L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Fondation de la monarchie militaire

Chapitre VI — Retour de Pompée. Coalition des prétendants.

 

 

Lorsque Pompée, sa mission accomplie en Orient, tourna ses regards du côté de sa patrie, il y vit le diadème pour la seconde fois sous sa main. Depuis longtemps la marche de la République la menait à la catastrophe pour tout spectateur impartial, il devenait manifeste, et mille fois la prédiction s’était répétée, qu’au jour où le régime aristocratique prendrait fin, il ferait nécessairement place à la monarchie. Terrassé à la fois par l’opposition libérale, et par la dictature des armes, le Sénat expirait ; et au début du nouvel ordre de choses, il ne s’agissait plus déjà que de la consécration des personnes nouvelles, des noms et des formes. Nettement indiqués d’ailleurs dans le mouvement mi-parti démocratique, mi-parti militaire, les événements des cinq dernières années avaient achevé le travail déjà ancien de la transformation politique. En Asie, dans ces provinces qui s’obstinaient à voir un Roi dans tout réorganisateur venu de Rome, qui le vénéraient à l’égal d’un successeur d’Alexandre, et traitaient en princes ses affranchis préférés, Pompée avait assis le fondement de sa prépotence : armée, trésor, auréole de gloire, il avait trouvé là, tout ce dont avait besoin le futur monarque de Rome. Et dans la capitale même, les complots anarchiques, doublés de la guerre civile, faisaient cruellement sentir à quiconque avait le sens ; des affaires ou seulement le culte des intérêts matériels, combien un régime sans autorité, sans force armée à ses ordres, combien le régime sénatorial, en un mot, laissait l’État en butte à la tyrannie ridicule et cruelle tout ensemble des chevaliers d’industrie de la politique ; et combien alors devenait inévitable la révolution constitutionnelle qui saurait associer l’épée au pouvoir civil : sans elle, la société ne pouvait plus se tenir debout ! Pendant qu’en Orient s’était constituée la puissance, lé trône se dressait en Italie : selon toute apparence, l’année 692 [62 av. J.-C.] allait être la dernière de la République, la première de la monarchie.

Pourtant, il fallait combattre encore avant de toucher au but. Une constitution, vieille de plus de cinq cents ans, de la ville obscure des bords du Tibre avait fait une prodigieuse et magnifique capitale ; cette constitution avait plongé ses racines à des profondeurs inconnues, et l’on ne pouvait dire jusqu’à quelles couches sociales la tentative révolutionnaire aurait à enfoncer le soc. Dans la lice ouverte aux compétiteurs, Pompée les avait tous distancés : il ne les avait pas complètement vaincus. Il lui fallait prévoir la coalition de tous les éléments hostiles à sa nouvelle puissance : il allait avoir en face, et unis pour le renverser lui-même, Quintus Catulus et Marcus Caton à côté de Marcus Crassus, de Gaius César et de Titus Labienus. Quoi qu’il en soit, la lutte, pour être inévitable et sans nul doute sérieuse, ne pouvait pas s’entamer sous de meilleurs auspices. N’était-il pas tout à fait vraisemblable, que sous l’impression récente de la révolte de Catilina, tout le parti du juste-milieu se rangerait derrière un pouvoir qui promettait l’ordre et la sécurité, fut-ce au prix des libertés publiques, que la foule des capitalistes, soucieuse uniquement de ses intérêts, matériels, qu’une grande partie de l’aristocratie, politiquement désorganisée et sans espoir pour elle-même, accueilleraient volontiers la transaction opportune qui leur garantirait, par la main du prince, la richesse, le rang et l’influence ? Enfin toute une fraction de la démocratie, affaissée sous le coup de récentes blessures, ne s’accommoderait-elle pas d’un chef militaire porté jusque sur le trône, aussitôt qu’elle en pourrait attendre la réalisation de bon nombre de ses vœux. Du reste, quel que fût l’état des partis, en général, tout n’allait-il point au moins dépendre de l’attitude des partis en Italie, tant au regard de Pompée que de ses légions victorieuses ? Vingt ans avant, quand il avait conclu avec Mithridate une paix jugée nécessaire, Sylla, revenant dans Rome, s’était vu en face de toute une immense faction libérale, armant depuis longtemps, englobant les aristocrates modérés, les spéculateurs aux opinions avancées et jusqu’aux anarchistes. Pourtant, avec ses cinq légions seules, il avait su faire une restauration qui allait contre le cours naturel des choses. Bien moins difficile était la tâche de Pompée. Il revenait, lui, ayant pleinement et consciencieusement accompli sur terre et sur mer les missions diverses dont il s’était chargé. Nulle opposition sérieuse à craindre, si ce n’est peut-être de la part des partis extrêmes, impuissants chacun pris en soi, et qui, s’ils se mettaient ensemble, n’étaient rien qu’une coalition de factions ardentes à se faire la guerre ou séparées par l’abîme. Cette opposition n’avait ni armes, ni armée, ni tête : en Italie, nulle organisation : dans les provinces nul appui pour elle, et son général, elle avait à le chercher encore. Où trouver dans ses rangs un capitaine de renom, un officier assez osé pour appeler les citoyens aux armes contre Pompée ? Et puis, qu’on ne l’oublie pas, depuis soixante ans sans discontinuer, le volcan de la révolution avait jeté feu et flammes : il s’était épuisé dans ses embrasements et tendait visiblement à s’éteindre. Il était douteux qu’on eût aujourd’hui réussi à soulever les Italiques pour une cause et des intérêts, levier puissant hier encore dans les mains de Cinna et de Carbon. Que Pompée y fasse effort, et l’on assistera bientôt à un changement de régime, que la marche de la machine politique indique comme l’événement naturel et en quelque sorte nécessaire.

Pompée avait bien choisi son heure, lorsqu’il s’était fait envoyer en Orient : il sembla vouloir poursuivre sa voie. A l’automne de 691 [63 av. J.-C.], Quintus Metellus Nepos quitta le camp du proconsul et s’en vint à Rome briguer le tribunat, disant tout haut qu’une fois nommé, il préparerait la candidature de son général au consulat pour l’année 693 [-61], puis lui ferait déférer, par plébiscite exprès, le commandement de la guerre contre Catilina. L’agitation dans Rome était énorme. On ne pouvait douter que Nepos n’agit sur instructions directes ou indirectes de son général. A vouloir ainsi rentrer en Italie à la tête de ses légions d’Asie, revêtu de l’imperium et exerçant le pouvoir suprême dans le civil et dans le militaire, celui-ci faisait manifestement un pas de plus sur la route du trône : l’envoi de Nepos était comme l’annonce officielle de la monarchie.

