L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Fondation de la monarchie militaire

Chapitre III — Chute de l’oligarchie - Prépondérance de Pompée.

 

 

La constitution donnée par Sylla se tenait encore debout. L’orage suscité par Lepidus et Sertorius avait été écarté sans de trop grandes pertes. Mais l’édifice conçu est maintenue par l’énergique pensée du dictateur restait à demi construit, et le Sénat avait négligé de l’achever. C’est ainsi que sans abandonner formellement sa mainmise sur les terres destinées par Sylla aux allotissements, mais non encore divisées en parcelles, le gouvernement n’avait en aucune façon procédé à leur partage : bien plus il les laissait provisoirement, et sans. régulariser les titres, dans la main des anciens propriétaires : ailleurs et sur des fonds domaniaux, de même impartagés, il tolérait que certains individus vinssent arbitrairement s’établir, en vertu de cette ancienne pratique de l’occupation, abolie pourtant de fait et de droit par la réforme des Gracques. Quant aux mesures diverses prises par le dictateur, on les ignore ou on les annule suivant qu’elles sont indifférentes ou incommodes aux optimates : ainsi en arrive-t-il de la privation des droits civiques, expressément prononcée contre des cités entières ; ainsi, de la loi qui prohibe la réunion dans la même main de plusieurs des nouveaux lots ruraux ; ainsi encore de beaucoup de lettres de franchise données à certaines villes , naturellement sans que jamais on leur restitue les sommes payées en échange de leurs immunités. Néanmoins quelque atteinte qu’eussent reçue les ordonnances du dictateur, quelque dommage qu’il s’en suivit pour les fondements de son édifice, on peut dire que les lois semproniennes étaient et demeuraient abrogées dans toutes leurs plus essentielles parties.

Ce n’est point qu’il manquât d’hommes songeant au rétablissement des institutions des Gracques, et voulant obtenir par la voie des réformes partielles et successives les résultats que Lepidus et Sertorius avaient demandés à la révolution. Déjà, au lendemain même de la mort de Sylla (676 [78 av. J.-C.]), sous le coup de l’agitation fomentée par Lepidus, l’annone, restreinte il est vrai, avait été rendue ; et sur l’annone le gouvernement employa tous ses efforts à donner satisfaction au prolétariat sur cette question vitale. Mais en dépit des distributions de blé, la cherté se maintenait, à cause de là piraterie : elle devint intolérable dans Rome, à ce point qu’en 679 [-75] il y eut une violente émeute de rue. On para aux plus urgents besoins par des achats extraordinaires de blé de Sicile, au compte de l’État ; et, pour l’avenir, une loi d’annone votée sur la motion des consuls de 681 [-73] réglementa les achats annuels de ce même blé, et donna ainsi au gouvernement, à la vérité aux dépens des provinciaux, le moyen de prévenir le mal. Mais il était d’autres sujets graves de discorde. La réintégration de la puissance tribunicienne dans tous ses anciens attributs, la suppression des tribunaux sénatoriaux, restaient à l’ordre du jour de l’agitation populaire : or ici, le Sénat gouvernant faisait une plus vigoureuse résistance. Dès l’an 678 [-76], immédiatement après la défaite de Lepidus, la lutte se rouvrit sur la question du tribunat. Un des tribuns, Lucius Sicinius, descendant peut-être du Sicinius qui, plus de quatre cents ans avant, avait le premier revêtu la magistrature populaire, vit sa motion repoussée, grâce surtout à l’opposition passionnée du consul Gaius Curio. En 660 [74 av. J.-C.], Lucius Quinctius fait une nouvelle tentative ; mais le consul Lucius Lucullus, dont l’autorité lui impose, le décide à se désister. L’année suivante Gaius Licinius Macer entre dans la lice. Celui-ci, plus ardent encore que ses prédécesseurs, mêlait, chose caractéristique des temps, les études littéraires aux travaux de la vie publique : les chroniques rapportent qu’il alla jusqu’à donner au peuple le conseil de se refuser à la conscription.

