années, pour être très bon poète. On accuse les grands siècles de se copier ; les petits siècles se copient bien davantage.

A l’âge de seize ans, Perse fit la connaissance du célèbre Annæus Cornutus ; il ne s’en sépara qu’à la mort. Cornutus lui : apprit la philosophie stoïcienne : il manqua de sens en le laissant faire des satires ; Perse était beaucoup plus propre à faire des traités. Cornutus avait acquis une grande gloire à enseigner aux jeunes Romains la sagesse ; il consacrait tout son temps et toutes ses facultés à cette profession si belle et si stérile. Cornutus réussit-il à faire un sage ? J’en doute. On n’apprend pas à être sage comme on apprend à faire des vers. Le temps est le seul maître, il donne la sagesse à mesure qu’il ôte les années. Un stoïcien ne peut que disserter : s’il ne sait pas faire grisonner avant l’âge la barbe et les cheveux, autant vaut qu’il se taise. Je juge que l’enseignement de Cornutus se réduisait à développer des aphorismes stoïciens : il n’a pas su donner une idée pratique à son élève. Voici, d’ailleurs, une anecdote qui honore ce philosophe, sage pour son compte du moins, et qui avait lai meilleure sagesse d’alors, le courage.

Néron s’était mis dans la tête de composer une histoire de Rome en vers, depuis la louve de Romulus jusqu’à lui. Avant d’achever le premier livre, il consulta ses amis sur le nombre probable des livres qu’exigerait un si vaste sujet. Cornutus fut appelé. Sa réputation de sagesse donnait un très haut prix à ses conseils. Il faudra quatre cents livres, disaient les flatteurs de Néron ; ce n’est pas trop pour l’abondance de César. — Quatre cents livres ! s’écria Cornutus ; personne ne les lira. — Mais votre Chrysippe, dit un des flatteurs, ce Chrysippe que vous louez si fort, en a écrit deux fois plus. — C’est vrai, répliqua Cornutus ; mais les livres de Chrysippe sont utiles à l’humanité. Cette parole franche fut punie de l’exil. Le poète aux quatre cents livres relégua le philosophe dans une île.

Cornutus fit connaître à Perse le jeune Lucain, qui était un de ses auditeurs, et qui avait huit ans de moins que Perse. Lucain admirait si fort les poésies de son ami, qu’en les entendant réciter, il ne pouvait se retenir d’une certaine exclamation que le biographe de Perse avait pris soin de mentionner, mais que le temps a effacée du manuscrit. Ceux qui ont assisté de nos jours à une lecture peuvent bien la suppléer. Quelle a pu être, après tout, l’exclamation de Lucain ? C’est sublime ? C’est divin ? C’est incomparable ? J’ai entendu mieux que tout cela : C’est gothique !... Je pourrais vous adresser à une personne qui possède un des plus riches formulaires d’exclamations admiratives à l’usage des lectures en petit comité. C’est une face que la nature a faite tout exprès, avec des joues bouffies et des mains concaves. Il n’y a, d’ailleurs, personne qui dépense avec plus de désintéressement une plus pauvre intelligence à faire valoir l’esprit d’autrui, et qui ait été le parrain et le précurseur de plus de gloires défuntes.

Perse connut Sénèque assez tard ; il appréciait peu son genre d’esprit. Il fut très aimé de Pœtus Thraséas, celui en qui Néron voulut anéantir la vertu elle-même, dit Tacite. Il était même parent de sa femme Arria. Perse avait des mœurs très douces, une pudeur virginale, une belle figure, une tendresse exemplaire pour sa mère, sa sœur et sa tante. Il vécut dans la modération et la chasteté. Il avait le travail lent et produisait peu. Il mourut à l’âge de vingt-huit ans, d’une maladie d’estomac, la huitième année du règne de Néron. Il laissa sa bibliothèque et une assez grosse somme d’argent à son ami Cornutus. Cornutus retint les livres, mais il abandonna l’argent à la sœur de Perse. Ce fut par ses soins que les satires du jeune poète furent publiées : s’il faut en croire le biographe de Perse, dès qu’elles parurent, le publie se les arracha. C’était une’ fureur. J’imagine que c’est sous l’impression de ce succès, dont il avait pu être témoin, que Quintilien a dit de Perse : Un seul livre a valu à Perse beaucoup de gloire, et de vraie gloire[5]. Jugement laconique, comme tous ceux du prudent Quintilien sur tous les écrivains de son temps. Jugement très contradictoire, selon moi, avec les doctrines littéraires de ce professeur, et avec la guerre, d’ailleurs fort inoffensive, qu’il faisait au mauvais goût. D’après les habitudes de réserve de Quintilien, on pourrait croire que Perse a dû cette mention moins à la conviction de son critique, qu’à ses relations de parenté qui étaient brillantes, et au crédit des stoïciens qui le comptaient comme un des leurs. Si j’explique ainsi tous les jugements favorables à Perse par des raisons qui en atténuent l’importance, ou qui en font suspecter la sincérité, c’est qu’il m’est impossible de comprendre qu’il ait’ eu des admirateurs vraiment désintéressés : je ne passe qu’aux commentateurs leur enthousiasme pour Perse. Il est tout simple qu’on admire un livre en proportion de ce qu’on dépense de temps et d’esprit à le rendre intelligible.

Il y a un de ces commentateurs qui déclare naïvement qu’il estime moins le poète de Volaterre pour ce qu’il a fait que pour ce qu’il aurait pu faire s’il avait plus vécu. A la bonne heure. Le temps et le travail auraient pu mûrir son talent ; l’expérience surtout, qui est une sorte d’imagination, aurait pu donner du corps à son langage vide et creux. Toutefois, Perse ne se serait jamais élevé bien haut : il manquait de la qualité qui fait les grands poètes ; il n’avait pas d’imagination. Je sais bien que pour la plupart des emplois de l’esprit, un homme n’est pas fini à vingt-huit ans. Dix ans de plus peuvent faire d’un écrivain médiocre un écrivain agréable. Mais les esprits de choix sont à vingt-huit ans ce qu’ils seront à cinquante : d’où je conclus que si un poète atteint vingt-huit ans sans être un esprit de choix, il n’y a pas sujet de plaindre la postérité de sa mort prématurée. Perse était né sans génie : il n’y a pas de recette qui en donne à ceux qui n’en ont point. Sa mort a pu être très regrettable pour sa famille, et, en particulier, pour Cornutus ; mais je doute fort que les lettres eussent gagné à ce qu’il atteignît l’âge de Juvénal.

 

III. — Du danger d’écrire de trop bonne heure.

Perse a composé des satires sans avoir d’imagination ni même un fonds suffisant d’idées acquises : il était doué d’un certain talent de style ; il savait combiner des mots avec assez d’harmonie ; mais les choses lui manquaient. Il n’y a que deux manières d’avoir des idées : il faut ou les tenir de la nature, ou les tenir de l’expérience. Perse était dénué des unes et des autres ; la nature ne l’avait pas fait poète, et la mort ne lui laissa pas le temps d’acquérir l’expérience. Il ressemble à tous les hommes de quelque talent qui commencent à écrire. Ils ont un sentiment confus des beautés du style, ils en connaissent assez bien le mécanisme ; mais, comme ils manquent d’idées,.ils s’échauffent sur les mots, et ils sont barbares en proportion de ce qu’ils ont de talent.

C’est aux époques où l’on écrit beaucoup qu’il y a des gens de talent qui écrivent fort mal. L’histoire de Perse, c’est l’histoire d’un jeune homme que je connais, que nous connaissons tous, qui porte un nom générique, celui d’homme de talent. Il sort des écoles, ayant fait de bonnes études. Mais les études roulent plus sur les mots que sur les choses ; on y fait plus de grammaire que de philosophie ; un professeur met beaucoup plus de soin à faire valoir l’harmonie imitative dans les couvres des poètes, qu’à en expliquer le sens pratique, la vie qui les fait durer, les beautés profondes de composition. Notre écolier de talent entre dans un état de société, où l’autorité et l’indépendance appartiennent aux écrivains. Il est déjà engagé au métier d’écrire par sa petite réputation de collège ; il est lauréat comme l’étaient Stace père et fils ; il ne veut pas plus être avoué ou notaire que Martial ne voulait être avocat ni architecte. Il va dans un salon et il s’entend dire : Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Un éditeur qui l’a flairé, lui dit par insinuation : Le bruit court que vous faites un roman ; je vous l’achète. Il fait la connaissance d’un journaliste qui lui apprend à faire de la politique, et lui enseigne qu’on a toujours raison en critiquant le gouvernement et le prince, même sans les connaître. S’il a quelques images dans la tête, du mouvement d’esprit : Faites de cela quatre volumes, lui conseille-t-on. S’il fait des vers passables : Venez chez moi, lui dit mon claqueur de tout à l’heure, j’adore votre poésie : j’ai des amis qui vous applaudiront ; j’ai du sirop et, au besoin, des œufs crus, pour vous éclaircir la voix. J’ai des dames qui ne craignent pas de venir bâiller toutes parées à mes lectures, pour gagner la réputation de s’y connaître ; j’ai un piano dans l’entracte, et une belle cheminée de marbre blanc, où vous pourrez faire le pendule.

