PALESTINE

 

DEUXIÈME LIVRE. — DES ANCIENS HABITANTS PAÏENS DE LA PALESTINE AVANT ET APRÈS L'INVASION DES HÉBREUX SOUS JOSUÉ

CHAPITRE II. — CIVILISATION DES ANCIENS HABITANTS DE LA PALESTINE. - LANGUE. - MŒURS. - RELIGION.

 

 

Nous trouvons dans le pays de Canaan, avant la conquête de Josué, un certain degré de civilisation. Les arts et métiers, l'industrie, le commerce, s'y étaient déjà développés et nous y rencontrons même les traces d'un certain luxe. Dès les temps des patriarches hébreux nous trouvons dans ce pays de nombreux produits d'industrie qui prouvent que les habitants étaient sortis depuis longtemps de l'état sauvage : non-seulement on mentionne des épées, des couteaux, des arcs et des flèches, mais aussi toute sorte d'ustensiles et de vases, la fleur de farine et autres objets artificiels de consommation, qui dépassent les besoins quotidiens de l'homme, et jusqu'à des mets exquis, dignes de la table des rois (Gen. 49, 20). On avait des voiles pour les femmes (ib. 38, 14) et certains vêtements de distinction (37, 3), ainsi que des bracelets et des pendants d'oreilles et de nez fabriqués d'or (24, 22). On connaissait l'art de fabriquer des idoles, la gravure des cachets (38, 18) et la teinture en cramoisi (38, 27). Des caravanes venant de l'est du Jourdain parcouraient le pays et allaient faire le commerce en Égypte (37, 25) ; l'argent avait cours chez les marchands (23, 16) et il devait être marqué au coin. Jacob parle 'de vaisseaux et de ports (49, 13). Moïse dit aux Hébreux qu'ils trouveront, dans le pays de Canaan, des villes 'grandes et belles, des maisons remplies de toute espèce de biens, des citernes, des vignobles et des jardins d'oliviers (Deut. 6, v. 10, 11). L'art d'écrire était probablement connu, sinon très-répandu, parmi les Cananéens. La ville de Debir, appelée, avant l'invasion des Hébreux, Kiryath-sépher (ville des livres), était, sans doute, renommée pour ses écrivains[1]. Il résulte de tout cela que les anciens habitants de la Palestine avaient atteint un degré de culture assez élevé.

La langue de la Palestine, dès les temps les plus anciens, était sans doute l'hébreu, ou du moins un dialecte qui en différait fort peu. Nous avons vu que les Cananéens de la Bible et les Phéniciens des auteurs grecs formaient une seule famille de peuples issus de la même souche. Or il ne peut y avoir aucun doute sur la parfaite analogie, je dirai presque l'identité, de la langue phénicienne et de la langue hébraïque. Il est vrai qu'il ne nous reste aucun monument de littérature phénicienne, et, pour nous former une idée de cette langue, nous sommes réduits à un petit nombre d'inscriptions trouvées dans les colonies phéniciennes et aux mots et noms propres phéniciens et carthaginois cités çà et là par les auteurs grecs et romains. Le déchiffrement des inscriptions offre de grandes difficultés, les citations en caractères grecs ou romains sont fort corrompues ; malgré cela, une foule de mots et de formes hébraïques s'y font reconnaître avec certitude. Jusque dans les vers puniques que Plaute met dans la bouche d'un personnage carthaginois[2], et dont l'orthographe a été sans doute fort maltraitée par l'auteur romain lui-même, et encore plus par les copistes, on peut facilement reconnaître plusieurs mots et même quelques phrases presque entièrement hébraïques[3]. Au reste, saint Jérôme et saint Augustin parlent souvent de la grande analogie qui existe entre la langue punique et l'hébreu[4].

Nous ne manquons pas d'ailleurs de quelques preuves plus directes, pour démontrer que les anciens Cananéens parlaient un dialecte hébreu :

1° les noms propres cananéens d'hommes, de villes, de rivières, etc. que nous trouvons dans la Bible, ont presque tous une physionomie hébraïque, et nous offrent souvent des mots hébreux bien connus. Ces noms propres, et surtout les nombreux noms géographiques du livre de Josué, méritent une étude particulière ; car ce sont là les plus précieux débris de la langue cananéenne avec son orthographe primitive. Les rapports de cette langue avec l'hébreu sont tellement évidents, qu'il serait inutile d'insister sur ce point ; qui pourrait en effet se méprendre sur l'étymologie de noms tels que Melchi-sédek (roi de la justice), Abi-mélech (père-roi), Kiryath-sépher (ville des livres, ou des archives), Kiryathaïm (deux villes), Baal (maître), et une foule d'autres noms de la même nature ? On a objecté, que les écrivains hébreux ont pu traduire ces noms et leur donner une physionomie hébraïque ; mais on n'a qu'à examiner les nombreux noms égyptiens, assyriens, perses, que nous offre la Bible, pour se convaincre que les écrivains hébreux n'avaient point l'habitude de traduire les noms étrangers. C'est tout au plus s'ils leur font subir quelques légères inflexions qu'exige la prononciation hébraïque. Là où les noms cananéens ont été réellement changés par les Hébreux, on ne manque pas de nous en avertir[5].