Quelle conduite allaient tenir les deux grands partis politiques, devant de telles ouvertures ? De là dépendait leur position à venir, et le sort du peuple romain. D’une autre part, l’accueil que rencontrerait Nepos allait dépendre des rapports d’entre les partis et Pompée, rapports d’une nature toute particulière. En partant pour l’Orient, Pompée était le général de la démocratie. Ayant, certes, maints motifs d’en vouloir à César et aux amis de César, il n’en était point encore venu à la rupture ouverte. Je tiens pour probable que loin des lieux et portant ailleurs tous ses soins, plus que malhabile aussi à prendre le vent dans les choses de la politique, il n’avait pas, jusqu’à cette heure, au moins, mesuré dans leur enchaînement et leur étendue, les trames ourdies contre lui par les démocrates : peut-être enfin du haut de sa superbe à courtes vues, voulait-il ignorer quel travail de taupe se faisait sous ses pas. Ajoutez à cela, que la démocratie, flatterie irrésistible pour un homme de ce caractère, prodiguait à toute heure au grand héros les témoignages extérieurs du respect ; que la veille même, en 691 [63 av. J.-C.], et spontanément, ainsi qu’il l’avait pour agréable, elle l’avait, par un plébiscite, surchargé d’honneurs et d’insignes glorieux. N’y eût-il pas eu tout cela, encore y allait-il de son intérêt bien compris de rester, en apparence au moins, l’ami du parti populaire. Démocratie et monarchie se touchent par une affinité étroite ; et au moment où la main du général se portait vers la couronne, il lui fallait comme par le passé se donner pour le champion des libertés. Donc, motifs personnels et motifs politiques, tout concourait, en dépit du passé, à maintenir l’alliance entre Pompée et les chefs de la démocratie. D’un autre côté, rien n’avait été fait pour combler l’abîme qui depuis son entrée dans le camp démocratique, le séparait des Syllaniens ses anciens amis. Sa querelle avec Metellus et Lucullus avait soulevé leurs coteries à la fois nombreuses et influentes. L’opposition mesquine du Sénat ; d’autant plus irritante qu’elle se prenait à un homme tout composé de petitesses, l’avait suivi dans tout le cours de ses campagnes. Il souffrait cruellement de ce que le Sénat n’avait rien fait pour honorer dignement en lui l’homme d’un extraordinaire génie, ou mieux, pour le récompenser extraordinairement. N’oublions pas non plus que l’aristocratie s’enivrait de sa victoire de la veille, que la démocratie se sentait humiliée, et qu’enfin la première ayant pour guide Caton, le plus follement entêté des hommes, la démocratie, au contraire, obéissait à César, le plus souple meneur d’intrigue qui fût.

On en était là, quand l’envoyé de Pompée arriva à Rome. L’aristocratie ne vit pas seulement une déclaration de guerre contre l’ordre établi dans les propositions dont il était porteur, elle les reçut ouvertement comme telles, et ne dissimula pas le moins du monde ses inquiétudes et sa mauvaise humeur. Dans le but exprès de les combattre, Marcus Caton se fit aussitôt élire tribun du peuple avec Nepos, et repoussa brutalement les efforts géminés de Pompée qui voulait se rapprocher de lui. On le comprend, Nepos alors se montra peu disposé à ménager les aristocrates ; et il se rejeta d’autant plus volontiers du côté de leurs adversaires, que ceux-ci, dociles comme d’habitude, acceptèrent ce qu’ils ne pouvaient empêcher, et plutôt que de les voir enlever par les armes, concédèrent amiablement et le généralat en Italie et le consulat. L’entente cordiale se manifesta bientôt. Nepos (décembre 691 [63 av. J.-C.]) de concert avec les démocrates, inflige son blâme aux exécutions récentes votées par le Sénat, à des meurtres judiciaires attentatoires à la loi constitutionnelle ; et Pompée, son seigneur et maître, pensait de même, lui qui, à la volumineuse apologie que Cicéron lui avait envoyée, n’avait voulu répondre que par un silence significatif[1]. Au même moment César, ouvrant sa préture, demandait compte à Quintus Catulus des sommes par lui détournées, disait-on, à l’occasion de la reconstruction du temple capitolin, et en confiait l’achèvement à Pompée. Ce premier acte était un coup de partie. Catulus depuis seize ans déjà dirigeait les travaux, et semblait vouloir s’y perpétuer jusqu’à la fin de sa vie : en s’attaquant à des abus commis dans l’exercice d’un mandat public et que protégeait seule l’importance du personnage officiel, César élevait une accusation pleinement fondée en même temps que grandement populaire. On suggérait à Pompée l’ambition d’effacer le nom de Catulus de,dessus ces murs, monument le plus noble de la plus noble ville du monde, et d’y inscrire le sien à la place : chose par dessus tout convoitée, et chose nullement dommageable pour la démocratie, on lui conférait d’excessifs et vides honneurs. On le brouillait enfin avec l’aristocratie, laquelle à aucun prix ne pouvait laisser abattre son meilleur champion.

Nepos apporta devant le peuple ses motions conçues dans l’intérêt de son général. Mais voici qu’au jour du vote, Caton et son ami et collègue Quintus Minucius opposent leur intercession. Nepos n’en tient compte : il continue sa lecture : on en vient à une vraie mêlée. Caton et Minucius se jettent sur leur collègue et le contraignent à s’arrêter. Puis accourt une troupe armée qui le délivre, et qui chasse les aristocrates du Forum. Alors Caton et Minucius de revenir à la charge, accompagnés eux aussi d’hommes armés : ils restent maîtres du champ de bataille. Enhardi par cette victoire de ses partisans sur la faction adverse, le Sénat suspend de leur charge et Nepos le tribun, et César le préteur (celui-ci avait appuyé la motion de tout son pouvoir). Leur destitution fut même proposée. Mais Caton s’opposa à une telle mesure, non point tant parce qu’elle était inconstitutionnelle que parce qu’elle était inopportune. César, d’ailleurs, sans, se préoccuper de. la suspension prononcée, continuait d’exercer sa charge, attendant que le Sénat employât contre lui la force. La foule, dès qu’elle sut ce qui se passait, s’attroupa devant sa maison, et lui offrit ses services : il ne tint qu’à lui de commencer aussitôt la guerre des rues, ou tout au moins de reprendre les propositions de Metellus Nepos, et de faire donner à Pompée le commandement militaire d’Italie qu’il désirait tant. Mais comme il n’y allait point là de son intérêt, il invita la multitude à se disperser, après quoi le Sénat retira la sentence disciplinaire. Quant à Nepos, il avait quitté Rome, en se voyant suspendu, et s’embarquant pour l’Asie, il avait été dire à Pompée les tristes résultats de son ambassade[2].