Viennent à la fois deux enchanteurs qui l’entraînent : l’argent, s’il est prosateur ; les lectures à la cheminée, s’il est poète : outre que, s’il a pris soin d’envoyer son recueil à un critique, avec un compliment, celui-ci va l’analyser avec une profondeur admirable, lui faire une poétique tout exprès pour le comparer à l’ange qui a entendu les célestes concerts, au cygne qui n’a pas encore trempé son aile blanche dans notre bourbier, au berger antique qui sent le laitage, le bouc et le fromage blanc. On lui trouvera de la ressemblance avec quelque poète célèbre des temps modernes ; il sera anglais, allemand, mais point français, sans qu’il y ait là malice de critique. Que, pour comble, Lucain se mette à l’admirer, lui qui admire si volontiers tous ceux qui ne le valent pas ; qu’il retrouve pour lui la précieuse exclamation que nous avons perdue : voilà notre jeune homme lancé dans l’art d’écrire, sans provisions, sans étoffe, avec un bon, instrument dans des mains malhabiles, avec des images et point de fond, avec un sentiment de la prosodie, de la phrase, et point d’idées : priez Dieu qu’il n’avorte pas !

Un esprit commun qui se mêle d’écrire est fort à l’aise. D’une part, il s’inquiète assez peu d’avoir un style à lui, et il imite ; d’autre part, il produit très facilement ; ce qui est le propre des esprits communs. Mais le talent même de notre jeune homme le met dans une condition toute différente. Il a peur d’imiter, et, pour ne pas imiter, il innove. Pour ne pas dire quoique, il dit malgré que. Forcé d’emprunter de quoi écrire, il défigure ce qu’il imite, et gâte la langue pour dire précieusement ce qu’un autre a déjà dit. Comme il a le sentiment de ce qui est beau, et qu’il sait ce que les gens de goût attendent d’un écrivain, cette connaissance le rend très difficile pour lui-même ; il se consume pour donner un tour nouveau à des idées vulgaires, ou pour rajeunir des sujets usés. Afin de dissimuler aux connaisseurs et de se cacher à lui-même ses larcins, il essaie de se les approprier par des expressions bizarres qui font trouver sa stérilité prétentieuse. Il s’interdit toutes ces commodités qui aident la composition, et que se permettent, tout les premiers, les hommes de génie. Il met une conscience admirable à s’accabler de gênes et d’entraves : prosateur, il s’impose une phrase dégagée, leste, qui ait pourtant du nombre et de la variété ; poète, il n’admet que les mots qui riment richement. Il s’épuise, il se déforme le nez, tourmente ses cheveux, fait crier sa barbe contre ses joues amaigries. Du temps d’Horace on battait la muraille : nous avons fait un progrès.

Quand on n’est pas un homme de génie, il est de bonne hygiène d’écrire le plus tard possible. Il faut ouvrir son intelligence à toutes les idées, percevoir des faits et des connaissances par tous ses sens ; il faut apprendre le mécanisme des langues afin d’en pouvoir étudier utilement les chefs-d’œuvre ; il faut résister à la tentation de noircir du papier, tentation qui se présente sous les plus riantes apparences, qui s’habille tour à tour en muse antique, en fée du moyen âge, selon les temps, qui nous trompe sur la réalité des choses, et nous lance étourdiment dans les vastes espérances. Quel si grand besoin avait-on de moi pour que je me crusse obligé de prendre sitôt la plume, et de mettre le public dans la confidence de mes idées inachevées et de mes connaissances informes ? Le temps que notre jeune homme perd à combiner des mots, ne l’emploierait-il pas bien mieux à se meubler l’esprit ? L’inconvénient d’écrire de trop bonne heure, c’est qu’en même temps qu’on écrit péniblement et avec lenteur, on n’ajoute rien à son fonds. Quand on s’est épuisé plusieurs heures à faire du style, la lecture même ne peut plus être un repos ; il faut se promener ou dormir. Le corps s’use à ce métier, et l’on risque de faire dire de soi, non pas à ses commentateurs, mais à ses voisins, ce qu’on a dit de Perse, mort à vingt-huit ans : Il aurait pu avoir beaucoup de talent ! Touchante consolation !

Ce que je dis est fort sérieux. On cite des morts prématurées, par suite d’ambitions précoces et d’ardeurs littéraires ayant mis le transport dans de jeunes têtes. La médecine parle aussi de folies causées par la fatigue des organes de l’intelligence. Le travail est la débauche des jeunes gens rangés ; les cheveux blanchissent et les dents tombent tout aussi promptement à écrire de trop bonne heure qu’à courir les mauvais lieux : l’estomac se délabre à rester toujours plié en deux sur le papier, tout autant qu’à faire excès de viandes et de vin. Le médecin de notre jeune homme lui dit souvent : Il faut renoncer à la gloire, si vous tenez à vieillir. Cornutus est un bien grand fou de n’avoir pas donné le même conseil à Perse : au lieu de payer de osa vie un talent médiocre, Perse aurait été longtemps utile et longtemps vertueux.

 

IV. — Perse et ses maîtres.

L’histoire de notre jeune homme est celle de Perse. Il fait ses études sous deux rhéteurs. Ces rhéteurs ne lui apprennent rien, ni sur l’homme, ni sur la société. Ce sont de beaux parleurs qui enseignent l’art de développer des sujets : des fous, comme dit Pétrone, qui sont en proie aux furies. Car à les voir se démener, gesticuler, crier qu’ils ont reçu des blessures pour la patrie, qu’ils ont été jetés dans les fers pour prix de leurs services, qu’ils ont assisté à vingt batailles, qu’ils ont perdu un œil sur mer, un bras sur terre ; à entendre ces plaintes emphatiques sortir avec fracas de la bouche de gens bien portants, sains de corps, possédant tous leurs membres, qui ne croirait que d’invisibles Euménides agitent des serpents sur leurs têtes ? Parmi les bruits qui rendent le séjour de Rome insupportable à tout homme qui a l’ouïe délicate, on peut compter les rhéteurs ; ils couvrent de leurs criardes voix l’enclume des fourbisseurs et la lime des serruriers ; ils entretiennent une perpétuelle rumeur dans le quartier des écoles. Remmius Palémon, le grammairien, apprend à Perse les règles de la poésie. Poète lui-même, il lui enseigne son métier, à peu près comme on enseigne aux soldats la charge en douze temps ; il lui donne une recette pour versifier comme on en donne une pour apprêter un plat nouveau. Perse apprend l’art des vers de la même façon que M. Jourdain la grammaire. Pour faire un vers, lui dit Palémon, vous combinez telle partie de spondées avec telle partie d’ïambes. Pour prononcer la lettre U, dit le maître de philosophie de M. Jourdain, vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.

De chez Palémon, Perse va chez Virginius Flaccus le rhéteur. Là il apprend à amplifier une idée, à faire des figures de mots et des figures de pensée ; à fabriquer des dilemmes, des sorites ; à se servir de l’interrogation, même quand il n’a pas envie d’interroger ; à semer une harangue de mouvements de rhétorique, à disposer d’avance au commencement, au milieu, à la fin, telles et telles figures, comme des jalons ou comme des pierres d’attente, sauf à y faire venir, de gré ou non, les idées. L’un lui apprend les mots du discours, l’autre lui en apprend les formes. Palémon en fait un poète par la prosodie ; Flaccus en fait un orateur par la rhétorique. Perse a déjà atteint seize ans, et son intelligence est restée vide. Vide d’idées, j’entends ; de mots, non, elle en est gorgée.

