L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Fondation de la monarchie militaire

Chapitre XII — Religion, culture, littérature et art.

 

 

Dans le domaine de la religion et de la philosophie, nul élément nouveau ne s’est produit. La religion d’État romano-hellénique, la philosophie officielle du portique indissolublement liée avec elle, constituaient pour tout gouvernement, oligarchie, démocratie ou monarchie, un instrument commode, mieux que cela, indispensable. Construire l’État à neuf sans l’élément religieux, eût été chose impraticable, autant qu’inventer une religion nouvelle à mettre à la place de l’ancien culte approprié à l’ancienne Rome. Parfois, sans doute, on avait vu rudement s’abattre le balai révolutionnaire sur les toiles d’araignée du système augural, mais l’appareil pourri et disloqué n’en avait pas moins survécu au tremblement de terre où s’abîma la République : il fut tout entier transporté avec sa fausse majesté et ses rites vides dans le camp de la monarchie nouvelle. Il va de soi qu’auprès des libres esprits il ne fit que croître en disgrâce. Pour ce qui est de la religion d’État, l’opinion publique n’y montrait guère qu’indifférence : partout on n’y voulait plus voir qu’une institution de commande et de convenance publique nul n’en prenait souci, si ce n’est peut-être quelques érudits de la politique ou quelques antiquaires. Envers sa sœur la philosophie, il. ‘en alla tout autrement chez les gens les moins prévenus, elle ne trouva plus qu’hostilité, juste et infaillible effet à la longue de ses creuses doctrines et de son charlatanisme perfide,. Et l’école, elle-même, semblait prendre conscience de sa nullité ; aussi, fait-elle un effort vers le syncrétisme, et tente-t-elle de s’ouvrir ainsi à un souffle vivifiant. Antiochus d’Ascalon[1] (il florissait vers 675 [79 av. J.-C.]), qui se vantait d’avoir su fondre en une savante unité le stoïcisme de Zénon avec les idées de Platon et d’Aristote, remporta dans Rome plus d’un succès. Sa philosophie, assez mal venue, fut à la mode chez les conservateurs d’alors les dilettantes et les lettrés du beau monde l’étudièrent avec ardeur. Quiconque voulait un champ plus libre pour la pensée, ou ignorait le portique, ou lui était hostile. On avait en dégoût ces pharisiens de Rome, ces fanfarons aux grands mots pleins d’ennui : on aimait mieux, quittant les sentiers pratiques de la vie, se rejeter les uns, dans l’apathie (άπάθεια) énervée, les autres, dans l’ironie qui nie tout : de là, les progrès croissants de l’épicurisme dans les grands cercles de Rome : de là, le droit de cité conquis par les cyniques de la secte de Diogène. Condamnée qu’elle était à la sécheresse et à l’infécondité, alors que, loin de chercher le chemin de la sagesse dans la rénovation des doctrines traditionnelles, elle se contentait du présent, et ne prêtait foi qu’à la sensation matérielle, cette philosophie valait encore mieux que le cliquetis de mots et que les notions vides de la sagesse stoïque ; et le cynisme l’emportait sur tous les systèmes philosophiques d’alors, en ce que, les méprisant tous, hommes et sectes, il se contentait de n’être point un système, avantage immense, en vérité. Donc, dans les deux armées de l’épicurisme et du cynisme, on menait guerre ardente, et non sans succès, contre le portique : ici, prêchant pour les gens sérieux, l’épicurien Lucrèce, avec l’accent puissant d’une conviction profonde et d’un saint zèle, s’attaquait. aux dieux, à la providence divine des stoïques, à leurs doctrines, à la théorie de l’immortalité de l’âme humaine : là, devant le gros publie qui aime à rire, Varron, le cynique, décochait les flèches rapides de ses satires lues de tous, et frappait au but encore plus sûrement. Et tandis. que les meilleurs de l’ancienne génération se montraient hostiles pour le Portique, les hommes de la génération nouvelle, Catulle, par exemple, se tenaient simplement à distance, et leur critique n’en était, que plus vive, par cela qu’ils ignoraient et voulaient ignorer.

Cependant, à côté de la foi incroyante maintenue par les seules convenances politiques, on se rattrapait largement ailleurs. L’incroyance et la superstition, ces deux prismes divers du même phénomène historique, allaient de pair et se donnant la main dans le monde. Il ne manquait point de gens même, qui les réunissaient en eux, niant les dieux avec Épicure, priant et sacrifiant devant la moindre chapelle. Naturellement il n’était plus question que des seuls dieux orientaux : à mesure que la foule accourait des provinces grecques en Italie, ceux-ci, en nombre toujours croissant, inondaient l’Occident à leur tour. Nous savons quelle importance avaient conquise les cultes de Phrygie : les hommes déjà sur l’âge, Varron et Lucrèce, nous l’attestent par leurs attaques et les plus jeunes nous le disent de même : témoins les glorifications du poétique Catulle qui, d’ailleurs ; conclut par une prière caractéristique : Déesse, éloigne de moi tes fureurs, et jette-les sur les autres ! [Cat., carm., 63. Atys.] A côté des dieux de Phrygie, vinrent se ranger ceux de la Perse : ils avaient eu pour premiers propagateurs les pirates de l’Est et de l’Ouest qui se rencontraient sur les flots de la Méditerranée : leur plus ancien sanctuaire était, dit-on, à l’occident de l’Olympe de Lycie. Mais au cours de son émigration vers l’ouest, le culte oriental avait perdu tout ce qu’il renfermait primitivement d’éléments moraux et de spiritualisme élevé : ce qui le prouve, c’est que la plus grande divinité de la pure doctrine de Zarathustra, Ahouramazda, demeura inconnue aux occidentaux. Leurs adorations se tournèrent de préférence vers le Dieu qui, dans l’ancienne religion populaire des Perses, avait pris la première place, Mithra, fils du Soleil. Plus vite encore que les hôtes du ciel perse, aux figures plus éthérées et plus douces, se répandirent dans Rome les cohortes mystérieuses et lourdes des grotesques théogonies égyptiennes, Isis, mère de la Nature avec toute sa suite, Osiris, qui meurt toujours et toujours ressuscite, le sombre Sérapis, l’Horus-Harpocrate, sévère et silencieux, et l’Anubis Cynocéphale. L’année même où Clodius lâcha la bride aux clubs et aux conventicules (696 [58 av. J.-C.]) et par l’effet de cette émancipation populacière sans nul doute, ces essaims de dieux firent mine d’aller se loger jusque dans la vieille citadelle du Jupiter Romain, au Capitole : ce ne fut pas sans peine qu’on les arrêta. Il leur fallait à tout prix un. Temple : on leur assigna du moins les faubourgs. Aucun culte ne jouissait d’une semblable popularité parmi les basses classes du peuple : quand un jour le Sénat, ordonna la destruction du. sanctuaire d Isis1 élevé dans l’enceinte des murs ; il ne se trouva pas d’ouvrier qui osât y porter la main, et force fut bien au consul Lucius Paullus (704 [-50]), de donner le premier coup de hache [V. Max. 1. 3. 3]. Point de fille si débauchée, à coup sûr, qui ne fût à proportion dévote envers la déesse. Il va de soi que les sorts, l’onéirocritie et tous les arts libres de même espèce étaient métiers fructueux. On professait la science des horoscopes. Lucius Tarutius de Firmum, homme considérable, érudit dans sols art, grand ami de Cicéron et de Varron, déterminait très sérieusement, après force calculs, la date de la naissance des rois Romulus et Numa, et même celle de la fondation de Rome, et, s’aidant de la sagesse chaldéenne et égyptienne, confirmait les récits de la légende romaine à la grande édification des croyants des deux partis[2]. Mais phénomène plus remarquable encore, on vit se produire, pour la première fois dans le monde Romain, un essai de fusion entre la foi grossière et la pensée spéculative, manifestation non méconnaissable des tendances que nous avons coutume d’appeler le Néoplatonisme. Il eut pour premier et plus ancien apôtre Publius Nigidius Figulus, notable romain, appartenant à la faction la plus rigide de l’aristocratie, préteur en 696 [-58], et qui mourut exilé d’Italie pour cause politique, en 709 [-45]. Vrai prodige d’érudition, plus étonnant encore par l’obstination de ses croyances, il bâtit avec les éléments les plus disparates un système de philosophie religieuse, dont il enseignait les principes dans ses leçons orales, bien plus encore que dans ses livres consacrés aux matières théologiques et aux sciences naturelles. Repoussant loin de lui les squelettes et les abstractions des systèmes ayant cours, il puisa, jusque sous les décombres, aux sources de cette philosophie anté-socratique, dont la pensée s’était révélée aux sages des anciens temps sous sa forme la plus vivante et la plus sensible. Chez lui, d’ailleurs, il va de soi que les sciences physiques transcendantales jouaient un rôle considérable. Dirigées en ce sens, ne les voit-on pas chez nous aussi, tous les jours, offrir unie prise puissante au charlatanisme mystique et aux pieux escamotages ? A plus forte raison en était-il de même dans l’antiquité, davantage ignorante des véritables lois de la nature. Quant à la théologie de Figulus, elle n’était autre que ce baroque mélange, où s’étaient abreuvés déjà ses co-religionnaires grecs, où l’on trouvait brassés ensemble la sagesse orphique et autres anciens dogmes, et les dogmes nouveaux inventés en Italie, et les mystères de la Perse, de la Chaldée et de l’Égypte. De plus, comme si la confusion n’était point déjà assez grande, et sous couleur d’achever l’harmonie du système, notre philosophe y ajoutait les données de la science étrusque, enfants du néant, et la science indigène du vol des oiseaux. Cela fait, la doctrine fut mise sous l’invocation politique, religieuse et nationale du nom de Pythagore, cet ultraconservateur dont la maxime principale était fonder l’ordre, empêcher le désordre ; de Pythagore, le faiseur de miracles, le conjurateur d’esprits, l’antique sage natif de l’Italie, dont la légende s’entrelace avec la légende de Rome, et dont le peuple contemplait la statue debout sur le Forum. La naissance et la mort ont leur affinité : comme il avait assisté au berceau de la République, ami du sage Numa, collègue de la Mater Égérie divinement prudente, Pythagore était aussi le dernier refuge, à l’heure suprême, de l’art sacré des augures des oiseaux. Mais le système de Nigidius n’était point seulement une merveille, il enfantait aussi des prodiges : au jour où naquit Octave, Nigidius prédit à son père la grandeur future du fils. Pour les croyants, les prophètes à sa suite évoquaient les mânes ; et chose qui dit tout, ils indiquaient les cachettes où gisaient les trésors perdus. Toute cette science, vieille et neuve à la fois, avait fait sur les contemporains une impression profonde : dans tous les partis, on vit les hommes les plus considérables, les plus savants, les plus vaillants, et Appius Claudius, le consul de l’an 700 [-54], et l’érudit Marcus Varron, et Publius Vatinius, officier brave s’il en fut, s’adonner eux aussi, à la nécromancie, la police dut s’en mêler, parait-il, et réprimer ces entraînements de la société romaine. Tristes et derniers efforts qui ne sauveront pas la religion ! Semblables aux efforts honnêtes de Caton dans l’ordre politique, ils nous frappent par leurs côtés lamentables et comiques tout ensemble. Qu’on se moque tant qu’on voudra de l’Évangile et de l’Apôtre, ce n’en est pas moins chose bien grave que de voir les hommes vigoureusement trempés se laisser choir, eux aussi, dans l’absurde[3] !

L’éducation de la jeunesse continue à se mouvoir dans le programme, ailleurs décrit, de la précédente époque, dans les humanités comprenant les deux langues. Toutefois plus le temps marche, et plus le monde romain, dans sa culture générale ; va s’assujettissant aux formes instituées par les Grecs. On délaisse les exercices de la balle, de la course et de l’escrime, pour la gymnastique perfectionnée de la Grèce ; et s’il n’existe point encore d’établissements publics en ce genre, on ne rencontre déjà plus de villa élégante qui n’ait sa Palœstre à côté de ses Thermes[4]. Que si l’on veut pousser plus loin, et se demander quelle transformation s’était opérée en ce siècle dans l’ensemble de l’éducation, que l’on compare le programme de l’Encyclopédie catonienne avec celui du livre analogue de Varron sur les Sciences scolastiques[5]. Chez Caton, l’Art oratoire, l’Agriculture, la Jurisprudence, la Guerre et la Médecine ne constituent point les éléments d’une éducation scientifique spéciale : chez Varron, autant qu’on le peut induire avec quelque vraisemblance, le cycle des Études comprend la Grammaire, la Logique ou la Dialectique, la Rhétorique, la Géométrie, l’Arithmétique, l’Astronomie, la Musique, la Médecine et l’Architecture. Ainsi, au cours du VIIe siècle, l’Art militaire, la Jurisprudence et l’Agriculture sont passées de l’état de sciences générales à celui de sciences professionnelles. Chez Varron, en outre, l’éducation de la jeunesse adopte le programme grec tout entier : à côté des leçons de grammaire, de rhétorique et de philosophie, introduites en. Italie dès les temps antérieurs, des cours se sont ouverts pour la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique, plus longtemps demeurées l’enseignement propre des écoles de la Grèce[6]. L’astronomie, par exemple, en donnant la nomenclature des étoiles, amusait le dilettantisme vide des érudits du temps. Associée à l’astrologie, elle donnait pâture aux superstitions pieuses alors toutes puissantes : aussi est-elle pour la jeunesse un canevas d’études régulières et approfondies. On en a la preuve, et les poèmes didactiques d’Aratus parmi les autres œuvres de la littérature Alexandrines, ont les premiers trouvé bon accueil auprès des jeunes Romains curieux de s’instruire[7]. A la série des cours grecs se joignaient la médecine, branche ancienne du programme de l’éducation indigène, et enfin l’architecture, art indispensable aux Romains, devenus bâtisseurs de palais et de villas, en même temps qu’ils délaissaient le travail des champs.

Mais si l’éducation grecque et latine a gagné en étendue, pet en rigueur d’école, elle a perdu beaucoup du côté de la pureté et de la délicatesse. La science grecque, recherchée avec une irrésistible ardeur, a donné sans doute un vernis plus savant à la culture. Mais expliquer Homère ou Euripide n’est point un art après tout. Élèves et maîtres trouvèrent leur compte à la poésie Alexandrine : celle-ci, les choses étant ce qu’elles étaient dans le monde romain, s’accommodait à l’esprit de tous, bien mieux que la vieille et vraie poésie nationale de la Grèce. Pour n’être pas vénérable autant que l’Iliade, elle n’en comptait pas moins un nombre respectable d’années ; et aux yeux des professeurs, les Alexandrins étaient de véritables classiques. Les poésies érotiques d’Euphorion, les Causes de Callimaque et son Ibis, l’Alexandra comique et obscure de Lycophron, renfermaient toute une mine de mots rares (glossæ) bien faits pour les chrestomathies et les commentaires des interprètes[8]. N’y trouvait-on pas force phrases et sentences péniblement contournées et de pénible explication, force excursions à perte de vue, tout un ramas inextricable et mystérieux de mythes oubliés, tout un arsenal enfin d’érudition pesante en tous genres ? Il fallait chaque jour à l’école des morceaux de résistance plus difficiles ; et tous ces produits de la littérature Alexandrine, chefs-d’œuvre de l’industrie des maîtres, devenaient autant de merveilleux thèmes pour les bons écoliers. On vit donc les Alexandrins, à titre de modèles et de textes d’épreuve, envahir à demeure les gymnases italiques. Ils tirent avancer la science, qui en doute ? mais aux dépens du goût et du bon sens. Puis bientôt cette soif de culture malsaine, s’emparant de toute la jeunesse romaine, celle-ci voulut, autant qu’il était possible, aller à la source même de la science Hellénique. Les cours des maîtres, grecs de Rome n’étaient bons que pour les premiers essais, mais on voulait converser avec les Grecs ou affluait aux leçons des philosophes grecs, à Athènes, aux leçons des rhéteurs, à Rhodes[9] : on faisait son voyage littéraire et artistique en Asie mineure, où l’on trouvait et étudiait sur place les antiques trésors du génie des Hellènes, où se continuaient, à l’état de métier, il est vrai, les traditions du culte des muses. Quant à la capitale de l’Égypte, regardée comme le sanctuaire des disciplines plus austères, comme elle était plus loin, elle était moins fréquemment visitée par la jeunesse en quête de savoir.

En même temps que le programme des études grecques, le programme latin, s’élargit, lui aussi, résultat pur et simple, en partie, du mouvement de l’hellénisme. Les Latins, au fond, recevaient des Grecs et l’impulsion et la méthode. Bientôt sous l’influence des idées démocratiques, la tribune du Forum s’ouvrit à toutes les classes, et appela la foule. Les conditions politiques de la Rome nouvelle ne contribuèrent pas peu à l’agrandissement du rôle des orateurs : où que vous jetiez les yeux ; les rhéteurs foisonnent ! C’est le mot de Cicéron. Ajoutez-y le culte des écrivains du VIe siècle, qui, à mesure qu’ils s’enfoncent dans le passé, s’entourent davantage de l’auréole classique, et composent l’âge d’or de la littérature latine. Sur eux se concentre l’effort du travail pédagogique, ils lui fournissent le plus puissant contingent. Puis voici que de tous les côtés la barbarie immigre ou fait irruption dans l’Empire, que des contrées populeuses, les Gaules, les Espagnes, se latinisent. La langue romaine, les lettres latines y gagnent d’autant. En eût-il été de même, si l’idiome indigène fût demeuré cantonné dans le Latium ? A Côme, à Narbonne, le maître de lettres était un personnage bien autrement important qu’à Ardée ou à Præneste. Et pourtant, à tout prendre, la culture baissait, loin d’être en progrès. La ruine des villes provinciales italiques, l’affluence énorme des hommes et des éléments étrangers, l’abaissement politique, économique et moral de la nation, et, par-dessus tout, les ravages des guerres civiles faisaient à la langue un dommage auquel ne pouvaient parer tous les maîtres d’école du monde. Les étroits contacts avec la civilisation grecque d’alors, les influences plus directes de la science loquace d’Athènes, de la rhétorique rhodienne et de l’Asie mineure, infectaient la jeunesse des miasmes les plus vicieux de l’hellénisme. De même que l’importation de l’hellénisme en l’Orient avait nui à l’idiome de Platon, de même la propagande latine chez les Gaulois, les Ibères et les Libyens, amenait la corruption de la langue romaine. Ce public qui applaudit aux périodes savamment arrondies, cadencées et rythmées de l’orateur, qui fait payer cher au comédien la moindre faute de grammaire ou de prosodie, ce public, je le veux, possède sa langue maternelle : elle a été étudiée à fond, et par l’école elle est devenue le commun bien de toutes les classes. Il n’en est pas moins vrai qu’à entendre les contemporains le mieux à même d’en juger, la culture hellénique chez les Italiens de l’an 694 [64 av. J.-C.] est bien déchue de ce qu’elle était un siècle avant ; ailleurs aussi, ils déplorent la corruption du bon et pur latin d’autrefois, il n’y a plus que de rares personnages à le pratiquer. On le rencontre encore dans la bouche de quelques vieilles matrones du grand monde ; mais les traditions de la vraie élégance, l’esprit, le sel latin des ancêtres, la finesse de Lucilius, les cercles littéraires des Scipions, tout cela s’est perdu. Que parle-t-on d’urbanité (urbanitas), ce mot et cette idée créés d’hier. Loin que la politesse règne dans les mœurs, elle s’en va bien plutôt ; dans la ruine de la langue et des mœurs, chez les barbares latinisés ou chez, les latins devenus barbares, l’on ressent au vif l’absence même de toute urbanité. Les satires de Varron, les lettres de Cicéron, nous rendent le ton de la conversation élégante, soit : mais elles sont l’écho des antiques mœurs encore vivantes à Réatè, à Arpinum : à Rome, il n’en reste plus rien.

Ainsi le système d’éducation de la jeunesse demeurait au fond le même : seulement, par l’effet de la décadence nationale, bien plus que par le vice du système, le bien y étant plus rare qu’au temps jadis, le mal s’y montrait plus souvent. Cependant, là encore, César apporta sa révolution. Tandis que le Sénat romain avait combattu d’abord la culture littéraire, puis n’avait fait que la tolérer, le nouvel Empire Italo-Hellénique, dont l’humanité (humanitas) constitue l’essence, la prend en main et entend l’a diriger d’en haut. César octroie la cité à tous les maîtres ès-arts libéraux, à tous les médecins dans Rome [Suet., Cœs., 42] : ce premier pas annonce la création future de grands établissements où la haute instruction sera dispensée dans les deux langues à la jeunesse romaine, et qui seront l’expression complète et puissante de la culture nouvelle dans l’État nouveau. Puis bientôt, le régent décide la fondation dans la capitale d’une bibliothèque publique grecque et latine ; et il nomme pour son conservateur le plus érudit des Romains, Marcus Varron, faisant voir aussi par là qu’il ouvre à la littérature universelle ce royaume de Rome qui s’étend sur le monde[10].

Pour ce qui est de la langue en elle-même, son évolution se rattache à deux éléments tout opposés, au latin classique des cercles cultivés d’une part, et de l’autre, au latin vulgaire de la vie usuelle. Le premier est le produit de la culture italienne. Déjà dans le cercle des Scipions, parler le pur latin a été une règle favorite ; la langue maternelle n’y a plus toute sa naïveté première, et tend à se distinguer du langage de la foule. Mais dès le début du siècle, il se manifeste une réaction remarquable contre le classicisme affecté des hautes classes et de leur littérature, réaction se rattachant étroitement, au dehors et au dedans, à celle toute semblable qui se fait à la même heure chez les Grecs. Déjà en effet, Hégésias de Magnésie, rhéteur et romancier[11], et tous les rhéteurs et lettrés d’Asie-Mineure à la suite avaient fait leur levée de bouclier contre l’atticisme orthodoxe. Ils demandèrent droit de bourgeoisie pour la langue. usuelle, que le mot ou la phrase vinssent d’Athènes, de Carie ou de Phrygie : ils parlèrent et écrivirent, non pour les coteries des élégants, mais pour le goût du gros publie. Le précepte était bon, à coup sûr, mais tant valait le public d’Asie-Mineure, tant valait la pratique : or, chez les Asiatiques de ce temps, le sens de la pureté sévère et sobre s’était absolument perdu, l’on ne visait qu’au clinquant, à la mignardise. Sans m’étendre ici sur les genres bâtards et les productions de cette école, romans, histoires romanesques et autres, disons seulement que le style des Asiatiques était tout haché, sans cadence ni période, mol et tourmenté tout miroitant de paillettes et de phœbus, trivial d’ailleurs, et par-dessus tout maniéré. Qui connaît Hégésias, s’écrie Cicéron, n’a pas à chercher loin un sot ! [Orat., 67]

Et pourtant la nouvelle manière fit son chemin dans le monde latin. La rhétorique à la mode chez les Grecs ayant, comme on l’a vu, envahi les programmes de l’éducation latine à la fin de l’époque précédente, en était arrivée à ses fins au commencement du siècle actuel. Avec Quintus Hortensius (640-704 [114-50 av. J.-C.]), le plus illustre des avocats du temps de Sylla, elle avait occupé la tribune aux harangues. On la vit alors, usant de l’idiome latin, s’accommoder servilement au faux goût importé de Grèce. Le public n’avait plus l’oreille sage et chaste du temps des Scipions : il applaudit tout naturellement le nouveau venu, habile qu’il se montrait à couvrir sa vulgarité d’un vernis factice. L’événement avait sa haute importance. De même qu’en Grèce la lutte littéraire s’était concentrée dans l’école des rhéteurs, de même à Rome, la langue judiciaire, bien plus encore que la littérature proprement dite, donna la règle et la mesure du style ; et le prince des avocats eut pour ainsi dire juridiction sur le ton du langage, et sur la manière d’écrire selon la mode du jour. La vulgarité asiatique d’Hortensius chassa la forme classique de la tribune romaine et en partie des autres genres littéraires[12]. Mais bientôt la mode change et en Grèce et à Rome. Et d’abord les maîtres rhodiens, sans l’école revenir tout à fait à la chasteté austère du style. attique, de Rhodes. essayent de se frayer une voie moyenne entre la forme ancienne et la formé nouvelle ; et sans rigoureusement s’astreindre à la correction exacte de la pensée et de l’ex-pression, ils n’en visent pas moins à la pureté de la langue et de la phrase : ils s’appliquent au choix des mots et du tour, ils recherchent la cadence dans la période. En Italie, Marcus Tullius Cicéron se lève (648-711 [-106/-43]). Imitateur dans sa jeunesse de la manière d’Hortensius, ramené par les leçons des Rhodiens et son goût plus mûr à de meilleurs préceptes, il se fait lui aussi et pour toujours zélateur de la pureté exacte de la langue ; il s’adonne à la période et au rythme oratoire. Ses modèles favoris, il les cherche avant tout dans les cercles de la haute société romaine, que n’a point infectés la vulgarité moderne : or, comme nous l’avons dit plus haut, bien qu’ils soient devenus rares, plusieurs ont survécu.

Certes, la vieille littérature latine, et la bonne littérature grecque, quelle qu’ait été d’ailleurs l’influence de celle-ci sur l’allure nombreuse de la phrase, n’étaient plus qu’au second rang ; et dans l’épuration tant prônée du langage il fallait voir bien moins la révolte de la langue écrite contre la langue vulgaire, que la révolte de la langue parlée, à l’usage des gens instruits, contre le jargon du faux ou du demi savoir. César ici encore se montra le plus grand maître du temps : il se fit l’expression vivante du classicisme romain et de son dogme fondamental : dans ses discours, dans ses écrits, évitant les mots étrangers, avec la sollicitude, du nautonier qui se dirige au milieu des écueils, il rejetait de même les mots purement poétiques, ceux oubliés de la vieille littérature, les termes de l’idiome rustique, les tours empruntés à la vie familière ; et nommément ce bagage de phrases et de mots grecs, entrés en si grand nombre (les correspondances du temps en témoignent) dans le courant du langage usuel[13]. Quoiqu’il en soit, le classicisme cicéronien ne trahissait que trop les expédients artificiels de l’école. Il était à celui des Scipions ce qu’est la faute confessée à l’innocence, ce que sont les classiques napoléoniens aux Molière et aux Boileau du Grand siècle des Français. Au temps des Scipions on avait puisé à même à la source de vie : aujourd’hui l’on recueille du mieux que l’on peut le souffle expirant d’une génération irrémissiblement condamnée. Tel qu’il est d’ailleurs, le classicisme nouveau se propage vite. Avec la royauté du barreau, la dictature de la langue et du goût passe d’Hortensius à Cicéron, et celui-ci dans ses multiples et vastes œuvres en tous les genres, donne à la littérature ce qui lui manquait jusque là, les textes modèles de la prose. Il est en effet le vrai créateur de la prose latine moderne : c’est à lui, artisan habile du style, que se rattache étroitement l’école classique ; c’est au styliste, bien plus qu’au grand écrivain, bien plus qu’à l’homme d’État surtout, que les représentants les meilleurs de la forme nouvelle, César et Catulle, adressent un éloge excessif, sans doute, mais qui n’est pas vaine phrase[14].

Le progrès va plus loin. Ce que fait Cicéron, dans le domaine de la prose ; une jeune pléiade le fait dans la poésie. Catulle est le plus brillant champion du vers néo-romain. Les Grecs Alexandrins ne sont point encore démodés. Mais ici de même, la langue usuelle de la haute société a répudié les réminiscences archaïques acceptées naguère sans compter ; et comme, la prose recherche aujourd’hui le nombre de la période Athénienne, la poésie Latine se range peu à peu sous la règle métrique, règle étroite, pénible souvent, de l’école Alexandrine. A dater de Catulle, il ne sera plus permis de commencer le vers par un monosyllabe, ou par un dissyllabe qui ne soit pas d’un poids tout particulier, ni de clore à ce même endroit la phrase commencée dans le vers précédent.