2° Les Cananéens, comme nous l'avons vu, restèrent longtemps établis au milieu des Hébreux, et cependant nous ne trouvons nulle part la moindre trace d'une différence de langage qui aurait entravé le commerce entre les deux peuples. Ainsi les explorateurs que Josué envoie pour reconnaître le pays s'entretiennent sans difficulté avec Rahab la courtisane (Jos. ch. 2). Les ambassadeurs des Gabaonites et d'autres peuplades cananéennes s'expliquent devant Josué, sans se servir d'un interprète. Et il ne faut pas oublier que les écrivains hébreux ne manquent pas, lorsque l'occasion se présente, de faire ressortir la différence de langage qui existait entre les Hébreux et les peuples avec lesquels ils se trouvaient en contact. On fait remarquer cette différence, non-seulement à l'égard des Égyptiens[6], nais aussi à l'égard de peuples sémitiques, qui parlaient un dialecte analogue l'hébreu[7].

3° La langue hébraïque est appelée par Isaïe langue de Canaan (Is. 19, 18), et Josèphe aussi prend les mots langue phénicienne dans le sens de langue hébraïque, car il cite un passage du poète Chœrilus, qui, dans son poème sur l'expédition de Xerxès contre la Grèce, attribue la langue phénicienne aux habitants des monts Solymiens, qui, selon Josèphe, sont les habitants de Jérusalem, ou les Juifs[8].

Pour prouver que la langue hébraïque avait appartenu d'abord à un peuple polythéiste, on a cité aussi le mot Elohîm (Dieu) qui est au pluriel ; mais ce mot ne prouve rien, car le pluriel Elohim n'est que ce que les grammairiens appellent le pluriel de majesté, ou d'excellence, usité généralement dans les mots qui indiquent la puissance et la force[9].

Il résulte de tout ce que nous venons de dire que la langue cananéenne était, comme l'hébreu, un dialecte sémitique, c'est-à-dire qu'elle appartenait à la famille de langues dont se servaient différents peuples descendus de Sem. Et cependant nous avons vu que, selon la table généalogique de la Genèse, les Cananéens descendirent de Cham. C'est là un problème dont la solution présente de grandes difficultés. Mais sommes-nous autorisés par là à taxer d'erreur l'auteur de la Genèse, ou à supposer que, par haine, il ait fait descendre les Cananéens de celui des fils de Noé qui avait été frappé de malédiction ? C'est ainsi que quelques savants modernes ont cru pouvoir trancher la difficulté[10] ; ce qui, sans doute, est commode, mais peu satisfaisant pour les esprits sérieux. Cette critique étroite, qui tient plus à faire preuve d'esprit et à briller par des paradoxes qu'à rechercher consciencieusement la vérité, ne tend à rien moins qu'à faire des monuments les plus vénérables de l'antiquité un assemblage chaotique d'erreurs et de mensonges, et à voir des fourberies calculées, là où les esprits exempts de préventions reconnaîtront au moins la digne simplicité des premiers âges. Quant à la question qui nous occupe, nous aimons mieux en reconnaître la difficulté que de faire des conjectures hasardées ; mais il nous semble que le problème pourrait se résoudre, en admettant que les aborigènes de la Palestine, sur l'origine desquels la Bible ne nous dit rien, étaient de race sémitique, que les Cananéens, après avoir envahi le pays, adoptèrent la langue des habitants primitifs, et qu'Abraham, qui vint s'établir parmi les Cananéens, adopta également cette langue, qui se conserva dans la famille de Jacob, et qui devint la langue hébraïque[11]. Nous reviendrons plus tard sur la nature et les développements de cette langue.