Les choses tournaient à souhait pour Pompée. Si le chemin du trône passait de toute nécessité par la guerre civile, l’incurable sottise de Caton donnait pour la commencer les meilleurs prétextes. Après la condamnation illégale des partisans de Catilina, après les violences inouïes commises contre un tribun du peuple, un Metellus Nepos, il pouvait tirer le glaive contre l’aristocratie, se poser en défenseur du droit d’appel et de l’inviolabilité du tribunat, ces deux palladiums des libertés de la République romaine, et ‘en même temps, soldat de la cause de l’ordre, marcher contre les bandes des Catilinariens. Il semblait impossible qu’il ne saisît point l’occasion, ou qu’il allât une seconde fois, et les yeux ouverts, se jeter dans le piège où il s’était pris en 684 [70 av. J.-C.] en licenciant son armée, et d’où la loi Gabinia l’avait enfin tiré. Eh bien ! quand il n’avait plus qu’à prendre. le bandeau royal et à le ceindre sur son front, quand il le convoitait de toute son âme, et le coeur et la main lui manquèrent à l’heure de l’action. Homme ordinaire en toutes choses, sauf dans ses ambitions, il se rêvait au-dessus de la loi, à la condition que son rêve s’accomplit sans avoir de sa personne abandonné le terrain légal. Déjà ses hésitations, en Asie même, faisaient pressentir sa conduite. Rien de plus facile, s’il l’eût voulu, que d’entrer, dès janvier 692 [-62], avec flotte et armée, dans le port de Brindes, et d’y recevoir Nepos. Mais il s’attarda en Asie durant tout l’hiver (691-692 [-63/-62]), retard fâcheux et dont profita l’aristocratie. Elle poussa autant qu’elle put et précipita la guerre contre Catilina, et anéantit ses bandes : à quelle bonne raison maintenant recourir pour garder les légions qui rentrent en Italie ? Pour un homme d’un tel caractère, n’ayant foi ni en lui-même ni en son étoile, dans sa vie publique péniblement cramponné à la formalité légale, ayant besoin, pour agir, d’un prétexte presque plus encore que d’un droit, Catilina à détruire eût fait un lourd poids dans la balance. Et puis, Pompée se disait que même licenciés, ses soldats resteraient en quelque sorte sous sa main ; qu’en cas de besoin, il saurait, avant tout autre chef de parti, mettre une nouvelle armée en campagne : il se disait que la démocratie prosternée attendait son signal, que pour se défaire d’un sénat intraitable, il n’était pas besoin de l’épée, toutes raisons ayant du vrai et qui, avec cent autres de même genre, ne pouvaient que paraître plausibles à qui cherchait à se tromper soi-même. Et puis, au dernier moment, sa nature timide l’emportait. Il était de ces hommes qui sont capables d’un crime, et n’osent se montrer insoumis d’outre en outre, il n’était qu’un soldat, dans le bon et dans le mauvais sens du mot. Aux grands esprits la loi s’impose comme une nécessité morale : pour les esprits médiocres elle n’est que la règle traditionnelle et quotidienne : c’est pour cela aussi que la discipline militaire, chez qui la loi, plus que partout ailleurs, se change en habitude, enserre les indécis comme en un lien magique. Que de fois n’a-t-on pas vu le soldat, préméditant l’insubordination contre son chef, rentrer de lui-même, et soumis, dans le rang, à la voix qui commande l’obéissance ? Ce sentiment, Lafayette et Dumouriez l’ont connu, quand à la dernière heure ils hésitèrent à trahir et manquèrent le succès ! Pompée ne sut pas s’y soustraire.

Quoi qu’il en soit, à l’automne de 692 [62 av. J.-C.], il fait voile vers l’Italie ; et pendant que dans Rome tout se prépare pour la réception du nouveau monarque, voici qu’arrive la nouvelle, qu’à peine débarqué à Brindes, le général a congédié ses légions, et que, suivi de quelques hommes seulement, il s’est mis en route pour la capitale. S’il y a bonheur à pouvoir ramasser sans peine une couronne, jamais, il faut le dire, le Destin n’avait autant fait polir un mortel que pour Pompée : mais à qui n’a pas le courage, les dieux prodiguent en vain leur faveur et leurs dons.

Les partis respirèrent. Pour la seconde fois, Pompée abdiquait : ses concurrents évincés pouvaient rentrer dans la lice, où, chose singulière, il allait lui-même se montrer de nouveau. En janvier (693 [61 av. J.-C.]), on le revit à Rome. Sa position était fausse, vacillante entre les partis, à ce point qu’on l’appelait Gnæus Cicéron par dérision. Il s’était brouillé avec tout le monde. Les anarchistes, en lui, voyaient un adversaire, les démocrates un ami incommode, Marcus Crassus un rival, la classe riche un protecteur douteux, les aristocrates un ennemi déclaré[3]. Il était plus que jamais tout-puissant : sa clientèle militaire dispersée dans toute l’Italie, son influence dans les provinces, celles de l’est surtout, son renom de capitaine, ses énormes richesses, lui donnaient une importance à laquelle nulle autre ne se pouvait comparer. Pourtant au lieu de l’enthousiasme sur lequel il comptait, il ne rencontra qu’une réception froide; et plus froid encore fut l’accueil fait à ses demandes. Il réclamait pour lui-même, ainsi qu’il l’avait annoncé par la bouche de Nepos, un second consulat, et naturellement aussi la confirmation de tous les arrangements réglés en Orient, enfin, l’accomplissement des promesses qu’il avait faites à ses soldats, à savoir, des assignations sur le domaine. A tout cela le Sénat répondit par une opposition systématique, fomentée principalement. par les rancunes personnelles de Lucullus et de Metellus le Crétique, par la vieille jalousie de Crassus ; et les absurdes cas de conscience de Caton. Le second consulat lui est nettement et sèchement refusé. Déjà, quand il s’était mis en route, le Sénat avait rejeté sa première demande tendant au report de l’élection consulaire pour 693 [-61] jusqu’après son arrivée dans la ville : encore moins pouvait-il espérer un vote de dispenses l’affranchissant de la loi syllanienne qui portait l’interdiction des secondes candidatures. En ce qui touche l’organisation provinciale, il désirait, cela va de soi, une approbation générale pure et simple : Lucullus fit décider qu’il serait délibéré et voté spécialement sur chacune des mesures prises. C’était ouvrir le champ à des tracasseries sans fin, et lui préparer mille petites défaites. Le Sénat ratifia en gros les promesses d’assignations à donner aux soldats de l’armée d’Asie : mais il en étendit le bénéfice aux légions crétoises de Metellus ; et ce qui fut pis, l’exécution ne suivit pas, les caisses de la République étant vides, et les sénateurs ne voulant pas pour de telles largesses mettre la main sur les domaines disponibles. Pompée désespéra d’être jamais maître de l’opposition maligne, opiniâtre de la Curie : il se tourna du côté du peuple. Mais là encore il se fourvoya. Les chefs du parti démocratique, sans marcher ouvertement contre lui, avaient autre chose à faire que d’épouser ses intérêts : ils se tinrent à l’écart. Quant à ses instruments et à ses créatures, comme les consuls Marcus Pupius Pison, élu pour 693 [-61], et Lucius Afranius, élu pour 694 [-60], lesquels devaient leur nomination à son influence ou à son or, ils furent aussi malhabiles qu’inutiles. Un jour enfin, un tribun du peuple, Lucius Flavius ayant proposé, sous forme de loi agraire générale, les assignations de terre pour les vétérans Pompéiens, la motion, non appuyée par les démocrates, combattue publiquement par les aristocrates, ne réunit que la minorité des voix (commencement de 694 [-60]). Pendant ce temps, Pompée jouait le démagogue, sans adresse et sans succès : sa considération y perdait, sans qu’il en vint à ses fins. Il s’était complètement enferré. Un de ses adversaires dépeignait d’un mot sa situation politique : Pompée, s’écriait-il, n’a souci que de garder silencieusement sa pauvre toge brodée (la toge triomphale !)[4] S’irriter, bouder, était tout ce qu’il lui restait à faire !