Enfin vient la science, qui fixe les lois de la grammaire La Grammaire. et en développe les préceptes ; elle n’obéit plus comme avant aux hasards de, l’empirisme, elle entend au contraire le régler et l’assujettir. Dans la déclinaison des substantifs, les désinences, souvent encore flottantes, seront une bonne fois déterminées : c’est ainsi qu’au génitif et au datif de la 4e déclinaison (selon nos écoles), César emploie exclusivement la forme contractée us et u, au lieu de l’ancienne forme [uis, ui] jusqu’alors également acceptée[15]. Dans l’orthographe, pareils changements se produisent, et mettent l’écriture en plus complet accord avec la langue parlée : la voyelle aspirée u est remplacée par l’i dans le corps des mots[16], c’est encore César qui donne l’exemple. Deux consonnes dans l’alphabet romain étaient désormais inutiles le k et le q : la première est mise de côté, on propose l’abolition de la seconde[17]. Enfin pour n’être point encore à son point de cristallisation, la langue était en voie d’y atteindre : elle ne se meut point encore, sans y songer, sous la règle ; mais déjà elle a conscience de celle-ci. C’est à la grammaire grecque, du reste, que la grammaire latine emprunte et son esprit et sa méthode générale : bien plus, le latin se rectifie jusque dans les détails d’après l’idiome hellénique, témoin l’s final qui, jusque dans les dernières années du siècle, a eu valeur de consonne ou de voyelle ad libitum ; et les poètes de la nouvelle manière, à l’instar des Grecs, n’en font plus jamais qu’une désinence consonante[18]. Toute cette réforme linguistique est le domaine propre des classiques : dans tous les cas, par les moyens les plus divers, ce qui démontre l’importance du fait, chez les coryphées littéraires, chez Cicéron, chez César, chez le poète Catulle, la règle nouvelle fait loi, toute infraction est condamnée ; et pendant ce temps, on le comprend, la vieille génération entre en révolte contre l’innovation grammaticale, comme elle a lutté contre la révolution politique où elle sombre[19].

Mais pendant que le classicisme nouveau, ou pour mieux dire, pendant que le latin régulier, marchant de pair autant qu’il le peut avec le grec modèle et devenu modèle lui-même, est sorti de la résistance tentée à bon escient contre les vulgaires des hautes classes et de la littérature, pendant qu’il se fixe lui aussi par la littérature et les formules grammaticales, son adversaire ne vide point le champ. Il ne s’étale pas seulement naïvement dans les œuvres d’individus subalternes, égarés par hasard dans le camp des écrivains, dans le Mémoire sur la deuxième Guerre Espagnole à la suite des Commentaires de César, par exemple[20], nous le retrouvons aussi dans la littérature proprement dite, marquant plus ou moins de son cachet le mime, le roman et jusqu’aux œuvres esthétiques de Varron. Chose caractéristique, c’est dans les genres populaires qu’il se soutient de préférence, et en même temps, les hommes qui s’en font les champions sont comme Varron, des conservateurs purs. De même que la monarchie est édifiée sur la ruine de la nationalité, de même le classicisme s’appuie sur la langue mourante des Italiens : il n’était que logique que ceux en qui s’incarnait encore la République, persistassent aussi à maintenir les droits du vieil idiome, et tentassent de fermer les yeux sur ses lacunes ou ses défauts au point de vue de l’art, par amour de sa saveur populaire et de sa vitalité relative. Et alors, se manifeste cette étrange divergence des opinions et des tendances : d’un côté Lucrèce, le vieux poète Franconien[21], de l’autre, Catulle, le poète moderne : d’un coté, Cicéron avec sa période cadencée, de l’autre Varron, qui dédaigne le nombre et démembre la phrase. Miroir fidèle des discordes des temps.

Dans le domaine propre de la littérature, l’époque actuelle, comparée avec celle qui précédé, se signale à Rome par un mouvement, marqué et croissant. Depuis. longtemps l’activité littéraire des Grecs ne se mouvait plus dans la large atmosphère de l’indépendance civile : il lui fallait les établissements scientifiques des grandes villes et surtout des cours des rois. Condamnés à la faveur où à la protection des grands, puis successivement chassés des sanctuaires des muses, quand viennent à s’éteindre les dynasties de Pergame (621 [133 av. J.-C.]), de Cyrène (658 [-96]), de Bithynie (679 [-75]) et de Syrie (690 [-64]), et quand s’efface l’éclat de la cour des Lagides[22] ; ayant vécu forcément en cosmopolites depuis la mort d’Alexandre le Grand ; véritables étrangers d’ailleurs aussi bien chez les Égyptiens et les Syriens que chez les Latins, les lettrés grecs tournent de plus en plus les yeux vers la capitale Latine. Auprès du cuisinier, de l’éphèbe prostitué et du parasite, au milieu de l’essaim d’esclaves grecs dont s’entoure alors le Romain des classes riches, on rencontre au premier rang, le philosophe, le poète et l’historiographe. Des littérateurs distingués acceptent cette humble condition témoin l’Épicurien Philodème, le philosophe domestique de L. Pison (consul de 696 [-58]), dont les ingénieuses épigrammes édifient les initiés sur l’épicuréisme grossier du maître[23]. De tous les côtés affluent dans Rome en nombre croissant à toute heure les plus notables représentants de l’art et du savoir hellénique : le mérite littéraire y prospère plus que nulle part ailleurs ; on s’y coudoie avec le médecin Asclépiade, que Mithridate tente en vain d’y attirer à son service[24], avec l’érudit en toutes choses Alexandre de Milet, surnommé le Polyhistor[25], avec le poète Parthénius de Nicée en Bithynie[26], avec Posidonius, d’Apamée, illustre à la fois comme voyageur, professeur et auteur, venu plein d’années de Rhodes à Rome (en 703 [-61])[27], et bien d’autres encore.

Une maison comme celle de Lucius Lucullus, à l’instar du Muséum d’Alexandrie, était à la fois un asile pour la culture hellénique, et un lieu de rendez-vous pour les lettrés grecs. Dans ces salles consacrées à la richesse et à la science, la puissance de Rome et le dilettantisme grec avaient rassemblé un incomparable trésor de sculptures et de peintures des maîtres anciens et contemporains, une bibliothèque soigneusement choisie et magnifiquement installée. Quiconque était d’esprit cultivé, quiconque était Grec, s’y voyait le bienvenu ; et l’on y rencontrait souvent le maître se promenant sous les splendides portiques, en échange de conversation et d’idées philologiques ou philosophiques avec ses savants hôtes. Hélas ! les Grecs n’apportaient point seulement en Italie les merveilles civilisatrices, ils y arrivaient avec leurs vices, avec leur souplesse servile ! Un jour l’un de ces savants vagabonds, Aristodème de Nysa, (700 [-54]) l’auteur d’une rhétorique de la flatterie se recommandait à la faveur de son maître, en démontrant cette proposition, qu’Homère était né Romain ![28]

Du reste l’amour des lettres et l’activité littéraire à Rome vont progressant avec l’affluence et le mouvement des savants venus de la Grèce. La manie d’écrire en grec ressuscite, cette manie que le goût plus sévère du siècle des Scipions avait pour un temps détruite. La, langue grecque redevient la langue universelle : les. écrits grecs ont un public autrement vaste que le livre rédigé en latin, et comme on avait vu naguère les rois d’Arménie et de Mauritanie s’adonner à des compositions en prose et même en vers dans la langue de l’Hellade, de même font à leur tour les illustres Romains, Lucius Lucullus, Marcus Cicéron, Titus Atticus, Quintus Scœvola (tribun du peuple en 700 [54 av. J.-C.]), et d’autres que je ne nomme pas[29]. Pour les vrais Romains d’ailleurs tout ce travail de plume n’était que passe temps et que jeu à leur heure : au fond, les partis politiques et littéraires, en Italie, se tenaient tous obstinément sur le terrain de la nationalité Italique plus ou moins pénétrée par l’hellénisme. Et dans le cercle des écrivains Latins, il y eût eu injustice à se plaindre d’un manque d’activité. Les livres, les brochures de tout genre, avant tout les poésies, pleuvaient. Les poètes foisonnaient à Rome autant qu’à Tarse[30] et à Alexandrie naguère : les publications en vers étaient devenues le péché de jeunesse ordinaire de toutes les imaginations vives, et l’on tenait pour heureux celui dont un oubli miséricordieux protégeait les débuts contre la critique. Quiconque était du métier pondait sans peine et à la file ses cinq cents hexamètres, irréprochables au dire du maître, sans valeur aucune ; il faut bien l’avouer, pour le lecteur. Les femmes, elles aussi, s’en mêlaient : non contentes de s’adonner à la danse et à la musique, elles régentaient la conversation. par l’esprit et l’intelligence, elles- causaient congrûment de littérature grecque et latine ; et quand la poésie avait livré assaut au cœur de la jeune fille, souvent la forteresse attaquée capitulait. en jolis vers. Les rythmes étaient le jouet quotidien et élégant des grands enfants des deux sexes : petits billets en vers, exercices poétiques en commun, luttes poétiques entre bons compagnons, s’échangeaient à toute heure : enfin au dernier temps de notre époque s’ouvrirent dans Rome bon nombre d’instituts où les poètes latins, à leur premier duvet encore, apprenaient la versification moyennant argent. Alors il se fit une énorme consommation de livres : la fabrication des copies manuscrites se perfectionna, et la publication s’en fit relativement rapide et à bon marché. La librairie devint une profession considérée et productive : on se donnait rendez-vous entre gens instruits dans la boutique du marchand. Lire était une mode, une manie. A table même, à moins qu’on ne s’y livrât à de plus grossiers passe-temps, une lecture était faite d’ordinaire ; et quiconque s’en allait en voyage, n’oubliait pas d’avoir dans ses bagages une bibliothèque portative. Au camp, sous la tente, l’officier supérieur avait à son chevet quelque roman grec de morale lubrique : au sénat, c’était un traité philosophique que l’on voyait aux côtés dé l’homme d’État. Bref, il en était dans l’Empire Romain comme il en a été, comme il en sera toujours dans tout empire où les citoyens lisent du seuil de la porte à la garde-robe ! Et le vizir Parthe avait bien raison quand, montrant aux habitants de Séleucie les romans trouvés dans le camp de Crassus, il leur demandait si c’était là de bien redoutables adversaires que les lecteurs de tels livres[31].

Les penchants littéraires du siècle n’étaient point simples et ne pouvaient l’être, le siècle se partageant lui-même entre la science ancienne et la nouvelle. De même que dans la politique, les tendances nationales et italiennes des conservateurs, les tendances helléniques et italiennes, ou si l’on aime mieux, cosmopolites des monarchiens nouveaux sont en lutte ouverte, de même les idées littéraires ont leurs batailles. Les uns s’appuient sur la vieille latinité qui revêt décidément le caractère classique au théâtre, dans l’école, dans les recherches de l’érudition. Si le goût abaissé, l’esprit de parti est plus énergique qu’au temps des Scipions ; on porte aux nues Ennius, Pacuvius, Plaute surtout. Les feuilles Sibyllines sont en hausse, à proportion de leur rareté plus grande : jamais les poètes du VIe siècle, leur nationalisme relatif et leur fécondité relative ne rencontrèrent faveur plus marquée qu’en ce siècle d’Épigones raffinés. Pour ceux-ci, en littérature comme en politique ; l’ère des guerres d’Hannibal est l’âge d’or de Rome, l’ère du passé, irrévocable, hélas ! Nul doute qu’à cette admiration des vieux classiques il ne se mêlât pour bonne part la même dévotion creuse qui se trouve au fond des idées conservatrices d’alors. Et puis, il ne manquait point d’hommes tenant pour les opinions moyennes. Cicéron, par exemple, le champion principal des tendances nouvelles dans la prose, Cicéron professait pour l’ancienne poésie nationale le même respect quelque peu réchauffé que celui dont il fait parade envers la constitution aristocratique et la science augurale : le patriotisme, le veut, s’écrie-t-il, lisez, plutôt que l’original, telle traduction de Sophocle notoirement mauvaise ! Donc, pendant que l’école nouvelle, affiliée aux idées de la. monarchie démocratique, comptait aussi bon nombre d’adhérents muets parmi les admirateurs fidèles d’Ennius, il ne manquait point non plus de juges plus audacieux malmenant dans leurs propos la littérature indigène tout aussi bien que la politique sénatoriale. Ceux-ci reprenaient pour leur compte les critiques sévères de l’école des Scipions. Térence seul trouvait grâce devant eux : Ennius et ses disciples étaient condamnés sans appel ; bien plus, les jeunes et les téméraires, dépassant les bornes dans cette levée hérétique de boucliers contre l’orthodoxie littéraire, osaient qualifier Plaute de grossier bouffon, et Lucilius de mauvais marteleur de vers. Ici l’école moderne tourne le dos à la littérature nationale, et se donne tout aux Grecs nouveaux, à l’Alexandrinisme, ainsi qu’il s’appelle.

Il nous faut bien parler avec quelques détails de cette curieuse serre chaude de la langue et de l’art helléniques : nous n’en dirons rien pourtant qui ne soit utile pour l’intelligence de la littérature romaine à l’époque où nous. sommes et aux temps postérieurs. La littérature Alexandrine s’est édifiée sur les ruines de l’idiome pur de la Grèce, remplacé après la mort d’Alexandre le Grand par un jargon bâtard, mélange informe né du contact des dialectes macédoniques avec les nombreux idiomes des races grecques et barbares ; ou, pour être plus exact, la littérature Alexandrine est sortie des décombres de la nation hellénique, laquelle, au moment où elle fondait la monarchie universelle d’Alexandre et l’empire de l’Hellénisme, était condamnée à périr en tant qu’individualité. nationale et périt en effet. Si le trône d’Alexandre était resté debout, au lieu et place de la littérature hellénique et populaire des anciens jours, une littérature aurait surgi n’ayant plus rien de grec que le nom, sans patrie vraie, ne recevant la vie que d’en haut, cosmopolite d’ailleurs, et, partant, exerçant la domination universelle. Mais il n’en advint point ainsi. L’empire d’Alexandre se disloqua après lui, et aussitôt tombèrent les premières assises de l’empire littéraire. Cependant l’Hellade n’appartenait plus qu’au passé, elle et tout ce qu’elle avait possédé, nationalité, langue et art. Le cercle relativement étroit, non pas des gens cultivés, il n’y en avait plus, mais seulement des lettrés, ouvre encore asile à une littérature morte : on y inventorie la riche succession, avec une joie douloureuse chez les uns, avec un raffinement de recherches arides chez les autres, et dans l’agitation fébrile qui survit encore, ou sous ce courant d’érudition sans vie, il y a comme une apparence de fécondité. Cette fécondité posthume constitue l’Alexandrinisme. Il ressemble, à vrai dire à la littérature savante qui a fleuri au cours des XVe et XVIe siècle ; et qui, remaniant et quintessenciant les idiomes vulgaires, et cherchant sa substance au fond des nationalités romaines encore vivantes, s’est implantée dans le cercle cosmopolite des érudits en philologie, et leur est apparue comme la fine fleur de l’antiquité éteinte. Entre le grec classique et le grec vulgaire du siècle des Diadoques, la différence ; pour être moins tranchée, est bien la même qu’entre le latin de Manuce et l’italien de Machiavel.

Jusqu’alors l’Italie s’était réellement défendue contre les Alexandrins. Elle avait eu relativement sa floraison littéraire au temps qui précède et qui suit les guerres puniques ; mais Nævius, Ennius, Pacuvius et toute l’école des écrivains nationaux purs romains jusqu’à Varron et Lucrèce, dans tous les genres de la production poétique, y compris le poème didactique lui-même, tous s’étaient tenus à distance de leurs contemporains grecs ou de leurs prédécesseurs immédiats ; tous, sans exception, avaient puisé aux sources d’Homère, d’Euripide, de Ménandre, et des autres maîtres de la littérature vivace et populaire de là Grèce ancienne. Jamais les lettres romaines n’ont eu là fraîcheur de la nationalité : encore est-il vrai que tant qu’il y a eu un peuple romain, les écrivains de Rome ont pratiqué des modèles vivants et nationaux, et que sans copier dans la perfection les meilleurs, ils copiaient tout au moins d’après l’original. Les premiers imitateurs qu’ait eus à Rome la littérature grecque post-Alexandrine (nous ne comptons point ici les essais en petit nombre du temps de Marius), se rencontrent parmi les contemporains de Cicéron et de César : à ce moment l’invasion se précipite irrésistible. La cause en partie gît dans les faits extérieurs. Les contacts plus fréquents chaque jour avec la Grèce, les voyages des Romains accourant en foule dans les pays helléniques, l’affluence des lettrés grecs dans la capitale, créent tout naturellement un public, même en Italie, à toute la littérature grecque du moment, aux poèmes épiques et élégiaques, aux épigrammes, aux contes milésiens, qui circulent dans l’Hellade. Puis vient l’heure où, comme nous l’avons dit, la poésie des Alexandrins s’introduit aussi dans les écoles fréquentées par la jeunesse Italienne : elle y conquiert d’un coup une influence d’autant plus grande, qu’en tous les temps le système de l’éducation s’y est et demeure modelé sur les programmes en usage dans la Grèce. Aussitôt la nouvelle littérature de Rome se rattache étroitement à celle nouvelle des Grecs. L’un des plus fameux élégiaques alexandrins, Parthénius, déjà nommé plus haut, ouvre à Rome, vers l’an 700 [54 av. J.-C.], une chaire de littérature et de poésie, et il nous reste de lui quelques extraits, vrais thèmes scolaires d’élégie et de mythologie selon la formule gréco-égyptienne, destinés sans nul doute à ses nobles disciples. Mais ce ne fut point seulement une cause fortuite qui suscita l’Alexandrinisme romain et lui prêta vie ; il faut, quoi qu’on en ait, voir aussi en lui le résultat inévitable de l’agrandissement politique et national de l’Empire. Comme la Hellade s’était fondue dans, l’Hellénisme, le Latium se fond dans la Romanité ; et l’Italie, débordant au-delà de ses frontières, se répand dans la monarchie césarienne du monde méditerranée, comme avait fait l’Hellénisme dans le monde oriental du grand Alexandre. D’un autre côté, le nouvel empire ayant absorbé les deux puissants courants des nationalités latines et grecques, confondues désormais, après avoir rempli durant tant. de siècles leurs deux lits parallèles, il ne suffira plus à la littérature italienne de chercher son point d’appui chez la nation sœur, il lui faudra, se montrer à un commun niveau avec l’Alexandrinisme, représentant littéraire de la Grèce au temps actuel. L’école latine populaire était à bout d’haleine et périssait avec le latin scolaire du dernier siècle, avec ses rares initiés classiques, avec la société exclusive des lecteurs fidèles à l’urbanité : à son lieu et place naissait une littérature d’empire vraiment Épigonique, artificielle dans sa croissance, sans assises fixes populaires et annonçant dans les deux langues son évangile universel d’humanité, pénétrée de part en part, et en ayant conscience, par le génie des vieux maures grecs, et recevant sa langue pour partie de ceux-ci, pour partie des vieux maîtres Romains nationaux. Était-ce là le progrès ? Certes, c’était un édifice grandiose, et qui plus est, une création nécessaire, que la monarchie méditerranéenne de César : mais ne recevant que d’en haut le souffle de vie, elle n’avait rien de la verte vitalité populaire, rien des bouillonnements de la sève nationale, apanage ordinaire des sociétés plus jeunes, plus restreintes, plus voisines de l’état de nature, apanage glorieux de l’État Italien au VIe siècle.

L’extinction de la nationalité latine, absorbée dans le grand Empire Césarien, fit tomber la feuille mère de l’arbre de la littérature latine. Quiconque a le sentiment des affinités intimes de l’art et de la nationalité, délaissera Cicéron et Horace pour Caton et pour Lucrèce : il n’a pas fallu moins qu’une critique historique et littéraire également vieillie dans les routines de l’école pour décerner le titre d’âge d’or à l’époque artistique qui débute avec la nouvelle monarchie. Que si pourtant l’Alexandrinisme romano-hellénique des temps de César et d’Auguste doit céder le pas à l’ancienne littérature de Rome, si imparfaite qu’elle soit restée, il n’en demeure pas moins décidément supérieur à l’Alexandrinisme du temps des Diadoques, de même que l’édifice solide de César l’emporte sur l’éphémère construction du roi macédonien. Et nous le montrerons en son lieu, si on la compare avec celle des successeurs d’Alexandre qui lui est apparentée, la littérature, décorée du nom d’Auguste, est bien moins qu’elle œuvre de philologie, elle est bien plus qu’elle œuvre d’empire ; et par ainsi dans les hautes classes sociales elle a sa durée et son champ d’influence autrement étendus qu’il n’en a jamais été pour l’Alexandrinisme hellénique.

Dans le genre dramatique nous constatons la plus lamentable pauvreté. Dès avant l’époque actuelle, le drame, tragédie et comédie, se mourait à Rome. Au temps de Sylla, le public y court encore, on le sait par les reprises fréquentes des fables de Plaute, avec les titres et noms changés des personnages. Mais les directeurs prennent soin de dire qu’il vaut mieux voir une bonne vieille comédie, qu’une méchante pièce moderne. De là à ne plus ouvrir la scène qu’aux poètes morts, il n’y a qu’un pas, et ce pas est fait au temps de Cicéron, sans que les Alexandrins tentent de lutter. Au théâtre, leurs productions sont pires que s’il n’y en avait point. Jamais, en effet, l’école alexandrine n’a connu la poésie dramatique ; mais s’essayant dans des œuvres bâtardes uniquement écrites pour la lecture et non pour l’exécution scénique elle obtient pour elles droit de cité en Italie ; puis bientôt, comme elle les a lancées jadis à Alexandrie, elle les. lance dans le public de Rome. Au milieu des vices civilisés, de la capitale, écrire sa tragédie devient manie chronique. Ce qu’étaient de telles productions, il est facile de le conjecturer en voyant Quintus Cicéron, pour guérir homéopathiquement les ennuis de ses quartiers d’hiver dans les Gaules, achever quatre tragédies, en seize jours[32]. C’est dans le mime ou tableau vivant que va s’égarer désormais l’unique branche vivace encore de la littérature nationale, la farce Atellane avec les divers rejetons éthologiques (Mimi ethologici : Cic., de orat., 59) de la comédie grecque auxquels les Alexandrins se sont exclusivement adonnés, et où leur élan poétique et leur succès s’y montrent de meilleur aloi.

Le mime tire ses origines de la danse à caractère avec accompagnement de flûte, depuis bien longtemps en usage, et en de fréquentes occasions, devant les convives attablés, par exemple, ou plus souvent encore durant les entractes, pour amuser le parterre des théâtres[33]. Au besoin, on y ajoutait le discours, ce qui conduisit facilement à encadrer le ballet dans une fable quelque peu réglée, et à l’assaisonner d’un dialogue conforme : alors il se changea en un petit drame comique, différent d’ailleurs de l’ancienne comédie ou de l’Atellane en ce que la danse, avec ses inséparables lascivités, y gardait, comme devant, le principal rôle. A vrai dire, le mime n’était point tant spectacle de théâtre que passe-temps. accommodé au parterre : il rejeta bien loin l’illusion scénique, le masque, le brodequin (plano pede) ; et, innovation grande, il admit les femmes à représenter les personnages féminins. C’est vers 672 [82 av. J.-C.] que le genre nouveau avait fait son apparition à Rome. Il absorba vite l’arlequinade populaire, à. laquelle il ressemblait par tant de côtés ; et il servit d’intermède, ou de petite pièce après la tragédie des anciens poètes (exodium)[34]. Peu importait naturellement la fable : sans lien d’intrigue et plus folle encore que l’Atellane, pourvu que tout y fût mouvement et bigarrure, que le mendiant s’y changeât soudain en Crésus, et vice versa[35], on ne comptait point avec le poète, qui brisait le nœud faute de le délier. Le sujet d’ordinaire était d’affaires d’amour, le plus souvent de la pire et de la plus impudente sorte : les maris, par exemple, avaient contre eux l’auteur et le public, sans exception, et la morale du poème consistait à bafouer les bonnes mœurs. Comme les Atellanes, le mime tire son attrait artistique de la peinture de la vie des plus humbles et viles classes[36] : les tableaux rustiques y sont désertés pour les scènes populaires, pour les faits et gestes des petits citadins ; et le bon peuple de Rome, à l’exemple de celui d’Alexandrie dans les pièces grecques analogues, y vient applaudir à son propre portrait. Bon nombre de scénarios appartiennent au monde des métiers : ici encore nous retrouvons l’inévitable foulon, le cordier, le teinturier, le saunier, la tisseuse, le valet de chiens, défilent tour à tour : ailleurs on rencontre des rôles à caractère l’oublieux, le hâbleur, l’homme aux cent mille sesterces[37] ; ailleurs l’auteur s’en va à l’étranger, et en ramène la femme étrusque ; les Gaulois, les Crétois, l’Alexandrine, [Alexandrea] : puis viennent les fêtes et rendez-vous populaires, les Compitales, les Saturnales, l’Anna Perenna[38], les Thermes. Ailleurs encore, dans le Voyage aux Enfers, dans le lac Averne, le mime travestit la mythologie. Les bons mots et les mots piquants sont les bienvenus, comme aussi les proverbes vulgaires et les brèves sentences, faciles pour la mémoire et de facile application[39] : les plus absurdes propos y ont droit de cité, comme de juste. C’est le monde renversé : on y demande à Bacchus de l’eau claire, et du vin à la Nymphe de la fontaine. Il n’est pas jusqu’aux allusions politiques, jadis sévèrement prohibées sur la scène, que ne se permette le poète : plus d’un exemple le prouve[40]. En ce qui touche la, métrique ; les auteurs de mimes n’avaient cure, comme ils le disent, de la mesure du vers ; dans leurs petites pièces. écrites tout en vue du jeu de scène, les expressions vulgaires, les formes les plus triviales abondaient. Donc le mime, on-le voit, n’était rien autre chose au fond que la farce d’autrefois, moins le masque à caractère, moins la localisation ordinaire de la scène à Atella, moins la peinture exclusive des mœurs rustiques ; et usant d’une liberté qui dépasse toutes les bornes et défie toute pudeur, il substitue à l’Atellane le, tableau des mœurs de la ville. Nul doute que les œuvres mimiques n’aient été presque toujours des plus éphémères, et qu’elles n’aient pu prétendre à une place quelconque dans la littérature : seuls, les mimes de Laberius, remarquables par la vigueur du portrait, et tenus dans leur genre pour des chefs-d’œuvre de style et de versification, se sont perpétués dans les souvenirs : c’est un regret pour l’historien. qu’il ne lui ait pas été donné de comparer avec le grand prototype athénien, le drame des derniers jours de la République agonisante[41].

