CONSIDÉRATIONS

Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence

CHAPITRE IX - Deux causes de la perte de Rome.

 

 

Lorsque la domination de Rome était bornée dans l’Italie, la République pouvait facilement subsister. Tout soldat était également citoyen : chaque consul levait une armée, et d’autres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succédait. Le nombre des troupes n’étant pas excessif, on avait attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville[1]. Enfin, le Sénat voyait de près la conduite des généraux et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur devoir.

Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, qu’on était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays que l’on soumettait, perdirent peu à peu l’esprit de citoyens, et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force et ne purent plus obéir. Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de la République, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête d’une armée, dans une province, était son général ou son ennemi. Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le Sénat put aisément se défendre, parce qu’il agissait constamment, au lieu que la populace passait sans cesse de l’extrémité de la fougue à l’extrémité de la faiblesse. Mais, quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité au-dehors, toute la sagesse du Sénat devint inutile, et la République fut perdue.

Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, c’est que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la liberté, au lieu que les succès et les malheurs d’un État où le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui l’expose à la bonne ou à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c’est à la perpétuité de son État. Si la grandeur de l’Empire perdit la République, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.

Rome avait soumis tout l’univers avec le secours des peuples d’Italie, auxquels elle avait donné en différents temps divers privilèges[2] : la plupart de ces peuples ne s’étaient pas d’abord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains, et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs usages[3]. Mais, lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, qu’on ne fut rien dans le monde si l’on n’était citoyen romain, et qu’avec ce titre on était tout, les peuples d’Italie résolurent de périr ou d’être romains. Ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes : ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la Mer Ionienne ; les autres alliés allaient les suivre[4]. Rome, obligée de combattre contre ceux qui étaient, pour ainsi dire, les mains avec lesquelles elle enchaînait l’univers, était perdue ; elle allait être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui n’avaient pas encore cessé d’être fidèles[5] ; et peu à peu elle l’accorda à tous.

Pour lors, Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n’avait eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du Sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité. Les peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers et sa dépendance de quelque grand protecteur[6]. La ville, déchirée, ne forma plus un tout ensemble, et, comme on n’en était citoyen que par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus. Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages ou se les faire donner ; les assemblées furent de véritables conjurations ; on appela comices une troupe de quelques séditieux ; l’autorité du peuple, ses lois, lui-même, devinrent des choses chimériques, et l’anarchie fut telle qu’on ne put plus savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou s’il ne l’avait point faite[7].

On n’entend parler dans les auteurs que des divisions qui perdirent Rome. Mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, qu’elles y avaient toujours été, et qu’elles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la République qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires. Il fallait bien qu’il y eût à Rome des divisions, et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au-dehors, ne pouvaient pas être bien modérés au-dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c’est vouloir des choses impossibles, et, pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas. Ce qu’on appelle union dans un corps politique est une chose très équivoque : la vraie est une union d’harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l’accord total. Il peut y avoir de l’union dans un État où l’on ne croit voir que du trouble, c’est-à-dire une harmonie d’où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l’action des unes et la réaction des autres. Mais, dans l’accord du despotisme asiatique, c’est-à-dire de tout gouvernement qui n’est pas modéré, il y a toujours une division réelle : le laboureur, l’homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance, et, si l’on y voit de l’union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts, ensevelis les uns auprès des autres.

Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la République. Mais c’est une chose qu’on a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait qu’une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu’elle s’est agrandie, parce qu’elles étaient telles que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner. Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables, celles qui font qu’un peuple se rend maître des autres, et celles qui maintiennent sa puissance lorsqu’il l’a acquise.

II y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connaît[8], et qui, dans le secret et dans le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à l’état de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois, et ce ne sera point l’ouvrage d’un législateur, mais celui de la corruption même.

Rome était faite pour s’agrandir, et ses lois étaient admirables pour cela[9]. Aussi, dans quelque gouvernement qu’elle ait été, sous le pouvoir des Rois, dans l’aristocratie ou dans l’État populaire, elle n’a jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s’est pas trouvée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité, et n’a point eu de prospérités dont elle n’ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie. Elle perdit sa liberté parce qu’elle acheva trop tôt son ouvrage[10].

