L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Fondation de la monarchie militaire

Chapitre VII — Conquête de l’Occident. Guerre des Gaules.

 

 

Sortons enfin des sphères étroites et monotones de l’égoïsme politique, qui n’a mené ses combats que dans la Curie ou dans les rues de la capitale. L’histoire, dans sa marche, nous conduit vers un monde où s’agitent d’autres et plus importantes questions que celle de savoir si le premier monarque de Rome s’appellera Gnæus, Gaius ou Marcus. Il nous sera permis sans doute, au seuil d’événements. dont les conséquences pèsent encore sur les destinées du monde, de jeter autour de nous les -yeux, et de retracer, comme en un tableau d’ensemble, les éléments et les rapports au milieu desquels se placent la conquête par les Romains du territoire de la France actuelle, et leurs premiers contacts avec les habitants de, l’Allemagne et de la Grande-Bretagne.

En vertu de la loi qui veut que tout peuple constitué politiquement absorbe un jour les peuples voisins restés à l’état de minorité sociale, et que toute nation civilisée s’assimile celles intellectuellement placées au-dessous d’elle, en vertu d’une loi universelle, et je dirai presque, physique, comme est celle de la gravité, les Italiens, le seul des peuples de l’antiquité qui ait su allier le progrès politique et la civilisation morale, cette dernière encore, à l’extérieur, dans une mesure tout imparfaite, les Italiens étaient appelés à s’assujettir tous les États grecs orientaux, devenus mûrs pour la ruine, et à refouler par leurs colons et émigrants toutes les tribus incultes de l’ouest, Libyens, Ibères, Celtes et Germains. De même et à pareil droit, l’Angleterre s’est asservie en Asie une civilisation sœur, politiquement impuissante : de même en Amérique, en Australie, elle a marqué, anobli d’immenses contrées à l’empreinte de sa nationalité : de même elle les marque et anoblit tous les jours. L’unité italienne, condition préalable de la grande mission de Rome, avait été l’œuvre de son aristocratie : mais l’aristocratie s’était arrêtée en deçà de la ligne, ne voyant dans les conquêtes extra italiques ou qu’un mal nécessaire, ou que des possessions payant rente à l’État, placées d’ailleurs hors de lui. Ce sera l’impérissable gloire de la démocratie, où, si l’on aime mieux, de la monarchie romaine (toutes deux se confondent en une seule) d’avoir vu clairement les destinées plus hautes de Rome, et de les avoir puissamment accomplies. Ce qu’avait préparé l’irrésistible puissance des choses, quand malgré lui-même le Sénat posait les bases de l’empire futur de la République et dans l’est et dans l’ouest, ce qu’avait compris d’instinct l’émigration romaine dans les provinces, vraie plaie d’Égypte là où elle s’imposait, mais en Occident l’utile pionnier d’une culture meilleure, Gaius Gracchus, père de la démocratie, l’avait d’abord reconnu et tenté en homme d’État aux vues nettes et sûres. Il y eut deux grandes pensées dans la politique nouvelle : réunir, dans l’empire Romain, tout ce qui était hellénique, coloniser tout ce qui ne l’était pas. Ces deux pensées, dès les temps des Gracques, elles entrèrent dans la pratique par l’incorporation du royaume d’Attale, et par les conquêtes de Flaccus au-delà des Alpes : mais bientôt la réaction victorieuse les délaissa. L’État romain demeura une masse confuse de territoires, sans occupation intense, sans limites appropriées : l’Espagne, les provinces gréco-asiatiques étaient séparées de la métropole par de vastes pays à peine assujettis sur l’étroite bordure dès côtes : sur la rive septentrionale d’Afrique, Carthage et Cyrène formaient comme des îlots : en Espagne de vastes contrées, soi-disant soumises, n’étaient sujettes que de nom. Cependant rien ne se fit du chef de la République en vue de s’arrondir et de se concentrer : puis enfin, la décadence du système naval laissa se briser le dernier lien entre des établissements respectivement éloignés. Dès qu’elle put relever la tête, la démocratie voulut reprendre aussi les idées de Gracchus et sa politique extérieure:. Marius s’en fit ouvertement l’adepte : mais lé gouvernail ne demeura pas longtemps dans les mains du parti, et tout s’arrêta à de simples projets. Ce n’est qu’après la chute des institutions de Sylla, en 684 [70 a. J.-C.], qu’on voit les démocrates décidément maîtres du pouvoir. Aussitôt il se fait un grand revirement dans la politique. La domination de Rome sur la Méditerranée est rétablie, question de vie ou de mort pour un état tel que l’État romain. A l’est, l’annexion des territoires pontiques et syriens\ assure la frontière de l’Euphrate. A l’ouest et au nord, par delà des Alpes, il restait encore à achever l’empire et son territoire : il y avait là, des contrées nouvelles et vierges à gagner à la civilisation hellénique, à l’influence encore vivace de la race italienne. On commettrait plus qu’une erreur, on serait coupable d’attentat contre l’esprit saint et puissant de l’histoire, si l’on ne voulait voir dans les Gaules qu’un terrain de manœuvre où César aurait exercé ses légions, en vue de la prochaine guerre civile. En soumettant l’Occident, César, je ne le nie pas, conquérait les moyens pour son but final ; et ses guerres transalpines ont été le fondement de sa puissance ultérieure : encore est-ce le privilège des grands génies de la politique, que chez eux les moyens soient aussi le but. Pour faire vaincre son parti il fallait à César le pouvoir militaire, mais, il n’a point conquis la Gaule en homme de parti. C’était pour Rome, une nécessité politique que de marcher sans délai au-delà des Alpes, que de prendre les devants sur l’invasion à toute heure menaçante des Germains, et planter là la digue qui assurerait la paix du monde. Grand et glorieux motif d’action, certes ! Et pourtant ce motif ne fut ni le plus grand ni le plus décisif parmi ceux qui conduisaient César dans les Gaules. Jadis quand la vieille patrie, devenue trop étroite pour le peuple, avait couru risque de dépérissement, le Sénat, embrassant l’Italie. dans sa politique de conquêtes, avait sauvé la République. Aujourd’hui, la’ patrie italienne était trop étroite à son tour ; et l’État souffrait du même malaise social, malaise cent fois plus grand, eu égard à la grandeur de l’empire. Ce fut une pensée de génie, un grandiose espoir, qui firent passer les Alpes à César, la pensée et la confiance qu’il y gagnerait pour ses concitoyens une nouvelle patrie, cette fois sans limites, et qu’il régénérerait aussi l’État, en lui donnant une plus vaste base.

Déjà, pour être juste, il faut ranger parmi les entreprises tendant à la soumission de l’Occident, la campagne de César dans l’Espagne ultérieure, en l’an 693 [61 av. J.-C.]. Depuis bien longtemps la péninsule espagnole. obéissait à Rome : néanmoins, même après l’expédition de Decimus Brutus contre les Galléciens, la côte occidentale était restée, à vrai dire, indépendante : les Romains n’avaient pas non plus mis le pied sur la côte du Nord : enfin les pays soumis étaient exposés tous les jours à des incursions parties de ces régions, et qui tenaient comme en échec la civilisation romaine. L’expédition de César vers les côtes de l’Ouest eut pour objet de mettre fin à cette situation. Franchissant la chaîne des monts Herminiens qui délimite le Tage au Nord (Sierra de Estrella), il avait battu les indigènes, les avait établis dans la plaine, et dompté le pays sur les deux rives du Douro : puis arrivé à la pointe nord occidentale de la péninsule, et s’aidant de la flotte appelée de Gadès, il avait pris la ville de Brigantium (la Corogne). Les riverains de l’océan Atlantique, Lusitaniens et Galléciens, avaient dû reconnaître la suprématie de Rome : pendant ce temps le vainqueur prenait soin de réduire le tribut à payer à la République ; et en organisant les communes pour le mieux de leurs intérêts économiques, il faisait meilleure aussi la condition des sujets. Dès son début dans la carrière administrative et militaire, le grand général et le grand homme d’État déploie les talents, éclatants et les vastes desseins par lesquels il se signalera plus tard sur un plus grand théâtre. Pourtant son influence sur les destinées de l’Espagne ne fut que d’un jour. Il ne fit que passer pour marquer la contrée d’une plus durable empreinte, il eût fallu, sur ces peuples ayant leur nationalité et leur nature propres, l’action longue, persistante et forte d’un grand homme[1].

Un rôle plus important dans le mouvement de la civilisation romaine occidentale était réservé au pays qu’enferment les Pyrénées et le Rhin, la Méditerranée et l’océan Atlantique, et qui depuis l’ère d’Auguste a gardé le nom de Terre des Celtes, ou plutôt de Région des Gaules : quoique parlant à la rigueur, la Celtique tantôt soit plus étroite, et tantôt s’étende beaucoup au-delà de ces limites ; et quoique jamais il ne s’y soit constitué d’unité nationale ou même d’unité politique, avant Auguste. Aussi n’est-ce point chose aisée que d’en esquisser clairement le tableau, tant elle offrait d’éléments hétérogènes, quand César, en 696 [58 av. J.-C.], y mit le pied.

Dans la partie voisine de la Méditerranée, qui comprenait à peu près tout le Languedoc actuel, à l’ouest du Rhône, et à l’est, le Dauphiné et la Provence, partie devenue province romaine depuis soixante ans, les armes de la République ne s’étaient guère reposées depuis l’ouragan de la guerre cimbrique. En 664 [90 av. J.-C.], Gaius Cælius avait bataillé autour d’Aquæ Sextiæ avec les Salyes : en 674 [-80], Gaius Flaccus, en marche pour l’Espagne, avait eu maille à partir avec d’autres tribus. Au temps des guerres de Sertorius, le proconsul Lucius Manlius, ayant couru au secours de ses collègues au-delà des Pyrénées, s’en revint après sa défaite d’Ilerda (Lérida), et sur sa route (vers 676 [-78]), essuya un nouvel échec de la part des Aquitains, peuple limitrophe de la province, à l’ouest. Ce désastre amena, paraît-il, une révolte générale’ dans la province elle-même, des Pyrénées au Rhône, peut-être aussi du Rhône aux Alpes. Pompée eut à son tour à se frayer son passage l’épée à la main, au milieu. de la Gaule en armes. En punition de leur révolte il donna les Marches des Volces-Arécomiques et des Helviens (départements du Gard et de l’Ardèche) aux fidèles Massaliotes : le prétorien Manius Fonteius eut à pourvoir à l’exécution de la sentence (678-680 [-76/-74]). Il ramena le calme dans le pays, en domptant les Voconces (département de la Drôme), en défendant Massalie contre les insurgés qui l’assaillaient, et en dégageant Narbonne, la capitale romaine, pareillement investie. Cependant la paix ne pouvait longtemps durer. Ces peuples étaient à bout : ils avaient part aux misères de la guerre d’Espagne : ils subissaient mille exactions officielles ou non officielles du fait des Romains : aussi la province Gauloise était-elle profondément troublée. Le canton des Allobroges, le pays le plus éloigné de Narbonne fermentait et s’agitait : témoin, la paix qu’y rétablit Gaius Pison en 688 [-66], témoins, les envoyés Allobroges et leur attitude, à Rome, dans l’affaire du complot des anarchistes[2] (691 [-63]). Les choses en vinrent bientôt à l’insurrection générale. Catugnat, chef des Allobroges durant cette guerre de désespoir, combattit non sans succès : mais, un jour, près de Solonium[3] il fut écrasé, luttant glorieusement, par le propréteur Gaius Pomptinus.

Après tant de combats, les. frontières de la province n’avaient point été beaucoup reculées[4] : Lugdunum des Convènes (L. Convenarum) où Pompée avait établi les débris de l’armée de Sertorius, Toulouse, Vienne et Genève restaient, comme avant, ries points extrêmes des possessions romaines à l’ouest et au nord. Quoi qu’il en soit, chaque jour l’importance de la province des Gaules allait grandissant pour Rome. Un magnifique climat, analogue à celui des pays cisalpins : une terre féconde, en arrière un grand et riche territoire favorable au commerce, et lui ouvrant de sûres. routes jusque dans, l’île de Bretagne, enfin des communications commodes par terre et par mer avec la métropole, tout donnait à la Gaule méridionale une valeur économique immense par rapport à l’Italie, une valeur que tant d’autres établissements, fondés depuis des siècles, ceux d’Espagne, par exemple, n’avaient jamais su atteindre ; et de même que les naufragés politiques de ces temps allaient de préférence chercher asile à Massalie, où ils retrouvaient la culture et le luxe italiens, de même les émigrants volontaires allaient chaque jour en nombre plus grand s’établir sur les bords du Rhône et de la Garonne. La province de Gaule, ainsi s’exprime un auteur qui la décrit, dix ans avant l’arrivée de César, regorge de négociants : les citoyens romains y sont en foule. Point de Gaulois, qui fasse d’affaires autrement que par l’intermédiaire d’un Romain ; et l’obole qui passe d’une, main dans l’autre a d’abord figuré sur les registres du marchand de Rome ! Ailleurs le même écrivain ajoute qu’en sus des colons de Narbonne, on rencontrait en foule dans la Gaule des cultivateurs et des éleveurs italiens : mais, il ne faut point l’oublier, la majeure partie des terres possédées, par les Romains dans la province, comme naguère la plupart des domaines anglais dans l’Amérique du Nord, appartenaient à des nobles vivant, dans la mère patrie : ces laboureurs et ces éleveurs n’étaient d’ordinaire que des régisseurs, des esclaves ou des affranchis. Quoi qu’il en soit, à de tels contacts la civilisation et les mœurs romaines gagnaient rapidement sur les indigènes. Pour les Gaulois l’agriculture avait peu d’attrait : leurs nouveaux maîtres les forcèrent de changer l’épée contre la charrue ; et très vraisemblablement la résistance exaspérée des Allobroges eut en partie pour cause les règlements nouveaux qui leur étaient imposés. Déjà, dans les temps plus anciens, l’Hellénisme avait pénétré dans la Gaule : des éléments moraux meilleurs, l’impulsion donnée à la culture de la vigne et de l’olivier, la pratique de l’écriture[5], et la fabrication des monnaies provenaient de Massalie. Les Romains d’ailleurs n’étouffèrent pas ces germes venus de la Grèce. Par eux, Massalie grandit en influence, loin d’y perdre : et plus tard, sous la domination de Rome, on voyait dans les cantons gaulois des médecins, et des rhéteurs grecs défrayés des deniers publics. D’une autre part, l’hellénisme, dans la Gaule méridionale, reçut des Romains, cela va de soi, le même caractère qu’en Italie : la civilisation grecque pure céda le pas à la culture mélangée Gréco-latine, qui bientôt y compta par milliers ses disciples. Si les Gaulois à braies [G. braccata] — ainsi l’on appelait les peuplades Transalpines du sud, par opposition aux Gaulois à toge [G. togata] de l’Italie du Nord —, n’étaient point encore entièrement façonnés à la Romaine ; ils se distinguaient néanmoins beaucoup des Gaulois chevelus [G. comata] et restés libres des régions septentrionales de la terre des Celtes. Leur rudesse, à demi dégrossie, leur latin barbare, prêtait sans doute à la moquerie ; et quiconque était suspect de sang mêlé gaulois, s’entendait reprocher souvent ses parents portant braies. Il n’en est pas moins vrai qu’à l’aide de leur mauvais latin les Allobroges, venus du fond de la province Romaine, savaient entrer en affaires avec les magistrats envoyés. d’Italie, et déposer comme témoins, sans trucheman, devant les tribunaux de Rome. En résumé, tandis que la population celtique et ligure de ces contrées était en voie de se dénationaliser ; tandis qu’elle s’affaissait et se flétrissait sous une oppression politique et économique, intolérable et dont témoignent ses révoltes désespérées, parallèlement à l’effacement des indigènes s’avançait la civilisation haute et féconde de l’Italie contemporaine. Aquæ Sextiæ, et Narbonne plus encore, étaient des villes, importantes qu’on pouvait nommer à côté de Bénévent et de Capoue ; et Massalie, la cité bien ordonnée, libre, guerrière et puissante entre toutes les cités grecques dans la dépendance de Rome, florissait sous sa constitution strictement aristocratique, modèle souvent vanté dans Rome même par les conservateurs. En possession d’un vaste territoire plusieurs fois agrandi par les Romains, et d’un commerce étendu, elle tenait auprès des villes latines de la Transalpine le rang que Rhegium et Naples occupaient, elles aussi, auprès des cités de Capoue et de Bénévent.

Tout autre était le tableau, dès que l’on avait franchi la frontière romaine. Là, au nord des Cévennes, la grande nation celtique, à demi étouffée dans le sud sous l’immigration italienne, se mouvait inviolée dans sa liberté. Nous ne la rencontrons pas pour la première fois : déjà sur le Tibre, sur le Pô, dans les montagnes de Castille et de Carinthie, et même jusqu’au fond de l’Asie-Mineure, les Italiens s’étaient heurtés aux rejetons et aux avant-gardes de l’immense peuple : ce fut au nord des Cévennes que les Romains s’attaquèrent enfin au massif et au tronc principal. Lors de leur établissement dans l’Europe centrale, les Celtes s’étaient répandus dans les riches vallées et sur les joyeuses collines de la France actuelle, les régions occidentales de l’Allemagne et de la Suisse y comprises. De là ils avaient occupé toute la partie sud de l’Angleterre, peut-être même toute la Grande-Bretagne et l’Irlande[6]. C’est dans ces régions, continentales et insulaires qu’ils avaient, plus que partout ailleurs, étendu le réseau vaste et serré de leurs cent peuples. En dépit des diversités du langage et des mœurs, qui sur un aussi grand territoire ne pouvaient pas ne pas exister, les relations mutuelles, le sentiment inné de la communauté nationale reliait entre elles toutes les tribus, depuis le Rhône et la Garonne jusqu’au Rhin et à la Tamise. Les Celtes d’Espagne, ceux de l’Autriche actuelle, se rattachaient aussi, çà et là, à la mère patrie ; mais les puissantes arêtes des Pyrénées et des Alpes, mais les attaques répétées également, sur ces points, des Romains et des Germains, y interrompaient le commerce et les souvenirs d’affinité de races, bien plus que l’étroit bras de mer du nord-ouest ne séparait les Gaulois de terre ferme d’avec ceux de l’île de Bretagne. Il ne nous est pas donné, malheureusement, de voir ce remarquable peuple parcourir sur le terrain de son établissement principal, les échelons divers du progrès historique : contentons-nous, il le faut bien, d’une simple esquisse de son état politique et de sa civilisation, tels qu’au temps de César, ils se révèlent à nous dans un certain ensemble.

Au dire des anciens, la Gaule avait une population relativement dense. Quelques indications éparses nous donnent à conclure que, dans les districts Belges, on pouvait compter environ 900 têtes par mille (allemand) carré [environ 8 kilom. carrés] : c’est le rapport existant de nos jours dans la Livonie et le Valais : dans les cantons helvétiques le chiffre s’élevait à 1.100 têtes[7]. Probablement il allait plus haut encore dans d’autres régions mieux cultivées que la Gaule Belge, où moins montagneuses que l’Helvétie, chez les Bituriges, les Arvernes ou les Éduens, par exemple.

L’agriculture avait fait quelques progrès chez les Gaulois : les contemporains de César s’étonnaient en voyant marner les terres dans la région voisine du Rhin[8] ; et la fabrication de la bière d’orge (cervesia), usitée chez les Celtes de temps immémorial, témoigne que de bonne heure ils ont pratiqué en grand la culture des céréales : toutefois ils n’avaient pas le laboureur en haute estime même dans le sud, plus civilisé, le libre Gaulois aurait cru déroger, mettant la main à la charrue. L’élève des animaux domestiques était chez lui en plus grand honneur ; et les grands agriculteurs romains de cette époque réservaient leurs préférences pour les races de bestiaux gaulois, et pour les esclaves celtes, à la fois braves, bons cavaliers, et bons hommes d’écurie ou d’étable[9] : c’était surtout dans les régions du nord que prédominait l’élève du bétail. Vers ces mêmes temps, la Bretagne (armoricaine) était pauvre en céréales. Vers le nord-est, d’épaisses forêts, se rattachant au massif de l’Ardenne, couraient presque sans interruption de la mer du Nord au Rhin ; et le berger ménapien ou trévire menait à la pâture, ses porcs à demi sauvages dans les chênaies impénétrables, qui depuis ont fait place aux guérets fertiles et bénis des Flandres et de la Lorraine. De même que sur les rives du Pô, les Romains avaient substitué à la paisson et à la glandée la production de la laine et des céréales, de même ils ont, dans les plaines de l’Escaut et de la Meuse, introduit les moutons et la culture des champs. En Bretagne, on ne savait point encore battre le blé : plus au nord, dans l’île, cessaient tous labours, et l’on n’utilisait la terre que par le bétail. Au-delà des Cévennes on ne cultivait ni l’olivier ni la vigne, cette source, inépuisable de richesse chez les Massaliotes.

Les Gaulois ont toujours aimé la vie agglomérée : aussi, partout chez eux on rencontrait des bourgs ouverts : le seul canton helvétique en comptait 400 en 696 [58 av. J.-C.], outre une multitude de métairies isolées. Les villes fermées ne manquaient pas non plus : les murailles construites en charpente étonnaient les Romains par leur excellence et l’habile agencement de leur appareil de poutres et de pierres entremêlées : mais dans les villes des Allobroges, les bâtiments n’étaient faits que de bois. Les Helvétiens comptaient douze villes : autant en avaient les Suessions : au contraire dans les districts du nord, chez les Nerviens par exemple, si l’on en rencontrait quelques-unes, il faut dire qu’en cas de guerre les habitants se retranchaient dans les marais et les bois plutôt que derrière des murs au-delà de la Tamise, les taillis des forêts servaient à la défensive plus que les villes : hommes et troupeaux cherchaient leur unique asile.

En même temps que la vie citadine faisait des progrès relativement considérables, le commerce allait croissant, par eau et par terre. Partout on trouvait des routes et des ponts. La navigation fluviale, commode pour tous sur le Rhône, la Garonne, la Loire et la Seine, était importante et fructueuse. Le mouvement maritime florissait, et doit être, encore plus remarqué : selon toute apparence, les Gaulois ont, les premiers, régulièrement navigué sur l’océan Atlantique : de plus, nous les voyons également industrieux dans l’art de la construction des vaisseaux, et dans celui du pilote. Sur la Méditerranée, les peuples qui en pratiquaient les eaux en étaient longtemps restés à l’usage de l’aviron, comme de tels parages le comportaient : les flottes de guerre des Phéniciens, des Grecs et des Romains, se composaient toujours de galères à rames où la voile ne jouait que par occasion un rôle tout accessoire : seuls, aux époques progressives de la civilisation antique, les navires de commerce marchaient à la voile[10]. Au contraire, tandis que les Gaulois du canal, au temps de César et longtemps encore après, montaient une sorte d’embarcation portative faite de cuir, qui semble n’avoir été qu’un frêle canot à rames, les Santons, les Pictons et surtout les Venètes de la côte occidentale avaient de gros navires, lourds et ventrus, sans avirons, munis de voiles de cuir, ayant leurs chaînes d’ancre en fer, et dont ils usaient tantôt pour leur commerce avec l’île de Bretagne et tantôt pour le combat. Ici pour la première fois, nous rencontrons la navigation portée en plein océan, et l’aviron a complètement disparu devant l’appareil voilier. Chose étrange, le monde antique au’ déclin de son activité n’a pas su utiliser un tel perfectionnement : il n’a été donné qu’à l’ère plus récente de la civilisation universelle d’en faire peu à peu sortir d’incommensurables résultats.

Les relations régulièrement établies entre les eûtes Commerce. gauloise et- bretonne nous expliquent aussi les liens politiques étroits qui unissaient les habitants des deux rives du canal ; là florissaient aussi le commerce maritime et la pêche. Les Celtes de la Bretagne armoricaine allaient chercher dans l’île l’étain tiré des mines du Cornouailles, et le transportaient par voie de terre ou fluviale à Narbonne et à Massalie. On rapporte qu’au temps de César, quelques tribus voisines des bouches du Rhin vivaient. aussi de poissons et d’œufs d’oiseaux ; c’est assez dire que dans ces régions la pêche et la chasse aux œufs se faisaient sur une grande échelle[11]. Envisageant dans leur ensemble les indications trop isolées et trop rares qui nous sont parvenues sur le commerce des Gaules, nous constatons que les revenus des douanes des havres fluviaux et maritimes jouaient un rôle considérable au budget des divers cantons, chez les Éduens et les Vénètes, nommément ; et que la principale divinité nationale étain le dieu protecteur des routes et du commerce, qu’enfin il était aussi l’inventeur des métiers. L’industrie, en effet, avait pris dans la Gaule une certaine extension. César loue chez les Gaulois leur habileté de main peu commune, le talent d’imiter les modèles, et de travailler sur les indications qui leur étaient fournies. Néanmoins, dans la -plupart des branches industrielles, ils n’avaient guère dépassé les pratiques usuelles : ce sont les Romains qui vivifièrent la fabrication des étoffes de lin et des lainages, si florissante depuis dans la Gaule moyenne et du nord. Seule, autant que nous en savons, la préparation des métaux fait exception. Les ustensiles d’airain qu’on trouve dans les tumuli, remarquables souvent par le travail technique, et la flexibilité aujourd’hui encore persistante de leurs organes ; les monnaies d’or arvernes, d’une singulière justesse, viennent de nos jours attester le savoir-faire des ouvriers en cuivre et en or, et l’on en peut croire les anciens quand ils nous disent que les Bituriges ont enseigné aux Romains le secret de l’étamage, et les gens d’Alise celui de l’argenture. Ces deux procédés furent inventés sans doute au temps de l’indépendance gauloise ; et quant au premier, il se liait naturellement au commerce de l’étain, par nous déjà mentionné. A l’industrie qui opère sur les métaux se liait l’art de les extraire. Les fosses des mines du bassin de la Loire étaient savamment conduites, et les mineurs jouaient un rôle jusque dans les sièges. Chez les Romains de ce temps, c’était une opinion revue que la Gaule comptait parmi les contrées les plus aurifères du monde, opinion exagérée sans doute, et contredite à la fois par la connaissance exacte du sol, et par les trouvailles faites dans les tombeaux celtiques ; l’or y est rare, bien plus rare que dans les tumuli ouverts ailleurs dans les vraies régions du précieux métal. Il ne faut voir dans ce renom fait à la Gaule que la conséquence des récits, exagérés sans nul doute, des voyageurs grecs et des soldats romains vantant à leurs compatriotes et les magnificences des rois arvernes, et les trésors du temple de Toulouse. Pourtant leurs paroles n’étaient point contes en l’air. Il est à croire qu’en des temps plus grossiers, et sous le régime de l’esclavage, les lits et les rives des torrents descendus des Pyrénées, ou des Alpes, offraient aux laveurs et orpailleurs, alors nombreux, un terrain meilleur et plus productif qu’à l’heure actuelle, où là recherche de l’or ne rémunère plus le travail qui a conquis sa valeur propre[12] ; d’un autre côté, il se peut que les relations commerciales de la Gaule, ainsi qu’il arrivé chez les peuples à demi civilisés, aient favorisé l’accumulation d’un capital mort ou des métaux précieux.

Les arts, plastiques en étaient aux premiers rudiments, chose qui étonne à côté de l’habileté singulière des Gaulois dans le traitement des métaux. Ils aimaient à la passion les ornements bigarrés, aux brillantes couleurs, et manquaient, ce semble, du juste sentiment de la beauté : on en a la preuve plus frappante encore dans leurs monnaies, aux figures tantôt plus que naïves, tantôt bizarres, aux lignes toujours enfantines et la plupart du temps grossières au-delà de toute comparaison. Il est sans exemple, peut-être, de voir durant tout un siècle le monnayage d’un pays, conduit d’ailleurs avec une certaine adresse technique, ne faire que reproduire sans fin et en les défigurant chaque fois davantage, deux ou trois types empruntés aux Grecs. En revanche, la poésie, tenue en haute estime chez les Gaulois, se rattachait par d’étroits liens aux institutions nationales, religieuses et politiques : poètes pieux, poètes de cour, poètes mendiants, florissaient à qui mieux mieux. Les sciences naturelles, la philosophie, d’ailleurs enveloppées dans les langes et les formes de la théologie locale, n’étaient point délaissées ; et les systèmes humanitaires de l’hellénisme trouvaient bon accueil, partout où ils se produisaient. L’écriture, chez les prêtres tout au moins, était généralement répandue. A l’époque de César et dans la Gaule indépendante, on pratiquait, chez les Helvétiens, notamment, l’alphabet grec : mais dans les pays avoisinant le sud, les relations quotidiennement suivies avec les Gaulois déjà romanisés avaient conquis à l’alphabet latin la prédominance : nous trouvons les caractères latins sur les médailles arverniques contemporaines.

Sous le rapport politique, la civilisation des Gaulois offre à nos yeux de non moins remarquables phénomènes. La constitution politique, chez eux comme ailleurs, a sa base dans le clan, avec son chef ou prince, avec son conseil des anciens, et son assemblée des hommes libres et portant les armes : mais, chose à noter, jamais la Gaule ne s’est élevée au-dessus de cette forme primitive. Chez les Grecs, chez les Romains, à la place du clan s’est constituée promptement l’unité politique de l’enceinte murée de la cité : deux agrégations de familles se rencontraient-elles enfermées dans les mêmes murailles, aussitôt là fusion s’opérait : le peuple assignait-il à une partie des citoyens une enceinte nouvelle, aussitôt une cité nouvelle se fondait, sans attaches dû côté de la métropole, si ce n’est par la piété, ou tout au plus par la clientèle. Chez les Celtes, le peuple, en tous temps, c’est le clan : prince et conseil régissent le clan, jamais telle ou telle cité ; et l’assemblée générale du canton décide en dernier ressort. La ville, comme en Orient, n’a qu’une importance mercantile ou stratégique, politiquement nulle : aussi les villes gauloises, même celles murées ou considérables, comme Genève, Vienne, ne sont-elles que des bourgs aux yeux des Grecs ou des Romains. Au temps de César, la constitution primitive s’est maintenue à peu près sans changements chez les Celtes insulaires, et dans les cantons septentrionaux de terre ferme : l’assemblée générale est l’autorité suprême : dans toutes les graves questions elle décide et oblige le prince : quant à l’assemblée du clan, elle est nombreuse (on y comptait jusqu’à six cents membres, dans certains clans), mais elle semble n’avoir jamais joué que le rôle effacé du Sénat sous les rois de Rome. Dans les cantons plus remuants du sud, en revanche, un ou deux âges d’hommes avant César (il y vit encore vivants les fils des derniers rois) une grande révolution s’était. faite: là, les grands clans, tout au moins les Arvernes, les Éduens, les Séquaniens, les Helvétiens, avaient supprimé la royauté, et la puissance avait passé dans les mains de la noblesse. Le régime des cités et des associations urbaines faisant défaut, nous venons de le dire, il s’en suivait, comme revers de la médaille, que la chevalerie, au pôle opposé du progrès politique, dominait absolument dans les clans celtes. Cette aristocratie des Gaules se composait, selon les apparences, d’une haute noblesse, composée elle-même peut-être et en grande partie des membres des familles royales ou jadis royales : nous constatons néanmoins que dans certains clans les chefs des factions hostiles entre elles appartiennent à la même race. Ces grandes familles concentraient dans leurs mains la prépondérance économique, militaire et politique. Elles monopolisaient les fermes des régales de l’État. Elles contraignaient à l’emprunt les simples hommes libres, écrasés par l’impôt. Débiteurs de fait, dépendants de droit, c’en était fini bientôt de leur liberté. Les nobles s’étaient conquis une clientèle à la suite, ou mieux, le privilège de s’adjoindre un certain nombre d’écuyers montés et salariés  — on les nommait Ambactes[13] —. Avec leur petite armée, ils formaient un état dans l’État ; ils défiaient l’autorité légitime, se tenaient en dehors du contingent local, et ébranlaient la constitution. Lorsque dans tel clan comptant quelque 80.000 hommes habiles aux armes, on voyait venir à l’assemblée tel noble suivi de ses 10.000 valets, sans compter ses clients et ses débiteurs, assurément on pouvait voir en lui un dynaste indépendant bien plus qu’un simple membre de la communauté. Ajoutons qu’à l’intérieur du clan les principales familles se tenaient entre elles étroitement unies par les mariages, par les pactes réciproques ; et qu’en face d’elles nul pouvoir ne restait debout. Aussi, plus d’autorité centrale qui maintint la paix publique : partout régnait le droit de la force. Le client ne demandait aide qu’au maître ; et celui-ci par devoir ou intérêt vengeait nécessairement l’injure faite aux siens. L’État ne sachant plus protéger les hommes libres, les hommes libres allaient en foule se mettre derrière le fort. L’assemblée du peuple avait perdu toute valeur politique ; et le prince, à qui incombait la répression des excès de la noblesse, tombait, vaincu par elle, chez les Gaulois, comme autrefois chez les Latins. A la place du roi avait surgi le justicier (ou Vergobret)[14], nommé pour un an, comme le consul de Rome. Là où l’ancien clan subsistait encore dans ses éléments principaux, le conseil du canton dirigeait les affaires ; mais naturellement l’aristocratie attirait à elle le gouvernement. Dans cette situation les clans étaient en fermentation permanente, comme le Latium pendant les siècles qui suivirent l’expulsion des rois : d’un côté la chevalerie s’unissait en une ligue séparée, hostile au pouvoir central du clan : de l’autre, le peuple ne cessait de réclamer une restauration royale ; et souvent on vit tel noble proéminent dans sa caste tenter l’entreprise jadis essayée à Rome par Spurius Cassius, s’appuyer sur l’armée de ses clients, et cherchant à briser la puissance de ses égaux, vouloir reconquérir à son profit la couronne et les droits de la royauté.