Au moment où disparaît la littérature dramatique, le jeu théâtral et la mise en scène se développent et croissent en magnificence. Les spectacles. tiennent leur place régulière dans la vie publique, à Rome et dans les villes de province. Pompée a donné à Rome son premier théâtre permanent. Autrefois le spectacle se passait en plein air : aujourd’hui on emprunte à la Campanie le velum immense qui protège à la fois acteurs et spectateurs (676 [78 av. J.-C.])[42]. De même que dans la Grèce on a délaissé jadis la pléiade plus que pâle des dramaturges alexandrins, et que le théâtre s’est soutenu à l’aide des pièces classiques, de celles d’Euripide surtout, jouées avec l’appareil du plus riche matériel scénique, de même à Rome, au temps de Cicéron, on n’exécute plus guère que les tragédies d’Ennius, de Pacuvius et d’Accius, ou que les comédies de Plaute. Dans la période antérieure, on s’en souvient, Térence l’a emporté sur ce dernier, Térence a la veine comique plus faible, s’il est homme de goût plus délicat : mais voici venir Roscius et Varron, l’art dramatique et la philologie réunis, qui préparent au vieux comique une renaissance, comme feront un jour Garrick et Johnson à Shakespeare. Mais tout Plaute qu’il était, il n’en eut pas moins à souffrir de la sensibilité émoussée, des impatiences turbulentes d’un public gâté par la fable rapide et décousue des Atellanes et autres pantalonnades ; et les directeurs, à leur tour, voulant se faire pardonner les longueurs du vieux maître, lui infligent maintes coupures ou remaniements. Plus le répertoire se fait rare, plus on s’évertue, impresario et personnel exécutant, à détourner l’intérêt sur la mise en scène. Du reste, j’ignore s’il y avait alors métier plus productif que celui d’acteur classé ou de première danseuse. J’ai parlé déjà de la fortune princière du tragédien Ésope : son contemporain et rival, plus célèbre encore, Roscius, évaluait son revenu annuel à 600.000. HS (46.000 thaler = 166.500 fr.)[43]. Dionysia, la danseuse, estimait le sien à 200.000 HS (15.000 thaler = 56.450 fr.)[44]. On dépensait d’énormes sommes en décors et en costumes. On vit défiler jusqu’à 600 mulets harnachés sur le théâtre. Une autre fois, ayant à faire parader l’armée des Troyens, on saisit l’occasion de montrer au public un échantillon de tous les peuples asiatiques vaincus par Pompée. — La musique accompagnant les chants intercalés dans les pièces s’est fait aussi une place plus, grande et plus libre comme le vent soulève les vagues, dit Varron, de même le flûtiste habile, à chaque changement de la mélodie entraîne l’âme de l’auditeur ! L’exécution adopte de préférence les mouvements rapides, et oblige l’acteur à un jeu plus vif. Les dilettantes de la musique et du théâtre vont croissant en nombre ; dès la première note l’habitué reconnaît le morceau, il en sait par cœur les paroles ; et la moindre faute dans le chant ou le récit appelle aussitôt l’impitoyable sévérité du public. — En somme, les habitudes théâtrales de Rome à l’époque cicéronienne nous rappellent d’une manière frappante le théâtre français de nos jours. Comme le mime romain répond à la licence des tableaux et des pièces modernes, pour lesquels non plus il n’est rien qui soit trop bon ou trop mauvais, on rencontre aussi, chez les deux peuples, la même tragédie et la même comédie traditionnellement classiques, que tout homme de bon ton se croit, par devoir, tenu d’admirer ou tout au moins d’applaudir. Quant à la foule, elle a sa pâture dans les pièces bouffes où elle se retrouve, dans les spectacles à grandes machines décoratives où elle a de quoi ouvrir tout grand les yeux, et ressent la vague impression d’un monde idéal : pendant ce temps, le fin dilettante, lui, se soucie peu du drame, et n’est attentif qu’à l’exécution. Bref, l’art dramatique à Rome, dans ses sphères diverses, oscille, comme l’art français, entre la chaumière et le salon. Rien de plus ordinaire que de voir au final les danseuses rejeter soudain leurs vêtements, et égayer l’assistance par un ballet de bayadères à demi nues : d’autre part, le Talma romain adoptait pour loi suprême de l’art, non la vérité et la nature, mais simplement la symétrie[45].

Dans le genre du récit, les chroniques versifiées à l’instar, d’Ennius ont été nombreuses. Leur meilleure critique, je la trouve dans un vœu plaisant d’une jeune galante, dans Catulle.

Déesse sainte, ramène dans mes bras cet amant affolé de méchants vers politiques, et je ne ferai qu’un feu de joie de la plus choisie de ses tristes héroïdes ![46]

En réalité la vieille école nationale et romaine ne compte qu’un représentant parmi les poètes récitatifs de l’époque : mais celui-là vaut plus que la peine qu’on le nomme, et son œuvre est l’une des plus importantes de toute la littérature latine. Je veux parler du poème de la nature [de rerum natura]. Son auteur, Titus Lucretius Carus (655-699 [90-55 av. J.-C.]) appartenait aux cercles choisis de la société de Rome : mais soit disposition maladive, soit répugnance, il se tint à l’écart de la vie publique, et mourut dans la force de l’âge (à 44 ans), peu avant l’explosion de la guerre civile. Dans son vers il demeure fidèle à l’école d’Ennius et à l’école grecque classique. Il se détourne avec mépris de l’hellénisme creux de son temps, et se confesse de toute son âme et de tout son cœur le disciple des Grecs austères, à ce point que le pieux et sérieux accent de Thucydide a trouvé un digne écho jusque dans l’un des plus célèbres épisodes du poème romain[47]. Ennius a puisé la sagesse chez Épicharme, et Évhémère, Lucrèce emprunte les formes de son exposition philosophique à Empédocle, cette perle glorieuse de l’île féconde de Sicile[48] et pour le fond, s’en va recueillant et mettant ensemble les paroles d’or des volumes d’Épicure, dont l’éclat rejette les autres sages dans l’ombre, autant que le soleil obscurcit les étoiles[49]. Comme Ennius, Lucrèce n’a que dégoût pour l’érudition mythologique dont s’affuble la poésie alexandrine il ne demande rien à son lecteur que la connaissance des légendes les plus couramment acceptées[50]. En dépit du purisme nouveau, qui exclut les mots exotiques, notre poète, à l’instar d’Ennius, délaisse l’expression latine, quand elle est plate ou obscure, pour le terme grec à sens précis. Dans le tissu de son mètre nous rencontrons souvent l’antique allitération : il n’aime l’enjambement ni du vers ni de, la phrase, et son rythme obéit à l’ancienne forme oratoire ou poétique. Plus mélodieux qu’Ennius, ses hexamètres ne se déroulent point, à l’instar de ceux de la nouvelle école, qui vont fuyant et bondissant comme l’onde murmurante du ruisseau : ils marchent lents et puissants, semblables à un fleuve d’or liquide. Au point de vue philosophique et matériel, c’est encore à Ennius que Lucrèce se rattache, Ennius, le seul maître qu’il célèbre dans ses chants. La profession de foi du poète de Rudies (IV, p. 241) est aussi tout son catéchisme religieux : Pour moi, je l’ai dit et le dirai toujours, il y a des Dieux au ciel : mais je tiens qu’ils n’ont nul souci du genre humain ! — C’est donc à bon droit qu’il s’annonce comme confirmant dans ses vers :

Les chants de notre Ennius, qui le premier rapporta du riant Hélicon la couronne à l’éternel feuillage, qui lui fait une brillante auréole parmi les peuples de l’Italie ![51]

Une fois encore, et pour-la dernière fois, éclatent dans cette poésie étrange l’orgueil et la gravité des maîtres du VIe siècle : comme s’il se retrouvait face à face avec le Carthaginois terrible, avec les grands Scipions, le poète en de telles visions ; semble transporté vivant en ces temps anciens, bien plutôt qu’il ne vit à son époque abâtardie[52]. Le chant qui s’épanche gracieux de sa riche fantaisie, auprès des vers des autres poètes, résonne aussi à son oreille comme le fugitif chant du cygne à côté du cri des grues. Lui aussi en écoutant les mélodies qu’il invente, il sent son cœur se gonfler d’un espoir de gloire. Comme Ennius enfin, qui promettait l’immortalité à ceux à qui il versait les vers enflammés coulant de sa poitrine, il défend qu’on pleure sur la tombe du poète immortel !

Par un phénomène étrange, ce rare génie, dont la veine poétique remonte aux sources primitives, et qui rejette dans l’ombre tous ou presque tous ses devanciers, le sort le fait naître en un siècle où il sera comme perdu et étranger[53] : de là sa prodigieuse méprise dans le chou de son sujet. Il se fait l’adepte d’Épicure, qui transforme le monde en un vaste tourbillon d’atomes, qui tente d’expliquer par la causalité purement mécanique et le commencement et la fin des choses, ainsi que les problèmes de la nature et de la vie, système bien moins fou, d’ailleurs, que le syncrétisme historique et mythique essayé par Évhémère et ensuite par Ennius, système grossier et glacé, après tout. Mais vouloir mettre en vers de telles spéculations cosmiques, c’était prodiguer au plus ingrat des sujets et l’art, et l’inspiration douée de vie. Pour qui le lit en philosophe d’ailleurs, le poème didactique de Lucrèce ne touche pas aux points les plus délicats du système ; on y constate à regret l’exposé trop superficiel des controverses, la distribution défectueuse des matières, les répétitions ; et quant à ceux qui n’y cherchent que la poésie, ils se fatiguent vite de ces dissertations mathématiques condamnées au mètre du vers, et rendant vraiment illisible une bonne partie du livre. Pourtant en dépit de ces énormes vices, sous lesquels eût inévitablement succombé un écrivain ordinaire, Lucrèce peut à bon droit se vanter d’avoir conquis, dans cette Arabie Pétrée de la poésie une palme que les muses n’avaient encore donnée à nul autre avant lui[54]. Et qu’on ne dise point qu’il la doit seulement à quelques comparaisons heureuses, à quelques descriptions puissantes, et jetées ça et là dans son œuvre des grands phénomènes physiques et des passions humaines ! Non, l’originalité de ses vues, sur les choses de la vie ou de l’idéal tient au fond à son incroyance même : c’est en ne croyant pas qu’il marche et peut marcher de son pas victorieux, la vérité en main, armé de toutes les forces vivantes de la. poésie, contre la fausse dévotion et les superstitions maîtresses de la société romaine.

Du hideux fanatisme esclaves consternés

Les mortels dans ses fers gémissaient prosternés :

La tête de ce monstre, aux plaines du tonnerre,

Horrible, d’un regard épouvantait la terre.

Noble enfant de la Grèce, un sage audacieux

Le premier vers le ciel osa lever les yeux.

Le péril l’enhardit : en vain la foudre gronde

Il brise, impatient, les barrières du monde :

Aux champs de l’infini, par l’obstacle irrité

Son génie a d’un vol franchi l’immensité ![55]

Ainsi le poète veut jeter à bas les Dieux, comme Brutus avait fait les rois. Il veut briser l’étroite prison qui se ferme sur la nature ; mais ce n’est point contre le trône depuis longtemps renversé de Jupiter qu’il lance la flamme de ses vers : de même qu’Ennius, il s’attaque en réalité à ces Dieux venins de l’étranger, à la superstition des foules, et par exemple, au culte de la Magna Mater[56], aux auspices niais de l’Étrurie qui lisent dans l’éclair et le tonnerre ! Lucrèce n’a qu’horreur et dégoût pour ce monde effroyable dans lequel il vit, pour lequel il écrit : là est son inspiration. Il composa son poème en ces temps de désespoir, où l’oligarchie était précipitée du pouvoir, où César n’avait point encore conquis le trône, en ces heures lentes et grosses d’orages, où l’attente de la guerre civile obsédait les esprits. Certaines inégalités, certains troubles dans l’exécution, trahissent sans doute les anxiétés d’un homme qui croit à toute. minute voir fondre sur lui-même et sur son œuvre les tumultes et les écroulements d’une révolution : qu’on n’oublie pas pourtant, à le voir envisager ainsi et les hommes et les choses, quelles choses et quels hommes il avait devant lui ! Dans la Grèce, avant le siècle d’Alexandre, c’était une maxime partout reçue, sincèrement confessée par les meilleurs ; qu’il y a bonheur suprême à n’être point né, et qu’après celui-là, le mieux est de mourir. De même, au siècle en tant de points semblable de César, les notions morales sur là nature du monde conduisaient facilement les âmes tendres et, poétiques à cette opinion, relativement plus noble et plus anoblissante peut-être, qu’il y a bienfait pour l’homme à être débarrassé de la foi en l’immortalité de l’âme, et en même temps de la crainte de la mort et des Dieux, crainte mauvaise, sournoisement envahissante, pareille à la peur dont l’enfant est saisi dans un lieu obscur ; que comme le sommeil de la nuit est plus réparateur que la fatigue du jour, la mort, elle aussi, ce repos éternel exempt d’espoir et de sollicitude, vaut bien mieux que la vie. Les Dieux du poète eux-mêmes ne sont rien, et ne jouissent que de l’éternel et bienheureux repos. Point de peines de l’enfer qui châtient l’homme au-delà de la vie : les peines sont faites pour les vivants ; elles sont filles de ces passions qui font battre notre cœur sans relâche et sans frein. Donc la fin de l’homme est d’établir son âme en équilibre et dans le calme, de ne point estimer la pourpre plus qu’un chaud et commun vêtement, de rester dans la foule des obéissants, plutôt que de se jeter dans la mêlée des candidats au pouvoir ; de rester étendu près du ruisseau, plutôt que d’aller sous les lambris dorés du riche, s’asseoir en convive à des tables chargées de mets sans nombre. Dans ces doctrines de philosophie pratique, nous retrouvons l’idée, canevas exact du poème de Lucrèce : parfois cachée sous les décombres de ses démonstrations physiques, elle n’en est point étouffée. Elle est, le fondement de tout ce qu’il contient de sagesse et de vérité. Et quant à Lucrèce lui-même, qui, tout rempli de vénération pour ses grands devanciers, apporta à la prédication de sa doctrine un zèle inouï dans son siècle, et fortifia ses leçons du charme de la muse, on peut dire de lui qu’il fut tout à la fois un bon citoyen et un grand poète. Quelque juste blâme que suscite le poème de la Nature, il le faut ranger parmi les plus brillantes étoiles dans le ciel pauvrement constellé, d’ailleurs, de la littérature romaine : aussi le plus grand des maîtres de la langue allemande le choisit-il un jour pour son dernier et parfait travail : il se donna mission de rendre des lecteurs à Lucrèce[57].

Quoiqu’il eût reçu de ses contemporains éclairés le poésie grecque juste tribut d’admiration dû à son génie et à son talent à la mode. de poète, Lucrèce, rejeton posthume d’une autre école, demeura un maître sans disciples. Au contraire, la poésie grecque à la mode se recruta de nombreux élèves qui s’essayèrent à l’envi à rivaliser avec les têtes de colonne de l’armée des Alexandrins. Les mieux doués parmi ceux-ci, et ils avaient en cela fait preuve de tact, s’étaient gardés de toucher aux grandes œuvres, aux genres purs de la haute poésie, drame, épopée, ode : leurs productions les plus heureuses, comme aussi chez les néo-Latins, se bornaient à des travaux de courte haleine, et de préférence, aux genres mixtes placés sur les frontières de l’art, sur celle si large entre autres qui sépare le récit et le poème lyrique. Les poésies didactiques ne se comptaient plus. Mais les compositions favorites étaient les petites héroïdes amoureuses, et plus particulièrement l’élégie érotique et érudite, ce fruit de l’été de la Saint-Martin de la poésie grecque. Ne fréquentant que les sources philologiques pour toute Hippocrène, l’auteur y raconte d’ordinaire ses aventures et ses peines de cœur, entremêlées plus ou moins de digressions, de bribes épiques recueillies ad libitum dans les cycles grecs légendaires. Alors aussi on agençait force chants de fêtes artistement et assidûment travaillés. Enfin, et à défaut de sentiment poétique libre, les Alexandrins cultivaient par dessus tout les vers de circonstance et l’épigramme, où  ils se sont d’ailleurs montrés excellents. Quant à l’aridité du sujet, quant au manque de fraîcheur dans la langue et le rythme, cette irrémédiable plaie des littératures sans racines populaires, on les dissimulait tant bien que mal sous l’alambic du thème, sous la recherche du tour, sous les mots curieux et rares, sous la versification la plus subtile, et enfin sous l’appareil complet de l’érudition de l’antiquaire ou du philologue, unie à l’extrême habileté de main.

Telle était l’évangile littéraire que les maîtres prêchaient à la jeunesse romaine ; et la jeunesse d’accourir en foule pour entendre, et s’essayer à son tour : dès l’an 700 [54 av. J. -C.], les poèmes amoureux d’Euphorion, et toute la Pléiade des Alexandrins ses pareils, faisaient la lecture habituelle et l’habituel arsenal des pièces à déclamation à l’usage des adolescents d’éducation raffinée[58].

Là révolution littéraire était faite : mais, sauf une ou deux exceptions, elle ne donna que des fruits forcés en serre chaude, dénués de maturité ou de saveur. Les poètes de la mode nouvelle étaient légion : mais la poésie, où la trouver ? Comme toujours, quand il y a presse sur les avenues du Parnasse, Apollon éconduisait son monde sans forme de procès. Parmi les longs poèmes, jamais rien qui vaille : chez les petits, c’est rareté. Vrai fléau de ce siècle littéraire, la poésie courante se débite partout, en toute occasion ; et bientôt on semble se moquer, à s’envoyer entre amis, à titre de cadeau de fête, tel paquet de mauvais vers, tout frais achetés chez le libraire, et dont la reliure galante et le papier glacé trahissent à trais pas la provenance et la valeur. De public réel, de ce publie qui, fait cortège à la littérature nationale, oncques n’en eurent les Alexandrins ni de Grèce, ni de Rome : toute leur œuvre n’est que poésie de coterie, ou plutôt que poésie d’un certain nombre de coteries dont Ies membres se tiennent, mettent à mal tout intrus, lisent et critiquent pour eux seuls le poème nouveau, saluent à leur manière et en vers, vrais Alexandrins qu’ils sont, telle ou telle production plus ou moins heureuse, et forts de leur camaraderie louangeuse lui dispensent une gloire fausse et éphémère. Professeur renommé de littérature latine, adepte fécond lui-même de la poétique nouvelle, Valérius Caton semble avoir alors exercé une, sorte de patronat d’école sur les plus notables membres de ces cercles. il aurait été constitué le juge suprême du mérite relatif des poésies du jour[59]. Auprès des modèles grecs, tous ces versificateurs romains se comportent en imitateurs, souvent même en élèves serviles, et leurs compositions pour la plupart n’ont guère été, ce semble, que les fruits verts ou avortés d’une poésie d’écoliers bégayant encore ou qui de longtemps n’auront point le congé du maître. Toutefois, si dans la grammaire et le mètre, ils se serraient, plus étroitement que les anciens nationaux, contre la robe de leurs précurseurs dans la Grèce, on ne peut nier qu’en cela faisant, ils n’aient manifesté à un plus haut degré l’esprit de suite et la correction dans la langue et dans le rythme, mais ils payèrent ce progrès au prix de la souplesse et de l’ampleur de l’ancien idiome. Pour le fond et sous l’influence de leurs modèles efféminés, ou de l’immoralité des temps, les théines érotiques, si peu favorables à la grande poésie, prirent incroyablement le dessus : puis on se mit à traduire et traduire encore, les résumés métriques alors en faveur chez les Grecs. Cicéron s’essaye aux Astronomiques d’Aratus ; et à la fin de notre période ou au commencement de celle suivante, Publius Varron de l’Aude met en latin le Traité géographique d’Ératosthène[60] : Æmilius Macer en fait autant du manuel physico-médical de Nicandros[61]. Ne soyons ni surpris ni affligés de ce qu’il ait surnagé bien peu de noms dans toute la foule des poétereaux : encore ne les cite-t-on guère qu’à titre de curiosités littéraires, ou qu’à cause de la grandeur des personnages. Tel fut, par exemple, Quintus Hortensius, l’orateur, avec ses cinq cent mille vers ennuyeux autant que licencieux[62] : tel encore Lævius, dont il est plus souvent fait mention : ses badinages d’amour excitèrent quelque intérêt par la complication du mètre et le maniéré du tour[63]. Voici venir maintenant Gaius Helvius Cinna († 710 [44 av. J.-C.]) avec sa petite épopée de la Smyrna fort vanté par toute la coterie ; il n’en atteste pas moins la dépravation du siècle, et par le choix du sujet, l’amour incestueux d’une fille pour son père, et par les neuf années même employées à polir un tel poème[64]. Seuls, quelques rares poètes font exception : chez eux du moins on a plaisir à saluer l’originalité vraie, la sobriété et la souplesse de la forme associées au fond national et solide de la -tradition républicaine et agreste. Sans parler de Laberius et de Varron, il sied ici de rappeler les noms des trois poètes du camp républicain déjà nommés ailleurs, Marcus Furius Bibaculus (652-691 [-102/-63]), Gaius Licinius Calvus (672-706 [-82/-48]), et Quintus Valerius Catullus (667-700 environ [-87/-54]). Sur les deux premiers, dont les écrits sont perdus, nous n’en sommes qu’aux conjectures : quant à ce qui est de Catulle, nous avons davantage matière à asseoir notre jugement. Catulle, d’ailleurs, et par le sujet et par la forme, est bien aussi de la lignée alexandrine. On trouve dans son recueil telles traductions de pièces de Callimaque, celles-ci encore non des meilleures, mais à coup sûr des plus obscures[65]. Plus loin, parmi les pièces originales, on rencontre telles poésies contournées et du genre à la mode, comme les Galliambes, d’un art si précieux, à la louange de la Phrygia mater[66]. Il n’est pas jusqu’aux Noces de Thétis, morceau superbe d’ailleurs, où l’auteur, en disciple fidèle des Alexandrins, n’ait été enchâsser dans le tableau principal ce hors-d’œuvre de faux goût des Lamentations d’Ariadne[67]. Mais laissez de côté les morceaux de facture : partout ailleurs, Catulle vous fera entendre la plainte mélodique de la vraie élégie : il vous chantera ses chants de fête tout brillants des couleurs de la poésie, et d’un mouvement quasi dramatique[68]. Quoi de plus ferme et de plus fin que ses peintures de genre des cercles élégants ? Quoi de plus joli que ses récits, un peu bien sans gène, d’aventures galantes ? On s’amuse, quoiqu’on ait, de ses bavardages légers, de ses confidences poétiques, de ses secrets d’amoureux ! Ailleurs encore, il vous dira la joyeuse vie des jeunes gens, leurs coupes pleines et leur bourse vide, les joies du voyageur et du poète, les anecdotes locales de Rome, ou plus souvent, de Vérone, et l’aimable badinage de sa coterie de familiers et d’amis ! Son Apollon ne fait pas vibrer seulement lès cordes de la lyre, il porte aussi l’arc ; et la flèche ailée du sarcasme Catullien n’épargne ni le lourd artisan de vers, ni le provincial assassin de la bonne langue : elle frappe et fait saigner surtout les puissants, les hommes par qui la liberté du peuple est mise en danger. Ses rythmes courts, ses petits vers, animés parfois de jolis refrains, attestent la perfection de l’art, sans jamais trahir un fâcheux vernis de fabrique. Le poète vous promène tour à tour des rives du Pô à celles du Nil : mais où il est incomparable et tout à fait chez lui, c’est dans la vallée du fleuve Cisalpin. L’art Alexandrin est son guide, on ne le peut nier, mais son inspiration n’en est ni moins libre ni moins personnelle. Il reste le citoyen de sa ville de province il oppose volontiers Vérone à Rome, le loyal et franc habitant du municipe au noble sénateur de la capitale, d’ordinaire si plein de dédain pour ses amis d’un moindre monde. La Gaule Cisalpine, patrie de Catulle, était florissante encore, elle avait la verdeur et la sève. Quoi d’étonnant que le poète y ait, mieux qu’ailleurs, et senti et chanté ? Les doux paysages du lac de Garde se reflètent dans ses plus jolies poésies[69] ; et je ne sache pas en ces temps quel citadin de Rome eût su écrire l’élégie sur la mort d’un frère, d’un accent si profond[70], ou l’épithalame si franc de couleur, si honnêtement bourgeois des noces de Manlius et d’Aurunculeia[71]. Quoique marchant derrière les Alexandrins, en adepte du genre à la mode et en familier de la coterie littéraire, Catulle était autre chose qu’un bon écolier parmi tant d’écoliers médiocres ou mauvais : il dépassa bientôt ses maîtres, autant que le citoyen d’une ville libre italienne dépassait le dilettante grec cosmopolite. Ne lui demandez pas pourtant les facultés créatrices éminentes ; ou les hautes visées : il n’est rien qu’un poète gracieux et richement doué, il n’est pas un grand poète ; et son œuvre, comme il le dit lui-même, ne contient que bagatelles et enfantillages[72]. Que si pourtant ses contemporains d’abord se sentirent électrisés par ses petites pièces fugitives ; que si plus tard les critiques de l’âge d’Auguste le placèrent à côté de Lucrèce, comme le plus considérable des lyriques du siècle, postérité et contemporains, tous ils eurent raison, jugeant ainsi. Rome après Catulle n’a point produit de poète chez qui l’on trouve aussi complètement associés la forme et le fond dans l’art, et l’écrin poétique qui porte. son nom demeure assurément la production la plus parfaite de la poésie latine proprement dite.

La même époque voit aussi naître la prose poétique. Auparavant une loi immuable et toujours obéie de l’art naïf et vrai, comme de l’art ayant conscience de lui-même, prescrivait le mariage du sujet poétique et du mètre : l’un appelait l’autre. Mais dans le mélange et la confusion des genres qui caractérisent le siècle, cette loi fléchit. — Du roman je, n’ai rien à dire, si ce n’est que l’historien le plus renommé d’alors, Sisenna, ne crut pas déroger en traduisant pour la foule les Contes Milésiens d’Aristide[73], ces nouvelles à la mode, de la plus obscène et plus folle espèce.