César grandit. Alors une autre combinaison s’offrit. Le chef du parti des démocrates avait su agir et mettre à profit les heures de calme politique qui avaient suivi le retour du général jusque-là tout puissant. Au moment où celui-ci quittait l’Asie, l’importance de César ne dépassait pas de beaucoup celle de Catilina, la veille : il n’était guère alors que le chef d’une faction dégénérant en un club de conspirateurs, il n’était guère qu’un homme perdu. de dettes. Depuis lors, au sortir de la préture (692 [62 av. J.-C.]), il avait été promu au gouvernement de l’Espagne ultérieure : grâce à sa position nouvelle il lui avait été possible et de satisfaire ses créanciers, et de préparer les fondements de sa gloire et de son ‘influence militaires. Son vieil ami et allié Crassus, espérant retrouver en lui, contre Pompée, le point d’appui qu’il avait perdu en la personne de Pison, s’était laissé gagner ; et avant même qu’il partit pour sa province, il l’avait allégé du fardeau de ses dettes les plus criardes. Enfin, durant son court séjour en Espagne, César avait énergiquement travaillé à sa fortune future. On le vit revenir, en 694 [-60], ses coffres pleins, salué Imperator, ayant des titres sérieux aux honneurs du triomphe, et briguant le consulat pour l’année suivante : mais comme le Sénat lui refusait l’autorisation de poser, absent, sa candidature, il renonça au triomphe sans nulle hésitation[5]. Depuis bien des années, la démocratie avait lutté pour porter l’un des siens à la fonction suprême de là, à mettre la main sur le pouvoir militaire, il n’y aurait eu qu’un pas à franchir. Depuis longues années les hommes clairvoyants, dans tous les partis, constataient qu’il n’était point donné à l’agitations civile de terminer la lutte, et que l’épée, seule trancherait tout. D’une autre part la coalition des démocrates et des principaux chefs d’armée, si elle avait mis fin à là suprématie du Sénat, n’aboutissait jamais qu’à l’inexorable issue, la subordination complète de l’élément populaire à l’élément militaire. Si le parti voulait être le maître, il lui fallait donc, non pas s’allier aux généraux appartenant à l’autre camp et hostiles, mais faire ses propres chefs généraux. Les tentatives avortées de Catilina n’avaient point eu d’autre but : ailleurs et sans plus de succès, on avait été chercher une position militaire en Espagne, en Égypte. Aujourd’hui enfin, l’occasion s’offrait d’assurer à l’homme le plus considérable du parti, et cela, par les moyens ordinaires et constitutionnels, le consulat avec la province consulaire, de fonder, à proprement dire, la dynastie démocratique, et de s’affranchir de Pompée, allié à la fois équivoque et dangereux.

Mais, plus il importait au parti d’entrer dans cette voie (elle n’était point tant l’issue la meilleure que l’issue unique) avec de sérieuses perspectives de succès, plus il fallait s’attendre à la résistance acharnée des adversaires. Quels adversaires allait-on avoir devant soi ? Toute la question était là. L’aristocratie, laissée à elle-même, n’était point redoutable : mais on avait vu, par la chute de Catilina, ce qu’elle pouvait faire encore, dés qu’elle avait l’appui plus ou moins déclaré des hommes voués aux intérêts matériels, et des partisans de Pompée. Elle avait su maintes fais déjouer la candidature consulaire de Catilina : on’ pouvait- être sûr qu’elle tenterait la même chose à l’égard de César. Que si celui-ci l’emportait, son élection n’était point encore le gain de la partie. Il lui fallait tout au moins plusieurs années d’un commandement actif, exercé sans obstacles, hors de l’Italie ; pour se créer une forte position militaire; et la noblesse, durant ces temps préparatoires, n’allait-elle pas recourir à tous les moyens pour contrecarrer ses plans ? Comment donc faire pour isoler l’aristocratie ainsi qu’en 683 et 684 [71-70 av. J.-C.] ? Une idée s’offrait naturellement : celle d’une alliance nouvelle, solidement fondée sur l’intérêt de chacun, entre les démocrates avec Crassus leur allié, d’un côté, et Pompée avec la haute finance, de l’autre? Mais pour Pompée, c’était le suicide qu’une telle alliance. Son ascendant politique tenait à ce que, seul parmi les chefs de parti, il disposait des légions dans une certaine mesure, et même après leur licenciement. La démocratie ne tendait à rien moins qu’à lui ôter la prépondérance, à lui créer un rival, en mettant son chef à côté de lui. Jamais, sans doute il ne se piéterait à la combinaison, et bien moins encore dès qu’il s’agirait de pousser de ses mains au généralat ce César, qui, simple agitateur de la rue, lui avait suscité jadis tant d’embarras, et qui tout récemment, en Espagne, avait fourni les preuves les plus éclatantes de sa capacité militaire. Et cependant, en butte tous les jours à l’opposition chicanière du Sénat, placé en face de la multitude à laquelle il demeurait indifférent, lui et ses convoitises, Pompée se voyait dans la situation la plus difficile, la plus humiliante, au regard de ses anciens soldats surtout. Son caractère étant donné, le tirer de peine, c’était mettre à coup sûr la main sur lui, et le gagner à la coalition. Quant au soi-disant parti des chevaliers, on le retrouvait toujours là où était la puissance : il allait de soi qu’on n’aurait point longtemps à l’attendre, aussitôt que la nouvelle alliance entre Pompée. et la démocratie se manifesterait au plein jour. Ajoutons qu’à cette heure mime, les rigueurs, louables d’ailleurs, de Caton contre les publicains, avaient de nouveau brouillé la haute finance avec le Sénat.

