HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ÉGLISE

 

INTRODUCTION.

 

 

L'action de l'Eglise au XIXe siècle ne peut être bien comprise sans un aperçu du mouvement général du monde pendant cette même période. Le recul des âges permettra sans doute à la postérité de fixer le rôle de cette époque de l'histoire par rapport aux temps qui l'ont précédée et à ceux qui l'ont suivie. Nous pouvons au moins discerner, dès maintenant, en dehors du mouvement religieux, qui fera l'objet propre de notre récit, quatre mouvements particuliers, dont l'ensemble semble former la caractéristique de ce siècle : un mouvement de politique intérieure, un mouvement de politique extérieure, un mouvement social et un mouvement intellectuel.

Au point de vue de la politique intérieure, on a essayé de définir le XIXe siècle, en l'appelant le siècle de la démocratie. Ces mots ont besoin d'être expliqués.

C'est un fait, que ce siècle, après avoir commencé par le gouvernement personnel de Napoléon Ier et des rois Bourbons, a vu se constituer, en son milieu, des régimes constitutionnels ou de suffrage restreint, lesquels ont abouti à des régimes de suffrage universel. En maints pays, le pouvoir, après avoir appartenu à l'extrême-droite ou à la droite, a passé successivement aux centres, puis à la gauche la plus avancée. Il faut reconnaître toutefois que le mouvement vers la démocratie n'a été ni universel ni régulier ; et peut-être a-t-il été plus apparent que réel, plus superficiel que profond.

D'une part, la Russie, l'Allemagne, l'Autriche et l'Empire ottoman ont gardé, pendant le XIXe siècle, malgré certains mouvements d'idées vers le gouvernement populaire, leurs gouvernements personnels ; et l'Angleterre, au milieu de vicissitudes semblables, est restée une monarchie constitutionnelle. D'autre part, dans la France elle-même, où les étapes vers le régime démocratique ont été plus régulières et plus marquées, le mouvement très démocratique de 1848 a été suivi d'un brusque retour vers le gouvernement personnel sous le second empire. Ajoutons que là où il a paru triompher, le régime politique de la démocratie a souvent pu être taxé d'être un trompe-l'œil. Telle prétendue démocratie a pu être qualifiée par les défenseurs mêmes du régime populaire, de monarchie décapitée ; et ce n'est pas sans quelque fondement qu'on a pu opposer à l'aristocratie militaire du premier empire, à l'aristocratie terrienne de la Restauration, l'aristocratie bourgeoise du gouvernement de juillet ; à l'oligarchie financière du second empire, l'oligarchie juive et franc-maçonnique de la troisième république.

Quoi qu'il en soit, vraie ou fausse, saine ou perverse, l'agitation démocratique qui s'est manifestée dans les idées et dans les faits du me siècle ne pouvait rester étrangère aux préoccupations de l'Eglise. Les actes de Grégoire XVI et de Pie IX contre le libéralisme, ceux de Léon XIII et de Pie X sur la démocratie chrétienne, ont été provoqués par ce mouvement.

Si l'on considère, non plus l'organisation intérieure des Etats, mais leurs relations diplomatiques, on remarque qu'au XIXe siècle la politique extérieure prend une ampleur nouvelle. Au XVIe siècle, la politique de la Chrétienté avait fait place à la politique européenne ; celle-ci, au XIXe siècle, tend à s'absorber dans une politique mondiale. La part prépondérante que prennent les questions coloniales dans les rapports de peuple à peuple, la brusque entrée en scène du Japon dans le mouvement de la civilisation européenne, l'importance considérable prise par les Etats-Unis comme nation commerçante et comme organisation politique, élargissent les points de vue de la diplomatie. Les grands politiques de ce siècle ne projettent rien de moins que de gouverner le monde. C'est, de 1801 à 1815, l'ambition de Napoléon Ier, et l'Allemagne, unifiée par Bismarck, nourrira le même rêve à la fin du XIXe siècle.

Il est facile de conjecturer quelles répercussions de pareils mouvements ont exercées sur la situation religieuse, et combien l'Eglise catholique a dû s'en préoccuper.

