L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Fondation de la monarchie militaire

Chapitre V — Conflit des partis pendant l’absence de Pompée.

 

 

Avec la loi Gabinia les rôles étaient changés parmi les partis. L’élu de la démocratie ayant le pouvoir de l’épée, sa faction ou le groupe qui passait pour tel, avait aussi la toute-puissance dans Rome. La noblesse se tenait encore compacte, comme par le passé et de la machine des comices, il ne sortait que des consuls, désignés dès les langes de l’enfance, selon l’expression des démocrates : les maîtres de Rome eux-mêmes, n’auraient su ni commander aux votes, ni briser l’influence des anciennes familles. Mais juste à l’heure où s’est consommée l’exclusion presque entière des hommes nouveaux, voici que le consulat à son tour pâlit devant l’astre croissant du pouvoir militaire extraordinaire. L’aristocratie sentit la blessure, alors même qu’elle ne se l’avouait pas, et elle désespéra. de son salut. A côté de Quintus Catulus qui, restant à son poste ingrat et luttant avec une honorable constance, demeura jusqu’à la mort (694 [60 av. J.-C.]) le champion d’une cause vaincue, on ne rencontre plus dans les rangs nobles un seul optimate, qui mette quelque courage et quelque fermeté au service des intérêts aristocratiques. On vit alors les hommes les plus habiles et les plus célèbres du parti, Quintus Metellus Pius et Lucius Lucullus, abdiquer réellement, et, dès qu’ils le purent faire avec décence, se retirer dans leurs villas, oubliant le Forum et la Curie au milieu de leurs jardins, auprès de leurs bibliothèques, de leurs volières et de leurs viviers. Naturellement la génération plus jeune de l’aristocratie, se précipite dans la même voie: tout adonnée au luxe, aux loisirs littéraires elle s’efface, ou se prosterne devant le soleil levant. Un seul fait exception : c’est Marcus Porcius Caton (né en 659 [-95]). Homme d’honnête vouloir et d’une abnégation peu commune, il est bien l’une des apparitions les plus romanesques et les plus étranges dans ce siècle fertile en bizarres figures. Plein de loyauté et de constance, sérieux dans ses pensées et ses actes, attaché à sa patrie et à la constitution léguée par les ancêtres, avec cela d’intelligence lourde et lente, sans ardeur des sens ou du coeur, il eût pu faire un bon trésorier d’état. Malheureusement il devint l’esclave de la Phrase ; et soit qu’il obéit à la rhétorique du Portique, à ses abstractions stériles, à ses dogmes chauves et décousus alors en grande faveur dans les cercles de la haute société, soit qu’il imitât l’exemple de son arrière grand-père, se croyant vraiment appelé à le recommencer, il se mit à parcourir les rues de la grande ville pécheresse, jouant au citoyen modèle et au miroir de vertu, s’en prenant, comme Caton l’ancien, au siècle et aux mœurs ; marchant à pied au lieu d’aller à cheval, prêtant sans intérêt, refusant les décorations militaires, et croyant ramener le bon vieux temps, quand il se montrait sans tunique, à l’instar du roi Romulus. Singulière caricature de son grand ancêtre, du rustique barbon que la haine et la colère firent un jour orateur, qui sut manier également l’épée et. la charrue, et qui frappait juste toujours avec son gros bon sens, original et sain pour étroit qu’il était, on vit le jeune Caton, docte et froid philosophe, distillant de ses lèvres les axiomes de l’école, toujours assis un livre à la main, ne sachant ni la guerre ni métier quelconque, et voyageant dans Ies nuages de la sagesse contemplative. Ce fut ainsi pourtant que lui arriva l’influence morale, et par elle l’influence politique. En ces temps misérables et lâches, son courage, ses vertus négatives imposèrent à la foule : il fit école à son tour ; et plus d’un — tel modèle, telles copies ! —s’ajustant sur l’échantillon vivant, l’imita jusqu’à la charge. Dans la politique il pesa par les mêmes moyens. Il était le seul conservateur ayant un nom, chez qui à défaut de pénétration et de talent on pût à toute heure faire appel à l’honneur et au courage. Toujours prêt, qu’il en fût ou non besoin, à payer de sa personne, il devint bientôt le chef reconnu des optimates, alors que ni son âge, ni son rang, ni ses capacités ne justifiaient un tel choix. La circonstance n’exigeait-elle que la résistance opiniâtre d’un seul homme, Caton était là, et fixait le succès : dans les questions de détail, dans les questions de finances, il se montrait actif et utile : il ne manquait pas une séance au Sénat. Sa questure fut célèbre : tant qu’il vécut, il éplucha le budget des dépenses publiques, et, comme bien on pense, guerroya sans cesse contre les fermiers du fisc. D’ailleurs n’ayant rien, mais rien de l’homme d’état, impuissant à discerner devant lui le but politique ou à embrasser les situations : ne sachant, pour toute tactique, que faire front devant quiconque rompait ou semblait rompre avec le catéchisme traditionnel des mœurs et des idées oligarchiques ; par suite, frappant aussi souvent que sur l’ennemi sur ceux de son bord, enfin, le vrai Don Quichotte du parti , il fit voir, par toute sa conduite et ses actes, que s’il existait encore une aristocratie dans Rome, la foi politique aristocratique n’était plus rien qu’une chimère.

A continuer le combat contre un ennemi à terre, l’honneur eût été mince désormais. Pourtant, les démocrates, on s’y attend bien, n’en continuèrent pas moins leurs attaques. Comme on voit les valets d’armée se jeter sur un camp pris d’assaut, la meute populaire se précipita sur les débris de la noblesse ; et, tout au moins à la surface, l’agitation politique soulevait les flots bouillonnants du torrent. La multitude suivit ses chefs, d’autant plus volontiers, qu’ils la tenaient en belle humeur. Gaius César, entre autres, déploya le faste d’un prodigue dans ses jeux (689 [65 av. J.-C.]), où brillait partout l’argent massif. Les cages des bêtes féroces étaient aussi d’argent. Les largesses princières de l’édile dépassèrent toute mesure, d’autant plus fastueuses que César ne les faisait que sur emprunt. La noblesse est assaillie de mille côtés à la fois. Les abus du régime aristocratique y fournissant ample matière, magistrats, avocats libéraux ou de couleur libérale, Gaius Cornélius, Aulus Gabinius, Marcus Cicéron, continuent à dévoiler systématiquement les vices criants et honteux du régime oligarchique, et proposent les lois qui achèvent sa défaite. Il est décrété qu’à l’avenir, le Sénat recevra les ambassadeurs étrangers à jours déterminés[1], voulant par là, mettre un terme à l’usage des remises abusives; d’audience. L’action en justice est déclarée non recevable pour les prêts faits dans Rome à ces mêmes ambassadeurs, moyen violent et unique de couper court aux corruptions passées à Mordre du jour dans le Sénat (687 [-67])[2]. Une autre loi restreint les droits du Sénat en matière de dispenses légales (687)[3]. Un Romain de haut rang avait-il des affaires privées qui l’appelaient dans les provinces, il ne s’y rendait le plus souvent, que revêtu par le Sénat d’un caractère public[4]. Un tel privilège était un mal; on y voulut parer (694 [-60]). On aggrava aussi les peines encourues par l’achat des voix et l’intrigue électorale (687, 694 [-67/-60])[5] : à cet égard, les excès dépassaient toute mesure, surtout de la part des anciens sénateurs, qui rayés jadis des listes, tentaient par leur réélection aux fonctions publiques, de se faire rouvrir lés portes de la Curie. Enfin, une disposition légale expresse confirma la règle jusque là traditionnelle, qui astreignait les préteurs à se conformer dans leurs jugements aux termes de l’Edit, publié par eux, suivant l’usage, à leur entrée en charge (687 [-67])[6].

Ce ne fut pas tout : on voulut compléter l’œuvre de la restauration démocratique, et réaliser les grands principes des Gracques, dans chacune des parties de la constitution. Sylla, on s’en souvient, avait aboli la loi de Gnœus Domitius sur l’élection sacerdotale : un plébiscite du tribun Titus Labienus la rétablit (694 [63 av. J.-C.])[7]. On parlait souvent de l’annone : faisant voir combien on restait loin encore du bon temps des lois frumentaires semproniennes ; oubliant à dessein les temps changés, les finances publiques obérées, le nombre immensément accru des citoyens romains, toutes circonstances qui rendaient impossible le retour pur et simple à l’ancienne institution. En même temps, on entretenait l’agitation dans le pays d’entre le Pô et les Alpes, lequel voulait être mis sur le même pied que le reste de l’Italie. Déjà en 686 [-68], Gaius César y avait fait un voyage, s’arrêtant de ville en ville ; en 689 [-65], Marcus Crassus, alors censeur, avait voulu inscrire en bloc tous les Transpadans sur les listes civiques : l’opposition de son collègue l’avait seule, arrêté, et sous les censeurs qui lui succédèrent, la même tentative se répéta. De même qu’autrefois les Gracchus et les Flaccus s’étaient faits les patrons des Latins, de même aujourd’hui les chefs de la démocratie prennent en main l’intérêt de la Gaule Transpadane ; et il en coûta cher à Gaius Pison (consul en 687 [-67]) pour s’être un jour attaqué à l’un des clients de César et de Crassus[8].

Par contre, ces derniers ne voulurent en aucune façon élever la voix en faveur des affranchis, et solliciter pour eux l’égalité politique. Le tribun Gaius Manilius[9], ayant, dans une assemblée du peuple peu nombreuse (31 décembre 687 [67 av. J.-C.]), fait voter le renouvellement de la loi Sulpicia qui leur conférait le droit de suffrage, les meneurs désavouèrent net celui-ci, et dès le lendemain de son adoption, la motion était, de leur propre assentiment, cassée par le Sénat. De même, en 689 [-65], un plébiscite expulsa de Rome tous les étrangers qui ne possédaient ni la cité, ni le droit des Latins[10]. Par où l’on voit que les successeurs des Gracques n’échappaient pas plus que les Gracques eux-mêmes aux inconséquences de leur doctrine politique : d’une part, ils faisaient entrer les exclus dans les rangs des privilégiés, et de l’autre ils maintenaient à ceux-ci leurs privilèges. Aux Transpadans César et ses amis montraient, la cité romaine en perspective. Mais pour les affranchis ils ne voulaient rien faire ; et les rejetant dans leur infériorité politique, ils étouffaient en barbares la concurrence industrielle et commerciale que le génie des Grecs et celui de l’Orient venaient faire en Italie même aux Italiens.

