CONSIDÉRATIONS

Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence

CHAPITRE VIII - Des divisions qui furent toujours dans la ville.

 

 

Pendant que Rome conquérait l’univers, il y avait dans ses murailles une guerre cachée : c’étaient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation. Après l’expulsion des Rois, le gouvernement était devenu aristocratique : les familles patriciennes obtenaient seules toutes les magistratures, toutes les dignités[1] et, par conséquent, tous les honneurs militaires et civils[2].

Les patriciens, voulant empêcher le retour des Rois, cherchèrent à augmenter le mouvement qui était dans l’esprit du peuple. Mais ils firent plus qu’ils ne voulurent : à force de lui donner de la haine pour les Rois, ils lui donnèrent un désir immodéré de la liberté. Comme l’autorité royale avait passé tout entière entre les mains des consuls, le peuple sentit que cette liberté dont on voulait lui donner tant d’amour, il ne l’avait pas ; il chercha donc à abaisser le consulat, à avoir des magistrats plébéiens, et à partager avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens furent forcés de lui accorder tout ce qu’il demanda : car, dans une ville où la pauvreté était la vertu publique, où les richesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance, étaient méprisées, la naissance et les dignités ne pouvaient pas donner de grands avantages. La puissance devait donc revenir au plus grand nombre, et l’aristocratie, se changer peu à peu en un État populaire.

Ceux qui obéissent à un roi sont moins tourmentés d’envie et de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets qu’il n’en est presque pas vu, et il est si fort au-dessus d’eux qu’ils ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les choquer. Mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous et ne sont pas si élevés que des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse. Aussi a-t-on vu de tout temps, et le voit-on encore, le peuple détester les sénateurs. Les républiques où la naissance ne donne aucune part au gouvernement sont à cet égard les plus heureuses : car le peuple peut moins envier une autorité qu’il donne à qui il veut, et qu’il reprend à sa fantaisie.

Le peuple, mécontent des patriciens, se retira sur le Mont-Sacré. On lui envoya des députés, qui l’apaisèrent, et, comme chacun se promit secours l’un à l’autre en cas que les patriciens ne tinssent pas les paroles données[3], ce qui eût causé, à tous les instants, des séditions et aurait troublé toutes les fonctions des magistrats, on jugea qu’il valait mieux créer une magistrature qui pût empêcher les injustices faites à un plébéien[4]. Mais, par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns pour se défendre, s’en servirent pour attaquer : ils enlevèrent peu à peu toutes les prérogatives des patriciens. Cela produisit des contestations continuelles. Le peuple était soutenu ou plutôt animé par ses tribuns, et les patriciens étaient défendus par le Sénat, qui était presque tout composé de patriciens, qui était plus porté pour les maximes anciennes, et qui craignait que la populace n’élevât à la tyrannie quelque tribun.

Le peuple employait pour lui ses propres forces et sa supériorité dans les suffrages, ses refus d’aller à la guerre, ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois, enfin, ses jugements contre ceux qui lui avaient fait trop de résistance. Le Sénat se défendait par sa sagesse, sa justice et l’amour qu’il inspirait pour la patrie, par ses bienfaits et une sage dispensation des trésors de la République, par le respect que le peuple avait pour la gloire des principales familles et la vertu des grands personnages[5] ; par la religion même, les institutions anciennes et la suppression des jours d’assemblée sous prétexte que les auspices n’avaient pas été favorables, par les clients, par l’opposition d’un tribun à un autre, par la création d’un dictateur[6], les occupations d’une nouvelle guerre ou les malheurs qui réunissaient tous les intérêts, enfin, par une condescendance paternelle à accorder au peuple une partie de ses demandes pour lui faire abandonner les autres, et cette maxime constante de préférer la conservation de la République aux prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistrature que ce fût.

Dans la suite des temps, lorsque les plébéiens eurent tellement abaissé les patriciens que cette distinction de famille devint vaine[7], et que les unes et les autres furent indifféremment élevées aux honneurs, il y eut de nouvelles disputes entre le bas peuple, agité par ses tribuns, et les principales familles patriciennes ou plébéiennes, qu’on appela les nobles, et qui avaient pour elles le Sénat, qui en était composé. Mais, comme les moeurs anciennes n’étaient plus, que des particuliers avaient des richesses immenses, et qu’il est impossible que les richesses ne donnent du pouvoir, les nobles résistèrent avec plus de force que les patriciens n’avaient fait ; ce qui fut cause de la mort des Gracques et de plusieurs de ceux qui travaillèrent sur leur plan[8].