Viennent ensuite les écrits esthétiques de Varon, apparition plus heureuse et plus originale, et se plaçant comme les précédentes sur le terrain indécis de la prose poétique. Non content de se faire le représentant principal des études latines historiques et philologiques, Varron est aussi l’un des plus féconds et des plus intéressants auteurs, dans les belles-lettres pures. Issu d’une famille plébéienne, originaire du pays Sabin et depuis deux cents ans admise dans le sénat de Rome, élevé selon la tradition de la discipline et de l’honneur antiques[74], Marcus Terentius Varron, de Réaté (638-727 [116-27 av. J.-C.]), avait atteint l’âge mûr au commencement de la période actuelle. Il se rangea, comme bien on pense, parmi les constitutionnels, et prit énergiquement, honorablement, sa part dans leurs faits et gestes et aussi dans leurs souffrances. Homme de lettres, il lutte à coups de brochures contre la première coalition le monstre à trois têtes : soldat, nous l’avons vu commandant de l’Espagne ultérieure, à la tête d’une armée Pompéienne. Quand la république a péri, le vainqueur le reçoit à merci et le prépose dans Rome à la Bibliothèque qu’il veut fonder. Vieillard, Varron sera encore une fois entraîné dans le tourbillon des tempêtes qui recommencent : seize ans après la mort de César, sa vie largement remplie s’achève dans sa quatre-vingt-dix-neuvième année. Les œuvres esthétiques, qui ont fait surtout son illustration, n’étaient autres que de courts Essais, tantôt simples sujets en prose, tantôt esquisses de fantaisie, et dont le canevas également prosaïque s’entremêlait de nombreux fragments en vers. Les premiers consistaient en de brefs traités philosophiques et historiques (logistorica) : les seconds furent les fameuses Satires Ménippées. Dans les uns comme dans les autres, ce ne sont point les maîtres latins anciens qui lui servent de modèles ; ses satires, notamment, ne suivent pas le sillon de Lucilius. On a vu que la satire romaine ne constitue point un genre spécial et défini, et le mot lui-même (satura) n’a guère qu’un sens négatif : elle est la poésie variée, elle ne se rattache à aucun genre connu avant elle, et change de forme et de caractère selon le talent du poète qui la manie. Œuvres légères ou sérieuses, Varron demande toujours ses guides à la philosophie grecque d’avant les Alexandrins : dans ses essais esthétiques il imite les dialogues d’Héraclide, d’Héraclée Pontique († vers 450 [-300]) ; dans la satire, il se fait le disciple de Ménippe, de Gadara en Syrie (qui florissait vers 475 [-275]). De tels choix disent tout. Héraclide s’était inspiré des dialogues philosophiques de Platon : mais admirateur ébloui de la forme du maître, il en avait perdu de vue la valeur scientifique, et n’avait songé qu’à vêtir d’un poétique vêtement ses élucubrations de fabuliste : auteur agréable et beaucoup lu, il n’avait été rien moins qu’un philosophe[75]. Autant faut-il en dire de Ménippe, vrai coryphée littéraire d’une secte, dont toute la sagesse consiste à renier la- philosophie même, à -bafouer ses adeptes, à pratiquer enfin le cynisme de Diogène. Professeur bouffon d’une doctrine après tout sévère, ce même Ménippe avait enseigné par des exemples assaisonnés de boutades moqueuses qu’en dehors de, la vie honnête tout n’est que vanité ici-bas et là-haut ; mais que rien surtout n’est plus vain que les querelles des prétendus sages[76]. Voilà quels furent les vrais modèles de Varron, ce Romain des anciens jours, plein de haine contre les misères du temps présent, tout plein aussi de l’humeur. goguenarde des ancêtres, non étranger d’ailleurs au sentiment plastique, mais par là même insensible à tout ce qui n’était point fait matériel ou figure réalisable, à tout ce qui était idée ou système, en un mot le plus antiphilosophique des antiphilosophiques romains[77]. Néanmoins, à rester disciple, il garde sa liberté : s’il emprunte à Héraclide et à Ménippe et l’inspiration et la forme générale de son œuvre, il est trop personnel, trop carrément Romain pour ne pas donner à ses reproductions un caractère essentiellement libre et national. Prenez ses écrits du genre sévère, les Essais consacrés au développement d’une pensée morale, à un sujet quelconque d’intérêt commun, il n’ira point s’égarer comme Héraclide dans les affabulations des contes Milésiens, et servir au lecteur des historiettes enfantines comme les aventures d’Abaris, ou de la jeune fille ressuscitée le septième jour après sa mort. Ce n’est que rarement qu’il recouvre sa Moralité du vêtement des nobles mythes grecs, comme dans l’essai intitulé Oreste ou l’Hallucination (Orestes, de insania). D’ordinaire, l’histoire lui prête un cadre, l’histoire contemporaine de sa patrie, ce qui donne à ses essais le caractère d’Éloges (et c’est aussi le nom qu’ils portent[78]) consacrés aux Romains notables, et surtout aux coryphées du parti constitutionnel. Ainsi le morceau sur la paix (Pius, de Pace), n’était autre chose qu’une adresse à Metellus Pius, le dernier de la brillante cohorte des grands généraux sénatoriens[79] : le morceau sur le culte des Dieux célèbre la mémoire d’un vénérable optimate et pontife, Gaius Curion[80]. Le chapitre sur le sort traite de Marius : celui sur la manière d’écrire l’histoire est dédié au premier historiographe de l’époque, à Sisenna[81]. Scaurus, le fastueux donneur de jeux, figure dans l’étude sur les commencements du théâtre de Rome[82], et le fameux dilettante banquier Atticus, dans celui sur les nombres[83]. Prenez les deux écrits de Cicéron, aussi mi-partie historiques et philosophiques, intitulés Lœlius, ou de l’amitié, et Caton, où de la vieillesse, imitations, ce semble, de la manière Varronienne, et vous vous ferez l’idée exacte, j’imagine, de ce qu’étaient ces essais, à la fois didactiques et narratifs.

Dans ses Ménippées, Varron ne se montre pas moins original dans le fond et dans la formé. Par un coup d’audace inconnu aux Grecs, il entremêle dans ces satires les vers à la prose ; et la pensée tout entière s’y imprègne d’une sève purement romaine, je dirais presque, d’un goût de terroir sabin. Comme les Essais, les Ménippées ont pour sujet ou une moralité, ou un thème quelconque à l’usage du grand public : voyez-en les titres plutôt : les Colonnes d’Hercule ou de la Gloire : la Marmite a son couvercle, ou des devoirs du mari : au Pot sa mesure ou de l’ivresse : Turlututu ou de l’Éloge. Ici le vêtement plastique était, on peut le croire, nécessaire : Varron ne l’emprunte que rarement à l’histoire nationale, ainsi qu’il le fit pour sa satire intitulée Serranus, ou des Élections[84]. C’est le monde de Diogène qu’il fait passer devant le lecteur : chien de quête, chien rhéteur (Cynorhetor), chien chevalier, chien buveur d’eau (ύδροxύων), catéchisme des chiens, voilà ses thèmes habituels ! La mythologie y est mise à contribution en vue de l’effet comique. Nous trouvons dans la liste un Prométhée délivré, un Ajax de paille, un Hercule Socratique, et un Ulysse, et demi[85], que ses voyages errants ont promené sur terre et sur mer non pas dix ans seulement, mais quinze ans durant. Parfois, autant qu’on en peut juger par les débris qui survivent, notre auteur, pour orner sa pièce, l’encadre dans un récit dramatique ou romantique ; ainsi fait-il pour son Prométhée délivré ; pour son Sexagénaire (Sexagesis), pour son Matinal (Manius). Volontiers, sinon toujours, il met sa fable en contact avec les incidents de son existence personnelle, Les personnages du Matinal, par exemple, viennent à lui comme un faiseur de livres bien réputé, et lui débitent leur récit. Quelle était la valeur poétique de ces agencements divers, impossible de le dire aujourd’hui : mais dans les rares fragments qu’il nous est donné de lire encore, que de jolies esquisses, quel esprit, quel entrain ! Prométhée est délivré de ses chaînes : aussitôt le héros d’ouvrir une fabrique d’hommesSoulier d’or, le riche, vient faire commande d’un jeune tendron, tout de lait et cire fine comme les abeilles de Milet là savent extraire des mille fleurs, d’une fillette sans os ni nerfs, sans cheveux ni peau, nette, élégante et svelte, douce au toucher, tendre, adorable ! — Un souffle de polémique anime, ces compositions, non de cette polémique politique et de parti, à l’usage de Lucilius et de Catulle ; mais souffle d’une moralité générale plus austère. L’ancienne Rome y gourmande la jeunesse indisciplinée et corrompue : l’érudit, vivant au milieu de ses classiques, y apostrophe la poésie nouvelle si relâchée et si pauvre, si condamnable dans ses tendances[86] : le citoyen de la vieille roche en veut à la Rome nouvelle, où le Forum est devenu, pour parler comme lui, une étable à porcs : où Numa, s’il jetait les yeux sur sa ville, n’y retrouverait plus vestige de ses sages préceptes ! Dans la bataille livrée pour la constitution ; Varron suivit, ce qui lui parut la. ligne du devoir : pourtant ses goûts étaient, ailleurs que dans la mêlée des partis : Pourquoi donc, s’écrie-t-il, me faire quitter ma vie tranquille et pure pour les immondices du Sénat ? Il était du bon vieux temps, où la parole sentait l’ail et l’oignon, mais où le cœur était sain. La guerre qu’il mène contre l’ennemi héréditaire de la tradition antique, contre les sages cosmopolites de la Grèce n’est que l’un des côtés de son opposition de vieilli romain contre l’esprit des temps nouveaux. Il restait d’ailleurs dans sa voie naturelle, en même temps que dans son rôle de cynique, quand s’attaquant de préférence aux philosophes, il faisait siffler le fouet de Ménippe à leurs oreilles, et les malmenait fort ; et ce n’était point sans battements de cœur que les adeptes du jour envoyaient à l’homme aux yeux de lynx leurs petits livres édités de la veille. Philosophiser n’est vraiment point un art. En se donnant dix fois moins de mal qu’il n’en fallait au maître de maison pour faire de son esclave un fin pâtissiers il pouvait lui-même s’éduquer philosophe : et d’ailleurs à mettre pâtissier et philosophe à l’encan, le premier trouvait enchère. cent fois plus haute. Étranges personnages que ces sages ! Celui-ci veut qu’on ensevelisse les corps dans du miel ! Heureusement son précepte n’est point obéi ! sans quoi on manquerait de vin emmiellé ! — Cet autre estime que l’homme a poussé comme le cresson : un troisième invente une machine à forer le monde (cosmotorine, περί φθοφάς xόσμου) par elle la terre un beau jour périra !

Certes, jamais malade en délire n’a rêvé de folies, qu’un philosophe n’ait déjà enseignées !

N’est-ce point chose amusante que de voir l’homme au museau velu (le stoïcien faiseur d’étymologies) peser attentivement ses mots au trébuchet ? Mais rien ne vaut une bonne querelle de philosophes ! Quelle pluie de soufflets entre athlètes approche d’une mêlée stoïcienne à coups de poings ? Dans la satire intitulée la ville de Marcus ou du gouvernement (Marcopolis, περί άρχής), Marcus s’est construit une Néphélococcygie[87] selon son cœur : tout réussit au paysan, comme dans la comédie athénienne, tout aussi va mal pour le philosophe : l’homme alerte-à-la-preuve-par-un-seul-membre (celer-δί-ένός-λήμματος-λόγος)[88], Antipatros, fils du stoïque, y accommode d’un coup de bêche la tête (retro caput displanat) à son adversaire, le bi-membre philosophique (l’homme au dilemme évidemment). A ces tendances morales et disputeuses tout ensemble, à ce don de l’expression caustique et pittoresque qui ne l’abandonna jamais, même aux jours de l’extrême vieillesse (les personnifications et le dialogue du Traité de l’agriculture (de re rustica) écrit à quatre-vingts ans, en sont la preuve), Varron joignait de la façon la plus heureuse la connaissance incomparable des mœurs et de la langue nationales. Cette science, qui ne se manifeste plus que sous forme de spicilèges dans les écrits purement philologiques des derniers temps de sa vie, se déploie au contraire ici directement, dans sa plénitude et sa verdeur première. Varron, dans le sens le meilleur et complet du mot, est le prince de l’érudition locale. Il sait son pays par cœur, pour l’avoir étudié lui-même pendant de nombreuses années, aussi bien dans les particularités et les traditions exclusives du temps jadis, que dans les dissipations et l’abâtardissement des temps actuels. Il sait de première main les mœurs et la langue nationales : il a complété et approfondi son savoir par d’infatigables recherches dans les archives de l’histoire et de la littérature[89]. Ce qui lui manqua nécessairement en érudition ; en aperception claire et vraie, selon nos idées modernes, il y suppléa à force d’étude sagace et de vif sentiment de la poésie. Il ne courut point après les aras de l’antiquaire, après les mots surannés ou poétiques[90] : il resta l’homme antique et de souche franche, presque un rustique, aimant à converser tous les jours et de longue habitude avec les classiques nationaux. Aussi, il ne pouvait pas se faire qu’il ne s’étendît maintes fois dans ses écrits sur les coutumes de ses pères, aimées de lui par dessus tout et qui lui étaient familières ; que son discours ne débordât de tours et d’adages grecs et latins, de bons vieux mots restés usuels dans le langage courant de la Sabine, et de réminiscences d’Ennius, de Lucilius, de Plaute surtout ! Les écrits esthétiques en prose de Varron accusent un âge plus jeune ; et leur style ne se peut d’ailleurs retrouver dans son traité philologique[91], œuvre des derniers temps de sa vie, probablement inachevée encore au moment de sa publication, et où comme les grives enfilées au nœud du braconnier, les membres de la phrase se rattachent tant bien que mal au sens général, au- fil du sujet. Mais nous avons montré plus haut que notre auteur avait de dessein prémédité rejeté l’appareil du style étudié et, la période attique ; et ses Essais moraux, dégagés d’ailleurs de la commune enflure et du faux clinquant de la vulgarité, affectaient le mouvement et la vie, plutôt que la phrase artistement agencée. Bref il n’écrivait point en classique, et parfois se négligeait. Quant aux tirades poétiques intercalées dans ces pièces, elles attestent l’entente du mètre varié telle qu’on ne la retrouverait chez aucun des maîtres favoris du jour, sauf un seul peut-être ; elles attestent enfin qu’il pouvait à bon droit se compter parmi ceux à qui le Dieu a donné de bannir le souci du cœur des hommes, par les chants et l’art sacré de la poésie ![92]

Pas plus que le poème didactique de Lucrèce, les esquisses morales de Varron ne firent école : aux causes générales de cet insuccès, il faut ajouter d’ailleurs la caractère tout individuel de ces compositions, caractère inséparable de l’âge mûr de leur auteur, de sa rusticité et de la nature même de son érudition. Mais il en fut tout autrement des satires Ménippées, bien supérieures, à ce qu’il semble, par le nombre et’ l’importance à ses écrits plus sérieux : ici, la grâce et la fantaisie du poète enchaînèrent chez les contemporains et dans lès âges postérieurs, quiconque prisait l’originalité et la verve patriotique ; et nous-mêmes, à qui il n’est plus donné de les lire nous pouvons, en parcourant les trop rares fragments qui en restent nous rendre compte encore de leur réel mérite Varron sut rire et badiner avec mesure ! Dernière émanation, de l’honnête et naïf génie de la bourgeoisie romaine, dernier rejeton verdissant de la poésie nationale latine, Varron, dans son testament poétique, a justement légué ses enfants Ménippéens à quiconque porte dans son cœur Rome florissante et le Latium ! Les satires occupent une place honorable dans la littérature et l’histoire du peuple italique[93].

Rome n’a jamais possédé l’histoire critique et nationale des temps classiques d’Athènes, l’histoire universelle telle qu’elle a été écrite par Polybe. Même sur un terrain plus favorable, le récit des événements contemporains ou récents n’y a jamais été tenté que d’une façon plus ou moins incomplète : depuis les temps de Sylla jusqu’à ceux de César, c’est à peine si l’on rencontre une seule œuvre à comparer à celles, peu considérables d’ailleurs, de la période antérieure, aux travaux d’Antipater et d’Asellius[94]. La seule production en ce genre qui mérite qu’on la nomme, est l’Histoire de la guerre sociale et de la guerre civile, de Lucius Cornelius Sisenna (préteur, 676 [78 av. J.-C.]). Ceux qui le lurent, attestent qu’il y eut dans son œuvre bien plus de vie et d’intérêt que dans les sèches chroniques d’autrefois, mais que son style, absolument sans pureté, dégénérait en maniérisme enfantin : aux quelques bribes qui nous en restent, on voit qu’il se complut dans le détail de l’horrible[95], et qu’il fit emploi à tout propos du néologisme et des mots tirés de la langue familière. Ajouterai-je que Sisenna se donna pour modèle, et, je dirai presque pour modèle unique, Clitarque[96], cet auteur d’une biographie d’Alexandre le Grand, moitié histoire, moitié fable, en tout semblable au roman publié plus tard sous le nom de Quinte-Curce ? On en conclura sans hésiter que ce récit trop vanté de la Guerre sociale ne fût ni une œuvre de critique sagace, ni une œuvre d’art. Il y faut voir simplement un premier essai, à Rome, dans ce genre bâtard tant aimé des Grecs, où sur le canevas des faits l’auteur vient jeter, croyant en augmenter et l’intérêt et le mouvement, toutes sortes de détails factices, qui transforment son livre au contraire en œuvre creuse et mensongère. Enfin on ne s’étonnera pas non plus de rencontrer le même Sisenna parmi les traducteurs de romans grecs à la mode[97].

Naturellement, les choses allaient plus mal encore sur le terrain de la chronique générale ou locale. Le mouvement imprimé à l’étude des antiquités aurait pu faire attendre du dépouillement des titres, et de la recherche des sources dignes de foi, la rectification du récit ayant cours : cet espoir ne se réalisa pas. Plus et plus on fouillait, plus et plus se laissait voir. quelle entreprise c’était que tenter d’écrire l’histoire critique de Rome. Incommensurables étaient les obstacles qui nuisaient aux études et à l’exposé scientifique ; et parmi les plus grands il ne fallait point compter seulement ceux purement littéraires. L’histoire conventionnelle des premiers temps de Rome, telle qu’on la racontait ou y prêtait foi depuis tantôt dix générations d’hommes, avait du moins pris naissance et grandi en intime accord avec la cité vivante et agissante : mais, pour quiconque apportait dans l’examen attention et loyauté, ce n’était point seulement tel détail qu’il convenait de modifier çà et là, il fallait renverser l’édifice de fond en comble, comme chez les Francs, pour l’histoire de Pharamond ; comme chez les Anglais, pour l’histoire du roi Arthur. Que si le critique, Varron, par exemple, appartenait aux conservateurs, il ne pouvait se faire à la pensée de mettre la main au travail ; et se fît-il rencontré pour cela un esprit assez fort et osé, tous les bons citoyens auraient aussitôt sonné la croisade contre le révolutionnaire téméraire qui enlevait son passé au parti de la constitution. Ainsi l’érudition philologique et antiquaire détournait de l’histoire nationale au lien d’y pousser. Varron et les autres sagaces reconnaissaient franchement qu’il n’y avait plus de chronique de Rome : tout au plus, l’un d’eux, Titus Pomponius Atticus, s’essayait-il à dresser, sans grande prétention d’ailleurs, le tableau et les listes des magistrats et des gentes, travail par qui s’acheva d’ailleurs le synchronisme du comput gréco-romain, tel que les siècles postérieurs l’ont conventionnellement admis [Corn. Nep. Attic. 18].

En attendant on n’en continue pas moins à fabriquer des chroniques romaines : à la collection déjà grande des ennuyeux et fastidieux écrits de ce genre, s’ajoutent tous les jours des contributions nouvelles, et en vers et en prose, sans que les faiseurs de livres, simples affranchis pour la plupart ; se soucient le moins du monde de remonter aux sources. De ces livres, dont nous n’avons plus que quelques titres (aucun d’eux n’étant venu jusqu’à nous), on peut dire qu’ils étaient tous d’un mérite plus que secondaire, et presque tous aussi imprégnés d’un courant d’impur mensonge. Citerons-nous la chronique de Quintus Claudius Quadrigarius (vers 676 ? [78 av. J.-C.]), écrite d’un style vieillot, assez bon pourtant, et qui se distinguait du moins par une louable brièveté dans son exposé des temps fabuleux[98] ? Citerons-nous Gaius Licinius Macer (mort prétorien en 688 [-66]), père du poète Licinius Calvus ? Nul autant que ce zélé démocrate et chroniqueur n’affichait de telles prétentions à la profondeur de la critique, à la recherche savante des titres : et néanmoins ses livres de lin [libri lintei], comme tout ce qui se rattache à lui personnellement, ne peuvent que rester suspects au plus haut degré. Ces livres n’ont guère été, j’imagine, qu’un remaniement opéré sur une grande échelle, dans un but et avec des tendances absolument démocratiques, de l’ensemble des chroniques antérieures. Les annalistes postérieurs s’en sont approprié les interpolations[99] — Vint ensuite Valerius d’Antium, qui dépassa tous ses devanciers par la prolixité et l’enfantillage de sa fable. Les faussetés chronologiques s’y poursuivaient systématiquement jusqu’aux temps contemporains ; et l’histoire primitive de Rome empruntée aux platitudes de l’ancien récit, y enchérissait encore sur elles : on y lisait comme quoi le sage Numa, conseillé par la nymphe Égérie avait enivré de vin les dieux Faunus et Picus ; on y lisait ensuite, le bel entretien du même Numa avec le dieu Jupiter[100]. De tels récits ne savaient être trop instamment recommandés à tous les amis de l’histoire légendaire de Rome. On pensait par là les affermir dans leur croyance, quand au fond même, cela s’entend, t’eût été bien merveille si les faiseurs de nouvelles et romans grecs se fussent tenus à l’écart devant de tels matériaux amassés exprès pour eux. Aussi plus d’un lettré grec, se mit-il à accommoder l’histoire de la ville en roman : Alexandre Polyhistor, déjà nommé plus haut parmi les maîtres helléniques établis en Italie, publia cinq livres sur Rome, mélange nauséabond de traditions historiques usées, et d’inventions triviales, érotiques pour la plupart. Le premier, à ce que l’on conjecture, il aurait dressé une liste de rois fainéants, comme il s’en rencontre en si grand nombre chez les chronographes égyptiens et grecs, et tentant de rétablir la concordance chronologique sollicitée par la légende chez les deux peuples, il aurait le premier voulu combler la lacune de 500 ans entre la chute de Troie et la fondation de Rome. C’est lui encore, selon toute apparence, qui aurait lancé dans le monde les rois Aventinus et Tiberinus et la Gens des Silvius d’Albe. La postérité s’empressa d’y ajouter les noms, l’époque et le temps des règnes, et même les portraits, pour la plus grande édification de tous. — Donc le roman grec pénètre par divers côtés dans l’historiographie romaine, et il faut croire, que dans tout ce que nous appelons aujourd’hui la tradition des temps primitifs de la ville, ce n’est point le lot le plus mince qui découle de sources aussi sûres que celles de l’Amadis de Gaule ou des romans de chevalerie de la Motte-Fouqué[101]. Nous ne saurions trop recommander ce beau résultat à quiconque a le sens des ironies de l’histoire, à quiconque sait estimer à sa valeur la foi pieuse des adorateurs comiques du roi Numa, encore vivace chez certaines gens, au XIXe siècle.

A côté de l’histoire locale, l’histoire universelle, ou à mieux dire, la compilation historique romano-hellénique, fait son entrée première dans la littérature latine. Cornelius Nepos débute en publiant aux alentours de l’an 704 [54 av. J.-C.] (entre 654 et 725 [-104/-29]) une chronique générale ; il écrit ensuite une sorte de biographie universelle, ordonnée selon certaines catégories, où l’on voit défiler les hommes illustres de Rome et de la Grèce, politiques ou littéraires, ou ceux qui ont marqué par leur influence sur Rome et sur la Grèce. Ces compositions se rattachent à l’histoire générale, telle que les Hellènes depuis longtemps déjà la pratiquaient : de même qu’on voit aussi les chroniqueurs grecs faire entrer l’Histoire romaine, jusque-là négligée par eux, dans le cadre de leurs tableaux, témoin, le livre de Castor, fils du roi galate Dejotarus, lequel fut terminé en 698 [-56][102]. A l’instar de Polybe, ils veulent substituer à l’histoire purement locale, l’histoire du bassin de la Méditerranée : mais ce que Polybe a su accomplir, aidé de sa haute et claire intelligence, et avec un sens historique si profond, ceux-ci ne l’essayent que pour satisfaire aux besoins pratiques des écoles, ou à ceux de leur propre instruction. Peut-on porter au compte de l’histoire artistique toutes ces chroniques universelles, ces traités écrits à l’usage des cours littéraires, ces manuels rédigés comme aide-mémoire, et toutes les compositions qui s’y rattachent plus tard en grand nombre et de même écrites en latin ? Je ne l’estime pas. Nepos lui-même ne fut rien qu’un simple compilateur, sans verve, sans habileté de plan ou de composition.

En résumé l’historiographie, bien qu’elle témoigne d’une activité remarquable et grandement caractéristique, ne s’élève pas au-dessus du triste niveau de l’époque. Nulle part autant qu’ici ne se manifeste la complète fusion des littératures grecque et romaine : des deux côtés, pour le sujet et pour la forme, elles se sont mises tout d’abord sur un pied d’égalité : enfin chez les Grecs et chez les Latins, l’enfant même reçoit de ses maîtres un enseignement uniforme, commun aux deux nations, et selon la méthode adoptée longtemps avant par Polybe. Mais, s’il est vrai de dire que l’État méditerranéen a rencontré son historien avant même d’être en conscience de sa propre vie historique, convenons aussi qu’au jour où il s’est senti vivre, l’homme lui a manqué, en Italie et en Grèce, qui aurait dû lui donner sa vraie expression. Une histoire de Rome ! s’écrie Cicéron, je n’en connais pas ! [de leq., 4, 2]. Et autant qu’à nous autres modernes il est donné d’en juger, Cicéron a dit vrai. L’érudition a tourné le dos à la composition historique : celle-ci a tourné le dos à l’érudition, et l’historiographie est restée hésitante entre le manuel d’écolier et le roman. Tous les genres de l’art pur littéraire, épopée, drame, lyrique, histoire sont à néant dans ce siècle du néant : mais où trouver plus qu’ici le reflet attristant et trop clair de la décadence intellectuelle de l’ère où vécut Cicéron ?

Quoi qu’il en soit, au milieu d’innombrables œuvres médiocres et publiées, la petite littérature historique compte du moins une production de premier ordre, j’entends parler des Mémoires de César, ou mieux du rapport militaire adressé par le général démocratique au peuple de qui il tient ses pouvoirs. La partie la plus achevée de ces mémoires, la seule que son auteur, ait publiée en personne, le Commentaire sur la guerre des Gaules, allant jusqu’en l’an 702 [52 av. J.-C.], a visiblement pour objet la justification, si possible, de l’entreprise de la conquête d’un grand pays, commencée en violation de la constitution, sans mission formelle de l’autorité compétente, et des recrutements sans cesse renouvelés au profit de l’armée conquérante. Ce Commentaire fut écrit et lancé dans le public en 703 [-51], à l’heure où l’orage éclatant dans Rome, César était sommé d’avoir à licencier ses troupes, et à répondre de sa conduite[103]. Comme il le dit lui-même, l’auteur des mémoires écrit en soldat : il évite de noyer son récit purement militaire sous les digressions peut-être dangereuses qui auraient trait à l’organisation, politique et à l’administration. Dans sa forme spéciale, cet ouvrage de circonstance et de parti n’en est pas moins un document égal aux bulletins de Napoléon : il n’est pas d’ailleurs, il ne devait pas être une œuvre d’histoire dans le sens réel du mot : le fonctionnaire y a seul son objectif, lequel n’est en rien l’objectif historique. Quoi qu’il en soit, étant données ces limites modestes, les commentaires sont rédigés de main de maître ; ils atteignent la perfection comme pas une autre composition dans la littérature romaine. Le récit est toujours simple, sans pauvreté, toujours net sans négligence, toujours animé et transparent, sans manière et sans raideur. La langue s’y montre absolument pure d’archaïsme et de vulgarité : elle a le cachet de l’urbanité moderne. Quant aux livres relatifs à la Guerre civile, il s’y laisse voir que l’auteur aurait voulu, et qu’il n’a pu éviter le combat : on y’ sent aussi que dans l’âme de César comme dans celle des autres contemporains, l’heure de l’espoir se levait plus pure et plus belle que l’heure du but atteint dans le présent. Mais les commentaires sur la guerre des Gaules se distinguent par la sérénité allègre, par la simplicité charmante : ils sont une œuvre unique dans les lettres, comme César est un homme unique dans l’histoire.

Les Correspondances échangées entre les politiques et les lettrés du temps, constituent un genre voisin. Elles ont été recueillies soigneusement et publiées au cours du siècle qui suivit. Nous citerons pour exemples les lettres familières de César, de Cicéron, de Calvus, etc. Ce serait leur faire tort aussi que de les classer au rang des productions littéraires, à proprement parler : elles forment toutefois une riche mine pour les études historiques et autres ; elles sont le miroir fidèle d’un temps où allèrent se perdant et se dissipant en petites tentatives tant de trésors amassés dans le passé, tant de génie, d’habileté, de talent[104].

Le Journalisme, dans le sens actuel, les Romains ne l’ont point connu : la polémique littéraire avait recours à la brochure ;’elle s’aidait en tous cas de la pratique très répandue alors des notices inscrites au pinceau ou à la pointe dans les lieux publics, pour l’instruction des passants. En outre, on donnait mission à quelques subalternes de renseigner les notables absents sur les événements du jour et les nouvelles de la ville ; enfin César durant son premier consulat, avait pris des mesures pour la publication par extraits des débats du sénat (Suétone, César, 20).  