Ainsi fut conclue le seconde coalition, au cours de l’été de 694 [60 av. J.-C.]. On assurait à César le consulat pour l’année suivante, et ensuite le proconsulat Pompée obtenait la ratification de ses ordonnances d’orient, et la réalisation des assignations foncières promises à l’armée d’Asie ; les chevaliers s’engageaient à procurer à César, par, le vote populaire, ce que le Sénat lui avait refusé : enfin Crassus, l’inévitable Crassus, allait au moins prendre place dans l’alliance, sans profits spéciaux pour une. adhésion qu’il ne pouvait, en tout état, refuser. Ainsi, les mêmes éléments, et presque les mêmes personnes, qui s’étaient coalisés dans l’automne de 683 [-71], pactisaient encore ensemble en 684 [-70] : mais quelle différence dans la situation respective des alliés ! Jadis, la démocratie n’était rien de plus qu’un parti politique, les alliés qu’elle avait restant chacun à la tête de leurs armées victorieuses : aujourd’hui, elle a pour chef un homme couronné par. la victoire, acclamé, lui aussi, imperator, et qui porte dans sa tête les plus vastes projets de conquête militaire : les alliés qui se donnent à elle, au contraire, ne sont plus que des généraux sans armée. Jadis, la démocratie l’emportait dans toutes les questions de principe, mais elle l’emportait au prix des fonctions suprêmes qu’elle abandonnait aux autres coalisés : aujourd’hui, devenue plus pratique, elle garde pour elle-même les pouvoirs civils et militaires, et ne fait aux généraux que des concessions toutes secondaires. Chose remarquable ! Pompée, l’on s’en souvient, avait voulu être une seconde fois consul : de son ambition il ne fut plus tenu compte. Jadis la démocratie s’abandonnait à ses alliés : aujourd’hui ses alliés dépendent d’elle. Toutes les situations sont respectueusement changées, et par dessus tout le caractère de la démocratie elle-même. Assurément du jour où elle était née, elle avait recélé dans ses flancs le germe de la monarchie : mais l’idéal de constitution entrevu par les meilleures têtes du parti en image plus ou moins distincte, c’était toujours la République purement civile, le système politique à la façon de Périclès, où le pouvoir du prince aurait sa base dans le peuple, dont il ne serait que la représentation la plus noble et la plus parfaite, le peuple, à son tour, dans ses plus nobles et plus complets éléments, le reconnaissant pour le dépositaire de sa confiance. César lui-même avait eu foi en ces théories : mais tout ce que peut l’idéal en pareil cas, c’est d’agir sur la réalité, sans jamais devenir la réalité même. Ni le pouvoir populaire pur, comme Gaius Gracchus l’avait possédé un instant ; ni la démocratie armée, essayée insuffisamment d’ailleurs par Cinna, n’avaient pu se soutenir et s’asseoir d’un poids durable au sein de la République romaine : bientôt l’armée, cette machine de combat, obéissant à un général et non à un parti ; bientôt, avec elle, la tyrannie brutale des Condottieri, après avoir fait son entrée en scène au service de la restauration, se placèrent nettement au-dessus de toutes les situations. César, dès qu’il se mêla à la vie pratique, s’en convainquit lui-même : il prit sa décision, et mûrit au fond de son esprit le redoutable projet de faire aussi de la machine de l’armée l’instrument de ses idées politiques. Une fois devenu le maître suprême, l’officier de fortune procéderait en conséquence à la reconstruction de l’État. Telles étaient ses vues déjà, quand en 683 [-61], il avait conclu avec les généraux de l’autre parti ce pacte d’alliance qui tout en leur imposant le programme démocratique, n’en devait pas moins conduire et les démocrates et César au bord de l’abîme. Telles furent ses vues encore, quand, onze ans plus tard, il voulut se faire condottiere à son tour. Dans l’une et l’autre occasion, il y mit une sorte de naïveté : il eut pleine foi dans la possibilité de fonder l’État libre, non par le pouvoir d’une autre épée, mais par le pouvoir de la sienne. Confiance décevante, on le voit sans peine, qui prenant l’esprit du mal à son service, s’en fait bon gré mal gré le valet. Mais les plus grands hommes ne sont pas ceux qui se trompent le moins. Que si après vingt siècles, nous nous inclinons respectueux devant la pensée de César et devant son œuvre, ce n’est point, certes, parce qu’il a convoité et pris la couronne : l’entreprise ne vaudrait que ce que vaut la couronne elle-même, peu de chose ! Nous nous inclinons, parce qu’il a porté en lui jusqu’au bout le puissant idéal d’un gouvernement libre avec un prince à la tête, parce que cette pensée, il l’a gardée sur le trône, et qu’il n’est point tombé dans l’ornière commune des rois.

Les partis coalisés firent passer sans peine son élection César consul. au consulat, pour l’année 695 [59 av. J.-C.]. Quant à l’aristocratie, en dépit de pratiques qui firent scandale, même en ces temps de corruption profonde, achetant les votes, et mettant tout l’ordre noble à contribution pour Ies payer, elle n’arriva qu’à donner à César, dans la personne de Marcus Bibulus, un collègue estimé dans les coteries comme conservateur énergique, alors qu’il n’avait que l’entêtement des esprits bornés. Il ne tint point à lui d’ailleurs et à son bon vouloir, que’ ses patrons ne récupérassent leurs avances patriotiques.

César entrant en charge voulut aussitôt donner satisfaction aux vœux de ses associés. La plus importante de leurs demandes était, sans contredit, celle relative aux assignations de terres pour les vétérans de l’armée d’Asie. Un projet de loi fut dressé, tout semblable au fond au projet de Pompée de l’année précédente, et qui avait été alors écarté. Les assignations devaient ne porter que sur le domaine d’Italie, c’est-à-dire, presque exclusivement sur le territoire de Capoue, puis en cas d’insuffisance, sur d’autres territoires situés dans la péninsule, et que l’on achèterait avec l’argent provenant des nouvelles provinces d’Orient, sur le pied des estimations des listes censorales : d’ailleurs on ne portait atteinte, notons-le, à aucun droit acquis de propriété ou de possession à titre héréditaire. Les parcelles n’avaient qu’une mince contenance. Les bénéficiaires de la loi devaient être des citoyens pauvres, chargés de trois enfants au moins. La loi se taisait, le principe étant dangereux, sur le droit conféré aux vétérans de venir prendre part aux distributions foncières : seulement, comme le voulait l’équité et comme on l’avait pratiqué dans tous les temps, les commissaires répartiteurs auraient à se montrer tout spécialement favorables aux vieux soldats et non moins spécialement aux fermiers temporaires à évincer. Ces commissaires étaient au nombre de vingt : César avait déclaré ne vouloir pas être élu.