Autre symptôme caractéristique. La démocratie voulut aussi revenir à l’ancienne juridiction des comices en matière criminelle [judicia publica]. Sans la supprimer absolument, Sylla l’avait en fait remplacée par les commissions du meurtre et de la haute trahison ; et nul ne pouvait sérieusement penser au rétablissement d’un système de procédure suranné, condamné d’ailleurs par ses propres vices pratiques longtemps avant le dictateur. Pourtant la souveraineté du peuple réclamant, tout au moins en principe, la consécration de l’autorité des citoyens dans le jugement des causes criminelles, le tribun Titus Labienus imagina d’accuser, en 691 [63 av. J.-C.], un vieillard, qui trente-huit ans auparavant, avait tué ou passait pour avoir tué le tribun Lucius Saturninus. Il le traduisit devant cette haute justice à qui, selon la légende, le roi Tullus avait autrefois déféré le jeune Horace, meurtrier de sa sœur. L’accusé était un certain Rabirius. Il n’avait point porté le coup de la mort à Saturninus : mais il avait colporté sa tête autour des tables des aristocrates : en outre ses cruautés sanglantes et ses chasses aux hommes lui avaient fait une notoriété honteuse parmi les grands propriétaires d’Apulie. Ni son accusateur, ni ceux plus sages qui se tenaient derrière lui, n’avaient intérêt à ce que le misérable expirât sur la croix[11]. Aussi laissa-t-on, sans trop s’élever là-contre, le Sénat apporter en la forme un adoucissement au titre de l’accusation : puis bientôt, les comices assemblés pour le jugement ayant été congédiés sous un prétexte quelconque, le procès lui-même tomba. Du moins on avait affirmé et soutenu le double palladium de la liberté romaine, l’appel au peuple et l’inviolabilité du tribunat ; et la démocratie remettait, pour ainsi dire, à neuf ses franchises judiciaires.

La réaction démocratique, dans toutes les questions où étaient en jeu les personnes, se déchaîna plus passionnément encore, dès qu’elle y trouvait jour et matière. Elle n’osa pas, la prudence l’en empêchait, solliciter ou appuyer là restitution à leurs anciens propriétaires des biens confisqués par Sylla : c’eût été là faire la guerre à ses propres alliés, entrer en lutte avec les intérêts matériels : or une telle lutte, la simple politique de tendance est rarement de force à l’engager. Et puis, en revenant sur les biens confisqués, on ramenait à l’ordre du jour la question du rappel des émigrés, alors hautement inopportune. En revanche on fit de grands efforts pour rendre leurs droits politiques aux enfants des proscrits (691 [63 av. J.-C.]). En même temps, les principaux d’entre les sénatoriaux se voyaient incessamment poursuivis et atteints dans leurs personnes. Gaius Memmius, en 688 [-66], fit à Marcus Lucullus[12] un procès d’opinion. Trois ans durant, on fit attendre aux portes de la ville, son frère, l’illustre, avant de lui accorder les honneurs du triomphe (688-691 [-66/-63]). Quintus Rex et Quintus Metellus, le conquérant de la Crète, essuyèrent pareille insulte. Une autre affaire fit grand bruit. L’un des chefs du parti, le plus jeune, Gaius César, en 691 [-63], osa disputer les fonctions du Grand-Pontife aux deux hommes les plus importants de la noblesse, Quintus Catulus, et Publius Servilius, le vainqueur de l’Isaurie ; et le peuple consacra ses prétentions en le nommant[13]. Les héritiers de Sylla, son fils Faustus surtout, étaient sous le coup de menaces incessantes ; on leur réclamait les sommes que le régent aurait détournées au préjudice du trésor. On ne parlait de rien moins que de reprendre les procès faits par les démocrates sur le fondement de la loi Varia, procès suspendu depuis l’an 664 [-90]. Quant aux hommes compromis dans les rangs des proscripteurs du temps de Sylla, naturellement ils étaient craque jour et avec acharnement traduits en justice. Quand l’on voit Marcus Caton, alors questeur, se tourner tout le premier contre eux, et dans son honnêteté maladroite (689 [-65]) réclamer la remise des salaires du sang, comme un bien mal acquis et appartenant à l’État, on ne s’étonnera plus de voir, l’année d’après (690 [-64]) ; César, en sa qualité de président du tribunal criminel [duumvir perduellionis] ne tenir aucun compte de l’ordonnance de Sylla, qui déclarait non punissable le meurtre du proscrit, et traduire devant les jurés et condamner souvent les plus fameux parmi les séides du dictateur, Lucius Catilina, Lucius Bellienus, Lucius Luscius[14].

Le jour se levait enfin où l’on pouvait de nouveau prononcer haut les noms des héros et des martyrs de la cause, et fêter leur mémoire. Les démocrates n’y manquèrent point. Nous venons de dire comment Saturninus avait été réhabilité par le procès fait à son prétendu, meurtrier. Le souvenir de Marius était bien autrement retentissant, et faisait battre les coeurs : or, il se trouvait que ce même homme, qui naguère avait sauvé l’Italie envahie par le flot des barbares du Nard, avait aussi pour neveu le chef actuel du parti. La foule éclata en transports, quand, en 686 [68 av. J.-C.], César, malgré la défense de l’édit, montra un jour en plein Forum, aux funérailles de la veuve de Marius, les traits vénérés du vainqueur de Verceil. Un matin, trais ans après (689 [-65]), on revit appendus au Capitole, étincelants d’or et de marbre, et à la place même où Marius les avait dressés, les trophées que Sylla avait fait abattre : aussitôt les vétérans, les invalides des guerres d’Afrique et cimbrique d’accourir, de se presser, les larmes aux yeux, autour de l’image du chef aimé : ce fut pour les masses un jour d’allégresse, et le Sénat n’osa pas renverser ces insignes proscrits, qu’une main hardie osait relever, au mépris des lois[15].

Néanmoins, toute cette agitation, ces querellés, et tout ce bruit, n’avaient qu’une mince importance, à les juger en homme d’état. L’oligarchie était bien vaincue, et la démocratie tenait le gouvernail. L’ennemi gisant à terre, tous, jusqu’aux derniers des plus petits, se précipitaient et donnaient leur coup de pied : les démocrates reprenaient possession de leur terrain, et relevaient leurs autels et leurs dogmes : les doctrinaires du parti n’avaient point de cesse qu’ils n’eussent rétabli de toutes pièces les privilèges populaires, et poussaient leur principe jusqu’au ridicule, comme les ultra-légitimistes ne manquent jamais de le faire. Tout cela va de soi, et peu importe, d’ailleurs. Mais de cette agitation sans but, que pouvait-il sortir ? Elle trahissait manifestement l’embarras des meneurs, cherchant en vain où se prendre, alors qu’en face d’eux ils n’avaient plus que des questions ou vidées, ou purement secondaires.

Dans la lutte contre l’aristocratie, la démocratie l’avait emporté : toutefois elle n’avait point vaincu seule ; et elle avait à passer encore par l’épreuve du feu. Un compte lui restait à régler, non avec son ennemi, mais bien avec son allié plus puissant, avec l’homme qui lui avait procuré la victoire, avec celui qui tenait d’elle, alors qu’elle n’avait pas osé le lui refuser, un pouvoir politique et militaire, jusque-là sans précédents. A ce moment, le général, préposé aux affaires de l’Orient et des mers, était occupé à faire ou défaire les rois ; nul, si ce n’est lui, ne pouvait dire, combien de temps il demeurerait loin de Rome, à quelle heure il déclarerait finies les guerres par lui entamées. Comme tout le reste, l’époque de son retour, et aussi la décision dernière, reposaient clans ses mains. Pendant ce temps les partis attendaient, immobiles. Quant aux optimates, ils ne redoutaient point trop son retour : ils avaient tout à gagner, c!t rien à perdre, à la rupture visiblement prochaine de Pompée et de la démocratie. Les démocrates, eux, veillaient anxieux, et voulant parer à l’explosion imminente, ils disposaient leurs contre-mines durant le temps que l’absence du proconsul leur laissait encore. Ils s’abouchèrent avec Crassus ; à celui-ci, pour combattre un rival haï et envié, nul autre moyen ne restait ouvert qu’une nouvelle et plus étroite alliance avec eux. Déjà, lors de là première coalition, César et Crassus, comme étant les moins forts, s’étaient tenus ensemble : aujourd’hui leur intérêt commun et un commun danger accroissent leur intimité : l’homme le plus opulent et l’homme le plus endetté de Rome scellent alors un pacte étroit. Tout en affectant d’appeler Pompée la tête et l’orgueil de leur parti, et de n’avoir plus de traits à lancer que contre les aristocrates, ils arment en silence contre l’absent. Aux yeux de l’historien, leurs efforts pour échapper à la dictature militaire dont ils sentent la menace, sont autrement significatifs que l’agitation bruyante menée contre la noblesse, masque habile dont ils couvrent leurs desseins. Ils se remuaient, il est vrai, comme derrière un nuage, et les traditions et les sources ne s’éclairent à ce moment que par de rares échappées : à jeter les ténèbres sur les événements, l’ère postérieure aussi bien que les temps présents avait ses bonnes raisons. Dans l’ensemble, les tendances, la marche des faits, le but, tout est manifeste. Au pouvoir militaire on ne pouvait faire efficacement échec que par une seconde dictature militaire. Les démocrates voulurent donc, à l’instar de Marius et de Cinna, s’emparer des rênes du .gouvernement; ils voulurent donner à l’un de leurs chefs, soli la conquête de I’Égypte, soit la régence de l’Espagne, soit tout autre commandement ordinaire ou extraordinaire, et dans ce général nouveau’ et dans son armée, opposer un fort contrepoids à Pompée et à son armée. Mais pour en arriver là, il leur fallait une révolution, en apparence dirigée contre le gouvernement nominal, en réalité contre Pompée, contre le monarque désigné[16] : cette révolution, tous y travaillèrent avec ardeur, et du jour où furent votées les lois Gabinia et Manilia, jusqu’à celui du retour de Pompée (688-692 [66-62 av. J.-C.]), la conspiration fut en permanence dans Rome. La capitale était en proie à la fièvre : la colère sourde des gens d’argent, les paiements arrêtés, les nombreuses banqueroutes, tous ces avant-coureurs de l’orage annonçaient la voie nouvelle où s’engageaient les partis. Le complot démocratique, allant chercher Pompée par dessus la tête du Sénat, amenait forcément la réconciliation du Sénat et de Pompée. Mais lorsqu’ils voulaient à la dictature pompéienne opposer celle de l’un de leurs favoris, les démocrates, à le prendre au vrai, se jetaient à leur tour dans les bras du pouvoir militaire ; pour chasser le démon, ils appelaient Béelzébub[17] : les principes, dans leurs mains, n’étaient plus qu’une question de personnes.