Les envois privés de ces penny-a-liners[105] de Rome, et ces notices officielles courantes donnèrent bientôt naissance à une sorte de feuille à la main (acta diurna), où les curieux pouvaient lire le résumé des affaires traitées devant le peuple ou dans la curie, les naissances, les décès, et mille autres détails. Ces actes constituèrent des documents historiques assurément importants : mais sans obtenir jamais de signification politique ou littéraire.        

L’éloquence et les harangues écrites appartiennent aussi de droit aux accessoires historiques. La harangue, bonne ou mauvaise, éphémère de sa nature, n’est point en soi chose littéraire : pourtant, comme un compte-rendu, comme une correspondance, et plus facilement qu’eux encore, elle peut, soit par la gravité des circonstances, soit par le génie puissant de l’orateur, prendre rang aussi parmi les joyaux de la littérature nationale. A Rome, les discours prononcés devant le peuple ou les jurés, et les développements qu’ils contenaient sur les matières de la politique, avaient depuis longtemps pris une place importante dans la vie publique.  

On se souvient aussi que les harangues de Gaius Gracchus, pour ne nommer que lui, comptaient à juste titre parmi les chefs-d’œuvre classiques. Au siècle actuel, il se fait partout un changement étrange. La harangue politique populaire, et même la harangue délibérative de l’homme d’État, vont en dégénérant. La première avait atteint son apogée dans les autres cités antiques, et Rome surtout, au sein de l’assemblée du peuple : là rien n’enchaînait l’orateur, ni les ménagements dus à des collègues, ni l’obstacle des formes sénatoriales, ni, comme devant les prétoires, l’intérêt de l’accusation ou de l’accusé, chose étrangère le plus souvent à la politique. Là, seulement, il se levait portant haut le cœur, et tenait suspendu à ses lèvres le grand et puissant auditoire du Forum romain. Ces grands jours étaient passés, non qu’il manquât d’orateurs, ou qu’on eût cessé de publier les discours tenus devant les citoyens, bien au contraire, les écrits politiques en tous genres commencent à pulluler, et au grand ennui des convives, l’amphitryon leur inflige même à table la lecture de son dernier discours parachevé. Publius Clodius débite en brochures ses allocutions populaires, comme avait fait Gaius Gracchus : mais de ce que deux hommes agissent de même, s’ensuit-il qu’ils font la même chose ? Les princes et chefs de l’opposition, César tout le premier, ne parlèrent plus que bien rarement au peuple, et ne publièrent plus leurs. harangues : ils donnèrent à leurs pamphlets politiques une autre forme que celle des traditionnelles concions : on vit paraître les éloges de Caton et les critiques anti-catoniennes remarquables spécimens du genre. Gaius Gracchus avait parlé au peuple : on s’adresse aujourd’hui à la populace : tel l’auditeur, tel le discours. Qu’on ne s’en étonne pas, l’écrivain politique en réputation évite l’ornement désormais. A quoi bon ? il est censé ne parler que devant les foules amoncelées au Forum.

Cependant, au moment même où l’éloquence, au point de vue de son importance littéraire et politique tombe et se flétrit, comme toutes les autres branches des belles lettres jadis florissantes au souffle de la vie nationale, voici venir un genre nouveau, le plaidoyer, genre singulier, étranger le plus souvent à la politique. Jusqu’alors on ne s’était point douté que les discours des avocats fussent débités pour d’autres que les juges et les parties, et qu’ils dussent prétendre à l’édification littéraire des contemporains et de la postérité. Jamais homme du barreau n’avait fait recueillir et publier ses plaidoiries, sauf dans les cas exceptionnels où traitant de matières qui se rattachaient aux affaires d’État, il y avait un intérêt de parti à leur divulgation. Quintus Hortensius (610-704 [114-50 av. J.-C.]), le plus illustre avocat romain, au commencement de la période, n’avait donné les mains qu’à un fort petit nombre de ces publications, alors, je le répète, que le sujet était tout ou à moitié politique. Mais son successeur dans la royauté du barreau ; Marcus Tullius Cicéron (618-711 [-106/-43]), en même temps qu’il parlait chaque jour devant les tribunaux, était aussi non moins fécond écrivain : le premier il prit soin d’éditer régulièrement ses plaidoyers, même quand la politique n’y avait pas trait, ou ne s’y rattachait que de loin. Certes il n’y a point là progrès : à mon compte, c’est décadence au contraire et chose contre nature. De même à Athènes, l’entrée du genre plaidoyer dans la littérature n’avait été qu’un fâcheux symptôme : à Rome, le mal était doublement grand. A Athènes, dans un milieu livré à l’exaltation de la rhétorique, il était sorti, l’on peut dire, de la nécessité des choses : mais à Rome, la déviation se produisait par la fantaisie du malade : elle n’était qu’une importation étrangère absolument contraire aux saines traditions nationales. Néanmoins, le genre nouveau se fit vite accepter, soit qu’il obéit à l’influence de ses nombreux contacts avec la harangue politique ; soit que les Romains, gens sans poésie, ergoteurs et rhéteurs par instinct, offrissent à la nouvelle semence un terrain tout propice. N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui encore fleurit en Italie une sorte de littérature de prétoire et de plaidoiries ? Ce fut donc par Cicéron que l’éloquence, dépouillant cette fois son enveloppe politique, obtint droit de cité dans la république des lettres romaines. Bien souvent déjà nous avons rencontré cette personnalité aux multiples aspects. Homme d’État sans pénétration, sans vues, sans desseins, Cicéron est

tour à tour démocrate, aristocrate et instrument passif de la monarchie : il n’est en somme rien autre chose qu’un égoïste myope. Paraît-il vigoureux à l’action, c’est que déjà la question a été résolue. Le procès de Verrès, il l’entreprend contre la juridiction sénatoriale, après que cette juridiction est tombée. Discute-t-on la loi Gabinia ? il se tait : la loi Manilia ? il la soutient ! Et quand il tonne contre Catilina, déjà le départ de Catilina est constant. Je m’arrête. Contre une fausse attaque, il est grand et puissant, il emporte à grand fracas les forteresses de carton : mais, en bien comme en mal, quelle affaire sérieuse a été décidée jamais par son initiative ? Il a fait exécuter les Catilinariens ! Non pas, il a seulement laissé faire ! Dans la littérature, il est bien vraiment le créateur de la prose latine moderne, je l’ai dit ailleurs : son art du style est sa meilleure gloire, son style fait sa haute importance ; et ce n’est que comme écrivain qu’il a la sûre conscience de sa force. Sous le rapport de la conception littéraire, je ne le place pas plus haut que le politique. Il s’est essayé dans les travaux les plus divers : il a chanté les grands exploits de Marius et ses minces hauts faits à lui-même dans d’innombrables hexamètres : il a voulu mettre hors de champ ; dans ses discours, Démosthène, dans ses dialogues philosophiques, Platon : le temps seul lui a manqué, sans quoi, sans doute, il eût battu Thucydide aussi dans l’histoire[106]. Avant tout, possédé de la rage d’écrire, peu lui importait le terrain, pourvu qu’il le labourât. Nature de journaliste dans le pire sens du mot : trop riche en paroles, c’est lui qui l’avoue, pauvre en pensée au-delà de ce qu’on peut dire, il n’était point de genre littéraire, où ; s’aidant de quelques livres, traduisant, compilant, il n’improvisât une œuvre de commode lecture. Son portrait fidèle se retrouve dans sa correspondance. D’habitude on la loue, comme intéressante, comme pleine de verve : je l’accorde, en tant qu’elle est le journal de la ville et de la campagne, et le miroir du grand monde. plais prenez l’auteur laissé à lui-même ; prenez-le en exil, en Cilicie, après la bataille de Pharsale, il devient aussitôt terne et vide, pareil à un feuilletoniste égaré loin de son milieu. Qu’un tel politique, qu’un tel lettré ne put être. qu’un homme superficiel et de cœur faible, avec sa mince couche d’élégant vernis, j’estime inutile d’en fournir la preuve. Nous occuperons-nous de l’orateur ? Tout grand écrivain est de fait un grand homme : c’est chez le grand orateur surtout que les convictions et la passion débordent à flots clairs et sonores des, profondeurs de la poitrine. Autrement en est-il de la foule des indigents parleurs, qui ne font que nombre et ne sont point. Or, de conviction, de passion, Cicéron n’en a pas ; il n’est qu’un avocat ; et pour moi, un médiocre avocat. Il expose bien le point de fait, le relève d’anecdotes piquantes ; il excite sinon l’émotion, du moins la sentimentalité de son auditoire : il avive la sécheresse du sujet juridique par son esprit et par le tour souvent personnel de sa plaisanterie. Ses bons discours, enfin, sont d’une lecture facile et agréable, quoiqu’ils n’atteignent point tant s’en faut, au libre enjouement, à la sûreté de trait des chefs-d’œuvre du genre, des mémoires de Beaumarchais par exemple ; mais aux yeux du juge sévère, ce ne sont là que des qualités d’un douteux mérite, et quand vous constatez à la charge de Cicéron l’absence complète du sens de l’homme d’État dans ses écrits politiques, de la déduction logique et juridique dans ses écrits judiciaires ; quand vous vous heurtez sans cesse à cette infatuation de l’avocat, perdant sa cause de vue pour ne songer qu’à lui-même, à ce triste vide de la pensée, enfin, vous n’achevez pas la lecture sans une révolte de votre cœur et de votre esprit. Ce que j’admire ici, c’est moins le plaidoyer que l’admiration qu’il a suscitée. Dégagée de toutes préventions, la critique en a bientôt fini avec Cicéron. Mais le cicéronianisme est un problème dont on ne saurait, à proprement parler, fournir la solution : on la tourne seulement quand l’on pénètre dans le grand secret de l’humaine nature, en tenant compte de la langue, et, de l’effet de la langue sur l’esprit. Au moment même où la fin du latin était proche, en tant qu’idiome populaire, voici venir un styliste souple et habile, qui rassemble et résume ce noble langage ; il le dépose dans ses nombreux écrits. Aussitôt de ce vase imparfait, il s’échappe quelque chose du parfum puissant de la langue, quelque chose de la piété qu’elle éveille. Avant Cicéron, Rome ne possédait point de grand prosateur : César, comme Napoléon, n’avait écrit que par accident. Quoi d’étonnant dès lors si, à défaut du prosateur, on se prend à honorer le génie du parler latin dans les compositions de l’artisan de style, si les lecteurs de Cicéron, à l’instar de Cicéron lui-même, se demandent comment il écrit, et non pas quelle œuvre il a écrite ? L’habitude, les routines d’école achevèrent ce que la langue avait commencé.

Toutefois, chez les contemporains de Cicéron, cet étrange engouement alla moins loin, on le comprend, que chez les hommes de la postérité. La manière Cicéronienne domina tout un tiers de siècle dans le monde du barreau ; comme auparavant avait dominé l’école bien inférieure d’Hortensius mais les meilleurs esprits ; César, entre autres, ne s’en rapprochèrent point, et, dans la génération, tout ce qui comptait comme talent doué de vie et de sève ouvrit une opposition décidée contre l’éloquence hermaphrodite et énervée du maître. On reprochait à Cicéron de ne parler ni simplement ni avec force, ses froids lazzis, le désordre et l’ambigu de ses divisions, et par dessus tout l’absence de la flamme, qui seul fait l’orateur. Délaissant les éclectiques de Rhodes, on voulait remonter aux vrais Athéniens, à Lysias, à Démosthène, introniser enfin dans Rome l’éloquence forte et mâle. A cette école appartinrent Marcus Junius Brutus, discoureur grave, mais empesé[107] (669-712 [85-42 av. J.-C.]), les deux chefs de parti Marcus Cœlius Rufus (672-706 [-82/-48]), et Gaius Scribonius Curio († 705 [-49]), tous les deux orateurs, pleins de souffle et d’action ; Calvus, également réputé comme poète, et le coryphée littéraire de ce jeune cénacle (672-706 [-82/-48]), et enfin le sévère et consciencieux Asinius Pollio[108] (678-757 [-76/+4]). On ne peut nier que cette école nouvelle ne fit preuve de plus de goût et de génie qu’il n’y en eut jamais chez les Hortensiens et les Cicéroniens réunis. Malheureusement les orages révolutionnaires emportèrent bientôt la jeune et brillante milice, à l’exception du seul Pollion, et nous ne pouvons pas estimer quels fruits ces beaux germes eussent pu produire. Le temps, hélas ! leur a manqué. La monarchie nouvelle n’eut rien de plus pressé que de faire la guerre à la liberté de la parole, et d’étouffer bientôt après la tribune. Le genre très secondaire du plaidoyer judiciaire persista, mais la haute éloquence, et la langue de la tribune ne vivent que de la vie politique ; elles s’éteignirent nécessairement et s’ensevelirent dans le même tombeau.

La période césarienne se signale enfin, par un autre mouvement dans la littérature esthétique, par de nombreuses compositions artistiques, dont les sciences diverses font le sujet, compositions empruntant la forme du dialogue à effets de style. Ce genre, on le sait, avait trouvé grande faveur chez les Grecs, et à Rome même il avait, dans le siècle précédent, fourni déjà quelques spécimens isolés. C’est Cicéron encore qui, dans ses écrits nombreux sur la rhétorique et la philosophie, adopta ce cadre et s’efforça d’y réunir le traité didactique et le livre. Parmi ces écrits, nous nommerons les principaux : le Dialogue de l’orateur [De oratore] rédigé en 699 [55 av. J.-C.], auquel il convient de rattacher le Brutus [ou de claris oratoribus] ou l’histoire de l’éloquence romaine (rédigé en 708 [-46]), et quelques, autres dissertations qui le complètent : le Dialogue politique de l’État [De republica] (écrit en l’an 700 [-54]), avec le traité des Lois [De legibus] son pendant (702 [-52]), imitation avouée de celui, de Platon. Grandes œuvres d’art, incontestablement, mais où les qualités de l’auteur étant mieux mises en relief, ses défauts ressortent moins. Les écrits sur l’art oratoire n’atteignent point, il s’en faut, à la rigueur instructive des principes, à la netteté de conception de la Rhétorique dédiée à Hérennius : pourtant ils contiennent tout un trésor d’expérience pratique à l’usage de l’avocat, d’anecdotes variées, également relatives au barreau, le tout relevé par un exposé facile, de bon goût, et réalisant le problème d’une amusante lecture. — Tableau hybride et singulier, mi-partie histoire et mi-partie philosophie, le Traité de l’État ne fait que poursuivre cette pensée fondamentale que la constitution actuelle de Rome est l’idéal de la forme politique cherchée par les philosophes. La pensée n’en est donc en réalité ni philosophique ni historique, elle n’est même pas dans les propres convictions de l’auteur, mais on conçoit qu’elle ait eu pour elle et qu’elle ait gardé la faveur populaire. Quant au canevas scientifique de tous ces écrits, Cicéron le prend naturellement chez les Grecs ; il leur emprunte même directement jusqu’aux détails, témoin, le Songe de Scipion, ce morceau à effet qui sert de conclusion au livre de l’État. Non que je nie qu’il s’y rencontre après tout une certaine originalité relative : la broderie y fait montre de couleur locale romaine, et de cette conscience du sentiment politique, par où les Romains se distinguent à bon droit des Grecs. Ce sont là des avantages réels, et Cicéron y puise une indépendance incontestable au regard de ses modèles. D’une autre part, la forme de son dialogue n’affecte point la dialectique socratique par demandes et par réponses des bons dialogues grecs, ni le ton de la conversation qu’on retrouve chez ceux de Diderot ou de Lessing ; mais à réunir, comme il le fait, autour de Crassus ou d’Antoine, l’orateur, ces groupes nombreux d’avocats, à rassembler pour telle discussion savante tous les jeunes et les vieux hommes politiques du cercle des Scipions, l’auteur se donne un cadre d’uni incontestable importance, qui se prête à un tableau vrai et vivant, à de constantes allusions historiques aussi bien qu’à l’anecdote, et lui procure un fond heureux pour la dissertation scientifique. Le style y est travaillé, raffiné autant que dans les ‘Meilleures harangues, il est réussi. d’autant mieux que l’auteur n’y court point en vain après lé pathos.

Que s’il convient de reconnaître un vrai mérité à ces écrits de rhétorique et de politique avec leur enduit superficiel de philosophie, on n’en saurait dire autant des compilations nombreuses, œuvre de la fin de la vie de Cicéron (709-710 [45-44 av. J.-C.]). Pour occuper ses loisirs forcés, il s’adonna tout particulièrement à la philosophie proprement dite, entassant en une couple de mois, par exemple, toute une ennuyeuse et rapide série d’ouvrages, toute une bibliothèque de la science. La recette était simple. Imitant grossièrement les écrits populaires d’Aristote, ceux où le stagyrite use aussi de la discussion dialoguée dans l’exposé critique des anciens systèmes, Cicéron s’amuse, à son tour, à coudre ensemble, à mesure qu’ils lui viennent sous la main ou qu’il se les procure, les divers écrits des Épicuriens, des Stoïciens ou des Syncrétiques débattant le même problème ; et voilà son prétendu dialogue achevé, sans qu’il y ait rien mis de son fond, si ce n’est telle ou telle introduction qu’il va chercher dans sa grande boite à préfaces [loci communes] toutes prêtes pour ses futurs livres, si ce n’est ces quelques allusions, expédient de popularité facile, et ces exemples puisés chez les Romains, et cousus en hors-d’œuvre, familiers et agréables à l’auteur ou au lecteur (citerai-je à ce sujet, dans l’Éthique (De officiis, I, c. 37), une digression singulière sur les convenances oratoires ?) si ce n’est encore ce badigeon littéraire sans lequel le simple lettré, étranger à la pensée ou même au savoir philosophique, n’ayant pour lui que l’assurance et la rapidité de la plume, ne s’aventurera jamais à reproduire une argumentation dialectique. Aussi, que de gros livres pouvaient à la minute sortir d’une telle officine ! Ce ne sont que transcriptions et copies, dit Cicéron lui-même dans une lettre à un ami qui s’étonne de cette fécondité sans pareille, et qui me donnent peu de peine, je n’ai que les mots à y mettre, et des mots, j’en possède à revendre ! Après cet aveu, il ne nous reste rien à dire : mais à qui va chercher une œuvre classique dans un tel amas d’écrits, il n’est qu’un conseil à donner, celui d’un beau silence en matière de critique littéraire[109].

Parmi les sciences, nul mouvement, si ce n’est dans une seule, la philologie latine. Stilon avait élevé jadis un édifice considérable, inauguré la recherche de la linguistique et des faits sur le terrain même de la nationalité latine : Varron, entre autres, qui fut son disciple, agrandit puissamment l’œuvre commencée. On vit paraître des travaux étendus sur tout le corps de la langue, les vastes commentaires grammaticaux de Figulus, le grand ouvrage de Varron sur la langue latine[110], d’autres monographies grammaticales et de philologie historique, comme les traités, aussi de Varron, sur le latin usuel, sur les synonymes, sur l’antiquité des lettres alphabétiques, sur les origines du latin[111] ; des Scholies sur l’ancienne littérature, sur Plaute, notamment ; des travaux relatifs à l’histoire littéraire, des Biographies des poètes, des recherches sur le vieux théâtre, sur la division scénique des comédies plautines, et enfin sur leur authenticité[112]. — La philologie réelle latine[113], laquelle comprenait toute l’histoire des Antiquités romaines, et attirait dans son domaine le droit sacrai qui n’avait rien de commun avec la jurisprudence pratique, fut déposée et embrassée tout entière dans le livre fondamental, demeuré tel pour tous les temps, de Varron, et intitulé les antiquités des choses humaines et divines[114] (il le mit au jour entre 687 et 709 [-67/-45]). Dans la première section, il retraçait les temps primitifs de Rome, les divisions en quartiers de la ville et de la campagne, la connaissance des années, des mois et des jours, enfin les événements publics intérieurs et les faits de guerre. Dans la seconde section, consacrée aux choses divines, on lisait l’exposé de la religion officielle : collèges des experts sacrés, leur nature et leur caractère, lieux saints, fêtes religieuses, sacrifices et offrandes pieuses, enfin les dieux divers, tout était réuni dans, ce vaste tableau. Ajoutez à cela une multitude de monographies sur l’origine du peuple romain, par exemple, sur les gentes originaires de Troie, sur les Tribus[115]. Ce n’est pas tout, Varron voulut encore donner à son grand ouvrage, sous la forme d’une publication indépendante, un grand et important supplément. Il écrivit la vie du peuple romain, essai remarquable d’une histoire des mœurs latines, où étaient décrits les usages domestiques, les finances et la civilisation de Rome, sous les rois, sous la première république, au temps d’Annibal, et au temps lé plus récent. Pour de semblables travaux, il a fallu à cet homme une érudition colossale autant que variée, dépassant le savoir de tous ses devanciers ou de tous ceux qui vinrent après lui ; il lui a fallu la connaissance de, tous les faits relatifs au monde romain et au monde grec limitrophe ; il lui a fallu tout ensemble et l’examen pris sur le vif, et les- études littéraires les plus approfondies. Aussi est-il vrai et mérité l’éloge des hommes de son siècle ! A les entendre ; Varron a été un guide sûr pour ses compatriotes, étrangers et comme perdus sur leur propre sol : il leur a montré qui ils étaient, et où ils étaient[116] !

Mais ne lui demandez ni critique, ni système. Ce qu’il sait de la Grèce, il l’a puisé à des sources troublées ; et même en ce qui touche Rome, on constate là trace chez lui de l’influence des romans historiques ayant cours. S’il établit son sujet sur un échafaudage suffisamment commode et symétrique, il ne sait point le diviser et le traiter selon la loi d’une bonne méthode, et si attentif qu’il paraisse à mettre en harmonie les documents qu’il reçoit d’ailleurs et ses observations personnelles, on peut affirmer que ses conclusions scientifiques, au regard de la tradition n’ont point su se dégager absolument de la foi du charbonnier, et des entraves scolastiques[117]. La philologie grecque, il en imite les défauts, plus qu’il ne profite de ses vraies richesses on le voit poursuivant les étymologies fondées sur la simple assonance : aussi tombe-t-il souvent, lui et tous les linguistes du temps, dans la pure charade et la niaiserie grossière[118]. Avec son assurance et sa plénitude empirique, avec son insuffisance et son absence de méthode, empiriques également, la philologie varronienne me rappelle absolument l’école philologique de l’Angleterre, et pareille à celle-ci encore, elle se cantonne dans le vieux théâtre comme centre de ses études. Nous avons fait voir que la littérature monarchique, rejetant bien loin ces pratiques, s’appliqua au développement des vrais principes. Et chose au plus haut point remarquable, celui qu’on vit à la tête des nouveaux grammairiens, n’était ni plus ni moins que César lui-même, qui, dans son traité de l’Analogie[119] (édité entre 696 et 764 [58-50 av. J.-C.]), entreprit le premier de ramener la langue jusque là sans frein, sous la puissance de la loi.

Au mouvement très considérable qui se produit dans la philologie ne répond point une activité productive égale dans le domaine des autres sciences. Quelques travaux philosophiques non sans importance, l’exposition de l’épicuréisme par Lucrèce, revêtue du costume primitif des vers selon la formule anté-socratique, et les écrits académiques, les mieux réussies des œuvres de Cicéron[120], ne portent coup et ne conquièrent leur public qu’en dépit du sujet, et que grâce à la forme esthétique qu’ils affectent : quant aux innombrables traductions des livres épicuriens, quant aux traités pythagoriciens, comme le gros livre de Varron sur les principes des nombres[121], quant à celui plus volumineux encore de Figulus sur les Dieux [De Deis], ils n’eurent, à n’en point douter, ni la valeur scientifique ni le mérite de la forme. — Les sciences professionnelles sont de même faiblement cultivées. Le dialogue de Varron sur l’agriculture[122], montre plus de méthode que les œuvres de ses devanciers, Caton et Saserna, sur qui aussi, soit dit en passant, mainte critique et maint blâme pourraient justement tomber. Mais il sent davantage le travail de cabinet, quand ceux-ci, au contraire, sont dictés uniquement par l’expérience des champs. Varron encore[123], et un consulaire de l’an 703 [51 av. J.-C.], Sulpicius Rufus[124], ont publié des études juridiques. Nous n’en dirons qu’une chose ; elles sont un tribut payé à l’enjolivement dialectique et philologique de la jurisprudence romaine. Après cela, irons-nous mentionner les 3 livres de Gaius Matius sur la cuisine, les salaisons et la confiserie[125], le premier livre en ce genre, édité à Rome, autant que l’on sache, et production digne d’être notée, si l’on songe que l’auteur est homme du grand monde[126] ? — Les mathématiques, la physique furent encouragées, grâce aux tendances de plus en plus hellénistiques et utilitaires de la monarchie. On constate leur progrès par la place qu’elles prennent dans le programme de l’éducation, et dans les applications pratiques. Parmi ces dernières il faut énumérer la réforme du Calendrier, l’établissement des premières cartes murales[127], l’amélioration technique du génie  naval, de la facture des instruments de musique, des plantations et des constructions, comme la volière décrite par Varron, nous en offre un exemple[128] ; le pont de pilotis jeté sur le Rhin par les ingénieurs de César ; enfin ces deux échafaudages demi-circulaires en charpente, disposés pour glisser l’un vers l’autre, et formant, séparés, deux théâtres, ou, réunis, un amphithéâtre[129]. Il n’était point rare de voir, dans les jeux populaires, exposer devant la foule les curiosités naturelles exotiques ; et les animaux merveilleux crayonnés par César dans ses Commentaires, témoignent assez, qu’Aristote revenant, il eût aussitôt retrouvé son prince et protecteur. Quoi qu’il en soit, tout ce qui tient à la littérature de l’histoire naturelle demeure dans le sillon du néo-pythagoréisme. Ainsi en est-il des Observations célestes grecques et barbares, c’est-à-dire, égyptiennes, rassemblées par Figulus, et de ses écrits sur les animaux, les vents, les organes sexuels[130]. Chez les Grecs, les études physiques, s’écartant de la méthode aristotélique qui demandait sa loi à chaque chose, avaient dégénéré en empirisme sans critique, en recherche insensée de l’extraordinaire et du merveilleux : aujourd’hui cette même science, transformée en une sorte de philosophie mystique de la nature, au lieu de faire la lumière et la vie, n’était bonne au plus qu’à les étouffer et les obscurcir. En face de telles tendances, mieux valait assurément s’en tenir à ce niais précepte, que Cicéron nous donne quelque part comme le fin mot de la sagesse socratique : l’étude de la nature s’enquiert de choses que nul ne peut connaître ou que nul n’a besoin de savoir.