A un autre point de vue, on a pu, sans paraître trop exclusif, définir le XIXe siècle le siècle de la révolution sociale. Quelques vives, en effet, qu'aient été les discussions politiques pendant cette période, les questions sociales ont paru, de plus en plus, les dominer et les conditionner. L'avènement du capitalisme, déterminé par les progrès industriels et commerciaux, et la diffusion des idées d'égalité Politique, ont donné naissance à ce qui a été appelé la question sociale. Cette question sociale a provoqué, au cours du siècle, des théories de plus en plus radicales. Qu'il suffise de rappeler, pour laisser de côté les systèmes secondaires, et pour marquer seulement les trois, principales étapes du mouvement, la théorie socialiste de Saint-Simon, la théorie communiste de Karl Marx et la théorie anarchiste de Bakounine. Le socialisme du Français Saint-Simon, propagé sous la Restauration, se présente sous la forme d'une philanthropie sentimentale et pacifique, et tel est le caractère de plusieurs autres écales qui se forment sous le gouvernement de juillet ; mais le Manifeste du parti communiste, œuvre de l'Allemand Karl Marx, inaugure, en 1847, une phase plus militante de la réforme sociale. Il pose en principe la lutte des classes, et vise au renversement de la classe bourgeoise par la classe ouvrière. En 1868, l'Alliance de la démocratie socialiste, fondée par le Russe Michel Bakounine, va plus loin encore, et prêche ouvertement l'anarchie. La doctrine anarchiste combat toute organisation sociale, politique, religieuse ou financière, et en propose la destruction par l'action directe, c'est-à-dire par la violence et l'émeute.

Au cours du XIXe siècle, nous verrons plus d'une fois l'Eglise intervenir soit pour condamner les excès du socialisme, soit pour prévenir sa funeste influence sur le peuple, en propageant des œuvres sociales animées d'un esprit chrétien.

En considérant un quatrième aspect du siècle qui a succédé à la Révolution et qui a vu les premiers ferments de la grande guerre de 1914, on l'a baptisé le siècle de la critique. De fait, l'époque qui a vu se propager les doctrines de Kant, paraître les œuvres des Jaffé, des Potthast, des Duchesne et des Smedt, s'organiser l'école des Chartes, et la popularité s'attacher aux noms de Sainte-Beuve, de Pasteur, de Renan et de Strauss, peut se vanter d'avoir poussé jusqu'à leurs. dernières limites, dans le bien comme dans le mal, la critique philosophique, la critique historique, la critique littéraire, la critique scientifique et la critique scripturaire. Or, clans cet ordre d'idées, plus encore que clans tout autre, il a rencontré l'autorité de l'Eglise catholique, toujours prête à promouvoir les vrais progrès des sciences et des lettres, toujours debout pour réprimer leurs abus.

 

Toutefois, si importante qu'ait été l'action de l'Eglise par rapport aux mouvements politiques, sociaux et intellectuels de la société laïque, son œuvre principale n'est point là. La Révolution avait profondément ébranlé son organisation disciplinaire et perverti les croyances de beaucoup de ses fidèles : son œuvre primordiale, au XIXe siècle, devait être une œuvre de restauration religieuse.

La tourmente révolutionnaire, en effet, n'avait pas seulement dispersé le clergé, bouleversé ses cadres, confisqué ses biens, elle avait laissé pénétrer dans les esprits, sous des formes plus ou moins équivoques, un venin d'idées fausses et d'utopies, dont Rousseau avait été le plus éloquent propagateur et dont les formules avaient reçu une sorte de consécration officielle dans la Déclaration des droits de l'homme et dans la Constitution civile du clergé. La Révolution, il est vrai, avait, par ses excès mêmes, opéré dans beaucoup d'esprits une réaction salutaire. L'échec ridicule de ses tentatives de religion civile d'abord, puis d'athéisme pratique, avait fait prendre conscience au peuple du besoin d'une autorité religieuse solidement établie et d'un dogme définitivement formulé. L'Eglise, au cours du XIXe siècle, s'appuiera précisément sur ce sentiment de légitime réaction pour réparer les ruines de l'œuvre révolutionnaire, pour restaurer sa hiérarchie et pour affermir son dogme.

Ce travail de restauration disciplinaire et dogmatique compte, au cours du siècle, trois moments principaux.