A cette révolution ainsi préparée par les meneurs du parti, et au renversement du régime actuel il y avait un préliminaire nécessaire, l’insurrection des conjurés faisant explosion dans Rome. Or, chose triste à dire, la matière inflammable était partout entassée, sur les hauteurs et dans les bas fonds sociaux. Inutile de revenir ici sur le tableau du prolétariat libre ou servile. Déjà, s’était fait entendre cette grave parole, que seul, le pauvre peut représenter le pauvre ! Déjà se faisait jour la maxime que la foule pauvre peut aussi bien que la riche oligarchie se constituer en. puissance indépendante, et cessant de subir la tyrannie, jouer au tyran à son. tour. Ces dangereuses opinions trouvaient écho jusque parmi la jeunesse des hautes- classes. Les raffinés de la mode, en même temps qu’ils dissipaient leurs fortunes, avaient tué en eux-mêmes les forces du corps et de l’esprit. Sous ce monde élégant, à la chevelure parfumée, portant barbe et manchettes taillées au dernier goût, adonné à la danse, à la cithare, et vidant les coupes du matin jusqu’au soir, s’entrouvrait un effrayant abîme de corruption morale et sociale, de désespoir bien ou mal dissimulé, de projets, enfants du délire ou de l’étourderie. Là, tout haut, on soupirait après le retour des temps de Cinna, de l’ère des proscriptions, des confiscations, de la radiation des dettes : là, se trouvaient des hommes, dont plusieurs de noble extraction et de facultés peu communes, qui n’attendaient qu’un signal pour tomber en brigands sur la société civile, et regagner, par le pillage, les richesses dévorées par la débauche. Jamais chef ne manque à voleurs qui se mettent en bande : ceux-ci eurent aussitôt leurs capitaines. Un ex-préteur, Lucius Catilina, un questeur, Gnæus Pison, se distinguaient entre tous par leur haute naissance et leur condition. Derrière eux, ils avaient brisé les ponts : pleins de talents autant qu’effrontément dépravés, ils dominaient leurs complices. Catilina surtout, fut l’un des plus scélérats dans ce siècle fécond en scélératesses. Ses tours de jeunesse appartiennent aux greffes criminels, plutôt qu’à l’histoire : tout son extérieur, sa face blême, son œil égaré, sa démarche moitié paresseuse et moitié hâtive, trahissaient un sinistre passé. Il possédait à un haut degré les qualités du chef de bande : sachant jouir et sachant se priver ; ayant le courage, la connaissance des hommes, l’énergie du crime, et maniant en maître l’épouvantable enseignement du vice, qui pousse les faibles à leur chute, et après la chute au forfait. Avec de tels éléments, c’était chose facile à des hommes, ayant l’argent et l’influence, que d’ourdir un complot contre l’ordre de choses actuel. Catilina, Pison et leurs pareils se prêtaient volontiers à toute combinaison qui leur offrait en perspective les proscriptions et l’annulation des dettes. Catilina, d’ailleurs, haïssait l’aristocratie qui l’avait écarté du consulat, comme corrompu et dangereux. Affidé de Sylla, jadis il avait à la tête de ses Gaulois, donné la chasse aux proscrits: il avait de ses mains tué un vieillard, son propre beau-frère : aujourd’hui, passant dans l’autre camp, il est tout prêt à y rendre de semblables services. Un pacte secret est conclu. Les conjurés y entrent au nombre de plus de quatre cents ; ils ont de nombreux affiliés dans, toutes les régions, dans toutes les villes d’Italie. Il va de soi, d’ailleurs, qu’en écrivant sur le drapeau de l’insurrection le mot de leur programme, la suppression des dettes, ils verront accourir en foule les recrues fournies par une jeunesse totalement dépravée.

En décembre 688 [66 av. J.-C.], ainsi le disent les récits du temps, les chefs du complot crurent saisir l’occasion d’éclater. Les deux consuls élus pour 689 [-65], Cornélius Sylla, et Publius Autronius Pætus venaient d’être convaincus en justice du crime de corruption électorale ; et aux termes de la loi, ils avaient encouru la déchéance de leur expectative. Ils entrent tous deux dans la conspiration. Les conjurés décidèrent que ces hommes, de gré ou de force, monteraient sur les sièges consulaires : ce qui, pour les démocrates, revenait à s’emparer du pouvoir suprême. Ils devaient donc, le 1er janvier 689 [-65], jour où les nouveaux consuls inaugureraient leur magistrature, assaillir en armes la Curie, massacrer les consuls sortants et tous les autres personnages marqués pour l’hécatombe, et proclamer Sylla et Pætus, après annulation par le peuple de la sentence qui les condamnait. Crassus alors prendrait la dictature : César serait fait maître de la cavalerie, avec mission, sans doute, de mettre sur pied une force militaire imposante, pendant que Pompée, était au loin, guerroyant dans le Caucase. Capitaines et soldats, tous étaient achetés, tous avaient le mot d’ordre. Catilina, posté au jour fixé en un lieu voisin de la Curie, n’attendait plus que le signal que César, sur un mouvement de Crassus, allait soudain lui transmettre. Il attendit en vain : Crassus ne parut pas à la séance où tout se devait décider, et cette fois l’insurrection projetée avorta. On arrêta un nouveau plan de meurtre, et sur une plus vaste échelle, pour le 5 février : il ne put s’exécuter davantage : Catilina, dit-on, aurait donné le signal avant que les bandits commandés pour le massacre ne fussent tous arrivés. Le complot transpirait. Le gouvernement n’osait point attaquer les conjurés face à face il se contenta de donner des gardes aux consuls ; et à l’armée révolutionnaire, il opposa des bandes payées par l’État. On voulut éloigner Pison. La motion tut portée de l’envoyer en qualité de questeur avec pouvoirs prétoriaux dans l’Espagne citérieure ; et Crassus donna les mains à sa nomination, espérant gagner par lui à l’insurrection une province. importante et un utile secours. Il se fit d’autres propositions plus énergiques encore : mais elles tombèrent devant l’opposition des tribuns.

Tel est le récit traditionnel venu jusqu’à nous. Il reproduit, cela est clair, la version qui circulait parmi les hommes du gouvernement. Est-il vrai, et mérite-t-il créance jusque dans les moindres détails ? C’est ce que, dans l’absence de moyen de contrôle, nous ne pouvons absolument décider. Sur la question capitale de la participation de César et de Crassus au complot, le témoignage accusateur de leurs adversaires politiques n’est point, sans doute, une preuve suffisante. On ne peut nier pourtant que dans leurs actes ostensibles, à ce même moment, on ne rencontre une frappante et exacte concordance avec les menées secrètes que les aristocrates leur imputent. Est-ce que déjà, Crassus n’agissait pas en révolutionnaire, quand, censeur dans cette année, il tentait d’inscrire les Transpadans sur les listes civiques ? Que penser de lui quand on le voyait dans son même office, s’apprêter à porter et Chypre et l’Égypte sur les registres du domaine du peuple romain[18] ? Et César, vers le même temps (689 ou 690 [65-64 av. J. C.]), n’était-ce point à son instigation que plusieurs tribuns allèrent demander au peuple de l’envoyer en Égypte pour y remettre sur le trône le roi Ptolémée, chassé par les Alexandrins ? Ces manœuvres ont un air de parenté non méconnaissable avec les accusations du parti noble. Je n’affirme rien comme chose certaine : mais je tiens pour vraisemblable que Crassus et César s’étaient concertés ; qu’ils voulaient, pendant l’absence de Pompée, s’emparer de la dictature militaire ; qu’à cette dictature démocratique l’Égypte devait servir de piédestal ; que l’insurrection avortée de 689 [-65] devait procurer la réalisation de ces projets ; et qu’enfin Catilina et Pison n’étaient point autre chose que des instruments dans la main de Crassus et de César[19].

Le complot s’arrêta pour un temps. Les élections pour 690 [64 av. J.-C.] se firent, sans que Crassus ni César renouvelassent leur tentative de mainmise sur le consulat : disons-le pourtant,leur abstention tint sans doute, en partie, à la candidature de Lucius César, parent du chef des démocrates, homme faible et se mouvant au gré de ce dernier. Sur ces entrefaites, les bulletins venus d’Orient précipitaient les choses. Déjà Pompée avait tout réorganisé en Asie-Mineure et en Arménie. Les stratèges de la démocratie avaient eu beau démontrer qu’on ne pourrait considérer la guerre du Pont comme finie, que quand Mithridate serait captif ; qu’il fallait dès lors lui donner la chasse autour de la mer Noire ; et se bien garder, surtout, d’aller au loin, s’engager en Syrie : Pompée, sourd à tous les commérages, avait quitté l’Arménie dès le printemps de 690 [-64], et était descendu vers les terres syriennes. Choisissant l’Égypte pour son quartier général, la démocratie n’avait plus de temps à perdre : rien de plus facile à Pompée que d’arriver sur le Nil avant César. La conspiration de 688 [-66], debout tout entière, au lendemain des mesures plus que mollement prises pour la réprimer, se remit à l’œuvre, aux élections consulaires pour l’an 691 [-63]. Les rôles étaient sans doute les mêmes, et le plan n’avait en rien été changé. Comme la première fois, les meneurs se tinrent en arrière. Les candidats étaient Catilina lui-même, et Gaius Antonius[20], le plus jeune fils d’Antonius l’orateur, et le frère de l’officier revenu si mal famé de Crète. Sur Catilina on savait pouvoir compter. Quant à Antonius, syllanien d’abord comme Catilina, comme lui traduit plus tard en justice par les démocrates, et expulsé du Sénat, au demeurant homme sans énergie, sans importance, n’ayant rien des qualités du commandement, perdu de dettes et insolvable, il se fit volontiers l’humble serviteur du parti, moyennant qu’il obtînt le consulat et tous les avantages inhérents à cette magistrature. Par ces deux hommes, les chefs de la conjuration croyaient se rendre maîtres du pouvoir, arrêter comme otages les enfants de Pompée demeurés dans la capitale : ils armeraient ensuite contre le proconsul en Italie et dans les provinces. Le propréteur Pison, à la première nouvelle du coup frappé à Rome, devait lever en Espagne citérieure l’étendard de l’insurrection. Si l’on ne pouvait communiquer par mer avec lui, Pompée fermant la Méditerranée, on comptait sur le concours des Transpadans, ces vieux clients de la démocratie, alors en fermentation violente, et qui naturellement auraient le droit de cité romaine pour récompense : on comptait aussi sur d’autres tribus gauloises[21]. Le complot étendait ses fils jusqu’en Mauritanie. Un des conjurés, gros négociant, Publius Sittius de Nucérie, que ses affaires embarrassées forçaient à rester loin de I’Italie, avait ramassé dans ce pays et en Espagne une troupe armée d’enfants perdus ; et devenu chef de partisans, il parcourait l’Afrique occidentale, où son commerce lui avait fait des relations.