Tournons enfin les yeux du côté des arts. Ici, comme dans les autres branches de la vie intellectuelle du siècle, rien qui réjouisse le regard. La crise financière des derniers jours de la république a porté le coup de mort aux travaux publics. Mais déjà nous avons dit le luxe des constructions privées élevées par les grands. Les architectes avaient récemment appris à employer le marbre : les diverses sortes colorées, le jaune de Numidie (Giallo antico), et bien d’autres s’étalent à l’envi : on exploite, pour la première fois, les carrières de Luna (Carrare). On parquette les chambres en riche mosaïque, on revêt les murailles de plaques de marbre, ou on les enduit d’un stuc qui les imite, et ce début conduira plus tard aux peintures murales des appartements intérieurs. Toutes magnificences dispendieuses qui ne profitent point au bel art. Tel avocat affectait la simplicité catonienne à parler devant les juges des chefs-d’œuvre d’un certain Praxitèle[131] : mais tout le monde voyageait, et regardait. Le métier de Cicerone ou d’Exégète, comme il s’appelait alors, rapportait gros. On faisait littéralement la chasse aux objets d’art, moins peut-être aux statues et aux tableaux, qu’aux ustensiles divers, aux curiosités de la table ou de l’ameublement. La grossièreté romaine, amoureuse de l’étalage, y trouvait son compte. Déjà l’on s’était mis à fouiller les vieux tombeaux grecs de Capoue et de Corinthe, pour y ravir les vases d’airain ou d’argile, placés aux côtés des morts. Tel bronze, statuette ou figurine se payait 40.000 HS (3.000 thaler = 11.500 fr.) : telle paire de tapis précieux, 200.000 HS (15.000 thaler = 56.250 fr.). Telle marmite de bronze d’un bon travail se payait au prix d’un domaine rural. Combien de fois le riche amateur, ce barbare en quête de joyaux d’art, n’était-il pas volé par ses marchands ? Toutefois, le pillage et la ruine de l’Asie Mineure, qui regorgeait de chefs-d’œuvre, valurent à Rome la possession des morceaux antiques les plus précieux : Athènes, Syracuse, Cyzique, Pergame, Chios, Samos, et toutes les anciennes capitales de l’art étaient dépouillées pour le marché de Rome. Tout ce qui était à vendre, et même ce qui ne l’était pas, partait pour les palais ou les villas des grands de Rome. On sait quelles merveilles recelait la maison de Lucullus, à qui l’on fit un jour le reproche qu’il avait trahi ses devoirs de chef d’armée pour le seul intérêt de son dilettantisme artistique. Les curieux y affluaient comme aujourd’hui à la villa Borghèse, et comme aujourd’hui aussi se plaignaient de l’internement, de l’emprisonnement des trésors de l’art dans les palais et les campagnes des grands, où la visite en était difficile et exigeait d’habitude une autorisation particulière accordée par le maître. — En revanche, les bâtiments publics ne s’étaient en aucune façon enrichis des œuvres des illustres sculpteurs ou peintres de la Grèce ; et dans la plupart des temples de Rome on en était encore aux vieilles statues de bois des dieux. Quant à la pratique des arts, Rome n’a rien produit qui vaille d’être nommé : à peine dans tout le siècle possède-t-elle un seul statuaire ou peintre dont le nom soit resté ; je veux parler d’un certain Arellius dont les œuvres faisaient fureur. Non qu’elles eussent un vrai mérite plastique, mais le maître roué[132] à ses figures de déesses prêtait la ressemblance exacte de ses maîtresses du jour.

A l’intérieur, des maisons, et au grand air de la vie publique, la musique et la danse croissent en faveur. Nous avons vu que la musique scénique et le ballet se sont créé au théâtre un rôle indépendant et considérable. Ajoutons à cette indication un autre fait non, moins important. Désormais, le théâtre public s’ouvre fréquemment aux représentations données par les, musiciens, les danseurs et déclamateurs venus de Grèce, pareils à ceux qui parcouraient depuis longtemps l’Asie Mineure, et toutes les contrées helléniques ou hellénisantes[133]. Ces mêmes musiciens, danseurs et danseuses, louaient leurs services pour amuser les convives à table et dans d’autres occasions : les riches entretenaient aussi chez eux pour leur chapelle, des joueurs de luth et d’instruments à vent, et des chanteurs. Non contents de cela, les gens du bel air se mirent eux-mêmes à jouer et à chanter. Aussi voit-on la musique entrer désormais dans le programme universellement admis des branches diverses de l’éducation ; et pour ce qui est de la danse, il n’est pas, sans parler des femmes, jusqu’à des consulaires, à qui l’on n’ait pu, un jour, jeter à la face de s’être donnés en spectacle dans quelque ballet de société.

Faut-il le dire ? Avec les débuts de la monarchie, déjà se manifestent à la fin de la période actuelle les commencements d’une ère meilleure pour les arts. Nous avons raconté dans le précédent chapitre quel puissant essor, sous l’impulsion de César, l’architecture a pris et devait prendre bientôt dans la capitale et dans tout l’empire. Il en est de même de la gravure monétaire. Celle-ci se transforme vers l’an 700 [54 av. J.-C.] : l’empreinte, souvent grossière et négligée de l’ancienne médaille, fait place désormais à la finesse et à la netteté du relief.

Nous assistons à la fin de la république romaine. Nous l’avons vu, durant cinq cents ans, commander à l’Italie et à la région méditerranéenne : nous l’avons vue s’en allant en ruine, non sous le coup des voies de fait du dehors, mais par le vice intérieur de sa décadence politique et morale, religieuse et littéraire, et laissant la place à la nouvelle monarchie. Dans ce monde romain, tel que César le trouva, beaucoup de nobles choses survivaient, legs des siècles passés, amoncellement infini de grandeurs et de splendeurs. D’âme, il n’y en avait presque plus ; de goût, bien moins encore : dans la vie, et autour de la vie, plus de joies. Ce monde était vraiment vieux et le génie patriote de César ne pouvait le refaire jeune. L’aurore ne revient pas, tant que la nuit noire n’a pas achevé de tout envahir. Avec César cependant, les riverains de la Méditerranée si longtemps battus par les orages du milieu du jour pouvaient espérer un soir plus calme. Aussi bien, au sortir des longues ténèbres de l’histoire, luira l’ère nouvelle des peuples : de jeunes nations, libres de leurs allures, se mettront en marche vers un but plus haut et nouveau, et parmi elles, il s’en trouvera plus d’une chez qui auront germé les semences jetées par la main de César, plus d’une tenant de lui son individualité, et lui en demeurant redevable.

 

Fin de l’Histoire romaine

 

 

 



[1] [Antiochus d’Ascalon, le fondateur de la Ve académie, l’ami de Lucullus, et le maître de philosophie de Cicéron, à Athènes (en 675 [79 av. J.-C.] Academ., passim., et Brut., 91). Il était, aux yeux de l’orateur romain, le plus achevé et le plus ingénieux des philosophes du temps : politissimum et acutissimum omnium nostræ memoriæ philosophorum (Acad., 2. 35). Il avait été le disciple, entre autres, de Philon d’Alexandrie, dont il•prit plus tard à partie le platonisme dégénéré en scepticisme (Acad., 2, 4). Puis bientôt fondant ensemble, dans un éclectisme habile les doctrines diverses des principales sectes, il soutint, avec l’ancienne Académie, que l’intelligence a son criterium pour discerner sûrement le vrai du faux, du pour parler avec l’École, pour discerner les images fournies par, les objets réels des simples conceptions immatérielles (Acad., 2. 18-19). En somme, également éloigné des paradoxes moraux, des stoïques, et des rêveries métaphysiques des académiciens outrés, il se rapprochait davantage des doctrines positives de l’Aristotélisme : il voulait l’honnêteté dans la vie, en jouissant des ` biens que la Mature a mis à la portée de l’homme (honeste vivere, fruentent rebus tis quas primas homini natura conciliet. Acad. 2, 42). Il accompagna Lucullus en Syrie, où il mourut, ce semble, vers 686 [-68].]

[2] [Tarutius de Firmum, mathématicien et astrologue (in primis chaldaicis rationibus eruditus, dit Cicéron, de divin., 2, 117), fixait le jour natal de Rome aux fêtes de Palés (Parilia, le 11e jour avant les calendes de mai, ou 21 avril), alors que la lune était dans le signe de la Balance (in Jugo). Plutarque le mentionne aussi (Romulus, 12).]

[3] [A ce portrait de Nigidius Figulus, nous voudrions ajouter quelques détails purement biographiques. On ne sait ni la date ni le lieu de sa naissance. Mais il appartenait au Sénat, où en l’an 691 [63 av. J.-C.], il appuya les motions de Cicéron, son ami, contre les Catilinariens (Cicéron, Pro Sull., 14. – Plutarque, an seni sit gerenda respubl., 27). Préteur en 695 [-59], il est exilé, on l’a vu plus haut, par César (709 [-45]), et meurt loin de Rome vers 710 [-44]. Eusèbe (Chron., 184) lui donne les titres de Pythagoricus et Magus ; et de fait, au dire de Cicéron, d’Aulu-Gelle et d’autres, il passait pour l’un des plus savants hommes de son temps, quoique Aulu-Gelle lui, reproche aussi le défaut de clarté dans le style et l’exposition (Ætas M. Ciceronis et C. Cæsaris… doctrinarum multiformium variarumque artium quibus humanitas erudita est, culmina habuit M. Varronem et P. Nigidium.... Nigidianæ autem commentationes non proinde in valgus exeunt... et obscuritas subtilitasque earum, tanquam parum utilis, derelicta est. Noct. att. 19. 14). M. Egger (Latin. serm, vetust. reliq. pp. 59 et s.) a réuni quelques fragments de Nigidius disséminés dans les livres des grammairiens postérieurs, dans Aulu-Gelle surtout. — Quant à ses recherches sur la physique et la philosophie, V. entre autres le témoignage de Cicéron, au prologue de son exposition du Timée, où Nigidius figure comme l’un des interlocuteurs (fuit enim ille vir quum ceteris artibus quæ quidem dignæ libero essent, ornatus omnibus, tum acer investigator et diligens earum rerum quæ a natura involutæ videntur). On y lit que quand le consulaire se rendit en Cilicie, Nigidius, qui venait de quitter son gouvernement, l’attendit à Éphèse, où Cratippe vint aussi le retrouver. — Nous connaissons par des fragments assez nombreux, je le répète, les Commentarii Grammatici de Nigidius, en 30 livres : on cite aussi de lui une élude : de Sphæra barbarica et græcanica, et divers autres traités : de animalibus : de hominum naturalibus (des organes génitaux de l’homme) : de extis : de auguriis ; de ventis ; de Deis, etc. — Nous renvoyons enfin le lecteur à une lettre touchante de Cicéron, réconfortant Nigidius dans son exil (ad fam., 4, 13) ; et nous signalerons aux curieux d’érudition, le travail de Burigny, Mém. de l’Académ. des Inscript. et Belles-lettres, 29, p. 190, ainsi que l’étude plus récente de Hertz : de Publ. Nigidii Figuli studiis atque operibus. Berlin, 1845.]

[4] [Cicéron lui-même avait la sienne. Ad. Atticus, passim. — Mais les Romains confondirent bientôt les gymnases et les palestres. L’un et l’autre mot chez eux devinrent synonymes.]

[5] [IX libri disciplinarum : il n’en reste rien ou presque rien.]

[6] Ces sept sciences constituent, comme on sait, les sept arts libéraux, lesquels, sauf la distinction à faire quant aux époques entre les trois arts plus anciennement reçus en Italie, et les quatre arts plus récemment introduits, se sont perpétués dans les écoles du moyen-âge.

[7] [Aratos, contemporain d’Aristarque de Samos et de Théocrite (IIIe siècle avant J.-C.), vécut à la cour d’Antigone Gonatas, le macédonien. Grammairien et philosophe, il mit en vers les deux traités en prose d’un auteur plus ancien (Eudoxos), sous les titres de Phénomènes, et de Pronostics. Ces ouvrages qui n’ont qu’un intérêt scientifique assez mince, sont élégamment écrits, et Quintilien les loue (X, 1). Ils trouvèrent grande faveur à Rome, et furent traduits trois fois en vers latins. La première traduction des Phénomènes est due à Cicéron, très jeune encore, lorsqu’il exécuta son travail (de Nat. Deorum, 2. 41) : la seconde à César Germanicus, petit-fils d’Auguste : la troisième à Festus Avienus. Il nous reste des fragments des unes et des autres : on les trouvera réunis dans l’édition d’Aratus, de Buhle, 1793-1801. Leipzig.]

[8] [Euphorion, fils de Polymnète, né à Chalcis d’Eubée vers l’an 480 [244 av. J.-C.], au temps des guerres de Pyrrhus en Italie. — Il vécut à la cour d’Antiochus le Grand, dont il fut le bibliothécaire, et mourut en Syrie. Philosophe, grammairien et polygraphe, il composa aussi de très nombreux poèmes, épiques, mythologiques et élégiaques, dont il ne nous reste que les noms. L’Anthologie nous a gardé de lui deux épigrammes, du genre érotique : il eut, dans ce genre, Cornelius Gallus, Tibulle et Properce pour imitateurs. — Cicéron, vengeant la gloire oubliée d’Ennius, s’attaquait vivement aux prôneurs de l’obscur et fade poète (cantores Euphorionis Tuscul., 3. 10, et de Divin., 11, 64). Meinecke a écrit une étude de Euph. Chalcid. vita et scriptis, qu’on pourra lire dans ses Analecta Alexandrina, Berlin, 1843. (V. aussi l’Anthologie grecque, traduite, éd. Hachette, Paris, 1863, t. I, pp. 114 et 427, t. II, notice p. 424, et l’épigramme de Cratès, t. I, p. 422). — Callimaque est plus connu. Appartenant à une branche des Battiades de Cyrène, il vécut à Alexandrie, sous les Ptolémées Philadelphe et Évergète, il fut préposé en chef à la bibliothèque d’Alexandrie. Grammairien, philologue, poète et critique, il écrivit, dit-on, huit cents ouvrages ou traités, dont, sauf pour quarante environ, nous n’avons même plus les titres. Comme Euphorion il accumulait et compilait les curiosités mythologiques et légendaires. — Citons parmi ses reliquiæ, six hymnes dans le genre épique, poèmes érudits et péniblement écrits, non moins pénibles à lire ; soixante-trois épigrammes, insérées dans l’Anthologie ; et des fragments d’élégies, dont l’une a été imitée par Catulle (de coma Berenices). Il servit aussi de modèle à Ovide et Tibulle. — Parmi ses livres en prose, il faut regretter surtout sa Bibliothèque littéraire, véritable catalogue chronologique des ouvrages conservés au Musée d’Alexandrie. — Les causes (αϊτια) auxquelles fait allusion M. Mommsen étaient un poème didactique en quatre chants sur les mythes, les rites, et les traditions pieuses. Nous en connaissons quelques vers. — Apollonius de Rhodes, l’auteur du poème des Argonautes, comptait parmi les disciples de Callimaque. Imitateur d’Homère et des Anciens, il se permit contre son maître une acerbe critique (V. Anthologie, éd. Hachette, I, p. 420) : Callimaque y répondit par l’Invective de l’Ibis qu’Ovide a imitée. En résumé, s’il fut le prince de l’élégie (Quintilien, 10, 58), il montra plus d’art que de génie, et la postérité a ratifié le jugement d’Ovide : Quamvis ingenio non valet, arte valet. (Amor., 1, 15). Les éditions de Callimaque sont nombreuses. Citons celle d’Ernesti, Leyde, 1761, et la dernière, de Blomfield, London, 1815. — De Lycophros, de Chalcis aussi, nous dirons seulement qu’il fut de même attaché au Musée d’Alexandrie sous Ptolémée Philadelphe, qu’il eut pour mission de classer les manuscrits des comiques, et qu’il écrivit sur eux un livré érudit malheureusement perdu. Il fut de la Pléiade, comme Callimaque, écrivit de nombreuses tragédies, un drame satirique contre Ménédème d’Erétrie, le philosophe, et enfin un long monologue iambique en 1474 vers, la Cassandra (ou Alexandra), poème d’une obscurité proverbiale, même chez les Anciens (σxοτεινόν ποίημα, dit Suidas), et sur lequel les scholiastes et commentateurs se sont donné carrière. Il y met en scène la prophétesse de la chute de Troie, remonte aux Argonautes, aux Amazones, à Io et à Europe, etc., etc. — La dernière édition de l’Alexandra est due à Bachmann, 2 vol. Leipzig, 1828.

Sur tous ces poètes, et sur la Pléiade Alexandrine, nous renvoyons le lecteur à l’Essai historique sur l’École d’Alexandrie, de M. Matler, Paris. 1820.]

[9] [Ainsi firent Pompée, César, Cicéron, même dans leur âge mûr. — Ces deux derniers reçurent à Rhodes les leçons d’Apollonius d’Alabanda (en Carie), plus connu sous le nom de Molon. Brutus, 90-91. – Suétone, César, 4.]

[10] [C’est de l’ancienne bibliothèque d’Asinius Pollion, qu’il s’agit.]

[11] [Contemporain des Lagides, et de Timée (IIIe siècle). Rhéteur et historien, mais jetant en effet le roman dans l’histoire, il avait, écrit une vie d’Alexandre, dans le style asiatique, marqué par la recherche précieuse, la minutie puérile, et l’amour du merveilleux. Cicéron le prend à partie pour sa manière saccadée et hachée (quid... tam fractum, tam minutum. Brut., 83 : et ailleurs : saltat, incidens particulas. Orat., 67,69). Strabon et Denys d’Halicarnasse confirment son opinion. Enfin Aulu-Gelle dit de son histoire : libri miraculorum fabulorumque pleni, res inauditæ, incredulæ (Noct. Att., 9. 4). Quelques lignes nous en ont été conservées par Photius, et Denys d’Halicarnasse (de compar. verb., 4).]

[12] [Quintes Hortensius Hortalus (640-704 [114-50 av. J.-C.]), de huit ans l’aîné de Cicéron, nous est connu surtout par les écrits de celui-ci. Il appartenait à la gens plébéienne des Hortensii, dont le nom aurait indiqué l’origine professionnelle (jardiniers). Avocat, uniquement avocat, il n’a rien laissé derrière lui, que la renommée d’une souplesse de talent merveilleuse, se prêtant à la défense de toutes les causes politiques ou civiles. Sa mémoire, lés ressources de sa dialectique, étaient inépuisables. Travailleur infatigable, à la voix sonore, au geste et à l’attitude pleins d’art, il n’omettait rien de ce qui pouvait profiter à sa cause. Épicurien de mœurs et de caractère, usant de tous les moyens pourvu qu’il réussit, il pratiqua souvent les juges, et gagna maint procès par la corruption, et à coups d’argent fourni par ses riches clients. A 19 ans, il plaide son premier procès, et comme tout d’abord on salue une statue de Phidias (Brut., 64), il est reconnu pour un maître. Il alla ensuite aux armées pendant la guerre sociale et fut promu au tribunat militaire (Brut., 89). De retour à Rome, il se donne au parti aristocratique, il est l’avocat ordinaire des optimates accusés de concussion et d’extorsion. En 668 [-86], il défend Pompée accusé d’avoir détourné partie du butin d’Asculum (Brut., 64). Pendant longtemps, roi incontesté du barreau (rex judiciorum. Cic., in Q. Cœcil., 7), il vit un jour se lever en face de lui l’homme qui l’allait détrôner. Cicéron accusa Verrès, qu’Hortensius défendit en vain. Déjà, avant son voyage à Athènes et dans le procès de Quinctius (673 [-81]), le jeune avocat l’avait eu pour adversaire (pro Quinct., 1, 2 ; 22, 24, 26). — Questeur, édile, préteur urbain, Hortensius obtint enfin le consulat en 685 [-69]. On le vit plus tard s’opposer aux lois Gabinia et Manilia, qui conféraient à Pompée l’omnipotence en Orient. Après le consulat de Cicéron, les deux rivaux marchent d’accord : ils défendent ensemble Rabirius et Murœna, et sont amis désormais (noster Hortensius : ad Att., 1, 14), amis peu sincères au fond. Ils luttent ensemble contre Clodius. — Après le retour de Pompée, Hortensius quitte la scène politique, et se consacre exclusivement aux affaires du barreau : il plaide avec Cicéron encore, pour Flaccus, pour Sextius : seul, il défend Lentulus Spinther, Valerius Messala à l’occasion duquel il est sifflé par le peuple au théâtre (ad fam., 8, 2), et enfin Appius Claudius, accusé de majestate et ambitu par Dolabella, le futur gendre de Cicéron. Il meurt peu après, laissant quelques écrits au-dessous de sa réputation (intra famam Quint. 3, 8), quelques travaux historiques passables (ad Att. 12, 5), et des poésies sans valeur. — J’ai dit qu’Hortensius était épicurien dans ses goûts et sa vie : par son caractère, et ses habitudes, il offre avec Atticus une ressemblance frappante : il aime la richesse, l’élégance ; il a sa maison à Rome, sur le Palatin (celle qu’habitera un jour Auguste - Suet., Aug., 72) ; il a de superbes villas, à Bauli, à Tusculum, à Laurentum. Il fait de grosses récoltes en vin (Pline, h. nat., 14, 6, 17) ; il possède des garennes immenses, d’où sort un esclave vêtu en Orphée, et conduisant devant ses convives, au son de la cithare, des bandes d’animaux charmés (Varr., de re rust., 3. 13) ; des viviers enfin où nagent ses murènes apprivoisées, et dont il pleure la mort (Pline, h. nat. 9, 55) ! Il laisse à sa mort 10.000 amphores de vin étranger dans sa cave.

Nous n’ajouterons rien à ce que dit M. Mommsen de son style d’orateur. Cicéron, et d’autres l’ont assez fait connaître (V. surtout le Brutus, 88). —Enfin nous renvoyons aux Notices plus étendues de Drumann, III, pp. 81-108.]

[13] [Il n’est presque pas une lettre de la Correspondance familière de Cicéron et autres, où l’on ne trouve des phrases, des mots grecs ainsi jetés dans la trame du texte latin.]

[14] [V. par ex., le fragment d’une lettre de César à Cicéron, cité au Brut., 72. — Catulle, carmen 50.]

[15] Exemple : génitif senatuis et senatus, datif senatui et senatu.

[16] Maxumus, maximus.

[17] [On a pour les suppléer le c et l’x.]

[18] [Ils l’omettent ou la laissent subsister, selon le besoin de la prosodie : ex., legibus : legibu.]

[19] Citons Varron (de re rust. 1, 2) : In aedem Telluris veneram, rogatus ab aeditimo, ut dicere didicimus u patribus nostris, ut corrigimur a recentibus urbanis, ab aedituo. [Aeditimus, aedituus, gardien du temple.]

[20] [Œuvre fruste, on le sait, mal composée, mal écrite, inculte et souvent inintelligible, on l’a dit déjà.]

[21] [Je traduis mot à mot l’allusion à la vieille ère des poètes franconiens dans la littérature allemande.]

[22] Citons la Dédicace, très caractéristique de cette clientèle, de la description poétique de la terre, connue dans le monde érudit sous le nom de la Périégèse, de Scymnos. Après avoir dit son dessein d’écrire dans le mètre favori de Ménandre une sorte d’esquisse géographique, utile aux élèves, facile à apprendre par cœur (de même qu’Apollodore avait dédié son Manuel pareil au roi Attale Philadelphe de Pergame « pour qui ce sera gloire éternelle, que ce livre d’histoire porte son nom ! »), l’auteur de la Périégèse dédie le sien au roi Nicomède III de Bithynie (663 ?-679 [91-75 av. J.-C.]).

Puisque seul, dit-on, parmi les rois de ce temps, tu sais faire o le don de la faveur royale ; je me suis résolu d’en tenter l’expérience : je -viens et je veux voir ce que c’est qu’un roi. L’oracle d’Apollon m’y enhardit, et je m’approche à bon droit de ton foyer, devenu presque, sur un signe de loi, le commun asile des savants !

[Apollodore l’Athénien, florissait vers l’an 614 [-140], peu après la date de la chute de Corinthe. Élève d’Aristarque, de Panætius, il publia plusieurs livres sur la grammaire, l’histoire et les antiquités sacrées et profanes. On trouvera à son nom (Dict. de Smith, et dans Pauly - Real encyclopédie) l’indication des titres de ses nombreux ouvrages, dont il ne nous reste rien ou à peu près rien, si ce n’est trois livres de sa Bibliothèque (Βιβλιοθήxη), écrits en vers iambiques, et  contenant un essai érudit sur les anciens mythes théogoniques et cosmogoniques de la Grèce jusqu’au temps de Thésée. Clavier, entre autres, en a donné une bonne édition avec traduction et commentaire (Paris, 1805, 2 vol, in-8°). Le meilleur texte est celui de C. Müller (fragm. Græc. hist. 1, coll. Didot). C. Müller prétend que sa périégèse mentionnée par Strabon, (περί γής, ou γής περίοδος), n’aurait pas été autre chose qu’un extrait géographique de la g rancie, Chronique (χρονίxά) d’Apollodore, aussi en vers iambiques libres, catalogue des faits historiques depuis la guerre de Troie jusqu’à son temps. Cette chronique était en effet dédiée à Attale II Philadelphe, de Pergame († 616 [-138]).

Quant à Scymnos, de Chios, il avait composé, on ne sait à quelle époque, une description de la terre, citée par Étienne de Byzance et autres. Elle était écrite en prose. La périégèse en vers, publiée sous son nom (Müller, Gœographi Gr. minores, coll. Didot), ne lui appartient pas (v. Letronne, Scymnus et Dicœarque, Paris, 1840 ; et Meinecke, Berlin, 1846). — Le Nicomède de la Dédicace est Nicomède III Eupator (679 [-75]), l’ennemi de Mithridate.]

[23] [Philodème de Gadara, en Cœlésyrie, poète et grammairien. Il nous est surtout connu par l’Invective de Cicéron (in Pison, 28, 29) contre son patron L. Pison Cœsoninus, l’ancien proconsul de Macédoine, et le beau-père de César, cet homme de ténèbres, de boue et d’ordures (Ibid., 26). — Cicéron, tout en le trouvant en si triste compagnie, atteste du moins que Philodème est homme d’esprit et de savoir (ingeniosunt... alque eruditum) ; mais il ne sut que chanter en vers délicats les infamies, la luxure et les adultères de son Mécène (omnes libidines, omnia stupra, omnia eænarum genera conviviorumque, adulteria denique ejus delicatissimis versibus expresserit, 29). Peut-être tout cela est-il exagéré, mais le fond est vrai. — Il ne nous reste des nombreux écrits de Philodème que quelques fragments déchiffrés dans les manuscrits d’Herculanum (rhétorique, morale et philosophie épicurienne, et musique), et une trentaine d’Épigrammes de l’Anthologie, dont plusieurs sont agréables, mais obscènes ou érotiques pour la plupart. — L’une d’elles s’adresse à Pison lui-même et le convie à un banquet célébré à l’occasion de la nativité d’Épicure (V. Anthologie, éd. Hachette, 1, p. 97.]

[24] [Asclépiade de Pruse, en Bithynie, vint à Rome au temps de Pompée (Pline, hist. n., 26, 7), y enseigna la rhétorique, puis se fît médecin, sans avoir étudié la médecine. Il n’en fut pas moins célèbre et fit école (Pline, l. c., 25, 3 et 14, 9. - 20, 20. - 22, 61). Charlatan fieffé, il n’admettait pas qu’un vrai médecin pût être malade (ne medicus crederetur si unquam invalidas ullo modo fuisset ipso). Il mourut fort vieux d’une chute du haut d’une échelle (Pline, h. n., 7, 37). Il ne manquait pas d’une certaine habileté de diagnostic, et, distingua le premier les maladies aiguës des affections chroniques. Les quelques fragments qui restent de ses écrits épars chez les écrivains spéciaux ont été publiés par Gumpert (Ascl. Bilhyn, fragm. - Weimar, 1794. — V. aussi Raynaud, de Ascl. Bith. medico ac philos. Paris, 1868).]

[25] [Alexandre de Milet, ou plutôt de Myndos, en Carie ; disciple de Cratès, esclave de Cornelius Lentulus Sura, le Catilinarien, et plus tard son affranchi, mourut à Laurentum, incendié dans sa propre maison. La connaissance de l’antiquité lui valut son surnom de Polyhistor (Suet., ill. gramm. 1, 1). Il accompagna. M. Crassus, et lui donna des leçons. Il écrivit de nombreux traités périégétiques, une histoire des philosophes, des animaux, etc., etc. (V. Muller, Hist. græc. fragm. 3e éd. Didot).]