Là était le mal incurable dont souffraient les clans. Et cependant le sentiment de l’unité se manifestait fortement au sein du peuple ; et tendait de mille manières à prendre corps. Au moment même où la coalition des nobles Gaulois contre les associations de clans préparait la ruine de l’ancien ordre de choses, elle éveillait et alimentait l’idée de cohésion nationale. Les attaques venues du dehors, l’amoindrissement successif du territoire commun par les guerres avec, les peuples voisins, contribuaient aussi à ce résultat. De même que les Hellènes luttant avec les Perses, que les Italiques luttant avec les Celtes, de même les Gaulois transalpins combattant contre Rome avaient, pour la première fois, conscience de la puissance et de l’énergie défensives de l’unité nationale. Au milieu des rivalités de clans et du tumulte des querelles féodales, se faisaient entendre d’autres voix qui réclamaient l’indépendance de la nation, fût-ce même au prix de l’indépendance individuelle des cantons divers de la Gaule, ou de l’isolement superbe de la chevalerie. Les guerres de César attestent combien était populaire la résistance contre l’étranger. Contre César, le parti des patriotes se tint debout comme les patriotes allemands contre Napoléon : entre autres preuves de sa force, de son étendue et de son organisation, citons la télégraphie ingénieuse dont il faisait usage pour la transmission rapide des nouvelles.

Mais l’idée nationale gauloise, générale et puissante comme elle était, ne saurait se comprendre, au sein d’une division politique excessive, si en même temps les Celtes, depuis bien des années, n’avaient pas obéi à la centralisation religieuse et théologique. Les prêtres gaulois, ou pour parler avec la langue locale, la Confrérie des Druides, embrassait assurément dans son lien religieux et national les îles britanniques et la Gaule tout entière, peut-être aussi les autres pays celtiques. Elle avait son chef à elle, élu par les prêtres : elle avait ses écoles, où se perpétuait une tradition très étendue : elle avait ses privilèges, l’immunité, de l’impôt et du service, militaire, observée dans chaque clan, ses conciles annuels, s’assemblant non loin de Chartres [chez les Carnutes], au centre de la terre celtique ; elle avait enfin son église de croyants, chez qui la piété superstitieuse et l’aveugle obéissance envers le sacerdoce ne l’auraient cédé en rien aux Irlandais actuels. On le comprend, il était dans la nature de la corporation des Druides, de tenter la mainmise sur le gouvernement temporel ; elle y réussit en partie. Là où s’était établie la royauté annuelle du Vergobret, elle dirigeait les votes au cas d’interrègne : elle affecta le droit, et non sans succès, de jeter l’interdit religieux sur les individus, sur les communautés tout entières, et par suite, de les exclure de la société civile ; elle sût attirer à elle le jugement des procès civils les plus importants, les questions de bornage et d’héritage : se fondant, il semble, sur ce droit d’interdit, et aussi sur la coutume qui désignait de préférence les, coupables pour victimes dans les sacrifices humains, elle avait conquis et agrandi de même sa juridiction théocratique dans les matières criminelles, et fait hautement concurrence à la justice des rois et du Vergobret : enfin, elle alla jusqu’à décider de la paix et de la guerre. La Gaule n’était plus loin des formes d’un État d’église avec son pape et ses conciles, avec ses immunités, ses excommunications et ses tribunaux spirituels. Seulement, à la différence de l’état ecclésiastique moderne, loin, de se mettre en dehors de la nation, la constitution druidique restait profondément nationale[15].

Quoi qu’il en soit, et bien que le sentiment vivace de leur mutuelle dépendance se fût éveillé chez les races celtiques, elles ne surent pas saisir le point d’attache de la centralisation politique, comme il a été donné de le rencontrer, aux Italiques dans la cité romaine, aux Hellènes et aux Germains dans les monarchies macédonienne et franque. La confrérie sacerdotale et la noblesse, lesquelles, sous un rapport, étaient la représentation et le lien de la nation, esclaves de leurs intérêts exclusifs de caste, se montrèrent incapables de fonder l’unité ; et d’autre part, elles étaient trop puissantes pour la laisser faire à un roi ou à un clan. Non que les germes manquassent : la constitution cantonale des clans ouvrait la route ; et dans les ébauches commencées on descendait la pente du système de l’hégémonie. Tel canton plus puissant forçait le plus faible à se subordonner à lui : à dater de là, il le représentait à l’extérieur et stipulait pour lui dans les traités : cependant le clan tombé en clientèle, était tenu à suivre l’autre dans ses guerres ; souvent même il payait tribut. C’est ainsi qu’avaient surgi plusieurs ligues distinctes : d’ailleurs nul clan directeur pour la Gaule tout entière, nulle association, si relâchée qu’elle pût être, commune à toute la nation. Déjà nous avons raconté comment les Romains, aux débuts de leurs conquêtes dans la Transalpine, avaient rencontré au nord la confédération brito-belge, sous la conduite des Suessions, au midi et au sud la confédération des Arvernes, avec laquelle rivalisaient les Éduens, appuyés sur une plus faible clientèle. Au temps de César nous voyons au nord-est, entre la Seine et le Rhin, les Belges encore unis dans une ligue pareille, mais qui ne s’étend plus jusque dans la Grande-Bretagne : à côté d’eux se tiennent associés les Gaulois de la Normandie et de la Bretagne actuelle, ceux, si l’on veut, des clans maritimes. Dans la Gaule centrale ou propre, deux partis luttant encore pour l’hégémonie : d’un côté sont toujours les Éduens, et de l’autre les Séquanes : affaiblis par leurs guerres avec les Romains, les Arvernes ont cédé la place. Ces ligues diverses sont indépendantes les unes des autres : les états-chefs du centre n’ont point conquis de clientèle dans le nord-est, et du côté du nord-ouest ils ne se sont point avancés loin. Mais les associations des clans, si elles donnaient quelque satisfaction au sentiment national unitaire, restaient d’ailleurs sur tous les points, insuffisantes. Elles flottaient, sans cohésion solide, entre l’alliance et l’hégémonie : les intérêts communs n’avaient qu’une bien mince représentation, en temps de paix, dans la diète fédérale ; en temps de guerre, dans le chef de l’armée[16]. Seule la ligue des Belges paraît mieux et plus fortement constituée : là, le mouvement national, d’où sortit jadis l’heureuse résistance opposée aux Cimbres, avait porté des fruits. En résumé, les contentions pour le pouvoir d’hégémonie ouvraient dans chaque ligue un schisme que le temps n’effaçait pas, qui allait s’élargissant au contraire : après la victoire d’un prétendant, le vaincu continuait à vivre, et tout enrôlé qu’il était dans la clientèle, il lui restait permis de recommencer un jour le combat. Et la lutte n’était point seulement entre les cantons les plus puissants ; elle se produisait dans chaque clan, dans chaque village et même dans chaque maison, chacun tirant du côté de ses intérêts personnels. De même qu’en Grèce, ce n’était point tant la grande lutte entre Sparte et Athènes qui avait ruiné le pays, que les guerres intestines entre les factions lacédémoniennes et athéniennes ; dans chaque cité, et dans Athènes, toute la première ; de même la rivalité des Arvernes et des Éduens a porté, le coup de la mort à la Gaule, en se répétant en petit et à l’infini au sein de la nation celtique.

L’état social et politique. du pays se reproduisait nécessairement dans son système militaire. L’arme principale était la cavalerie : à côté d’elle, on voyait chez les Belges, et plus encore chez les insulaires de la Grande-Bretagne l’antique et national char de combat, singulièrement nombreux et perfectionné. Dans les vigoureux escadrons, sur les chars aux rangs pressés, on voyait la noblesse et ses hommes à la suite : il était d’un chevalier d’aimer les chevaux et les chiens, de monter de nobles animaux de race étrangère et de grand prix. On sait l’ardeur et le mode de combattre de ces nobles dès l’appel du ban, quiconque a un cheval se met en selle, même le vieillard alourdi par les ans ; et quand vient l’heure du combat contre l’ennemi qu’ils tiennent en mince estime, tous, homme par homme, jurent de ne plus revoir leur maison, tant que leur escadron n’aura pas, deux fois au moins, traversé les lignes de leurs antagonistes. Leurs mercenaires n’étaient que de vrais lansquenets, sans moralité, sans cœur, insouciants de leur propre vie autant que de celle des autres. Combien de récits n’a-t-on pas faits, hauts en couleur et visant à l’anecdote, de ces festins gaulois où l’on s’escrimait en se jouant, et dégénérant bientôt en duels à outrance ; où, suivant un usage qui dépassait même les combats de gladiateurs à Rome, on se vendait pour le combat singulier, à prix d’argent, ou moyennant quelques barils de vin, s’apprêtant à mourir, étendu sur son bouclier et sous les yeux de la foule ?

L’infanterie venait après les cavaliers. Au fond c’étaient toujours ces mêmes bandes guerrières auxquelles déjà les Romains avaient eu affaire en Italie et en Espagne. Pour arme de défense, elles portaient comme autrefois le large écu : pour l’attaque, au lieu de l’épée, la longue lance jouait le principal rôle. Là où plusieurs tribus alliées, menaient la guerre, on campait, on combattait clan contre clan : point d’organisation militaire dans les contingents : point de membres tactiques, point de divisions et de subdivisions régulières des masses. De longues files de chariots portaient les bagages de l’armée ; et au lieu du camp retranché dressé tous les soirs par les légions de Rome, on formait, pauvre moyen d’y suppléer, l’enceinte du matériel roulant (Wagenburq). Certains peuples, les Nerviens entre autres, étaient exceptionnellement vantés pour l’excellence de leurs fantassins : chose à noter aussi, ils n’avaient point de cavalerie, d’où l’on conclut qu’ils n’étaient point de souche celtique, mais que peut-être ils remontaient à quelque émigration germanique. En somme, l’infanterie gauloise, en ces temps, ne ressemble guère qu’à une levée tumultueuse sans. valeur militaire et peu maniable, dans le sud surtout, où, avec la rudesse des moeurs, la bravoure s’était aussi éteinte. Le Gaulois, dit César, n’ose pas regarder le Germain en face : et chose qui témoigne plus gravement encore contre le fantassin celte, le général romain, dès qu’il eut appris à le connaître dans sa première campagne, se garda de l’employer jamais côte à côte avec le fantassin des légions d’Italie.

Dans l’ensemble, on ne peut que constater les progrès réels de la civilisation gauloise des régions transalpines, au moment où César, y mit le pied, quand surtout on la compare avec la condition des Gaulois que l’histoire, un siècle et demi plus tôt, nous a montrés établis sur, les rives du Pô. A cette époque, la force principale de leurs armées était dans la landwehr, excellente en son genre : aujourd’hui la cavalerie a pris la place de l’infanterie. Jadis, les Gaulois habitaient dans des bourgs ouverts : aujourd’hui ils s’entourent de bonnes murailles. En Lombardie, les fouilles de tumuli n’ont mis au jour que des produits bien inférieurs à ceux de la Gaule du nord, notamment en ustensiles d’airain ou de verre. Le signe et la mesure exacte de la civilisation d’un pays, c’est peut-être le sens de la fortune nationale : or, autant il s’était peu manifesté durant la période des guerres gauloises dans la région lombarde, autant il se montre vivace durant la lutte contre César. Mais selon toute apparence, à l’heure où César mit le pied dans la Gaule, celle-ci avait atteint l’apogée de la culture qui était dans son lot : déjà même elle redescendait l’autre pente. Enfin la civilisation des Transalpins, au temps de César, nous offre d’ailleurs, si peu complètement qu’elle nous soit connue, une multitude de côtés estimables, et particulièrement intéressants ; et, sous maints rapports, elle se rattache à l’ère moderne plus qu’à celle helléno-romaine, par l’usage des navires à voiles, par sa chevalerie, par ses institutions ecclésiastiques et par ses efforts, si imparfaits, qu’ils soient pour asseoir l’État, non sur la cité, mais sur la race, et pour élever en elle-même la nationalité jusqu’au terme de sa plus haute puissance. Malheureusement, et par cela même que nous rencontrons les Gaulois au point culminant de leur progrès, nous n’en voyons que mieux les lacunes de leur dotation morale, ou ce qui est la même chose, de leur capacité pour la culture. Ils ne surent créer ni art ni état : tout au plus arrivèrent-ils à fonder une sorte de théologie et une noblesse à eux propres. Déjà, leur bravoure primitive et naïve n’était plus ; et quant au courage militaire engendré par les hautes idées morales ou de sages institutions, tel qu’il surgit dans les pays d’une civilisation avancée, il s’était réfugié, à demi éteint, dans les rangs de la chevalerie. A vrai dire, déjà la barbarie était vaincue : les temps n’étaient plus, dans les Gaules, où le morceau le meilleur à le plus savoureux était servi au convive le plus brave ; où les autres invités, qu’offensait une telle préférence, en disputaient l’honneur par l’appel en combat singulier, où le chef ayant cessé de vivre, ses fidèles se mettaient à ses côtés sur le bûcher. Mais les sacrifices humains duraient encore ; et si la torture n’était point en usage contre l’homme libre, on l’autorisait contre les esclaves, même contre la femme libre : ce fait éclaire d’une triste lumière la condition de l’autre sexe, dans les Gaules, à l’époque de leur civilisation la plus avancée. Résumons : les Gaulois avaient perdu les rudes avantages des peuples primitifs : ils n’avaient point conquis les privilèges réservés aux peuples chez qui l’idée morale pénètre les âmes et les remplit.

Tels étaient les Gaulois au dedans. Il nous reste à faire connaître leurs relations au dehors avec leurs voisins ; à faire voir quel rôle ils jouaient à cette même heure, dans cette grande lice ouverte aux nations. Partout, durer et se défendre est plus difficile que vaincre. Du côté des Pyrénées, la paix régnait depuis longtemps entre les tribus diverses : il s’était écoulé des siècles depuis que les Gaulois avaient refoulé et dépossédé en partie les Ibères, ou, si l’on veut, la population basque primitive. Les vallées de la chaîne, les montagnes du Béarn et de la Gascogne, les steppes de la côte, au sud de la Garonne, appartenaient sans conteste aux Aquitains, agrégation nombreuse de petits peuples d’origine ibérique, mal unis entre eux, sans rapports avec le dehors : seules les bouches de la Garonne, avec le port important de Burdigala (Bordeaux), étaient dans les mains de la peuplade celtique des Bituriges-Vivisques.

Bien autrement importants furent les contacts entre la nation celte et le peuple romain d’une part, et les Germains de l’autre. Nous ne répéterons point ici ce que nous avons raconté plus haut, comment les Romains avançant toujours, repoussèrent lentement les Gaulois, occupèrent la zone des côtes depuis les Alpes jusqu’aux Pyrénées ; séparant les Celtes de l’Italie, de l’Espagne et de la mer Méditerranée : déjà, depuis plusieurs siècles (vers 150 [600 av. J.-C.]), la fondation de la citadelle phocéenne aux embouchures du Rhône avait pour ainsi dire préparé ce grand résultat. Faisons d’ailleurs remarquer, cette fois encore, que les Gaulois n’ont pas seulement, cédé à l’ascendant des armes romaines, et qu’ils se sont également courbés devant la civilisation latine, laquelle avait pour auxiliaires les éléments féconds apportés sur cette terre nouvelle par les pionniers de la Grèce. Le commerce, les relations internationales, ainsi qu’il arrive souvent, firent autant que la conquête, et ouvraient la voie. Homme du nord, le Gaulois aimait les boissons de feu : comme le Scythe, il buvait les nobles vins sans les tempérer et jusqu’à l’ivresse, excitant l’étonnement et le dégoût des sobres habitants du sud : mais à voir de telles choses, on ne répugnait point à en tirer profit. Bientôt le commerce des vins se changea en mine d’or pour le marchand d’Italie, et souvent il lui arriva de troquer une amphore pleine contre un esclave. D’autres articles de luxe, les chevaux italiens, par exemple, s’écoulaient avantageusement, dans les Gaules. Déjà même on voyait le citoyen romain acheter des terres au delà de la frontière : dès 673 [-81], il est fait mention de domaines romains situés dans le canton des Ségusiaves (près Lyon). Par suite, la langue latine, nous l’avons dit plus haut, dès avant le temps de la conquête n’était plus inconnue dans la Gaule indépendante, notamment chez les Arvernes : mais quelques-uns seulement en avaient la teinture, et même avec les notables du peuple allié des Éduens il fallait encore converser par truchemans. Ainsi de même que les squatters et les trafiquants de l’eau de feu ont frayé la route aux immigrants dans l’Amérique du nord, les marchands de vins d’Italie et les propriétaires fonciers de Rome appelèrent à eux les envahisseurs de la terre des Gaules. Les Gaulois n’étaient point sans s’en rendre compte : témoin la prohibition en vigueur chez l’un de leurs peuples les plus énergiques, celui des Nerviens, qui, faisant comme quelques hordes germaines, fermait son territoire au commerce avec les Romains.

Pendant que ceux-ci affluaient le long des plages méditerranéennes, une autre race, aussi sortie du grand berceau des peuples en Orient, remontait des côtes de la Baltique et de la mer du Nord, et venait, plus jeune, plus rude et plus forte, conquérir sa place au milieu des peuples frères, ses aînés. Déjà les tribus arrivées sur les bords du Rhin, Usipètes, Tenctères, Sygambres [Σύγαμβροι, Sicambres], Ubiens, se laissaient effleurer par la civilisation, ou tout au moins elles quittaient peu à peu leurs habitudes capricieusement nomades. Mais plus avant dans l’intérieur, toutes les indications puisées aux sources nous l’enseignent, l’agriculture cessait peu à peu, et les hordes germaniques ne se fixaient plus au sol. Chose remarquable, à peine si alors, parmi leurs voisins occidentaux, un seul des clans du centre était connu par son nom patronymique : tous, on les rangeait sous la dénomination commune de Suèves [Souabes : Suevi, Suebi], c’est-à-dire les errants, ou de Marcomans, c’est-à-dire hommes de Landwehr[17]. Ces appellations, au temps de César, n’appartenaient point à des nations distinctes, je le répète, quoiqu’en aient cru les Romains, et quoique plus tard elles aient eu souvent ce caractère. Quand la Grande Nation se mit en mouvement, les Celtes, les premiers, reçurent tout le choc. Néanmoins les luttes entre Germains et Gaulois pour la possession des terres à l’est du Rhin, échappent complètement à nos regards. Ce qu’il nous est donné de constater, c’est que, vers la fin du VIIe siècle de Rome, tout le pays au-delà de la rive droite du Rhin était déjà conquis sur les Celtes : les Boïes, assis jadis, paraît-il, dans la Bavière et la Bohême actuelles, erraient désormais sans patrie, et la Forêt-Noire elle-même, que les Helvétiens avaient aussi occupée, sans être encore complètement tombée au pouvoir des tribus Germaines limitrophes, se changeait en territoire frontière ravagé et disputé tous les jours : déjà, sans doute, elle était devenue ce qu’indique le nom de Désert helvétique [Eremus Helvetiorum] qu’elle porta plus tard. On sait la barbare stratégie des Germains : pour se garder de toute surprise de la part de l’ennemi, ils saccageaient la contrée entre eux et lui, sur la largeur de plusieurs milles : ici ils semblent l’avoir fait sur une grande échelle. La barrière du Rhin ne les arrêta bientôt plus. Cinquante ans avant l’expédition des Cimbres et des Teutons, dont le noyau principal était formé de hordes germaniques, avait passé comme un torrent sur la Pannonie, les Gaules, l’Espagne et l’Italie : elle n’avait pourtant été qu’une puissante reconnaissance. Mais, déjà, à l’ouest du fleuve et sur son cours inférieur, on voyait quelques peuplades germaines établies à demeure : arrivées en conquérantes, elles traitaient les Gaulois, Murs voisins, en peuple sujet, exigeant et des otages et le tribut. Ainsi faisaient les Aduatuques, débris laissé en arrière de l’armée des Cimbres, et devenu un clan puissant : ainsi, une multitude d’autres clans, tous compris plus tard sous la dénomination de Tongriens : ils habitaient les bords de la Meuse, dans le pays de Liége. Après eux venaient les Trévires (autour de Trèves), et les Nerviens (dans le Hainaut), les deux plus grandes et plus puissantes parmi toutes ces tribus. De sérieuses autorités les rattachent au grand tronc germain. Nous nous garderons d’ailleurs de trancher absolument cette question des origines, tout en faisant remarquer, avec Tacite, que plus tard, chez ces deux derniers peuples, on tint à honneur de descendre de sang germain et de ne point appartenir à la souche moins estimée des Gaulois. Quoi qu’il en soit, les populations des pays de l’Escaut, de la Meuse et de la Moselle nous apparaissent fortement imprégnées d’éléments germains, en contact avec les influences venues d’outre-Rhin. Il se peut que les établissements germains fussent encore rares : ils n’étaient point, en tous cas, sans importance, car au milieu du sombre chaos où s’agitent alors les hordes allemandes de la rive droite, nous les voyons suivant à la trace les avant-postes qui ont franchi le fleuve et, se préparant à le passer en masse à leur tour. Ainsi menacés de deux côtés par l’étranger, déchirés entre eux au dedans, les malheureux Celtes n’avaient point chance de se reprendre et de conquérir leur salut avec l’aide de leurs seules forces. Leur histoire- jusque-là’ n’avait été que division et que ruine dans la division. Elle n’avait point eu les journées de Marathon et de Salamine, celles d’Aricie et des champs Raudiques : dans ses viriles années, elle n’avait pas même tenté de détruire Massalie de ses mains : comment, sur le soir de sa vie, saurait-elle jamais se défendre contre ses redoutables envahisseurs ?

Les Gaulois, seuls, ne pouvant lutter de pair avec les Germains, il était pour Rome d’un intérêt majeur de surveiller attentivement les incidents de la lutte entre les deux peuples. Pour n’être point encore directement touchés par les événements, on sentait quelles graves conséquences ils entraînaient. Il va de soi que la situation intérieure des Gaules se réfléchissait promptement au dehors, et à tous les instants. De même qu’en Grèce le parti lacédémonien s’était allié avec les Perses contre Athènes, de même les Romains, à leur première descente au-delà des Alpes, rencontrant devant eux les Arvernes, le peuple alors le plus puissant parmi les Celtes du sud, avaient pris leur point d’appui chez les Éduens qui leur disputaient l’hégémonie des Gaules ; et, s’aidant de ces nouveaux frères du peuple romain, ils avaient non seulement soumis les Allobroges et la plus grande partie du territoire médiat arvernien, mais de plus, en pesant de toute leur influence, transféré aux mains de leurs alliés la direction de la Gaule indépendante. Quoi qu’il en soit, tandis que les Grecs n’avaient à parer au danger que d’un côté, les Gaulois se voyaient pressés par deux ennemis. Demander aide à l’un contre l’autre sembla l’expédient le plus simple, l’une des factions tenant pour les Romains, l’autre faction devait faire alliance avec les Germains. Les Belges surtout s’y sentaient entraînés : le voisinage, le mélange des races les rapprochaient des Transrhénans : comme ils étaient plus rudes et moins civilisés que les autres Gaulois, leurs compatriotes allobroges ou helvétiques leur étaient presque plus étrangers que les hordes des Suèves. Parmi les Gaulois du sud, chez les Séquanes, par exemple, dont le grand clan (non loin de Besançon) tenait la tête du parti hostile à Rome, devant les armes romaines menaçantes, on croyait aussi avoir juste cause d’appeler les Germains. L’administration romaine était en défaillance : la révolution italienne s’annonçait par des avant-coureurs qui ne passaient point inaperçus, même aux yeux des Gaulois : l’occasion paraissait propice de rejeter au dehors Rome et son influence, et de rabaisser les Éduens, ses clients. La rupture ayant éclaté aux péages de la Saône qui séparait les deux territoires, vers l’an 683 [71 av. J.-C.], un chef germain, Arioviste, avait franchi le Rhin avec 15.000 hommes armés. Il était le Condottiere des Séquanes. La guerre se prolongea pendant des années avec ses vicissitudes : en somme, elle ne tourna pas au profit des Éduens. A la fin, Eporedorix, leur chef, leva en masse sa clientèle et marcha contre les Germains ; il avait cette fois l’énorme supériorité du nombre. Mais l’ennemi s’obstinant à refuser le combat, se tint à couvert derrière les marais et les forêts. Puis, un jour, les clans Gaulois, fatigués d’une longue attente, commencèrent à se dissoudre et à quitter l’armée. Aussitôt les Germains se montrèrent en rase campagne, et Arioviste remporta sous Admagetobriga[18] une victoire facile. La fleur des chevaliers éduens resta sur le champ de bataille. Les Éduens abattus en passèrent par les conditions du vainqueur: En recevant la paix, ils durent abdiquer l’hégémonie, entrer au contraire, avec tous leurs partisans dans la clientèle des Séquanes, promettre tribut à ceux-ci ou plutôt à Arioviste, donner en otages les enfants de leurs principaux nobles, s’engager sous serment à ne jamais les réclamer, et aussi à ne point solliciter l’intervention des Romains. Ce traité fût conclu, paraît-il, vers l’an 693 [-61][19]. Tout incitait les Romains à agir, leur honneur aussi bien que leur intérêt. Divitiac, l’un des notables éduens, le chef du parti romain dans son clan, et banni par les siens pour cette seule cause, s’était rendu en personne à Rome, demandant que la République vînt en aide à sa patrie. D’ailleurs, la révolte des Allobroges (693 [-61]), voisins des Séquanes, révolte qui sans nul doute coïncidait. avec ces événements, aurait dû lui être un avertissement plus sérieux. On donna bien aux préteurs de la Gaule l’ordre de porter secours aux Éduens : on parla d’envoyer les consuls et les armées consulaires au-delà des Alpes : mais au bout de tous ces grands mots, le Sénat, à qui revenait la décision dans ces graves conjonctures, ne fit que petitement les choses : l’insurrection allobrogique une fois étouffée par les armes, on ne songea plus aux Éduens ; bien plus, en 695 [-59], Arioviste eut son nom porté sur la liste des rois amis de Rome[20].

Le chef de guerre vit dans tout cela une renonciation pure et simple, de la part de la République, à tous les territoires gaulois qu’elle n’avait jamais occupés ; et prenant poste dans sa conquête, il se met à bâtir un empire germain en plein sol gaulois. Il s’y assoie avec les nombreuses bandes qu’il a amenées, et en appelle de plus nombreuses encore, accourues à sa voix du fond de la Germanie. Quand vint l’an 696 [58 av. J.-C.], 120.000 Germains, dit-on, avaient passé le Rhin. C’était tout un exode de la puissante nation se répandant à flots par cette large écluse ouverte sur les belles contrées de l’Occident. Le roi, pendant ce temps, poursuit son, établissement à demeure, fondement de sa domination future sur la rive gauche. Impossible de déterminer l’importance des colonies germaniques par lui créées : elles s’étendaient au loin, moins loin pourtant que ses projets de conquête. Quant aux Gaulois, il ne voit plus en eux qu’une nation assujettie en bloc ; et leurs clans divers, pour lui, n’ont plus d’existence distincte. Il n’est pas jusqu’aux Séquanes, dont il a été le condottiere mercenaire, et à cause desquels il a passé le Rhin, qui, pareils aux ennemis qu’il a domptés, ne soient tenus de délaisser à ses hommes le tiers de leur territoire : il s’agit ici, sans doute, de la Haute Alsace, plus tard habitée par les Tribocques, et où il prend pied avec son armée ; et comme si ce n’était point assez, quand arrivent derrière lui les Harudes, il exige la remise d’un second tiers. Il semble vouloir trancher dans les Gaules du Philippe de Macédoine : il se gère en maître au regard des Gaulois du parti germain, aussi bien que des Gaulois du parti de Rome.

L’arrivée du puissant chef sur les terres gauloises en faisait le dangereux voisin de Rome. A lui seul, il suffisait pour susciter les plus vives inquiétudes, mais combien plus grand était le danger, pour qui savait que le mouvement de la conquête entraînait d’autres envahisseurs ? Fatigués par les ravages incessants des bandes insolentes des Suèves, les Usipètes et les Tenctères de la rive droite, dans l’année même qui précéda l’arrivée de César en Gaule (695 [59 av. J.-C.]), avaient, eux aussi, quitté leurs anciennes demeures et se cherchaient un asile vers les bouches du fleuve. Se heurtant aux Ménapiens cantonnés sur la rivé droite, ils leur avaient enlevé cette portion de leur territoire : il était à prévoir qu’ils tenteraient aussi de s’établir sur la rive occidentale. Des hordes de Suèves se rassemblaient à la hauteur de Cologne et de Mayence, et menaçaient d’entrer, hôtes incommodes et non invités, sur les terres du clan des Trévires. Enfin la tribu la plus orientale des Celtes, celle de la populeuse et belliqueuse Helvétie, sous le coup d’incursions tous les jours plus gênantes, refoulée sur elle-même et surchargée par le courant de ses colons ramenés et chassés de leurs campements au nord du fleuve, menacée d’un isolement complet d’avec le reste de la Gaule, par l’établissement d’Arioviste dans le pays des Séquanes, se résolut dans son désespoir à céder la place aux Germains. Elle voulut aller chercher au-delà du Jura, dans l’ouest, un espace plus vaste et des terres plus fertiles. Qui sait ? Ne lui serait-il pas donné, en même temps, de conquérir la suprématie dans les Gaules ? Déjà, au temps de l’invasion cimbrique, une pareille ambition avait poussé quelques uns de ses clans : on n’a pas oublié la tentative de Divicon. Les Rauraques, de même, en butte aux coups des Germains (pays de Bâle et Alsace méridionale), les débris des Boïes, depuis longtemps expulsés de leur patrie, et qui erraient partout sans asile, et quelques autres petites peuplades firent cause commune avec les Helvètes. Dès l’an 693 [-61], leurs éclaireurs se montrèrent en deçà du Jura et jusque dans la province l’avalanche était imminente, et derrière elle, les hordes germaines allaient, inévitablement se répandre dans toute, l’importante région d’entre les lacs de Constance et de Genève. Les peuples de la Germanie s’ébranlaient des sources du Rhin à l’Océan Atlantique : ils apparaissaient sur toute la ligne du grand fleuve. L’heure a-t-elle donc sonné d’une invasion des barbares, pareille à celle des Francs et des Alamans qui renversera un jour l’empire chancelant des Césars ? L’orage qui doit fondre sur Rome dans cinq siècles, va-t-il dès aujourd’hui s’amasser au-dessus des Gaules ?