Il faut que je parle d’une magistrature qui contribua beaucoup à maintenir le gouvernement de Rome : ce fut celle des censeurs. Ils faisaient le dénombrement du peuple, et, de plus, comme la force de la République consistait dans la discipline, l’austérité des moeurs et l’observation constante de certaines coutumes, ils corrigeaient les abus que la loi n’avait pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvait pas punir[9]. Il y a de mauvais exemples qui sont pires que les crimes, et plus d’États ont péri parce qu’on a violé les moeurs, que parce qu’on a violé les lois. À Rome, tout ce qui pouvait introduire des nouveautés dangereuses, changer le coeur ou l’esprit du citoyen, et en empêcher, si j’ose me servir de ce terme, la perpétuité, les désordres domestiques ou publics, étaient réformés par les censeurs[10] : ils pouvaient chasser du Sénat qui ils voulaient, ôter à un chevalier le cheval qui lui était entretenu par le public, mettre un citoyen dans une autre tribu et même parmi ceux qui payaient les charges de la ville sans avoir part à ses privilèges[11].

M. Livius nota le peuple même, et, de trente-cinq tribus, il en mit trente-quatre au rang de ceux qui n’avaient point de part aux privilèges de la ville[12]. Car, disait-il, après m’avoir condamné, vous m’avez fait consul et censeur. Il faut donc que vous ayez prévariqué une fois, en m’infligeant une peine, ou deux fois, en me créant consul et ensuite censeur. M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé du Sénat par les censeurs parce que, pendant sa magistrature, il avait abrogé la loi qui bornait les dépenses des festins[13].

C’était une institution bien sage : ils ne pouvaient ôter à personne une magistrature, parce que cela aurait troublé l’exercice de la puissance publique[14] ; mais ils faisaient déchoir de l’ordre et du rang et privaient, pour ainsi dire, un citoyen de sa noblesse particulière. Servius Tullius avait fait la fameuse division par centuries, que Tite-Live[15] et Denys d’Halicarnasse[16] nous ont si bien expliquée. Il avait distribué cent quatre-vingt-treize centuries en six classes et mis tout le bas peuple dans la dernière centurie, qui formait seule la sixième classe. On voit que cette disposition excluait le bas peuple du suffrage, non pas de droit, mais de fait. Dans la suite, on régla qu’excepté dans quelques cas particuliers on suivrait dans les suffrages la division par tribus. Il y en avait trente-cinq, qui donnaient chacune leur voix : quatre de la ville et trente et une de la campagne. Les principaux citoyens, tous laboureurs, entrèrent naturellement dans les tribus de la campagne, et celles de la ville reçurent le bas peuple[17], qui, y étant enfermé, influait très peu dans les affaires, et cela était regardé comme le salut de la République. Et, quand Fabius remit dans les quatre tribus de la ville le menu peuple, qu’Appius Claudius avait répandu dans toutes, il en acquit le surnom de Très Grand[18]. Les censeurs jetaient les yeux, tous les cinq ans, sur la situation actuelle de la République et distribuaient de manière le peuple, dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir[19].

Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que, depuis sa naissance, sa constitution se trouva telle, soit par l’esprit du peuple, la force du Sénat ou l’autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y put toujours être corrigé. Carthage périt parce que, lorsqu’il fallut retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces qu’elle ne voulut pas en guérir. Et, parmi nous, les républiques d’Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus ; aussi n’ont-elles pas plus de liberté que Rome n’en eut du temps des Décemvirs[20]. Le gouvernement d’Angleterre est plus sage, parce qu’il y a un corps qui l’examine continuellement, et qui s’examine continuellement lui-même, et telles sont ses erreurs qu’elles ne sont jamais longues, et que, par l’esprit d’attention qu’elles donnent à la Nation, elles sont souvent utiles. En un mot, un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s’il n’est, par ses propres lois, capable de correction.

 

 

 



[1] Les patriciens avaient même en quelque façon un caractère sacré : il n’y avait qu’eux qui pussent prendre les auspices. Voyez dans Tite-Live, livre VI, la harangue d’Appius Claudius, [M].