Mais ce fut dans les élections consulaires que le parti déploya toutes ses forces. Crassus et César, prodiguant l’argent, argent à eux ou d’emprunt, et mettant en mouvement, tous leurs amis, s’efforcèrent d’enlever la nomination de Catilina et d’Antonius : les compagnons de Catilina, attelés à sa candidature, firent de leur côté l’impossible pour porter au gouvernail celui qui leur promettait toutes choses, les charges publiques et les sacerdoces, les palais et les villas des aristocrates, l’abolition des dettes, principalement, et qui ayant promis, tiendrait sa arole, ils n’en doutaient pas. L’aristocratie était en grande détresse, ne pouvant mettre la main sur des candidats à elle. Se porter, c’était jouer sa tête. En d’autres temps, le péril eût attiré les citoyens. Aujourd’hui l’ambition se taisait devant la crainte. Les nobles eurent recours aux expédients des faibles : ils s’ingénièrent à combattre la brigue au moyen d’une loi nouvelle contre la vénalité des votes. Leur loi échoua par l’intercession d’un tribun. De guerre lasse; ils réunirent leurs voix sur un citoyen qui, sans leur agréer, n’était pas du moins homme à faire le mal. Ce candidat n’était autre que Marcus Tullius Cicéron, bien connu pour nager entre deux eaux[22] ; en coquetterie tantôt avec les démocrates et tantôt avec Pompée ; faisant aussi les doux yeux et de loin à l’aristocratie mettant son talent d’avocat au service de tout accusé important, sans distinction de parti bu de personne (n’avait-il pas eu un jour Catilina pour client ?) : au fond n’appartenant à aucun parti, ou ce qui revient au même, fidèle au parti des intérêts matériels, lequel avait la haute main dans les prétoires, et accordait faveur à l’artisan de plaidoyer disert, à l’homme spirituel, et de bonne compagnie ! Dans Rome et hors de Rome, ses nombreuses relations lui donnaient des chances en face du candidat malheureux des démocrates : les Pompéiens, et la noblesse, celle-ci d’assez mauvaise humeur, votaient pour lui. Il fut élu à une grande majorité. Les deux candidats démocratiques obtinrent un nombre presque égal de voix : Antonius, grâce à sa famille, mieux posée, l’emporta de quelques unités seulement sur son concurrent. L’événement tournait contre Catilina, et délivrait Rome de la menace d’un second Cinna. Quelque temps avant, Pison, à l’instigation, du moins on le disait, de Pompée, son ennemi politique et son ennemi personnel, avait été massacré en Espagne, par son escorte d’indigènes[23]. Avec l’autre consul Antonius tout seul, impossible de rien entreprendre. Avant même leur entrée commune en charge, Cicéron sut rompre le faible lien qui rattachait son collègue au complot; et renonçant en sa faveur à son droit de tirage au sort des provinces consulaires, il le laissa, obéré qu’il était, prendre pour lui le riche et productif gouvernement de la Macédoine. Ainsi pour la seconde fois, le coup échouait, dès les actes préparatoires.

Pendant ce temps les affaires marchaient en Orient, et l’orage s’y amassait, menaçant pour la démocratie. La réorganisation de la Syrie se faisait rapidement : déjà partaient d’Égypte de nombreux avis sollicitant l’intervention de Pompée, et l’incorporation à l’empire romain : tous les jours on craignait d’apprendre que le proconsul n’allât de sa personne prendre possession de la vallée du Nil. C’est pour cette raison que César, sans doute, avait tenté de s’y faire envoyer directement par le peuple, avec mission de prêter aide au roi égyptien contre ses sujets révoltés : il échoua, lui aussi contre la répugnance de tous, grands et petits, à rien faire contre l’intérêt de Pompée. Celui-ci allait arriver bientôt, et avec lui la catastrophe probable : si souvent qu’eût été brisée la corde, il fallait encore tendre l’arc. La ville était en sourde fermentation : les meneurs tenaient de fréquentes conférences, attestant quelque nouvelle trame. Tout à coup, le 10 décembre 690 [64 av. J.-C.], jour de l’entrée en charge des tribuns du peuple, ils se démasquèrent. L’un des tribuns, Publius Servilius Rullus proposa une loi agraire qui devait placer les chefs du parti dans la situation si grande que les lois Gabinia et Manilia avaient faite à Pompée. L’objet apparent de la rogation était celui-ci fonder en Italie des colonies, dont le territoire ne serait point acquis par voie d’expropriation, tous les droits privés demeurant garantis, au contraire, et les occupations illégitimes récentes elles-mêmes recevant le titre de la pleine propriété. Seul, le domaine affermé de Campanie serait découpé en parcelles et colonisé : pour le surplus des assignations, la République achèterait les terres nécessaires en la forme du droit commun. Mais pour ces achats il fallait de l’argent. On battrait donc monnaie, en vendant successivement ce qui restait encore de terres domaniales en Italie, et d’abord toutes celles du domaine extra-italique, c’est-à-dire, les anciennes possessions de la mense royale en Macédoine, dans la Chersonèse de Thrace, la Bithynie, le Pont, la Cyrénaïque, et les territoires des villes complètement incorporées de par le droit de la guerre, en Espagne, en Afrique, en Sicile, en Grèce, en Cilicie. On vendrait aussi tout ce que l’État avait acquis, biens meubles ou immeubles, depuis l’an 666 [-88], et qui restait encore disponible : la motion, ici, avait principalement en vue Chypre et l’Égypte. Toutes les cités sujettes, à l’exception de celles du droit latin et des autres villes libres, serraient, aux mêmes fins, chargées de lourdes taxes et de limes. Enfin, et toujours pour subvenir aux achats, il leur serait affecté le produit des taxes frappées sur les -nouvelles provinces, à dater de 692 [-62], et celui de tout le butin non encore régulièrement employé : par cet article, Rullus mettait la main, sur toutes les sources de l’impôt ouvertes en Orient par les victoires de Pompée, et sur tous les deniers publics restés dans ses mains ou dans les mains des héritiers de Sylla. Pour l’exécution, il serait nommé des décemvirs avec juridiction et imperium spécial, lesquels demeureraient cinq ans en charge, et auraient sous leurs ordres deux cents officiers pris dans l’ordre équestre : ne pourraient être nommés décemvirs que les candidats qui se présenteraient en personne ; enfin, de même qu’aux élections sacerdotales, sur les trente-cinq tribus, il n’y en aurait plus que dix-sept d’appelées au vote, après désignation par le sort. Sans beaucoup de clairvoyance, on comprend que le futur collège décemviral était la copie du grand commandement Pompéien, avec une couleur moins exclusivement militaire, et à la fois plus démocratique. Il lui fallait la puissance de juridiction, ayant à décider entre autres la question de l’Égypte : il lui fallait la puissance militaire, ayant à armer contre Pompée. Par l’exclusion de la candidature des absents, on excluait celle de Pompée : par l’amoindrissement du nombre des tribus votantes, par le tirage au sort adroitement manœuvré, on mettait l’élection dans la main de la démocratie.

Telle était la tentative de Rullus. Elle manqua complètement son effet. La multitude trouvait plus commode de recevoir à l’ombre, sous les portiques de. Rome, l’an-, none mesurée dans les magasins publics, que de s’en aller labourer la terre à la sueur de son front : elle fit à la rogation un accueil des plus froids. Elle sentit aussitôt que jamais Pompée n’accepterait un plébiscite qui le léserait à tous égards ; et qu’il y avait péril, peut-être, à se donner à un parti à bout de voies, qui jouait son va-tout sur de telles offres. Dans ces conjonctures, le gouvernement fit tomber la motion sans trop de peine : Cicéron, le nouveau consul, saisit l’occasion et fit valoir son talent à enfoncer les portes ouvertes[24] : les autres tribuns n’eurent pas même à intervenir : l’auteur du projet le retira (1er janv. 691 [63 av. J.-C.]). Dans cette troisième campagne, la démocratie n’avait rien gagné qu’une leçon apprise à ses dépens : amour ou crainte, les masses tenaient toujours pour Pompée, et toute motion devait succomber sûrement, par cela seul qu’elle lui était reconnue hostile.

Fatigué de ses candidatures stériles et de tant de complots avortés, Catilina résolut de brusquer les choses, et d’aller droit au but. Il prit au cours de l’été : toutes ses mesures pour commencer la guerre civile. Fæsulæ (Fiesole), forte place située au milieu de l’Étrurie, toute remplie d’hommes ruinés et de conspirateurs, et quinze ans avant, déjà, le foyer de la révolte de Lepidus, Fæsulæ sera de nouveau le quartier général insurrectionnel. On y envoie de grosses sommes d’argent, grâce surtout à l’assistance des nobles dames de Rome affiliées en nombre au complot : on y rassemble et des soldats et des armes : un ancien officier de Sylla, Gaius Manlius, brave et sourd à tout scrupule de conscience autant que le fut jamais soldat de fortune, y prend le commandement à titre provisoire. Sur d’autres points de la péninsule il est fait de semblables et non moins grands préparatifs. Les Transpadans surexcités semblent n’attendre pour éclater qu’un signal. Dans le Bruttium, sur la côte orientale de l’Italie, à Capoue, partout où sont agglomérés les troupeaux d’esclaves, il semble qu’une seconde rébellion va tout à coup se déchaîner, pareille à celle, de Spartacus. Dans Rome même, il se trame manifestement quelque chose : à voir l’arrogance provocante des débiteurs quand, assignés en justice, ils comparaissent devant le préteur urbain, on se rappelle en frémissant les scènes qui jadis ont précédé le meurtre d’Asellio. Une panique sans nom règne parmi les financiers : on juge nécessaire d’interdire de plus fort l’exportation de l’or et de l’argent et de faire bonne garde dans les principaux ports. Les conjurés s’étaient promis, venant les élections prochaines pour l’an 692 [62 av. J.-C.], où Catilina se présentait encore, de tuer sans plus de façon le consul directeur du vote et tout compétiteur incommode, et d’enlever enfin à tout prix la nomination de Catilina, dût-on faire entrer dans Rome, s’il le fallait, les bandés ramassées à Fæsulæ et ailleurs, et briser violemment les résistances.

Cicéron avait des agents secrets, hommes et femmes,  qui le tenaient heure par heure au courant de tous les mouvements des conjurés. Au jour marqué pour l’élection (20 octobre), il les dénonça en plein Sénat, en présence du même principal artisan de la conspiration. Catilina ne s’abaissa point à nier : il répondit fièrement, que si le vote du peuple tombait sur lui, au grand parti sans tête dans la République il saurait bientôt donner un chef qui renverserait la petite et débile faction avec ses chefs infirmes ! [25] Cependant comme il n’y avait point preuve de flagrant délit, le Sénat, sous le coup de ses inquiétudes, ne put que sanctionner à l’avance, et en la forme usuelle[26], les mesures extraordinaires dictées aux magistrats par les circonstances (21 octobre). La bataille électorale allait s’engager, véritable bataille bien plutôt qu’une élection : Cicéron, de son côté, s’était fait une force armée d’une troupe de jeunes hommes appartenant à l’ordre marchand, et quand vint le 28 octobre, jour auquel le vote avait été renvoyé, cette même troupe garnissait le champ de Mars et l’occupait en force. Les conjurés eurent beau faire : ils ne purent ni massacrer le consul ni tourner les voix en leur faveur.