Ce fut en de telles conjonctures que Gaius César, gouverneur nouvellement nommé, descendit dans la Gaule narbonnaise (printemps de 696 [58 av. J.-C.]). Le sénatus-consulte avait ajouté celle-ci à sa province originaire, la Cisalpine, avec l’Istrie et la Dalmatie. De par sa charge, conférée pour cinq ans d’abord (jusqu’à la fin de l’an 700 [-54]), puis prorogée en 699 [-55], pour cinq autres années (jusqu’à la fin de 705 [-49]), il avait le droit de s’adjoindre six lieutenants au rang de propréteurs[21] : en outre, à l’entendre, du moins, il était, autorisé à compléter les cadres de ses légions et même à lever des légions nouvelles aux dépens des nombreux, citoyens qui peuplaient sa circonscription en deçà des Alpes. L’armée dont il prit le commandement dans les deux provinces comprenait l’infanterie régulière de quatre légions exercées et éprouvées à la guerre ; la septième, la huitième, la neuvième et la dixième, 24.000 hommes au plus, auxquels, comme d’usage, s’ajoutaient, les contingents des sujets locaux. En fait de cavalerie et d’armes légères, il avait quelques escadrons espagnols et numides, et des archers et des frondeurs de la Crète ou des Baléares. Dans son état-major formé de l’élite de la démocratie, parmi bon nombre de jeunes et brillantes inutilités, on voyait quelques officiers capables, Publius Crassus, le fils de son vieil associé politique ; Titus Labienus, son fidèle adjudant, dans les campagnes populaires du Forum, et qui le suivait aujourd’hui sur les champs de bataille. D’ailleurs, il partait sans instructions précises : aux circonstances à guider son courage et son intelligence ; à lui de réparer le mal que l’insouciance du sénat avait laissé faire ; à lui surtout de barrer la route à l’invasion des Germains.

A ce moment commençait l’invasion helvétique, préparée de longue main, et dont, nous avons montré le lien intime avec l’invasion germaine. Afin de ne point laisser aux Germains leurs cabanes vides, et pour se rendre à eux-mêmes le retour impossible, les Helvètes avaient brûlé, villes et villages, et chargeant sur les longues lignes de leurs chariots leurs femmes, leurs enfants, et la meilleure part de leurs meubles, ils arrivèrent par toutes les routes sur le Léman, à la hauteur de Genava (Genève), où ils s’étaient donné rendez-vous, à eux et à leurs compagnons d’émigration, pour le 28 mars[22] de cette année (696 [58 av. J.-C.]). A leur propre dire leur masse réunie comptait 368.000 têtes, dont un quart en hommes valides et portant les armes. Le mont Jura, qui va du Rhin au Rhône, forme une barrière presque continue entré l’Helvétie et les pays à l’occident. Ses étroits défilés étaient difficiles à franchir pour l’immense caravane, autant qu’ils se prêtaient à la défense. Aussi les chefs des Helvètes avaient-ils pris le détour par le sud, afin de pénétrer dans l’ouest au point même où le Rhône brisant les montagnes, s’est frayé la voie entre les crêtes jurassiques du sud-ouest les plus ardues de la chaîne, et les Alpes de Savoie, à la hauteur du Fort de l’Écluse. Mais à droite, les rochers et les précipices flanquant le fleuve, il ne restait qu’un sentier étroit, qu’on pouvait fermer en un tour de main. Rien de plus aisé pour les Séquanes, maîtres de cette rive, que d’empêcher le passage. Les Helvètes se décidèrent à passer sur la rive gauche appartenant aux Allobroges, au-dessus même de la percée du fleuve. Ils comptaient plus bas, là où le fleuve rentre en plaine, le franchir de nouveau, et se porter alors vers les cantons de l’ouest : le pays des Santons (Saintonge, et vallée de la Charente), non loin des rivages de l’Atlantique, avait été choisi pour le lieu de leur future demeure. Mais en passant ainsi sur la rive gauche, ils mettaient le pied sur le territoire romain ; et César, qui d’ailleurs n’avait nulle envie de les laisser s’établir dans la Gaule occidentale, était bien décidé à les arrêter. Malheureusement, de ses quatre légions, trois étaient bien loin, du côté d’Aquilée ; et quoiqu’il eût mandé au plus vite les milices de la province transalpine, il semblait impossible avec cette poignée d’hommes de tenir tête à l’immense flot de peuples débouchant sur le Rhône, et de lui fermer le défilé à la sortie du Léman, au-dessous de Genève, sur un espace de plus de 3 milles [allemands, = 6 lieues]. Il voulut gagner du temps. L’ennemi avait à cœur d’effectuer en paix la traversée du pays et des populations allobrogiques. On négocia donc : César profitant d’un répit de quinze jours, rompit le pont de Genève, et barra la rive gauche par une ligne fortifiée de près de 4 milles [allemands, = 8 lieues] de longueur[23].

Ce fut là le premier essai de ces chaînes de redoutes, avec mur et fossé les reliant, que les Romains, plus tard, appliquèrent dans des proportions colossales à la défense des frontières de l’empire. En vain les Helvètes tentèrent de franchir le fleuve en divers points, soit à gué, soit à l’aide de canots : partout les Romains, retranchés dans leurs lignes les repoussèrent : il leur fallut renoncer à passer sur la rive gauche. A ce moment, ils s’abouchèrent avec la faction gauloise hostile aux Romains, laquelle espérait trouver en eux un puissant renfort. L’Éduen Dumnorix, frère de Divitiac, était dans son clan à la tête du parti national, comme Divitiac était le chef du parti de l’étranger. Il facilite aux Helvètes le passage du Jura par le pays des Séquanes. A l’empêcher, les Romains n’avaient aucun droit : mais l’émigration helvétique dans les Gaules était pour eux un événement d’un intérêt capital ; il y allait de tout autre chose que d’une question de forme et de respect de leur frontière. Leur intérêt ne pouvait être sauvegardé qu’à la condition d’imiter les grands lieutenants du Sénat, et Marius, lui-même. Ce n’était point assez que de défendre modestement la frontière derrière ses lignes : il fallait hardiment la franchir à la tête d’une puissante armée. César d’ailleurs, n’était point le général du Sénat, mais celui de la République : il n’hésita pas. De Genève, il s’était, sans perdre de temps, rendu de sa personne en Italie, et en, ramenait à marches forcées ses trois légions en cantonnements, plus deux autres légions de nouvelle levée. Bientôt, il a opéré sa jonction avec le corps posté naguère devant Genève, et passe le Rhône à la tête de toute son armée[24]. A son apparition inattendue sur les frontières des Éduens, la faction romaine est naturellement reportée au pouvoir, heureux incident qui assure aux Romains leurs vivres. Les Helvètes, à cette heure, passaient la Saône, et quittant le pays des Séquanes, mettaient le pied dans celui des Éduens : les Tigorins[25], un de leurs clans, restaient encore sur la rive gauche. César fond sur eux, les surprend et les détruit[26]. Mais le gros de la caravane s’était établi déjà de l’autre côté : le Romain le poursuit, et franchit la rivière en vingt-quatre heures, ce que les Helvètes, intacts encore, n’ont pu faire en vingt jours. Ceux-ci, à là vue de l’armée romaine au-delà de la Saône et sur leur dos, sont contraints à changer de direction, et cessant de se porter à l’ouest, ils tournent vers le nord, dans la pensée, peut-être, que César n’osera pas les suivre jusqu’au centre des Gaules, et qu’une fois abandonnés à eux-mêmes, il leur sera facile de reprendre leur direction. Quinze jours durant, les légions les suivent à la distance d’à peine 1 mille[27] [2 lieues], leur marchant sur les talons pour ainsi dire, et guettant l’occasion de les attaquer à belle et de les anéantir. L’occasion ne se présenta pas : si lent et pénible qu’était leur progrès, les Helvètes surent se garder : ils avaient des vivres en abondance, et connaissaient exactement par leurs espions tout ce qui se passait dans le camp romain. Les légions, au contraire, commençaient à souffrir : elles manquaient du nécessaire, surtout depuis le jour où les Helvètes ayant quitté les bords de la Saône, les convois par eau avaient cessé. La disette était du fait des Éduens, qui avaient promis des approvisionnements à César : les deux armées se mouvant encore sur leur territoire, impossible de ne pas suspecter leur mauvaise foi. Enfin la cavalerie des Romains, nombreuse pourtant (elle ne comptait pas moins de 4.000 chevaux), ne pouvait inspirer confiance : on s’en rendra assez compte, en sachant qu’elle était presque tout entière formée de contingents gaulois, éduens pour la plupart, et ceux-ci sous le commandement de Dumnorix, l’ennemi notoire de Rome. César avait en eux des otages plutôt que des soldats. Il pouvait croire qu’ils s’étaient fait battre exprès dans une récente rencontre avec la cavalerie plus faible des Helvètes, et que c’était d’eux encore que l’ennemi tirait tous ses renseignements sur l’état des choses dans le camp romain. La situation avait donc ses dangers : déjà l’on voyait trop quelle puissante influence exerçait le parti des Gaulois patriotes, même chez les Éduens, alliés officiels de Rome, et malgré, les grands intérêts qui les rattachaient à la République. Combien plus se ferait sentir cette influence, quand on irait audacieusement s’enfoncer jusqu’au cœur d’un pays frémissant, loin de toutes les communications les plus nécessaires ? Les armées passèrent à peu de distance de Bibracte, la capitale éduenne[28]. César voulut s’emparer à main armée de ce poste important, avant de songer à pousser plus loin : peut-être même pensait-il s’y fortifier, et arrêter là sa poursuite. Il se détourna donc un instant : mais les Helvètes ne virent qu’un’ commencement de fuite dans son mouvement vers la ville : ils attaquèrent.

César n’en demandait pas davantage. Les deux armées se mirent en bataille sur deux chaînes de collines courant parallèlement ; et les Gaulois commencèrent le combat, repoussant et dispersant dans la plaine la cavalerie romaine envoyée sur les devants, puis s’élancèrent contre les légions postées sur la déclivité des hauteurs : là, les vétérans de César les firent reculer. Mais quand poursuivant à leur tour leur avantage, les Romains descendirent dans la plaine, les Gaulois effectuèrent un retour offensif ; et en même temps un corps tenu en arrière se jeta sur le flanc des légions. César oppose à l’ennemi de ce côté les réserves de ses colonnes d’attaque, le sépare du gros de son armée, et le rejette sur ses bagages et ses chariots, où il est taillé en pièces. Enfin la masse des hordes helvétiques cède il ne lui reste pour battre en retraite, que la route de l’est, direction tout opposée à celle primitivement suivie. Dans ce jour échoua le grand plan de l’émigration, allant à la recherche de nouvelles demeures sur les bords de l’Atlantique. La journée fut chaude aussi pour le vainqueur. César, qui non sans raison, ne s’en fiait point à son corps d’officiers, avait, dès le début du combat, éloigné tous les chevaux, pour mieux faire comprendre aux siens la nécessité de ne pas lâcher pied. Et vraiment, si les Romains avaient perdu la bataille, c’en était fait de leur armée. Épuisées qu’elles étaient, les légions ne purent poursuivre vivement les vaincus : mais César ayant notifié que quiconque prêterait secours aux Helvètes, serait traité en ennemi du peuple romain, ceux-ci, partout où ils passèrent, notamment dans la contrée des Lingons, se virent refuser l’assistance et les vivres : leurs bagages furent pillés ; enfin embarrassés dans leur marche par cette foule inerte qu’ils traînaient à leur suite, ils se rendirent à discrétion. César ne les traita point durement. Aux Boïes, qui n’avaient pas de patrie, les Éduens reçurent l’ordre d’assigner des demeures sur leur propre territoire : en s’asseyant au milieu du clan le plus puissant des Gaules, ces ennemis, vaincus de la veille, rendirent à Rome presque tous les services d’une colonie. Quant à ce qui restait des Helvètes et des Rauraques, le tiers environ de la population virile sortie d’Helvétie, César le renvoya dans son pays : là, placés sous la suzeraineté de Rome, ils eurent mission de défendre la frontière du Rhin supérieur contre les agressions des Germains. Rome prit seulement possession de la pointe du sud-ouest du territoire helvétique : elle y transforma plus tard en forteresse frontière la vieille ville celtique de Noviodunum (Nyon), située sur les bords enchanteurs du Léman, et qui reçut le nom de colonie Julienne équestre[29].

Ainsi l’invasion allemande, était contenue vers le Haut-Rhin, et en même temps la faction gauloise, hostile aux Romains, était humiliée. Mais sur le Rhin moyen, que les Germains avaient franchi depuis des années, la puissance tous les jours accrue d’Arioviste se faisait la rivale de l’influence romaine dans les Gaules. Il fallait pareillement s’attaquer à elle, et le prétexte de rompre naissait de lui-même. Le joug qu’Arioviste imposait aux Gaulois ou celui dont il les menaçait, comparé à la suprématie romaine, ne pouvait pas ne pas sembler plus lourd à la plupart des Gaulois dans ces contrées et quant au petit nombre qui s’opiniâtrait encore dans sa haine contre Rome, il demeurait muet. Les Romains provoquèrent une grande diète des clans de la Gaule moyenne ; elle décida que César serait invité, au nom de la nation gauloise, à lui venir en aide contre les Germains. César le promit. Par son ordre, les Éduens suspendent le tribut qu’ils se sont engagés à payer à Arioviste, et lui réclament leurs otages. Celui-ci, furieux de la rupture, attaque les clients de Rome, et par là fournit à César le motif cherché d’une intervention directe. César, revendique aussi les otages ; il veut qu’Arioviste promette de garder la paix au regard des Éduens ; il veut surtout qu’il s’engage à ne plus appeler les Germains d’Outre-rhin. Le chef barbare lui répond fièrement, et comme son égal en puissance et en droit : les lois de la guerre l’ont fait maître de la Gaule septentrionale, de même qu’elles ont donné le sud aux Romains. Il n’empêche pas ceux-ci de lever tribut sur les Allobroges ; qu’ils ne trouvent pas mauvais à leur tour s’il fait payer aussi ses sujets ! Puis, dans de plus secrètes communications, se montrant tout à fait au courant des affaires intérieures de la République, il parle des incitations qui lui viennent de Rome : on veut qu’il en finisse avec César : quant à lui, si César consent à lui abandonner le nord des Gaules, il l’aidera au contraire à s’emparer du pouvoir en Italie. Les dissensions des Gaulois lui ont ouvert la porte de la Gaule : il attend des dissensions de l’Italie la consolidation de ses récentes conquêtes. — Depuis bien des siècles, Rome n’avait point entendu un tel langage, proclamant le droit égal, l’indépendance absolue et hautaine de ce chef d’armée qui traitait de puissance à puissance : bref, il se refusa même à venir quand le général romain, selon la forme usitée avec les princes clients, lui enjoignit de comparaître en personne.

L’hésitation n’était plus possible. César marcha droit au roi. Mais voici qu’une panique saisit ses soldats et ses officiers tout les premiers à la pensée d’en venir aux mains avec ces terribles bandes germaines qui depuis quatorze ans n’ont pas couché sous un toit. Jusque dans son camp, César voit éclater l’indiscipline et la démoralisation des armées romaines : la désertion, la révolte y sont imminentes. Pour lui, il déclare que, s’il le faut, il ira chercher l’ennemi avec la dixième légion toute seule. Il enlève celle-ci par cet appel à l’honneur, il enchaîne les autres légions à leurs aigles par le sentiment d’une émulation belliqueuse : le souffle de son énergie a passé dans le cœur de ses soldats. Sans leur laisser le temps de se reconnaître, il les conduit à marches forcées, et, devançant Arioviste, il occupe heureusement Vesontio (Besançon)[30], la capitale des Séquanes. Une entrevue eut lieu avec les. deux chefs, à la sollicitation du Germain, lequel n’avait voulu, paraît-il, que masquer ainsi une tentative contre la personne de César. Entre les dominateurs des Gaules, les armes seules pouvaient décider[31]. Cependant, on n’en vint, point aussitôt aux mains : les armées restèrent campées dans le pays de Mulhouse (Haute Alsace), à peu de distance l’une de l’autre, et à un mille du Rhin ; mais Arioviste, avec ses forces de beaucoup supérieures, réussit à défiler devant les Romains et, se plaçant sur leurs derrières, à les couper de leur base et de leurs approvisionnements[32].

César pour se dégager voulait livrer bataille, mais Arioviste se refusa. Le Romain alors, malgré son infériorité numérique (il ne lui restait que ce moyen) tenta à son tour la manœuvre qui avait réussi à l’ennemi. Pour rétablir ses communications, il fait passer devant celui-ci deux légions qui vont prendre position au-delà du camp Germain ; et pendant ce temps, il reste dans le sien avec les quatre autres légions. Arioviste voit son adversaire divisé : il marche à l’assaut contre le premier et moindre corps, et est repoussé. Engagée par ce succès, toute l’armée romaine marche au combat : les Germains se rangent sur une longue ligne de bataille, chaque tribu formant une division, chacune, pour rendre la fuite impossible, ayant derrière elle les chariots, les bagages et les femmes. L’aile droite de César, conduite par lui, court à l’ennemi et l’enfonce ; à l’aile gauche, les Germains ont un succès pareil. Les chances restaient égaies ; mais la pratique savante des réserves, tant de fois fatale aux Barbares, assura cette fois encore la victoire aux Romains. Publius Crassus, en lançant la troisième ligne au secours de l’aile qui pliait, rétablit le combat. La journée était gagnée. On poursuivit l’ennemi jusqu’au Rhin : bien peu réussirent, et le roi avec eux, à se réfugier sur l’autre rive (696 [58 av. J.-C.]).

Ainsi la République saluait par un coup d’éclat le grand fleuve germain que voyaient pour la première fois les soldats d’Italie. Une seule bataille gagnée, et Rome avait conquis la ligne du Rhin. Le sort des émigrants germaniques de la rive gauche était dans la main de César ; il pouvait les anéantir, il n’en fit rien. Les peuplades Gauloises voisines, Séquanes, Leuques, Médiomatriques, n’étaient ni de force à se défendre, ni assez sûres au regard de Rome : les Germains au contraire promettaient de solides gardiens de la frontière, et des sujets meilleurs encore, séparés qu’ils étaient des Gaulois par leur nationalité, et de leurs compatriotes par leur intérêt à se maintenir intacts dans leurs nouvelles demeures : dans leur isolement, pouvaient-ils autre chose que se rattacher à l’empire central de Rome ? Selon sa règle invariable, César préféra donc l’ennemi vaincu à l’ami douteux, et, laissant les Germains établis par Arioviste à l’ouest du fleuve, là où ils se trouvaient postés, les Triboques autour de Strasbourg, les Némètes dans le pays de Spire, les Vangions dans celui de Worms, il les préposa à la défense de la frontière rhénane contre leurs compatriotes de l’est[33]. Quant aux Suèves, qui sur le Rhin moyen menaçaient la contrée des Trévires, aussitôt qu’ils eurent la nouvelle du désastre d’Arioviste, ils reculèrent dans l’intérieur de l’Allemagne : mais, en passant, ils reçurent de rudes coups des populations avoisinantes.

Cette première campagne eut des suites incommensurables, et qui se sont fait sentir durant plus d’un millier d’années. Le Rhin va devenir la frontière de l’Empire romain, du côté de la Germanie. En Gaule, où la nation ne savait plus gouverner ses destinées, Rome. jusque là n’avait dominé que sur la côte du sud, pendant qu’au nord les Germains, depuis peu d’années, tentaient de s’établir. Drais par l’événement de la guerre récente, il était décidé que la Gaule tout entière, et non une partie seulement, allait échoir à la suprématie de Rome, et que la frontière naturelle du grand fleuve de l’est deviendrait aussi la frontière politique. En des temps meilleurs, le Sénat n’avait point eu de repos qu’il n’eût de même poussé l’empire de la République jusqu’aux frontières naturelles de l’Italie, jusqu’aux Alpes, à la mer Méditerranée, et jusque sur les îles voisinés. L’Empire agrandi nécessitait, au point de vue militaire, une extension de semblable nature : mais le gouvernement du jour laissait tout au hasard, s’inquiétant peu de la défense des frontières, veillant seulement à n’avoir pas par lui-même à les défendre. On sentait que désormais, pour mener les destinées de Rome, il fallait un autre génie, un autre bras.

Les fondements de l’édifice et ses premiers murs étaient donc debout : mais il s’en manquait de beaucoup encore qu’il fût achevé, que les Gaulois reconnussent la domination de Rome, que la frontière fût posée et acceptée sur le Rhin par les tribus germaniques. Toute la Gaule centrale, depuis la Province romaine jusqu’à Chartres et Trèves, se soumettait sans difficulté : sur le Rhin haut et moyen, on n’avait pour le moment rien à craindre des Barbares de l’autre rive. Au nord, les clans de l’Armorique (Bretagne, Normandie), ceux de la confédération des Belges, plus puissante encore, n’avaient point ressenti les coups frappés au centre, et ils ne voulaient en aucune façon se courber devant le vainqueur d’Arioviste. On l’a vu déjà, entre les Belges et les Germains d’en deçà du Rhin, il existait des affinités étroites ; et aux bouches du fleuve, les tribus germaniques se disposaient à le franchir.

Le printemps de l’an 697 [57 av. J.-C.] s’ouvrait. César, sans tarder, marcha vers les pays belges avec toute son armée grossie et portée à huit légions. La ligue belge gardait mémoire de l’intrépide et efficace résistance que 50 ans avant elle avait opposé en masse à l’invasion de son territoire par les Cimbres : elle s’enflammait à la voix de nombreux patriotes fugitifs de la Gaule centrale. Elle envoya tout le premier ban de son armée, 300.000 hommes, dit-on, conduits par Galba, le roi des Suessions, à la frontière du sud. Ils devaient y recevoir César. Un seul clan puissant, celui des Rèmes (Reims), voyant dans l’arrivée des Romains l’occasion de se débarrasser de la suprématie des Suessions, se préparait à jouer dans le nord le rôle des Éduens dans la Gaule du centre. Romains et Belges entrèrent chez eux presque au même moment. César ne voulut point livrer bataille à un ennemi six fois plus fort : il s’établit au nord de l’Aisne (non loin de Pontavert, entre Reims et Laon) : posté sur un plateau presque partout inattaquable, ici, flanqué de redoutes et de fossés, là, gardé par la rivière et les marais, il se contenta de repousser vivement les tentatives des Belges, qui s’acharnaient à vouloir passer l’eau et à le couper de ses communications. S’il avait compté voir bientôt l’immense coalition se dissoudre et s’affaisser par son propre poids, l’événement justifia son attente. Galba, le roi suession, était un homme loyal, universellement estimé ; mais c’était œuvre trop au-dessus de ses forces que de gouverner une armée de 300.000 hommes, en face de l’ennemi. Les Gaulois ne purent aller plus longtemps : leurs provisions diminuaient : le mécontentement et la désunion se mettaient dans le camp des coalisés. Les Bellovaques (Beauvaisis) surtout, rivaux des Suessions en puissance, irrités déjà de ce qu’ils n’avaient point eu l’hégémonie de la ligue, ne tenaient plus en place, depuis qu’ils avaient appris que les Éduens, alliés de la République, se préparaient à envahir leur territoire. On convint de se séparer, chacun s’en retournant chez soi : seulement, pour sauver les apparences, il fut dit que tous accourraient en masse au secours de quiconque serait attaqué, stipulation inexécutable et qui ne pouvait excuser une telle débandade. Elle fut un vrai désastre, et remet en mémoire cette autre déroute qui s’accomplit presque dans les mêmes contrées, en 1792 ; comme la retraite de l’armée prussienne, après sa marche sur la Champagne, la retraite des coalisés équivalait à une défaite, défaite d’autant plus décisive, qu’elle était subie sans combat. Marchant sans ordre ni méthode, les contingents belges furent vigoureusement poursuivis par César : c’était la fuite d’une armée battue : les Romains détruisirent tous les corps demeurés en arrière[34]. Mais là ne s’arrêtèrent pas les conséquences de la victoire. A mesure que César mettait le pied dans les cantons belges de l’ouest, ceux-ci l’un après l’autre, se tenaient pour perdus : les Suessions, si puissants la veille, les Bellovaques, leurs rivaux, les Ambiens (Amiennois), se soumettaient sans tenter de se défendre. Les villes ouvraient leurs portes, à la vue des étranges machines de siège des Romains, à la vue de ces tours roulantes et dépassant la hauteur de leurs murs : ceux qui ne voulurent pas se rendre durent s’enfuir au-delà de la mer, en Bretagne[35].

Il n’en fut pas de même dans les cantons, de l’est : là le sentiment national se montra plus énergique. Les Viromandues [Vermandois, autour de Saint-Quentin], les Atrébates [Arras], les Aduatuques germaniques [autour de Namur], et surtout les Nerviens [Hainaut], ceux-ci, avec leur nombreuse clientèle, presque aussi puissants que les Suessions et les Bellovaques, bien supérieurs à eux par la bravoure et l’exaltation du patriotisme, concluent entre eux une seconde et plus étroite alliance, et rassemblent leurs contingents sur la Haute Sambre. Des espions celtes les avertissaient de tous les mouvements de l’armée romaine : leur connaissance exacte des lieux, les hautes haies vives coupant le pays et barrant le passage aux batteurs d’estrade à cheval qui le visitaient souvent, tout leur rendait facile de cacher aux Romains la majeure partie de leurs mouvements. Ces derniers arrivent sur la Sambre, non loin de Bavay : là, les légions se mettent en devoir de dresser le camp sur l’escarpement de la rive gauche, pendant que la cavalerie et l’infanterie légère se lancent en éclaireurs sur les revers opposés. Tout à coup les masses ennemies se précipitent sur elles des hauteurs et les rejettent dans la vallée. En un moment, elles ont franchi celle-ci, et, bravant héroïquement la mort, elles arrivent comme la foudre sur l’autre plateau. A peine si les légions, occupées aux retranchements, ont le temps de quitter la pioche pour l’épée : les soldats, tête nue pour la plupart, combattent là où ils se trouvent, sans ordre, sans plan, sans commandement qui les guide : devant cette attaque soudaine, sur ce terrain sillonné de haies, les divers corps n’ont plus ni liaison ni soutien. A la place d’une bataille, il se livre une multitude de combats isolés. Labienus, à l’aile gauche, repousse les Atrébates et les poursuit jusque au-delà de l’eau. Au centre, les Viromandues sont également rejetés en bas de la pente. Mais à l’aile droite, où César se tient en personne, les Nerviens arrivent en forces supérieures et débordent aisément les Romains : la division du centre, emportée par son succès, leur a d’ailleurs laissé la place libre derrière elle, et ils pénètrent dans le camp à demi construit : les deux légions du proconsul, ramassées sur elles-mêmes en une masse confuse, attaquées par devant et sur leurs deux flancs, privées déjà de leurs plus braves soldats et de leurs meilleurs officiers, courent risque d’être enfoncées et taillées en pièces. Déjà l’on voit fuir de tous les côtés les hommes du train et les alliés gaulois : des corps entiers de cavalerie, celtique, celui des Trévires, par exemple, se sauvent à bride abattue, et quittant le champ du combat, s’en vont répandre la nouvelle, agréable chez eux, de la défaite du proconsul. L’instant est critique. C’est alors que César saisit un bouclier et combat au premier rang : son exemple, sa voix, toute-puissante encore, ramènent les plus hésitants, qui font tête à l’ennemi. Bientôt ils se sont fait place : bientôt les deux légions se sont réunies et s’entraident : enfin les secours arrivent, et du plateau supérieur, où paraît l’arrière-garde romaine qui marchait avec les bagages, et de l’autre rive, où Labienus qui a poussé jusqu’au camp des Belges et s’en est rendu maître, voyant enfin en quel péril se trouve l’aile droite, renvoie sans tarder la dixième légion à son général. La chance tourne : les Nerviens, séparés des leurs, attaqués de tous les côtés à la fois, luttent avec la même bravoure que tout à l’heure quand ils se croyaient vainqueurs : debout sur les cadavres amoncelés de leurs morts, ils se font hacher jusqu’au dernier. A leur dire, trois sénateurs seulement, sur les six cents qu’ils avaient, survécurent[36].

Au lendemain de ce désastre les Nerviens, les Atrébates et les Viromandues reconnurent la suprématie de Rome. Cependant les Aduatuques, qui s’étaient mis trop tard en marche pour prendre part à la bataille de la Sambre, se concentrèrent dans la plus forte de leurs places (sur la colline de Falhize, au bord de la Meuse, non loin d’Huy)[37], mais ils ne tinrent pas, et se soumirent. Puis dans la nuit qui suivit la capitulation ils se jetèrent par surprise sur le camp romain et furent repoussés ; et leur perfidie ne fit qu’attirer sur eux les plus terribles rigueurs. Toute leur clientèle, composée des Éburons d’entre Rhin et Meuse, et d’autres petites peuplades voisines, est affranchie : quant à eux, ils sont en masse réduits en captivité et vendus à l’encan au profit du trésor. Le sort échu aux Cimbres semblait aussi réservé à ce dernier de leurs débris. Quant aux clans qui faisaient leur soumission, César se contenta de leur imposer un désarmement général et une remise d’otages. Aux Rèmes désormais est donnée la haute main dans la Belgique, comme les Éduens l’ont obtenue dans la Gaule centrale : mais ici bon nombre de clans, en haine de ces mêmes Éduens, se placent de préférence dans la clientèle des Rèmes. Seuls, quelques cantons maritimes éloignés, ceux des Morins (Artois), des Ménapiens (Flandres et Brabant), et les pays d’entre l’Escaut et le Rhin, en grande partie peuplés de Germains, demeurent intacts encore devant l’invasion romaine, et en possession de la liberté héritée des ancêtres.