Quant aux mœurs des peuples de Canaan, la Bible nous en fait un tableau bien sombre. Dans les lois de Moïse il est question de vices et de crimes dont le nom seul nous fait frémir, et qui, cependant, étaient dans les habitudes et les mœurs des peuplades cananéennes. Les passages les plus instructifs sous ce rapport se trouvent dans quelques chapitres du Lévitique (ch. 18-20). Le législateur hébreu donne des ordres sévères pour préserver son peuple de toutes les abominations auxquelles les Cananéens se livraient habituellement ; puis il ajoute : Vous observerez mes statuts et mes lois, et vous ne ferez pas de ces abominations, l'indigène, comme l'étranger qui séjournera parmi vous. Car toutes ces abominations, les gens du pays qui étaient avant vous les ont faites, et la terre est devenue impure. Prenez garde que la terre ne vous vomisse, si vous la souillez, comme elle a vomi la nation qui était avant vous. (Lév. ch. 18, v. 26-28).

Ce qui rendait encore plus effrayants les crimes des Cananéens, c'est qu'ils étaient prescrits en partie comme pratiques de leur culte, et comme des choses agréables à leurs divinités. On honorait Moloch par le meurtre des enfants ; on honorait Astarté par la plus abominable débauche. Nous allons ici jeter un coup d'œil sur les croyances et le culte des anciens habitants de la Palestine.

Ce qu'Eusèbe rapporte de la théologie des Phéniciens[12] ne doit point nous occuper ici. Quand même l'authenticité des fragments de Sanchoniathon, cités par Eusèbe, serait incontestable, nous ne pourrions toujours y voir qu'une espèce de cosmogonie spéculative, formée à une époque plus récente, sous l'influence des philosophèmes étrangers, et en partie même de la cosmogonie mosaïque. Nous devons profiter cependant des éléments cananéens, qui se font reconnaître dans cette cosmogonie.

La religion des Cananéens, comme de tous les peuples de l'Asie occidentale, était basée sur le culte de la nature. Le soleil, la lune, les planètes, les éléments, étaient leurs seules divinités[13]. Le dieu supérieur s'appelait BAAL (maître) : il représentait le soleil, comme le principe fructifiant de la nature, et il était considéré comme le seul maître du ciel[14]. Ce dieu était représenté par des statues appelées Hammanîm[15] qui étaient placées sur ses autels (2 Chron. 34, 4) ; on lui donnait, pour emblèmes, des chevaux et des chars (2 Rois, 11). Outre ce dieu, qui est ordinairement désigné dans la Bible par le mot Hab-baal (avec l'article), nous trouvons plusieurs Baals accompagnés d'une épithète, et désignant, soit quelques divinités particulières, soit le dieu supérieur par rapport à ses différentes attributions. Tels sont : 1° BAAL-PHEOR (Béelphégor), dieu des Moabites. L'événement raconté dans le 25e chapitre des Nombres indique assez clairement que l'on rendait à ce dieu un culte infâme ; les rabbins et les Pères de l'Église savent donner les détails les plus singuliers sur les obscénités de ce culte, et sur l'étymologie du mot Pheor. Saint Jérôme dans son commentaire sur Osée (ch. 9) compare ce dieu à Priape, dont il avait l'emblème caractéristique. Quant à son nom, il vient probablement du mont Pheor, dans le pays de Moab, qui était le siège principal de son culte. 2° Baal-Berith. Ce nom signifie dieu d'alliance, et non pas Baal de Berytus, comme le dit Bochart[16]. On peut le comparer au Jupiter pistius ou Deus fidius. Après la mort du juge Gédéon, les Hébreux idolâtres adorèrent ce dieu, qui avait un temple à Sichem[17]. 3° Baal-Zeboub (dieu des mouches), qui donnait des oracles à Ekron dans le pays des Philistins. C'était probablement une divinité tutélaire à laquelle on avait recours contre les mouches, qui, dans ces contrées, deviennent souvent un grand fléau[18].

A côté de Baal brillait ASTHORETH appelée, par les Grecs, ASTARTÉ ; c'est elle que Jérémie appelle la reine du ciel[19]. Le nom d'Asthoreth a probablement une origine indo-germanique, et signifie astre. Dans la Bible elle est souvent appelée Aschéra (la fortunée) ; elle portait aussi le nom de Baala (Baaltis), féminin de Baal (Eusèbe, l. c.). Dans l'origine cette déesse représentait sans doute la Lune, mais plus tard, par l'influence d'autres cultes voisins, on lui donna aussi les emblèmes et les attributions de plusieurs autres divinités, notamment de Vénus[20]. Elle fut représentée primitivement avec des cornes de taureau, comme l'Isis égyptienne, ce qui la caractérise suffisamment comme déesse de la lune. Il paraît que le principal siège de son culte était de tout temps à Sidon[21], mais elle était adorée par toutes les peuplades cananéennes. Elle avait donne son nom à la ville d'Astharoth-Karnaïm dans la Pérée, et nous trouvons aussi ses temples chez les Philistins (I Sam. 31, 10). Cette déesse de la volupté ne demandait pas de sang ; on lui offrait des gâteaux, on lui brûlait de l'encens, et on lui faisait des libations (Jérém. 44, 19). La jeunesse des deux sexes lui sacrifiait son innocence, et le salaire de leur infamie appartenait au trésor du temple ; les personnes qui se livraient à ces abominations s'appelaient saintes ou consacrées[22].