Mais déjà la guerre civile avait éclaté. Le 27 octobre Gaius Manlius avait levé ses aigles (il en montrait une du temps de Marius et de la guerre des Cimbres) ; appelant à lui l’armée insurrectionnelle, et convoquant les bandits de la montagne et les hommes des champs. Dans ses proclamations, fidèle aux traditions du parti populaire, il réclamait l’abolition de la dette écrasante, et l’adoucissement de la procédure. Quand la créance dépassait la fortune du débiteur, la loi n’entraînait-elle pas, comme par le passé, la perte de la liberté ? Il semblait que la vile multitude, à Rome, se donnant pour l’héritière légitime des anciens plébéiens, et se rangeant tumultueusement en bataille sous les aigles glorieuses des guerres cimbriques, voulut souiller à la fois et le présent et le passé de la République. Rien ne sortit pourtant de cette levée de boucliers ; et sur les autres points, la conjuration n’ayant pas les chefs déterminés dont elle avait besoin, les choses en restèrent aux armements accumulés en vain, et à des préparatifs de réunions secrètes. C’était là pour la République, une chance inespérée. En face d’une guerre civile depuis longtemps imminente et ouvertement annoncée, soit indécision des gouvernants, soit lourdeur de la machine rouillée du pouvoir, on n’avait pris aucune disposition militaire. On se décide enfin : on appelle les milices aux armes : des officiers supérieurs sont envoyés dans tous les pays italiens, qui devront, chacun devant soi, écraser l’insurrection naissante : les gladiateurs esclaves sont chassés de Rome, et de fortes gardes volantes sont commandées pour veiller aux incendies que l’on redoute. Catilina se trouvait difficilement engagé. Il était dans ses projets qu’au jour des élections l’explosion se fit dans Rome et en Étrurie à la fois : avortant dans la ville, et éclatant dans la province, le mouvement le mettait personnellement en danger, en même temps qu’il compromettait le succès de toute l’entreprise. Rester à Rome ne lui était plus possible, après la levée d’armes de ses complices à Fiesole ; et pourtant il ne lui fallait pas seulement décider à une prompte action les conjurés de la capitale, il lui fallait encore les mettre en branle avant son propre départ. Il les savait trop bien par coeur pour s’en remettre à eux. Les principaux d’entre Ies conjurés étaient Publius Lentulus Sura, consul en 683 [71 av. J.-C.], plus tard expulsé du Sénat, voulant y rentrer, et pour cela redevenu préteur; les deux anciens préteurs Publius Autronius et Lucius Cassius : tous trois, hommes sans capacité. Chez Lentulus on ne trouvait qu’un aristocrate à grandes phrases et à grandes prétentions, lent à comprendre, indécis à agir. Autronius ne se distinguait que par la puissance de ses poumons et de sa voix tonnante. Quant à Lucius Cassius, nul ne savait comment un personnage aussi simple et épais s’en allait se fourvoyer parmi les conspirateurs. Catilina avait d’autres complices plus vigoureux, un jeune sénateur, Gaius Céthégus, les deux chevaliers Lucius Statilius et Publius Gabinius Capito : mais il n’osait les mettre à la tête de ses bandes, tant, jusque dans leurs rangs, la hiérarchie traditionnelle avait encore d’influence : les anarchistes eux-mêmes n’eussent pas cru pouvoir vaincre, n’étant point commandés par un consulaire, ou tout au moins par un prétorien. Quelque pressant appel qu’il reçut de l’armée de l’insurrection, quelque danger qu’il y eût pour lui à rester plus longtemps à Rome, alors que la révolte avait fait explosion, il se résolut pourtant à ne pas partir encore. Habitué à en imposer à force d’audace à ses lâches adversaires, il continua à se faire voir en plein Forum et dans le Sénat opposant la menace à la menace, qu’on se garde de me pousser à bout, s’écrie-t-il ; une fois mis à la maison, il faudra éteindre le feu sous les ruines ! De fait, nul n’osait, citoyen ou magistrat, porter la main sur le dangereux conspirateur : peu lui faisait d’être accusé de violences et de voies de fait [de vi] par quelque jeune noble : avant le procès vidé, la catastrophe ne serait-elle pas depuis longtemps décidée ? Mais il était dit que ses projets avorteraient toujours : les agents du pouvoir s’étaient glissés en foule parmi ses complices, et tous les détails du complot étaient successivement révélés. Un jour, les conjurés se montrent devant l’importante forteresse de Præneste (1er novembre), espérant l’enlever par un coup de main : ils s’y heurtent contre une garnison renforcée et sur ses gardes. Les autres tentatives n’aboutissent qu’à de pareils insuccès. Malgré sa témérité et son audace, Catilina vit bien que son départ ne pouvait plus être différé : mais avant, dans une dernière réunion nocturne (6-7 novembre), les conjurés, sur ses instances, décidèrent de mettre à mort Cicéron, ce consul qui dirigeait toute la contre-mine ; pour n’être point trahis, l’exécution devait avoir lieu sans délai. Dès le matin (7 novembre), les assassins choisis venaient frapper à sa porte : ils trouvent la garde renforcée, et on les éconduit : les espions du Sénat les avaient encore devancés. Au jour suivant, Cicéron convoque les sénateurs. Catilina osa se présenter : il balbutia quelques mots de défense, en réponse aux objurgations indignées du consul[27], qui dévoile tous les préparatifs révolutionnaires des journées précédentes : on ne veut pas l’entendre, et le vide se fait sur les bancs autour de sa place. Là dessus, il quitte la séance, et se rend, comme il l’a annoncé, en Étrurie, ce qu’il eût fait plus tôt sans tous les incidents survenus dans Rome. Là, il se proclame consul, et se place en observation, tout prêt à fondre sur la ville avec les insurgés, à la première nouvelle de l’explosion attendue. Le Sénat avait décrété de haute trahison, et Catilina et Manlius, les deux chefs, et tous ceux qui dans un délai déterminé n’auraient point déposé les armes : il avait appelé de nouvelles milices. Mais l’armée dirigée contre Catilina était sous les ordres du consul Gaius Antonius, compromis notoirement dans la conspiration : ce triste personnage marcherait-il contre les insurgés ? Irait-il au contraire les joindre avec ses troupes ? Tout roulait sur un hasard. Il semble qu’on avait voulu l’ériger en un second Lepidus. Quoi qu’il en soit, dans Rome, on ne fit rien ou’ on ne fit que peu de chose contre les meneurs laissés derrière par Catilina. Tout le monde les montrait au doigt : on savait que le complot n’était rien moins qu’abandonné, que même, avant le départ du chef, celui-ci avait réglé les détails de l’exécution. Un tribun devait donner le signal, en convoquant les comices : puis, dans la nuit suivante, Céthégus se chargeait de tuer Cicéron : Gabinius et Statilius allumaient l’incendie en douze endroits à la fois ; et pendant ce temps, Catilina arrivant avec son monde, les communications se rétablissaient au plus vite entre eux tous. S’il avait été pourvu par Céthégus aux préparatifs urgents, si Lentulus, devenu le chef de l’armée des conspirateurs dans Rome, en l’absence de Catilina, s’était décidé à l’attaque sur l’heure, le coup monté pouvait encore réussir. Mais tous ces hommes étaient incapables et lâches plus encore que leurs adversaires : les jours, les semaines s’écoulèrent et rien ne se dessina.

Enfin, du camp du Sénat partent des mesures décisives. Lent et minutieux comme toujours, et cachant sous l’apparente des projets à vastes conceptions ou à lointaines perspectives l’ineptie qui s’attarde à l’heure forcée de la crise et de l’action, Lentulus avait noué des intelligences avec les députés de la cité gauloise des Allobroges, alors de séjour à Rome : il s’efforçait d’engager dans le complot ces représentants, endettés eux-mêmes par dessus la tête, d’une nation désorganisée : il était allé, comme ils quittaient la ville, jusqu’à leur adjoindre des affidés et leur donner des lettres pour ceux du dehors. Les Allobroges partent ; mais dans la nuit du 2 au 3 décembre, ils sont arrêtés non loin des portes ; on saisit leurs lettres et papiers. On vit alors que les envoyés gaulois s’étaient faits les espions de la République ; ils n’avaient donné les mains à la conspiration que pour tenir d’elle les preuves tant souhaitées par le consul, et livrer ses chefs. Le matin venu, Cicéron décerne mandat contre les principaux et les plus dangereux : Lentulus, Céthégus, Gabinius et Statilius sont arrêtés : d’autres s’échappent. Détenus ou fugitifs, leur culpabilité était pleinement manifeste. Aussitôt l’arrestation des premiers, les lettres saisies sont produites devant le Sénat : ils n’en peuvent méconnaître ni les sceaux ni l’écriture : on interroge prévenus et témoins : on constate tous les faits à charge, les armes amassées dans les maisons, les menaces partout colportées. Le corps du délit était acquis, et établi juridiquement : les procès-verbaux les plus importants, par les soins de Cicéron, circulaient dans le public[28]. L’irritation, était universelle contre les conjurés. Les oligarques eussent volontiers tiré avantage des révélations qu’ils avaient dans les mains, et demandé un compte sévère à la démocratie, à César surtout : mais brisés et abattus qu’ils étaient eux-mêmes, ils n’auraient, pas su en venir à leurs fins, comme aux temps des deux Gracques et de Saturninus : pour eux, il y avait trop loin entre vouloir et pouvoir. D’autre part, les incendies complotés par les conjurés avaient soulevé la multitude ; pour l’ordre marchand, pour tout homme ayant le culte des intérêts matériels, la guerre de débiteur à créancier dégénérait naturellement en un combat à mort : toute la jeunesse du parti se pressait autour du Sénat, frémissante, exaspérée, et menaçant, l’épée à la main, les complices avoués ou cachés de Catilina. La conjuration était à ce moment paralysée : s’il restait encore quelques-uns de ses meneurs debout et libres, tout l’état-major, tous ceux chargés de l’exécution du complot étaient ou captifs ou en fuite; et l’armée rassemblée sous Fæsulæ ne pouvait non plus rien faire, n’ayant plus l’appui d’une insurrection dans Rome.