C’était le tour des clans Armoricains. Dès l’automne de 697 [57 av. J.-C.][38] ; Publius Crassus avait été envoyé de ce côté à la tête d’une division. Il amena d’abord à soumission les Vénètes, lesquels maîtres des ports du Morbihan, et possédant une flotte nombreuse tenaient le premier rang parmi tous les Gaulois, et surtout parmi les peuples de la côte entre Seine et Loire ; sous le rapport de la marine et du commerce : ils livrèrent des otages, mais bientôt ils se repentirent ; et durant l’hiver (697-698 [-57/-56]), ils retinrent prisonniers à leur tour les officiers romains envoyés chez eux pour lever les vivres promis[39]. Leur exemple fut aussitôt suivi par tous les Armoricains, et par tous les Belges maritimes encore libres dans certains clans de la Normandie, quand les hommes du Grand-conseil opinèrent contre l’insurrection, la multitude les massacra furieuse, et se jeta avec un redoublement d’ardeur dans le mouvement national. Toute la côte, des bouches de la Loire à celles du Rhin, se soulevait contre Rome : les patriotes les plus déterminés accouraient de partout pour coopérer à la grande œuvre de la délivrance : déjà l’on comptait sur une nouvelle insurrection de la ligue des Belges, sur l’assistance des Bretons insulaires, sur le concours des Germains transrhénans. — César envoya vers le Rhin avec toute la cavalerie Labienus, chargé de tenir en bride les Belges qui fermentaient, et de barrer, s’il en était besoin, le passage du fleuve aux Germains. Un autre de ses lieutenants, Quintus Tibérius Sabinus, s’en alla en Normandie avec trois légions : c’était là que les insurgés se concentraient. Le foyer de la révolte était chez les Vénètes, puissants et intelligents entre tous : l’attaque principale, et par terre et par mer, fut dirigée contre eux. La flotte de César se rassembla. On y voyait toutes les embarcations des clans restés soumis, ainsi que de nombreuses galères romaines construites en toute hâte sur la Loire, et munies de leurs rameurs venus de la Narbonnaise : le lieutenant Decimus Brutus la commandait. César de sa personne entra chez les Vénètes avec le gros de son infanterie. Ils s’étaient préparés à le recevoir, mettant à profit, avec habileté et décision, les avantages défensifs qu’ils tiraient de la nature du terrain en Bretagne, et de la possession de leur redoutable marine. Le pays était coupé et pauvre en céréales : presque toujours plantées sur des rochers ou des promontoires, les villes n’avaient d’accès, du côté de la terre ferme, que par des gués étroits, difficiles : approvisionnement de l’armée d’invasion, opérations d’investissement, tout y était pénible : les Gaulois, au contraire, montés sur leurs navires, apportaient le nécessaire à leurs citadelles, et au pis-aller aidaient à les évacuer rapidement. Les légions usaient le temps et leurs forces aux sièges des places venètes ; et quand elles avaient vaincu, elles voyaient disparaître les fruits de la victoire, emportés sur les vaisseaux de l’ennemi. La flotte romaine se montrait enfin. Longtemps retenue par la tempête à l’embouchure de la Loire, aussitôt qu’il la sut à la hauteur des côtes bretonnes, César voulut qu’elle livrât la bataille d’où allait dépendre l’événement de la campagne. Les Celtes, confiants dans leur supériorité sur mer, s’élancèrent aussitôt à la rencontre des navires de Brutus. Ils n’en comptaient pas moins de 220 en ligne, beaucoup plus que les Romains n’avaient pu en réunir. En outre, ces bâtiments, avec leurs hauts bords, leurs fonds plats et solides et leurs voiles, tenaient mieux la mer et résistaient mieux aux grandes vagues de l’Atlantique que les galères à rames des Romains, légères, basses et à la quille aiguë. Les balistes, les ponts à grappins ne pouvaient porter jusque sur le tillac des Vénètes ; et les proues armées de rostres de fer rebondissaient impuissantes contre leurs solides bordages. Les Romains pour se tirer d’embarras avaient préparé des faux pointues et emmanchées sur de longues perches[40] : avec elles ils coupèrent les cordages qui liaient les vergues aux mâts : les vergues et les voiles tombant, il fallait du temps à l’ennemi pour réparer l’avarie : à ce moment le vaisseau privé de sa voilure n’était plus qu’une coque inerte, et les Romains se mettant à plusieurs contre lui, l’enlevaient sans peine à l’abordage. Quand les Gaulois virent l’effet de cette manœuvre, ils voulurent quitter la côte, où ils avaient accepté la bataille, et gagner la haute mer, où les galères ne sauraient pas les suivre : mais voici que, pour comble de malheur, survient un grand calme. L’immense flotte, réunie par l’effort de tous les clans maritimes, était désormais perdue. Les Romains la détruisirent presque tout entière. Dans ce combat, si loin que porte le regard de l’histoire, le plus ancien de tous les combats maritimes livrés jamais sur l’Océan atlantique, les marins de la République, de même qu’à Mylæ, 200 ans avant, avaient inventé une arme nouvelle sous le coup de la nécessité, et malgré les plus défavorables conditions, avaient su conquérir la victoire[41].

Cette victoire eut pour suites immédiates la soumission des Vénètes et de toute la Bretagne armoricaine. Après tant de marques d’indulgence données aux vaincus, César jugea qu’un exemple était utile ; et voulant effrayer à l’avenir toutes ces opiniâtres résistances bien plutôt encore que punir la violation du droit des gens et l’arrestation de ses officiers, il fit passer par les armes tout le Grand Conseil des Vénètes, et vendre comme esclaves tous leurs citoyens. Ce peuple, par son intelligence, son patriotisme, et aussi par sa douloureuse destinée, a mérité, plus qu’aucun autre parmi les Gaulois, les souvenirs et les sympathies de l’histoire.

Pendant cette guerre navale, Sabinus, envoie contre les peuples réunis en armes sur le canal [Venelles, Aulerques, Éburovices, Lexoviens, etc. (département de la Manche, Perche, Lisieux)], usait de la tactique qui, l’année précédente, avait assuré l’avantage à César, dans la campagne contre les Belges sur les bords de l’Aisne. Gardant la défensive, jusqu’à ce que l’impatience et la disette eussent diminué les rangs de l’ennemi, il sut le tromper sur le nombre et le moral de ses soldats. Un beau jour, n’y tenant plus, ils vinrent se jeter follement contre les murs du camp romain et se firent tailler en pièces. Là-dessus, leurs milices se dispersèrent : le pays tout entier se soumit jusqu’à la Seine[42].

Restaient au nord, les Morins et les Ménapiens [Picardie occidentale, et pays d’entre les bouches de la Meuse et de l’Escaut], lesquels s’obstinaient à ne pas reconnaître la domination de Rome. Pour les y contraindre, César se montra sur leurs frontières : mais avertis par les désastres de leurs voisins, ils ne voulurent point livrer bataille à l’entrée du pays, et s’enfoncèrent dans les forêts qui, à cette époque, s’étendaient presque sans interruption des Ardennes aux rivages de la mer du Nord. Les Romains se frayèrent la route, la hache à la main, entassant à droite et à gauche les arbres abattus, et s’en faisant un rempart contre les agressions de l’ennemi. Bientôt, si audacieux que fût César, il jugea prudent de revenir sur ses pas, après quelques jours des plus pénibles marches. Aussi bien l’hiver était proche. Il n’avait dompté qu’une petite partie des Morins ; et quant aux Ménapiens, plus forts que les Morins, il n’avait pas même atteint leur territoire. L’année suivante (699 [55 av. J.-C.]), pendant que le proconsul guerroyait en Bretagne, il envoya contre eux encore le gros de son armée : cette expédition n’amena pas davantage de résultats directs et décisifs[43]. Quoi qu’il en soit, les légions n’en avaient pas moins procuré l’assujettissement de la presque totalité des Gaules. Au centre, il y avait eu soumission, à vrai dire, sans coup férir dans la campagne de 697 [-57], César avait vaincu les Belges : dans celle de 698 [-56], il avait réduit par les armes tous les peuples des bords de la mer. Si brillantes qu’elles avaient été au début de la dernière guerre, les espérances des patriotes avaient été partout déçues. Ni les Germains, ni les Bretons n’étaient venus à leur secours, et la présence de Labienus en Belgique avait suffi pour étouffer toute pensée d’y recommencer le combat.

Pendant que dans la Gaule occidentale, César façonnait ainsi avec l’épée un nouveau territoire romain compact, il n’avait point négligé non plus les pays de conquête récente, destinés à combler les vides entre l’Italie et l’Espagne. Il voulût assurer leurs communications et avec la patrie italienne et avec la péninsule ibérique. Déjà, en 677 [77 av. J.-C.], Pompée avait rattaché la Transalpine et l’Italie par la construction de la route du Mont Genèvre ; mais aujourd’hui que les Gaules étaient sujettes, il était besoin d’une autre voie, qui, partant du Pô, franchirait les Alpes, non pas par l’ouest, mais par le nord de la chaîne, et mènerait ainsi par la plus courte ligne de la Cisalpine dans la Gaule centrale. Les marchands, dès cette époque, fréquentaient le passage du Grand Saint-Bernard qui conduit au lac Léman par le Valais : pour s’en rendre maître, César, durant l’automne de 697 [-57] avait fait occuper Octodurum (Martigny) par Servius Galba. Les habitants du Valais (Nantuates et Véragres) ne se soumirent pas ; mais, comme on le prévoit, rien ne leur servit de résister, et toute leur bravoure ne fit que retarder l’heure de leur défaite. — Enfin, pour établir sa ligne de communications avec l’Espagne, César expédia l’année suivante (698 [-58]) Publius Crassus en Aquitaine, en lui donnant mission d’y contraindre à l’obéissance les tribus ibériques qui l’habitaient, mission qui avait aussi ses difficultés. Les Ibères coalisés se tinrent mieux ensemble que les Celtes, et mieux qu’eux mirent à profit l’exemple et les enseignements des Romains. Les Transpyrénéens, nommément les valeureux Cantabres, envoyèrent leurs contingents à leurs compatriotes en détresse, et en outre des officiers expérimentés qui avaient appris la guerre à l’école de Sertorius. En rejoignant les milices aquitaniques, considérables par le nombre et le courage, ils leur apportaient les principes de la tactique romaine et l’art de dresser les campements. Il fut donné pourtant au lieutenant de César, excellent capitaine lui-même, de triompher de toutes ces difficultés : il livra plusieurs combats vivement disputés, heureusement terminés par la victoire. Tous les peuples, de la rive gauche de la Garonne aux Pyrénées, subirent leurs nouveaux maîtres[44].

La conquête de la Gaule semblait achevée. Le but que César s’était proposé semblait d’abord atteint, à bien peu d’exception près et autant du moins qu’il était possible de l’atteindre à la seule pointe de l’épée. Restait l’autre partie de l’œuvre entreprise. Il s’en fallait de beaucoup que les Germains fussent domptés, et qu’ils reconnussent ou respectassent partout la ligne frontière du Rhin. Durant l’hiver même de 698-699 [56-55 av. J.-C.] sur le cours inférieur du fleuve, là où les armes romaines n’avaient point encore pénétré, ils le franchirent de nouveau. Les tribus des Usipètes et des Tenetères, dont nous avons mentionné déjà les tentatives d’émigration sur le territoire Ménapien, trompant par une fausse retraite la surveillance de leurs adversaires, avaient gagné la rive gauche sur les canots mêmes dé ces derniers : leur caravane immense, femmes et enfants compris, s’élevait, dit-on, à 430.000 têtes. Ils se tenaient campés dans les plaines de Nimègue et de Clèves. Mais à la voix des patriotes gaulois, ils faisaient mine de pénétrer plus avant ; et, ce qui donnait à de telles rumeurs plus de vraisemblance, leurs escadrons battaient la campagne jusque dans le pays des Trévires. César se mit en route avec ses légions ; mais lorsqu’il arriva en face d’eux, loin de se montrer désireux d’engager une lutte nouvelle, les nouveaux venus, harassés qu’ils étaient, demandèrent à recevoir des terres qu’ils cultiveraient en paix sous l’autorité de la République. Pendant qu’on négocie, il s’élève un soupçon dans l’esprit de César : les Germains ne veulent sans douté que traîner en longueur jusqu’au retour de leurs escadrons en maraude. Ce soupçon était-il ou non fondé ? On l’ignore. En dépit de la trêve qui régnait de fait, une bande d’ennemis vint un jour donner dans l’avant-garde romaine : celle-ci fit quelques pertes, et César, irrité, se crut fondé à passer par dessus les règles du droit des gens. Quand, le lendemain matin, se montrèrent au camp les princes et les anciens des tribus, voulant faire pardonner une échauffourée qu’ils n’avaient point préméditée, ils furent arrêtés soudain : l’armée romaine fondit sur ces multitudes sans chef. Ce fut un massacre, et non un combat : ceux qui ne tombèrent point sous les coups des soldats se noyèrent dans le Rhin : seuls, les détachements encore épars au loin échappèrent au bain de sang. Ils repassèrent le fleuve. Les Sygambres les recueillirent et leur donnèrent un champ d’asile, à ce que l’on croit, non loin des bords de la Lippe, sur leur propre territoire. Là, conduite de César, en cette circonstance, encourut un juste et sévère blâme dans le Sénat[45]. Si injustifiable qu’elle ait été, elle frappa de terreur les Germains qui s’arrêtèrent pour un temps[46] ; mais le proconsul ne s’en tint pas là.

Il jugea utile d’aller avec ses légions, de l’autre côté du Rhin. Même chez les Germains, il avait pu nouer des intelligences. Dans leur état de civilisation, rudimentaire, tout esprit d’union et de nationalité faisait chez eux défaut, et ils ne cédaient en rien aux Gaulois, pour autre qu’en fût la cause, sous le rapport du morcellement politique. Les Ubiens (sur la Sieg et la Lahn), les plus avancés de tous leurs peuples, vaincus quelques années avant par une puissante tribu suève de l’intérieur, étaient astreints à payer tribut. Dès 697 [57 av. J.-C.], ils avaient, comme les Gaulois, sollicité César de les venir délivrer. Le proconsul ne songea pas un instant à entreprendre sérieusement une pareille tâche: c’eût été se jeter dans des aventures sans fin ; mais il crut utile, pour ôter aux Germains l’envie de reparaître en deçà du Rhin, de montrer au moins les aigles romaines sur la rive orientale. Les Sygambres, en prêtant assistance aux fuyards Usipètes et Tenctères, lui fournissaient un excellent prétexte. Il jeta donc sur le fleuve un pont de pilotis, selon ce que l’on croit entre Andernach et Coblentz, et les légions passèrent du pays des Trévires dans celui des Ubiens. Plusieurs petits clans se soumirent : mais les Sygambres, objectif principal de l’expédition, se retirèrent devant l’armée romaine et s’enfoncèrent à l’intérieur avec toute leur clientèle. La grande tribu suève qui opprimait les Ubiens, celle qui, suivant toute apparence, porta plus tard le nom de Chattes, n’hésita point à faire comme les Sygambres ; elle évacua la région voisine du territoire ubien, et mit en lieu de sûreté toute la population invalide, pendant qu’elle assignait rendez-vous au centre du pays à tous les hommes propres au métier des armes. César n’avait ni motif, ni envie de relever le défi ; il n’avait voulu faire qu’une reconnaissance en passant le Rhin, en imposer aux Germains, si faire se pouvait, aux Gaulois surtout, et aux Celto Germains. Son but atteint, il revint le dix-huitième jour, et rompit son pont derrière lui en rentrant dans la Gaule (699 [-55])[47].

Son regard se porta ensuite du côté des Celtes insulaires. Ceux-ci, ayant d’étroits rapports avec leurs frères de terre ferme, avec les Gaulois de la côte surtout, on comprend qu’ils avaient donné tout au moins leurs sympathies à la cause de l’indépendance nationale ; et que, là même où ils n’avaient point prêté aux patriotes un appui armé, ils avaient ouvert dans leur île protégée par les flots un honorable asile à quiconque fuyait une patrie où l’on n’était plus en sûreté. De là un danger pour les Bretons, danger dans l’avenir, sinon dans le présent. La République, à supposer qu’elle ne voulût point conquérir leur île, était nécessairement conduite à y porter l’offensive au lieu de se défendre dans la Gaule, et à faire voir aux insulaires, en opérant une descente sur leurs côtes, que le bras de Rome saurait passer par dessus le canal. Déjà Publius Crassus, le premier des capitaines romains qui ait foulé le sol de la Bretagne, s’était porté des bords du détroit jusqu’aux îles de l’Étain [les Cassitérides, îles Scilly, à la pointe ouest de l’Angleterre] (697 [-57]). Mais durant l’été de 699 [-55], César en personne franchit le canal avec deux légions au point où il est le plus étroit[48]. Ayant vu le rivage couvert, de masses ennemies, il fit route plus loin ; mais les chars de guerre des Bretons couraient sur terre aussi vite que les galères romaines voguaient sur les flots. Les légionnaires, protégés par leurs navires du haut desquels les machines de jet et les javelots balayaient la plage, ne purent aborder qu’après mille peines, tantôt marchant dans l’eau en face des Bretons, tantôt amenés à terre en canots. Sous le coup d’une première terreur, les villages et bourgs voisins se soumirent, mais les insulaires constatèrent bien vite la faiblesse de l’envahisseur, et l’impossibilité pour lui de s’aventurer à distance de la côte. Ils disparurent à l’intérieur, ne revenant qui pour menacer le camp ; et quant à la flotte laissée sur une rade ouverte, elle subit de très graves avaries à la première grosse mer. On s’estima heureux de pouvoir tenir tête aux barbares, pendant que les navires étaient tant bien que mal en réparation, et l’on s’en revint avant la mauvaise saison en vue des côtes de la Gaule[49].

César avait été si peu satisfait du résultat de cette reconnaissance, entreprise légèrement et sans moyens suffisants, que dès l’hiver suivant (699-700 [55-54 av. J.-C.]), il réunit une nouvelle flotte de transports comptant 800 voiles, et que le printemps s’ouvrant (700 [-54]), il se rembarqua cette fois avec cinq légions et deux mille cavaliers, pour la côte de Kent. Devant cette Armada puissante, les hordes bretonnes, rassemblées, comme l’année d’avant, sur les falaises, n’osèrent point risquer un combat. César poussa aussitôt à l’intérieur, et, après quelques escarmouches heureuses, franchit la Stour. Mais arrivé là, il fallut s’arrêter ; sa flotte, battue dans ces parages ouverts par les tempêtes du canal, était à demi détruite. On perdit un temps précieux à tirer les embarcations sur le rivage, à pourvoir aux réparations nécessaires ; et les Celtes surent mettre les jours à profit. La défense chez eux était dirigée par un prince brave et prudent, Cassivellaun, lequel régnait sur le Middlesex et contrées voisines, jadis l’effroi des tribus du sud de la Tamise, aujourd’hui le sauveur et le champion de la nation. Il avait promptement vu que l’infanterie celte ne pouvait rien contre celle des Romains ; et que la multitude informe des milices de l’île, difficile à nourrir autant que peu maniable, n’était qu’un embarras dans la lutte prochaine : il la congédia, ne gardant que les chars réunis au nombre de 4.000, avec les hommes qui les montaient. Ceux-ci sautaient à terre et, combattant à pied en cas de besoin, faisaient un double service, comme les soldats citoyens de la Rome ancienne. Lorsque César put se remettre en marche, il ne rencontra nul obstacle ; mais les chars couraient sans cesse devant les légions ou sur leur flanc, faisaient le vide dans la campagne, chose aisée là où il n’y avait pas de villes, empêchaient les détachements de s’écarter, et interceptaient toutes les communications. Les Romains passèrent la Tamise (entre Kingston et Brentford, au-dessus de Londres, à ce que l’on croit). Mais ils ne poussèrent pas beaucoup plus loin : nulle victoire pour le général, nul butin pour le soldat : le seul résultat obtenu fut la soumission des Trinobantes (Essex) ; encore la dut-on bien moins à la crainte inspirée par les armes romaines qu’à la haine profonde de ce peuple envers Cassivellaun. A chaque pas que l’on faisait, le danger allait croissant ; les chefs du pays de Kent, par l’ordre de Cassivellaun, s’en allèrent attaquer le camp naval : leur assaut repoussé n’en était pas moins pour les Romains le signal de la retraite. Ceux-ci venaient d’emporter un grand oppidum retranché dans les bois ; ils y trouvèrent du bétail en quantité. Tel fut tout le gain de cette pointe sans but : il servit de prétexte honnête au retour. Cassivellaun était trop sage pour pousser à bout son dangereux ennemi : il promit, à la demande de César, de ne plus tourmenter les Trinobantes ; il promit un tribut et des otages. De livrer ses armes, il ne fut pas question; encore moins d’une garnison à laisser par les Romains dans l’île ; et même l’engagement de payer tribut pour l’avenir n’était ni sérieusement donné, ni sérieusement reçu. César emmena ses otages dans son camp naval, puis s’en revint dans les Gaules. S’il est vrai que, comme on le peut bien croire, il avait cette fois compté sur la conquête de file, son dessein avait échoué, soit devant la défensive prudente de Cassivellaun, soit par la mauvaise qualité de sa flotte à rames italiennes, absolument impropre à la navigation dans les eaux de la mer du Nord. Quant au tribut stipulé, jamais il ne fut levé. Mais César avait aussi voulu autre chose. Ôtant aux insulaires leur sécurité présomptueuse, en leur montrant de quel péril il y allait pour eux à ouvrir la Bretagne aux transfuges venus de terre ferme, il avait calculé juste ; nous ne verrons plus les Bretons donner matière à semblables reproches[50].

L’invasion germaine, une fois refoulée, et les Celtes continentaux soumis, il semblait que tout était fini dans les Gaules. Mais c’est presque toujours chose plus facile de vaincre lune nation que de la tenir vaincue dans l’obéissance. Les rivalités de haute influence, cause de la ruine des Gaulois bien plutôt que le poids des armes romaines, ces rivalités s’étaient en quelque sorte évanouies au lendemain de la conquête, le vainqueur ayant confisqué l’hégémonie à son profit. Les intérêts séparés se turent : sous l’oppression commune la nation se retrouvait elle-même ; et ces biens qu’on avait joués et perdus de gaieté de cœur quand on les possédait, la liberté, l’esprit national, aujourd’hui qu’il était trop tard, on en mesurait le prix infini, on les voulait avec une indicible ardeur. Mais, était-il bien trop tard ? Ce peuple n’avouait sa défaite que la rougeur au front : il comptait un million d’hommes au moins en état de porter les armes : lui faudrait-il, déshérité de son antique et juste gloire guerrière, subir le joug apporté par quelque 50.000 Romains ? La ligue de la Gaule centrale abattue sans l’échange d’un seul coup d’épée, celle des Belges domptée sans qu’elle eût fait plus que d’avoir la pensée de la lutte : ailleurs, la chute héroïque des Nerviens et des Vénètes, la défense habile et heureuse des Morins, la résistance savante des Bretons de Cassivellaun ; toutes les fautes et tous les actes de courage, tous les malheurs et tous les succès obtenus étaient autant d’aiguillons pour l’âme des patriotes : ils n’aspiraient qu’à tenter encore la fortune, unis ensemble et ayant la force que donne l’union. La noblesse surtout s’agitait frémissante : il semblait qu’à toute minute la révolte générale allait faire explosion.

Déjà avant la seconde expédition dans file de Bretagne, au printemps de l’an 700 [54 av. J.-C.], César avait dû se rendre en personne chez les Trévires qui, depuis la journée de la Sambre chez les Nerviens, en 697 [-57], où ils s’étaient gravement compromis, n’avaient plus reparu aux assemblées générales, et entretenaient avec les Germains d’outre-Rhin des relations plus que suspectes. Dans ces conjonctures, César s’était contenté d’emmener avec lui en Bretagne les principaux chefs patriotes, Indutiomar entre autres, et de les enrôler parmi les cavaliers trévires auxiliaires. Il fit tout pour ne pas voir la conspiration ourdie : les mesures de rigueur n’eussent pu que hâter l’explosion[51]. Mais l’Éduen Dumnorix, qui suivait aussi l’armée, en qualité d’officier de cavalerie, au fond véritable otage, refusa de s’embarquer et, montant sur son cheval, rebroussa chemin vers l’intérieur. César se vit forcé de faire poursuivre le déserteur : les escadrons lances sûr ses pas l’atteignirent, et comme il résistait les armes à la main, le tuèrent (700 [-54])[52]. La mort sanglante, par le fait des Romains, du plus illustre, du plus puissant chevalier des cantons Gaulois, d’un clan demeuré quasi indépendant par privilège, retentit comme un coup de foudre par tout le pays dans les rangs de la noblesse. Quiconque au fond du cœur pensait comme lui, et c’était l’immense majorité, voyait dans cette catastrophe l’image du sort qui l’attendait. Le patriotisme et le désespoir avaient poussé dans la conspiration les chefs de la noblesse : la crainte et la nécessité de défendre leur tête fit éclater les conjurés. Durant l’hiver de 700-701 [-54/-53], à l’exception d’une légion détachée dans la Bretagne Armoricaine, et d’une autre laissée en cantonnement chez les Carnutes (pays chartrain), l’armée romaine entière, soit six légions, avait pris ses quartiers d’hiver chez les Belges. La rareté des vivres avait obligé César à espacer des divers corps plus que d’habitude : ils étaient postés dans six camps chez les Bellovaques, les Ambiens, les Morins, les Nerviens, les Rèmes et les Éburons[53]. Les quartiers établis le plus loin dans l’est, chez ces derniers, étaient situés non loin de la ville future d’Aductuca (auj. Tongres). Ils avaient la plus forte garnison, une légion commandée par l’un des meilleurs lieutenants de César, Quintus Titurius Sabinus, et avec elle un certain nombre dé détachements égaux en nombre à une demi légion, sous les ordres du valeureux Lucius Auruneuleius Cotta[54]. Un jour, le camp est enveloppé soudain par les Éburons, que conduisent les rois Ambiorix et Catuvole. L’attaque est si inattendue qu’on n’a point le temps de rappeler les soldats envoyés au dehors ; ils sont enlevés par d’ennemi. Le danger d’ailleurs n’était ni grand ni imminent : on avait des vivres, et l’assaut que tentaient les Éburons échouait impuissant devant le retranchement du camp. Mais voici qu’Ambiorix fait savoir aux lieutenants de César, que ce même jour tous les quartiers des Romains sont assaillis par tous les Gaulois, et que les légions sont infailliblement perdues, à moins que les corps divers n’abandonnent leurs postes séparés les uns des autres, et n’opèrent leur réunion. Sabinus d’autant plus sujet de se hâter, que les Germains, de leur côté, ont passé le Rhin et s’avancent ; et qu’enfin, lui, Ambiorix, d’ami des Romains, il leur promet libre et sûre retraite jusqu’au cantonnement le plus voisin, lequel n’est qu’à deux jours de marche. Il semblait que tout ne fût pas mensonge dans ce discours : comment croire à une attaque isolée de la part des Éburons, ce mince peuple, hier encore l’objet des faveurs de César ? N’était-il pas vrai que les légions étaient loin espacées, que la difficulté de se rejoindre les mettait en sérieux péril au cas d’une attaque ? Ne périraient-elles pas isolées les unes des autres, sous les coups de l’immense armée des insurgés ? Mais la prudence et l’honneur commandaient Indubitablement de rejeter une capitulation honteuse, et de se tenir fermes et fidèles à son poste. Dans le conseil de guerre, des voix nombreuses opinèrent en ce sens; notamment la voix influente d’Auruneuleius Cotta. Sabinus, néanmoins, se résolut à en passer par les termes offerts. Le lendemain, dès le matin, les Romains évacuent leur camp. Ils ont à peine marché un demi mille [allem. = 1 lieue], qu’ils se voient entourés par les Éburons au fond d’une étroite vallée. Toute issue leur est fermée. Ils tentent de se frayer la route les armes à la main ; mais les barbares se refusent au combat corps à corps, et du haut de leurs positions inexpugnables ils font pleuvoir une grêle de traits sur les légionnaires confusément entassés. Cependant Sabinus, qui perd la tête, va chercher auprès du traître le salut contre la trahison, et sollicite une entrevue avec Ambiorix qui l’accorde : à peine est-il en sa présence qu’on le désarme, lui et tous ses officiers, et qu’on le massacre aussitôt. Lui mort, les Éburons se jettent de tous les côtés sur les Romains épuisés, découragés : leurs rangs se rompent : la plupart périssent dans cette dernière attaque, et avec eux Cotta, déjà gravement blessé. Un petit nombre a pu fuir et rentrer dans le camp abandonné : durant la nuit ils se frappent eux-mêmes de leurs épées. La division de Sabinus était détruite tout entière[55].

Le succès dépassait les espérances. L’exaltation fut irrésistible chez tous les patriotes, à ce point que les Romains ne pouvaient- plus compter sur aucun des peuples de la Gaule, sauf les Éduens et les Rèmes, et que la révolte faisait explosion sur les points Ies plus opposés. Les Éburons, tout d’abord, poursuivirent leur victoire. Renforcés par le contingent des Aduatuques, qui saisissaient avec joie l’occasion de se venger de César et du mal qu’il leur avait fait ; renforcés aussi par les Ménapiens, tribu puissante et jusqu’alors invaincue, ils entrent chez les Nerviens. Ceux-ci se joignent à eux, et toute cette foule, accrue jusqu’au chiffre de 60.000 têtes, marche contre les cantonnements des Romains en pays nervien. Quintus Cicéron les commandait. La faiblesse de sa division le mettait en grand péril. Les assiégeants, profitant des leçons reçues, creusent des fossés, élèvent un agger, approchent des tortues[56], et des tours mobiles, à l’instar des légionnaires, et lancent sur le camp et ses tentes couvertes de chaume des balles et des javelots incendiaires. Cicéron n’avait plus d’espoir qu’en César, posté pour l’hiver dans l’Amiennois, région peu éloignée et à portée de trois de ses légions ; mais durant quelque temps, preuve caractéristique des dispositions hostiles des esprits, César n’eut avis ni du désastre de Sabinus, ni de la situation critique où se trouvait son lieutenant. Enfin un cavalier gaulois, expédié du camp de Cicéron, se glissa au travers des ennemis et parvint jusqu’à lui.

César le dégage. A peine il a reçu, l’émouvante nouvelle, qu’il s’élance avec deux faibles légions, 7.000 hommes en tout, plus 400 hommes à cheval. Si faible que soit ce corps, en apprenant que le proconsul arrive, les insurgés lèvent le siège. Il était temps : Cicéron n’avait pas un soldat sur dix qui ne fût blessé[57].

Mais César, contre qui se tournaient les révoltés, les trompe, comme il l’a fait tant de fois, et toujours avec succès, sur le nombre de ses soldats : ils tentent l’assaut de son camp dans les conditions les plus défavorables, et se font battre. Chose extraordinaire, et qui montre bien le caractère national, un seul combat malheureux, ou plutôt, sans doute, la seule présence de César sur le théâtre de la guerre, a suffi pour que l’insurrection s’arrête : malgré sa victoire éclatante au début, malgré l’extension immense qu’elle a prise, elle suspend honteusement la lutte. Nerviens, Ménapiens, Aduatuques, Éburons, tous se retirent chacun de son côté. Les clans maritimes disparaissent, après avoir fait mine d’attaquer la légion qui hiverne en Bretagne[58]. Les Trévires, avec leur chef Indutiomar, l’instigateur principal de la révolte soudaine des Éburons, clients de sa puissante tribu, les Trévires avaient aussi pris les armes à la nouvelle de la victoire d’Aduatuca : ils avaient pénétré chez les Rèmes, et marchaient sur la légion cantonnée dans la contrée sous les ordres de Labienus : comme tous les autres, ils s’arrêtent[59]. — César se décida, non sans peine, à remettre au printemps les mesures plus amples à prendre contre l’insurrection : exposer aux rigueurs de l’hiver de la Gaule du nord ses troupes rudement éprouvées eût été peu sage;, et d’ailleurs, il ne voulait reparaître dans le pays ennemi qu’avec des forces imposantes accrues de trente cohortes nouvelles [trois légions] qu’il comptait lever à la place des quinze cohortes anéanties devant Aduatuca. Mais, pendant cet intervalle, ou mieux, pendant cette trêve, la révolte ne cessa pas de gagner au cœur du pays. Dans la Gaule centrale elle avait son siège chez les Carnutes et les Sénons leurs voisins [pays- chartrain et sénonais]. Ceux-ci déjà ont chassé le roi que César leur a imposé [Cavarinn]. Au nord, les Trévires. ne cessent pas d’appeler tous les transfuges gaulois et les Germains transrhénans, à prendre part à la prochaine guerre de l’indépendance : ils ont réuni tout leur monde, et se préparent à rentrer à l’ouverture du printemps sur le territoire des Rèmes : Labienus une fois enlevé, ils comptent faire leur jonction avec les insurgés de la Seine et de la Loire. On ne vit point les envoyés de ces trois peuples à l’assemblée générale convoquée par César dans la Gaule centrale[60], et bientôt ils dénoncèrent de nouveau la guerre par une soudaine attaque, comme peu de mois avant l’avait fait une partie d’entre eux en se jetant sur les camps de Sabinus et de Cicéron. L’hiver tirait à sa fin. César se mit en route avec son armée augmentée de renforts[61]. Les efforts des Trévires en vue d’une concentration des armées de l’insurrection devaient échouer. Dans les pays qui s’agitaient tout se calme à l’apparition des Romains ; et quant aux peuples chez qui la révolte a déjà les armes à la main, ils auront à lutter isolés. Les premiers coups de César tombèrent sur les Nerviens[62]. Après, vint le tour des Carnutes et des Sénons[63]. Les Ménapiens eux-mêmes, les seuls qui n’eussent jamais fait leur soumission, sont attaqués de trois côtés à la fois : force leur est de renoncer à cette liberté qu’ils avaient si longtemps défendue[64]. A ce moment, Labienus préparait le même sort aux Trévires. Leur premier effort, pendant l’hiver, n’avait rien produit, les Germains établis dans leur, voisinage leur ayant refusé tout envoi de soldats auxiliaires, d’une part ; et Indutiomar, de l’autre, l’âme du mouvement, ayant péri dans une escarmouche avec la cavalerie de Labienus[65]. Malgré leurs pertes, ils persévérèrent ; et à peu de temps de là, se montrèrent de nouveau avec toute leur armée : de plus, ils attendaient un renfort de Germains. Leurs racoleurs cette fois avaient trouvé chez les peuples belliqueux de l’intérieur, notamment les Chattes, meilleur accueil que chez les riverains du Rhin. Labienus fit mine de céder, et de battre précipitamment en retraite. Aussitôt, sans laisser à leurs auxiliaires le temps d’arriver, les Trévires de se jeter sur les Romains, malgré le désavantage des lieux[66]. Ils sont complètement battus. Quand les Germains paraissent, ils n’ont plus rien à faire que s’en retourner. Les Trévires, bon gré malgré, se soumettent, et la faction romaine qui a pour chef Cingetorix, le gendre d’Indutiomar, se remet à la tête des affaires[67]. Après les succès de César sur les Ménapiens, après ceux de Labienus sur les Trévires, toute l’armée romaine vient se concentrer dans le pays de ces derniers. Mais il faut ôter aux Germains l’envie de revenir, et s’il se peut, infliger à ces incommodes voisins une rude leçon. César passe une seconde fois le Rhin : toutefois les Chattes, fidèles à une tactique dont ils connaissent l’excellence, s’enfoncent, loin de la frontière, en des contrées inconnues (du côté du Harz, à ce qu’il semble). C’est là qu’ils se défendront. César alors retourne sur ses pas, et se contente de placer sur le fleuve une forte garnison, qui commandera les passages[68].