La mauvaise justice rendue par les jurés-sénateurs excitait aussi des plaintes et des clameurs fondées. Impossible, ou peu s’en fallait, d’obtenir la condamnation d’un homme influent. Le collègue n’avait que sympathie pour son collègue ; l’ancien accusé ou l’accusé futur se sentait ému en faveur du pauvre pécheur mis en cause : l’achat du vote était de règle dans le jury. Plus d’un sénateur avait été judiciairement convaincu du crime de corruption. Les principaux optimales, Quintus Catulus, par exemple, avouaient tout haut, en pleine Curie, le bien fondé des doléances publiques, et plusieurs scandales odieux, notamment en 660 [-74], avaient contraint le Sénat à délibérer sur les mesures à prendre contre la vénalité des juges : seulement, comme on pense, la délibération avait duré tant qu’avaient duré les rumeurs, puis bientôt on avait laissé l’affaire tomber dans l’eau. La justice mal administrée enfantait les plus déplorables conséquences, le pillage et les plus intolérables persécutions contre les provinciaux, au point que les crimes anciens, comparés à ceux du jour, semblaient doux et modérés. L’habitude avait légitimé, pour ainsi dire, le vol et la rapine; et la commission des concussions [quæstio repetundarum] n’était plus qu’une machine à prélever impôt sur les sénateurs revenant des grands gouvernements, au profit de leurs collègues demeurés dans la capitale. Mais lorsqu’on eut vu condamner à mort tel notable siciliote, quoique absent et non entendu, pour avoir refusé assistance au préteur dans la perpétration d’un crime ; quand on eut vu menacer tel citoyen romain des verges et de la hache, par cela seul qu’il n’était ni chevalier ni sénateur ; quand l’on eut vu enfin l’oligarchie régnante fouler décidément aux pieds les droits les plus saints et les vieilles conquêtes de la démocratie romaine, la liberté individuelle et la sécurité de l’existence, le peuple, sur le Forum, prêta l’oreille aux plaintes qui s’élevaient contre les gouverneurs des provinces et contre les juges iniques, complices moraux de leurs méfaits. L’opposition, elle aussi, ne se fit point faute d’attaquer ses adversaires sur. l’unique terrain qui lui restât, dans les prétoires des juges. Le jeune Gaius César, qui déjà, comme le comportait son âge, s’était ardemment mêlé à la grande agitation pour le rétablissement des pouvoirs tribuniciens, César, dis-je, se porta accusateur en 677 [77 av. J.-C.], contre Gnæus Dolabella, consulaire et l’un des principaux sectateurs de Sylla : puis l’année d’après contre Gaius Antonius, autre officier du dictateur[1]. En 684 [-70], Marcus Cicéron, à son tour, accusa Gaius Verrès, l’une des plus hideuses créatures de Sylla et l’un des exécrables fléaux des provinces. Tous les jours, le peuple au Forum entendait raconter les sombres temps des proscriptions, les souffrances inouïes des provinciaux, les honteux abus de la justice criminelle, tout cela dans le pompeux langage de la rhétorique italienne et avec l’assaisonnement amer de la moquerie nationale. Le puissant dictateur qui n’était plus et ses séides vivants étaient en butte à toutes les colères et à tous les mépris. Chaque jour les orateurs du parti populaire réclamaient à grands cris et la restauration des pleins pouvoirs du tribunat, cette panacée sainte et magique d’autrefois qui seule pouvait ramener encore les jours de liberté, de grandeur et de puissance, et la réinstitution des sévères tribunaux équestres, et enfin la résurrection de la censure, naguère abolie par Sylla, laquelle seule saurait purger les hautes magistratures de toutes les corruptions funestes à la cité.

Ces efforts n’aboutirent pas. Beaucoup de bruit, beaucoup de scandale : mais à vilipender le pouvoir selon ses mérites ou au-delà, on ne touchait point au but, tant s’en faut. La force matérielle restait dans les mains du peuple de Rome, tant que l’élément militaire ne s’immisçait pas dans les affaires ; et ce peuple lui-même, qui se pressait dans les rues et sur le Forum, ne valait assurément pas mieux que le Sénat dirigeant. Une question d’intérêt urgent était-elle soulevée, le pouvoir, il le fallait bien, entrait en composition avec la multitude : ainsi fut renouvelée la loi sempronienne de l’annone. Mais de là à ce que la multitude prit au sérieux une idée politique quelconque, ou une pensée utile de réforme, il y avait loin. On eût pu justement dire des Romains de ce siècle ce que Démosthène avait dit des Athéniens, citoyens zélés et actifs, quand ils se tiennent aux pieds de la tribune, et écoutent les plans de réforme : une fois rentrés chez eux, ils ne songent plus le moins du monde à ce qu’ils ont entendu sur la place publique ! Les meneurs de la démocratie avaient beau attiser les flammes, le feu ne prenait pas faute d’aliment. Le gouvernement le savait : aussi ne se laissait-il point entamer dans les questions importantes et de principe : tout au plus s’il se prêta (vers 682 [72 av. J.-C.]) à amnistier une partie des complices de Lepidus, qui avaient dû fuir. Et quant aux rares concessions du Sénat, on en fut redevable bien moins à la pression exercée par les démocrates qu’à l’esprit de conciliation des hommes modérés de l’aristocratie. Deux lois avaient été rendues, en 679 [-75], sur la motion de Gaius Cotta, l’unique chef qui restât à cette fraction du parti des optimales : l’une avait trait aux tribunaux, elle fut rapportée dans les années qui suivirent : la seconde abrogeait le décret de Sylla, aux termes duquel l’entrée dans le tribunat créait à toujours l’inaptitude aux autres magistratures, laissant d’ailleurs subsister toutes les autres limitations récemment introduites. Cette seconde loi n’était qu’une demi-mesure, et fut mal accueillie dans les deux camps[2]. La fraction des conservateurs réformistes, qui bientôt perdit son chef de file (Cotta mourut en 681 [73 av. J.-C.]), allait s’effaçant de plus en plus, étouffée qu’elle était entre les deux partis extrêmes plus nettement dessinés de jour en jour. Mais, la fraction des gouvernementaux, si mauvaise et si énervée qu’elle se montrât, ne laissait pas d’avoir l’avantage sur une opposition également mauvaise, également énervée.