[26] [Parthénios de Nicée, fait prisonnier dans les guerres contre Mithridate, vécut, dit-on, jusque sous Tibère, qui fit mettre ses œuvres et ses statues dans les bibliothèques. — Il aurait eu l’honneur d’enseigner le grec à Virgile (Macrobe, Saturn., 5, 17), qui l’aurait imité dans le Moretum. Ses poèmes, pour la plupart érotignes ou mythologiques, se distinguaient, dit-on, des Alexandrins et des Asiatiques par la clarté. — Il s’est conservé de lui un fragment en prose sur les malheurs amoureux, dédié à C. Gallus, qui fut aussi son élève.]

[27] [Posidonios d’Apamée, le demi stoïcien, surnommé le Rhodien, disciple de Panœtius à Athènes. Il vint s’établir à Rhodes, après de longs voyages en Espagne et en Italie, y ouvrit école, devint prytane, et fut envoyé à Rome en qualité d’ambassadeur (668 [86 av. J.-C.]). Cicéron et Pompée voulurent l’entendre. Il serait mort vers 703 [-61]. Il écrivit de nombreux traités sur la géographie, la physique, la philosophie morale, et une grande histoire, qui continuait Polybe. De toutes ces compositions, il ne reste que quelques phrases que Bake a recueillies Posidonii Rhod. relliquiæ doctrinæ, Leyde, 1810)].

[28] [Aristodème de Nysa, qui donna des leçons à Pompée, et fut l’instituteur de ses fils. On n’a rien de lui.]

[29] [Lucullus était l’auteur d’une histoire grecque de la guerre marsique (ad Att., 1, 19. – Plutarque, Lucullus, 1.

Atticus, le correspondant de Cicéron, avait écrit en grec une histoire du Consulat de ce dernier, et Cicéron lui-même en avait fait autant. Ces deux Commentaires, sont perdus (ad Att., I, 2).

Q. Scœvola, fils de l’Augure, faisait partie de la cohorte des amis de Cicéron, et l’accompagna en Asie-Mineure. — Il est plusieurs fois cité dans la correspondance familière.]

[30] [Tarse, de Cilicie, n’avait pas été seulement une ville importante sous le rapport politique et commercial. Après le siècle d’Alexandre, elle devint le siège d’une grande école de philosophie et de science : Strabon donne la longue liste des maîtres qui l’ont illustrée. C’est là aussi que saint Paul, appartenant à une famille juive fixée en ce lieu, recevra les leçons qui le prépareront à son enseignement et à son rôle d’apôtre des Gentils.]

[31] [Suréna leur produisit les livres impudiques d’Aristides, qui sont intitulés les Milésiaques, qui n’était pas chose faussement supposée, car ils avoient été trouvez et pris entre le bagage d’un Romain nommé Rustius : ce qui donna grande matière à Suréna de se moquer fort outrageusement et villainement des mœurs des Romains, qu’il disoit être si désordonnez que en la guerre mesme ils ne se pouvaient pas contenir de faire et de lire telles villenies, Plutarque, Crassus, 32 (trad. d’Amyot).]

[32] [Quintus Tullius Cicéron, le puîné de l’orateur et le beau-frère d’Atticus. — Élevé avec son frère, il l’accompagna dans sa jeunesse à Athènes (675 [79 av. J.-C.]). Préteur en Asie, il s’attira plus tard par ses fautes une lettre de réprimande restée célèbre (ad. Q. frat., 1, 1). On le retrouve lieutenant de César, en Gaule, où il se distingue par sa bravoure et sauve une partie de l’armée. Il passe aux Pompéiens, reproche à son frère sa mollesse politique, puis bientôt, non moins versatile lui-même, il se réconcilie avec César, à Alexandrie. Nous avons dit qu’il périt dans la proscription de 711 [-43], avec tant d’autres sénateurs. Sous le rapport littéraire, Quintus Cicéron n’était pas non plus, il s’en faut, sans valeur. Cicéron le regarde comme son maître dans l’art des vers priores partes tribuo (ad Q. frat., 3, 4), et nous raconte le tour de force des 4 tragédies, composées ou plutôt imitées du grec en seize jours (ibid., 3, 5). Rien ne nous reste de Quintus, si ce n’est une vingtaine d’hexamètres (de signis), dont la provenance est contestée, une ou deux jolies épigrammes contre les femmes (V. Anth. latin. et les éditions de Cic. l’aîné, aux fragm. poétiques), la déclamation bien connue de Petitione Consulatus, ce triste catéchisme de la brigue électorale à Rome, et enfin trois lettres à Tiron et une à son frère (ad famil., 8, 16, 26, 27 ; et 16, 16. — Nous renvoyons à sa notice détaillée, aux Dict. de Smith et de Pauly, et au t. VI de Drumann).]

[33] [Le mot parterre est inexact. C’est le paradis qu’il faudrait dire : mimosas ineptias et verba ad summam caveam spectantia (Sénèque, de tranquill., 11.)].

[34] Cicéron nous atteste en effet que le mime a supplanté l’Atellane (ad fam., 9, 1.6), d’accord en cela avec ce fait qu’au temps de Sylla les acteurs-mimes, hommes et femmes, se produisent pour la première fois (ad Herenn. 1, 14. 2, 13. - Atta, fr. 1, éd. Ribbeck. — Pline, hist. n., 118, 158. — Plut., Sylla, 2, 36). D’ailleurs, le mot minus, usité aussi dans une acception inexacte, désignait tout comédien, quel qu’il fût. Ainsi aux fêtes Apolliniennes de 542-543 [212-211 av. J.-C.], il est question d’un mime (Festus : V° salva res est : cf. Cicéron, de orat., 2, 59), simple acteur de palliata : à cette époque, il n’y a pas de place sur la scène romaine pour les mimes véritables. — On sait d’ailleurs que le mime romain ne se rattache en aucune façon au anime des temps grecs classiques : celui-ci consistait en un dialogue en prose, formant tableau de genre, et le plus souvent du genre pastoral. — [V. sur le Mime gréco-sicilien et latin, l’excellent article de Witzchel, R. Encyclopedie de Pauly, t. 5.]

[35] [Persona de mimo, modo egens, repente dives (Cicéron, Philippiques, 2. 65).]

[36] [Illud vero tenendum est mimos dictos esse a diuturata imitatione vilium rerum et levium personarum, dit Euanthius, commentateur de Térence au IVe siècle ap. J.-C. — Et Donatus, son contemporain et confrère, fait la même remarque : planipedia autem dicta ab humilitatem argumenti ejus ac vilitatem actorum.]

[37] Quiconque possède 100.000 HS, on se le rappelle, entre par cela même dans la première classe des électeurs ; et son héritage tombe sous le coup de la loi Voconia. Grâce à ce cens, il a franchi la limite qui sépare l’homme de condition des humbles (tenuiores). C’est pour cela que Furius, le client pauvre de Catulle (23, 26) demande sans cesse 100.000 sesterces aux Dieux.

[38] [Divinité populaire italique, dont la fête tombait le 15 mars : le peuple lui demande ut amare perennareque commode licent (Macrobe, Saturnales, 1, 12). Plus tard, la légende l’a identifiée avec l’Anna soror du 4e livre de l’Énéide, qui vint en Italie après la mort de Didon, excita la jalousie de Lavinia, et avertie par un songe, se jeta dans le Numicius (Ovide, Fastes, 3, 523, etc., 657. — V. Preller, Mythol. Rom.).]

[39] [Telles que les Sentences publiées sous les noms de Syrus et de Varron. — Publius Syrus fut esclave, et originaire d’Asie, son nom l’indique. Aux jeux donnés par César en 709 [45 av. J.-C.], il lutta contre Laberius, et l’emporta, ce qui valut à celui-ci cette apostrophe de César : Favente libi me victus es, Laberi, a Syro ! Ses mimes avaient été publiés, et jouirent d’une haute faveur dans le monde littéraire de Rome : Sénèque, Aulu-Gelle et Macrobe les citent souvent. La grâce, l’ingénieux du tour et de la pensée faisaient le principal mérite de son style. — Il paraît avoir vécu jusque sous Auguste.]

[40] Dans le Voyage aux enfers de Laberius, on voit passer toutes sortes d’individus qui ont vu des prodiges et des signes : à tel d’entre eux, est apparu un mari à deux femmes. - Sur quoi un voisin se récrie que c’est chose plus étonnante encore que les six édiles vus en songe par un devin ! Or, à en croire les commérages du temps, César aurait voulu établir la polygamie (Suétone, César, 52) ; et l’on sait qu’en réalité il porta les édiles de quatre à six. Il ressort aussi de là que si Laberius s’entendait au rôle de fou du prince, César, de son côté, lui laissait pleine carrière.

[41] [Les fragments qui nous restent de Laberius sont bien peu nombreux. Ils ont été publiés, notamment par Ziegler (de Mimis Romanoruam : Gœttingue, 1788, et par Bothe, Poetae scenici lat. t. V). Né vers 644, il serait mort à Pouzzoles, en 711 [43 av. J.-C.]. A en juger par le fragment fameux du Prologue (pp. 50 et 59), il se serait placé, par le style, entre Plaute et Térence : plus vigoureux et éloquent que ce dernier, vif et incisif comme le premier. Nous renvoyons à Macrobe, Saturnales, 2, 7. Il faut lire tout le chapitre où est rapporté l’incident reproché à César : il y cite et le prologue et quelques vers énergiques du poète, tels que ceux-ci, jetés le même jour à la face de l’Imperator :

A çà donc, Romains, c’en est fait de la liberté !

Il faut bien qu’il craigne le grand nombre, celui que le grand nombre craint !

[42] [Un jour les spectateurs admirent au cirque, un velum de soie des Indes, étendu au-dessus de leurs têtes (Pline, Hist. nat., 9, 57).]

[43] Le Sénat pour ses feux, par chaque représentation, lui allouait 1.000 deniers (300 thaler = 1.125 fr.), non compris la troupe, qui était également défrayée. Plus tard, il refusa personnellement tout honoraire. — [C’est ici le lieu de faire connaître les deux fameux acteurs.

Æsopus Claudius, l’acteur tragique, affranchi, sans doute, de quelque personnage de la gens Claudia. Il avait profondément étudié, et suivait au Forum les plaidoiries d’Hortensius et autres : plein de poids dans son débit et son geste (gravis Æsopus (Horace, Epist. 2, 1, 82 : gravior : Quintilien, Inst. orat. 11, 3, § 111), plein de feu et d’expression (tantum ardorem vulluum atque motuum. Cicéron, de Divin., 1, 37), il avait atteint les sommités de son art (summus artifex), et se fût fait partout sa place (Cicéron, pro Sest., 56). Comme Roscius, il fut le familier de Cicéron (noster familiaris :ad. Quint. frat. 1, 2) ; et jouant un jour le rôle de Télamon exilé d’Accius, il sut rappeler au public le souvenir du grand consulaire, fit applaudir sa hardiesse, et fut mille fois rappelé (millies revocatum est : pro Sest., 56-58). Lors de l’ouverture du théâtre de Pompée, il avait quitté la scène : il voulut y remonter dans cette occasion, mais la mémoire lui manqua (ad famil. 7, 1). Il laissa son immense fortune à son fils Clodius, qui la dévora rapidement (Smith. Dict. V° Æsopus. - Pauly’s Real Encycl. ibid.)

Q. Roscius Gallus naquit dans l’esclavage à Selontum, près Lanuvium (vers 625 [139 av. J.-C.]). Il acheta sa liberté, eut une sœur mariée à Quintius (pro Quint., 24, 25), et devint le comique favori des Romains. On a vu, par l’épigramme citée plus haut, qu’il était beau de visage et bien fait de corps. Son talent fit l’admiration de tous. Son caractère lui avait concilié l’amitié des plus grands parmi les Romains, Sylla, Cicéron, etc. Comme Ésope, il suivit les plaids du Forum, les leçons des rhéteurs, et s’exerçait à la déclamation avec les grands avocats. Entre lui et Cicéron surtout l’intimité était des plus étroites (amores et deliciae). Chacun aussi connaît le procès civil qu’il eut à soutenir contre Fannius et que plaida le même Cicéron, vers l’an 686 [-68] (pro Roscio). Il était savant (doctus : Hor., epist. 2, 1, 82) et écrivit un Traité où il comparait l’éloquence et l’art du comédien. Il avait le débit plus rapide qu’Ésope (citatior, Quintilien, Inst. or. 11, 3, § 111), excellant dans les rôles à mouvement et à passion, sans jamais cesser d’être noble. Le decere était pour lui la perfection de l’art. Il mourut vers 692 [-62].]

[44] [Les danseuses et les femmes-mimes étaient le plus souvent, comme chez nous, modernes, de riches courtisanes. On cite encore parmi les nobilissimae meretrices de l’époque, les mimes Arbuscula, Origo, etc. (Hor., Sat., 1, 2, 55, 57). Hortensius, à cause de sa mollesse efféminée, avait été nommé par dérision du nom de Dyonisia.]

[45] [Selon la tradition allemande, M. Mommsen critique chez nous un état de choses qui n’est plus exact. La montre de notre auteur retarde ; et chacun sait que le théâtre français actuel n’a plus ni son Talma, hélas ! ni ses abonnés de l’École classique. — Je reconnais d’ailleurs que la farce absurde a envahi les scènes de second ordre : mais les Allemands et princes allemands ne sont-ils pas des premiers, et chez eux et chez nous, à courir en foule aux représentations de la Grande Duchesse ? Et le compositeur de la musique n’est-il point un Allemand ? Ce n’est point le lieu d’en dire plus ici.]

[46] [La traduction de M. Mommsen est fort libre. Voici le texte de la pièce intitulée : in annales Volusii :

Annales de Volusius, sale papier pour le cabinet, à vous de payer pour le vœu de ma belle. Elle l’a promis à Vénus sainte et à Cupidon ! Si je lui suis rendu, si je cesse de lancer mes iambes ardents, elle va livrer au Dieu boiteux du feu les écrits les plus choisis du plus mauvais des poètes, elle les brûlera au bûcher de malheur ! …… Mais c’est vous qu’il faut jeter au feu, Annales de Volusius, pleines de rustiques balourdises, sale papier pour le cabinet ! (Cat., 36).

Du Volusius à qui s’adresse l’épigramme on ne sait rien. Il est question dans les lettres de Cicéron d’un Cnœus, ailleurs d’un Quintus Volusius qui l’aurait accompagné en Cilicie (703 [51 av. J.-C.], ad Att., 5, 21. - Ad fam., 5, 10, et 5, 20), et aurait enseigné l’éloquence. — D’autres critiques croyaient qu’il y a faute dans le texte catullien, et qu’il s’agit ici de Tanutius Geminus, nommé par Suétone (César, 9), et auteur d’une historia, Sénèque dit aussi combien elle est lourde et de quel nom où l’appelle (Tonusii scis quam ponderosi sint et quid vocentur - ep. 93). N’a-t-il pas en souvenir la cacata charta de Catulle ?]

[47] [M. Mommsen fait allusion à l’épisode de la peste d’Athènes (Thucydide, liv. 2, 47 et s.). Lucrèce a magnifiquement repris et imité l’énergique tableau du maître grec (de nat. rer., 6, 1136 et s.)].

[48] [De nat. rer., 1, 717 et s. — Il faut lire tout le magnifique passage terminé par ces vers :

Rebus opima bonis, malta munito virum vi,

Nil tamen hoc habuisse viro prœclarius in se

Nec sanctum magis, et mirum carumque videtur.]

[49] [De nat. rer., 3, 1056.]

[50] Sauf pourtant, il semble, quelques exceptions. Ainsi il parlera du pays de l’encens, la Panchée (2, 417). Mais ces exceptions s’expliquent : déjà l’on trouvait ces mêmes indications dans le roman voyage d’Évhémère, d’où elles ont pu passer dans les vers d’Ennius, et en tous cas dans les prophéties de Lucius Manlius (Pline, Hist. n., 10, 2, 4). Elles n’étaient donc point nouvelles pour le public de Lucrèce.

[51] De nat. r., I. 57 et s. ; et II, 118 et s.

[52] Quoi de plus naïf, en effet, que ces peintures guerrières, de flottes brisées par les tempêtes, d’éléphants furieux écrasant leurs propres soldats, toutes images évidemment empruntées aux guerres puniques ? Lucrèce y parle comme s’il an était le témoin oculaire. — Cf. 2, 41 ; et 5, 1226, 1303, 1339.

[53] [Chose singulière, Cicéron ne parle de lui qu’en ternes froids : Ovide ne lui paye qu’un tribut vague, et Quintilien ne le comprend pas. Cicéron, ad Quint. frat., 2. 11. Lucrelii poemata... non multis tuminibus ingenii, multae tamen artis. – Ovide, de art. am., 1. 15. 23. – Quintilien, 10, 1, 81. — Mais Virgile et Horace l’ont souvent pratiqué. Aulu-Gelle, 1, 21.]

[54] [De rer. nat., 1, 521 et s.]

[55] Quelle distance entre le vers latin s’étalant dans sa grandiose harmonie et l’éclat de ses couleurs, et la plie imitation de M. de Pongerville. Tradutore, traditore !

Humana ante oculos foede cum vita jaceret

In Terris, oppressa gravi sub Relligione,

Quœ capot a cœli regionibus ostendebat,

Horribili super aspectu mortalibus instans,

Primus Graius homo mortales tollere contra

Est oculos osus, primusque obsistere contra.

Quem nec fama Deum, nec fulmina, nec minitanti

Murmure compressif cœlum ; sed eo magis acrem

Virtutem inritat animi, confringere ut arcta

Naturœ primas portarum claustra cupiret.

Ergo vivida vis animi pervicit, et extra

Processit longe flammantia mœnia mundi

Algue omne immensum peragravit mente animoque.

Lucrèce nomme nettement la religion, les dieux, le ciel contre qui se dresse son philosophe (de nat. rer., 1, 63).]

[56] [De nat. rer., 2, 598 et s.]

[57] [Nous n’ajouterons rien aux pages brillantes qui précèdent. Rappelons seulement que Lucrèce, né à Rome vers 659, se serait suicidé, à 43 ans, en 703 [51 av. J.-C.], le jour même où Virgile prenait la robe prétexte. Saint Jérôme (in Euseb. Chronic. ann. 1918) prétend qu’il était devenu fou, ayant pris un philtre d’amour ; que dans les intervalles lucides, il aurait écrit plusieurs des livres de son poème ; que Cicéron les aurait ensuite corrigés, Mais c’est là un pur roman.

Si Gœthe, chez les Allemands, a voulu traduire Lucrèce, rappelons que chez nous Voltaire et Diderot le tinrent en haute estime, et que surtout Molière l’a imité dans une tirade fameuse du Misanthrope.]

[58] Vraiment, dit Cicéron (Tuscul., 3, 19) à propos d’Ennius, nos récitateurs à la mode des vers d’Euphorion tiennent en mépris le grand poète ? Et ailleurs, dans une lettre à Atticus (7, 2) : Je suis heureusement arrivé : le vent qui vient d’Onchesme [port de Chaonie, en Epire, en face de la pointe N. de Corcyre], nous a été on ne peut plus favorable, et nous a poussés d’Épire ici. Mais n’ai-je pas commis là un spondaïque ? Vends le comme tien à qui tu voudras parmi nos jeunes gens !

[59] [Valerius Cato, affranchi gaulois, fut à la fois grammairien et poète. Il enseigna les lettres à Rome. (Suétone, Illust. gramm., 11). Il avait une vogue énorme, et était surnommé la Syrène latine. Qui solos legit ac facit poetas ?

Il mourut vieux et pauvre, étant tombé en déconfiture, et ayant fait à ses créanciers l’abandon de sa villa de Tusculum. — On connaît de lui les titres d’un poème ou deux en vers épiques : la Lydia et la Diana. Au temps des troubles de Sylla, ayant été expulsé d’un domaine en Gaules, il écrivit son Indignatio, ses Diræ, publiées souvent à la suite des petits poèmes virgiliens. — De ses œuvres grammaticales, nous ne possédons plus rien. Aug. Ferd,. Noekius a publié les Carmina de V. C. cura animadv. — Voir aussi : de V. C. vita ac poesi, Ludov. Schopen : Bonn 1847.]

[60] [P. Terentius Varro Alacinus (né sur les bords de l’Aude, en Narbonnaise : 672-718 [82-36 av. J.-C.]), lettré grec et poète latin que, Velleius (1, 36) met sur la même ligne que Lucrèce et Catulle. Il écrivit un poème de Bello sequanico, paraphrasa l’Argonauticon d’Apollonius de Rhodes (Quintilien, 8, 1, 87), et copia Ératosthène, dans sa Chorographia ou Iter. Il avait laissé des satires, des élégies, des épigrammes (Anthol. lat., V, 48, 49). V. Wüllner, - Comment. de P. T. Varr. Alac. vira et scriptis, Munster, 1829.). - Ératosthène, de Cyrène, né vers 478 [-276], alla en Égypte et fut conservateur de la bibliothèque d’Alexandrie. Devenu aveugle et fatigué de la vie, il se laissa mourir de faim, à 80 ans (558 [-196]). Il eut un immense savoir, inventa les cercles armillaires, le cribrum arithmeticum, et le premier voulut mesurer la terre par la méthode encore suivie de nos jours. Tous ses ouvrages d’astronomie, de géographie, d’histoire, de philosophie et de grammaire sont perdus, sauf de minces fragments, épars ça et là.]

[61] [Æmilius Macer, confondu souvent, et à tort, avec son homonyme, l’homériste, ami d’Ovide (Ovide, amor., 2, 18. Pontic. 2, 10) traducteur du traité en vers de Viribus herbarum (Ovide, Trist., 4, 43, Quintilien, 1, 56, 87 et 6, 3, 96), il serait mort en Asie, en 738 [16 av. J.-C.]. — Nicandros, poète, grammairien et médecin, natif de Claros en Ionie (565-619 [-189/-135)). De ses nombreux ouvrages, il nous reste deux poèmes sur les poisons et venins, et sur les antidotes.]

[62] [Millia quum interea quingenta Hortensius uno... etc. (Catulle, 94).]

[63] Né vers 640 [140 av. J.-C.] ; poète médiocre, dont il reste de très minimes fragments (v. Weichert, poet. lat.). Il avait publié des Anacreontica (Aulu-Gelle, 2, 21, 19, 9), ou ερωτοπαίγνια (Ausone, Cento nupt., 13), en iambiques dimètres.

[64] Helvius Cinna, il était des amis de Catulle, qui prédit l’immortalité a son poème.

Smyrna mei Cinnæ nonarn post denique mensem

Quain cœpta est, nonamque edita post hiemem

...............

Smyrnam incana diu sæculo pervoluent. (Cat., 94.)

[Le sujet de la Smyrna n’est autre, on le voit, que celui de la Myrrha, d’Alfieri.]

[65] [Sic, la pièce 94, sur la Chevelure de Bérénice (de coma Berenices).]

[66] [V. la pièce 64, de Berecynthia et Aty.]

[67] [V. l’Epithalame, pièce 65.]

[68] [V. le Carmen seculare ad Dianam, 35 ; Carmen nuptiale, 62.]

[69] [32, Ad Sirmionenn peninsulam, cf. 36.]

[70] [69, Ad Manlium, cf. 100, inferiœ ad fratris tumulum.]

[71] [62, Tulliœ et Manlii epithalamium.]

[72] [Nugæ, 1 : et ailleurs, ineptias.]

[73] [Aristide, l’auteur des Milesiaca, ou contes milésiens, fameux dans l’antiquité, et dont il nous reste un spécimen dans les métamorphoses d’Apulée et le Lucius de Lucien. A quelle époque a-t-il vécu ? Quelle fut sa vie ? on l’ignore.]

[74] Quand j’étais enfant, écrit-il quelque part (Catus, de liber. educ.), j’avais sur le dos une simple tunique, avec une toge sans bandelettes ; j’allais pieds nus dans ma chaussure : point de selle sur le dos de mon cheval ; le bain chaud ; pas tous les jours, le bain dans le fleuve, rarement. — Il fit ses preuves de bravoure, d’ailleurs, et commanda une subdivision de la flotte durant la guerre contre les pirates ; il y gagna la couronne navale.

[75] Héraclide fut disciple de Platon, à Athènes ; et le maître, parlant pour la Sicile, lui confia la direction de l’école pendant son absence. Il étudia les Pythagoriciens, et reçut aussi les leçons d’Aristote. Polygraphe au premier chef, philosophie, mathématiques, musique, histoire, grammaire et poésie, il avait touché à tout. Il ne nous reste rien de ses ouvrages, sauf un résumé politique dont l’authenticité encore est douteuse.

[76] [Ménippe, de Gadara (Syrie), esclave d’abord, s’adonna à la philosophie cynique (Diogène Lærte, 6, 99) : de ses écrits satiriques, et persifleurs, il ne reste rien que le nom qu’il a laissé, nom adopté par Varron, par Lucien, par J. Lipse chez les modernes (Satyr. Ménipp.), et, par notre fameuse Satire Ménippée. — Il est cité par Aulu-Gelle, 2, 18, Macrobe, 1, 11 ; et Cicéron, qui le mentionne dans ses Académiques (1, 2). — Frey, de vita scrisptisque Men. cynici et de sat. T. Varr. Coloniæ, 1843.]

[77] Quoi de plus enfantin que le tableau Varronien des diverses philosophies ? Varron commence par éliminer tout système qui ne se propose pas le bonheur de l’homme comme fin dernière ; puis cette distinction faite, il n’énumère pas moins de 288 philosophies diverses. L’habile homme était trop érudit pour convenir qu’il ne pouvait et ne voulait pas lui-même être philosophe. Aussi le voit-on, sa vie durant, danser une sorte de danse des œufs plus que maladroite entre le Portique, le Pythagoréisme, et le Cynisme (de Philosophia).

[78] [La laudatio Porcia, par exemple. — Il a écrit aussi cent cahier d’Hebdomades ou Imagines (Portraits historiques).]

[79] [L. Cœcilius Metellus Pius, bien souvent cité dans cette histoire. — Préteur en 665 [89 av. J.-C.], et l’un des chefs dans la guerre sociale : officier de Sylla contre Marius : consul en 674 [-80] : puis proconsul en Espagne, où il guerroie contre Sertorius. Il mourut en 691 [-63], grand pontife, et eut J. César pour successeur.]

[80] [De cultu Deorum. — C. Curio Scribonianus, le père du tribun et lieutenant de César. Il avait défendu Clodius dans le procès des Mystères de la bonne déesse ; il mourut en 701 [53 av J.-C.].]

[81] [Marius, de fortuna. — Sisenna, de historia.]

[82] [De scenicis originibus. Il s’agit ici du Marcus Æmilius Scaurus, qui fut lieutenant de Pompée en Judée. Édile curule en 696 [58 av. J.-C.], il donna à cette occasion des jeux d’une magnificence inouïe. Il fut ensuite préteur, puis propréteur en Sardaigne, qu’il pilla odieusement. Traduit pour concussion, défendu par Cicéron, Hortensius et autres, il est acquitté. Plus tard encore, en 702 [-52], il est accusé de brigue, et cette fois une condamnation le frappe.]

[83] [Atticus, de numeris.]

[84] [Atilius Serranus, consul en 648 [106 av. J.-C.]. Probablement Varron l’avait pris pour sujet, quoique stultissimus homo, au dire de Cicéron : il avait été élu contre Q. Catulus.]

[85] [V. tous ces titres et les fragments, dans l’édit. Bipontine du de lingua latina, de Varron (1788), I, pp. XX et 385, et s.]