Tous les peuples complices de l’insurrection avaient leur compte : restaient les Éburons, auteurs principaux du crime. César ne les oubliait pas. Du jour où il avait appris le désastre d’Aduatuca, il avait pris les vêtements de deuil, et juré de ne les quitter qu’après vengeance tirée de la mort de ses soldats perfidement assassinés en faisant à l’ennemi une loyale guerre. Les Éburons se tenaient dans leurs huttes, paralysés, indécis, assistant à la soumission de tous les clans, les uns après les autres : tout à coup la cavalerie romaine, quittant le pays des Trévires et traversant l’Ardenne, arriva sur leur territoire. Ils ne s’attendaient point encore à son attaque, si bien qu’il s’en fallut de peu qu’Ambiorix ne fût arrêté dans sa propre maison : les siens se sacrifièrent, et il gagna, à grande peine, la forêt voisine. Bientôt, derrière la cavalerie, dix légions envahirent le pays. Elles incitaient les peuplades environnantes à se jeter avec elles sur les Éburons, mis hors la loi, et à prendre leur part du pillage. Beaucoup répondirent à l’appel ; et l’on vit même accourir de l’autre rive du Rhin une bande de hardis Sygambres, pour qui tout était même proie, Gaulois ou Romains. Un coup de main téméraire leur livra presque par surprise le camp d’Aduatuca. La punition des Éburons fut terrible. Qu’ils allassent se cacher dans les. bois et les marais, les chasseurs étaient partout, plus nombreux que le gibier. Beaucoup se donnèrent la mort, à l’exemple du vieux chef Catuvole : bien peu au contraire purent échapper à l’épée de l’ennemi ou à l’esclavage. Mais Ambiorix, celui que César poursuivait entre tous, ne tomba point dans ses mains : il passa le Rhin avec quatre cavaliers. Après l’exécution des Éburons, plus coupables que les autres, César fit aussi le procès aux hommes qui s’étaient compromis ailleurs.

Le temps de l’indulgence était passé. En vertu de la sentence dictée par le proconsul de Rome, les licteurs abattirent la tête d’Accon l’un des principaux chevaliers carnutes (701 [53 av. J.-C.]) : les verges et la hache avaient leur jour. Toute opposition cessa : le calme régnait partout. César, suivant son habitude, passa les Alpes sur la fin de l’année : les affaires s’embrouillaient de plus en plus dans Rome : il y voulait voir de plus près durant l’hiver[69].

Pourtant, il se trompait dans ses habiles calculs. Le feu couvait sous la cendre, loin d’être éteint. Quand la tête d’Accon. roula, toute la noblesse des Gaules ressentit le coup. Les perspectives s’ouvraient plus favorables aux complots. Durant le précédent hiver l’insurrection n’était certainement tombée, que parce que le Romain en personne s’était montré sur le théâtre de la guerre. Aujourd’hui il était loin : la guerre civile, imminente en Italie, le retenait dans la Cispadane ; et l’armée des Gaules, concentrée sur la haute Seine, était séparée de son chef redouté. Que la révolte fasse explosion dans la Gaule centrale, les légions seront rapidement enveloppées, l’inondation gagnera la province romaine laissée presque sans défense, tout cela bien avant que César reparaisse dans la Transalpine, à supposer même que les complications des affaires italiennes ne l’empêchent pas de tourner ses yeux vers les Gaules. — De tous les clans du centre, les conjurés arrivaient en foule : les Carnutes, frappés les premiers par le supplice d’Accon, s’offrirent aussi à marcher les premiers. Au jour fixé (hiver de 701-702 [53-52 av. J.-C.]), leurs deux chefs, Gutruat et Conconnetodumn, donnent à Genabum (Orléans)[70] le signal de la révolte : les Romains qui se trouvent là sont mis à mort. Toute la grande terre des Celtes tressaille d’un immense ébranlement : partout les patriotes s’agitent. Mais la secousse devient irrésistible, quand les Arvernes, eux aussi, ont levé leurs boucliers. Ce peuple, jadis le principal de la Gaule méridionale sous la conduite de ses rois, riche encore, civilisé et puissant entre tous, après la guerre malheureuse de Bituit contre Rome et la révolution qui renversa la monarchie, ce peuple, dis-je, et ses gouvernants avaient jusque-là fait preuve envers la République d’une imperturbable fidélité. Dans le grand conseil, la faction des patriotes y était encore en minorité : en vain ceux-ci tentèrent d’entraîner leur sénat à faire cause commune avec l’insurrection. Ils se tournèrent alors contre le sénat lui-même et contre la constitution. Cette constitution réformée l’avait mis à la place du roi, au lendemain des victoires des Romains, et vraisemblablement par leur influence. Le chef de ces patriotes, Vercingétorix[71], l’un de ces nobles comme il s’en rencontrait souvent chez les Celtes, honoré presque à l’égal des rois dans le clan et hors du clan, brillant, brave et prudent tout ensemble, quitta soudain la capitale arverne, et soulevant les campagnes, hostiles aux oligarques imposés au pays autant qu’hostiles aux Romains, il les appela à la restauration de l’ancienne monarchie et à la guerre contre Rome. Les multitudes accoururent rétablir le trône de Luern et de Bituit ; le rétablir, c’était en effet lever l’étendard de la guerre de l’indépendance. Jusque là l’unité avait manqué aux efforts de la nation, qui, voulant secouer le joug de l’étranger, s’était brisée contre un plus fort : cette unité, le nouveau roi surgissant de lui-même au milieu des Arvernes l’apportait enfin. Chez les Celtes continentaux, il allait jouer le rôle de Cassivellaun chez les Celtes insulaires ; les masses entraînées sentaient qu’à cet

homme et à lui seul était remis le salut de la Gaule. Des bouches de la Garonne aux bouches de la Seine court la flamme de l’insurrection ; partout, chez tous les peuples Vercingétorix est accepté pour chef suprême. Quelques assemblées de clans font-elles des difficultés, la foule les contraint à donner les mains au mouvement ; et encore de ces clans le nombre est-il minime : comme chez les Bituriges [Berry], la résistance n’y est peut-être que pour l’apparence. — A l’est de la haute Loire, l’insurrection rencontrait un terrain moins favorable. Ici tout dépendait des Éduens qui se montraient incertains. La faction des patriotes était encore très puissante chez eux; mais le vieil antagonisme contre l’hégémonie arverne, y pesait aussi dans la balance, et faisait grand tort à la cause nationale. L’attitude des Éduens commandait celle des Séquanes, des Helvètes et de toute la Gaule. orientale. On peut dire que leur défection eût été décisive contre Rome. Tout à coup, pendant que les insurgés travaillent à entraîner leurs voisins hésitants, et plus particulièrement ces mêmes Éduens ; pendant que d’un autre côté, ils manœuvrent du côté de Narbonne et la menacent (un de leurs chefs, l’audacieux Lucter a franchi déjà les frontières de la province, du côté du Tarn), voici que tout à-coup, au cœur de l’hiver, à la grande surprise de tous, amis et ennemis, le proconsul romain apparaît dans la Transalpine. Vite il prend les mesures d’urgence pour couvrir la province ; et il envoie une division chez les Arvernes par les Cévennes chargées de neige. Mais il ne peut rester là où il est : à toute minute, les Éduens, en passant à la ligue gauloise, peuvent le couper de ses légions campées dans les pays de Sens et de Langres. Il court sans bruit à Vienne, d’où, avec une mince escorte de cavaliers, il traverse le canton éduen et rejoint les siens. Les insurgés s’étaient mis en campagne sur de fausses espérances : la paix régnait en Italie, et César était de nouveau à la tête de son armée. Que faire ? Par où commencer ? S’en remettre à la décision des armes eut été folie en de telles circonstances : déjà les armes avaient décidé sans appel. Autant valait lancer des pierres contre les rochers des Alpes, que de pousser encore sur les légions les bandes gauloises, rassemblées en masse, ou sacrifiées l’une après l’autre clan par clan. Vercingétorix renonça à attaquer les Romains de haute lutte. Il adopta le plan de guerre dont Cassivellaun avait fait l’œuvre de salut des Bretons insulaires. L’infanterie de César était invincible : mais sa cavalerie presque entièrement recrutée dans la noblesse gauloise, avait en quelque sorte fondu en face de l’insurrection. A l’insurrection, recrutée de même parmi les nobles, allait appartenir l’immense supériorité de l’arme : elle pouvait, sans que César y apportât de sérieux obstacles, faire le désert à droite et à gauche, brûler les villes et les villages, détruire les magasins, et menacer les approvisionnements et les communications de l’ennemi. Vercingétorix dirigea tous ses efforts de ce côté : augmentant sa cavalerie, et ses archers à pied, exercés selon la tactique d’alors à combattre au milieu des escadrons. Quant aux masses désordonnées des milices communes, qui ne savaient que se gêner entre elles, il ne les renvoya pas, mais au lieu de les mener à l’ennemi, il voulut leur apprendre à se retrancher, à marcher en ordre, à manœuvrer : il leur enseignait que le soldat n’est point seulement fait pour se battre. Il demandait à l’ennemi les leçons et les exemples, adoptant le système des campements, ce grand secret de la tactique des Romains, par qui ceux-ci, en toute occasion, étaient supérieurs à leurs adversaires, et par qui la légion, aux avantages défensifs de la forteresse, réunissait les avantages offensifs de l’armée d’attaque[72]. Mais tous ces moyens, s’ils avaient pu réussir dans l’île de Bretagne, aux villes clairement parsemées, à la population rude, énergique, et concentrée sous une seule main, n’étaient-ils point un remède intolérable pour les riches pays des bords de la Loire et leurs habitants amollis, à l’état d’éparpillement politique ? Vercingétorix obtint du moins qu’on n’essayerait plus de défendre toutes les villes, ce qui, était leur perte. On convint de. les détruire avant que l’ennemi se montrât devant leurs murs, si -elles n’étaient point susceptibles de tenir : quant aux places solides, au contraire, toute l’armée les devait défendre. En cela le roi arverne faisait tout ce qu’il pouvait faire, enchaînant à la cause de la patrie les lâches et les retardataires par son inflexible sévérité, les cupides par ses largesses, ses adversaires déclarés par la contrainte ; usant de force ou de ruse et attisant le patriotisme jusque dans les rebuts des hautes et basses classes.

Avant que l’hiver ait pris fin, il se jette sur le territoire éduen, où César avait établi les Boïes : comme ils étaient les seuls alliés sûrs de Rome, il importait de les détruire avant l’arrivée du proconsul. A cette nouvelle, le Romain, laissant ses bagages et deux légions dans les quartiers d’hiver d’Agedincum (Sens), prend sans délai son parti : il marchera contre l’insurrection avant l’heure qu’il avait marquée. Pour parer du grave désavantage du manque de cavalerie et d’infanterie légère, il fait venir un à un tous les mercenaires germains qu’il peut enrôler : au lieu de leurs petits et peu solides animaux, il les monte sur des chevaux d’Italie et d’Espagne, tantôt achetés, tantôt enlevés par voie de réquisition à ses propres officiers. En route, il livre au pillage et à l’incendie la cité principale des Carnutes, Cenabum, qui a donné le signal de la défection, puis il franchit la Loire et entre chez les Bituriges. Les plans de guerre du chef gaulois subissaient leur première épreuve. Par son ordre, en un même jour, plus de vingt villes ou bourgs bituriges sont réduits en cendre : pareil sort attend les clans voisins, aussitôt que les éclaireurs où les fourrageurs romains y mettront le pied. Il entrait dans les projets de Vercingétorix de détruire aussi la riche et forte place d’Avaricum (Bourges), la capitale même des Bituriges. Mais dans le conseil de guerre, la majorité se prit de pitié pour ses magistrats qui demandaient grâce à genoux : on se décidé à défendre la ville à outrance, et la guerre se concentre autour de ses murs. Vercingétorix avait posté son monde, au milieu des marais voisins, sur un point inaccessible, où, sans même faire usage de sa cavalerie, il pensait n’avoir rien à craindre de l’ennemi. La cavalerie, d’ailleurs, couvrait les routes et les interceptait. La ville était bien fortifiée, et devant ses murs, entre elle et l’armée, la communication restait libre. La position de César était difficile. Il tenta, mais en vain, d’exciter l’infanterie gauloise à lui livrer bataille : elle ne bougea pas de son fort. Si bravement que ses soldats fissent leur devoir, au fossé, à l’agger, les gens d’Avaricum rivalisaient avec eux de courage et de génie inventif : un jour peu s’en fallût qu’ils né brûlassent tout le matériel de siège. A chaque heure les embarras allaient croissant. Comment nourrir une armée de près de 60.000 hommes dans un pays ravagé au loin, battu par des escadrons de cavalerie en force ? Les minces vivres fournis par les Boïes s’étaient vite épuisés : ceux promis par les Éduens n’arrivaient pas : plus de blé au camp : le soldat en était réduit aux rations de viande, apportées de loin. Cependant, la ville, bien qu’héroïquement défendue, ne pouvait plus longtemps tenir. Il était possible encore d’en retirer les troupes dans le silence de la nuit, et de la détruire avant que l’ennemi l’occupât. Vercingétorix fait ses préparatifs en conséquence. Mais aux cris des femmes et des enfants qu’on abandonne, les Romains prennent l’éveil : la retraite n’est plus possible. Le lendemain, jour de brouillard et de pluie, les légionnaires escaladent le mur, et enlèvent la place. Irrités de sa résistance opiniâtre, ils n’épargnent ni le sexe ni l’âge. Ils se jettent en affamés sur les vivres amoncelés par les Gaulois[73]. La prise d’Avaricum (printemps de 702 [52 av. J.-C.]) était un premier succès remporté sur la révolte. L’expérience des dernières années donnait à penser à César que 1es insurgés vaincus allaient se dissoudre, et qu’il n’aurait plus bientôt qu’à les battre en détail. Il se fait voir avec toute son armée dans le pays des Éduens, et par cette démonstration imposante,, comprimant l’agitation de la faction des patriotes, les contraint à se tenir tranquilles, pour le moment. Il divise alors ses troupes : renvoie Labienus à Agedincum, avec mission de rallier la division qui y a été laissée. Avec ses quatre légions, Labienus tiendra tête au mouvement, dans la région des Carnutes et des Sénons ; cette fois encore soulevés les premiers. Quant à César, avec les six autres légions qui lui restent, il se retournera du côté du sud, et ira porter la guerre dans les montagnes des Arvernes, là où Vercingétorix est, à proprement parler, chez lui.

Labienus quitte donc Agedincum, et descend la rive gauche de la Seine, pour se rendre maître de Lutèce des Parisiens, bâtie dans une île au milieu du fleuve. Posté là comme en un fort, au cœur du pays ennemi, il lui sera facile d’écraser la rébellion. Mais voici qu’au-dessous de Melodunum (Melun) la routé lui est barrée par l’armée gauloise, sous, les ordres du vieux Camulogène, et retranchée au milieu d’impénétrables marais. Aussitôt le lieutenant de revenir sur ses pas : il franchit la Seine à la hauteur de Melun, et atteint sans obstacle Lutèce par la route de la rive droite. Camulogène venait de la brûler : il a de même rompu les ponts qui joignaient l’île au bord méridional du fleuve : et il se cantonne en face du Romain, qui ne peut ni le forcer à se battre, ni repasser l’eau sous les yeux des insurgés[74].

Pendant ce temps les légions. de César remontaient l’Élaver (Allier), et pénétraient en Arvernie. Vercingétorix fit tout son possible pour l’empêcher de se porter sur la rive gauche : mais le proconsul le trompa par une ruse de guerre : à peu de jours de là il était devant Gergovie, la capitale du pays[75]. Mais déjà, et sans nul doute, au moment même où il campait en face de César sur l’Allier Vercingétorix avait fait amasser de vastes approvisionnements dans la place. Celle-ci occupait le sommet d’une montagne haute et escarpée : devant les murs, une seconde muraille de pierre défendait le camp préparé pour l’armée gauloise. Profitant de l’avance qu’il avait sur les Romains, le roi gaulois arriva le premier à Gergovie ; et là, se postant sous la ville, il attendit l’attaque dans ses lignes. César ne pouvait songer ni à un siège régulier, ni même à un blocus suffisant : son armée n’était point assez nombreuse. Il planta son camp dans la plaine au-dessous des hauteurs que Vercingétorix occupait ; et pendant quelque temps, l’ennemi ne bougeant pas, il dut aussi se tenir inactif. C’était une victoire pour l’insurrection que d’avoir tout à coup arrêté, et sur la Seine et sur l’Allier, la marche triomphale de l’armée de César. Ce temps d’arrêt eut ses conséquences immédiates, équivalant presque à une défaite. On a vu que les Éduens s’étaient montrés chancelants d’abord : voici qu’ils menacent sérieusement de passer au parti patriote. Déjà sur sa route, le corps auxiliaire que César se faisait envoyer à Gergovie, entraîné par ses officiers, s’était prononcé pour l’insurrection : déjà dans le pays éduen même on s’était jeté sur les résidents romains, pour les piller et les tuer. César avait dû quitter le siège avec les deux tiers de son armée, marcher sur la division éduenne, et tombant comme la foudre devant elle, la ramener, tout au moins, à l’obéissance apparente : mince succès, et soumission fausse, chèrement achetés d’ailleurs par le danger que coururent les deux légions laissées devant Gergovie ! Vercingétorix en effet, saisissant hardiment et promptement l’occasion du départ de César, s’était jeté sur son camp : il s’en fallut d’un cheveu qu’il ne l’emportât d’assaut. Seule l’incomparable rapidité de César, revenu en force, sauva l’armée d’un second désastre d’Aduatuca. Les Éduens donnaient maintenant de bonnes paroles : mais il était à prévoir que si le blocus se prolongeait sans résultat, ils iraient ouvertement à l’ennemi ; et par ce mouvement forceraient César à lever le siège. Leur défection interrompant les communications avec Labienus ; ce dernier surtout, isolé, posté au loin, allait courir de grands dangers. César ne voulut à aucun prix laisser aller les choses à cette extrémité, et quelque pénible, quelque périlleuse pour lui aussi que fût sa décision, il n’hésita pas à abandonner une expédition infructueusement tentée ; et puisqu’il le fallait faire tôt ou tard, à l’abandonner de suite. Entrer sans délai chez les Éduens, les empêcher, coûte que coûte, de se jeter dans la révolte ; là était la chose urgente. Mais une telle retraite n’allait pas à la fougue de son tempérament ; à sa confiance en lui-même : il voulut essayer un dernier effort. Peut-être qu’un succès éclatant le tirerait d’embarras. Pendant que tous les défenseurs de Gergovie s’élancent du côté où l’assaut semble se préparer ; le proconsul croit saisir le moment opportun d’une attaque sur un autre point d’accès plus difficile, mais laissé dégarni par les Gaulois. De fait, les colonnes romaines franchirent le mur du camp, et en occupèrent les quartiers les plus proches. Mais déjà l’alarme était donnée ; et l’ennemi se montrant à courte distance César jugea prudent de ne point tenter un second assaut contre le corps de place. Il fit sonner la retraite. Les légions s’étaient trop avancées, dans l’emportement de leur facile victoire : elles ne l’entendirent pas ou ne voulurent pas l’entendre, et se lancèrent comme un torrent contre la muraille d’enceinte : quelques soldats même pénétrèrent dans la ville. Là, ils se heurtent à des masses profondes, grossissant à chaque minute : les plus téméraires tombent : les colonnes s’arrêtent : en vain les centurions, les légionnaires se sacrifient et luttent héroïquement ; les assaillants sont repoussés du mur avec perte et chassés du haut en bas de la montagne. Les troupes apostées par César dans la plaine les recueillent et empêchent un plus grand malheur. On avait espéré surprendre Gergovie ; l’espoir s’était changé en défaite. Les blessés, les morts étaient nombreux (on comptait 700 soldats tombés et parmi eux 46 centurions)[76]. Mais dans l’échec subi, une telle perte formait encore la moindre part.

Couronné du nimbe de la victoire, César avait eu dans les Gaules l’irrésistible prépondérance : son auréole aujourd’hui pâlissait. La lutte devant Avaricum, les efforts infructueux des Romains pour contraindre Vercingétorix à une bataille, la défense opiniâtre de la ville, sa prise d’assaut presque due au hasard, tous ces événements ne portaient plus le cachet des exploits des premières guerres gauloises : les Celtes y avaient gagné, bien plutôt que perdu, la confiance en eux-mêmes et en leur chef. Leur système nouveau de résistance derrière un camp retranché, sous la protection d’une forteresse, avait pour lui la sanction de l’expérience : à Lutèce, comme à Gergovie, il avait réussi. Et puis, cette défaite récente, la première qu’ils eussent jamais infligée à César, venait achever leurs succès : elle fut comme le signal d’une seconde explosion de la révolte. Les Éduens, rompant décidément avec le Proconsul, entrèrent en rapport avec Vercingétorix. Leur contingent, qui marchait avec les légions, fit défection et, profitant de l’occasion, enleva, à Noviodunum (sur la Loire)[77], les dépôts de l’armée de César, c’est-à-dire sa caisse, ses magasins, une multitude de chevaux de remonte et tous les otages qu’il y tenait renfermés. Au même moment, et ce n’était point l’événement le moins grave, les Belges, jusque-là restés en dehors du mouvement, entraînés par les nouvelles qui leur arrivent, s’agitent à leur tour. Le puissant clan des Bellovaques se met en marche afin de prendre en queue Labienus, occupé devant Lutèce à repousser l’attaque des peuples de cette région de la Gaule centrale. De tous côtés on arme : partout gagne l’enivrement patriotique, à ce point que les partisans les plus fermes et les plus favorisés de Rome se tournent contre elle. Témoin le roi des Atrébates, Comm, enrichi pourtant, lui et les siens, de grands privilèges à raison de ses services passés, et doté par César de l’hégémonie sur les Morins. L’insurrection étend ses fils jusqu’au milieu de la vieillie province : on espère, et non sans fondement peut-être, mettre l’épée à la main aux Allobroges eux-mêmes. A l’exception des Rèmes et des peuples qui relèvent d’eux, Suessions, Leuques et Lingons, chez qui les tendances particularistes ne laissaient point prise à l’enthousiasme commun, pour la première et pour la dernière fois, la race celtique tout entière, des Pyrénées au Rhin, se levait en armes pour sa liberté et sa nationalité. Chose remarquable aussi, les peuples de souche germaine, toujours au premier rang dans les guerres antérieures, se tiennent aujourd’hui à l’écart : les Trévires et, à ce que l’on croit, les Ménapiens, occupés qu’ils étaient à batailler contre les autres Germains, ne prirent point activement part au mouvement belliqueux des Gaulois.

Ce fut une heure solennelle que celle. où César, au lendemain de la retraite de Gergovie et du désastre du quartier général de Noviodunum, réunit son conseil de guerre pour aviser aux mesures urgentes. Beaucoup opinèrent pour l’évacuation totale par les Cévennes: il fallait, disaient-ils, rentrer dans la province, désormais ouverte de tous côtés à l’insurrection, et à qui faisaient besoin les légions envoyées après tout pour la défendre. César rejeta cette lâche stratégie conforme peut-être aux instructions sénatoriales et aux conseils d’une responsabilité timorée: elle ne se justifiait en rien par la situation des choses. Le Proconsul se contenta d’appeler sous les armes toutes les milices des Romains habitant la province : à elles de garder, de leur mieux, leur frontière. Pour lui, il choisit la route opposée et, se dirigeant sur Agedincum à marches forcées, il ordonna à Labienus de l’y venir rejoindre, aussi en toute hâte. Les Gaulois, naturellement, voulurent empêcher la concentration des légions. Labienus pouvait passer la Marne en quelques marches, remonter la rive droite de la Seine et atteindre Agedincum ou il avait ses réserves et ses bagages, mais c’eût été là donner aux Gaulois, pour la seconde fois, le spectacle d’une armée romaine battant en retraite. Donc, au lieu de franchir la Marne, il aima mieux traverser la Seine sous les yeux de l’ennemi, surpris par une feinte, et lui, livrer le combat sur la rive gauche du fleuve. Il fut victorieux : les Gaulois perdirent beaucoup de monde, leur chef, le vieux Camulogène, entre autres, resta sur le terrain. Ailleurs, les insurgés n’étaient pas plus heureux : loin d’arrêter César sur la Loire, celui-ci ne leur avait pas laissé le temps de se réunir et, ne trouvant sur le fleuve que les milices éduennes, il les avait défaites et dispersées sans peine. Bientôt les deux armées opéraient heureusement leur jonction[78].

Pendant ce temps, les insurgés avaient délibéré à Bibracte, près d’Autun, capitale des Éduens, sur les intérêts et la conduite de la guerre. Vercingétorix y fut encore l’âme de l’assemblée : sa victoire de Gergovie l’avait fait l’idole de la nation. Mais l’égoïsme séparatiste luttait encore : et l’on vit les Éduens dans ce duel à mort où se précipitaient les Gaules, mettre en avant leurs vieilles prétentions à l’hégémonie, et proposer en pleine assemblée, à la place du héros arverne, l’un des leurs comme général. Les représentants de la nation s’y refusèrent, et en même temps qu’ils confirmaient Vercingétorix dans le commandement suprême, ils adoptaient sans y rien changer son plan de guerre. C’était toujours le système pratiqué devant Avaricum et à Gergovie. La clef des nouvelles positions gauloises, était Alésia, oppidum des Mandubiens (auj. Alise Sainte Reine, non loin de Semur, département de la Côte-d’Or)[79]. Sous ses murs un grand camp retranché avait été construit. D’immenses approvisionnements y attendaient l’armée de Gergovie, dont la cavalerie, par l’ordre exprès de l’Assemblée nationale comptait actuellement  15.000 hommes montés. César, avec toutes ses forces concentrées dans sa main à Agedincum, avait pris la direction de Vesontio (Besançon). Il voulait se rapprocher de la vieille province, qu’effrayaient les incursions de l’ennemi, et la défendre contre ses dévastations. Déjà, en effet, des bandes s’étaient montrées chez les Helviens, au sud des monts Cévennes[80]. Alésia se trouvait presque sur la route des Romains : ils vinrent donner contre la cavalerie de Vercingétorix, la seule arme d’attaque avec laquelle il pût opérer. Mais, au grand étonnement de tous, les escadrons gaulois se laissèrent battre par ceux de l’ennemi qu’appuyait une réserve de fantassins légionnaires[81]. Vercingétorix aussitôt courut s’enfermer dans Alésia : César, à moins de renoncer absolument à l’offensive, se voyait obligé, pour la troisième fois dans le cours de cette même campagne, avec son armée bien plus faible quant au nombre, d’aller chercher l’armée de son adversaire, retranchée avec son innombrable cavalerie, sous les murs d’une vaste citadelle pleine de troupes et d’approvisionnements : mais tandis qu’ailleurs les Gaulois n’avaient eu affaire qu’à une partie des légions romaines ; aujourd’hui toutes les forces de César sont réunies devant la ville ; et Vercingétorix ne pourra plus, comme naguère à Avaricum et à Gergovie, mettre à la fois son infanterie sous la protection du corps de place, et tenant ses communications libres au dehors à l’aide de ses rapides escadrons, intercepter celles de l’assiégeant. Les cavaliers gaulois, découragés déjà par une première défaite, ne tenaient plus en face des Germains de César, qu’ils avaient tant méprisés. La circonvallation romaine enveloppa dans ses lignes de 4 milles [allem.= 8 lieues] d’étendue la forteresse et le camp appuyé sur elle. Vercingétorix avait compté se battre sous ses murs : il n’avait pas cru qu’il y serait lui-même assiégé : en cas’ d’investissement, les vivres emmagasinés dans Alésia, si immenses qu’ils fussent, ne pouvaient plus suffire. N’avait-il pas à nourrir et son armée, 80.000 environ en infanterie, 45.000 hommes en cavalerie, et la population nombreuse abritée dans la ville ? Il comprit aussitôt que son plan de guerre serait cette fois la ruine, à moins que toute la nation, accourant à lui, ne délivrât son général pour ainsi dire captif. Un mois au plus se passa, pendant lequel se fermait sur lui la ligne d’investissement : pendait ce temps il pût faire vivre son monde: mais au dernier moment, le passage restant ouvert encore pour les hommes à cheval, il les lança, tous dehors, et les dépêcha aux principaux de la nation, demandant la levée en masse, et l’envoi d’une armée de secours. Quant à lui, se tenant pour responsable du plan de guerre qu’il avait imaginé et qui tournait contre sa patrie, il demeura à Alésia, voulant partager le sort des siens dans la bonne et la mauvaise fortune. Cependant César se préparait activement à jouer son rôle d’assiégeant et d’assiégé. Il s’entoura au dehors d’une seconde ligne de circonvallation défensive, et se munit d’approvisionnements pour un long temps. Les jours s’écoulaient : déjà dans la ville, il ne restait plus un sac de blé : déjà les assiégés avaient fait sortir tous les habitants, impropres aux armes, qui, repoussés impitoyablement par les leurs et par les Romains, mouraient en foule et d’une mort misérable entre les lignes et la forteresse. Tout à coup, à la dernière heure se montrent à perte de vue, en arrière de César, les colonnes d’une innombrable armée celtique et belge : 250.000 hommes de pied, 8.000 cavaliers accourent à l’aide de Vercingétorix. Du canal de Bretagne aux Cévennes, tous les peuples ont fait un immense effort. Ils veulent à tout prix sauver l’élite des patriotes et leur général. Seuls, les Bellovaques ont répondu qu’ils entendaient combattre les Romains, mais seulement sur leur propre frontière. Un premier assaut échoue, donné aux doubles lignes de César et par les assiégés et par les bataillons de secours. Il se renouvelle après un jour de repos : cette fois, les Gaulois, choisissant mieux le point d’attaque, se sont jetés des hauteurs voisines sur la contrevallation en cet endroit dominée et courant à mi-côte. Ils comblent les fossés : ils précipitent les Romains de l’agger. C’est alors que Labienus, envoyé par César, ramasse en toute hâte les cohortes qu’il trouve sous sa main, et se jette sur l’ennemi avec quatre légions. Une lutte désespérée, corps à corps, s’engage sous les yeux de César, qui arrive de sa personne à l’instant le plus critique : puis ses cavaliers galopant derrière lui tournent les Gaulois, les prennent à dos dans leur déroute, et achèvent la journée. La victoire était grande ! Plus que cela, c’en était fait d’Alésia : c’en était fait de toute la nation gauloise[82] ! L’armée de secours a perdu cœur : elle se disperse aussitôt, et les clans divers rentrent chez eux. Vercingétorix aurait sans doute pu fuir : il pouvait se sauver par le remède extrême que tout homme libre à dans sa main. Il aime mieux déclarer en plein conseil que puisqu’il n’a pu briser la domination étrangère, il est prêt à se livrer lui-même : victime désignée, il tentera de détourner sur sa tête le coup de foudre qui menace son peuple. Il fit comme il avait dit. Les officiers gaulois laissèrent descendre vers le camp de l’ennemi du pays le général solennellement élu par la nation, le héros qui se vouait au châtiment certain. Monté sur son cheval, paré de son éclatante armure, le roi des Arvernes se montra devant le tribunal du proconsul : il en fit le tour, remit son cheval, ôta ses armes, et s’assit en silence aux pieds de César, sur les degrés (702 [52 av. J.-C.]). Cinq années après, il était traîné en triomphe par les rues de Rome : puis, appelé traître envers le peuple romain, quand le vainqueur montait au capitole et rendait grâce aux Dieux, sa tête tombait devant lui. Comme sur le soir des jours sombres le soleil couchant perce les nuages, ainsi la fortune donne un dernier grand homme aux peuples en train de périr. A l’heure où finit l’histoire des Phéniciens, Hannibal paraît, et Vercingétorix à l’heure où finit la Gaule. Il ne leur fut donné, ni à l’un, ni à l’autre, d’arracher leur patrie à là conquête étrangère : tous deux ils lui ont évité la honte dernière d’une mort inglorieuse. De même que le grand Carthaginois, Vercingétorix n’a point eu seulement l’ennemi national à combattre : il souleva aussi contre lui l’opposition antinationale des égoïstes et des lâches, ordinaire apanage des civilisations en décadence : lui aussi, il a sa place assurée dans l’histoire, non point tant à cause de ses sièges et batailles, qu’à cause de ce qu’il a su faire, donnant dans sa personne un centre et un appui à tolite une nation auparavant divisée, énervée dans l’isolement de ses peuples. Et cependant, où trouver contraste plus tranché qu’entre le phlegme réfléchi du citoyen de la ville des marchands phéniciens, s’avançant cinquante ans durant, œil sur son but, poursuivant ses desseins avec la plus immuable énergie, et l’ardeur pleine d’audace du prince des Celtes, dont les exploits et le généreux sacrifice s’achevèrent en un seul été ? Trop de chevalerie messied à l’homme, à l’homme d’État surtout. Il y eut de la chevalerie chez le roi arverne, et non de l’héroïsme, à dédaigner de s’enfuir d’Alise, quand toute la nation croyait encore en lui, quand pour elle il valait plus encore que cent mille bons soldats ! Ce fut le chevalier, non le héros, qui se donna en victime, alors que le dévouement restait stérile, alors que la nation acceptant et affichant son déshonneur, inconséquente et liche au moment de son dernier soupir, qualifiait de hâte trahison envers ses tyrans ce duel à mort terrible, dont les suites ont réagi sur les destinées du monde ! Qu’il est tout autre le rôle joué par Hannibal, sous le coup des mêmes infortunes ! Homme ou historien, je ne puis sans émotion me séparer de cette noble figure du roi arverne : mais n’est-ce point là le trait caractéristique de la nation celte ? Son plus grand homme ne fut qu’un preux[83] !