Cependant, il y avait dans cette austérité prématurée, dans cette réserve d’un jeune homme de famille qui a de grands biens et qui ne les mange pas, mais qui garde sa robe pure au milieu de la fange contemporaine, il y avait dans ce coup d’œil triste et quelquefois assez fin que Perse jette sur l’humanité, sinon une promesse de gloire, du moins l’augure d’une belle et bonne renommée. Si Perse fût resté dans sa patrie, solitaire, et qu’il eût nourri par de profondes études cette noble irritabilité qui grimace dans ses satires ; ou si, plus- occupé des faits que des doctrines, il eût puisé dans l’observation de quoi alimenter et régler tout à la fois cette humeur maladive et impatiente qui ressemble, dans ses satires, a une longue figure de rhétorique, il serait resté de cette vie de vingt-huit ans un livre de bonne poésie ou de bonne prose que les critiques n’auraient pas eu besoin de recommander de l’extrême jeunesse de l’auteur. Perse ne prit aucun des vices de ses contemporains : niais il prit le pire de leurs défauts, celui de faire des vers sans idées, ni poétiques ni d’aucune autre espèce, et de sacrifier à cette folle manie, qu’il a raillée lui-même avec plus d’affectation que d’esprit.

Si, du moins, les deux premiers maîtres de Perse avaient été des hommes de goût, enseignant de mauvaises choses en bon langage, ce qui n’est pas impossible, Perse n’aurait pas été doublement gâté, et comme penseur et comme écrivain. Mais Remmius et Flaccus n’étaient que des déclamateurs, parlant une langue tourmentée, emphatique, sonore, en proportion de ce qu’elle était vide. Leur éloquence, semée de jeux de mots, d’antithèses, de consonances harmonieuses, ne visait qu’aux petits effets, aux accouplements bizarres de mots d’origine latine avec des mots d’origine grecque, ou avec des patois provinciaux.

Quant à Cornutus, était-il bien propre à former l’esprit de son élève, lui qui n’admirait rien que les ouvrages de Chrysippe ? Ce Chrysippe était un rêve creux qui écrivit, selon la nomenclature de Diogène Laërce, trois cent onze traités sur des matières de dialectique ; trois cent onze pertes, à très peu de chose près, pour la postérité, qui n’en a plus que les titres. Chrysippe soutenait, entre autres doctrines folles, qu’il est très convenable qu’un père épouse sa fille, et qu’il vaut mieux manger les morts que les enterrer. Je puis juger Cornutus par son estime pour Chrysippe, et il le faut bien, puisque l’anecdote que j’ai citée est le seul monument biographique que l’on ait de lui ; il n’est pas déraisonnable de dire que Chrysippe et Cornutus étaient deux fous, qui ne pouvaient point à eux deux faire un homme de bon sens. J’avoué que je n’ai pas lu un traité de la nature des dieux, qu’on dit être l’ouvrage de Cornutus ; parce que ce traité est parvenu jusqu’à nous sous le nom de Phurnutus, et parce qu’un ouvrage de théogonie stoïcienne ne serait guère propre à changer l’opinion que j’ai du bon sens de Cornutus.

Supposez que le sectateur de Chrysippe n’eût pas adopté de son maître son goût pour les incestes de père à fille, et pour les repas avec les cadavres de ses grands parents, il y avait dans la partie la plus soutenable des doctrines de Chrysippe de quoi tourner la tête au pauvre Perse. Cornutus ne lui enseignait peut-être pas les extravagances de Chrysippe ; mais quelle différence faites-vous entre des extravagances pures et les maximes Suivantes qui sont le fond du stoïcisme ? Cicéron nous les a conservées. Le sage ne pardonne aucune faute ; pour lui la compassion est sottise et faiblesse. — Un homme ne doit point se laisser fléchir par la prière. — Un sage, par cela seul qu’il est sage, est beau, même quand il est bossu, et riche, même s’il meurt de faim, et roi, même s’il est votre esclave ou le mien. — Tout ce qui n’est pas sage, est fou, fugitif, exilé, ennemi. Toutes les fautes sont égales, tout délit est un crime. — Il y a autant de scélératesse à tuer un poulet, quand on n’en a pas besoin pour son dîner, qu’à tuer son père. — Le sage ne doute de rien, ne se repent de rien, ne se trompe sur rien, ne change jamais d’avis, ne se rétracte jamais[6].

Qu’on s’imagine l’effet que devaient produire toutes ces billevesées sur une âme débile, attachée à un corps languissant, et qu’un honnête dégoût pour les vices qu’elle soupçonnait plutôt qu’elle ne les connaissait rendait si avide d’études solitaires et contemplatives ! Qu’on s’imagine Perse, avec ses mœurs pures, sa santé chancelante, ce noble goût pour la vie intérieure, n’ayant d’autre pâture pour ses longues journées, et peut-être pour ses nuits sans sommeil, que les lectures de Cornutus, de Chrysippe ou de Zénon, traitant des paradoxes du genre de ceux qu’on vient de lire ! Folle sagesse qui exclut la seule que Dieu nous ait donnée, l’expérience ! Fausse vertu qui ne permet pas à l’homme de tomber en faute, et qui commence par s’interdire le repentir, apparemment parce qu’on ne se repent que quand on est faillible ! Orgueil bavard et subtil, qui imagine pour toutes les erreurs une logique qui leur donne un air de vérité !

Voilà ce que Cornutus apprenait à ce jeune homme simple et bon, qui avait besoin de consolations, d’espérances, qui demandait qu’on le rapprochât de ses semblables, et point qu’on les lui présentât comme des ennemis et des fous ! Il n’y a rien de pis que les professeurs de sagesse : ils font des sages avec des enfants qui n’ont rien vu ni rien appris, comme on fait des artistes avec des marmots qu’on met au clavier dès qu’ils reviennent de nourrice. Ils ruinent des intelligences précoces qui ne demandaient qu’à vivre et point à penser ; ils creusent les joues, ternissent les yeux et font tomber les cheveux blonds de ces rares enfants, qui n’étaient point encore assez forts pour supporter les soucis de la réputation, qui ne voulaient ni de votre gloire ni de vos applaudissements, mais du sommeil, de la vie végétative, le temps de s’épanouir à loisir, comme les fleurs, et de fortifier la maison avant d’y loger l’hôte robuste et remuant qu’on appelle le génie.

 

V. — Les faux stoïciens et les vrais stoïciens.

Quand je parle du stoïcisme et des stoïciens, je fais une grande différence entre le stoïcisme professé et le stoïcisme pratiqué, entre les stoïciens de fait et les stoïciens de nom. Les premiers, fous à quelques égards, ont été quelquefois des hommes sublimes, quand ils ont ouvert leurs veines ou arraché leurs entrailles pour rester fidèles à leurs doctrines ou à la patrie, quand ils ont estimé que toute transaction avec les ennemis de la liberté de leur pays, leur assurât-elle la retraite et l’oubli, pesait dans la conscience du même poids que le crime de trahison ; quand ils ne se sont pas plus pardonné le mauvais succès que la lâcheté, le malheur des armes que le manque de courage ; quand ils ont disposé de leur vie souverainement, comme d’un bien que l’honnête homme ne peut garder qu’à de certaines conditions, et qu’il doit savoir quitter dès qu’elle n’est plus bonne qu’à lui ; quand ils ont fait des libations de leur sang à Jupiter Libérateur, et qu’ils sont morts, l’âme purifiée et tranquille, sur un livre de Platon, dans un temps où l’on mourait sur des roses et dans les bras des courtisanes. Certes, ceux-là sont hors de toute critique comme de tout éloge ; ils ont conservé, dans des temps abominables, l’empreinte de la noble face humaine : ils ont empêché que la vertu ne pérît par la prescription ; ils ont lié les époques de grandeur aux époques de régénération, et ont couvert de leur manteau ensanglanté l’intervalle de décadence et de corruption qui les sépare.

Mais que dire des professeurs de stoïcisme ? que dire de ces hommes qui enseignent la vertu comme on enseigne la grammaire, qui expliquent aux jeunes gens Chrysippe, Zénon, et ne leur expliquent pas l’homme ? Ils sont propres à gâter de bons esprits, voilà tout. Les sages que fait l’école ressemblent aux amateurs d’art que font les vocabulaires. Les uns et les autres sentent d’autant moins les choses qu’ils en savent mieux les noms : l’érudition étouffe l’instinct ; la terminologie tue le sentiment.