Toutefois, cet état de choses si favorable au pouvoir devait changer promptement : il suffisait pour cela du premier différend s’envenimant entre lui et ceux de ses partisans dont l’ambition visait plus haut qu’à un siège dans la Curie ou à la possession d’une aristocratique villa. Et tout d’abord, on avait à compter avec Gnæus Pompée : il était Syllanien ; mais nous avons montré déjà combien peu il se trouvait à l’aise au sein de son propre parti, combien son origine, son passé, ses espérances le tenaient à distance de cette même noblesse, dont il était officiellement considéré comme l’épée et le bouclier. Pendant les guerres d’Espagne (677-683 [-77/-71]), la scission déjà entrouverte s’était incurablement élargie. Malgré, ses répugnances, on lui avait imposé pour collègue Quintus Metellus, l’homme selon le cœur des gouvernants ; et il accusait à son tour, non sans fondement, le Sénat d’avoir, soit coupable négligence, soit mauvais vouloir, laissé dans l’abandon les armées de la République en Espagne : seul le Sénat avait à s’imputer leurs nombreux revers, seul il avait compromis le sort de l’expédition. Aujourd’hui ce même Pompée rentrait dans Rome, vainqueur de tous ses ennemis publics ou cachés, à la tête d’une armée aguerrie, entièrement dévouée, demandant pour ses soldats des terres, pour lui-même le triomphe et le consulat. Ici, ses exigences allaient à l’encontre de la loi. Investi plusieurs fois déjà des pouvoirs les plus étendus, mais à titre extraordinaire, Pompée n’avait jamais occupé les magistratures, pas même la questure, et il n’était point encore entré dans le Sénat : or, pour pouvoir briguer le consulat, il fallait avoir passé par les charges inférieures ; pour obtenir le triomphe, il fallait avoir revêtu la haute et suprême charge publique. Le Sénat était en droit de renvoyer le candidat au consulat à solliciter d’abord la questure ; et quand l’ex-général demandait le triomphe, on lui remettait en mémoire le fait de Scipion, comme lui conquérant de. l’Espagne et renonçant à ces mêmes honneurs qu’il ne pouvait non plus réclamer. Pour les terres domaniales promises à ses soldats, Pompée ne pouvait d’ailleurs rien espérer que de la bonne volonté du Sénat. Mais admettant que celui-ci cédât, comme on pouvait l’attendre de sa faiblesse, même irritée ; admettant qu’on accordât le triomphe, le consulat, les assignations de terres au général victorieux pour prix de services rendus en se faisant le séide de l’aristocratie contre les chefs démocrates, quel serait encore le plus beau lot qui pût être fait à ce capitaine de trente-trois ans ? Allait-on l’enterrer honorablement dans le farniente de l’indolence sénatoriale, dans la foulé des imperators paisibles endormis dans la curie ? Ce à quoi il aspirait ardemment, le commandement de l’expédition contre Mithridate, il ne pouvait un seul instant songer à l’obtenir du Sénat, si le Sénat agissait de son plein gré. Dans l’intérêt bien entendu de sa propre cause, l’oligarchie ne pouvait lui permettre d’ajouter à ses trophées d’Afrique et d’Europe des lauriers récoltés dans un troisième continent : ces lauriers faciles et commodes à cueillir, les aristocrates les gardaient pour eux-mêmes. Donc, ne trouvant point son compte à ne frayer qu’avec les partis dominants, comme les temps n’étaient point mûrs pour une politique personnelle, ouvertement dynastique, comme lui-même il n’était point fait pour ce rôle, il ne lui resta bientôt plus qu’à s’associer avec la démocratie. Aucun intérêt propre ne le liait -à la constitution de Sylla : il lui était loisible tout aussi bien, sinon mieux même, de poursuivre sa fortune dans les rangs populaires. Là, il trouvait tout ce dont il avait besoin. Les chefs actifs et habiles du parti étaient prêts. Ils étaient hommes à le décharger, lui, le héros gauche et gourmé, de tous les ennuis du gouvernail politique : ils étaient trop peu forts pour pouvoir ou vouloir disputer à un général illustre le premier rôle, et surtout le commandement des forces militaires. Le plus important d’entre eux, Gaius César, n’était encore qu’un adolescent, pour ainsi dire, fameux par l’audace déployée dans ses voyages et par ses dettes élégantes, plus encore que par l’ardeur, de son éloquence de démagogue. Il s’estimerait très honoré, si le glorieux Pompée faisait de lui son adjudant politique. La popularité, chose plus convoitée d’ordinaire qu’ils ne se l’avouent par les hommes chez qui, comme chez Pompée, l’ambition dépasse le génie, la popularité ne viendrait-elle pas au devant du jeune général le jour même où, donnant les mains à la démocratie, il lui apporterait la victoire jusque là inespérée ? Ne recevrait-il pas du même coup la récompense qu’il réclamait pour lui et pour ses soldats ? L’oligarchie à bas, nul autre dans l’opposition ne pouvant lui faire concurrence, n’allait-il pas dépendre de lui seul de se faire la situation qu’il lui plairait ? D’autre part, il était manifeste que passer dans le camp ennemi, avec cette armée revenue victorieuse d’Espagne, et tout entière rassemblée en Italie sous la main de son chef, c’était renverser l’ordre de choses existant. Pouvoir régnant, opposition, étaient également sans force : mais si l’opposition ne combattait plus seulement avec la parole, si elle mettait au service de sa cause l’épée d’un général, d’un favori de la victoire, le pouvoir succombait, peut-être même sans coup férir.