Le barbare culte de MOLOCH offre un singulier contraste avec celui d'Astarte ; là c'est la volupté la plus effrénée, ici le dernier degré d'atrocité et de barbarie. Le dieu Moloch ou Molech, dont le nom correspond au mot roi, est considéré par plusieurs savants comme identique avec Baal[23]. A la vérité, quelques passages de Jérémie paraissent favorables à cette opinion ; le prophète en parlant de la vallée de Ben-Hinnom, où les Hébreux idolâtres célébraient le culte de Moloch, s'exprime ainsi (ch. 19, v. 5) : Et ils ont bâti les hauteurs de Baal, pour brûler leurs enfants dans le feu, en holocaustes à Baal ; et dans un autre endroit (ch. 32, v. 35) il dit : Et ils ont bâti les hauteurs de Baal, qui sont dans la vallée de Ben-Hinnom, pour faire passer (par le feu) leurs fils et leurs filles (consacrés) à Moloch. Mais l'identité des deux divinités ne résulte pas positivement de ces passages, qui prouvent seulement que les adorateurs de Baal honoraient aussi leur dieu par des sacrifices humains. D'un autre côté, ce que les auteurs profanes rapportent du culte de Saturne chez les Carthaginois, s'accorde parfaitement avec ce que les traditions juives nous apprennent sur Moloch, qui, sans doute, représentait chez les Cananéens, la planète de Saturne. Dans l'astrologie des Orientaux, cette planète appelée Kéwân était considérée comme un astre malfaisant[24]. Les rabbins disent que la statue de Moloch était de bronze, et qu'on la chauffait d'en bas ; elle avait les mains tendues, et quand elles étaient brûlantes, on y plaçait l'enfant destiné au sacrifice, qui se consumait avec des cris lamentables. Les prêtres battaient les tambours, afin que le père ne s'émût pas à la voix de son fils[25]. C'est à peu près de la même manière que Diodore de Sicile (liv. 20, ch. 14) décrit le culte de Saturne chez les Carthaginois : Il y avait chez eux une statue de bronze représentant Kronos (Saturne) ; elle avait les mains tendues et inclinées vers la terre, de sorte que l'enfant qu'on y mettait tombait en roulant dans un gouffre plein de feu. — Les Carthaginois, d'origine cananéenne ou phénicienne, avaient conservé les croyances et les usages de leurs ancêtres, et nous pouvons appliquer aux Cananéens ce que Diodore dit des Carthaginois.

Il résulte clairement du premier des deux passages de Jérémie guenons venons de citer, ainsi que d'un passage du Deutéronome (ch. 12, v. 31), que les Cananéens brûlaient des enfants en holocauste. Néanmoins l'expression faire passer par le feu, dont on se sert généralement dans la Bible, en parlant du culte de Moloch, a été prise à la lettre par plusieurs rabbins, et notamment par le célèbre Maïmonide, qui soutient que le culte de Moloch consistait à faire passer les enfants entre deux feux et que ce n'était là qu'une cérémonie de lustration[26]. Il paraîtrait que les deux usages existaient chez les Cananéens ; la lustration remplaçait peut-être quelquefois le cruel sacrifice, mais il n'est que trop certain que la colère de Moloch ne pouvait être apaisée que par des holocaustes humains[27]. Ces sacrifices avaient lieu surtout dans les grandes calamités publiques ; alors les princes et les grands devaient sacrifier leurs enfants pour le salut de la nation. Les larmes et les cris des victimes devaient être étouffés par des caresses ; les mères elles-mêmes devaient assister au sacrifice, sans verser une larme, sans donner un signe de douleur, et une musique bruyante devait étouffer jusqu'à la moindre émotion des assistants.

Moloch était le dieu protecteur des Ammonites, qui l'appelaient aussi Milcom ou Malcâm[28] mais son culte était répandu dans toute la Syrie, ainsi que dans la Phénicie et ses colonies.

On rendait aussi un culte aux autres planètes, et aux constellations du zodiaque, appelées Mazzalôth.