J’ai connu un homme qui n’admirait un objet d’art que quand il le pouvait nommer par son nom technique ; une colonne d’ordre ionique n’était pas belle pour lui parce qu’elle était d’une forme gracieuse et pure, mais parce qu’elle était d’ordre ionique. Ce même homme ne pouvait pas se décider à reconnaître comme ouvrage littéraire, un livre qui ne pouvait pas se classer commodément dans la catégorie des genres, ni être enregistré régulièrement sous le titre ode, satire, épopée ; il ne voulait pas donner droit de cité dans le pays des lettres à un homme qui n’avait que du génie, mais qui n’était pas à la lettre satirique, épique ou pastoral. Il ne pardonnait pas à M. de Lamartine d’avoir imaginé le titre de Méditations, ni à Béranger de faire des odes finissant par des refrains, et des chansons sur le ton lyrique.

Ainsi devaient être mes sages du temps de Claude et de Néron, quand ils entraient dans la vie pratique avec tous les mots du vocabulaire de Cornutus. Ils reconnaissaient la sagesse dans un homme, à peu près comme on reconnaît la fièvre dans un malade, au moyen d’un procédé tout physique. S’ils vous voyaient douter, compatir aux anaux d’autrui, montrer un peu moins de scrupule pour faire tuer un poulet de trop que pour commettre un homicide ; changer de sentiment parce que vous en aviez trouvé un meilleur ; vous fâcher contre votre esclave, à l’exemple du grand Caton qui s’était foulé le poignet en corrigeant le sien : ils vous déclaraient fou, fugitif, ennemi, et pis encore. Un homme vient-il vous demander pardon d’une faute dont il se reconnaît coupable ? ne vous laissez pas toucher par son aveu : c’est folie. — Mais la faute est légère. —Toutes les fautes sont égales. — Vous êtes en colère, Cornutus ; vous battez votre esclave, parce qu’il a laissé tomber par terre le rouleau d’ivoire qui contient votre dernier traité sur la patience. — Moi ! je ne suis point en colère : un sage ne se met jamais en colère. — A la bonne heure ! mais pour l’esclave qui pâtit des coups que vous lui donnez, quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre les recevoir d’un sage ou les recevoir d’un fou ?-Vous avez dit une chose inexacte, Cornutus ; ne pourriez-vous pas vous rétracter ? Chrysippe n’est pas là pour vous entendre. — Ce qui est dit, est bien dit. — A la bonne heure ! mais vous ne m’en voudrez pas, Cornutus, d’ajouter cette sottise de plus au compte des aberrations du stoïcisme.

Je n’exagère pas. Les élèves de Cornutus, les fanatiques du maître, ceux qui se plaçaient au pied de sa chaire, sous le flux de sa parole, et qui recueillaient ses oracles, la bouche béante, ou ceux qu’il prenait en répétition chez lui, comme Perse, ne retenaient que les exagérations de la doctrine, et renchérissaient, comme A arrive toujours, sur les folies de leur maître. Perse lui-même, quoique doué d’un certain bon sens, manque rarement de soutenir de préférence les thèses les plus absurdes du stoïcisme. Vous remuez le doigt, nous dit-il[7] ; c’est une faute. Et pourtant, ajoute-t-il, quoi de plus indifférent ? Et quid tam parvum est ? Oh ! oui, c’est très peu de chose en effet ; et si Chrysippe ne vous avait pas tourné l’esprit, bon jeune homme, vous nous diriez que la morale n’a que faire d’un mouvement insignifiant du doigt. Selon Perse, si l’on remue le doigt sans l’intervention de la raison, on a beau être sage dans tout le reste de ses actions, on est fou. C’est l’axiome de l’école : toutes les fautes sont égales.

Que j’aime bien mieux le précepte d’Horace, qui n’était ni tout à fait à Épicure, ni tout à fait à Chrysippe : La raison, nous dit-il, ne voudra jamais que le crime soit égal de briser sur leurs tiges les choux naissants du voisin, que de porter, la nuit, une main sacrilège sur les choses consacrées aux dieux. Établissons une règle qui proportionne la peine aux délits, et n’allons pas déchirer à coups de fouet celui qui est à peine digne des étrivières.

Non vincet ratio hoc, tanteumdem ut peccet idemque

Qui teneros caules alieni fregerit horti,

Et qui nocturnus sacra divum legerit. Adsit

Regula, peccatis quie pœnas irroget æquas ;

Nec scutica dignum horribili sectere flagello. (Satires, I, III, v. 115.)

La différence entre la philosophie d’Horace et celle de Perse, c’est la différence entre la théorie et la pratique. Voici un autre exemple. Perse disserte sur la manière dont on doit user de sa fortune. J’userai de mon bien, dit-il, mais je ne pousserai pas la prodigalité jusqu’à servir du turbot à mes affranchis, ni la délicatesse jusqu’à me piquer de connaître au goût ce que la grive a mangé.

Utar ego, utar

Nec rhombos ideo libertis ponere lautus,

Nec tenuem solers turdorum nosse salivam. (Sat. VI, 22.)

Voilà qui est fort sage, quoique ce soit écrit en très mauvais latin ; mais Perse est homme d’école : il faut qu’il exagère, qu’il renchérisse, ou plutôt qu’il corrige une bonne et utile pensée par un paradoxe doctoral. Il continue donc : Fais moudre tout le blé de l’année, et mange-le. Que crains-tu ? Eh ! prends la herse : voilà déjà une autre moisson qui sort de terre.

Messe tenus propria vive ; et granaria, fas est,

Emole. Quid metuas ? Occa : et seges alterain herba est. (Ibid.)

Bien. Mais si cette moisson meurt enherbe, comme il arrive ; si les pluies dont parle Virgile la couchent sur les sillons, ou si l’ouragan l’arrache et la disperse dans les airs, comment vivrez-vous ? Ce précepte n’est pas d’un sage, mais d’un enfant.

Horace est bien plus prudent. J’userai de mon bien, dit-il aussi, et je prendrai dans mon petit tas autant qu’il me faudra.

Utar, et ex modico, quantum res poscet, acervo

Tollam...

Voilà le vrai sage. Il sait d’abord quelle est la va-leur de son tas, combien il y a de blé dans son grenier, et d’argent dans son coffre ; ensuite il y prend ce qui lui est nécessaire, rien de plus, rien de moins : il pense aux incertitudes de la moisson prochaine, au caprice des saisons qui peuvent détruire les espérances de son fermier. Quantum res poscet ; que de choses dans ce petit mot de trois lettres res ! Res, c’est le temps, le besoin, le goût, la fantaisie ; c’est cette expérience mobile et variable que nous tirons, non des livres, mais des événements, des hommes, de nous-mêmes ; res, c’est encore la convenance, le quid deceat, quid non ; Horace prévoit les dépenses extraordinaires, l’arrivée d’un hôte, une fantaisie coûteuse de Lesbie, une visite de Mécènes ; tout ce qui peut se qualifier l’imprévu ; tout ce qui obère tôt ou tard les économistes de la force de Perse.

 

VI. — De la querelle entre les stoïciens et les officiers de l’armée.

Au reste, ce n’est pas notre jeune poète, ce sont plutôt ses maîtres qu’il faut accuser de toutes ces exagérations. Perse n’est que l’humble disciple d’une secte philosophique ; je rends mieux ma pensée en disant qu’il en est la dupe. 11 tient pour article de foi tout ce qu’on lui enseigne. Le maître l’a dit, voilà sa règle. Sa secte est le stoïcisme, doctrine qui faisait quelques héros, charlatanisme qui faisait beaucoup de dupes. Le stoïcisme, à Rome, c’est l’opposition. Aussi les gens de bon ton, c’est-à-dire les mondains, la cour, presque tous les officiers de l’armée, comme il arrive dans tout gouvernement militaire, plaisantent-ils le stoïcisme, ce qui fâche beaucoup cet excellent Perse. Les centurions, grands persifleurs, même du temps d’Horace, excitent la bile de notre satirique. Ces hommes d’épée, presque tous de famille noble, aimant les gros plaisirs, affichaient un mépris bruyant pour la vertu professée et enseignée, et comment leur en vouloir ? Quoi de plus risible qu’un cours de vertu qui se fait comme un cours de géographie, par un docteur que patente l’État ! Aussi bien les charlatans du stoïcisme, plus nombreux que ses héros, faisaient tort à la doctrine par le contraste de leurs principes et de leur conduite ; et il s’en trouvait qui, tout en prêchant le mérite de la pauvreté, se laissaient donner par l’empereur une part sanglante dans les dépouilles de ses victimes[8].