Au début du siècle, l'Eglise a surtout recours, pour la réalisation de son œuvre, à l'appui des gouvernements. Le plus important événement de cette période est le concordat français de 1801, suivi de plus de trente concordats différents. Mais le mauvais vouloir que l'Eglise rencontre bientôt de la part de divers Etats, imbus des idées gallicanes ou joséphistes, la porte, vers le milieu du siècle, à compter davantage sur l'opinion publique. La loi française de 1850 sur la liberté de l'enseignement, plusieurs lois favorables au catholicisme en Prusse et en Angleterre, sont le résultat de campagnes de presse, de tournées oratoires, d'assemblées et de meetings. Mais l'Eglise ne tarde pas à découvrir, dans ces mouvements populaires, des illusions et des erreurs, qu'elle n'hésite pas à condamner avec force sous le nom général de libéralisme. Aussi voit-on bientôt, chez les souverains pontifes, une tendance à se dégager le plus possible des influences extérieures, pour compter avant tout sur l'Eglise même. Le concile du Vatican, où, pour la première fois, aucun chef d'Etat chrétien n'est convoqué, manifeste particulièrement cette tendance[1].

 

Quoi qu'il en soit de ces généralisations, dont les faits que nous allons raconter dans le présent volume permettront d'apprécier le bien ou le mal fondé, l'étude impartiale de l'histoire du catholicisme au XIXe siècle nous apparaît, par la variété même et par l'importance des questions qui s'y sont agitées, comme particulièrement utile aux chrétiens du XXe siècle. On a fait déjà remarquer qu'on y trouve presque tous les genres de luttes que l'Eglise a eu à soutenir depuis son origine, et qu'elle présente ainsi, comme en raccourci, un tableau de l'histoire ecclésiastique tout entière. Rien en effet n'y manque : ni les luttes avec les puissances temporelles, ni l'oppression de l'Eglise par la force, ni les déchirements intérieurs par l'éclosion de doctrines nouvelles qu'il a fallu condamner, ni la lutte contre la pensée hétérodoxe, contre le paganisme civilisé qui se décore du nom de libre pensée, ni enfin les triomphes[2]. Ajoutons que, nonobstant les grands événements qui se sont passés depuis lors, les problèmes intellectuels, sociaux, politiques et religieux qui se sont posés devant les esprits du XIXe siècle n'ont pas perdu leur actualité. Or, rien ne peut mieux préparer les générations nouvelles à les aborder et à les résoudre que l'étude des tentatives faites par les générations précédentes pour leur donner une solution. L'histoire des échecs et des succès de nos prédécesseurs dans les modes d'action qu'ils ont employés pourra nous épargner bien des mécomptes, nous fournir bien des indications utiles ; et, si nous savons, à travers les conflits qui.ont divisé plusieurs grands catholiques, garder notre admiration pour tout ce qu'ils ont eu de grand et de généreux, quels spectacles plus passionnants et plus réconfortants à la fois que ceux d'un Montalembert consacrant, à vingt ans, sa vie entière à la cause glorieuse et sainte de son pays et de son Dieu ; d'un Louis Veuillot toujours sur la brèche pour défendre l'Eglise avec sa plume comme les preux du Moyen Age la défendaient avec leurs épées ; d'un Newman et d'un Manning provoquant, par des méthodes diverses et parfois divergentes, mais avec une égale sincérité et une pareille ardeur, le mouvement de nos frères séparés d'Angleterre vers le christianisme intégral ; d'un Windthorst conduisant au combat contre le Kulturkampf les catholiques d'Allemagne ; d'un Lavigerie se faisant l'apôtre de l'Afrique ; d'un Pie IX sacrifiant la tranquillité de son pontificat et la popularité de sa personne à la défense acharnée de la pureté du dogme contre tous ses ennemis, ses détracteurs et ses défenseurs inopportuns ; d'un Léon XIII montrant aux peuples et aux rois, aux ouvriers du travail manuel et à ceux de la pensée, l'Eglise catholique comme la mère de la vraie civilisation !

Nous ne nous le dissimulons pas : dans le récit de tant de luttes, dont le retentissement dure encore, dans le portrait de tant d'hommes qui ont laissé des disciples passionnés, 4'impartialité, premier devoir de l'historien, peut paraître son premier écueil. Nous croyons l'avoir toujours respectée, en essayant de nous élever au point de vue où se place l'Eglise quand elle délibère dans ses conciles, quand elle légifère par ses représentants hiérarchiques, quand elle parle par la voie de son pontife suprême. S'il nous est arrivé, malgré nous, d'y avoir manqué, c'est au jugement du Père commun des fidèles que nous nous en référons pour tout ce qui pourrait se rencontrer de défectueux dans notre œuvre, c'est à son autorité que nous déclarons soumettre sans réserve le présent travail.

 

 

 



[1] Pie X, en abolissant le droit d'exclusive, a confirmé de nouveau cette attitude de la papauté.

[2] Un siècle, Mouvement du monde de 1800 à 1900, un vol. in-4°, Paris, 1900, p. 65.