Par toutes les routes on arrivait donc forcément à la coalition. Mais partout aussi se manifestaient les répugnances individuelles. Comment l’homme d’épée eût-il pu aimer l’orateur de la rue ? Comment demander à celui-ci de faire joyeux accueil à ce nouveau chef, naguère le bourreau de Carbon et de Brutus ? Les nécessités politiques, sur le moment du moins, l’emportèrent : on fit taire ses pensées et ses ressentiments. Mais au pacte d’alliance Pompée ne concourut point seul avec les démocrates. Marcus Crassus était là, dans la même situation que lui. Ancien partisan de Sylla, Crassus n’avait comme Pompée qu’une politique toute personnelle, absolument étrangère aux intérêts de l’oligarchie régnante : comme Pompée, il avait en Italie, derrière soi, une armée nombreuse et victorieuse, l’armée qui, sous ses ordres, venait d’abattre la révolte des esclaves. Il avait le choix entre la coalition, ou l’union avec les oligarques contre la coalition. Il choisit la première et sans contredit la plus sûre voie. Sa fortune colossale, son influence sur les clubs de la capitale, en faisaient, dans tous les cas, une précieuse recrue ; mais dans les circonstances présentes, il y avait bénéfice incalculable pour le parti agresseur à conquérir avec Crassus l’unique armée qui, dans la main du Sénat, pouvait aider à tenir tête à Pompée. Et les démocrates, que leur pacte avec le présomptueux général ne laissait pas que d’inquiéter, se complaisaient à voir à celui-ci, dans le nouveau venu, un contrepoids, un rival futur peut-être. Ainsi fut conclue, durant l’été de 683 [71 av. J.-C.], la première coalition, entre la démocratie d’une part, et les deux généraux et anciens Syllaniens, de l’autre. Tous deux, ils adoptent le programme du parti : on leur promet le consulat pour l’année suivante : en outre Pompée aura le triomphe, les lots de terre tant désirés pour ses soldats ; et Crassus, le vainqueur de Spartacus, aura tout au moins les honneurs d’une entrée solennelle dans la capitale.

Aux deux armées campées en Italie, à la haute finance et à la démocratie complotant ensemble le renverseraient de la constitution syllanienne, le Sénat n’avait au plus à opposer que la seconde armée d’Espagne, commandée par Quintus Metellus Pius. Mais Sylla l’avait bien prédit, ce qu’il avait fait ne devait pas se revoir ; et Metellus, peu enclin à se jeter dans une guerre civile, avait, aussitôt les Alpes franchies, congédié ses soldats. L’oligarchie dut se résigner à son sort inévitable. Le Sénat accorde les dispenses nécessaires pour le consulat et le triomphe Pompée et Crassus, sans rencontrer d’obstacles, sont élus consuls pour 684 [70 av. J.-C.] ; et leurs troupes, soi-disant dans l’attente du jour triomphal, campent devant la ville. Avant même d’entrer en charge, dans une assemblée du peuple convoquée par le tribun Marcus Lollius Palicanus, Pompée se prononce publiquement et formellement pour la démocratie et son programme. C’était décider en principe les changements constitutionnels.