Perse reproche aux centurions tantôt de sentir la boue, tantôt d’avoir des varices : cela n’est pas d’un philosophe. Sentir la boue n’est pas chose si damnable sous le harnois militaire, et quand on gagne des varices à combattre les Cauques et les Irisons dans les marais de la Germanie, ce n’est pas aux gens de cabinet à en faire la critique. Les centurions trouvaient fort ridicules les Arcésilas et les Chrysippe du temps, qui cheminaient dans les rues de Rome, la tête penchée sur la poitrine, les yeux baissés vers la terre, murmurant entre leurs dents des axiomes de philosophie, et n’ayant pas même sur leurs critiques l’avantage de la propreté ; car les uns laissaient pousser leur barbe jusqu’à mi-ventre, et, qui pis est, ne la peignaient pas ; les autres portaient des manteaux troués, quoiqu’ils pussent les porter raccommodés ; toutes habitudes qui valent bien sentir la boue, et qui y mènent tôt ou tard. Les mêmes centurions n’estimaient pas que ce fût la peine d’être pâle et maussade, et de dîner mal ou pas du tout, pour arriver à savoir que rien ne vient de rien, et que le néant ne peut pas rentrer dans le néant ; qu’il faut douter de tout ; que la vie humaine ressemble à un Y, le jambage d’en bas représentant l’enfance, qui n’a ni vices, ni vertus ; les deux jambages d’en haut représentant, le gauche, les vices, le droit, les vertus. Ces grossiers centurions avaient-ils si grand tort ? et la jeunesse qui applaudissait à leurs lazzis était-elle beaucoup plus déraisonnable que celle qui s’en fâchait, à l’exemple du bon Perse ?

Les officiers de l’armée, en attaquant les philosophes, n’étaient pas si maladroits : ils sentaient que leurs véritables ennemis étaient dans le camp du stoïcisme. C’est là que s’étaient réfugiés, sous le costume inoffensif de la liberté morale, les regrets et les souvenirs de la vieille liberté politique. Ces hommes à longue barbe composaient une espèce de moinerie séculière, hostile au gouvernement impérial, qui nourrissait, à l’ombre des privilèges de la science, un profond et incurable mécontentement contre le régime des prétoriens et des licteurs. Quand Domitien chassa les philosophes de Rome, ce ne fut point pour épargner aux gens de bon ton la vue de leur accoutrement ridicule, ni pour se donner le sauvage et imbécile plaisir de persécuter les lettres et les sciences dans la personne de quelques dialecticiens spéculatifs. Le motif de cette brutalité était tout politique : Domitien avait peur, et non sans sujet, d’une secte discutante et militante, d’où sortaient en définitive le peu de grands esprits qui honoraient encore cette période, et surtout le peu de gens courageux qui sussent mourir autrement que sur les champs de bataille ou par la main du bourreau. On ne conspirait que là ; on ne s’ouvrait les veines que là. Le stoïcisme était une association dont le secret n’était pas connu de tous ses initiés ; les chefs, pour la plupart esprits’ supérieurs, hommes de courage, avaient ce secret et le gardaient aussi longtemps que César ne les craignait pas, et ne le leur envoyait pas demander par ses licteurs avec la vie ; le reste des sectateurs s’en tenait à la lettre, et croyait ne faire que de la science en agitant les matières délicates de la volonté et de la liberté.

C’était de ceux-là principalement qu’on se moquait à l’armée et à la cour ; mais, en réalité, ces moqueries n’étaient le plus souvent que des demandes de proscriptions contre le petit nombre d’esprits fiers qui pratiquaient le stoïcisme, et qui faisaient une opposition sourde et insultante au despotisme militaire. Si Perse eût vécu plus longtemps, on l’aurait sans doute compté parmi ces derniers, car, à défaut d’un sens profond, il avait le cœur honnête et ardent ; mais, mort si jeune, il n’a pu compter que parmi les premiers ; il n’a pas été maître en stoïcisme, il n’a été qu’écolier.

 

VII. — La morale de Perse.

Toute la morale de Perse, presque toujours théorique, est de peu ou point d’application ; c’est la morale en aphorismes, la morale tirée d’une vue absolue de l’humanité, c’est-à-dire prise en l’air ; la morale écrite dans un code aveugle et implacable, qui ne tient compte ni des faiblesses de l’homme, ni de ses forces relatives, ni de ses penchants. Elle est enseignée et faite par des esprits isolés, abstraits, qui n’échangeaient avec le monde réel que des rapports dédaigneux et rares, qui se piquaient de s’en distinguer par l’accoutrement, et qui craignaient d’aller puiser leurs préceptes à l’expérience, comme à une piscine empoisonnée. Perse s’attache à cette morale, et au lieu de la tempérer par des observations recueillies autour de lui, il l’exagère de toute l’austérité de sa vie solitaire, de toutes les tristesses de son tempérament maladif. Il marche dans les rues de Rome, comme ces philosophes dont se moquaient les joyeux centurions, l’œil fixé à terre et la tête penchée, afin de ne rien apercevoir de ce qui se passe à ses côtés, et de ne pas souiller ses regards du spectacle des réalités de la vie. Les vices contre lesquels il déclame, il ne les a pas vus même du coin de l’œil ; ce sont des types vagues du vice en général, du mauvais principe oriental, quelque peu humanisé par la philosophie grecque, plutôt que des corruptions particulières. Les travers nationaux dont il veut nous faire rire sont à peine plus sensibles que ces vices ; ses mauvais poètes, par exemple, ont la plus grande partie de leurs traits dans l’ombre ; le reste nage dans un jour flottant et indécis ; ils ne sont d’aucun pays, quelque effort que fasse le poète pour les rendre Romains, en les affublant de quelques lambeaux du costume local ; et surtout ils ne font pas rire.

Fort souvent Perse fait dialoguer ses personnages ; mais son dialogue est si obscur, si mal coupé, le discours est si peu personnel à celui qui le tient, qu’on peut mettre la demande sur le compte de celui qui fait la réponse, ou bien encore prendre pour un a parte du poète ce qu’il a mis expressément dans la bouche des interlocuteurs. Ce sont des figures poétiques plutôt que des dialogues ; la même chose peut être une métaphore et un interlocuteur, un trope et un homme. Les commentateurs, même les plus subtils et les plus enthousiastes, nous laissent libres du choix. On peut, dans Perse, sans être trop ignorant, prendre le Pirée pour un nom d’homme.

Perse ramène tout au stoïcisme pur. Il ne quitte pas l’étroit sentier de la doctrine ; il suit le jambage droit de l’Y, et ne hasarde pas un écart vers le jambage gauche. Son esprit ne s’égare pas plus que ses mœurs ; bel éloge de l’homme, niais pas du poète. Il traite les principales thèses des écoles stoïciennes : tantôt celle qui prouve à l’homme qui fait tout ce qu’il veut, qu’il n’est pas libre : pourquoi cela ? parce qu’il a des passions ; — tantôt celle qui condamne le luxe, la civilisation, les arts, comme des corruptions et non comme des développements de l’espèce humaine. Il reproche à cette pauvre espèce de faire dissoudre la casse dans le suc de l’olive, c’est-à-dire d’employer les parfums ; de teindre les laines de Calabre avec la liqueur altérée du murex, c’est-à-dire de porter des vêtements de pourpre ; d’arracher la perle de sa coquille, et de réunir en une masse enflammée des veines de métal qui dorment au sein de la terre, c’est-à-dire d’avoir des bijoux et des monnaies, si ce n’est même du fer, car on peut étendre à tous les métaux le sens du mot veines. C’est toujours ou la leçon de Cornutus développée et amplifiée, ou l’aphorisme de Chrysippe exagéré. Des lectures très laborieuses et répétées ne m’ont montré qu’un passage où Perse parait penser pour son compte. Partout ailleurs, c’est l’école qui parle par la bouche d’un de ses adeptes. Voici ce passage.