La chute d’Alésia, et la capitulation de l’armée enfermée sous ses murs portaient un coup terrible à l’insurrection : mais la nation avait résisté jadis à de non moins graves blessures, et recommencé aussitôt le combat. La perte irréparable, était celle de Vercingétorix. Avec lui l’unité nationale était née : elle tombait avec lui. L’insurrection ne tenta même pas de continuer la lutte par les masses: elle ne se choisit pas d’autres capitaines. La ligue des patriotes dissoute, chaque clan laissé à lui-même se bat ou traite séparément avec les Romains. Presque partout on soupirait après le repos. César, de son côté, sentait qu’il importait d’en finir au plus vite. Des dix années de son commandement, sept étaient écoulées : déjà ses adversaires politiques, à Rome, lui contestaient par avance sa dernière année proconsulaire ; il n’avait plus à compter que sur deux campagnes d’été. S’il y allait de son intérêt et de son honneur de remettre à son successeur en état tolérable de bon ordre et de paix les pays nouvellement conquis, le temps lui était mesuré bien court pour arriver à ses fins. L’indulgence, en de telles conjonctures, devenait, une nécessité pour lui, comme elle était un besoin pour les vaincus : il dut encore à sa bonne étoile de voir les Gaulois, toujours, prêts à se diviser, toujours légers de caractère, lui épargner la moitié du chemin. Dans les deux plus grands cantons du centre, chez les Éduens et les Arvernes, existait encore un nombreux parti romain : là, dès le lendemain de la capitulation d’Alise, il rétablit les choses absolument sur l’ancien pied à l’égard de Rome : il renvoya ses captifs (on en comptait 20.000) sans rançon. Quant à ceux des autres clans, distribués aux légionnaires victorieux, ils subirent le plus dur esclavage. Comme les Éduens et les Arvernes, les peuples gaulois pour la plupart se soumirent à leur sort ; et sans opposer de résistance laissèrent s’accomplir au milieu d’eux les inévitables sentences du Proconsul. Bon nombre pourtant, dans leur témérité folle, ou dans leur sombre désespoir, se cramponnèrent à une cause désormais perdue, jusqu’au jour où les soldats, exécuteurs des vengeances romaines; se montrèrent sur. leurs frontières : c’est ainsi que durant l’hiver de 702-703 [52-51 av. J.-C.], des expéditions armées visitèrent les Bituriges et les Carnutes. La résistance fut plus grande chez les Bellovaques, ceux-là mêmes qui dans l’été précédent, s’étaient refusés à marcher au secours d’Alise. Voulurent-ils montrer qu’en cette journée décisive, ce n’était ni le courage, ni l’amour de la liberté qui leur faisaient défaut ? A cette lutte locale prirent part, les Atrébates, les Ambiens, les Calètes[84] et plusieurs peuplades belges : Comm (Commius), le valeureux roi des Atrébates, à qui les Romains, moins qu’à personne, ne pardonnaient sa défection, et dont, peu de temps avant, Labienus avait tenté de se défaire par un perfide assassinat, amena aux Bellovaques 500 cavaliers germains estimés à haut prix depuis l’événement de la campagne récente. Les Bellovaques avaient pour chef Corrée (Correus), guerrier doué de talent et d’audace. Il eut la conduite suprême de la guerre ; et se rangeant à la méthode de Vercingétorix, il ne la fit point sans quelque succès. César en vint à rassembler contre lui successivement la majeure partie de son armée, sans pouvoir le contraindre à engager son infanterie ; sans l’empêcher de choisir, en face des légions renforcées, des positions défensives inexpugnables. Pendant ce temps, la cavalerie des Bellovaques et notamment les auxiliaires germains de Comm, livrèrent plus d’un combat heureux, et infligèrent aux Romains de très sensibles pertes. Un jour pourtant Corrée s’étant fait tuer dans une escarmouche contre les fourrageurs de César, toute résistance cesse ; et le vainqueur imposant des conditions modérées, les Bellovaques se soumirent, eux et leurs confédérés. Les Trévires à leur tour sont ramenés par Labienus à l’obéissance : dans ses marches et contremarches, l’armée romaine traverse et ravage de nouveau les campagnes des Éburons, une seconde fois condamnées. C’en était fait des derniers efforts de la ligue des Belges[85].

Cependant les cantons maritimes, avec leurs voisins des bords de la Loire, essayèrent aussi de repousser le joug des Romains. Les bandes insurrectionnelles, Andes, Carnutes et autres peuples circonvoisins, se rassemblent vers la Basse Loire, et vont assiéger dans Lemonum (Poitiers), le chef des Pictons (Poitevins), qui s’est rattaché aux Romains. Mais bientôt ceux-ci arrivent en force : les insurgés lèvent le siége, et veulent mettre le fleuve entre eux et l’ennemi. Atteints en route, ils sont battus : les Carnutes, et avec eux les autres clans révoltés, ceux même de la côte, font leur soumission[86].

Nulle part les Romains ne rencontrent plus- qui leur résiste en masse : à peine si quelque chef de partisans ose encore ça et là montrer la bannière nationale.

L’audacieux Drappeth (Drappès), et Lucter, le fidèle compagnon d’armes de Vercingétorix, après la dissolution des bandes qui s’étaient amassées sur la Loire, avaient pris avec eux ce qui restait d’hommes déterminés. La forte place d’Uxellodunum (sur le Lot), nid d’aigle au haut d’une montagne, leur servait de repaire[87]. Luttant à toute heure, au prix de beaucoup de sang répandu, ils étaient parvenus à l’approvisionner. Mais bientôt des deux chefs, l’un, Drappeth, est fait prisonnier, l’autre, Lucter, ne peut rentrer et disparaît[88]. Les assiégés ne s’en défendent pas moins jusqu’à la dernière extrémité. A ce moment César arrive : il donne ordre de détourner, par une galerie creusée sous terre, les eaux de la source qui alimente la garnison ; et la dernière citadelle de la nationalité gauloise tombe enfin aux mains dû vainqueur. Afin qu’ils soient en exemple à tous, le Romain livre au bourreau les martyrs de la cause de la liberté : on leur coupe les mains, et ils s’en retournent chez eux mutilés[89]. Le roi Comm tenait encore la campagne chez ses Atrébates, et durant tout l’hiver de 703-704 [51-50 av. J.-C.], il se battit en maints endroits, mais César, attachait un haut prix à ce qu’il n’y eût plus de guerre ouverte dans les Gaules, il lui donna la paix quand même. Méfiant à bon droit, et gardant sa haine, le roi gaulois se refusa à venir en personne la chercher dans le camp romain[90]. Très probablement le Proconsul agit de même au regard des contrées du nord-ouest, et du nord-est : l’accès en était toujours difficile ; il fallut se contenter d’une soumission nominale et peut-être d’une simple trêve de fait[91].

Ainsi la Gaule, ou si l’on veut la contrée en deçà du Rhin et au nord des Pyrénées, après une guerre de huit années seulement (696-703 [58-51 av. J. C.]), était devenue la sujette de Rome. A peine un an encore s’écoulera, et au commencement de 705 [-49] la guerre civile éclatera en Italie. Alors les légions romaines repasseront les Alpes, et il ne restera plus chez les Celtes que quelques faibles stations de recrues peut-être. Les Celtes pourtant ne se lèveront plus contre la domination étrangère ; et pendant que César, dans toutes les anciennes provinces, aura des ennemis à combattre, seule la région soumise la veille continuera d’obéir à son vainqueur. Les Germains, pendant cette époque décisive, ne renouvelaient plus leurs tentatives de conquêtes et d’immigration à poste fixe sur la rive gauche du Rhin. De même quand vient la longue crise de la République, malgré l’occasion favorable, il n’y a ni insurrection nationale dans les Gaules, ni invasion de la part des Transrhénans. Que si parfois survient quelque explosion locale, comme chez les Bellovaques, par exemple, en 708 [-46], le mouvement reste isolé, sans lien avec les troubles de l’Italie ; et les lieutenants de Rome l’étoufferont facilement. Un tel état de paix, semblable à celui qui dura des siècles en Espagne, fut acheté sans doute par des concessions grandes : sans doute, dans les régions les plus lointaines et les plus vivaces par l’esprit national, en Bretagne, sur les bords de l’Escaut, au pied des Pyrénées, Rome laissa provisoirement les peuples, se dérober plus ou moins complètement à la suprématie réelle de la République. Quoi qu’il en soit, l’édifice des conquêtes de César était debout : le temps avait été mesuré bien court, à celui-ci, au milieu d’autres travaux plus urgents : il avait quitté son oeuvre inachevée, à peine dégrossie ; mais elle tint bon à l’heure de la grande épreuve, tant au regard des Germains par lui refoulés, qu’au regard des Gaulois par lui domptés.

Disons un mot de l’organisation, dur pays. Au premier moment, tous les territoires conquis par le proconsul de la Gaule narbonnaise demeurèrent attachés à la vieille province : mais quand César cessa ses fonctions (710 [44 av. J.-C.]), on fit de la Gaule césarienne deux provinces nouvelles, dites de la Gaule propre, et de la Gaule Belgique. Il va, de soi, la conquête le voulant, que les divers clans perdirent leur indépendance politique. Ils devinrent sujets à l’impôt envers la République romaine. Naturellement, le système appliqué n’était pas le régime asiatique, combiné tout au profit de l’aristocratie noble ou financière. Comme en Espagne, chaque clan ou cité, taxé à une somme invariable d’années en années, demeurait maître de la répartition et de là levée. L’impôt donna 40.000.000 de sesterces annuels (3.000.000 thaler = 11.250.000 fr.), qui s’en allèrent de la Gaule dans les caisses du fisc romain. En échange, Rome prenait à sa charge la défense de la frontière sur le Rhin. Inutile d’énumérer les masses d’or naguère accumulées dans les temples des dieux et dans les trésors des grands de la Gaule, et qui, après la guerre, prirent aussi le chemin de Rome. Quand l’on voit César dépensant son or gaulois par tout l’empire, et jetant sur le marché un tel afflux que le rapport de l’or à l’argent tombe de 25%, on peut se faire une juste idée de l’immensité des richesses enlevées par la guerre au peuple récemment subjugué.

Les institutions générales des clans divers, royautés héréditaires, ou suzerainetés à demi féodales, à demi oligarchiques, subsistèrent après la conquête dans ce qu’elles avaient d’essentiel. Le système des clientèles qui mettait certains cantons dans la dépendance d’autres cantons plus puissants, resta également debout, quoique décapité, à vrai dire, par la perte de l’indépendance politique. César, en ordonnant ou en maintenant l’état des choses, voulut tout d’abord, dans l’intérêt de Rome, tirer parti des divisions dynastiques ou féodales et des prétentions à la prééminence qui divisaient les peuples des Gaules : partout il eut soin de donner le pouvoir aux hommes particulièrement agréables à la domination nouvelle. Il ne s’épargna pas pour créer en Gaule un parti romain : à ceux qui s’y affiliaient, les récompenses étaient prodiguées, en argent, en terres provenant des confiscations : l’influence du proconsul leur ouvrait l’entrée de l’assemblée et les poussait aux premières dignités. Chez les Rèmes, les Lingons, les Éduens, et dans les clans où la faction romaine était en force suffisante, les franchises constitutionnelles furent octroyées plus grandes, sous le nom de droit d’allié (jus fœderis) : elles comportaient aussi les privilèges de l’hégémonie sur les peuples voisins. Quant au culte et aux prêtres nationaux, il semble que César les ait d’abord, autant que possible, ménagés. Sous son proconsulat, nulle trace de ces mesures restrictives contre les Druides qui, plus tard, seront prises par les Empereurs. Rien dans la guerre des Gaules qui ressemble en quoi que ce soit à une guerre de religion, comme un jour on ira la faire en Bretagne.

Mais, tout en usant d’indulgence envers le vaincu ; tout en respectant ses institutions nationales, politiques et religieuses, en tant qu’elles étaient compatibles avec la suzeraineté de la République, César ne renonçait nullement à la pensée fondamentale de la conquête, à l’introduction de la civilisation romaine dans les Gaules : il voulut au contraire l’y implanter par la persuasion et la douceur. Non content de laisser agir dans le nord les éléments puissants auxquels déjà l’on devait la transformation presque totale de la vieille province du sud, en véritable homme d’État qu’il était, il mit personnellement la main à l’œuvre et, provoquant le mouvement d’en haut, il s’appliqua à faire la transition aussi courte que possible, et partant moins pénible. J’omets de parler de ces Gaulois notables, admis en assez grand nombre au droit de cité romaine, peut-être. même, admis dans les rangs du sénat : mais c’est César encore, je le crois, qui même à l’intérieur des clans, substitua à l’idiome celtique le latin, à titre de langue officielle, et sous certaines restrictions : c’est lui qui remplaça la monnaie nationale par la monnaie romaine, en ce sens que la frappe de l’or et des deniers d’argent appartenant désormais aux magistrats de la République, la monnaie d’appoint fut laissée aux divers peuples, avec cours légal dans les limites de leurs frontières seulement, et en se conformant d’ailleurs au pied et au titre usités à Rome. Oui, l’on se prête à rire en entendant le latin grotesque que balbutiaient par ordre les habitants de la Seine et de la Loire[92] : pourtant à ce jargon fourmillant de barbarismes, un plus grand avenir était réservé qu’à la langue correcte de la capitale.

Peut-être la Gaule fut-elle aussi redevable à César de ce système d’institutions cantonales qui un jour se montrera voisin de l’organisation des cités Italiques, et où, bien mieux sans doute que dans les temps celtiques primitifs, se manifestera la prééminence des chefs-lieux et des assemblées locales. Qui pouvait, en effet, mieux que l’héritier des Caïus Gracchus et des Marius, qui pouvait comprendre combien, à tous les points de vue, politiques ou militaires, il eût été désirable d’asseoir la domination nouvelle de Rome et la civilisation latine des Gaules sur un fond solide de colonies venues d’au delà des Alpes ? Il avait établi à Noviodunum (Nyon) une section de ses cavaliers gaulois et germains : il avait fixé les Boïes chez les Éduens ; et l’on a vu que dans la campagne contre Vercingétorix, les Boïes lui rendirent déjà tous les services qu’il eut pu demander à une colonie romaine. S’il n’alla pas plus loin dans cette voie, c’est que pour mener à bonne fin ses vastes projets, il ne lui était pas permis, ôtant l’épée à ses soldats, de leur mettre la main sur le manche de la charrue. Je dirai en son lieu, d’ailleurs, ce qu’il entreprit en ce genre dans la vieille province. J’estime que le temps seul lui manquait, sans quoi il eût agi de même dans les pays de conquête nouvelle.

Quoi qu’il en soit, c’en était fait du peuple Gaulois. Par les mains de César, son anéantissement politique s’était accompli : l’anéantissement national avait commencé, et progressait à pas réguliers. Le hasard ne fit pas cette grande catastrophe. Si parfois il la prépare pour les peuples susceptibles d’une haute culture, ici, il faut le dire, les Gaulois ne tombèrent que par leur propre faute. Leur ruine était en quelque sorte historiquement nécessaire toute cette dernière guerre le prouve, qu’on en étudie la marche, soit dans l’ensemble, soit dans les détails. A l’heure où menaçait la domination étrangère, il ne se rencontra de résistance énergique que chez quelques clans isolés, et ceux-ci même, Germains pour la plupart ou à demi Germains. Après la domination étrangère fondée, si l’on tenta parfois de secouer le joug, ou bien l’entreprise était complètement insensée, ou bien elle était l’œuvre de quelque homme de caste noble, et bientôt la mort où la captivité d’un Indutiomar, d’un Camulogène, d’un Vercingétorix ou d’un Corrée y mettait un terme. La guerre de sièges, la guerre de partisans, cette lutte suprême et populaire où s’affirme, le sentiment profond de la nationalité, comme elle avait eu de tristes débuts, garda jusqu’au bout chez les Gaulois le même et lamentable caractère. A chaque feuillet de leur histoire se trouve vérifié le mot d’un de ces hommes trop rares parmi les peuples qui surent ne pas mépriser aveuglément ceux que l’on se plaisait à appeler du nom de Barbares : les Gaulois, à l’entendre, provoquaient les dangers à venir : devant le danger présent, ils perdaient cœur ! Dans l’irrésistible tourbillon de l’histoire, qui brise et dévore sans pitié les nations quand elles n’ont pas la dureté de l’acier et aussi la souplesse, comment les Gaulois auraient-ils pu longtemps résister ? Par un juste décret de Dieu, les Celtes de la terre ferme, en face des Romains, ont subi le sort réservé jusque dans nos jours à leurs frères de l’île Irlandaise, en contact avec les Saxons : noyés au sein d’une nation politiquement supérieure, c’est d’elle qu’ils reçurent le levain du progrès futur. Au moment de nous séparer de ce remarquable peuple, quand nous mettons en relief les lignes du portrait que les anciens nous ont tracé des Celtes de la Seine et de la Loire, n’est-il pas vrai de dire que nous le retrouvons tout entier sur la figure de Paddy[93], l’Irlandais ? Comme lui, le Gaulois avait en horreur le travail des champs : il aimait comme lui le cabaret et la rixe : comme lui, il était tout vantardise. Faut-il ici conter l’histoire de cette épée de César que les Arvernes, après la victoire de Gergovie, avaient suspendue dans l’un de leurs sanctuaires ? Le grand capitaine qui l’avait portée ne fit qu’en rire en l’y voyant un jour, et voulut qu’on se gardât d’y toucher. Comme Paddy, le Gaulois avait la parole redondante de métaphores et d’hyperboles, et se jouant en allusions et en bizarres tours. Combien de singulières coutumes nées de sa folle humeur ! Témoin celle-ci. Qu’un trouble paix vint couper la parole à l’orateur en public, aussitôt, par mesure de police, il recevait sur le dos un coup vivement asséné, et ne s’en tirait qu’avec un large trou à sa tunique ! Il avait le don de poésie et d’éloquence: chanter, conter les exploits légendaires des vieux temps, le mettait en joie : curieux par dessus tout, il n’aurait point laissé le marchand étranger s’en aller tant que celui-ci n’avait point narré, en pleine rue, et les nouvelles qu’il savait et celles qu’il ne savait pas. Il était crédule et gobe-mouches, comme on le peut bien voir, à ce point que dans les clans les mieux gouvernés, on défendait au voyageur, sous de sévères peines, de communiquer d’abord à d’autres qu’aux magistrats locaux leurs rapports encore non contrôlés. Il était pieux, à la façon de l’enfant qui voit dans le prêtre un père, et lui demande conseil en toutes choses : avec cela, nourrissant dans son cœur le sentiment inextinguible de la nationalité, entre compatriotes et en face de l’étranger se tenant comme membre d’une seule et même famille : toujours prêt à se lever en bandes à la voix du premier chef venu d’illustre renom : absolument incapable d’ailleurs de garder le solide courage, qui ne connaît ni les témérités ni les faiblesses, il ne sut ni attendre l’heure propice, ni saisir l’occasion ! Tels se sont montrés tous les Gaulois au siècle de César : ni puissante organisation militaire, ni discipline politique : ils ne purent y atteindre, ils ne les auraient pas supportées ! Dans tous les temps, dans tous les lieux, vous les voyez toujours les mêmes, faits de poésie et de sable mouvant, à la tête faible, au sentiment profond, avides de nouveautés et crédules, aimables et intelligents, mais dépourvus du génie politique : leurs destinées n’ont pas varié : telles elles furent autrefois, telles elles sont de nos jours.

Qu’on se garde pourtant de le croire, la chute de cette puissante nation sous les coups de l’épée de César n’a point été le principal résultat de sa gigantesque entreprise : César a fondé bien plus qu’il n’a détruit. Si le Sénat avec son ombre de gouvernement avait pu durer quelques générations encore, qui peut douter que l’invasion des peuples barbares n’eût pas eu lieu quatre siècles plus tôt ? Elle eût devancé son heure, alors que la civilisation italienne n’avait encore pris racine ni dans les Gaules, ni sur le Danube, ni en Afrique, ni en Espagne. Il fut donné au plus grand capitaine, au plus grand homme d’état de Rome de reconnaître clairement dans les peuples germaniques les ennemis nés et les égaux des peuples du monde gréco-romain. Aussitôt il invente, et de sa forte main construit pièce à pièce tout l’appareil d’une défensive nouvelle à l’intérieur : il couvre les frontières par les lignes des fleuves et des retranchements artificiels : de ces mémés frontières il pratique la colonisation des tribus barbares les plus voisines, sentinelles apostées contre les tribus plus lointaines : il apprend à l’armée romaine à se recruter par les enrôlements en pays étrangers ; et il assure à la civilisation gréco-latine le répit dont elle a besoin pour achever la conquête de l’Occident, comme déjà elle a conquis l’Orient. Les hommes ordinaires voient surgir les. fruits de leurs actes : quant à la semence jetée par l’homme de génie, elle ne germe qu’à la longue. Il a fallu des siècles pour arriver à comprendre que ce n’était point une oeuvre éphémère que le royaume oriental d’Alexandre, et que le grand Macédonien avait vraiment implanté l’hellénisme au fond de l’Asie : il a fallu des siècles écoulés, pour voir qu’en conquérant les Gaules, César n’avait point seulement ajouté une province à l’empire de Rome. César a fondé la Latinité en Occident ! Et même ces pointes militaires en Angleterre, en Allemagne, légèrement entreprises, ce semble, et sans résultat immédiat, la postérité seule en a mesuré la portée. Elles ont ouvert aux Gréco-romains tout un champ immense de nations dont le marchand et le navigateur seuls avaient à peine su révéler l’existence et l’état, mêlant dans leur récit un peu de vérité à beaucoup de fiction. Tous les jours, s’écrie un Romain (en mai 698 [56 av. J.-C.]), les lettres et courriers venant de la Gaule mentionnent des noms de peuples, de cantons, de pays jusqu’ici inconnus ! Les guerres transalpines de César ont élargi l’horizon de l’histoire : elles constituent un de ces grands faits universels, égaux en importance à la reconnaissance de l’Amérique par les bandes de soldats d’en deçà les mers. Désormais, les peuples de l’Europe moyenne et septentrionale, les riverains de la mer Baltique et de la mer du Nord, vont entrer dans le cercle, étroit avant eux, des états de la Méditerranée : au vieux monde un monde nouveau se rattache, qui vivra de sa vie, et réagira sur lui. Il s’en fallut de peu qu’Arioviste n’accomplit dès l’an 683 [-71] ce que la fortune réservait plus tard à Théodoric le Goth. Arioviste vainqueur, je demande ce que serait notre civilisation moderne ! Etrangère à la culture gréco-romaine, à peu près comme l’Inde ou l’Assyrie, où serait-elle allée ? Si la Hellade et l’Italie ont jeté un pont qui va des magnificences de leur passé aux constructions altières du monde historique nouveau, si l’Europe occidentale porte l’empreinte de Rome, si l’Europe germanique porte la livrée classique, si les noms de Thémistocle et de Scipion résonnent tout autrement à notre oreille que ceux d’Açoka et de Salmanassar, si Homère et Sophocle fleurissent dans notre jardin poétique, tandis que les Védas et les livres de Kalidaça n’attirent que les curieux de la botanique littéraire, c’est à César que nous le devons ! Et tandis qu’en Orient l’œuvre créée par son grand précurseur s’est presque en entier perdue sous les flots des révolutions du Moyen-Âge, l’édifice césarien a vaincu les siècles. La religion, les états ont changé parmi les races humaines : la civilisation elle-même a transféré ailleurs son centre : lui, il reste debout encore ; il a, selon notre langage, le don d’éternité !

Le tableau des relations de Rome, dans ce siècle, avec les populations du Nord ne serait pas complet, si nous ne tournions pas aussi nos regards vers les contrées qui s’étendent des sources du Rhin à la mer Noire, par delà les frontières septentrionales de l’Italie et de la péninsule grecque. A vrai dire, dans l’immense tourbillonnement de peuples qui s’y faisait alors, impossible au flambeau de l’histoire d’aller jeter ses clartés. Si quelques lueurs y pénètrent, comme une faible flamme dans la nuit profonde, elles semblent épaissir les ténèbres, loin qu’elle les entrouvrent. Pourtant c’est le devoir de l’historien, de montrer à tout le moins les lacunes du livre des annales des nations : après avoir exposé le vaste et puissant système défensif inauguré par César, il ne dédaignera pas de narrer en quelques courtes lignes les efforts accomplis dans ces régions par les généraux du Sénat, en vue aussi de protéger les frontières de l’Empire.

L’Italie du Nord, comme au temps jadis, était restée en butte aux incursions des peuplades Alpestres. En l’an 695 [59 av. J.-C.], nous voyons une forte armée romaine stationnée sous Aquilée. Le triomphe est donné à Lucius Afranius, proconsul de la Gaule cisalpine, d’où l’on peut conclure qu’il venait de se faire une expédition dans le massif de la chaîne : à peu de temps de là les Romains entrent en relations suivies avec un roi des Noriques. Néanmoins la sécurité de l’Italie n’en est pas pour cela mieux établie, témoin le sac de la florissante ville de Tergeste (Trieste) par les barbares des Alpes, en 702 [-52], à l’heure même où l’insurrection de la Transalpine a obligé César à dégarnir de troupes toute la haute Italie[94].

Quant aux peuplades indociles échelonnées le long des cites Illyriennes, elles donnaient sans cesse à faire à leurs maîtres romains. Les Dalmates, là tribu la plus considérable déjà dans ces régions, venaient d’accroître leur confédération par l’annexion de leurs voisins, à ce point qu’ils comptaient quatre-vingts cités au lieu de vingt seulement qu’ils possédaient naguère. Ils avaient enlevé aux Liburniens, et se refusèrent à leur restituer, la cité de Promona (non loin de la Kerka) : de là une brouille avec les Romains : César envoya contre eux la milice locale : ils la battirent, et l’explosion de la guerre civile empêcha de les châtier. Ce qui explique en partie pourquoi durant la grande querelle entre César et Pompée, ce dernier trouva en Dalmatie un point d’appui : les habitants s’y tinrent en intelligence constante avec les Pompéiens, et opposèrent aux lieutenants de son adversaire une énergique résistance.

La Macédoine, avec l’Épire et la péninsule hellénique, plus qu’aucune autre province de l’empire, offrait aux yeux désolation et ruine. A Dyrrachion, à Thessalonique, à Byzance, on rencontrait encore quelque mouvement commercial. Athènes avait encore son nom et ses écoles de philosophie, qui attiraient le courant des voyageurs : mais partout ailleurs, en Grèce, dans ces villes jadis populeuses, dans ces ports où s’agitaient. les foules, régnait aujourd’hui le silence du tombeau. Et tandis que les Grecs ne bougeaient plus, les montagnards du massif inaccessible de la Macédoine continuaient leur vieille tradition de guerres intestines et de razzias chez leurs voisins. Vers 697-698 [57-56 av. J.-C.], les Agrœens et les Dolopes enlevèrent les villes étoliennes; en 700 [-54], les Pirustes de la vallée du Drinn dévastèrent l’Illyrie méridionale. L’attitude des peuples locaux n’était pas meilleure. Les Dardaniens de la frontière du Nord, les Thraces, à l’est, après huit ans de combats, de 676 à 683 [-78/-71] ; s’étaient enfin abaissés devant les armes de la République. Le plus puissant des princes thraciques, le maître de l’antique royaume de Cotys s’était rangé même parmi les rois clients. Le pays pacifié n’en eut pas moins à souffrir, après comme avant, des incursions venues du Nord et de l’Est. Le proconsul Gaius Antonius se vit un jour rudement ramené par les Dardaniens et par les tribus de la Dobroudscha actuelle : appelant à l’aide les terribles Bastarnes de la rive gauche du Danube, ils lui infligèrent une grave défaite sous Istropolis (Istèré, non loin de Koustendjé) (692-693 [-62/-61]). Gaius Octavius fut plus heureux contre les Besses et les Thraces (691 [-63]). Mais vint Marcus Pison [Cæsoninus] : sous son commandement les affaires allèrent de mal en pis (697-698 [-57/-56]), ce dont il ne faut pas s’étonner : amis ou ennemis, tous achetaient à prix d’or le droit de faire à leur bon plaisir. Lui proconsul, les Denthélètes de Thrace (sur le Strymon) pillèrent à droite et à gauche en Macédoine : ils plantèrent leurs postes jusque sur la grande voie romaine de Dyrrachion à Thessalonique : à Thessalonique même, on s’attendait tous les jours à se voir investi, pendant qu’une belle armée romaine, stationnant dans la province, semblait n’être là que pour assister immobile aux dévastations que les montagnards et les peuples voisins osaient commettre contre les sujets paisibles de Rome.