Dans toute république régulière, quand a pris fin la crise politique, il n’y a plus rien à faire que pour l’armée et les tribunaux. Mais tel était le désarroi du gouvernement dans Rome, qu’il ne se sentait pas de force à tenir sous les verrous deux ou trois hommes de la noblesse. Déjà s’agitaient les esclaves, les affranchis de Lentulus et de ses complices, détenus comme lui : tout se préparait, disait-on, pour les arracher par la violence des maisons privées où ils étaient gardés à vue[29]. Pendant les agitations anarchiques des dernières années, il avait surgi dans la ville de véritables entrepreneurs à forfait du désordre et de l’émeute : Catilina averti de ce qui se passait, était aux portes, et pouvait à toute heure, avec ses bandes, tenter un coup d’audace. Ce qu’il y avait de, vrai dans ces rumeurs, impossible de le dire s mais on était fondé à tout craindre, alors surtout que, conformément à la loi constitutionnelle, les consuls n’avaient sous la main ni troupes ni police suffisamment respectable. Rome, en réalité, appartenait à la première bande qui voudrait se ruer sur elle. On disait tout haut que, pour empêcher les tentatives en faveur des prisonniers, il convenait de les mettre à mort sans forme de procès. Mais à cela faire, on violait là loi. Aux termes du vieux droit sacro-saint de l’appel au peuple, pour porter contre un citoyen là sentence capitale, il fallait l’assemblée des citoyens : nul magistrat ne pouvait les suppléer en cet office ; et depuis l’établissement des tribunaux de jury, les jugements publics étant tombés en désuétude, on n’avait plus entendu prononcer la peine de mort. Cicéron aurait donc mieux aimé résister aux redoutables suggestions de l’opinion. Quelque sceptique qu’il fût sur le point du droit, en tant qu’avocat, il n’ignorait point quel profit s’attache au renom de libéralisme, et tant de sang à répandre n’était point pour lé convier à l’éternelle rupture avec la démocratie. Mais son entourage, et jusqu’à sa femme (celle-ci appartenant au beau monde[30]), le pressaient de couronner par un acte hardi les services qu’il venait de rendre à la patrie. Le consul, alors, ayant grand souci de ne point sembler lâche (c’est le propre des pusillanimes !), au fond, tremblant devant la tâche redoutable qu’il assumait, convoque le Sénat ; dans sa perplexité, il lui laisse à décider de la vie ou de la mort des quatre prisonniers[31]. Conduite inconséquente, vraiment ! Bien moins encore que le magistrat suprême, le Sénat avait les pouvoirs légaux de juridiction, et la responsabilité légale de l’acte n’en remontait pas moins tout entière au consul : mais, depuis quand la lâcheté connaît-elle la logique ? César mit tout en œuvre pour sauver les coupables ; et son discours, plein de menaces déguisées et d’allusions à l’inévitable et prochaine vengeance de la démocratie, laissa dans les esprits une impression profonde. Déjà tous les consulaires et la grande majorité avaient opiné pour l’exécution immédiate ; et pourtant voilà que la plupart, et Cicéron avec eux, semblent revenir à l’emploi des formes de la loi. Mais Caton était là, Caton, étroit d’esprit, hargneux, et flairant la complicité chez quiconque soutenait un avis plus doux : il montra à ses collègues l’émeute prête à délivrer les captifs : il jeta sur ces âmes effrayées, hésitantes, une frayeur plus grande, et enfin arracha la résolution meurtrière à la majorité entraînée. L’exécution du sénatus-consulte appartenait à celui qui l’avait mis en délibération. Dès le soir du 5 décembre, à une heure avancée, les coupables sont extraits des maisons où on les garde : ils traversent le Forum encore encombré par la foule, et sont déposés dans la prison, où jadis on enfermait les criminels condamnés à mourir. C’était une sombre voûte, enfouie à douze pieds sous terre, au pied du Capitole, jadis simple puisard de fontaine[32]. Le consul en personne y conduisit Lentulus, les préteurs y menèrent les autres, tous sous bonne escorte : nul ne tenta de les délivrer, nul ne savait ce qu’on allait faire d’eux. Étaient-ils mis simplement en lieu plus sûr ? Ou marchaient-ils au supplice ? A la porte de la prison ils sont livrés aux Triumvirs ayant charge des exécutions capitales[33], et descendus dans l’oubliette, ils sont immédiatement étranglés, à la lueur des torches. Le consul, debout près de la porte, avait attendu la fin du sinistre drame : bientôt il repasse par le Forum, jetant de sa voix claire et bien connue, à la foule muette et anxieuse, ces simples mots : Ils ont vécu ! [Vixerunt] Jusque dans le milieu de la nuit le peuple circula par les rues, acclamant Cicéron, envers qui il se croyait redevable du salut de ses maisons et de ses biens. Le Sénat ordonna des actions de grâce publiques ; et les principaux de la noblesse, Caton, Quintus Catulus, saluèrent du nom de Père de la patrie, donné pour la première fois à un citoyen, l’auteur de la sentence exécutée dans le Tullianum. Quoi qu’ils fissent, c’était là un acte cruel, d’autant plus cruel que tout le peuple l’estimait grand et méritoire. Jamais gouvernement ne se montra plus au-dessous de sa mission que la République romaine en cette nuit fatale où la majorité du pouvoir, votant de sang-froid et avec l’assentiment publie, disposa sans procès de la vie de détenus politiques, coupables et punissables devant la loi sans nul doute, mais qui jusque là n’avaient point encouru la peine capitale ; où on les tua en toute hâte, parce qu’on n’osait les confier à la prison, parce que la police régulière était impuissante. La tragédie, dans l’histoire, a presque toujours son côté comique : ici, le trait à noter, c’est de voir le plus brutal et le plus tyrannique forfait s’accomplissant par la main du plus inconséquent et du plus timoré des hommes d’État de Rome : c’est de voir le premier consul populaire qu’ait eu la République, choisi en quelque sorte pour porter la main sur le droit d’appel, sur le palladium des antiques libertés romaines !

La conspiration dans la ville écrasée avant d’avoir pu éclater, restait à étouffer l’insurrection d’Étrurie. Catilina y avait trouvé réunis 2.000 hommes environ : mais les recrues lui arrivant en foule, sa bande s’était vite à peu prés quintuplée: déjà il avait deux légions quasi-complètes, mais dont le quart, seulement était suffisamment armé. Il se jeta dans la montagne, évitant un choc avec les troupes d’Antonius : il aimait mieux achever l’organisation de sa petite armée, et attendre l’explosion de la révolte dans Rome. Il apprend sur ces entrefaites l’issue contraire des événements : aussitôt ses hommes de se débander : les moins compromis rentrent chez eux en foule. Le reste, gens plus déterminés ou poussés par le désespoir, tente de franchir les passes de d’Apennin et de fuir en Gaule ; mais quand ils arrivent au pied des montagnes, non loin de Pistoria (Pistoie), ils se trouvent comme pris entre deux feux. Devant eux, se tient posté le corps de Quintus Metellus, venu de Ravenne et d’Ariminum, et qui défend le versant du nord : derrière eux sont les légions d’Antonius, que ses officiers ont enfin décidé à marcher et à faire campagne au cœur de l’hiver. La bataille s’engage entre les soldats de la République et les insurgés, au fond d’une étroite vallée, dominée par des hauteurs de rochers : quant au consul, il ne veut pas se faire l’exécuteur de la vindicte publique contre son ancien allié ; et sous un prétexte quelconque, il a ce jour-là, donné le commandement à Marcus Pétréius, vieux capitaine, blanchi sous les armes. Le terrain laissait peu d’avantage à ceux qui avaient pour eux le nombre. Catilina, comme Pétréius, met par devant ses hommes les plus sûrs : nul ne donne ou ne reçoit quartier. Le combat dure longtemps : des deux côtés tombent bon nombre de vaillants. Au moment d’en venir aux mains, Catilina avait fait emmener son cheval et les montures de tous ses officiers : il montra en ce jour que la nature l’avait fait pour une destinée peu commune, sachant commander en général et combattre en soldat. Enfin Pétréius avec sa garde [la cohorte prétorienne] enfonce le centre de l’ennemi qu’il disperse, et se retourne à la fois contre les deux ailes : son mouvement décide la victoire. Les cadavres des Catilinariens (on en compta 3.000) couvraient le sol, alignés à leur rang de combat : quant à leur chef et à ses officiers, ils s’étaient jetés sur les Romains, quand ils virent tout perdu ; ils avaient cherché et rencontré la mort (commencement de 692 [62 av. J.-C.]). Antonius victorieux malgré lui, reçut du Sénat le titre d’imperator, titre flétrissant, à vrai dire ! De nouvelles fêtes d’actions de grâces attestèrent que gouvernement et gouvernés, tous s’habituaient à la guerre civile.