Dans la satire sixième, qui s’attaque aux avares, Perse tire à l’écart son futur héritier, et le menace assez plaisamment de donner au peuple cent paires de gladiateurs, et de faire distribuer de l’huile et des gâteaux à toutes les tribus de Rome. L’héritier se plaint de cette prodigalité. Votre terre est déjà bien diminuée de valeur, lui dit-il ; elle ne pourra suffire à de telles dépenses. — Je vous entends, réplique Perse ; eh bien ! je vais prendre pour héritier le premier venu, Manius ; celui-là ne fera pas fi de ma terre. — Quoi ! dit l’héritier, un homme de rien !Un homme de rien ! Eh ! remontez au quatrième degré, j’ai peut-être un Manius pour grand-oncle. Il est vrai que vous êtes mon plus proche héritier : mais pourquoi me demandez-vous que je vous cède mon flambeau ?[9] Je suis donc pour vous un Mercure, et vous me prenez apparemment pour ce dieu qu’on nous représente une bourse à la main ! Voyons, voulez-vous de ce que je vous laisse ?Mais il manque quelque chose à votre fortune paternelle. — Ce qui manque, je l’ai dépensé pour moi : le reste, quel qu’il soit, est à vous. Mais n’allez pas me demander ce que j’ai fait des legs que j’ai reçus autrefois. — Enfin que laissez-vous ? demande l’héritier. Ce que je laisse ! s’écrie Perse. Esclave, allons, sers-moi maintenant de meilleurs ragoûts, fais-moi mieux dîner. Vraiment, ne faudra-t-il pas que je me contente, les jours de fête, de faire cuire de mauvais légumes, ou quelque morceau d’une tête de porc enfumée et suspendue par l’oreille au foyer, afin que votre petit-fils se rassasie quelque jour de foies d’oie, et que, dégoûté de maîtresses vulgaires, il palpite insolemment dans les bras d’une patricienne ? Quoi ! je n’aurai plus que la peau et les os, afin que son ventre tremble d’embonpoint Comme celui d’un victimaire ?....

Reliquum ! Nunc, nunc impensius unge,

Unge, puer, caules. Mihi, fessa luce, coquatur

Urtica, et fissa fumosum sinciput aure,

Ut tuus iste nepos, olim satur anseris extis,

Cum morosa vago singultiet inguine vena,

Patriciæ immeiat vulvæ ? Mihi trama figuræ

Sit reliqua, ast illi tremat omento popa venter. (Satire VI, vers 70.)

Cette sortie est plutôt d’un bon vivant que d’un stoïcien. Perse a jeté son manteau et sa barbe postiche, et il s’évertue comme un écolier qui sort de classe. Cependant tout ce dialogue, que j’ai analysé et réduit aux principales idées, est, en beaucoup d’endroits, pénible et entortillé. La bonne veine du poète ne peut se faire librement jour à travers les habitudes pédantesques de l’école ; on y sent la gêne et la contrainte ; on dirait que le pauvre initié a fait un mauvais coup, en s’ébattant jusqu’à s’imaginer qu’il est devenu dépensier et homme de plaisir. Il semble qu’il craigne d’être aperçu par l’austère Chrysippe au moment où il brûle en cachette un grain d’encens idolâtre sur les autels d’Épicure. Du reste, ce passage est plutôt une débauche d’esprit qu’un aveu indiscret de ce que pouvait faire Perse échappé. Sa mauvaise santé, ses goûts studieux et solitaires ne lui permettaient pas de dissiper des héritages. On ne croit pas plus à ses retours de joyeux dissipateur qu’à cette pétulance et à ce penchant pour le gros rire dont il se vante ailleurs[10].

 

VIII. — Pourquoi Perse est obscur.

Perse a été dans la plus mauvaise condition où se puisse trouver un écrivain de quelque talent. Son éducation l’ayant mis à la suite et au service d’une secte, il a été forcément l’écho des idées d’autrui. Du reste, dépourvu à peu près d’imagination, observateur plus que distrait, il n’a rien ajouté à ce fonds d’emprunt, il n’a rien écrit qui lui appartînt en propre, et il s’est bien plus attaqué à ce qu’il savait des vices par les livres et les maîtres, qu’à ce qu’il en avait vu par ses yeux. Dans cette condition, comment avoir un bon style, un style naturel et vrai ? Ce qui fait qu’une page est belle, qu’elle touche, qu’elle persuade, c’est qu’elle est l’expression de la personne, et que l’écrivain est le père de son écrit. Mais on n’est pas l’auteur seulement de ce que l’on invente ; on peut l’être, et avec le même mérite d’originalité, de ce qu’on a su s’approprier en l’imitant. Prendre les idées d’autrui, pour son sujet, quand on y est invinciblement conduit par la logique, n’est pas d’un esprit qui s’assujettit aux autres, mais qui s’en sert. C’est là fort souvent le genre d’originalité de Boileau. En combien d’endroits ne s’est-il pas contenté de tirer de leur sommeil des vérités d’expérience et de raison qui dormaient dans des idiomes morts, et de leur donner toute la vivacité et tout l’éclat d’une seconde invention ? Boileau est un ancien qui se reconnaît dans les écrits de quelques anciens, et qui y prend non par stérilité, mais sans scrupule, parce qu’il en a besoin, ce qui va à son propos. Il s’avoue modestement imitateur ; mais il sait qu’un larcin confessé n’est pas un larcin, et qu’il fait bon s’avouer imitateur pour échapper à l’accusation de plagiaire. Au fond il se rend bien justice, et il a la conscience que les imitateurs de sa façon ne sont que des doubles que la nature se plait à faire d’un même type de génie.

Perse, au contraire ; est le rédacteur en vers d’un programme philosophique qui a été arrêté et promulgué sans lui. Il ne domine point sa secte ; il la suit terre à terre, il rampe sur ses traces. Ce n’est point son penchant, c’est le hasard de son éducation qui l’a mené, les yeux fermés, au stoïcisme. Arrivé là, au lieu de s’inquiéter sur sa liberté engagée presqu’à son insu parles leçons de ses maîtres, au lieu de revenir librement sur les conséquences de cette espèce d’embauchage philosophique, il s’est croisé les bras et a clos son intelligence, afin de se préserver de la tentation de s’émanciper. Il a pris un à un les principaux axiomes de sa secte, et les a mis en vers, à peu près comme ce fanatique de nos cinq Codes qui s’était mis à rimer quatre ou cinq mille articles de législation. Perse devait donc être et a été mauvais écrivain, en reproduisant servilement des idées qui n’étaient point à lui.

Prouver qu’un homme ne peut écrire bien sans avoir quelque imagination, c’est une dissertation fort oiseuse et que j’épargne à mes lecteurs. Toutefois, je dois dire, à l’égard de Perse, que n’ayant ni l’expérience qui est la source la plus féconde des idées, ni l’imagination qui est une sorte d’expérience instinctive, toutes les fois qu’il s’est quelque peu écarté de son thème doctrinal, la langue simple et vraie lui a complètement manqué. Ceci revient à mon dire du commencement, à savoir que le mauvais style vient toujours du manque d’idées, et que tout ce qui n’est pas nettement pensé est mal écrit. Je suis sûr que Perse dépensait un temps effroyable à écrire ses satires ; il n’y a pas dix vers où l’on ne sente l’angoisse d’un écrivain qui se frappe le cerveau pour en faire sortir des idées qui y manquent, et qui s’adresse sans cesse à une muse qui ne l’entend pas. Il s’épuise à combiner des mots, à fausser la belle langue de son pays, et à se donner, par ses créations artificielles, le change sur sa propre impuissance. Ses développements ont je ne sais quoi de verbeux et d’étriqué en même temps ; ils sont longs, souvent diffus, et cependant pressés et étranglés par des formes de style d’une concision inintelligible. Son discours a je ne sais quoi d’haletant et d’essoufflé ; il a la diffusion du jeune homme, avec une précision virile qui est dans les mots et point dans les choses ; son allure est brève, sautillante, avec un faux air de gravité, comme celle d’un enfant vieillot qui joue le personnage grave. Le pauvre génie de Perse fait peine ; c’est le labeur ingrat et sans fruit ; c’est une pénible tendance à être. Heureusement qu’il a eu des amis pour admirer de son vivant ces enfants nés avant terme ; heureusement que Cornutus et peut-être Lucain se sont portés garants, auprès du jeune poète moribond, d’une .gloire dont la poursuite laborieuse avait peut-être abrégé sa vie !

 

IX. — De quelle façon Perse dit les mêmes choses qu’Horace.

Il parait que Perse avait fait une étude particulière d’Horace. C’est du moins une conjecture que je trouve dans presque tous les commentateurs, et qui est fondée sur un assez bon nombre d’imitations de ce poète, et sur trois vers délicats où Perse apprécie avec plus de grâce que de profondeur -le talent de son modèle.