Outre ces divinités célestes, on adorait dans la Palestine païenne plusieurs divinités qui paraissent avoir une origine terrestre ; ce sont des hommes placés, après leur mort, au rang des dieux, ou plutôt certaines facultés personnifiées de la nature. De ce nombre était DAGÔN, qui avait des temples dans plusieurs villes des Philistins[29]. Le nom de Dagôn dérive du mot hébreu dag, qui veut dire poisson, et cette divinité est sans doute la même que plusieurs auteurs grecs appellent Derketo et Atergatis, et qui, dans le temple d'Ascalôn, était adorée sous une image moitié femme et moitié poisson[30]. Quelques auteurs la confondent mal à propos avec Astarte[31], quoique celle-ci ne soit représentée nulle part sous l'image du poisson. Selon Philon de Byblos, parlant au nom de Sanchoniathon, Dagôn est une divinité masculine, fils du Ciel et de la Terre. Après avoir parlé du dieu Sydyk (justice) et de ses fils les Dioscures ou Cabires, il continue ainsi : De leur temps naquit un certain Elioun, dont le nom signifie Très-haut, et sa femme, appelée Bérouth ; ils demeurèrent dans les environs de Byblos. D'eux naquit Epigeios (terrestre) ou Autochthon (indigène), que plus tard on appela Ciel ; c'est de lui que l'élément qui est au-dessus de nous reçut, à cause de son extrême beauté, le nom de ciel. Il eut une sœur née des mêmes parents ; elle fut appelée Terre, et c'est elle qui, à cause de sa beauté a donné son nom à la terre. Leur père Très-haut ayant péri dans un combat qu'il eut avec les animaux, fut divinisé s par ses enfants, qui lui consacrèrent des libations et des sacrifices. Ciel ayant hérité du royaume de son père, épousa Terre, sa sœur, et il eut d'elle quatre fils, savoir Ilos, qu'on appelle aussi Saturne, Bétylos, Dagon, nom qui signifie blé, et Atlas[32].

Si ce récit est réellement d'origine cananéenne, il jette beaucoup de lumière sur un passage de la Genèse (ch. 14, v. 18 et suiv.) On y parle de Melchisédek, roi de Salem, prêtre du Dieu Très-haut (Eliôn) ; il bénit Abram au nom du Dieu Très-haut qui produisit le Ciel et la Terre. On ne savait pas s'expliquer l'apparition d'un prêtre du vrai Dieu, au milieu des peuplades cananéennes ; les anciens rabbins et les Pères de l'Église ont fait à ce sujet toute sorte d'hypothèses. On a prétendu que Melchisédek était Sem, fils de Noé, qui pouvait encore vivre à cette époque, et qui, disait-on, avait conservé le culte du vrai Dieu. Déjà dans l'Épître aux Hébreux (ch. 7), Melchisédek est présenté comme type du Messie, et cette opinion n'est pas étrangère aux anciens interprètes juifs[33]. Ne serait-il pas plus simple de prendre Melchisédek pour un prêtre cananéen, ministre du dieu Elioun, père du Ciel et de la Terre ? On n'a pas remarqué que Melchisédek ne prononce pas le nom de Jéhova, tandis qu'Abraham, dans la réponse qu'il fait au roi de Sodom (v. 22), fait précéder les mots El-Eliôn du nom de Jéhova, comme pour faire entendre que c'est là le seul et vrai Dieu Très-haut.

Pour en revenir à Dagôn, on voit que Philon de Byblos fait venir ce nom du mot hébreu ou phénicien dagân, qui signifie blé. Tout ce que prouvent les différentes traditions des anciens, c'est que l'origine du culte de Dagôn ou de Derketo leur était inconnue, mais qu'on voyait généralement dans cette divinité le symbole de la fertilité, représentée tantôt sous l'image de l'homme, tantôt sous celle de la femme. Les mots hébreux dag (poisson), et dagan (blé) dérivent tous deux d'une racine qui veut dire se multiplier, et représentent la fertilité, l'un dans les eaux, l'autre sur la terre.

Le culte de Thammouz ou Adonis, partagé entre le deuil et la joie, et représentant la nature qui meurt et qui renaît chaque année, appartient plutôt à la Syrie qu'a la Palestine païenne, et il parait être postérieur aux temps dont nous nous occupons ici. Dans la Bible, Thammouz n'est mentionné qu'une seule fois, par un prophète de l'exil (Ezech. ch. 8, v. 14).