La conspiration anarchique, à Rome et en Italie, avait été noyée dans les flots de sang : il n’en restait trace que dans les procès criminels, qui décimèrent à Rome et dans les villes étrusques, les affiliés de la faction détruite, et dans les bandes grossies des brigands. En 694 [60 av. J.-C.], par exemple, il fallut la force militaire pour écraser aux environs de Thurium une troupe formée des débris des hordes de Spartacus et de l’armée de Catilina. Mais il importe de le constater : le coup porté aux anarchistes, qui complotaient l’incendie de la ville, ou combattaient à Pistoria, n’avait pas atteint qu’eux seuls : le parti démocratique était aussi frappé. Ce parti, comme il avait eu la main dans les machinations de 688 [-66], trempait encore dans celles de la veille : le fait, pour n’être pas juridiquement prouvé, en ce qui concerne César et Crassus notamment, n’en est pas moins certain aux yeux de l’histoire. De ce que Catulus, et les principaux des Sénatoriens avaient traité César de complice ; de ce que César au Sénat avait parlé et voté contre l’assassinat judiciaire prémédité par l’oligarchie, il ne ressort nullement de là que sa complicité fût manifeste. Chicane de parti n’est point preuve. D’autres circonstances néanmoins viennent peser sur la balance. Des témoignages explicites, incontestables, montrent César et Crassus au premier rang parmi les fauteurs de la candidature consulaire de Catilina. Quand César, en 690 [-64], fit traduire les agents de Sylla devant son tribunal, il les condamna tous, acquittant le seul Catilina, le plus coupable et le plus infâme. Le 3 décembre, quand Cicéron déroulait ses révélations et les noms des conjurés devant le Sénat, il ne fit pas mention de ces deux mêmes personnages ; et pourtant il est sûr que les dénonciateurs, outre ceux qui furent soumis à l’interrogatoire, avaient aussi parlé de nombreux innocents, que le consul jugea à propos de rayer de sa liste. Et plus tard, au bout de quelques années, quand il n’avait plus les mêmes raisons de taire la vérité, il n’hésita pas à ranger César parmi les conjurés. De même n’y avait-il point une accusation indirecte, mais claire, à donner à garder à César et à Crassus, en leur qualité de sénateurs, deux des quatre conjurés arrêtés ce même jour (3 décembre), les moins dangereux, il est vrai, Statilius et Gabinius. Les laissant échapper, ils se trahissaient aussitôt devant l’opinion publique : les retenant prisonniers, ils se séparaient de leurs complices, et se compromettaient aux yeux de la faction. Un incident qui se passa dans le Sénat fait voir l’embarras de leur situation. Lentulus venait d’être arrêté avec ses consorts. Un agent de la conspiration, envoyé à Catilina [Tarquinius] et enlevé sur la route, était amené devant le Sénat, où, sous promesse de l’impunité, il fit un aveu circonstancié. Quand il en arriva à la partie la plus délicate de la confession, déjà il nommait Crassus, comme étant celui dont il tenait sa mission aussitôt les sénateurs de l’interrompre, et sur la proposition de Cicéron, d’anéantir toute la déposition sans vouloir pousser plus loin l’enquête : puis, malgré l’amnistie donnée, de mettre le messager en prison, jusqu’à ce qu’il se rétractât, jusqu’à ce qu’il eût déclaré qui l’avait incité à une telle imposture. On savait tout, cela est clair. Témoin ce Sicinius qui, invité à s’attaquer à Crassus, ne se soucia pas de prendre le taureau par les cornes ! [34] La majorité des sénateurs et Cicéron le premier, ne voulaient pas que les révélations allassent au-delà d’une certaine limite. Au dehors, on n’y mettait point tant de façons : les jeunes gens, appelés aux armes contre les incendiaires en voulaient à César plus qu’à nul autre. Le 5 décembre, à sa sortie du Sénat, ils l’entourèrent, la pointe de leurs épées contre sa poitrine, et peu s’en fallut qu’il ne perdit alors la vie, en ce même lieu où seize ans après il tombera sous les coups d’autres meurtriers : à partir de ce jour il ne reparut plus à la Curie. Concluons : à suivre et à étudier la marche de toute la conspiration, on ne peut se défendre du soupçon, que derrière Catilina, se tinrent à toute heure des hommes plus puissants. Forts de l’absence de preuves juridiques et complètes, de la tiédeur ou de la lâcheté d’un Sénat à demi ignorant de l’état des choses et toujours prêt à saisir prétexte à ne rien faire, ces hommes avaient empêché le magistrat d’agir avec vigueur, procuré au chef des insurgés les moyens d’un libre départ ; et quand la guerre déclarée, on envoya une armée contre les rebelles, ils avaient tout fait pour qu’elle tournât en armée auxiliaire de la rébellion. Enfin, comme si ce n’était point assez de l’événement du complot pour nous en montrer les fils dans des mains plus hautes que les mains de Lentulus et de Catilina, nous ne pouvons passer sous silence la conduite ultérieure de César. Longtemps après, quand il sera au sommet du pouvoir, ne le verrons-nous pas entretenir une étroite alliance avec les rares Catilinariens encore vivants, avec Publius Sittius, le chef de partisans de Mauritanie ? N’apportera-t-il pas, dans le code du crédit et de la dette, ces mêmes adoucissements que sollicitaient les proclamations de Manlius ? Voilà certes, bien des indices, et qui parlent clairement; et puis, à leur défaut même, ne voit-on pas manifestement que la démocratie, courbée, abattue devant le pouvoir militaire qui avait grandi à côté d’elle, et plus que jamais se faisait menaçant, ira chercher son salut jusque dans les complots souterrains, jusque dans l’alliance avec l’anarchie. On était revenu à un état de choses semblable à celui des temps de Cinna. Pendant que Pompée, à peu prés comme Sylla naguère, dominait en Orient, Crassus et César s’efforçaient de créer en Italie une force opposante; à l’instar de Cinna et de Marius, mais bien décidés à s’en servir mieux qu’eux, s’il était possible. Fallait-il pour arriver au but, passer par le terrorisme et l’anarchie? Catilina était leur homme. Naturellement et par décence, ils restaient au second plan, et laissaient la plus laide besogne à des mains plus sales, comptant bien s’installer plus tard sur le terrain politique conquis. L’entreprise manqua : aussitôt, chacun des nobles conspirateurs de cacher par tous les moyens son jeu de la veille. Enfin, quand plusieurs années après, le conspirateur d’aujourd’hui sera en butte à son tour aux complots, le voile s’épaissira de plus en plus sur ces années sombres de la vie du grand homme : il aura même ses apologistes, qui écriront des livres pour lui[35].

Depuis tantôt cinq ans, Pompée restait dans l’est, à la tête des armées et des flottes : depuis cinq ans la démocratie conspirait dans Rome pour le renverser, son insuccès était fait pour la décourager. Après d’indicibles efforts, elle n’avait rien gagné : loin de là, elle avait immensément perdu, moralement et matériellement. Déjà la coalition de 683 [71 av. J.-C.] avait eu ses déboires pour les démocrates de pur sang, encore bien qu’en cette occurrence la démocratie n’avait dû pactiser qu’avec deux des principaux de l’autre parti, et leur eût imposé d’ailleurs son programme. Aujourd’hui elle a fait alliance avec une bande d’assassins et de banqueroutiers, presque tous transfuges du camp aristocratique ; et il lui a fallu, ne fût-ce que pour un temps, accepter leur plan d’opérations, avec le terrorisme des tristes jours de Cinna. Aussitôt elle s’aliène le parti des intérêts matériels, cet élément si important de la coalition de 683 [-71] : celui-ci, éperdu, se jette dans les bras des optimates et de tous ceux qui voudront ou pourront le défendre contre l’anarchie. La multitude des rues, si peu hostile qu’elle se montre à l’émeute, trouve incommode cependant qu’on lui brûle les maisons sur la tête : elle se montre tiède. Circonstance remarquable, dans cette même année (691 [-63]), on avait pleinement rétabli, par sénatus-consulte et sur la motion de Caton, les distributions frumentaires semproniennes. L’alliance des chefs des démocrates avec l’anarchie avait comme enfoncé le coin entre eux et la masse des citoyens de Rome, et l’oligarchie, non sans un succès momentané, tenta d’élargir le schisme, et d’attirer le peuple à sa cause. Enfin Pompée allait revenir à demi averti, à demi irrité par toutes ces machinations : après tout ce qui s’était passé, après que les démocrates avaient, à vrai dire, brisé eux-mêmes les liens qui les rattachaient à lui, ils ne pouvaient plus vraiment lui demander (demande juste peut-être, en 684 [-70]), de ne pas frapper de son épée cette même puissance qu’il avait portée en haut, elle, à son tour, le poussant au pinacle. Ainsi s’était déshonorée et affaiblie la cause démocratique : percée impitoyablement à jour, sans direction, sans énergie, elle succombait sous le ridicule. N’est-il besoin que d’infliger l’humiliation au régime oligarchique à demi mort, ou de s’agiter en maintes frivoles menées, pour une telle tâche, elle est grande et forte. Elle tombe à terre, à son tour, dès qu’elle veut saisir l’objet politique de ses convoitises. Avec Pompée, ses rapports n’étaient que pitoyable fausseté : tout en accumulant louanges et hommages, elle ourdit contre lui intrigue sur intrigue, qui l’une après l’autre crèvent et s’évanouissent comme bulles de savon. Le capitaine général des terres et des mers de l’Orient, loin de se mettre en défense, semble ne rien apercevoir de toutes ces manœuvres ; et ses victoires sur les démocrates rappellent Hercule écrasant les Pygmées, sans s’en douter. Un jour, ils tentèrent d’allumer l’incendie des guerres civiles, et ne le purent : si la faction anarchique avait déployé plus de vigueur, la démocratie pure, sans doute, aurait pris ses bandes à gage : mais elle n’aurait su ni les conduire, ni les sauver, ni mourir avec elles. Et ainsi, la vieille oligarchie, ce corps à demi-mort, ravitaillé soudain par les masses venues de l’autre camp, se rencontrant bientôt avec Pompée sur le terrain d’un intérêt manifestement commun, avait repris des forces, repoussé la tentative révolutionnaire et remporté sa dernière victoire. Durant ce temps. Mithridate était mort : l’organisation de l’Asie-Mineure et de la Syrie s’achevait : à toute minute, l’Italie attendait le retour du proconsul. L’heure décisive était donc prochaine : mais entre l’Imperator revenant plus glorieux, plus puissant que jamais, et les démocrates abattus, épuisés et dissous, à quelle part dans la décision leurs chefs pouvaient-ils prétendre? Crassus prépare l’embarquement de sa famille, de son or : il veut aller chercher un asile en Orient; et César lui-même, cette nature pleine d’énergie et de ressort, César semble tenir la partie pour perdue. Cette même année (691 [-63]), il se portait candidat au grand pontificat : quand il sortit de sa maison, le matin de l’élection, on l’entendit s’écrier que, s’il ne réussissait pas, il n’en repasserait plus le seuil[36].

 

 

 



[1] [Loi Gabinia, de Senatu legatis (quotidie) dando (Cicéron, ad Quint. fratr. II, 13). Ces audiences étaient fixées du 1er février au 1er mars, sauf exception pour les jours de comices (Lex Pupia : Cicéron, eod. loc. V. aussi ad fam. 1, 4).]

[2] [C’est encore une loi Gabinia qui refusa l’action quand l’intérêt annuel dépassait 12%. G. Cornelius, alors tribun, avait aussi proposé d’interdire tous les prêts, quels qu’ils fussent. — V. dans Cicéron, (ad Attic., V, 21, VI, 1, 2) l’historiette du prêt fait par Scuptius et Brutus aux Salaminiens.]

[3] [Loi Cornelia : ut nemo legibus solveretur. Elle voulait que deux cents sénateurs au moins eussent voté la dispense. — Cornélius, accusé après son tribunat pour avoir lu sa rogation lui-même, malgré l’intercession de Globulus, son collègue, fut défendu par Cicéron. Il reste quelques fragments du plaidoyer pro Cornel., fameux dans l’antiquité et que Quintilien loue en termes magnifiques (Inst. orat. 81 3)]

[4] [C’est ce qu’on appelait la legatio libera. Le citoyen muni de ce privilège était défrayé par la province comme un ambassadeur. et rien ne fixait la durée de son voyage. Cicéron, durant son consulat, fit limiter à un an la legatio libera : mais bientôt César la prolongea jusqu’à cinq (Cicéron, de legib. III, 8 ; de leg. agr. 1, 3 ; pro Flac. 34 ; Philipp. 1, 2 ; ad Attic., XV, 11. — V. aussi Ascon, in Cicéron, pro Cornel.).]