En effet, à dater de ce jour on fait le siège en règle de toutes les institutions de Sylla. Tout d’abord le tribunat reconquiert son importance des temps passés. C’est Pompée qui, en sa qualité de consul, propose la loi nouvelle rendant aux tribuns leurs attributions traditionnelles, et aussi l’initiative légiférante, étrange cadeau, venant de l’homme qui, plus qu’aucun autre alors vivant, avait contribué à enlever ses antiques privilèges à la cité. En ce qui touche les jurés, l’ordonnance de Sylla prescrivait de les prendre en suivant l’ordre des listes sénatoriales ; cette ordonnance est abolie : seulement, on ne la remplace point purement et simplement par la restauration des tribunaux équestres des Gracques. A l’avenir, ainsi le veut la loi Aurelia, les jurys seront composés de sénateurs pour un tiers, et de juges du cens des chevaliers pour les deux autres tiers de plus, parmi ces derniers, moitié sera prise parmi les anciens présidents des tribus, ou, comme on les appelait, parmi les tribuns du trésor [tribun œrarii], innovation qui renfermait en germe une concession plus ample faite à la démocratie, puisque par là le tiers au moins des jurés criminels de l’album ; à l’instar des jurés civils du tribunal des centumvirs, était indirectement laissé au choix des tribus. Le Sénat dut vraisemblablement à Crassus et à ses amis de n’être point complètement expulsé de l’album. Il le dut aussi en partie à l’entrée des sénatoriens du juste milieu dans la coalition. La loi elle-même, il le faut dire enfin, avait été proposée par le préteur Lucius Cotta, frère du chef du parti sénatorial, mort tout récemment.

Autre réforme considérable. Le système de l’impôt asiatique, tel que Sylla l’avait organisé, est à son tour abandonné, dans cette même année, je suppose : le gouverneur provincial Lucius Lucullus est invité à rétablir les fermes, cette création de Gaius Gracchus. Ainsi se trouve rouverte pour la haute finance une source abondante de puissance et de richesse. Enfin la censure est non seulement réinstituée ; mais, suivant toute apparence, elle ressuscite sans l’ancienne limitation de la charge à dix-huit mois de durée. Les censeurs, quand ils le jugeront nécessaire, pourront se continuer désormais durant les cinq années du lustre [lustrum], ce qui s’était fait, disait-on, au temps jadis, et ce qui s’était fait au début pour Tes deux premiers censeurs, à en croire les annales, falsifiées dans un intérêt démocratique. A l’élection, que les consuls fixèrent à une époque rapprochée de leur entrée en charge, on vit, comme pour bafouer le Sénat, sortir les noms des deux consuls de l’an 682 [72 av. J.-C.], Gnæus Lentulus Clodianus, et Lucius Gellius. Ils avaient, on se le rappelle, misérablement conduit la guerre contre Spartacus, si bien qu’alors il avait fallu les éloigner de l’armée. Évidemment, dans la main de tels hommes, tous les moyens, tous les leviers de l’austère magistrature allaient, être mis au service des puissants du jour, ou. dirigés contre le régime sénatorial. Ils rayèrent des listes de la Curie la huitième partie de ses membres, pour le moins, au nombre de soixante-dix : on comptait parmi les exclus ce Gaius Antonius, jadis inutilement accusé par César, le consul de l’an 683 [-71], Publius Lentulus Sura, et probablement aussi quantité des créatures exécrées de Sylla.

Ainsi, pour les institutions les plus essentielles, l’année 684 [70 av. J.-C.] ramenait au système qui avait précédé les ordonnances de Sylla. Comme autrefois, la multitude romaine était nourrie aux frais du trésor public, c’est-à-dire, aux frais des provinces : comme autrefois, le tribunat donnait lettre de marque à tout démagogue pour courir sus au régime politique : comme autrefois, l’aristocratie de l’argent, maîtresse de la ferme des impôts, pesant par le contrôle judiciaire sur les gouverneurs des provinces, et plus forte que jamais, portait haut la tête à côté du pouvoir : comme autrefois enfin, le Sénat tremblait devant le verdict des jurés de l’ordre équestre, et devant le blâme censorat. Les démolisseurs avaient renversé. à terre le système fondé par Sylla sur l’annulation politique de l’aristocratie marchande et de la démocratie, et sur la toute-puissance de la noblesse l A l’exception de quelques détails secondaires, auxquels il. ne fut touché que plus tard (citons le droit de cooptation que Sylla avait rendu aux collèges sacerdotaux), il ne restait plus rien de l’organisation politique du dictateur, si ce n’est les concessions qu’il avait spontanément faites à l’opposition, comme l’appel de tous les Italiques en masse au droit de cité romaine ; si ce n’est encore certains arrangements sans couleur de parti, auxquels, pour cette raison, les démocrates intelligents ne pouvaient rien trouver à redire, tels que les restrictions apportées aux affranchissements, la répartition des provinces de magistrature, et les innovations matérielles dans le droit criminel.