La superstition peuplait aussi les déserts et les campagnes de certains êtres malfaisants, appelés Schédim (démons) et Seïrim (boucs, satyres) ; on les apaisait par des sacrifices[34]. Du nombre de ces démons était Azazel, dont le nom figure dans la cérémonie du bouc émissaire (Lev. ch. 16). Nous y reviendrons, en parlant du culte des anciens Hébreux.

Ces différentes divinités avaient, selon leur rang, des autels plus ou moins élevés ; les dieux célestes, et surtout Baal, furent adorés sur les hauts lieux appelés Bamôth. Les statues des dieux, d'abord des blocs et des pierres informes, se perfectionnèrent avec les progrès de l'art, et le Pentateuque parle déjà de statues de bois, de pierre et de métal, représentant les dieux sous l'image des astres et de toutes les espèces du règne animal. Les idoles, couvertes d'or et d'argent, et parées de beaux vêtements, étaient attachées avec des chaînes, pour les empêcher de tomber ou même de s'en aller[35]. Les lieux consacrés au culte étaient d'abord des jardins et des bois éloignés du tumulte des villes, plus tard on commentait à bâtir des temples. Dans les temps de guerre, on emportait les dieux pour assister au combat ; on leur consacrait les armes des ennemis vaincus (1 Sam. 31, 10), dont on enlevait aussi les dieux tutélaires (Jer. 46, 7). On honorait les dieux par des vœux, on leur adressait des prières, on leur offrait de l'encens, des libations, des sacrifices sanglants, et même des sacrifices humains. Dans certaines circonstances, on célébrait des fêtes, pour rendre aux dieux des actions de grâces (Juges, 16, 23), et il y avait probablement chez les Cananéens, comme chez les Égyptiens, des fêtes et des solennités publiques, à certaines époques astronomiques[36]. Les prêtres, appelés Cohanîm ou Comarim[37], s'abandonnaient pendant le sacrifice à toute espèce d'extravagances ; ils dansaient autour des autels, ils poussaient des cris lamentables pour émouvoir le dieu, et ils allaient jusqu'à se faire des incisions dans la chair, pour faire couler leur sang (I Rois, 18, 28), usage barbare que les Cananéens pratiquaient en général comme signe de deuil, ainsi que le tatouage.

La divination et la magie étaient en grande vogue chez les Cananéens. Nous trouvons dans la Bible un grand nombre de mots désignant ces arts occultes ; mais leur sens précis ne peut plus se fixer que par le moyen peu sûr de l'étymologie. Cependant on parle très-clairement de la nécromancie, ou de l'art d'interroger les morts, appelé Ob. Un des mots les plus usités pour désigner la magie, a le plus intime rapport avec le nom du Serpent[38], et on ne saurait douter que les serpents n'aient joué un grand rôle chez les magiciens cananéens. L'art de conjurer les serpents par certaines formules est mentionné plusieurs fois dans la Bible[39]. Nous trouvons en outre des Mecaschschefîm (probablement des astrologues), des Meônenîm, qui, à ce qu'il paraît, interrogeaient le cours des nuages, des Kocemîm, qui consultaient les entrailles des victimes, surtout le foie, des Yideonîm, ou ventriloques. Les recherches étymologiques nous mèneraient trop loin ; nous devons nous contenter ici de cette indication rapide[40].

En résumé, la religion des Cananéens, basée sur le culte des astres, divinisait les choses créées, et ne reconnaissait pas le créateur. Elle consacrait des actes inhumains et une révoltante dissolution des mœurs, et elle favorisait une grossière superstition, qui dégradait l'homme, et lui faisait perdre sa dignité et son indépendance. Il faut bien se pénétrer de l'esprit de cette religion, pour comprendre le dégoût qu'elle inspirait à un homme comme Moïse, et les mesures sévères qu'il prescrivit aux Hébreux, pour les préserver, s'il était possible, de tout contact avec les peuples cananéens.

 

 

 



[1] Les Septante rendent ce nom par ville des scribes et la version chaldaïque par ville des archives.

[2] Pœnulus, acte V, scènes 1 et 2.

[3] Bochart (l. c., p. 800 et suiv.) n'a fait que travestir les vers de Plaute au un fort mauvais jargon hébreu, et, en outre, il s'est trop écarté de la traduction latine donnée par Plaute lui-même, mais qui est un peu abrogée. Plusieurs autres savants ont essayé de puis de nouvelles explications ; la plus récente est celle de Gesénius dans son grand ouvrage sur les monuments phéniciens. Ce n'est pas ici l'endroit d'entrer dans des détails philologiques ; il nous suffit de constater que dans la langue carthaginoise, qui était une branche de la langue phénicienne ou cananéenne, on reconnaît facilement la physionomie hébraïque.