[5] [Loi Acilia Calpurnia (687 [67 av. J.-C.]) et loi Tullia (691 [-63]) de ambitu, celle-ci votée sous le consulat de Cicéron : la première prononçait l’amende, l’exclusion du Sénat et l’incapacité des fonctions publiques : la seconde y ajouta l’exil pendant dix ans. Elle fut suivie en 699 [-55] par la loi Licinia, de sodalitiis. tendant aussi à la répression de l’incurable délit (V. Dion Cass. XXXV1, 21. — Cicéron, pro Muren., c. 123 ; pro Planc., 18. — Dict. de Smith, v° Ambitus).]

[6] [Loi Cornelia : ut prœtores ex edictis suis perpetuis jus dicerent. On sait que l’édit du préteur, cette viva vox juris civilis, avait pour objet adjuvandi vel supplendi vel corrigendi juris civilis gratia propter utilitatem publicam (Digeste, 1, tit. 1, $ 7). Or il arrivait souvent que, corruption ou autre prévarication, le préteur se permettait de juger autrement que selon son édit, qu’il aurait dû suivre dans tous les cas (perpetuum) (V. Ascon, in Cicéron, pro Corn. — Dion Cass., XXXVI, 23).]

[7] [Ce Labienus, tribun pendant l’année du consulat de Cicéron, fut l’accusateur de Rabirius (Cicéron, pro Rab.) ; il s’illustra plus tard comme lieutenant de César dans les Gaules.]

[8] [Il s’agit ici de G. Calpurnius Pison, l’aristocrate, l’adversaire de la loi Gabinia et de Pompée. On sait qu’il fut accusé de déprédations commises au préjudice des Allobroges, pendant son proconsulat dans la Narbonnaise (688, 689 [66-65 av. J.-C]), et d’avoir injustement fait mettre é mort un Gaulois transpadan. Cicéron le défendit (691 [-63]).]

[9] [C’est le tribun de la loi Manilia, votée en faveur de Pompée.]

[10] [Il s’agit ici de la loi Papia, de peregrinis. Son auteur, C. Papius, tribun du peuple, n’avait fait que renouveler les dispositions de la loi de M. Junius Pennus (628 [126 av. J.-C.]).]

[11] [L’arbor infelix était le supplice de la perduellio. — Sur le procès de Rabirius, voir le plaidoyer de Cicéron, qui le défendit avec Hortensius, et le récit de Dion Cass., XXXVII, 26-28. — V. aussi Drumann, III, p. 963 et s., et enfin Mérimée, Études sur l’hist. rom., II, p. 99 et suiv. — Rabirius eût été condamné si le préteur Metellus Celer n’eût tout à coup enlevé le drapeau qui flottait au haut du Janicule. Les comices furent aussitôt dissous.]

[12] [Il avait été questeur sous Sylla, et c’était pour des actes illégaux et de couleur ultra-aristocratique, commis en cette qualité ; qu’il se vit un jour recherché. Il fut acquitté.]

[13] [V. Hist. de César, I, p. 317.]

[14] [Catilina fut absous. — V. Hist. de César, I, p. 303.]

[15] [V. Hist. de César, I, p. 301.]

[16] Quiconque embrasse et étudie la situation politique du moment, n’aura pas besoin de preuves spéciales et directes pour se convaincre que le but final des machinations démocratiques de 688 [66 av. J.-C.] et des années suivantes n’était point tant le renversement du Sénat que celui de Pompée. Ces preuves d’ailleurs ne manqueront pas. Les lois Gabinia-Manilia avaient porté un coup mortel à la démocratie, Salluste l’atteste (Catilina, 89) : il est aussi attesté que la conspiration de 688-689 [-66/-65], et que la rogation de Servilius n’en voulaient qu’à Pompée (Catilina, 19 ; Valère Maxime, 6, 2, 4 ; Cicéron, de leg. agr. 2, 17, 46). Enfin, le rôle de Crassus dans la conjuration montre assez que c’était à ce dernier qu’on s’attaquait.

[17] [Allusion au verset 27, XII, Évangile de St Mathieu : Et si c’est par Béelzébub que je chasse les démons, par qui vos enfants les chassent-ils ? (Lem. de Sacy.)]

[18] Plutarque, Crassus, 13 ; Cicéron, de leg. agr., 2, 17, 44. A cette même année 689 [65 av. J.-C.] se place le discours de Cicéron de rege Alexandrino, qu’on a à tort, selon nous, rattaché à l’an 698 [-56]. Cicéron y combat, les fragments qui nous restent le font voir, l’opinion de Crassus, lequel soutenait que par le testament du roi Alexandre l’Égypte était devenue propriété du peuple romain. En 689 [-65], la question pouvait se discuter, et dut être discutée : en 698 [-56], elle n’avait plus d’intérêt : la loi Julia de 695 [-59] avait tout tranché. D’ailleurs il s’agissait, en 698 [-56], non de savoir à qui appartenait l’Égypte, mais de rétablir le roi qu’une révolte avait chassé : toute cette affaire nous est bien connue, et Crassus n’y joue aucun rôle. Ajoutons qu’après la conférence de Lucques, Cicéron n’était plus en situation de lutter sérieusement contre aucun des triumvirs.

[19] [L’auteur de l’Hist. de César cherche à disculper son héros (I, p. 304). Sa tâche est difficile. Elle le deviendra davantage encore après l’explosion de la conspiration.]

[20] [Surnommé Hybrida : homo serviferus, dit Pline (Hist. nat. 8, 53)]

[21] Les Ambrans (Ambrani, Suétone, César, 9) ne sont point les Ambrons de Ligurie (Plutarque, Marius, 19) : peut-être y a-t-il là une leçon corrompue, et s’agit-il des Arvernes.

[22] Nul ne le montra mieux et plus naïvement que son propre frère Quinius (de petitione consul. 1, 5, 13, 51, 53, de l’an 690 [64 av. J.-C.]). En veut-on une preuve de plus ? Qu’on lise sans parti pris le second discours contre la loi agraire de Rullus : on y verra, non sans y prendre intérêt, comment le premier consul qu’aient eu les démocrates [consul popularis] sait mener son cher public par le nez de façon vraiment réjouissante, et lui enseigne la vraie démocratie ! [V. le début de ce discours, 1-5 et passim.]

[M. Mommsen est sévère pour Cicéron dès qu’il le rencontre sur la scène politique. Cette sévérité choquera souvent les admirateurs du prince de l’éloquence latine, du philosophe honnête et du grand moraliste qui a écrit le traité des Devoirs. Pourtant, en politique, on ne peut nier que Cicéron n’ait eu ni ligne de conduite ni constance : la vanité, la faiblesse l’ont égaré bien des fois. Ballotté de Pompée à César, du camp du peuple à celui de l’aristocratie, il a des puérilités d’ambition qui irritent ; il se prosterne devant telle idole qu’il a insultée la veille. Il n’importe Cicéron était patriote sincère et est mort pour la liberté. Sa fin absout et grandit sa vie.]

[23] Voici son inscription tumulaire, jadis retrouvée à Rome : Cn. Calpurnius Piso quœstor pro pr. ex S. c provinciam Hispanium citeriorem obtinuit. [C. I. Lat. de Mommsen, n° 598, p. 174]

[24] [Nous avons, en tout ou en partie, trois des quatre discours prononcés par Cicéron, le premier devant le Sénat, les trois autres devant le peuple. Le second surtout est un chef d’œuvre d’art. Peut-être M. Mommsen va-t-il un peu loin. La porte à enfoncer n’était point toute ouverte : on le voit bien aux ménagements de l’orateur pour les Gracques (de leg. agr. 2, 5) dès qu’il n’a plus affaire au Sénat, mais au peuple.]

[25] [M. Mommsen suit ici le récit fait par Cicéron lui-même. Salluste prête à Catilina une attitude plus humble d’abord (Catilina, 31).]

[26] [Darent operam consules ne quid detrimenti respublica caperet. Salluste, Catilina, 29.]

[27] [Il s’agit ici du fameux Quousque tandem et de la première Catilinaire. — Dans la seconde, prononcée le lendemain au Forum, devant le peuple, Cicéron raconte ce qui s’est passé, et revient sur une foule de détails curieux.]

[28] [Ce jour-là fut prononcée devant le peuple la troisième Catilinaire, où Cicéron rend compte des découvertes faites, et des mesures prises dans ta séance du Sénat.]

[29] [In custodia libera.]

[30] [Terentia.]

[31] [Son allocution au Sénat forme la quatrième Catilinaire. — On lira dans Salluste le discours de César, remanié peut-être, mais dont le fond semble conforme aux paroles réellement prononcées, discours admirable d’adresse et d’éloquence. Le complice secret des conjurés avait pour lui la loi constitutionnelle (Voyez aussi : Vie de César, I, p. 324).]

[32] [Le Tullianum, bâti ou restauré par Servius Tullius. — Voyez aussi Dict. de Smith, v° Tullianum, appelé aussi la prison Mamertine.]

[33] [Triumvirs capitales. Voyez Dict. de Smith.]

[34] [Il s’agit ici du Sicinius, dont parle Plutarque (Crassus, 7). Il a du foin à la corne (habet fœnum in cornu), aurait-il dit.]

[35] Je fais ici allusion au Catilina de Salluste, écrit par un césarien de profession, et publié en 708 [46 av. J.-C.], soit pendant la régence de César, soit plutôt pendant le triumvirat de ses héritiers. Ce livre est tout un plaidoyer politique. L’auteur y parle à l’honneur du parti démocratique, devenu déjà le fondement de la monarchie romaine : il s’évertue à laver la mémoire de César d’une noire flétrissure, et à montrer blanc comme neige l’oncle du triumvir Marc-Antoine (cf., par exemple, Salluste, 59, avec Dion Cassius, 37, 39). De même dans Jugurtha, Salluste avait voulu mettre à nu les misères du régime oligarchique et célébrer Gaius Marius, le coryphée de la démocratie. De ce qu’en écrivain habile il a su dissimuler ses tendances apologétiques ou accusatrices, il ne s’ensuit nullement que ses livres, pour être admirables, ne soient pas des livres de parti. — [Nous renvoyons aux auteurs originaux, à Salluste, à Cicéron, à Suétone et à Plutarque (Vies de César, Cicéron, Crassus et Caton le Jeune). On lira de même et utilement le Catilina, de M. Mérimée (Paris, 1853) plus sévère pour César que l’empereur Napoléon III. Dans la vie de César (I, pp. 320-340) la conspiration n’est plus pour ainsi dire que politique : la guerre à la société, incendies, meurtres projetés, tout cela est mis en question ou très atténué, et la participation de César est niée. C’est là aller trop loin en faveur de son héros. J’y relève aussi plus d’une pensée, plus d’une maxime qui fait songer aux événements de notre propre et moderne histoire (pp. 335, 339, 359, etc.) En revanche, le rôle de Cicéron, faible et inconsistant, me paraît justement apprécié.]

[36] [Plutarque, César, 7. — Vie de César, I, pp. 317-319.]