Les coalisés étaient d’accord sur les questions de principe que soulevait la révolution à l’ordre du jour : dès qu’on en vint aux questions de personnes, il n’en fut plus de même. Naturellement les démocrates ne se contentaient pas d’avoir leur programme admis en théorie : ils voulaient aussi leur restauration à eux, les honneurs rendus à leurs morts, la punition des meurtriers, le rappel des exilés, l’abolition des incapacités politiques pesant sur lès enfants des proscrits, la restitution des biens confisqués par Sylla ; ils voulaient enfin une indemnité à la charge des héritiers et complices du dictateur, toutes choses qui n’eussent été que la conséquence logique d’une réelle victoire de la démocratie. Mais telle n’était point, à beaucoup près, la victoire de la coalition de 683 [71 av. J.-C.]. Si la démocratie apportait son nom et son programme, la force qui peut et qui exécute appartenait à Pompée et aux officiers venus à elle de la veille. Ni maintenant, ni jamais, ceux-ci ne donneraient les mains à une réaction qui, n’amenant que de nouvelles et de profondes convulsions, se tournerait contre eux-mêmes en fin de compte. Tout le monde ne savait-il pas, de récente mémoire, de quels hommes Pompée avait versé le sang, et sur quels fondements Crassus avait bâti son immense fortune ? On s’explique ainsi, et. c’est là la preuve de la faiblesse des démocrates, comment la coalition de 683 [-71] ne fit rien ni pour la vengeance ni pour, la réhabilitation du parti. Citerons-nous, à titre d’exception, la loi qui porte le nom du censeur Lentulus ? Elle exigeait la rentrée du prix des biens confisqués par Sylla et vendus à l’enchère, soit qu’un arriéré restât dû, soit que le dictateur eût fait remise de ce prix ? Mais qu’on y songe, s’il y avait là un dommage personnel pour bon nombre de Syllaniens, la mesure leur assurait un titre définitif sur la chose confisquée.

Ainsi périt l’œuvre de Sylla. Qu’allait-on mettre à la place ? La question se posait, bien plus qu’elle n’était vidée. La coalition devait se maintenir tant qu’on aurait un but commun, le renversement de la restauration : ce but atteint, elle allait se dissoudre d’elle-même, sinon quant au nom, du moins dans le vrai des choses. De quel côté passeraient alors la force et la puissance ? Ici, tout marchait à une solution à la fois rapide et violente. Les armées de Pompée et de Crassus campaient toujours devant les murs. Le premier avait bien promis de licencier ses soldats aussitôt après son triomphe (dernier jour de décembre 683 [71 av. J.-C.]) ; mais cette promesse était à vau-l’eau. Pour accomplir la révolution sans obstacle, ne fallait-il pas peser sur le Sénat par la crainte qu’il avait de l’armée d’Espagne, réunie en vue de Rome ? Ou bien avec l’armée de Crassus, aussi gardée sous les armes, n’en arriverait-on point au même résultat ? Mais la révolution une fois faite, les deux armées ne furent pas davantage congédiées. Tout semblait présager que l’un des deux généraux, alliés à la démocratie, allait prendre bientôt la dictature militaire, et enchaîner ensemble oligarques et démocrates. Or, ce dictateur ne pouvait être que Pompée. Dès l’origine, Crassus n’avait joué dans la coalition qu’un second rôle : il n’était arrivé qu’en solliciteur, et il devait son élection au consulat principalement à la fière attitude de Pompée. Celui-ci, de beaucoup le plus fort, dominait visiblement la situation : s’il allait de l’avant, il ne pouvait manquer de se faire le régent absolu du plus puissant état du monde civilisé. Déjà, l’instinct des masses lui prêtait ce rôle. Déjà, la foule des serviles se ruait au devant du futur monarque. Déjà ses faibles adversaires cherchaient un moyen extrême de résistance dans une coalition nouvelle. On voyait Crassus, poussé par sa jalousie d’ancienne et récente date contre un rival plus jeune et de beaucoup supérieur à lui, se rapprocher du Sénat, s’essayer à capter la multitude romaine par ses prodigalités inouïes : comme si l’oligarchie qu’il avait aidé à abattre, comme si la multitude éternellement ingrate, eussent pu lui donner l’ombre d’un appui contre les vétérans de l’armée d’Espagne ! Un moment, il sembla que les soldats de Crassus et de Pompée en viendraient aux mains devant les portes de Rome.

