DE LA NOBLESSE CHEZ LES ROMAINS

 

CONCLUSION.

 

 

En y réfléchissant (la réflexion pourra sembler tardive, mais elle est toujours opportune, puisqu’elle est vraie et nécessaire), je m’aperçois que le mot de noblesse, dont je me suis servi si souvent dans ce mémoire, peut entraîner une erreur. La noblesse n’existait pas dans le Bas-Empire, telle du moins que l’histoire de notre pays et en général l’histoire des temps modernes nous en ont inculqué l’idée, à savoir : des familles dans lesquelles se transmettent, avec le nom et le patrimoine, des distinctions, des privilèges, et en même temps des devoirs onéreux et honorables, par droit de naissance, sous la condition du droit d’aînesse ; subsistant par elles-mêmes, indépendamment de la volonté du souverain, formant, soit comme conseil ou partie du gouvernement, soit par l’association ou la simple communauté des intérêts, une puissance politique.

Cela se voit encore en Angleterre, en Allemagne et dans d’autres royaumes. Cela ne se voit plus chez les peuples qui ont établi pour bases de leur contrat social l’égalité des citoyens devant la loi et le partage égal des héritages. Là on prendra encore des titres nobiliaires ; il pourra même s’être conservé des familles illustres, dans lesquelles on garde toujours la maxime, noblesse oblige ; il n’y aura point de noblesse. La démocratie, qui lui est antipathique et avec laquelle elle demeure incompatible, règne seule, règne souverainement, quelque forme qu’elle revête, ochlocratie ou monarchie. Si c’est la multitude qui domine, elle se ruine bientôt elle-même, et, comme dit Montaigne, s’abat par l’extravagance de sa force. Si de son débris s’élève un pouvoir absolu et despotique, la réaction de l’opinion publique, l’influence réciproque des diverses nations qui se pénètrent les unes les autres par les idées, la solidarité de la fortune publique avec les fortunes privées et avec les finances étrangères, modèrent ce pouvoir ou le détruisent.

Il n’en était pas, il n’en pouvait pas être ainsi dans l’empire romain en décadence. Tombés de la liberté, pour laquelle et par laquelle vivait le citoyen, sous le joug des Césars, qui devinrent désormais l’unique et universelle puissance, les Romains furent les sujets les plus soumis, les plus abandonnés, in servitutem ruebant. Étrangers au sentiment du point d’honneur des modernes, ils n’eurent pas même la pudeur de la servitude. Point de contrôle de l’opinion publique ; tout se taisait devant le maître. L’empire embrassant tout le monde civilisé, point de civilisation étrangère dont l’exemple et le contact fussent à redouter, dont il fallût ménager les jugements. Les Césars ne voyaient au dehors que des barbares, qui les châtiaient quelquefois, et ne les corrigeaient pas.

Le despotisme, en ce temps, avait atteint le dernier degré où des peuples civilisés puissent descendre, la volonté du maître faisant la loi en tout et mesurant le droit de chacun à son bon plaisir, le sort et la vie de tous suspendus en la main d’un seul. Comment la noblesse, à vrai dire, aurait-elle pu exister en un tel état d’instabilité et de misères ? On rangeait les emplois du gouvernement et de l’administration dans des classes, sous des titres indiquant les degrés de promotion, selon qu’on approchait de la maison et de la personne du prince ; quelque chose comme la hiérarchie des conditions sociales en Russie. Une faveur portait le plus obscur mortel au sommet des grandeurs ; une disgrâce précipitait le plus superbe dans le néant. Les historiens offrent une foule d’exemples de ces vicissitudes soudaines[1] : des esclaves, des eunuques, régnant sous le nom du maître ; des préfets du prétoire livrés à la torture et au supplice ; des colons barbares, des hommes de la lie du peuple parvenant aux dignités et au pouvoir par l’intrigue et par la délation, et persécutant tout ce qui avait un nom et une position honorables. Au-dessous du monde officiel, trop fier de son opulence et de ses immunités, la bourgeoisie et le peuple des cités et des campagnes, curiales, plebs urbana, plebs rustica, supportaient toutes les charges de l’État ; c’était la plus énorme inégalité des conditions sociales dans l’égalité universelle de sujétion et d’existence précaire ; des privilèges iniques pour les heureux, des obligations accablantes pour le reste, nulle garantie pour personne. L’humanité, sous la pression de l’empire, était comme une poussière sans cohésion, sans consistance, qu’un vent impétueux peut soulever en un moment par masses compactes, en tourbillons destructeurs, et qui, l’orage cessant, retombe inerte et immobile, et n’est plus remuée que sous les pieds des chevaux et des hommes qui, la foulent, ou par une main qui s’amuse à en ramasser quelques grains pour les jeter au vent.