Il était difficile aux opposants de lutter contre la rogation. On eût nié l’évidence en soutenant qu’après l’établissement des provinces de Pont et de Syrie le trésor public ne pouvait pas facilement renoncer aux fermes de Campanie : on eût été coupable à tenir hors du commerce l’un des plus beaux cantons de l’Italie, et le mieux propre aux petites cultures. Et puis, quand toute la péninsule avait obtenu le droit de cité, n’était-ce point chose injuste et ridicule que de refuser encore les droits municipaux à Capoue ? Le projet de César unissait habilement à l’idée démocratique un cachet de modération, d’honnêteté et de solidité louables : il aboutissait principalement au rétablissement de la colonie capouane, fondée au temps de Marius, et supprimée par Sylla. César y mit d’ailleurs toutes les formes. Et sa loi agraire, et sa motion tendant à la ratification en bloc de toutes les ordonnances pompéiennes en Orient, et la pétition des Publicains tendant à la remise du tiers des fermages, il soumit tout à l’autorisation sénatoriale, se déclarant prêt à accueillir et à discuter les amendements qui seraient proposés. Le Sénat pouvait voir quelle folie on avait commise en repoussant les demandes, de Pompée, et en rejetant les chevaliers dans les bras de son adversaire. Peut-être les nobles en avaient-ils secrètement la conscience ; et c’est pour cela, que dans leur dépit, ils jetèrent les hauts cris, leur colère faisant triste contraste avec le calme et la prudence de César. Ils repoussent net et sans la discuter la loi agraire. Ils ne font pas grâce davantage à la motion sur le gouvernement de Pompée en Asie. Et quant à la pétition des Publicains, Caton fit tout son possible pour l’enterrer parlementairement par les moyens mauvais des oppositions romaines, parlant, et parlant toujours jusqu’à l’heure de clôture légale de la séance : César fit mine de mettre l’intraitable orateur en arrestation, et la mesure en fin de compte n’en fut pas moins repoussée. Naturellement César porta toutes ses motions devant les comices. Là, sans s’éloigner beaucoup de la vérité, il put attester que le Sénat avait dédaigneusement écarté, uniquement parce qu’elles venaient du consul populaire, les rogations les plus sages et les plus nécessaires. Il ajouta que les aristocrates avaient comploté leur rejet définitif dans le Forum : il conjura le peuple, et Pompée lui-même et ses vétérans, de lui venir en aide contre la ruse et la violence. Et ce n’était point là paroles en l’air. L’aristocratie, Bibulus et Caton à sa tête, Bibulus, esprit faible et opiniâtre, Caton, l’homme à principes, inflexible jusqu’à la folie, avait son parti pris de lutter par la violence ouverte. Pompée, que César incitait à parler et à prendre position dans le débat pendant, déclara sans détour, chose contraire à tous ses précédents, que si quelqu’un osait tirer l’épée, il prendrait, lui aussi, la sienne, et se montrerait dans la rue, son bouclier au bras. Crassus tint le même langage. Les vétérans pompéiens intéressés au vote plus que personne, reçurent avis de se rassembler sur le Forum au jour des comices, avec des armes sous leurs vêtements.

Cependant la noblesse essayait tout pour faire échouer les rogations. César voulait-il s’adresser au peuple, Bibulus aussitôt se mettait à observer le ciel, moyen politique bien connu d’arrêter les délibérations. Mais César, sans se préoccuper de l’état du ciel, continuait à demeurer sur terre et à agir. On lui opposa l’intervention tribunicienne, il n’en tint pas compte. Alors Bibulus et Caton de s’élancer à la tribune, haranguant la foule, et faisant tapage de leur mieux : César les fait prendre par ses licteurs et mener hors du Forum, ayant soin d’ailleurs qu’il ne leur arrive aucun mal. N’avait-il point intérêt à ce que cette comédie n’allât pas plus loin ? En dépit des chicanes et des emportements bruyants des nobles, le peuple vota la loi agraire, la ratification des mesures d’organisation prises en Asie et la réduction sur les redevances des Publicains : les dix commissaires, Pompée et .Crassus en tête, sont élus et installés : au bout de tant d’efforts, l’aristocratie, coupable d’opposition aveugle et haineuse, n’a rien obtenu, que de voir se resserrer davantage le lien de la coalition, que d’épuiser elle-même sur des questions indifférentes l’énergie dont elle aura bientôt besoin dans de plus graves circonstances. En attendant, les héros du jour échangeaient des compliments sur leurs hauts faits : quel grand et patriotique courage avaient montré Bibulus, s’écriant qu’il mourrait plutôt que de céder, et Caton, continuant de pérorer, quand déjà il était dans les mains des licteurs ! On subit, après tout, la fatalité du moment. Bibulus s’enferme dans sa maison pour le restant de l’année, et fait connaître par des placards publics, qu’il se consacre pieusement durant les jours de comices à l’observation des phénomènes du ciel. Les sénateurs admiraient le grand homme qui, pareil à l’antique Fabius du poète, sauvait la ville en temporisant, et ils l’imitèrent. Pour la plupart, et Caton entre autres, ils ne vinrent plus au Sénat, se tinrent entre quatre murs, et se désolèrent avec leur consul, les choses d’ici-bas continuant à marcher, en dépit de toute leur astronomie politique. Pour le public, l’attitude passive de Bibulus et de l’aristocratie sembla une véritable abdication ; et la coalition se réjouit fort dé ce qu’on la laissait faire désormais, sans plus lutter. Le plus important de ses actes fut sans contredit l’arrangement dont César était l’objet. On sait que, constitutionnellement, il appartenait au Sénat de régler les pouvoirs, pour la seconde année de charge consulaire (le proconsulat), et cela avant l’élection des futurs consuls: or les sénateurs n’avaient point manqué, dans la prévision du succès de la candidature de César pour 695 [59 av. J.-C.], de désigner aux proconsuls de l’an 696 [-58] deux provinces absolument insignifiantes, où ils n’auraient rien à exécuter si ce n’est des travaux de routes ou autres choses secondaires. Naturellement, les coalisés ne pouvaient s’en tenir là : il avait donc été convenu entre eux que César aurait un commandement extraordinaire, conféré par plébiscite, à l’instar des lois Gabinia-Manilia. Mais le consul ayant dit publiquement qu’il ne porterait point de rogation dans son propre intérêt, ce fut un tribun du peuple, Vatinius, qui en prit l’initiative devant les comices : ceux-ci se prêtèrent à tout ce qu’on voulut. César eut donc le proconsulat de la Gaule cisalpine, avec le commandement des trois légions qui s’y trouvaient sous les ordres de Lucius Afranius, légions éprouvées déjà dans les guerres de frontières : ses lieutenants, comme ceux de Pompée jadis, avaient rang de propréteurs ; enfin sa fonction lui était prorogée pour cinq ans, le plus long terme qu’on eût imparti jamais à des pouvoirs militaires, selon la règle usuelle très limitée quant au temps. Les Transpadans formaient le noyau de son gouvernement : convoitant la cité romaine depuis longues années, ils étaient les clients naturels du parti démocratique : ils étaient surtout ceux de César. Sa province allait au sud jusqu’à l’Arno et au Rubicon : elle comprenait Luca et Ravenne. César reçut en outre la province de Narbonne, avec la légion qui y tenait garnison ; et ici, le Sénat donna les mains à la motion expresse de Pompée, afin de ne pas voir le peuple voter encore extraordinairement cette adjonction de pouvoirs à son favori. Ce qu’avaient voulu les conjurés, ils le tenaient dans la main. La loi constitutionnelle ne permettant pas d’avoir de troupes sur pied dans l’Italie propre, il s’ensuivait qu’à posséder pendant cinq ans les légions de l’Italie du nord et de la Gaule, on commandait à toute la péninsule, Rome comprise : or, qui est pour cinq ans le maître est le maître à vie ! Le consulat de César avait fait toucher au but. Il va de soi que les nouveaux régents de Rome n’épargnèrent à la foule, qu’il convenait de garder en belle humeur, ni les jeux, ni les fêtes de toutes sortes, et qu’en même temps, ils remplissaient leurs cassettes en toute occasion. Le roi d’Égypte, par exemple, n’obtint que moyennant gros deniers comptant, payés à la coalition, le plébiscite qui le reconnaissait pour souverain légitime : il en fut de même des franchises ou privilèges achetés aussi par d’autres villes ou dynastes.