[2] Par exemple, il n’y avait qu’eux qui pussent triompher, puisqu’il n’y avait qu’eux qui pussent être consuls et commander les armées, [M].

[3] Zonaras, livre II, [M].

[4] Origine des tribuns du peuple, [M].

[5] Le peuple, qui aimait la gloire, composé de gens qui avaient passé leur vie à la guerre, ne pouvait refuser ses suffrages à un grand homme sous lequel il avait combattu. Il obtenait le droit d’élire des plébéiens, et il élisait des patriciens. Il fut obligé de se lier les mains, en établissant qu’il y aurait toujours un consul plébéien : aussi les familles plébéiennes qui entrèrent dans les charges y furent-elles ensuite continuellement portées ; et quand le peuple éleva aux honneurs quelque homme de néant, comme Varron et Marius, ce fut une espèce de victoire qu’il remporta sur lui-même, [M].

[6] Les patriciens, pour se défendre, avaient coutume de créer un dictateur : ce qui leur réussissait admirablement bien ; mais les plébéiens, ayant obtenu de pouvoir être élus consuls, purent aussi être élus dictateurs ; ce qui déconcerta les patriciens. Voyez dans Tite-Live, liv. VIII, comment Publilius Philo les abaissa dans sa dictature : il fit trois lois qui leur furent très préjudiciables, [M].

[7] Les patriciens ne conservèrent que quelques sacerdoces, et le droit de créer un magistrat qu’on appelait entre-roi, [M].

[8] Comme Saturninus et Glaucias, [M].

[9] On peut voir comme ils dégradèrent ceux qui, après la bataille de Cannes, avaient été d’avis d’abandonner l’Italie ; ceux qui s’étaient rendus à Annibal ; ceux qui, par une mauvaise interprétation, lui avaient manqué de parole, [M].

[10] [Note supprimée : Le cens en lui-même, ou le dénombrement des citoyens, était une chose très sage ; c’était une reconnaissance de l’état de ses affaires et un examen de sa puissance : il fut établi par Servius Tullius. Avant lui, dit Eutrope, liv. I, le cens était inconnu dans le monde. (Édition de 1734.)]

[11] Cela s’appelait Ærarium aliquem facere aut in coeritum tabulas referre. On était mis hors de sa centurie, et on n’avait plus le droit de suffrage, [M].

[12] Tite-Live, livre XXIX, [M].

[13] Valère Maxime, livre II, [M].

[14] La dignité de sénateur n’était pas une magistrature, [M].

[15] Livre I, [M].

[16] Livre IV, 15, et suiv., [M].

[17] Appelé turba forensis, [M].

[18] Voyez Tite-Live, livre IX, [M].

[19] Les fonctions des censeurs ne se bornaient pas à cette appréciation et à cette distribution morale des individus qui composaient la république ; ils en faisaient encore le dénombrement : et par-là, dit Bossuet, Rome savait tout ce qu’elle avait de citoyens capables de porter les armes, et ce qu’elle pouvait espérer de la jeunesse qui s’élevait tous les jours. Ainsi elle ménageait ses forces contre un ennemi qui venait des bords de l’Afrique, que le temps devait détruire tout seul dans un pays étranger, où les secours étaient si tardifs, et à qui ses victoires même, qui lui coûtaient tant de sang, étaient fatales. C’est pourquoi, quelque perte qui fût arrivée, le sénat, toujours instruit de ce qui lui restait de bons soldats, n’avait qu’à temporiser, et ne se laissait jamais abattre. Quand par la défaite de Cannes, et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la république tellement diminuées qu’à peine eût-on pu se défendre si les ennemis eussent pressé, il se soutint par courage ; et, sans se troubler de ses pertes, il se mit à regarder les démarches du vainqueur. Aussitôt qu’on eut aperçu qu’Annibal, au lieu de poursuivre sa victoire, ne songeait durant quelque temps qu’à en jouir, le sénat se rassura, et vit bien qu’un ennemi capable de manquer à sa fortune, et de se laisser éblouir par ses grands succès, n’était pas né pour vaincre les Romains. Dès lors Rome fit tous les jours de plus grandes entreprises ; et Annibal, tout habile, tout courageux, tout victorieux qu’il était, ne put tenir contre elle. (Discours sur l’Histoire universelle, troisième partie, chapitre VI).

[20] Ni même plus de puissance, [M].