Voici ces trois vers :

Horace, censeur piquant, effleure les vices de ses amis, tout en les faisant rire : il se glisse doucement et se joue autour du cœur. Horace excelle à rire finement au nez du peuple romain.

Omne vafer vitium ridenti Flaccus amico

Tangit, et admissus circum præcordia ludit,

Callidus excusso populum suspendere naso. (Sat. I, v. 116)

Suum cuique ; à chacun le sien : c’est avec l’aide d’Horace qu’il fait le portrait d’Horace. La piquante et intraduisible expression naso suspendere est d’Horace[11]. Seulement Horace ajoute à naso l’épithète adunco, nez crochu, nez en bec de corbin, le nez des gens qui narguent et persiflent. Perse, pour la commodité de son vers, et par son penchant à gâter tout ce qu’il touche, y substitue excusso, qui peut s’interpréter de plusieurs façons, et par conséquent ne vaut rien. Cela veut-il dire bien mouché, bien nettoyé ? ou remué, comme on le dit de la tête ? ou pris avec la main et secoué, en signe de dérision, comme cela se voit chez le peuple ?

Voici d’autres manières dont Perse défigure les pensées d’Horace, par ses efforts pour se l’approprier.

Où Horace a dit :

. . . . Clamant periisse pudorem

Cuneti pene patres... (Épîtres, liv. II, I, 80.)

Presque tous les vieillards vont s’écrier qu’on a perdu toute pudeur.

Perse met à la place :

. . . . Exclamet Melicerta perisse

Frontem de rebus... (Satire V, v. 403.)

Mélicerte va s’écrier qu’on a perdu le front au sujet des choses... »

Le front est placé ici pour la pudeur dont il est le siège. Était-ce la peine pour si peu de gâter une ex-pression simple et populaire ? Les commentateurs trouvent la métaphore de Perse plus hardie. Soit. Tout est pour le mieux dans le meilleur des livres possibles.

Autre exemple : Horace, donnant au poète tragique un excellent conseil, dit :

. . . . Si vis me flere, dolendum est

Primum ipsi tibi... (Art. poet., v. 402.)

Si tu veux que je pleure, il faut commencer par pleurer toi-même.... »

Imitation de Perse :

Plorabit, qui me volet incurvasse querela... (Satire I, vers 94.)

Il faut que celui-là pleure, qui veut me courber sous le poids de la tristesse.... Quel effort pour ne dire rien de plus qu’Horace ! Quelle image pénible pour exprimer l’effet si naturel et si simple que nous font les larmes vraies !

Vers d’Horace :

O si urnam argenti fors quæ mihi monstret, ut illi,

Thesauro invento, qui mercenarius arum

Ilium ipsum mercatus aravit, dives amico

Hercule !... (Satires, liv. II, VI, 40.)

Oh ! si quelque heureux hasard me montrait une urne pleine d’argent, comme à ce mercenaire qui, ayant trouvé un trésor, et devenu tout à coup riche « par la protection d’Hercule, acheta le champ qu’il avait labouré pour le compte d’autrui !....

Imitation de Perse :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . O si

Sub rastro crepet argenti mihi seria, dextro

Hercule !... (Satire II, v. 10.)

Oh ! si, par la faveur d’Hercule, il venait à résonner sous ma charrue une cruche pleine d’argent !... Pourquoi cette métaphore prétentieuse et cette affectation de pittoresque ? Celui qui rêve de trouver un trésor ne s’inquiète guère de préciser par quelle sorte de fouille il le pourrait trouver, si c’est en labourant son champ ou en ratissant son jardin, car rastrum veut dire indifféremment charrue ou râteau. Le monstret d’Horace est plein de naturel et de force : il semble voir mon heureux mortel ouvrir de grands yeux, en pensant qu’hercule pourrait bien lui montrer un trésor !...

Vers d’Horace :

. . . . Totus teres atque rotundus,

Externi ne quid valeat per lœve morari... (Satires, liv. II, VII, 87.)

Qu’il soit tout entier si rond et si uni, que rien du dehors n’ait prise sur cette surface polie.... Imitation de Perse :

. . . . . . . . . . Ut per lœve severos

Effundat junctura unques... (Satire I, v. 65.)

Vos vers sont si coulants, si harmonieux, si polis, que les soudures rejettent le doigt le plus sévère.... Si ce français est si mauvais, c’est la faute du latin. J’explique d’ailleurs, je ne traduis pas. La métaphore d’Horace est très simple : elle est tirée, comme on voit, des ouvrages de marbre ou de bois, dont toutes les parties sont si parfaitement jointes, et si polies, que l’ongle ne peut y découvrir ni aspérité ni fente. Perse la gâte par ses efforts pour la rajeunir. Effundat ungues, c’est-à-dire ne laisse pas s’introduire les ongles, mais les repousse, les rejette, quelle expression lourde et excessive ? Que dirait-on de plus pour un abîme qui revomit sa proie ? pour un volcan qui rejette la lave de ses entrailles, etc., etc., etc. ? ..... Combien de coups Perse n’a-t-il pas donnés à son pupitre pour innover si laborieusement et si inutilement ? Vers d’Horace :

Adjecere bonæ paulo plus artis Athenæ,

Scilicet ut possem curvo dignoscere rectum. (Epîtres, liv. II, II, 4.)

Les bonnes leçons d’Athènes me donnèrent un peu plus de sagacité, et m’apprirent à distinguer ce qui est droit de ce qui est courbe.

Imitation de Perse.

Scis etenim justum gemina suspende lance

Ancipiti libræ ; rectum discernis, ubi inter

Curva subit... (Satire IV, v. 42.)

Car vous savez peser la justice dans le double plateau d’une balance incertaine ; votre œil discerne le point où ce qui est droit incline vers ce qui est courbe. Il y a une nuance, pourrait-on dire, entre la pensée d’Horace et celle de Perse. Mais cette nuance n’est pas perceptible à la pensée, ni pondérable à aucune balance, pour me servir de la métaphore de Perse. Entre ce qui est courbe et ce qui est droit, il n’y a pas d’intermédiaire : c’est tout un ou tout autre ; dès lors, quel est le point imaginaire où ce qui est droit se confond avec ce qui est courbe ? Perse fait assurément un très grand compliment à son interlocuteur, en lui attribuant assez de pénétration pour saisir de telles nuances. Horace est simple et net ; le droit et le courbe, le vrai et le faux, sont les deux points polaires. L’une des deux extrémités ne peut pas incliner, couler, subire, vers l’autre. Perse subtilise et gâte la pensée pour l’exprimer autrement.

Dernier exemple. Vers d’Horace ; il s’agit des poètes boursouflés :

At tu conclusas hireinis follibus auras

Usque laborantes, dum ferrum emolliat ignis,

Ut mavis imitare... (Satires, liv. I, IV, 49.)

Imitez donc, puisque vous l’aimez mieux, ces vents renfermés dans des outres de peau de bouc qui soufflent incessamment, jusqu’à ce que le feu ait ramolli le fer.....

Imitation de Perse.

Tu neque anhelanti, coquitur dum massa camino,

Folle premis ventos... (Satire V, vers 10.)

Quant à vous, on ne vous voit pas comprimer l’air dans le soufflet haletant tandis que la masse de métal cuit et se liquéfie dans le four.... Quelle différence entre deux métaphores dont l’une compare le poète boursouflé aux vents qui s’échappent du soufflet, et l’autre au forgeron qui met ce soufflet en mouvement ! Ressembler au vent, combien n’est-ce pas plus ridicule que de ressembler à celui qui le fait sortir du soufflet !

Ces différents exemples, qu’il m’eût été facile de multiplier, peuvent donner une idée du travail que coûtait à Perse la composition de ses satires. Quelles peines n’a-t-il pas dû prendre pour dissimuler, par des altérations de toute sorte, les larcins que son impuissance l’obligeait à faire à ses devanciers ! Au reste, il lui est échappé un aveu précieux à ce sujet. Savez-vous comment il blâme de mauvais vers ? Ah ! s’écrie-t-il, l’auteur de telles productions n’a pas donné du poing sur son pupitre, et son ouvrage ne sent pas les ongles rongés.

Nec pluteum cædit, nec demorsos sapit ungues. (Satire I, v. 106.)