Du côté de la durée, les arrangements pris semblaient de même suffisamment solides. Le consulat, pour l’année qui allait suivre (696 [58 av. J.-C.]), tout au moins, était confié en mains sûres. Le public l’avait cru d’abord réservé à Pompée et à Crassus : les régents aimèrent mieux faire élire deux hommes en sous-ordre, mais à l’épreuve, Aulus Gabinius, le meilleur des lieutenants de Pompée, et Lucius Pison, personnage moins important, mais beau-père de César. Pompée promit de veiller de sa personne sur l’Italie. Placé à la tête des répartiteurs il y procédait à l’exécution de la loi agraire, et installait sur leurs parcelles foncières, aux alentours de Capoue, 20.000 citoyens, pour la plupart vieux soldats de son armée : les légions de César, dans le nord de la péninsule, lui étaient un appui inattaquable contre les opposants dans Rome. De voir les chefs coalisés en venir à une, rupture, on ne pouvait en ce moment en nourrir l’espoir. Les lois consulaires de César, au maintien desquelles Pompée avait intérêt autant au moins que leur auteur, étaient le gage de son éloignement persistant du camp des aristocrates : les meneurs, parmi ceux-ci, continuaient d’ailleurs à les tenir pour nulles, et par là même resserraient le noeud de la coalition. Bientôt même le rapprochement entre les chefs coalisés devint plus étroit encore. César avait loyalement et fidèlement tenu parole, sans marchander ni chicaner jamais : il avait combattu pour la loi agraire demandée par Pompée avec habileté et énergie, autant que s’il se fut agi de sa propre chose. Pompée, sensible à ces façons droites et sincères, se montrait à son tour animé de bon vouloir pour l’homme qui, d’un tour de main, l’avait débarrassé de ce râle de solliciteur qu’il jouait si pauvrement depuis tantôt trois ans. Ses fréquents et plus familiers contacts avec son associé, l’irrésistible amabilité de celui-ci firent le reste : l’alliance des intérêts se changea en alliance d’amitié, se manifestant à la fois par ses effets et par des gages échangés. Le mariage de Pompée avec l’unique fille de César, âgée de vingt-trois ans, annonça publiquement et sans détours l’avènement du pouvoir absolu, de fondation nouvelle. Julia avait hérité du charme de son père elle vécut dans le plus heureux commerce avec un époux, du double plus âgé qu’elle : les citoyens avides de calme et d’ordre, après tant de maux et de secousses avaient vu dans leurs noces la promesse et la garantie d’un avenir de paix prospère.