[4] Voyez les citations dans l'ouvrage de Bochart, p. 781.

[5] Voyez Nombres, 32, 38 ; Josué, 19, 47.

[6] Les frères de Joseph arrivés en Égypte s'expliquent par un interprète (Genèse, 42, 23). Voyez aussi Psaume, 81, v. 6.

[7] Voyez pour le dialecte syro-chaldaïque, 2 Rois, 18, 26 ; Isaïe, 36, 11 ; Jérémie, 5, 16. Déjà dans la Genèse (31, 47) on raconte que le monument élevé par Jacob et Laban, lors de leur séparation, reçut deux noms : l'un par Laban, en chaldaïque, l'autre par Jacob, en hébreu.

[8] Voyez Contre Apion, liv. 1, ch. 22 : Chœrilus, après avoir énuméré différents peuples qui se trouvaient dans l'armée, de Xerxès, ajoute ce qui suit :

Τν δ' πιθεν διβαινε γνος θαυμαστν δσθαι, γλσσαν μν Φονισσαν π στομτων φιντες, κεον δ' ν Σολμοις ρεσι πλατέῃ παρ λμν.

Il est vrai que Josèphe se trompe, en prenant les Σόλυμα όρη pour les montagnes de Jérusalem, et la πλατεΐα λίμνη pour le lac Asphaltite ; mais cette citation prouve toujours que, pour Josèphe, langue phénicienne et langue hébraïque était la même chose.

[9] Voyez Gesénius, Lehrgebàude der hebœrischen Sprache, p. 663.

[10] Voyez Bohlen, Genese, p. 136. F. H. Müller, De rebus Semitarum dissertatio historico-geographica, Berlin, 1831.

[11] Cette hypothèse pourrait expliquer en même temps l'existence de quelques débris chamites dans la langue des Hébreux, p. ex., le pronom personnel anok (moi), sans qu'il faille avoir recours au système chimérique de quelques savants modernes qui ont établi une liaison entre le copte et l'hébreu.

[12] Prépar. évang., liv. I, ch. 10.

[13] Prépar. évang., liv. I, à la fin du ch. 9.

[14] De là il s'appelait Beelsamîn, comme le dit Sanchoniathon, cité par Eusèbe. — L'identité de Baal et du Soleil parait résulter aussi d'un passage du 2ème livre des Rois (2, 3, 5) ; la Vulgate porte Baal, et Soli ; mais la conjonction et ne se trouve pas dans le texte hébreu. Les anciens rabbins disent également dans le Midrash. Les adorateurs de Baal sont ceux qui adorent le soleil. Voyez De cultu Baal, auctore Anania Caën, fol. 30 recto (en hébreu). Néanmoins Gesénius penche à considérer Baal comme le représentant de la planète Jupiter. Il est possible, du reste, que dans le Baal des Phéniciens, comme dans le Bel des Babyloniens, les idées de Soleil et de Jupiter se soient confondues avec le temps. Servius dit, dans son commentaire sur l'Énéide (liv. I, v. 733) : Lingua Punica Bal deus dicitur ; apud Assyrios autem Bel dicitur quadam sacrorum ratione et Saturnus et Sol. C'est par erreur que Servius met Saturnus pour Jupiter.

[15] Du mot hébreu qui veut dire soleil.

[16] Geogr. sacra, p. 859.

[17] Voyez Juges, ch. 8, v. 33, et ch. 9, v. 4 et 46.

[18] Ce dieu, a son analogue dans le Ζεύς άπόμυιος de l'Élide (Pausanias, V, 14).

[19] Jérémie, ch. 7, v. 18 ; ch. 44, v. 17 et suivants. Hérodien, historien grec du 3e siècle, dit encore que les Phéniciens appellent Urania άσαφάρχη. Voyez Herodiani Histor., lib. 5, c. 6.

[20] Malgré la confusion qui résultait de cet amalgame de plusieurs cultes, Lucien reconnait encore dans Astarté la déesse de la Lune. Dea Syra, ch. 4. Voyez aussi Hérodien, l. c.

[21] Dans le Ier livre des Rois (ch. 11, v. 5 et 33) elle est appelée divinité des Sidoniens, et Lucien, dans le passage que nous venons d'indiquer, nous dit également qu'elle avait un temple célèbre à Sidon.