Et lui, qui sans doute n’épargnait pas les coups à sou innocent pupitre, et qui devait souvent se manger les ongles à vif, à quoi lui a servi d’avoir la patience du travail et toutes ces facultés secondaires qui aident le génie, mais ne le donnent pas ? A faire faire à Casaubon d’énormes commentaires, dont Scaliger le fils a dit très spirituellement qu’au Perse de Casaubon la sauce vaut mieux que le poisson ; à être loué par Pithou et critiqué par Bayle ; admiré par Turnèbe et méprisé par Godeau ; préféré par Martial a un certain Marsus, auteur d’une détestable épopée, préférence qui pourrait bien être un fort mauvais compliment ; à fâcher très sérieusement le professeur Selis contre les Pères Vavasseur et Petau ; à être jeté au feu par saint Jérôme, anecdote contestée, mais très vraisemblable ; et finalement à nie faire écrire une trop longue dissertation qui n’empêchera pas les admirateurs de Perse de continuer à l’admirer, ni ceux qui le dénigrent de continuer à le dénigrer, les uns et les autres sans le lire !

 

X. — Pourquoi l’on s’est tant occupé de Perse.

Ce qui fait que tant de personnes instruites ou passant pour l’être se sont occupées de Perse, c’est d’abord la petite phrase de Quintilien : Multum et veræ gloriæ Persius meruit : Perse a mérité beaucoup de gloire, et de vraie gloire[12]. On a pris cette phrase pour un oracle, Quintilien ayant fort justement la réputation d’excellent juge des productions littéraires, de celles surtout qui comptaient plus de cent ans. Au lieu d’opposer Quintilien à lui-même, et son jugement sur un auteur contemporain à ses jugements sur les écrivains du siècle précédent, on a voulu faire mériter à Perse l’éloge du savant rhéteur, et concilier le talent de l’un avec la réputation de bon juge de l’autre. Un second lieu, Perse présentait aux commentateurs tout l’attrait d’énigmes à déchiffrer ; ceux qui ont cru les deviner ont trouvé Perse admirable ; c’est tout simple : ils ne se sont pas donné tant de peines pour ne pas trouver le mot.

Un archéologue qui fouille un terrain historique est fort près de croire que le moindre débris de pierre taillée est un bras de la Vénus ou de l’Apollon, et que la plus mauvaise cruche d’argile est un vase étrusque. Pour le savant qui explore les entrailles du globe terrestre, toute pétrification un peu compliquée est l’os maxillaire d’une espèce d’animal antédiluvien. Autant en font les commentateurs. Casaubon croyait avoir trouvé la vraie satire latine dans l’indéchiffrable livre de Perse. On eût avancé les jours de Turnèbe et de Pithou, si on était parvenu à les convaincre que leur trésor n’était qu’un lingot de cuivre. Ceux au contraire qui n’ont pas eu la patience d’étudier Perse, et qui ne pouvaient pas, comme moi, aider leur paresse de cinq ou six commentaires qui font voir souvent le vrai sens en donnant le faux, ceux-là ont déclaré que Perse ne valait pas qu’on le lût, puisqu’il ne voulait pas qu’on le comprit. Les uns ni les autres ne sont les arbitres souverains des réputations littéraires, ni les dispensateurs de la gloire ; ce rôle est celui du public placé entre les deux camps, qui pèse les, défauts et les qualités, les critiques et les éloges, et qui apprécie les ouvrages de l’esprit, non pas d’après l’intérêt que peut y avoir son amour-propre, mais d’après l’utilité qu’il en retire. Or, je doute que, pour Perse, ce publie existe. Horace, Juvénal, Boileau, n’ont manqué ni d’amis pour les surfaire, ni d’ennemis pour les rabaisser ; mais ils ont eu un immense public intermédiaire qui les a classés et consacrés. Perse n’a eu que cette espèce d’amis et d’ennemis qui préparent les pièces du procès, mais qui ne le jugent pas. Malheureusement les uns et les autres diminuent de jour en jour ; et jusqu’ici, dans aucun pays, pas même dans cette Allemagne si patiente, et qui aime tant à exhumer les renommées enfouies dans la tombe, il ne me parait pas qu’il y ait un public qui tienne beaucoup à juger le procès.

 

XI. — Y a-t-il profit à lire Perse ?

Si quelqu’un me demandait s’il y a profit, oui ou non, à lire et à étudier Perse, je lui répondrais : oui, si vous êtes curieux, en général, d’avoir une opinion sur tous les écrivains de quelque renom ; si, en ce qui regarde Perse, vous aimez un assez remarquable travail de style, par-ci par-là quelques mouvements satiriques, une chaleur de sectaire plutôt que de poète inspiré, de l’amertume et quelquefois de l’indignation vraie, mais qui porte sur des vices en l’air, ou sur des travers généraux, désignés et rangés par ordre alphabétique dans les catéchismes de la morale stoïcienne, plutôt qu’observés et touchés du doigt sur les classes ou sur les individus qui pouvaient en être infectés : oui encore, si vous trouvez quelque plaisir à chercher, sous cette enveloppe rude et gauche du stoïcien à peine sorti de l’école, une âme ingénue, noble, généreuse, n’ayant que de bons instincts, conservant au milieu de la corruption de son pays la chasteté des mœurs et la chasteté de l’esprit, toutes les deux si difficiles à garder, la seconde surtout, parce qu’on peut la perdre sans cesser d’être honnête homme ; une âme qui a l’innocence, sinon l’expérience, laquelle s’acquiert presque toujours au prix de l’innocence : oui, enfin, si vous voulez connaître et apprécier quels ravages peut faire une période de cent ans dans les esprits et dans la langue d’une grande nation.

Mais je répondrais : non, si vous aimez les écrits simples, naturels, faciles, soit de cette facilité que Boileau tâchait de donner à Racine, soit même de la facilité un peu relâchée de lord Byron et de Lamartine ; si vous estimez un écrit par le nombre des vérités utiles et agréables qu’il renferme ; si, dans un satirique, vous cherchez les détails de mœurs, les allusions, les noms propres, tout ce qui fait la vie de ce genre d’écrit, tout ce qui lui donne un caractère national ; non, si vous êtes du tempérament de saint Jérôme, lequel jetait au feu les livres dont la lecture lui coûtait trop de peine, ou si vous n’avez pas cette patience allemande qui s’effraie de ce qu’elle comprend trop vite, qui suspecte tout écrivain dont le livre ne laisse rien à deviner, et dont le sac n’a pas de double fond ; qui se reproche presque de ne pas parer son plaisir d’un peu de fatigue, et qui pousse le scrupule jusqu’à obscurcir un livre plutôt que de le trouver trop clair ; non enfin, si vous n’êtes pas d’humeur à lire des préfaces, des biographies, des mémoires, et des commentaires sur ces préfaces, ces biographies et ces mémoires, et des notes sur ces commentaires, pour vous faire une idée, peut-être très fausse, et assurément très controversable, d’un ouvrage dont personne ne vous parlera jamais, et d’un poète dont vous ne trouverez jamais à qui parler.

 

 

 



[1] On appelait ainsi les valets d’armée.

[2] De ΐνος, vin, et φέρω, je porte.

[3] Espèce de lin : périphrase, pour cordage.

[4] Fameux joueur dont il est parlé dans Régnier.

[5] QUINTIL., X, I : Multum et verœ gloriæ, quamvis uno libro, Persius meruit.

[6] Cicéron, Pro Murena, chapitre LXI (collection Lemaire).

[7] Perse, satire V, vers 119 (collection Lemaire).

[8] Tacite en fait le reproche à Sénèque et à Burrhus, sans les nommer, dans ce passage où il parle de personnages professant l’austérité, qui reçoivent de terres et des maisons après l’empoisonnement de Britannicus. (Ann., XIII, XVIII).

[9] Qui prior es, cur me in decursu lampada poscis ?

Allusion à des courses qui se célébraient à Athènes, et dans lesquelles le vainqueur passait un flambeau ou une torche à celui qui venait ensuite, celui-ci au troisième, etc., jusqu’à ce que le nombre des concurrents fût épuisé. D’après un passage de Cicéron, ad Herenn., IV, il parait que le coureur fatigué passait la torche à celui dont les forces étaient entières. Cette explication rend la métaphore de Perse plus naturelle. C’est une image assez vraie de la vie humaine.

[10] . . . . Sed sum petulanti splene cachinno. (Satire I, vers 12.)

[11] Horace, Satires, livre I, satire VI, vers 5.

[12] Quintilien, Institutions oratoires, livre X, chapitre I.