Pendant que César et Pompée s’unissaient ainsi par des liens plus étroits et plus solides, la cause aristocratique s’en allait sans espoir à la dérive. Les aristocrates voyaient l’épée suspendue sur leurs têtes : ils connaissaient César, et ne pouvaient douter que son bras ne frappât sans hésiter, en cas qu’il fût besoin : nous sommes pris par tous les côtés, écrit l’un d’eux, nous ne refusons plus la servitude : la mort et l’exil, ces maux bien moindres, nous semblent les plus grands maux : on n’a qu’une voix pour gémir sur le présent : nul n’ose parler pour y porter remède ![6] C’était là tout ce que voulaient les triumvirs. Mais quel que fût l’abaissement, des esprits chez le plus grand nombre, plusieurs restaient debout dans le parti, qui s’obstinaient à aiguillonner les autres. A peine César a-t-il déposé le consulat, que certains ardents, Lucius Domitius, Gaius Memmius et d’autres, se mettent en tête de demander en plein Sénat la cassation des lois juliennes. Acte de folie, qui ne pouvait tourner qu’au profit de la coalition ! César pour toute réponse s’en réfère à l’examen par la Curie de la légalité de ses actes, et la Curie à son tour ne peut rien faire que la reconnaître. Mais il y avait là pour les régents un avertissement nouveau : il fallait faire un exemple sur les plus notables et les plus bruyants parmi leurs adversaires : eux frappés, le reste se tairait et gémirait, ainsi qu’on le voulait en secret. On avait cru d’abord prendre les opposants au piège, par une disposition expresse de la loi agraire, laquelle astreignait, comme d’usage, tous les sénateurs au serment d’obéissance, sous peine de la perte des droits politiques contre tout non jurant : on avait cru qu’à l’exemple de Metellus le Numidique ; ils refuseraient et partiraient pour l’exil. Ils ne donnèrent point ce plaisir aux triumvirs ; Caton jura, Caton l’austère, et avec lui tous les Sanchos à la suite. On recourut alors à un autre et peu honorable moyen. Les chefs de l’aristocratie se virent imputer un jour un soi-disant complot d’assassinat ourdi contre Pompée. L’exil était au bout de l’accusation. Mais celle-ci tomba, par l’insuffisance de ses instruments. Vettius, le dénonciateur, gâta tout à force d’exagérations et de contradictions ; et le tribun Vatinius, qui avait la main dans l’affaire, se trahit par sa collusion trop manifeste avec Vettius. On sortit d’embarras en étranglant ce dernier dans sa prison, et on laissa tomber le procès. Cependant, on avait jusqu’à satiété constaté et l’état de dissolution profonde du parti aristocratique, et les frayeurs immenses des nobles : on avait vu tel grand personnage, un Lucius Lucullus, par exemple, tomber aux genoux de César, et déclarer hautement que par raison d’âge il se retirait de la scène politique. Il parut convenable de se borner à quelques victimes choisies. Le premier à éloigner, c’était Caton, qui ayant opiné carrément pour l’annulation des lois juliennes, était homme à agir comme il avait parlé. On n’en eût pu dire autant de Marcus Cicéron, qui ne méritait pas d’être craint. Néanmoins, la faction démocratique, qui jouait dans la coalition le premier et principal rôle, ne pouvait pas, au lendemain de sa victoire, amnistier le meurtre judiciaire du 5 décembre 691 [63 av. J.-C.], objet de son juste blâme, hautement exprimé. A vouloir réellement compter avec les auteurs de la fatale sentence, il n’eût point fallu, certes, s’en prendre au pusillanime consul, mais à cette fraction aristocratique rigide, qui lui avait mis le glaive dans la main à son grand tourment. Toutefois, et selon le droit exact, les donneurs d’avis n’étaient point responsables : le consul seul devait payer pour tous. La modération conseillait d’ailleurs, de laisser le Sénat hors de jeu, pour ne s’attaquer qu’à lui. Aussi la motion dirigée contre Cicéron tenait pour faux et supposé le sénatus-consulte en vertu duquel les Catilinariens avaient été exécutés. Les triumvirs auraient voulu éviter toute rigueur faisant esclandre : mais Cicéron ne put prendre sur lui de leur donner les gages qu’ils souhaitaient, ou de s’éloigner de Rome, sous un prétexte spécieux offert, ou même seulement de se taire. Il avait à. coeur de ne point heurter : il avouait naïvement ses transes, mais sans savoir se contenir et user de prudence, ouvrant la bouche dès qu’un bon mot, une saillie malicieuse lui venaient chatouiller les lèvres : son cœur se gonflait d’orgueil à s’entendre louer par tous les nobles ; et l’ancien avocat plébéien perdant la tête, se mettait aussitôt à débiter ses périodes savamment cadencées. On se décida donc à frapper Caton et Cicéron. Publius Clodius fut chargé de l’exécution, Clodius homme léger et dissolu, mais homme habile et surtout audacieux, l’ennemi acharné de Cicéron depuis plusieurs années. Pour mieux assouvir sa haine, et pouvoir jouer un rôle dans la démagogie, durant le consulat de César, il était passé par voie d’adoption hâtive des rangs du patriciat dans ceux des plébéiens ; puis s’était fait élire tribun du peuple pour l’an 696 [-58]. Le nouveau proconsul, appuyant ses menées, demeura dans les environs immédiats de Rome, attendant le succès du coup monté. Alors Clodius, suivant ses instructions à la lettre, propose au peuple qu’il soit donné une mission à Caton. Celui-ci s’en ira régler à Byzance les affaires embrouillées de la localité, et procédera ensuite à l’incorporation du royaume de Chypre à la République. Chypre, on s’en souvient, lui était échue, avec l’Égypte, par le testament d’Alexandre II ; mais comme l’Égypte elle ne s’était point rachetée; et de plus, son roi avait eu personnellement des torts envers Clodius. En ce qui touche Cicéron, le tribun proposa une loi punissant de l’exil quiconque aurait fait mettre à mort un citoyen romain sans droit et sans jugement. Par ces mesures, on éloignait Caton, sous couleur d’une mission honorifique : on se défaisait de Cicéron, dont le nom n’était d’ailleurs pas prononcé, en lui infligeant la plus douce peine possible. En même temps qu’on frappait pour son énergie d’un jour le conservateur notoirement trembleur, dûment compté parmi les girouettes politiques, on prenait un malin plaisir à confier par plébiscite exprès une mission et un commandement extraordinaires à l’ennemi acharné de tous les empiétements populaires dans la haute administration. On glorifiait d’ailleurs les vertus exceptionnelles de l’homme : lui seul semblait digne d’une aussi délicate fonction : lui seul saurait, sans fraude et sans vol, opérer la rentrée des trésors de la couronne de Chypre. L’une et l’autre motion portaient ce cachet de déférence respectueuse et de froide ironie, que César observait dans tous ses rapports avec le Sénat. Les deux motions passèrent sans résistance. En vain, la, plupart des sénateurs, par protestation vaine contre la flétrissure et la raillerie jetées sur leur conduite dans l’affaire de Catilina, se montrèrent en public vêtus d’habits de deuil : en vain Cicéron (son humilité venait trop tard !) demanda grâce à genoux à Pompée : il lui fallut prendre le chemin de l’exil, avant même le vote de la loi qui le chassait de sa patrie (avril 696 [-58]). Caton, de son côté, se garda d’attirer sur lui-même, par un refus inopportun, des mesures plus sévères ; i accepta la mission offerte, et fit voile vers l’Orient. On avait pourvu au plus pressé : César put enfin quitter l’Italie, et se consacrer à une grande œuvre.

 

 

 



[1] [V. Cicéron, (ad famil., V, 7) : lettre à Pompée, où il se plaint de ce silence.]

[2] [V. sur tout cet épisode la Vie de César, I, p. 341-343.]

[3] Cicéron raconte l’impression produite sur le peuple par son premier discours (ad Atticus, 1, 14) : Prima contio Pompei non jucunda miseris (la canaille), inanis improbis (les démocrates), beatis (les riches) non grata, bonis (les aristocrates) non gravis: itaque frigebat.

[4] [Cicéron, ad Atticus, 1. 18. Toute cette lettre est extrêmement curieuse.]

[5] [L’imperator victorieux et appelé au triomphe devait rester hors de Rome jusqu’au jour fixé. — V. Histoire de César, I, p. 363. — V. infra, ch. VII, le résumé des campagnes de César en Espagne durant sa propréture.]

[6] [Cicéron, ad Atticus, II, 18.]