 

 

 



[1] Les affranchis et ceux qu’on appelait capite censi, parce que, ayant très peu de bien, ils n’étaient taxés que pour leur tête, ne furent point d’abord enrôlés dans la milice de terre, excepté dans les cas pressants. Servius Tullius les avait mis dans la sixième classe, et on ne prenait des soldats que dans les cinq premières. Mais Marius, partant contre Jugurtha, enrôla indifféremment tout le monde. Milites scribere, dit Salluste, non more majorum, neque classibus, sed uti cujusque libido erat, capite censos plerosque. (De Bello jugurth.) Remarquez que, dans la division par tribus, ceux qui étaient dans les quatre tribus de la ville étaient à peu près les mêmes que ceux qui, dans la division par centuries, étaient dans la sixième classe, [M].

[2] Jus latii, jus italicum, [M].

[3] Les Èques disaient dans leurs assemblées : Ceux qui ont pu choisir ont préféré leurs lois au droit de la cité romaine, qui a été une peine nécessaire pour ceux qui n’ont pu s’en défendre. (Tite-Live, livre IX, chapitre XLV), [M].

[4] Les Asculans, les Marses, les Vestins, les Marrucins, les Férentans, les Hirpins, les Pompéians, les Vénusiens, les Japyges, les Lucaniens, les Samnites, et autres. (Appien, De la Guerre civile, Livre I), [M].

[5] Les Toscans, les Ombriens, les Latins. Cela porta quelques peuples à se soumettre ; et comme on les fit aussi citoyens, d’autres posèrent encore les armes ; et enfin il ne resta que les Samnites, qui furent exterminés, [M].

[6] Qu’on s’imagine cette tête monstrueuse des peuples d’Italie, qui, par le suffrage de chaque homme, conduisait le reste du monde ! [M].

[7] Voyez les Lettres de Cicéron à Atticus, livre IV, lett. XVIII., [M].

[8] Le canton de Berne, [M].

[9] [Note supprimée : Il y a des gens qui ont regardé le gouvernement de Rome comme vicieux, parce qu’il était un mélange de la monarchie, de l’aristocratie et de l’état populaire ; mais la perfection d’un gouvernement ne consiste pas à se rapporter à une des espèces de police qui se trouvent dans les livres des politiques, mais à répondre aux vues que tout législateur doit avoir, qui sont la grandeur d’un peuple ou sa félicité. Le gouvernement de Lacédémone n’était-il pas aussi composé des trois ? (Édition de 1734.)]

[10] On pourrait ajouter aux causes de la ruine de Rome beaucoup d’incidents particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont excité de grandes et de fréquentes révoltes. La prodigieuse quantité de gladiateurs et d’esclaves dont Rome et l’Italie étaient surchargées à cause d’effroyables violences, et même des guerres sanglantes. Rome, épuisée par tant de guerres civiles et étrangères, se fit tant de nouveaux citoyens, ou par brigue, ou par raison, qu’à peine pouvait-elle se reconnaître elle-même parmi tant d’étrangers qu’elle avait naturalisés. Le sénat se remplissait de barbares ; le sang romain se mêlait ; l’amour de la patrie, par lequel Rome s’était élevée au-dessus de tous les peuples du monde, n’était pas naturel à ces citoyens venus de dehors ; et les autres se gâtaient par le mélange. Les partialités se multipliaient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbulents y trouvaient de nouveaux moyens de brouiller et d’entreprendre. Cependant le nombre des pauvres s’augmentait sans fin par le luxe, par les débauches et par la fainéantise qui s’introduisait. Ceux qui se voyaient ruinés n’avaient de ressource que dans les séditions, et en tout cas se souciaient peu que tout pérît avec eux : les grands ambitieux et les misérables qui n’ont rien à perdre aiment toujours le changement. Ces deux genres de citoyens prévalaient dans Rome ; et l’état mitoyen, qui seul tient tout en balance dans les états populaires, étant le plus faible, il fallait que la république tombât. (Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, troisième partie, ch. VII )