Les démocrates empêchèrent la catastrophe à force de prudence et de souplesse. A eux aussi, tout autant qu’au Sénat et à Crassus, il importait que Pompée ne pût saisir la dictature : leurs meneurs, sagement avisés, cherchèrent leur salut dans leur propre faiblesse et dans le caractère bien connu de leur puissant adversaire. Il ne manquait à Pompée, pour mettre la main sur la couronne, qu’une seule condition, la première de toutes, l’audace qui fait les rois. Nous avons dépeint l’homme ailleurs, avec ses aspirations qui le portaient à la fois vers un républicanisme loyal et vers la tyrannie, avec l’incertitude et les vacillations de sa volonté, avec sa docilité grande qui se cachait derrière ses bravades d’indépendance dans les décisions. Il était au jour de la première grande épreuve que lui eût apportée la fortune : il n’en sut pas. sortir en vainqueur. En ne licenciant pas son armée, il donnait pour prétexte à son refus sa méfiance à l’endroit de Crassus : il ne voulait point désarmer le premier. Aussitôt les démocrates de pousser et décider Crassus à prendre lui-même les mesures dont il s’agit, et d’offrir devant tous la main à son collègue : en public comme en secret ils l’assiégent de leurs instances : au double service, de vaincre un ennemi de la patrie et de réconcilier les partis, il en joindra un troisième et le plus grand, celui d’avoir assuré la paix au dedans, et fait reculer le menaçant fantôme de la guerre civile ! Tout ce qui pouvait avoir action sur le héros vaniteux, malhabile, hésitant : flatteries diplomatiques, appareil théâtral de l’enthousiasme patriotique, tout fut mis en mouvement pour atteindre au but : mais déjà, ce qui, au surplus, était le principal, les concessions opportunes de Crassus avaient produit ce résultat, qu’il fallait ou que Pompée se fit hardiment le tyran de Rome, ou qu’il recula. Il battit en retraite, et accorda le licenciement de ses troupes. Il n’avait plus à ambitionner le commandement de l’expédition contre Mithridate, sur lequel il avait certainement compté, quand il s’était fait élire consul pour 684 [70 av. J. C.] : la campagne de Lucullus en 683 [-71] équivalait à la fin de la guerre ; et quant à prendre le gouvernement de la province consulaire à lui. attribuée par le Sénat, aux, termes de la loi Sempronienne, il jugeait la chose au-dessous de lui. Crassus, en cela, suivait son exemple. Donc, quand vint le dernier jour de l’année (684 [-70]), Pompée sortit de charge, se retira des affaires publiques, et déclara sa ferme intention de vivre à l’avenir dans le repos, en simple citoyen. Il s’était mis dans la situation d’avoir à s’emparer de la couronne ; puis, ne l’ayant point fait, de rester sans autre rôle à jouer que celui d’un candidat au trône qui s’est laissé évincer.

L’homme à qui les événements avaient fait la première place se retirant de la scène les partis se retrouvaient comme ils étaient, à peu près, au temps des Gracques ou de Marius. Sylla n’avait point donné le gouvernement au Sénat : il ne l’avait que fortifié dans ses mains ; et le pouvoir restait encore à ce grand collège, même après la chute des boulevards élevés par le dictateur. D’autre part, la constitution avec laquelle on gouvernait n’était autre, pour le fond, que la constitution des Gracques, toute pénétrée d’un esprit hostile à l’oligarchie. La démocratie avait ramené les institutions de Gaius Gracchus ; mais celles-ci, sans un Gracque, n’étaient qu’un corps sans tête : cette tête, ni Pompée ni Crassus ne pouvaient longtemps l’être, le fait était clair, et les derniers événements ne le montraient que trop. Un chef lui faisant défaut qui prît en main le gouvernail, il ne restait plus à l’opposition démocratique qu’à gêner et à contrarier à chaque pas le gouvernement du jour. Mais entre l’oligarchie jet la démocratie, le parti financier reprenait son ancienne importance : durant la dernière crise, il avait fait cause commune avec les démocrates : aujourd’hui il semblait vouloir se retirer sous sa tente, et les oligarques s’efforçaient de le gagner à, tout prix, ne fût-ce que comme contrepoids. Ainsi recherchés des deux côtés, les financiers tirèrent profit en toute hâte des avantages de leur position : ils se firent rendre par un plébiscite exprès (687 [-67]) leurs quatorze bancs réservés au théâtre, le seul de leurs anciens privilèges qu’ils n’eussent point jusqu’ici reconquis. D’ailleurs et à tout prendre, sans rompre carrément avec la démocratie, ils se rapprochaient davantage des hommes du gouvernement. A ce mouvement déjà se rattachait l’entente accomplie entre le Sénat et Crassus avec toute sa clientèle. Mais bientôt un grave incident vint consommer l’alliance entre les optimates et l’aristocratie de l’argent : je veux parler du sénatus-consulte qui, sur les instances des capitalistes qu’il avait grièvement lésés, retira en 686 [-68] à Lucius Lucullus, l’un des plus éminents parmi les généraux sénatoriens, la province d’Asie, qui tenait tant à cœur aux chevaliers.