[86] Veux-tu donc bredouiller (gargaridans), dira-t-il, les belles images et les vers de Clodius, l’esclave de Quintius, et t’écrier comme lui : ô sort ! ô destinée ! (Epistol, ad Fuflum). — Et ailleurs : Puisque Clodius, l’esclave de Quintus, a su faire tant de comédies sans l’aide de la muse, ne pourrais-je pas, moi, fabriquer aussi, comme dit Ennius, un unique petit livre ? (Bimarcus) — Ce Clodius, inconnu d’ailleurs, semble avoir été quelque pauvre imitateur de Térence. Je ne sais dans quelle comédie de Térence, en effet, se retrouve l’exclamation dont Varron se moque : ô sort ! ô destinée ! — Dans l’Âne joueur de luth, Varron met dans la bouche d’un poète, le portrait qui suit : On m’appelle élève de Pacuvius, qui fut élève d’Ennius, le disciple de la muse : pour moi, je me nomme Pompilius. N’y avait-il point là quelque parodie de l’introduction du poème de Lucrèce ? Varron avait rompu avec l’épicuréisme et s’était fait son ennemi : il dut se sentir peu de penchant pour Lucrèce, et ne le cite, que nous sachions, nulle part.

[87] [Chacun connaît la ville comique des Nuées d’Aristophane.]

[88] [Étrange devancier qu’ont eu les puritains anglais, Loue-Dieu-Barebone et autres !]

[89] [Il fut, a-t-on dit spirituellement, un glouton de livres (helluo librorum), le Gabriel Naudé de son temps : Il avait tant lu, qu’on s’étonne qu’il ait eu le temps d’écrire : il a tant écrit, qu’on a peine à croire, qu’il ait pu tant lire (S. Augustin, de civ. Dei., 6, 1.]

[90] Il dit quelque part, avec un grand sens, que sans aimer beaucoup les vieux mots, il en use assez souvent, et qu’aimant beaucoup les mots poétiques, il n’en use point.

[91] [De lingua latina, en 24 livres, dont 5 nous restent (du 4e au 8e).]

[92] Nous empruntons les vers qui suivent à son esclave de Marcus (Marcipor) :

Soudain, vers le temps de minuit, quand, au loin, émaillé de feux scintillants, le ciel montre les chœurs des astres, tout à coup les nuées chargées recouvrent la voûte d’or de leur voile froid et humide : elles vomissent l’eau à flots sur les mortels, ici bas ; et les vents, enfants furieux du septentrion, se précipitent du pôle glacé ; ils emportent tout, les tuiles, les branches et les débris ! Cependant, écrasés, naufragés, pareils à la troupe n des cigognes, l’aile bridée par l’éclair à la double pointe, nous tombons tristement à terre !

Ailleurs, dans la ville humaine (Anthropopolis), il s’écrie :

Ni l’or, ni les trésors ne te font la poitrine libre ; les montagnes d’or du Perse, laissent le mortel en butte aux soucis et la crainte : et les portiques du riche Crassus ne l’en exemptent pas !

Notre poète n’est pas moins heureux dans les vers légers. Dans la satire intitulée au Pot sa mesure, nous lisons un joli éloge du vin.

Le vin pour tous est la plus agréable boisson ! Il est le remède qui guérit le malade. Il est la douce semence de la joie ; il est le ciment qui unit les convives !

Ailleurs enfin, dans la machine à forer le monde, le voyageur qui revient au pays natal, clôt par ces mots son adresse aux matelots :

Laissez carrière au doux zéphyr, tandis que son aile légère nous ramène dans la chère patrie !

[93] Les esquisses varroniennes ont une si haute importance historique et même poétique, elles sont connues d’un si petit nombre d’érudits, à raison de l’état fruste dans lequel nous sont parvenus. les trop rares débris qui nous permettent de les juger ; enfin il est si pénible d’arriver à les déchiffrer, qu’on nous saura gré peut-être d’en donner ici quelques passages rapprochés les uns des autres, en y ajoutant en petit nombre les restaurations indispensables pour leur intelligence. La satire du Matinal (Nanius), nous offre le tableau d’une maison rustique. Matinal réveille et fait lever son monde avec le soleil, et le conduit au travail. Les jeunes gens font eux-mêmes leur lit, que la fatigue leur rendra doux, et disposent la cruche d’eau et la lampe. Leur boisson vient de la source claire et fraîche ; pour nourriture, ils ont le pain, pour assaisonnement, les oignons. A la maison, et aux champs tout marche à souhait. La maison n’est point une œuvre d’art, mais un architecte y apprendrait la symétrie. Pour les champs, on veille à ce qu’ils soient en ordre et bien tenus, à ce qu’ils ne dépérissent point par négligence ou mauvaise culture. Cerès reconnaissante, protége les fruits contre tout dommage, et les meules hautes et fournies réjouissent le cœur du cultivateur. Là aussi l’hospitalité règne encore, et quiconque a sucé le lait d’une mère est le bienvenu. Chambre au pain, tonneaux à vin, saucissons pendus en foule à la poutre, clefs et serrure, tout est mis au service du voyageur, et les plats s’entassent devant lui : rassasié bientôt, l’hôte est assis, ne regardant ni devant, ni derrière, joyeux et approuvant de la tête, devant le feu de la cuisine. Va-t-il se coucher, on étend pour lui les plus chaudes peaux, de brebis à la double toison. Ici, l’on obéit, en bon citoyen, à la juste loi qui ne fait jamais tort à l’innocent par défaveur, et par faveur ne pardonne jamais au coupable. Ici l’on ne dit point de mal du prochain ! Ici, on ne salit point le foyer sacré avec les pieds ! Mais on honore les Dieux par le recueillement et les sacrifices : on offre au dieu lare son morceau de viande sur la petite assiette à ce destinée, et quand meurt le martre, on accompagne sa bière des prières déjà dites aux funérailles du père et de l’aïeul.

Dans une autre satire, un Affaire des anciens (Gerontodidascalus), se présente : la dépravation des temps en fait sentir le besoin plus que d’un maître de la jeunesse. Il enseigne comment autrefois tout était chaste et pieux dans Rome, tandis qu’aujourd’hui les choses sont bien changées. Mon œil me trompe-t-il ? Ne vois-je pas des esclaves en armes contre leurs maîtres ? — Jadis, quiconque ne se présentait pas à la levée des milices, était vendu à l’étranger comme esclave : maintenant le censeur de l’aristocratie, qui laisse faire les lâches, et laisse tout se perdre, est appelé un grand homme (magnus censorem esse) : il récolte l’éloge, dès qu’il ne vise point à se faire un nom en tracassant ses concitoyens ! — Jadis le paysan romain se faisait raser une fois la semaine [entre deux nondines] ; maintenant l’esclave des champs ne se trouve jamais assez propret. — Jadis, on trouvait sur le domaine une grange pour dix récoltes, de vastes celliers pour les tonneaux, et des pressoirs à l’avenant ; actuellement le maître a des troupes de paons, il incruste ses portes de bois de cyprès d’Afrique. Jadis la ménagère filait la laine de ses mains, tout en ayant l’œil au feu et à la marmite, et veillant à ce que la purée ne brûlât pas : aujourd’hui (et nous prenons ceci dans une autre satire) la fille mendie de son père une livre pesant de joyaux, et la femme un boisseau de perles de son mari. Jadis, dans la nuit des notés, l’homme se tenait coi et niais : aujourd’hui la femme se donne au premier bon côcher venu. Jadis les enfants étaient l’orgueil de la femme ; aujourd’hui, quand le mari souhaite des enfants, celle-ci de répondre : ne sais-tu pas ce que dit Ennius : Mieux vaut exposer sa vie dans trois batailles, qu’engendrer une seule fois ! — Jadis c’était joie complète pour la femme, quand une ou deux fois par an, le mari la menait à la campagne, sur un char sans coussins (arcera) ! Maintenant, ajoutait sans doute Varron (cf. Cicéron, pro Mil., 21, 55), la dame se fâche quand il part sans elle, et elle se fait suivre en route par sa valetaille élégante de Grecs, et par sa chapelle de musique ; jusqu’à la ville. — Dans un essai moral, Cacus ou de l’éducation des enfants (Cacus, vel de liber. educand.), Varron entretient l’ami qui lui demande conseil, des divinités auxquelles selon l’usage, antique, il convient de sacrifier pour le bien de l’enfant : de plus, il fait allusion au système intelligent des anciens Perses, à sa propre jeunesse élevée à la dure ; il défend l’excès de la nourriture et du sommeil, le pain trop fin, les mets trop délicats : les jeunes chiens, dit le vieillard, ne sont-ils pas aujourd’hui nourris plus judicieuse-ment que nos enfants ! – Et puis, à quoi bon tant de sorcières et tant de momeries, quand il faudrait au lit du malade le conseil du médecin ! — Que la jeune, fille se tienne à sa broderie, pour apprendre à s’y connaître un jour en broderie et en tissus : qu’elle ne quitte point trop tôt le vêtement de l’enfance ! — Ne menez point ces enfants aux jeux des gladiateurs : le cœur s’y endurcit vile et y apprend la cruauté !

Dans le Sexagénaire (Sexagesis) Varron se pose en Epiménide : endormi à l’âge de dix ans, il se réveille au bout d’un demi-siècle. Il s’étonne dé se retrouver avec la tête chauve au lieu de sa tête d’enfant court tondue, avec son affreux museau, avec le poil inculte d’un hérisson ; mais ce qui l’étonne le plus, c’est Rome tant changée. Les huîtres du Lucrin, jadis un plat de noces, se servent à tous les repas : en revanche, le débauché perdu de dettes apprête sa torche dans l’ombre (adest fax involuta incendio). Jadis le père pardonnait au fils : c’est le fils aujourd’hui qui pardonne à son père... en l’empoisonnant ! Le comice électoral n’est plus qu’une bourse le procès criminel, qu’une mine d’or pour le juré. On n’obéit plus qu’à une loi, une seule, ne rien donner pour rien. Les vertus ont disparu ; et notre homme à son réveil est salué par de nouveaux hôtes (inquilinœ), le blasphème, le parjure, la luxure. « Oh ! malheur à toi, Marcus, malheur à ton sommeil, et à ton réveil ! » A lire cette esquisse, on se reporte aux journées de Catilina. Et de fait, c’est peu de temps après Catilina, que notre vieil auteur l’a écrite (vers 697 [57 av. J.-C.]), et le dénouement plein d’amertume de la satire n’est point sans un fond de vérité. Marcus, rabroué comme il faut pour ses accusations intempestives et ses réminiscences sentant l’antiquaille (ruminaris antiquitates), est jeté du haut du pont dans le Tibre, comme un vieillard inutile. C’est la parodie d’une coutume primitive de Rome. De fait, il n’y avait plus de place à Rome pour de tels hommes.

[Pour ce qui est des Ménippées, nous renvoyons à l’édition spéciale d’Œhler, Leipzig, 1844. Enfin nous recommandons la lecture d’un article instructif et aimable de M. Charles Labitte, Revue des Deux-Mondes : août 1845.]

[94] [M. Caelius Antipater : Asellius, ou mieux P. Sempronius Asellio. Le premier avait écrit sept livres d’annales sur la seconde guerre punique : Asellio avait publié le récit de la guerre de Numance, à laquelle il avait assisté.]

[95] Voici un passage d’une harangue : Tu saisis ces innocents, tremblants de tous leurs membres, et tu les fais massacrer, au crépuscule du matin, sur la haute rive du fleuve ! On trouve chez lui passablement de phrases pareilles, bonnes au plus à mettre dans une nouvelle d’album de nouvel an.

[96] Clitarque, contemporain d’Alexandre de Macédoine, l’accompagna en Orient, et écrivit l’Histoire de ses guerres, en 12 liv. (Cicéron, Brut., 11. - de legib., 1, 2). Quintilien (10, 11, 74) dit que s’il se montre habile, en revanche, il ne mérite pas créance (fades improbatur). Quelques fragments nous en restent, mélange de fable et de merveilleux. Son style est chargé et emphatique (Sainte-Croix, Exam. crit. des hist. d’Alexandre, p. 41).

[97] [De la vie de L. Cornelius Sisenna, contemporain d’Hortensius, on sait seulement qu’il fut préteur, l’année où Sylla mourut (676 [78 av. J.-C.]). Il épousa la cause de Verrès (Cicéron, in Verr., 2, 45 : 4, 20). Enfin il fut lieutenant de Pompée dans la guerre des pirates. — Ses Historiæ, eurent grand succès, et Cicéron les proclame supérieures aux écrits plus anciens. Mais il blâme sa recherche de style et son penchant aux néologismes (Brutus, 76). — On n’a rien gardé de lui, que quelques mots sauvés par les grammairiens.]

[98] [Ses Annales allaient de l’incendie de Rome par les Gaulois à la dictature de Sylla.]

[99] [M. Mommsen a souvent mentionné le nom de cet annaliste, l’une des principales-sources de Tite-Live et de Diodore. Tribun en 681 [173 av. J.-C.], il accuse Rabirius, et excite le peuple  contre Sylla. Préteur plus tard, il commet des concussions dans sa province, est accusé par Cicéron : Crassus le défend. Condamné, il se suicide (Val. Maxime, 1, 1). Au jugement des anciens, il ne se montre ni historien impartial, ni annaliste exact, tant s’en faut, au point de vue chronologique surtout. Tite-Live raconte (4, 20, 23 et 7 in fine), qu’il avait en partie copié (falsifié, vaudrait-il mieux dire), les libri lintei, ou annales des hauts magistrats, écrites sur des toiles de lin, et conservées au Capitole dans le temple de la déesse Moneta.]

[100] [Valerius Antias, contemporain de Sylla, souvent cité par Tite-Live, qui pourtant se méfie de ses inexactitudes chronologiques et de ses fables. Ses annales (il est fait mention des 74e et 75e livres), allaient de la fondation de Rome à Sylla. — V. Lieboldt, de Valer. Ant. annalium scriptore, Naumbourg, 1840).]

[101] [Poète et romancier prussien (1777-1843), bien connu en France, par le conte d’Ondine.]

[102] [On ne sait presque rien de Cornelius Nepos, si ce n’est qu’il était originaire de la Gaule Cispadane. Il fut l’ami de Catulle, qui lui dédia son recueil (Cat., 1, 1), d’Atticus, à qui il survécut et dont il écrivit la vie, après lui avoir dédié ses vies des grands capitaines. Ses trois livres de chroniques, et quelques autres écrits biographiques ou grammaticaux sont perdus. Au sens de tous les critiques, il est bien loin de Plutarque, et, malgré la faveur dont il jouit dans les écoles, on ne peut voir en lui qu’un classique de second ordre. — Le chronographe Castor, le philoromain, fut gendre, dit-on, de Dejotarus, qu’il accusa de complot d’assassinat contre César. Mais c’est là, ce semble, une erreur. Il fut tout simplement un rhéteur rhodien, d’assez humble extraction, connu surtout par un Recueil de chronologie comparée.]

[103] Il y a longtemps qu’on a, pour la première fois, émis la conjecture que le commentaire sur la guerre des Gaules a été publié d’un seul trait ; et la preuve en est dans ce fait, que dès le premier livre (28), on voit les Boïens et les Éduens mis sur le même pied, bien qu’au septième (10), les premiers soient indiqués encore comme sujets et tributaires des seconds. Ce n’est qu’à raison de leur conduite et de celle des Éduens dans la guerre contre Vercingétorix qu’ils ont été faits les égaux de leurs anciens maîtres. D’un autre coté, pour qui tient note attentive des événements, une allusion faite ailleurs à l’échauffourée milonienne (7. 6), montre assez que le livre a été publié avant l’explosion de la guerre civile : non pas, il est vrai, parce que César y loue Pompée, mais bien parce qu’il y approuve les lois d’exception de l’an 702 [52 av. J.-C.]. Il le pouvait et devait faire, tant qu’il avait l’espoir d’un accommodement avec son rival. Après la rupture, lorsqu’il cassa les condamnations prononcées aux termes de ces mêmes lois, devenues gravement dommageables à sa cause, l’éloge n’avait plus sa raison d’être. Donc, c’est bien à l’année 703 [-51], qu’il convient de placer la publication du Commentaire. — Pour ce qui est de l’objet et des tendances du livre, ils se manifestent clairement dans les efforts constants de César pour colorer par de spécieux motifs ses diverses expéditions utilitaires. A l’entendre, ce ne sont là que des actes défensifs nécessités par la situation des choses ; efforts, comme on sait, souvent malheureux, surtout en ce qui touche l’irruption en Aquitaine (3. 11). On sait qu’au contraire, les ennemis de César blâmaient comme absolument non provoquées ses attaques contre les nations celtes et germaines (Suétone, César, 24).

[104] [Il faut lire ces Lettres dans l’édition de Schulze, classées selon l’ordre chronologique (Hallé : 1811). — V. aussi le livre d’Abeken, Cicero in seinen Briefen (Cicéron dans ses lettres), Hanovre, 1835.]

[105] [Écrivains à un sou la ligne de la petite presse anglaise.]

[106] [Cicéron, effectivement, a écrit un nombre énorme d’ouvrages : on les classe d’ordinaire ainsi : 1° Rhétorique et Traités oratoires. 2° Traités politiques. 3° Philosophie morale. 4° Philosophie spéculative et métaphysique. 5° Théologie. 6° Discours et plaidoyers. 7° Correspondance générale. 8° Œuvres poétiques. 9° Œuvres historiques et Mélanges. — Quant au poème de Marius, auquel M. Mommsen fait allusion, il appartient à sa jeunesse et est antérieur à 682 [72 av. J.-C.]. On n’en connaît guère que quelques vers, parmi lesquels le magnifique fragment (cité par Cicéron lui-même, de Divinat., 1, 47), où Marius voit un aigle combattre et tuer un serpent, et s’envoler dans les airs vers le soleil levant. Il a cité aussi (ibid. 1, 11), une tirade de 71 hexamètres du poème sur son consulat. Il y énumère les prodiges avant-coureurs des crimes des Catilinariens. Enfin, un autre poème en trois chants, sur son temps (de meis temporibus), antérieur à 700 [-54], célébrait son exil, ses souffrances et son retour. Cicéron faisait bien les vers, et les cultiva toute sa vie à titre de passe-temps. Mais là encore, il laisse percer ses vanités et ses faiblesses. Témoin l’hexamètre dont Juvénal (10, 122), s’est moqué :

O fortunatam natam me consule Romam !

Des Dialogues philosophiques, nous ne dirons rien. On ne peut nier qu’ils n’aient un grand charme de style : quant aux œuvres historiques ou mélangées, elles étaient nombreuses : citons des mémoires sur, sa conduite politique (de meis consiliis), sur son consulat : un panégyrique de César, un autre de Caton (dont il a été déjà parlé), un travail sur les Économiques de Xénophon, une Chorographie, etc.]

[107] [Il s’occupa de travaux historiques, abrégea Fannius et Caelius Antipater, et, à la veille de Pharsale, faisait des extraits de Polybe. Il écrivit aussi plusieurs traités moraux, sur les Devoirs, la Patience, les Vertus. Ses discours étaient estimés, bien que Cicéron les ait trouvés secs, chagrins et froids. Mais il nous reste de lui une ou deux lettres authentiques, fortes et parfois hautaines, recueillies dans la correspondance de Cicéron. Je ne reviens point sur ce qui a été dit ailleurs des Cœlius Rufus, des Curion, des Calvus et des Pollion.]

[108] [Il y a exagération encore dans cette assertion tranchante, d’une opposition littéraire anti-cicéronienne, chez tous les hommes de talent contemporains. Pour ne citer qu’un seul témoignage, remet-tons sous les yeux du lecteur un aimable envoi de Catulle (50): Le plus éloquent des Romains, passés et à venir, le meilleur de tous les avocats. — Voilà comme il l’appelle !

[109] [Il y a un fond vrai dans tout ce jugement ! Mais quelle exagération, quelle sévérité à outrance ! Nous n’y reviendrons pas, l’ayant maintes fois signalée. Sans doute, pour ne parler que de l’Éthique (de officiis), elle est un remaniement, une imitation du traité perdu de Panælius sur le Devoir. C’est Cicéron lui-même qui en convient (de off., 3, 7 : ad fam., 3, 11, 4 ; cf. de off., 1, 9), mais d’abord, il était toute une partie du livre grec restée inachevée, et que Cicéron a écrite de son propre fond (3, 34), nous voulons parler du conflit entre la vertu et l’utile. De plus, tout en suivant les divisions de son modèle, il s’écarte souvent de ses doctrines, et se montre indépendant jusque dans son éclectisme. — M. Mommsen a beau dire, le traité des Devoirs reste un chef-d’œuvre à lire et à méditer sans cesse.]

[110] [De lingua latina, déjà cité, en 24 livres, dont il ne nous reste que 3 entiers, et 3 en fragments.]

[111] [De sermone latino. — De synonimis. — De antiquitate literarum. — De originibus lingue latinæ.]

[112] [Quœstiones Plautinae. — De comædiis Plautinis. — De scenicis originibus. — De actibus scenicis.]

[113] [Expression allemande d’école. Elle désigne les recherches des institutions et des antiquités, et l’explication matérielle des mots qui s’y rattachent.]

[114] [Antiq. rerum human. et divin, cité par Augustin de civit. Dei, VI, 2.]

[115] [De gente populi Rom. — De initiis surb. Rom. — De familiis Trojan.]

[116] [De vita popul. Rom. — De republ. — Nam nos in nostra urbe peregrinantes errantesque tanquam hospices tui libri quasi in domum perduxerunt, ut possemus aliquando, qui et ubi essemus, agnoscere (Cicéron, Acad., 1). Il faut lire tout le passage qui énumère les travaux et les services de Varron : mais qui finit par un coup de patte de rival en philosophie : ad impellendum salis, ad docendum parum. — Cf. Brut., 15.]

[117] On en trouve un remarquable exemple au traité de re rustica (2, 1). Il y divise la science du bétail en neuf fois trois fois trois (neuf) parties : plus loin il parle des cavales d’Olisipo (Lisbonne) que le vent rend fécondes. Tout le chapitre contient un étrange pêle-mêle de notions philosophiques, historiques et d’économie rurale.

[118] C’est ainsi qu’il fera dériver facere de facies, parce que faire, c’est donner figure à une chose : Volpes, renard, vient, dit-il avec Stilon, de volare pedibus, voler des pieds. — Gaius Trebatius, autre philologue et juriste contemporain, dérive sacellum de sacra cella ; Figulus, frater de fere alter, etc., etc. Et ce ne sont point là des faits isolés : la manie étymologique constitue au contraire l’élément principal de la philologie d’alors ; elle ressemble fort à la méthode naguère encore usitée dans la linguistique comparée ; alors que la théorie de la formation des langues demeurait encore un mystère, et qu’on n’avait point chassé les empiriques du temple.

[119] [De analogia, ou, selon Cicéron (Brut., 72) de ratione loquendi, en 2 livres, souvent cités par les grammairiens. — Écrit par César dans les Alpes en revenant de ses quartiers d’hiver en Italie, ce traité est perdu.]

[120] [Les Académiques, les Tusculanes, le De finibus, etc.]

[121] [De principiis numerorum, en 9 livres.]

[122] [De re rustica, en 3 livres : nous les possédons encore. Les Saserna, père et fils, ne nous sont connus que par quelques citations de Varron, Columelle et Pline.]

[123] [De jure civili, 15 livres.]

[124] [Pomponius parle des nombreux ouvrages (quelque chose comme 180 livres) de Sulpicius Rufus (Dig. de orig. Juris., ff. 2, 5, 43, cf. Cicéron, Brut., 41). Il traita le droit, dit Cicéron, de façon méthodique, et laissa de nombreux élèves. — Ennemi de César, d’abord, consul en 703 [51 av. J.-C.], avec Marcus Marcellus, Sulpicius Rufus avait fini par se réconcilier avec le vainqueur de Pharsale. (V. Otto : Thesaur, t. 5, pp. 1545-1630, de vita, studiis scriptis et honoribus Serv. Sulpicii Rufi.). Jus civile semper ad aequitatem et facilitatem referebat (Cicéron, Philippiques, 4, 15).]

[125] [Columelle, 12, 4, 2 et 44.]

[126] [Et l’un des affidés de César !]

[127] [Propert., 4, 3, 36.]

[128] [De re rust., 3, 3, 4.]

[129] [Cette construction singulière avait été élevée par Curion, le futur lieutenant de César. Pline, H. nat., 36, 24, 8.]

[130] [De sphaera barbarica et graecanica. — De animalibus. — De ventis. — De hominum naturalibus.]

[131] [V. Cicéron, in Verrem., act. 4, de signis, passim.]

[132] [Sic, au texte. — Pline, Hist. n., 35, 37.]

[133] [On se rappelle la scène décrite par Plutarque, et les Bacchantes d’Euripide jouées par des comédiens grecs devant le roi Parthe, au moment où on lui apporte la tête de Crassus.]. Les Jeux grecs, en effet, n’étaient pas seulement à la mode dans les villes grecques de l’Italie, comme à Naples (Cie. pro Arch. 5,10 ; Plutarque, Brut. 21), par exemple : ils avaient encore conquis droit de cité à Rome (Cie. ad fam. 7, 1 : ad Att. 16, 5 : Suet. Cæs. 39 : Plut. Brut. 21). Nous objectera-t-on l’inscription tumulaire bien connue de Licinia Eucharis, morte à l’âge de 14 ans, inscription qui parait de la fin de l’époque actuelle (Corp. Insc. Lat. n° 1049, p. 220), et où il est dit que cette jeune fille bien élevée, instruite dans tous les arts des muses,  aurait donné, en sa qualité de danseuse, des représentations privées dans les maisons du grand inonde ; et qu’elle se serait, la première, produite en public, sur la scène grecque, à Rome (modo nobilium ludos decorari choro, et Græca in scena prima populo apparui) ? Ceci ne veut dire qu’une chose, c’est qu’elle a été la première jeune fille, qu’on ait vue à Rome monter sur le théâtre grec public : et, en effet, c’est vers cette époque que les femmes commencent à se montrer sur les planches. — Du reste, les Jeux grecs ne paraissent point avoir été de vraies représentations scéniques : ils appartenaient plutôt au genre de la déclamation accompagnée de musique, qui fut aussi fréquemment pratiquée plus tard dams la Grèce proprement dite (Welcker, griech. Trag. p. 1277). C’est la conclusion qu’il faut tirer des indications fournies par Polybe (30, 13) sur les concerts des joueurs de flûte, par Suétone (l. cit.) ; sur la danse en général et la danse des armes selon le mode de l’Asie Mineure, exécutée dans les jeux donnés par César, et de l’inscription même précitée du tombeau d’Eucharis ; enfin j’estime que dans le passage des Rhet. ad Herrenniuin (4, 47, 60), relatif aux Cytharœdes (cf. Vitruve, 5, 5, 7), il est fait de même allusion à ces « jeux grecs. » Une autre chose me frappe, c’est de voir ces représentations combinées à Rome avec les luttes d’athlètes grecs (Polybe, l. cit. ; Tite-Liv., 39, 22). — Les récitations dramatiques n’étaient point exclues de ces jeux mixtes, car nous voyons figurer des acteurs tragiques dans la troupe amenée à Rome en 587 [167 av. J.-C.] par Lucius Anicius. Pourtant on peut croire que ce n’était point là, à proprement parler, des représentations dramatiques : l’artiste se contentait d’y déclamer ou chanter, avec accompagnement de flûte, tantôt un drame entier, tantôt et plus souvent de simples fragments. Voilà bien ce qui se pratiquait à Rome, et suivant toute apparence, la grande attraction pour le public, dans les jeux grecs, c’était la musique et la danse : quant aux paroles, on ne s’en préoccupait guère, pas plus qu’aujourd’hui les dilettantes de Londres ou de Paris n’écoutent celles de l’opéra italien. Véritables pois pourris sans règles fixes, ces jeux mêlés allaient très-bien au goût actuel du public : ils s’adaptaient aux théâtres de société, bien plus facilement que ne l’eussent pu faire les représentations dramatiques complètes de la scène grecque. Que celles-ci d’ailleurs aient été importées aussi à Rome, loin d’y contredire, j’admets que le fait est prouvé.