Certes, de telles hostilités ne mettaient point en danger la puissance de la République, et c’était peu qu’une honte de plus ou de moins. Mais voici que vers ces mêmes temps, dans les immenses steppes daciques d’au-delà du Danube, un peuple commence à s’asseoir et à s’organiser en État. Il semble appelé à jouer dans l’histoire un tout  autre rôle que les Besses et les Denthélètes. En des temps, déjà lointains, chez les Gètes ou Daces, un saint homme du nom de Zamolxis était venu trouver le roi un jour. Dans ses longs voyages à l’étranger, il avait appris à connaître les voies des dieux et leurs miracles : il savait à fond la sagesse des prêtres égyptiens, les secrets des disciples grecs de Pythagore : il revenait dans son pays natal pour y finir sa vie en pieux solitaire dans une caverne de la montagne sacrée. Seul, le roi et les officiers communiquaient avec lui, recevant de sa bouche, dans toutes les occasions importantes, les oracles et ses conseils utiles au peuple. D’abord simple serviteur du Dieu suprême, il passa bientôt lui-même pour un dieu, comme il en advint de Moïse et d’Aaron, que le Seigneur, selon les Juifs, avait désignés, Aaron pour être le prophète, et Moïse pour être le dieu du prophète[95]. De là était sortie une institution durable, et à dater de ce jour tout roi des Gètes eut à ses côtés un Homme Dieu, qui parlait et révélait au prince les ordres que celui-ci transmettait au peuple. Institution singulière, où l’idée théocratique s’est mise au service du pouvoir absolu du roi. Les princes gètes, vis-à-vis de leurs sujets, jouent le rôle des Khalifes au milieu des Arabes. Donc, à l’heure où nous sommes, la nation dace accomplissait une étonnante évolution religieuse et politique, guidée par son roi Bœrébistas et par Dekœnéos, son dieu. Jadis dégradés par le vice brutal d’une énorme ivrognerie, sans idées morales ni politiques, ces barbares se transformaient tout à coup en entendant un nouvel évangile de la tempérance et du courage ; et à la tête de ses bandes puritaines, si j’ose le dire, exactement disciplinées autant qu’enthousiastes, Bœrébistas, en peu d’années, avait fondé un puissant empire, à cheval sur les deux rives du Danube, et s’enfonçant au loin dans le sud jusque dans les pays des Thraces, des Illyriens et des Noriques. Il ne s’était point encore heurté aux Romains; et nul ne pouvait dire ce qu’il adviendrait de ce singulier État, dont les débuts rappellent les commencements de l’Islam. Ce qu’on pouvait affirmer tout au moins, c’est qu’à vouloir lutter contre les dieux gètes, il fallait d’autres hommes que les proconsuls Antonius et Pison ![96]

 

 

 



[1] [L’auteur de la Vie de César, son sujet le lui permettait, est entré dans plus de détails sur cet épisode. Nous y renvoyons : I, pp. 356 et suiv.]

[2] [Proconsul de la Narbonnaise, il réprima l’insurrection des Allobroges, et surtout les pilla. C’est lui que défendit Cicéron en 691 [63 av. J.-C.], quand il fut accusé à l’instigation de César pour ses déprédations, et pour avoir injustement mis à mort un gaulois transpadan. Pison, à son tour, eût voulu que Cicéron accusât césar pour crime de complicité avec Catilina.]

[3] [On ne sait pas bien la position de Solonium (Σολώνιον : Dion Cassius, 27.48 ; Salonem, Tit. Liv. Epit. 103). On veut la retrouver à Sallonaz, dans le département de l’Ain.]

[4] [V. Cicéron, de provinc. consul., 13.]

[5] Ainsi, on a trouvé à Vaison, dans l’ancien canton des Voconces, une inscription en langue celtique, et tracée en caractères grecs vulgaires. La voici : σεγομαρος ουιλλονες τοουτιους ναμαυσατιο ειωρουβηλησαμιροειν νεητον. Ce dernier mot signifie saint.

[6] Il faut croire à une immigration continuée pendant de longues années de la part des Celto Belges en Grande-Bretagne. Témoins les noms empruntés à des cantons belges et donnés aux villages anglais des deux rives de la Tamise. On y rencontré les Atrébates, les Belges, les Bretons même : cette dernière dénomination qui semble empruntée aux Brittons des bords de la Somme, au-dessous d’Amiens, s’est étendue plus tard à toute l’île. Les monnaies y sont aussi imitées des monnaies belges : il y a identité même à l’origine.

[7] Le contingent de première levée des cantons belges, non compris les Rèmes, ou si l’on veut des pays d’entre la Seine et l’Escaut, et en tirant à l’est jusqu’à Reims et jusqu’à Andernach [soit 2.000 à 2.200 milles allem.  -16.000 à 16.800 kil. carrés], ne s’élevait pas à moins de 300.000 hommes ; et si l’on admet pour terme vrai de comparaison le rapport, donné pour les Bellovaques, du contingent de première levée au chiffre total de la population en état de porter les armes, on arrive pour les Belges à 500.000 hommes au moins, et, à deux millions de têtes pour toute la population. Les Helvétiens et peuples voisins comptaient, avant leur exode, 336.000 têtes, et tenant compte de ce que déjà ils avaient perdu la rive droite du Rhin, on peut estimer leur territoire à environ 300 milles carrés [environ 24.000 kil.]. Les valets et esclaves étaient-ils compris dans le nombre ? Nous ne le saurions dire, d’autant moins que nous ignorons quelle forme l’esclavage revêtait chez les Gaulois : ce que César dit des esclaves, clients et débiteurs d’Orgétorix [familiam... clientes obœratosque, I, 4] semblerait conduire à une réponse affirmative à la question. — Avons-nous besoin de rappeler l’absence de tous documents statistiques chez les anciens historiens ? Tenter d’y suppléer par des combinaisons quelconques, c’est ce qu’il ne faut faire, le lecteur le comprend, qu’avec une extrême réserve. Pourtant ne repoussons pas absolument tous les calculs. [V. Vie de César, II, p. 18.et suiv., note 2. — L’auteur y prend aussi pour base : 1° le chiffre de l’agglomération helvétique ; 2° celui du contingent de la coalition belge, de 697 [57 av. J.-C.]. Il y ajoute : 3° le dénombrement de l’armée gauloise, sous Alise, en 702 [-52], et il arrive au chiffre approximatif de sept à huit millions d’âmes pour toute la Gaule propre. Nous renvoyons le lecteur à cette note pour les détails.]

[8] Dans la Gaule Transalpine, à l’intérieur, non loin du Rhin, dit Scrofa (*) (Varron, de re rust., I, 7, 8), j’ai, durant mon commandement, traversé certaines contrées où ni la vigne, ni l’olivier, ni les arbres à fruits ne poussent, où l’on amende les terres avec une sorte d’argile blanchâtre extraite du sol, et où, à défaut de sel minéral ou marin, on emploie les charbons et cendres salinifères provenant de certains bois. Ce renseignement a trait sans doute aux temps antérieurs à César, et aussi à l’ancienne province transalpine, au pays Allobrogique, par exemple. Pline, plus tard, décrira aussi tout au long les procédés de marnage usités dans la Gaule et la Bretagne (Hist. nat., 17, 6 & suiv.).

(*) [Gnæus Tremellius Scrofa, l’un des interlocuteurs du De re rust., ami de Varron. Il fut l’un des commissaires de César pour le partage des terres de Campanie, et servit, on le voit, à l’armée des Gaules, sous le Proconsul. Il se qualifie de prœtorius.]

[9] En Italie les bonnes races de bœufs sont les races gauloises ; surtout pour le travail des champs : tandis que les bœufs ligures ne font rien qui vaille (Varron, de re rust., 2, 5, 9) ! Varron, il est vrai, ne parle ici que de la Cisalpine ; mais évidemment, dans cette contrée, l’élève du bétail remonte aux temps celtiques. Les chevaux hongres gaulois (Gallici canterii), sont mentionnés par Plaute (Aulul., 3, 5, 21). L’élève du bétail ne va pas à toutes les races : ni les Bastules, ni les Turdules (en Andalousie) ne s’y adonnent : au premier rang sont les Gaulois, surtout pour les bêtes de monture et de bât (jumenta : Varron, 2, 10, 14).

[10] On peut déduire ces conclusions de la désignation donnée au navire de commerce, vaisseau rond, par opposition au navire long ou de guerre : de même celui-ci s’appelle par excellence le navire à rames (επίxώποι νήες), quand l’autre n’est qu’un vaisseau de charge (όλxάδες : Dyon. Hal. 3. 44 [onerariœ naves]). D’autre part l’équipage du vaisseau marchand était bien moindre : à bord du plus grand, il n’y avait pas plus de 200 hommes (Rheinisch. Musœum, Nouv. série II, 625) : sur les galères ordinaires à trois ponts, au contraire, les rameurs seuls atteignaient le chiffre de 170 (III, p. 51). Cf. Mœvers, die Phœnik. (les Phéniciens), 2, 3, 167 et suiv.

[11] [Aujourd’hui encore le Hollandais est le peuple pécheur par excellence, et les œufs de vanneaux se mangent en immenses quantités sur les bords du Zuyderzée.]

[12] [Il y a ou il y avait encore quelques orpailleurs sur le cours supérieur du Rhin et sur les bords de l’Ariège ; mais leur industrie tend à disparaître complètement.]

[13] Ce mot très remarqué semble avoir été en usage dès le VIe siècle parmi les Gaulois circumpadans : Ennius le connaît (*), et ce n’est que par la Gaule padane qu’il a pu, à cette époque si reculée, arriver à l’oreille des Italiens. Mais il n’appartient pas seulement à la langue celte : il est également germanique et se rattache au radical allemand ami : le cortége noble est une pratique commune aux Celtes et aux Germains. Il serait d’un plus haut intérêt historique de rechercher si le mot et la chose sont allés des Celtes aux Germains, ou des Germains aux Celtes. Que si, selon l’opinion qui prévaut, la dénomination d’ambacte a été germanique à l’origine, et a désigné le valet qui suit son maître dans le combat, et se tient derrière son dos (and = gegen, contre, et bak = Rücken, dos), ce n’est point là un fait inconciliable avec l’usage du mot chez les Gaulois, usage qui remonte à une époque singulièrement ancienne. Selon des analogies probables, le droit des nobles d’avoir des ambactes pour escorte (δοΰλοι μισθωτοί) n’est point une institution primitive des Gaulois : elle est née et s’est peu à peu formée en opposition avec la royauté ancienne, et le droit d’égalité des hommes libres. Elle n’est point, à vrai dire, nationale, elle est relativement moins vieille que la nation : et je tiens dès lors pour possible, sinon même pour très vraisemblable, qu’à la suite de contacts prolongés durant des siècles avec les Germains, contacts sur lesquels nous aurons à revenir, les Celtes, et en Italie, et dans les Gaules, avaient d’abord pris pour leur escorte armée des Germains mercenaires. Sous ce rapport on voit que les suisses seraient plus vieux qu’on ne le croit de quelques milliers d’années. Et si la dénomination de Germains, donnée par les Romains aux Allemands en tant que nation, et peut-être à l’instar de l’appellation usitée chez les Gaulois, si cette dénomination, dis-je, est vraiment d’origine celtique (liv. III, c. III, à la note 11), nos conjectures seraient en parfaite concordance. Je conviens qu’il faudrait les abandonner au contraire, si l’on arrivait à rattacher le mot ambacie à une racine celtique. Zeuss, par ex. (Grammaire celt., p. 769), le rattache aux radicaux ambi (autour, circum), et aig (pousser, agere), qui meut ou se meut autour, serviteur, homme à la suite. Mais qu’on ne cite pas comme argument décisif tel nom propre qui se retrouve chez les Gaulois (Zeuss, p.,89), tel mot qui s’est conservé dans le cambrien (amaeth = laboureur, travailleur), il n’y a là rien de sérieux.

(*) [Festus, p. 4, Müll. Ambactus apud. Ennium lingua Gallica servus appellatur.]

[14] Des deux mots celtiques : guerg, qui agit, qui fait, et breth, justice.

[15] Sur la constitution druidique et les doctrines religieuses de la Gaule, nous renvoyons à l’article Druidisme, de Jean Reynaud, dans l’Encyclopédie nouvelle, et au livre II de l’Histoire de France, de M. Henri Martin. Malgré certaines erreurs dictées par un symbolisme à outrance et un mysticisme d’interprétations évidemment exagérées, le tableau y est instructif au plus haut point et met en œuvre tous les documents retrouvés par les antiquaires.

[16] On voit assez par l’accusation de haute trahison portée contre Vercingétorix, quelle était la situation du général en chef fédéral, en face de ses soldats (César, Bell. Gall., 7, 20).

[17] Ainsi, très vraisemblablement, les Suèves de César ne sont autres que les Chattes [ou Cattes] ; mais cette dénomination de Suèves ; et au temps de César, et longtemps après lui, fut de même donnée à toute tribu germanique à laquelle pouvait s’appliquer la qualification de nomade. Que si, et il n’y a pas lieu d’en douter, le roi des Suèves dont parlent Pomponius Mela et Pline (Hist. n. 2, 67, 170) n’est autre qu’Arioviste, on aurait tort néanmoins d’en tirer la conclusion que ce chef était de nationalité Chatte. Avant Marbod, on ne voit nulle part en scène les Marcomans, en tant que peuple distinct : il est très possible que le mot, jusque là, n’ait point eu d’autre portée que celle indiquée par le sens étymologique, la landwehr ou la milice des marches. Quand César (I, 51) nomme les Marcomans parmi les clans rassemblés dans l’armée d’Arioviste, j’imagine qu’il a lui-même fait confusion, et adopté mal à propos une simple désignation qualificative et générale, ainsi qu’il en était bien certainement des Suèves.

[18] [La Moigte de Broie, prés de Pontarlier]

[19] Arioviste entra dans les Gaules, selon César (I, 36), en 683 [71 av. J.-C.] : la bataille d’Admagetobriga (tel était le vrai nom de cette localité, que, selon une fausse inscription, on appelle communément Magetobriga), se place en 693 [-61], selon César encore (I, 35) et Cicéron (ad Attic., I, 19).

[20] Une telle négligence semblerait incroyable, et l’on y voudrait trouver d’autres plus sérieux motifs que l’ignorance ou la torpeur politique : nous nous contenterons de renvoyer aux lettres de Cicéron. On y verra sur quel ton léger le prend l’illustre sénateur, lorsque, dans sa correspondance familière, il fait allusion aux affaires des Allobroges [pacificatorem Allobrogum... C’est le titre qu’il donne ironiquement à Pison (ad Attic., I, 13)].

[21] [Portés à 10 en 698 [56 av. J.-C.]. Au point de vue militaire, il y avait à faire une étude intéressante sur les lieutenants qui assistèrent César pendant les dix années qu’il guerroya dans les Gaules : cette étude n’a point été omise par l’empereur Napoléon III qui donne la liste de ces lieutenants à l’ouverture de la guerre, puis en 698 [-56], en 700 [-54], et enfin de 701 [-53] à 705 [-49]. Nous citerons les plus fameux : Titus Attius Labienus, l’ancien accusateur de Rabirius, qui plus tard alla à Pompée et fut tué à Munda ; — Publius Licinius Crassus Dives, l’un des fils du triumvir, Crassus adolescens, comme l’appelle Cicéron : il devait mourir en Syrie avec son père : il fut remplacé en Gaule par son frère plus jeune, Marcus Licinius Crassus, qui fut questeur de César ; — Quinius Titurius Sabinus, le vainqueur des Vénètes, qui périt, trahi en Belgique, en 700 [-54], avec Aurunculeius Cotta ; — Servius Sulpicius Galba, le vainqueur des Véragres, à Martigny, qui fut l’un des conspirateurs contre César, et qu’Antoine poursuivit de ce chef ; — Decimus Junius Brutus Albinus (ce dernier nom porté par adoption), aussi appelé le Jeune (adolescens), le vainqueur des Vénètes sur mer : quoique favori de César, et institué en second sur son testament, il prit part à la conspiration, entraîné par l’autre Brutus, son parent. Il correspondit avec Cicéron, entra dans le parti d’Octave et fut tué par ordre d’Antoine ; — Lucius Munatius Plancus, qui resta fidèle à son général et fonda Lyon. Rangé aussi du côté d’Octave, il fut l’ami d’Horace ; — Q. Tullius Cicéron, bien connu comme frère puîné de l’orateur : il commanda chez les Nerviens pendant l’insurrection de l’an 700 [-54], et fut sauvé par César. Il périt, enveloppé dans la même proscription que son illustre frère ; — Gaius Trebonius, le moteur de la loi Trebonia, commanda les forces de terre au siège de Marseille et fut tué en Syrie pendant la guerre civile, qui suivit le meurtre de César, meurtre dont il avait été le complice ; — Marc-Antoine, le futur triumvir, qui ne fit que passer dans les Gaules ; — Publius Vatinius, l’un des affidés du Proconsul. Il avait fait voter un jour, étant tribun, le plébiscite qui donnait à César les provinces des Gaules et de l’Illyrie : accusé par Cicéron, il fut plus tard défendu par lui. — Chose remarquable, bon nombre de ces lieutenants de César, entrèrent, on vient de le voir, dans la conspiration où leur général perdit la vie. — V. Hist. de César, II, Appendice D, pp. 564-574, les notices biographiques sur tous ces personnages et sur les autres lieutenants dont nous passons les noms sous silence. — (V. aussi Smith, Dict., à leurs noms).]

[22] Selon le calendrier non rectifié : selon la concordance rectifiée, au contraire (sans qu’on puisse sur ce point arriver à une date précise et digne de confiance), ce jour tomberait au 16 avril du calendrier julien.

[23] [César dit avoir mené un mur de 16 pieds avec fossé de 9.000 pas de long, du Léman au Jura (Bell. Gall., I, 8). Il y ajouta des postes et des redoutes (prœsidia et castella). — L’empereur Napoléon, qui a fait relever soigneusement le terrain, suit de préférence le récit de Diodore (28, 31), selon lequel le général romain n’aurait fortifié que les points les plus importants. — Le texte de César me paraît indiscutable ; il parle bien d’un retranchement continu : murum... fossamque perducit. Nous renvoyons d’ailleurs le lecteur à l’intéressante étude topographique (Hist. de César, II, p. 49, en note, et carte 3 de l’atlas de ce même tome II).]

[24] [Il revint, disent les Commentaires, en passant par les cantons des Centrons, des Graïocèles et des Caturiges : et après avoir repoussé l’attaque de ces peuples près d’Ocelum, il entra en Gaule par le pays des Voconces (I, 10). Certains critiques lui font franchir la chaîne au Petit-Saint-Bernard, chemin qui l’eût conduit directement chez les Allobroges, et non chez les Voconces, placés plus au sud. J’adhère à l’opinion de l’auteur de l’Hist. de César (II, 56), qui trace sa route par Turin, Usseaux (Ocelum, port ou passage), sur le Chiusone, le mont Genèvre et Briançon. De là il descend chez les Ségusiaves (Lyon).]

[25] [Gens des pays de Vaud, Fribourg et Morat.]

[26] [Non loin de Trévoux (Gœler, Gall. Krieg. p. 15. — Napoléon, II, 61). Les fouilles pratiquées le démontrent : on a trouvé en 1861, entre Trévoux et Riottier, de nombreux tumuli, des armes en silex et en bronze, souvent brisées ; deux fosses communes, où les corps, hommes, femmes, enfants, avaient été jetés pêle-mêle ; enfin de nombreux fours de campagne, jalonnant la route (Nap., II, 61, note 1).]

[27] [Non amplius quinis aut sens milibus. Bell. Gall., I. 15.]

[28] [On avait toujours mis à Autun l’emplacement de Bibracte. Les recherches récentes, les routes qui convergent vers le plateau, les fouilles faites au Mont-Beuvray (13 kilom. à l’est d’Autun), ne permettent plus le doute (Hist. de César, II, 67, note 2). Par suite, la bataille ne s’est pas livrée comme quelques uns le veulent, du côté de Cussy la Colonne, à l’est d’Autun, mais au sud-ouest et en avant de Bibracte, ou du Mont-Beuvray.]

[29] Colonia Julia equestris : cette dernière épithète a le même sens que les mots sextanorum, decimarorum, etc., dans les autres colonies de César. César avait établi à Lyon ses cavaliers gaulois ou germains, leur assignant des terres, avec collation du droit de cité romaine ou seulement latine.

[30] [L’auteur du J. César fait judicieusement remarquer que la description consignée aux Commentaires (I, 38) répond exactement à la topographie actuelle de Besançon (Hist. de C., II, p. 90).]

[31] [L’entrevue eut lieu, ce semble, dans la plaine de la Haute Alsace, où César s’était rendu depuis Besançon (V. Bell. Gall., I, 41 à 46 ; et Hist. de C., II, pp. 83 à 88). D’après les Commentaires, ce serait pendant le séjour de Besançon que César aurait eu à relever le moral de ses troupes. L’entrevue, en effet, a nécessairement eu lieu, comme le veut l’empereur Napoléon III, au-delà du renflement longitudinal qui court au nord de la Doller, sur un point quelconque de la plaine de Cernay.]

[32] Gœler (Gall. Krieg., p. 45), place la bataille qui va suivre non loin de Mulhouse, d’accord en cela avec Napoléon III (Précis., p. 35), qui lui assigne la contrée de Belfort. Non qu’il y ait certitude à cet égard, mais toutes les circonstances le rendent vraisemblable : s’il a fallu à César sept jours de marche pour arriver dans la Haute Alsace, c’est que, comme il le raconte (I, 41), il fit un détour de 10 milles (allemands = 20 lieues), pour éviter les montagnes (du Doubs) ; et quant à la bataille elle-même, elle a été livrée à cinq milles romains, non à 50 milles du Rhin, ce que démontrent avec une égale autorité et la tradition, et tout le récit de la chasse donnée aux vaincus, laquelle menée jusqu’au Rhin, ne dura qu’un seul jour et non plusieurs. Rustow (Einleitung. in Cœs. comm. [Introd. aux comm. de C., p. 111]), en plaçant le champ de la bataille sur la Haute Sarre, a commis une grosse erreur. Ce ne fut pas durant la marche contre Arioviste qu’arrivèrent les vivres fournis aux Romains par les Séquanes, les Leuques et les Lingons : les Romains les avaient reçus à Besançon même, avant de partir, et ils les emportèrent avec eux : c’est ce qui ressort clairement des paroles de César [I, 40], lorsqu’il fait connaître à ses troupes que le blé leur arrive, et qu’en route, en outre, elles trouveront abondamment à moissonner [frumentum Sequanos, Leucos, Lingonas subministrare, jamque esse in agris frumenta matura]. En marchant de Besançon sur l’Alsace, César commandait les pays de Langres et d’Epinal, et l’on comprend qu’il en tirât ses vivres plutôt que des contrées, épuisées par la guerre, d’où il venait. [L’auteur de l’Hist. de C. place aussi la bataille dans les environs de Cernay, entre Schweighausen et Reiningen (II, p. 89). Cependant il croit que la poursuite après la bataille s’est étendue pendant 50 milles jusqu’au Rhin, ce qui n’est possible qu’en admettant qu’Arioviste ait suivi une ligne de retraite oblique (II, p. 93, note 1). Or, cela n’était point le fait des fuyards, qui devaient courir droit au fleuve, pour le mettre entre eux et l’ennemi. — Ajoutons que presque tous les anciens manuscrits portent la leçon : milia..., quinque et non quinquaginta (Bell. Gall., I, 53). Puis, il se peut fort bien, comme le veut Gœler, que pour les Germains, l’Ill, à cette époque, près de Mulhouse, n’ait pas été autre chose qu’un bras du Rhin. Dans cette hypothèse tout se concilie.]

[33] Telle est la version la plus simple et la plus véritable peut-être sur les origines de ces établissements germaniques, qu’Arioviste eût déjà appelé ces peuples sur la rive gauche, c’est bien ce qu’il faut croire, puisqu’ils combattirent avec lui (Bell. Gall., I, 51), et qu’avant lui on ne les connaissait pas : que César les ait laissés là où il les trouva ; c’est ce qu’on peut induire de l’offre qu’il avait faite à Arioviste de les tolérer dans les Gaules (ibid., I, 35, 43), et encore de ce que plus tard on les retrouve dans le même pays. César ne dit rien, après la bataille, de tous ces arrangements pris par lui, parce qu’il garde le silence le plus absolu sur tous les détails de l’organisation à laquelle il donna ses soins dans les Gaules.

[34] [Pour le détail des opérations dont M. Mommsen ne fait que donner ici le résumé, nous renvoyons le lecteur à César lui-même (B. G., II, 5-14). Pour la topographie, les recherches consignées dans la nouvelle Histoire de César seront consultées avec fruit (Hist. de C., II, pp. 99 et s.). La Tête de Pont, sur l’Aisne, a été retrouvée à Berry-au-Bac même, à cheval sur la grande route actuelle de Reims à Laon (à quelques kilomètres en amont de Pontavert) : les fouilles pratiquées en 1862 sur le tertre de Mauchamp, au nord-ouest de la même route, ont mis à jour les fossés du camp de César avec ses deux flèches (ab utroque latere.... transversam fossam), au-dessous de la montagne du Vieux-Laon (Bibrax), entre l’Aisne et le marais de la Miette (Bell. G., II, 8). — Les collines de Craonne sont voisines et dominent la position.]

[35] [Ainsi tombèrent Noviodunum (Soissons), Bratuspantium, l’oppidum des Bellovaques (Breteuil, sans doute), etc.]

[36] [C’est effectivement près de Bavay, et un peu au-dessus de Maubeuge, sur le plateau de Hautmont que se trouve l’emplacement conforme aux descriptions de César. Là sans doute s’est donnée la bataille (Bell. Gall., II, 16-28. Hist. de César, II, pp. 109-115)]

[37] [Les uns placent les Aduatuques à l’ouest de la Meuse, entre Huy, Liège et Maëstricht : ils habitaient en effet le pays de Tongres. — Quant à l’emplacement de Falhize (Gœler, pp. 83 et s.), V. dans l’Hist. de César (II, p. 116, n. 1) les motifs qui le feraient rejeter. Napoléon III lui préfère la hauteur même de la citadelle de Namur (Bell. G., II, 29-33).]

[38] [La bataille de la Sambre et l’expédition contre les Aduatuques avaient eu lieu au cours de l’été, en juillet ou août, sans doute.]

[39] [Bell. G., III, 7]

[40] [Res prœparata a nostris, falces prœacutœ inerte affixœque longuriis, non absimili forma falcium muralium. B. G., 3, 14.]

[41] [César explique avec un soin minutieux la forme et la construction des vaisseaux de haut bord de la flotte venète (3, 13, 14) : mais en revanche, et selon son ordinaire, il ne donne des lieux qu’une description esquissée à grands traits. Cependant il est manifeste qu’à la sortie de la Loire, la flotte de Brutus a dû longer la côte, en remontant vers l’estuaire du Morbihan, et que la bataille a dû se livrer à cette hauteur, vers l’angle de Quiberon (Hist. de C., II, p. 126, n. 1).]

[42] [B. G., 3, 17-20. — Le camp de Sabinus, attaqué par les Gaulois malgré leur chef Viridovix, était-il bien placé non loin de la Sée, à quelques kilomètres à l’est d’Avranches (Hist. de Nap., II, 130) ? — On reconnaît que les restes du camp du Chastelier sont d’une date postérieure. Tout ce qu’on peut dire, en dehors d’une hypothèse facilement contestable, c’est que Titurius Sabinus était campé chez les Venelles, et que les Venelles occupaient la région de la Basse-Normandie, dont fait partie le département de la Manche.]

[43] [M. Mommsen fait ici allusion aux opérations conduites par Labienus, Sabinus et Cotta chez les Morins et les Ménapiens (B. G., 4, 37-38), au lendemain de la première expédition de Bretagne.]

[44] [M. Mommsen, qui écrit une histoire politique plutôt que militaire, a résumé en quelques mots les épisodes de la guerre chez les Véragres et chez les Aquitains. On sait les détails du siège de Martigny, de l’heureuse sortie de Galba, les immenses dangers qu’il courut, et enfin sa retraite, par le Chablais, chez les Allobroges. Ce ne fut que plus tard que César put se dire tout à fait maître des passes. On lira son Bulletin : B. G., 3, 1-7 (V. aussi, Hist. de César, II, 119). De même en Aquitaine, il y eut une première bataille, suivie d’un commencement de siège de l’oppidum des Sontiates (Sôs, non loin de Nérac) : puis Crassus prit le camp gaulois, édifié selon les règles de l’art romain, dans le pays des Vocates et des Tarusates (Tartas) (B. G., 3, 20-27 — Hist. de C., II, pp. 131-134). ]

[45] [Caton voulait qu’on livrât César aux barbares, afin de détourner de Rome la vengeance des Dieux (Plutarque, César, 22). Le champ de bataille a été déterminé avec une précision satisfaisante par les recherches récentes faites aux environs de Venloo, dans la plaine de Goch, un peu au-dessus du confluent des deux fleuves (Hist. de C., II, p. 141).]

[46] [V. le bulletin de cette guerre, avec de curieux détails sur les mœurs des Germains. B. G.,-4. 1-15. V. aussi Hist. de C., II, pp. 133-143.]

[47] [La pointe faite par César au-delà du Rhin est restée célèbre ; et la curiosité des ingénieurs et des antiquaires s’est exercée à l’occasion des détails techniques de la construction de son pont de pilotis. Quoi qu’on fasse, il restera là toujours quelques obscurités (V. cependant Hist. de C., II, p. 145, 146 : on y lira une bonne exposition critique du passage des Commentaires (B. G., 4, 17). — Quant au point du passage, je suis de l’avis de l’impérial auteur : on le place trop haut en le reportant au-dessus du confluent de la Moselle. César revenant du confluent de la Meuse, n’a pas dû, voulant entrer chef les Ubiens et les Sygambres, remonter plus haut que Bonn.]

[48] La nature des lieux aussi bien que les expressions même dont César se sert, démontrent que, pour descendre dans l’île, il était parti de l’un des havres de la côte, entre Boulogne et Calais. On a souvent tenté de préciser davantage, mais sans arriver au résultat cherché. Tout ce que les sources nous apprennent, c’est qu’à la première expédition, l’infanterie s’embarqua dans un port, et la cavalerie dans un autre, ce dernier éloigné du premier de huit milles pas, en allant vers l’est (B. G., 4, 22, 23, 28) ; c’est qu’à leur second passage, les Romains partirent de celui de ces deux ports que César avait reconnu être plus commode (quo ex portu commodissimum trajectum esse cognoverat), l’Itius portos, dont on ne connaît rien que le nom, placé à trente milles (selon les manuscrits de César, B. G., 5, 2) ; à 40 (= 230 stades) selon Strabon (4, 5, 2), qui certainement a demandé son renseignement à César. Celui-ci dit encore (4, 21), qu’il avait choisi le trajet le plus court (brevissimus in Britanniam trajectus). On peut raisonnablement induire de là qu’il franchit, non pas le canal en un point quelconque, mais seulement le Pas-de-Calais même, sans d’ailleurs se fixer sur le point précis de la ligne mathématique, la plus courte. Ici, les difficultés n’ont point troublé la foi des amateurs de topographie locale. N’ayant en main que des données incertaines, données dont la meilleure se trouve ébranlée, on le voit, par les variantes des chiffres, ils ont tenté d’arriver à dénommer l’endroit précis du passage : quant à moi, parmi les nombreuses indications plus ou moins plausibles, j’inclinerais davantage en faveur du port Itius, que Strabon (loc. cit.) désigne, avec toute apparence de vraisemblance, comme étau, celui où s’était embarquée déjà l’infanterie, lors de la première expédition. Je placerais ce port à Ambleteuse, à l’ouest du cap Gris-Nez. La cavalerie alors se serait embarquée à Ecale (Wissant), à l’est du même promontoire ; et l’on aurait pris terre à l’ouest de Douvres, non loin de Walmer-Castle. [Les recherches topographiques étendues auxquelles s’est livré en dernier lieu l’Empereur Napoléon III, l’ont conduit à placer, avec beaucoup d’autres critiques, le port Itius, à Boulogne même. Là seulement, à l’embouchure de la Liane, la flotte pouvait être concentrée ; et Ambleteuse, le port supérieur affecté à la cavalerie, est bien à la distance de huit mille pas indiquée par César. Le point du débarquement est aussi placé par l’Empereur entre Walmer-Castle et Deal. (On lira avec intérêt toute cette étude, II, pp. 166-180, qui s’appuie en outre sur des considérations sérieuses déduites du mouvement des marées).]