Vainement le faste du protocole impérial prétendait voiler ces misères de son faux clinquant et d’une apparence d’ordre majestueux. Le cérémonial des réceptions, non seulement à la cour, mais chez les moindres puissances, était une affaire importante. On chargeait les dignitaires et les courtisans de costumes somptueux, de magnifiques insignes. On ne les abordait pas sans les appeler, Votre Grandeur, Votre Sublimité[2] ; et d’autres noms splendides, qui ne faisaient point illusion aux sages, tels que Symmaque. Mais lui-même, tout en les répudiant dans le commerce intime et confidentiel[3], ne s’en abstenait pas cependant, et ne pouvait s’en abstenir dans la correspondance ordinaire. Le vulgaire en était ébloui, et les barbares s’y laissaient prendre quelquefois. Il semblait que plus les hommes s’avilissaient, plus on s’efforçait d’exagérer l’orgueil de leur langage et la pompe de leurs représentations.

Et le peuple ?... qu’on n’oubliait pas pour son malheur, et que nous ne devons pas oublier dans cette dernière revue. Pour qu’il y ait une noblesse, il faut qu’il y ait un peuple dessous. Nous savons en quel mépris le tenaient les gouvernants et les légistes[4]. Il ne cessa plus de déchoir dans ce profond abaissement, qu’il n’eût perdu jusqu’au nom et à la fiction de son état civil. Outre cette déplorable inégalité des conditions, que semblaient démentir les belles protestations de certaines lois généreuses[5], mais que toutes les autres sanctionnaient, outre les flétrissures et les ignominies infligées à certaines professions qui n’avaient rien en soi de honteux ni de coupable, et qu’on avait tort de confondre avec des industries justement réprouvées[6], l’épuisement des petits patrimoines ruraux et, par suite, le dénuement et la faim, poussaient les pauvres paysans dans la servitude, comme en un refuge désespéré ; ils entraient libres dans les domaines des grands, et y devenaient serfs de leurs hôtes[7] ; tellement incorporés à la propriété, que, si leurs fils ou leurs filles contractaient mariage avec les serfs d’un autre domaine ou avec les membres d’un collège d’ouvriers appartenant à l’État, on les restituait aux maîtres qu’ils avaient quittés, et l’on brisait des unions que la loi chrétienne avait bénies[8]. Les barbares trouvèrent ainsi les campagnes habitées par des colons attachés à la glèbe.

Résumons en quelques mots les trois parties de cette exposition historique.

La noblesse romaine, qui avait commencé par le despotisme d’une caste militaire et sacerdotale, ayant été contrainte, après une lutte acharnée et une longue résistance, à ouvrir ses rangs au peuple, s’était agrandie et fortifiée par cette heureuse défaite. Dans ce temps, à la constance et à la fierté des traditions politiqués se joignit chez elle une continuelle recrudescence de jeunesse et de vigueur. Ce fut son âge héroïque, l’ère des hautes vertus, des triomphes du patriotisme et de la sagesse. Mais l’élément populaire, après avoir conquis sa place, ne sut pas se contenir et voulut trop prévaloir. En même temps les richesses des nations vaincues corrompirent les vainqueurs ; aux disputes des deux ordres succédèrent les querelles des ambitions particulières. La République avait fait des citoyens trop grands et trop puissants pour qu’ils ne fussent pas tentés de se mettre au-dessus des lois et de régner en maîtres. Les guerres civiles éclatèrent et aboutirent à l’asservissement général. La noblesse, décimée, mutilée, vécut encore un temps sous les Césars, dans quelques-uns de ses membres, par leurs souvenirs et leurs regrets. Les Césars essayèrent même de la relever et de la reformer comme une pièce utile et une décoration de leur gouvernement. Mais, après le règne des Antonins, elle suivit la décadence de toutes choses, jusqu’à ce qu’elle finît par s’évanouir dans le fantôme du sénat de Rome et sous les titres du Bas-Empire.

 

 

 

 



[1] Ammien, XXVII, 3, p. 478 ; XXVIII, 1, p. 507,516-18.

[2] Symmaque, Epist. II, 21 : Amplitudo tua ; ibid. 44 : Celsitudo tua ; ibid. VIII, 64 : Eximietas Tua. (Cf. Cod. de novo codice faciend. : Leontium, virum sublimissimum.

[3] Symmaque, ibid., IV, 42 : Dites-moi pourquoi, ayant gardé l’ancien usage au commencement de votre lettre, en m’appelant tout simplement par mon nom, vous l’abandonnez dans le reste du message. Que d’autres aiment à se faire saluer du titre de sublimité ; moi, je ne veux pas même qu’on me donne de la magnificence.

[4] Cf. Cod. Th., l. 7, de spectacul. XI, 40 ; l. 4, quœ res ven. poss. ; l. 13, De dignitatibus, XII, 1 : Les juges prévaricateurs doivent être punis, dégradés, inter pessimos quosque et plebeios habeantur, an 380.

[5] Nous ne jugeons pas personne basse et abjecte une femme pauvre, mais née de parents ingénus... Nous voulons que la fortune ne mette point de distance entre les ingénues (pauvres) et les riches héritières. (Cod., l. 7, De inc. et inut. nupt. V, V, 454.)

[6] Paul. Sent. II, 26, De adult. Cod., l. 1, De natur. liber. V, 27. Novell. Marcian. 4. Montesquieu, Esprit des lois, XXI, 14.

[7] Salv., De gub. Dei, V, 8, 9.

[8] C. Th., l. 10, De murileg. X, 20.