[22] Kadesch, au féminin Kedescha ; ce mot phénicien, qui ne diffère que par une voyelle du mot hébreu Kadosch, saint, s'emploie dans la langue hébraïque dans le sens de prostitué. Dans le deuxième livre des Rois (ch. 23, V. 7), on trouve une allusion à ce culte infâme, que plusieurs rois de Juda avaient toléré même a Jérusalem. Il est le même que celui de la déesse babylonienne Mylitta, sur lequel Hérodote (liv. 1, ch. 199) nous donne de longs détails, et dont it.est aussi question dans la lettre apocryphe de Jérémie, v. 42 et 43. Ce culte se répandit bien loin dans le monde païen, et nous le retrouvons dans celui d'Aphrodite ou Vénus.

[23] Cette opinion a été soutenue déjà par Moïse ben-Nahman, rabbin espagnol du 13e siècle, dans son commentaire sur le Lévitique. Elle est aussi celle de Spencer (De legib. rit. Hebrœorum, lib. 2, c. 10) et de quelques autres savants modernes, tels que Munter (Religion der Karthager, p. 8 et suiv.), Creuser (Symbolik, II, p. 267 du texte allemand), Stuhr (Die Religions system derheidnischen Vœlker des Orients, p. 438).

[24] Les Arabes, avant Mohammed, appelaient cette planète la grande infortune ; celle de Mars s'appelait la petite infortune. Voyez Pococke, Specimen historiæ Arabum, p. 131 (1ère édition).

[25] Voyez le commentaire de R. Salomon ben-Isaac ou Raschi, sur Jérémie, 7, 31.

[26] C'est dans ce sens qu'un passage du Deutéronome (ch. 18, v. 10) a été rendu par les Septante et par saint Jérôme ; ce dernier traduit : nec inveniatur in te qui lustret filium suum, aut filiam, ducens per ignem.

[27] De là peut-être la double défense dans le Lévitique (ch. 18, v. 21, et ch. 20, v. 2) : dans le premier passage Moïse défend de faire passer les enfants en l'honneur de Moloch ; dans le second, il décrète la peine de mort contre ceux qui donneraient un de leurs enfants à Moloch. Voyez Spencer, l. c., l. II, c. 10, sect. 2.

[28] Voyez 1 Rois, ch. 11, v. 6 et 7 ; Jérémie, ch. 49, v. 1 et 3.

[29] Voyez Juges, ch. 16, v. 23, et I Samuel, ch. 5.

[30] Diodore, II, 4 ; Lucien, De Dea syra, ch. 14. Hérodote l'appelle Venus Urania. Voyez notre Topographie.

[31] Creuzer, Symbolik, II, p. 65 et suiv. Voyez Eusèbe, Præpar. evang., 1, 10 (édition de Paris, 1628, p. 36).

[32] Selon la Vulgate : Benedictus Abram Deo excelso, qui creavit cœlum et terram. Le verbe que porte ici le texte hébreu, n'a pas le sens de créer ; il signifie acquérir, posséder, mais souvent il s'emploie dans le sens de procréer, au propre et au figuré, de sorte qu'on pourrait très-bien traduire par père du ciel et de la terre.

[33] Le passage du psaume 110, v. 4, qui a donné lieu à cette interprétation typologique, a un sens bien plus simple. Le poète qui adresse ce poème au roi David, combattant au nom de Jéhova, lui dit qu'il est à la fois prêtre et roi, à la manière de Melchisédek.

[34] Voyez Lévitique, ch. 17, v. 7 ; Deutéronome, ch. 32, v. 17.

[35] Voyez Isaïe, 41, 7 ; Jérémie, 10, 4.

[36] Voyez Spencer, l. c., lib. III, c. 8, sect. 1.

[37] Le mot Cohén (plur. Cohanîm), en arabe Cahen, signifie primitivement devin ; car la divination était une des fonctions essentielles des prêtres païens. Ensuite on a donné à ce mot le sens de ministre de Dieu, et dans ce sens il s'applique aussi aux prêtres de Jéhova. Le mot Comarîm s'applique exclusivement aux prêtres païens ; il vient d'une racine qui signifie être brûlé, noirci, et on l'explique par atrati, pullati, c'est-à-dire, hommes aux vêtements noirs.

[38] De là le verbe interroger le mouvement des serpents, et, en général, faire des sortilèges.

[39] Voyez Psaume, 58, v. 5 ; Jérémie, 8, 17 ; Ecclésiaste, 10, 11.

[40] Ceux qui désirent de plus amples détails peuvent consulter Selden, De diis syris, syntagma I, cap. 2 ; Jahn, Archæologie, t. III, p. 463 et suiv. et Carpzov, Apparatus histor. crit. antiquitatum sacri Cod. et gentis hœbr., p. 540 et suiv.