[49] [V. les détails de la première expédition en Bretagne, B. G., 4, 20-38.]

[50] [La seconde expédition de César en Bretagne, bien que poussée jusqu’au nord de la Tamise et appuyée sur une véritable armée, n’amena pas de résultats beaucoup plus sérieux que la reconnaissance de l’année précédente. La première partie du cinquième livre (1, 5, 8 et s.) des Commentaires est consacrée au récit de cette nouvelle incursion. Les détails géographiques y sont peu précis (13, 14) : mais César y montre en quelques coups de pinceau la rudesse encore toute primitive des habitants du pays, au nord de la Tamise — C’est vers St-Albans que pourrait bien avoir été placé l’oppidum sylvestre de Cassivellaun, enlevé de vive force par César, et qui marque le point le plus éloigné de la côte où il aurait pénétré. Les recherches astronomiques et critiques de l’Hist. de César assignent à toute l’expédition une durée d’environ soixante jours, du mois de juillet à l’équinoxe de septembre (II, pp. 183-199).]

[51] [B. G., 5, 2-4.]

[52] [B. G., 5, 4-7. Ce Dumnorix, frère de Divitiac, avait déjà conspiré contre César durant la campagne contre les Helvètes, et César lui avait pardonné par égard pour les siens, et sur les prières de Divitiac (B. G., 1, 3, 91, 17-21). Depuis ce temps, le Romain le tenait en surveillance.]

[53] [A l’exception de la légion détachée chez les Ésubiens (confins de la Bretagne et de la Normandie), alors paisibles et tranquilles, les divers stationnements des légions se plaçaient dans un cercle de cent milles (140 kil.) de rayon. V. sur cette dislocation de l’armée Gœler, p. 144 et s., et l’Hist. de César, II, pp. 200-202. — On ne connaît sûrement que les emplacements de Samarobriva (Amiens) et d’Aduatuca (Tongres). Pour les autres on est réduit à des conjectures.]

[54] [V. plus haut la note sur les lieutenants de César] Cotta n’était point le subordonné de Sabinus. Mais, quoique lieutenant du proconsul,.lui aussi, il était le plus jeune et de moindre autorité. Très probablement, en cas de divergence d’opinion, il devait céder. C’est ce que l’on peut induire de l’ancienneté de services de Sabinus. Lorsqu’ils sont nommés ensemble, Sabinus ordinairement vient le premier (1, 22, 38. 5, 24, 26, 52. 6, 32. - V. cependant 6, 37). Enfin le récit de leur commun désastre l’atteste de même. Ajoutons qu’il est impossible d’admettre que César ait mis dans le même camp deux officiers de grade égal, sans avoir pourvu à l’hypothèse d’un dissentiment surgissant entre eux. Les cinq cohortes (5, 24) ne comptaient pas comme une légion (cf. 6, 32; 33), pas plus que les douze cohortes postées au pont du Rhin (6, 29, cf. 32, 33) : elles formaient des détachements pris dans les autres corps, et envoyés en renfort au quartier d’Aduatuca, voisin de la Germanie et plus exposé.

[55] [L’hypothèse très vraisemblable étant admise de l’emplacement de Tongres (in mediis finibus Eburonum), on trouve, précisément à deux milles romains, dans l’ouest, le vallon de Lowaige, qui répond parfaitement à la position décrite par César. Au nord-est, à trois milles, on trouve aussi une colline (tumulus), la colline de Berg, où Cicéron eut à soutenir, en 701 [53 av. J.-C.], un combat malheureux contre les Germains. — V. l’émouvant récit de la catastrophe, dans B. G., 5, 26-37, et Hist. de C., II, pp. 201-208.].

[56] [Testudo. (V. ce mot aux Dict. de Rich, trad. par M. Chéruel, et de Smith : sorte de hangar mobile, sous lequel se plaçaient les soldats avec les machines de siège (testudo arietaria).]

[57] [La défense énergique de Quintus Cicéron, près de Charleroi, selon l’Hist. de César (selon Gœler, près de Namur ; selon Rustow, près de Berlaimont : César n’a indiqué que le pays nervien, sans préciser), cette défense contraste de la façon la plus dramatique avec la faiblesse et l’impéritie qui avaient amené la destruction de Sabinus à Aduatuca. - V. B. G., 5. 38-52. On étudiera avec intérêt le mouvement hardi de César, qui dégage son lieutenant, et bat les révoltés (B. G., ibid. 46 et s.) — V. Hist. de César, II, p. 208-217.]

[58] [B. G., 5, 53.]

[59] [B. G., 5. 3, 4, 26, 53.]

[60] [Cette assemblée, fixée ailleurs d’abord, avait été transférée par César à Lutèce des Parisiens (Luteciam Parisiorum), (B. G., 6, 2). C’est la première fois qu’il est fait mention de la future grande cité.]

[61] [Pompée lui-même était venu à son aide : il était resté en Italie, et présida à l’envoi des renforts levés dans la Cisalpine, et assermentés militairement par lui, pour le compte de son collègue. B. G., 6, 1.]

[62] [B. G., 6, 3.]

[63] [B. G., 6, 3, 4.]

[64] [B. G., 6, 5, 6.]

[65] [B. G., 55-58. Il y avait eu plus qu’une escarmouche. Les Trévires attaquaient le camp de Labienus depuis plusieurs jours. Labienus fit, sur le soir, sortir toute sa cavalerie, et la lança sur les Gaulois qui s’éloignaient pour la nuit. Il avait donné ordre de poursuivre, Indutiomar, de préférence, et de le tuer. Ce plan réussit, et on lui rapporta la tête du chef.]

[66] [Selon l’Empereur Napoléon III (II, pp. 200, n. 1), Labienus avait ses quartiers d’hiver à La Vacherie, sur l’Ourthe, dans le Luxembourg. On y a trouvé les restes d’un camp. Ce serait également sur l’Ourthe, aux rives escarpées (difficile transitu flumen ripisque prœruptis), que le choc aurait eu lieu. A cela rien d’impossible, mais rien de certain non plus. Labienus avait quitté son camp primitif. — Les uns désignent la Sour qui se jette dans la Moselle ; les autres, la Moselle elle-même, sur la frontière du Luxembourg, et Gœler nomme l’Alzette (p. 184), qui passes au fond du ravin de la forteresse de Luxembourg.]

[67] [B. G., 6, 7, 8.]

[68] [Le passage du Rhin s’effectua un peu au-dessus du point choisi lors de la première expédition. Le pont fut pareillement construit en pilotis (B. G., 6, 9). Les Germains s’étaient retirés dans la forêt Bacenis, infinita magnitudine. On la place d’ordinaire dans la Thuringe ; selon Gœler (p. 188), le point où César s’est arrêté serait l’extrémité ouest de cette forêt, vers la Werra, non loin de Meiningen. Mais tout ici est conjectural. — V. B. G., 5, 9, 10, 29, où César lui-même raconte rapidement les incidents de ses trois expéditions, chez les Nerviens, les Sénons et Carnutes, et les Ménapiens, et enfin ceux de la lutte de Labienus contre les Trévires. — V. Hist. de César, II, pp. 224-231.]

[69] [César a ouvert une grande parenthèse au milieu du récit de la seconde expédition de Germanie. C’est là (B. G., 6, 11-28), qu’il esquisse le tableau comparé des mœurs des Gaulois et des Germains, l’une des sources capitales de l’histoire, et dont M. Mommsen a grandement tiré profit dans toute la première partie de ce chapitre. — Puis il raconte (6, 29-43) la chasse donnée aux Éburons, l’échauffourée des Sygambres, l’attaque du camp dont il avait confié la garde à Q. Cicéron, cette fois imprudent et malhabile, et qui faillit recommencer, sur le même lieu, la tragédie de Sabinus et de Cotta, enfin la fuite d’Ambiorix, le procès d’Accon et son supplice, more majorum, la hache après les verges (8. 38). — L’historien de César a aussi résumé tous ces événements (II, p. 232-239).]

[70] [Tête de l’eau : même nom que Genève. — On croit aujourd’hui, non sans sérieux fondements, que Genabum ou plutôt Cenabum (Κήναβον) était Gien, et non Orléans.]

[71] [Chef des cent chefs !]

[72] Ceci n’était possible, à vrai dire, que tant que les armes offensives étaient l’épée et la pique. Dans le système moderne, ainsi que Napoléon 1er l’a excellemment démontré, la tactique romaine n’est plus applicable : avec nos armes offensives à effet prolongé, l’ordre mince et déployé’ est préférable à l’ordre massé et profond. C’était le contraire au temps de César. [V. Précis des guerres de César, 5, 5. Le passage est tout entier cité Hist. de C., II, p. 221-223.]

[73] [Ici se terminé la première partie de la campagne de 702 [52 av. J.-C.]. Elle a occupé les derniers temps de l’hiver. Les chercheurs qui se plaisent aux détails d’archéologie militaire ou de topographie, devront lire les admirables pages de César (7. 1-32), et l’intelligent récit de l’Hist. de C. (II, pp. 240-264). La route suivie par César, le passage des Cévennes, la Gaule traversée de Vienne à Sens, le retour offensif sur Gorgobina des Boïes, que l’empereur Napoléon III fixe avec raison, ce nous semble, au Bec d’Allier, entre les deux rivières (p. 247, à la note), la prise de Vellaunodunum (B. G., 7, 11), probablement Triguère, et non Château-Landon, comme on l’a voulu jusqu’ici, de Cenabum (qui est décidément Gien, p. 249 en note), et de Noviodunum (probablement Sancerre, et non Nohant-en-Goût, ou Nouan-le-Fuzelier, p. 252 en note) : enfin tous les incidents du siège d’Avaricum, y sont retracés de la façon à là fois la plus exacte et la plus satisfaisante.]

[74] Labienus, arrêté par les marais de l’Essonne, avait passé la Seine, à Melodun même, en s’emparant de l’île où cette ville était bâtie (B. G., 7. 34, 47, 48. Hist. de G., II, pp. 285 et 286).

[75] On place Gergovie sur une montagne à une lieue au sud de Nemetum (le Clermont-Ferrand actuel), qui fut plus tard la capitale des Arvernes. Cette montagne porte encore le nom de Gergoie : les fouilles faites y ont mis au jour les restes d’une grossière muraille fortifiée. Le nom, qui s’est perpétué jusqu’au Xe siècle, ne laisse pas de doute sur l’exactitude de la désignation locale. Cette désignation, en même temps qu’elle concorde avec toutes les données fournies par César, se fortifie encore par le rang de capitale, que. César attribue implicitement à la ville (7, 4). Il faut d’ailleurs admettre, qu’après la défaite des Gaulois, les Arvernes ont dû émigrer de Gergovie dans l’oppidum de Nemetum, bien moins fort par sa position.

[76] [Pour les détails du siège de Gergovie, et la tentative de défection des Éduens, voir le récit émouvant de César (B. G., 7, 35-52). Le résumé qu’en donne M. Mommsen suffira sans doute au lecteur non militaire : pourtant nous signalerons avec insistance les recherches et les développements donnés à ce second acte de la grande campagne de 702 [52 av. J.-C], par l’empereur Napoléon III (Hist. de César, II, pp. 264-282). La topographie de Gergovie a été éclairée par les fouilles et les études intelligentes et heureuses de M. le commandant Stoffel, envoyé exprès sur les lieux, que l’empereur à lui-même visités. On a retrouvé le grand camp de César à l’est de Gergovie, dans la plaine, au nord du ruisseau de l’Auzon : on a retrouvé le petit camp sur la Roche Blanche, au dessous et en avant du flanc méridional du Haut Plateau de Gergovie (Erat e regione oppidi collis sub ipsis radicibus montis egregie munitus - 7, 36). Ce petit camp se reliait au grand par un double fossé et un chemin couvert (fossamque duplidem duodenum pedum a majoribus castris ad minora perduxit  - 7, ibid.). — Enfin on a reconnu au col des Goules, qui relie à l’ouest le massif de Gergovie au hauteurs de Risolles, le point précis où les assiégés crurent que César se porterait en force, et où il ne fit qu’une fausse attaque, (dorsum ejus jugi prope œquum, qua esset aditus ad alternam partem oppidi... etc. - 7, 44) pendant qu’il tentait directement l’assaut par les rampes escarpées du sud et du sud-est, entre la Roche Blanche, et le front abandonné un instant par les Gaulois, ces derniers se portant vers l’ouest, à l’autre extrémité du plateau, où César les menaçait par sa fausse attaque. — Nous ne disons rien de toute la partie du récit qui à trait aux Éduens : mais il est clair qu’après son échec, qu’il dissimule de son mieux, César ne pouvait pas ne pas lever le siége, pour aller les comprimer, et aussi pour opérer, coûte que coûte, sa jonction avec Labienus. — Il avait lui-même couru des dangers au moment où ses troupes ramenées des hauteurs étaient poursuivies par Vercingétorix. Selon Servius (ad Æneid., 743), il aurait été prisonnier un instant ; et selon Plutarque, les Arvernes auraient suspendu son épée, prise sur lui ou perdue au fort de la mêlée, dans un de leurs temples. — L’attaque malheureuse de Gergovie rappelle sous certains rapports les épisodes de la bataille de Laon, des 9 et 10 mars 1814.]

[77] [Il s’agit ici du Noviodunum des Éduens (Nevers).]

[78] [Sur la bataille livrée en aval de Paris, B. G. 7. 59-62 : et Hist. de César, II, pp. 287-290. Le passage de la Seine a dû s’effectuer à la hauteur du Point du Jour, à quatre milles pas en aval de l’île de la Cité (quatuor milia passuum secundo flumine), et la bataille se livrer dans la plaine de Grenelle. — Sur la marche de César et sur le passage de la Loire, B. C., 7, 56. — H. de C., II, p. 284.]

[79] [C’est avec raison, selon moi, que tous ceux qui ont mûrement étudié la question, rejettent l’emplacement, dans ces derniers, temps vivement prôné, de la localité d’Alaise, au sud de Besançon.]

[80] [Les Helviens menacés par les Gabales et autres peuples du nord des Cévennes, prirent les devants mais ils furent battus et perdirent leur roi Donnotaur (B. G., 7, 65).]

[81] [La certitude, aujourd’hui acquise de l’emplacement d’Alésia, assure toute vraisemblance à la détermination topographique du champ de la bataille de. cavalerie, à laquelle César n’a d’ailleurs consacré que quelques lignes (B. G., 7, 66-67) d’une exacte précision. Ce serait sur la route actuelle de Langres à Dijon, au point où la Vingeanne la traverse, en avant de Thil-Châtel et à deux ou trois myriamètres au sud de Langres, que Romains et Gaulois se seraient rencontrés. Le terrain se prête parfaitement à la description de César ; et les fouilles faites dans plusieurs tumuli aux alentours, attestent une lutte de cavalerie (nombreux fers à cheval trouvés dans les terres), où bon nombre de Gaulois portant bracelets, anneaux de bronze, etc., ont dû succomber. On constate aussi par la direction des tumuli que ces combattants se sont portés de l’est à l’ouest, les Gaulois ayant fui vers Alésia (V. au surplus, l’Hist., de César, II, pp. 292-298). — Encouragé par son succès, César veut en finir avec  l’ennemi, et changeant de route, il va l’assiéger dans sa forteresse.]

[82] [Le problème relatif à Alise a, de nos jours encore, été maintes fois agité. Inutile de raconter ici les vicissitudes de la lutte érudite entre Alise Sainte Reine et Alaise, prés Quingey (Doubs). Depuis longtemps les conclusions des savants et des antiquaires n’hésitaient plus (v. notamment Elie de Beaumont : Descrip. géologique de la France, t. I ; A Thierry, Histoire des Gaulois, IIII, pp. 160 ; et l’étude savante et concluante de M. le duc d’Aumale). On pense bien que l’attention toute spéciale de l’auteur de l’Histoire de César s’est portée de ce côté. D’immenses recherches, faites sous la direction de l’Empereur Napoléon III, ne laissent plus, à mon sens, matière à un doute, et je tiens le problème pour définitivement résolu. Le haut plateau d’Alise répond exactement à la description de César : au sud et au nord, ses escarpements descendent dans les vallons de l’Oze et de l’Ozerain (collis radices duo duobus ex partibus flumina subluebant). En avant, à l’ouest, se rencontre la plaine des Laumes, où le chemin de fer de Paris-Lyon a une station, et d’où l’on aperçoit la sommité que recouvrit jadis l’oppidum : cette plaine a bien les dimensions indiquées par les Commentaires (planicies circiter milia passuum tria). Le plateau principal, isolé, est entouré au delà des deux rivières par un amphithéâtre de collines de pareille hauteur (de 120 à 140 m. ; reliquis ex omnibus partibus colles mediocri interjecto spatio pari altiludinis fastigio oppidum cingebant. B. G., 7, 69). Nous ne poursuivons pas plus loin les détails topographiques : disons seulement que les fouilles ont mis à jour les traces manifestes du camp gaulois, sous les murs de la place à l’orient de la hauteur (B. G., 7,69), et la grande ligne d’investissement, construite par César, munie de ses 23 redoutes courant sur les collines voisines, et flanquée des quatre camps d’infanterie (2 existent encore sur la montagne de Flavigny : on en trouve un sur celle de Bussy au nord, et un autre sous le mont Réa : ici, la ligne n’avait pu monter plus haut sans trop s’étendre - propter magnitudinem circuitus... pœne iniquo loto et leniter declivi castra fecerunt (B. G., 7, 83). C’est le camp sur lequel se porta la dernière attaque de l’armée de secours. Cinq des 23 redoutes existent encore, très visibles). — Le fossé de 20 pieds a été aussi retrouvé à 400 pas en avant des lignes (B. G., 7, 72) de contrevallation et de circonvallation : il en est de même des deux fossés dont celui qui regardait la place était rempli par l’eau de l’Ozerain ; enfin on a compté en avant des lignes plus de cinquante trous de loup (scrobes (B. G., 7, 73), dont quelques-uns, creusés dans le roc, semblent faits d’hier (Hist. de César, II, p. 322). Ce n’est pas tout. On voit aujourd’hui au musée de Saint-Germain, une multitude d’objets attestant une lutte acharnée, tous extraits des fouilles : médailles gauloises (dont une de Vercingétorix, une autre de Cambil (Camulogène l’Aulerque), une autre de Tasgiitios (Tasgetius le Carnute), plusieurs de Dubnorex (Dumnorix l’Éduen) : médailles romaines, n’allant pas au delà de l’an 700 [54 av. J.-C.], mais qui toujours portent un millésime antérieur : pointes de flèches, débris de boucliers, boulets de pierre, meules de granit: armes de toute nature, épées gauloises; pilums romains, colliers, fibules, etc., etc. Enfin, un magnifique vase d’argent de travail grec a été tiré du fossé de circonvallation, dans la plaine des Laumes. — Sur tous ces détails et sur les incidents du siège, il faut absolument lire l’Hist. de Cés., II, pp. 298-323 ; et B. G., 7, 68-89. — V. surtout le catalogue des monnaies romaines et gauloises trouvées à Alise Ste Reine. Hist. de C., II, Appendice C, pp. 557-561.]

[83] [M. Mommsen dit vrai : ce héros demi barbare a été un preux ! Mais quoi de plus grand que son dévouement muet, de plus magnanime que ses paroles à César : J’étais fort : plus fort que moi, tu as vaincu ! (Florus, 1, 44) ? — Aux yeux de César, cet homme qui donne sa vie pour racheter celle de ses compagnons d’armes, n’est rien qu’un traître vulgaire, qu’un prisonnier bon au plus à traîner à la suite d’un char de triomphe, avant que le bourreau vienne prendre sa tête ! César, il est également vrai, c’est l’homme politique, le savant et froid calculateur que la cruauté n’effraye pas quand elle sert ses desseins ; c’est le général habile qui tend une embûche aux Tenctères et les massacre, qui met à sac Avaricum vaincue, tue les enfants et les femmes, fera mutiler les captifs d’Uxellodunum, et se venge, Romain orgueilleux, sans âme et sans entrailles, du noble barbare qui l’a osé vaincre un jour. Voilà pourquoi la figure de Vercingétorix est restée populaire dans nos souvenirs. Chez nous, fils des anciens Celtes, si le veut notre auteur, son nom signifie amour de la patrie. Ils ont donc bien fait, ceux qui lui élevèrent une statue sur le plateau d’Alise !]

[84] [Normands de la Basse Seine.]

[85] [Guerre chez les Bituriges (B. G., 8, 1-2), chez les Carnutes (8, 4-5), chez les Bellovaques (8, 6-23). La lutte, on le voit, fut plus longue chez ceux-ci. L’historien de César, sur le vu de fouilles suivies avec soin, assigne l’emplacement du camp gaulois sur le mont Saint-Marc, au sud de l’Aisne, au débouché de la forêt de Compiègne, au nord du village de Vieux Moulin. Le camp de César aurait été au Mont-St-Pierre (en Châtre, in castris), au sud des positions bellovaques, dans la forêt même, et séparées d’elle par les étangs et le ruisseau de la Couillie. — N’ayant pu attirer les Bellovaques hors de leur fort, César songea à les prendre d’assaut ; et ayant rappelé un renfort de deux légions (il en avait déjà quatre avec lui), il vint se poster sur une colline voisine, à l’est du camp gaulois (mont Collet, à l’ouest du village de Trosly-Breuil) : mais les Bellovaques, mettant un incendie entre eux et lui, se dérobèrent. A dix milles de là, sur l’Aisne, il y eut un choc de cavalerie où Corrée trouva la mort (v. Hist. de César, II. pp. 324-325). — L’expédition chez les Éburons se fit sous les ordres mêmes de César (B. G. 8, 24), qui ensuite détacha Labienus chez les Trévires (8, 25).]

Au cours de l’impression de ce volume, un antiquaire distingué, M. Peigné Delacour, m’a fait connaître qu’il avait, récemment découvert, près de la ferme des Tournelles, entre le village de Breuil-le-Sec, et le plateau élevé de la ville de Clermont (Oise), les restes d’un pont de bois, long d’environ 800 mètres, jeté jadis sur les tourbières de la petite rivière de la Brèche, laquelle, descendant au sud, va tomber dans l’Oise au-dessus de la ville de Creil.

Ce pont est formé de deux lignes d’échalas posés sur le fond de sable du marais, et recouverts d’un tablier en poutrelles de chênes grossièrement aplanies à la hache.

M. Peigné Delacour n’hésite pas à voir dans cette construction fort ancienne et ensevelie sous la tourbe (*), le pont jeté par César sur le marais qui le séparait du camp des Bellovaques, dans la campagne de 703 [51 av. J.-C.] (pontibus palude constrata. B. g. 8, 14). M. Mommsen a brièvement résumé cette campagne (plus haut) et nous-même nous avons mentionné que l’auteur de la Vie de César assigne à ces événements militaires une localité située au débouché nord de la forêt de Compiègne.

Nous renvoyons les curieux au texte même d’Hirtius (B. g. 8, 6-23), qu’il convient de conférer avec le récit critique et détaillé de la Vie de César (II, pp. 326 et s.).

Tout ce que nous pouvons dire en ce moment, c’est que l’hypothèse topographique admise par l’empereur Napoléon III nous paraîtrait plus vraisemblable que celle de M. Peigné Delacour. Ce dernier a pour lui, néanmoins, l’assentiment de M. Henry Martin (journal le Siècle de septembre ; et l’Ami de l’Ordre, mémorial de l’Oise, n° du 17 septembre 1868).

Voici en peu de mots nos raisons.

C’est sur les frontières des Suessions que se sont portés les Bellovaques et les Atrébates (ut in fines Suessionum facerent impressionem - B. g. 8, 6.) ; et c’est à la frontière du Soissonnais et du Beauvaisis que César est venu se poster avec quatre légions (ibid.). Les deux camps étaient plantés au mi-lieu des forêts. Par suite, il est difficile d’admettre, que le théâtre de la guerre devait être reculé en plein Beauvaisis, à l’ouest et au-delà de l’Oise. J’admets d’ailleurs que les forêts couvraient également les deux pays, mais je remarque qu’entre les deux camps, il n’y avait qu’une vallée plus profonde que large (valle intermissa magis ire altitudinemi depressa quam late patente - B. g. 8, 9, 10 et 14). Or telle ne paraît point être la configuration de la vallée de la Brèche, entre Clermont et Breuil-le-Sec. Enfin c’est à 10 milles de là que les Bellovaques se retirèrent, se couvrant derrière les forêts et un fleuve fort difficile (impeditissimo flumine. - B. g. 8, 16 et 18). Or, Clermont est bien loin de l’Oise, qui coule à l’est, et dans l’hypothèse de M. Peigné, les Barbares l’auraient eue bien loin devant eux. Mais, selon Hirtius, en abandonnant leur camp originaire, ils étaient allés se retrancher derrière la rivière sans nom indiquée au livre VIII des Commentaires. Il est vrai qu’ils la franchirent de nouveau pour tendre à César l’embuscade qui dégénéra en bataille générale. Encore une fois, toutes les concordances font ici défaut.
Que si, au contraire, on étudie le système proposé par l’auteur de la Vie de César, on constate aussitôt avec lui que les deux camps se plaçaient au nord de la forêt de Compiègne, sur les confins des Suessions et des Bellovaques. Puis on rencontre entre le mont Saint-Pierre (camp de César) et le mont Saint-Marc, le marais du ruisseau sorti de l’Étang de la Rouillie, coulant dans un vallon étroit et profond : plus au nord, et au-delà de la forêt, on arrive à la rivière de l’Aisne, qui va tomber dans l’Oise au-dessus de Compiègne. Ceci posé, l’on comprend très bien que les Bellovaques, en quittant leur premier campement, aient pu mettre l’un ou l’autre de ces deux grands cours d’eau entre eux et César, puis qu’ils aient pu revenir en avant, et attendre leur adversaire dans l’embuscade où il les a vaincus.

Une objection est faite : le mont Saint-Marc n’aurait pas contenu toute la foule de l’armée Barbare : et sur le mont Saint-Pierre les légions de César n’auraient pas trouvé place. D’abord sur le mont Saint-Marc les Bellovaques n’avaient que leur armée de combat : les bagages et le train se cachaient plus loin dans les bois (B. g., 8, 6 : locum castris excelsum in silva circumdata palude delegisse ; impedimenta omnia in ulteriores silvas contulisse) ; et quant au mont Saint-Pierre, l’auteur de la Vie de César (p. 328, n. 1) répond fort bien que César n’avait amené d’abord que quatre légions sur ce point. Au surplus, adhuc sub judice lis est, et je doute qu’il soit jamais tranché.

(*) Cette construction est-elle romaine ? J’avoue qu’après l’avoir visitée, je ne saurais le dire? Si elle est romaine, remonte-t-elle au temps de César ? Autant de problèmes que je ne me permettrais pas de résoudre.

[86] [B. G., 8, 26-29.]

[87] On a voulu, placer Uxellodunum à Capdenac, près Figeac ; Gœler se prononce pour Luzech (à l’ouest de Cahors), localité également nommée par les archéologues antérieurs. — [Mais Uxellodunum n’est autre que le Puy d’Issolu, colline isolée, à 200 mètres au-dessus de la rive droite de la Dordogne, un peu à l’ouest de Veyrac (arrondissement de Gourdon, département du Lot, non loin de la ligne ferrée qui vient de Brive (317 m. d’altitude absolue).]

[88] [Drappeth se laissa mourir de faim en prison. Lucter finit par être arrêté chez les Arvernes et fut livré à César, qui le fit mourir, je pense (B. G., 8, 44).]

[89] [V. B. G., 8, 32-44, le récit du siège d’Uxellodunum. — Il faut aussi le lire dans l’Hist. de César, II,  pp. 337-342. Ses incidents rappellent ceux du siège d’Alise, sur une petite échelle. — Quant à la préférence donnée au Puy d’Issolu, sur Capdenac ou Luzech, elle se justifie désormais par les découvertes dues aux fouilles de M. Cessac (Hist. de César, ibid. p. 345). Non seulement la configuration du terrain répond jusque dans les détails aux indications du continuateur des Commentaires (8, 33, 40, 41) ; mais on a retrouvé les fossés de l’un des trois camps romains, et dans le flanc de la colline, la source, dite de Loullié, qui jaillissait à 25 m. au-dessous du mur de l’oppidum, et jusqu’à la galerie creusée par César, pour la détourner (8, 41-43) : on a extrait de cette galerie, couverte sur 40 mètres, des fragments de blindages, corrodés ou pétrifiés. — En bas, dans le vallon, on a retrouvé des débris d’armes, pareils à ceux d’Alésia (Hist. de C., II, pp. 343-347).]

[90] [Ne in conspectum veniat cujusquam Romani (8, 48).]

[91] Ce n’est pas que les Commentaires le disent expressément, comme bien on pense ; mais Salluste, tout césarien qu’il est, en fait l’aveu implicite (fragm. hist., 1, 9, éd. Kritz : omnis Gallia eis Rhenum atque inter mare nostrum et Oceanum nisi qua a paludibus invia fuit, indomita). Et les monnaies en fournissent surabondamment la preuve. [César, avant d’aller s’établir en quartiers d’hiver chez les Atrébates, à Nemetocenna, fit une tournée en Aquitaine et dans la Narbonnaise, et distribua son armée dans plusieurs garnisons, de façon à tenir tout le pays dans sa main (ne qua pars Galliæ vacua ab exercitu esset, 8, 46). — Comm, l’Atrébate, finit par se retirer chez les Belges établis au delà du détroit, et se soumit plus tard, avec ses fédérés, à Marc-Antoine. On a retrouvé dans le Sussex, le Surrey, le Hampshire, des monnaies d’or à son nom, à celui de ses fils Tincommius, Virica, Epillus (V. Evans, Coins of the ancient Britons, London, 1864, et Beulé, Journal des Savants, janvier 1868). Ce fait jette un grand jour sur les relations confraternelles entre les Celtes continentaux et insulaires.]

[92] Par exemple, sur un Semis, frappé pour le compte d’un Vergobret des Lexoviens (Lisieux), nous lisons l’exergue suivante : Cisiambos Cattos Vercobreto, simissos (sic) publicos Lixivio. Les caractères presque indéchiffrables, et l’empreinte affreusement mauvaise de ces monnaies gauloises sont en parfaite harmonie avec leur langue à peine bégayée.

[93] [Diminutif de Patrick ; appellation familière donnée par John Bull aux Irlandais.]

[94] [Bell. Gall., 8, 24.]

[95] [Exode, IV, 7. — V. Smith’s Dict. of the Bible, v° Aaron, Moses. — V. Hérodote, 4, 94, 95. Quelques-uns croient que Zamolxis n’est qu’un être fabuleux, et non une sorte de Mahomet légendaire (Hérodote, l. c. ; Diogène Laërte, 8, 1).]

[96] Voyez l’Appendice :

A : Quelques mots sur l’Ethnographie de la Gaule ;

B : Des Commentaires de César, et de la foi qui leur est due ;

C : Organisation militaire, au temps de César.