Pendant que les factions, dans Rome, poursuivaient leurs querelles habituelles, sans jamais pouvoir aboutir à une solution vraie, les événements se succédaient dans l’Est, descendant une pente fatale, comme nous l’avons montré plus haut ; et réagissant sur la marche hésitante de la politique intérieure, ils poussaient à l’inévitable crise. Sur terre et sur mer, la guerre avait pris la plus défavorable tournure. L’armée romaine du Pont battue, l’armée d’Arménie en voie de dissolution et en pleine retraite, les pirates absolument maîtres de la mer, les blés montant à un prix si haut en Italie qu’on redoutait une complète famine : tel est le tableau qui s’offrait aux yeux, au commencement de l’an 687 [67 av. J.-C.]. Certes le mal tenait beaucoup, nous l’avons dit, aux fautes des généraux, à l’incapacité totale de l’amiral Marcus Antonius, à la témérité de Lucius Lucullus, homme de valeur pourtant : la démocratie et ses excès avaient principalement causé la désagrégation de l’armée d’Arménie : mais le pouvoir à Rome payait pour tout le monde, pour ses propres fautes, et pour les désastres imputables à d’autres. La foule affamée et rugissante n’attendait que l’occasion d’en finir avec le Sénat.

La crise éclata décisive. Si abaissée et désarmée qu’elle fût, l’oligarchie se tenait debout encore, la direction des affaires publiques continuant d’appartenir au Sénat : mais elle devait nécessairement tomber le jour où ses adversaires s’empareraient du gouvernement, et notamment de la, haute gestion des affaires militaires. Or, aujourd’hui c’était chose devenue possible. Si devant les comices, des motions étaient portées tendant à donner une impulsion meilleure à la guerre continentale et maritime, ce qu’on pouvait facilement prévoir dans l’état des esprits, les sénateurs restaient impuissants à empêcher le vote et l’immixtion du peuple dans les matières de la haute politique, et c’était du même coup la destitution du Sénat et la translation du pouvoir aux mains des chefs de l’opposition. Dans cet enchevêtrement des questions pendantes, Pompée redevenait maître de la solution. Depuis plus de deux ans, l’illustre capitaine vivait dans Rome, loin des affaires. Rarement il se faisait entendre au Forum ou dans la Curie : ici, on ne le voyait que d’assez mauvais œil et sans lui laisser d’influence : là, il se trouvait mal à l’aise au milieu des orages des partis. Quand il se montrait, pourtant, c’était avec tout l’appareil de ses grands et petits clients lui faisant cortège ; et sa retraite affectée en imposait à la foule. L’éclat de ses grandes victoires ne s’était point effacé : qu’il s’offrît à aller en Orient, et le peuple aussitôt, lui donnant ce qu’il demandait, l’investirait de la toute-puissance politique et militaire ! Pour l’oligarchie, qui voyait dans la dictature militaire populaire sa ruine certaine, et dans Pompée, après la coalition de 683 [71 av. J.-C.], son plus redoutable ennemi, c’eût été là le coup de la mort ; et quant aux démocrates, ils n’auraient point eu lieu, non plus, d’en être satisfaits. Quelque désirable qu’il fût à leurs yeux de mettre fin au gouvernement sénatorial, une telle révolution apportait bien moins la victoire à leur parti que le triomphe à leur trop puissant allié. Ne pouvait-il pas facilement se changer en un ennemi mille fois plus dangereux que les sénateurs ? En poussant, deux ans avant, au licenciement de l’armée d’Espagne et à la retraite du général, on n’aurait donc conjuré les périls du moment que pour les voir ressusciter plus grands, plus imminents, avec ce même Pompée devenu le commandant en chef des armées d’Orient.

Quoi qu’il en soit, Pompée, cette fois, mit la main sur le pouvoir, ou laissa ses amis agir pour lui. L’année 687 [67 av. J.-C.] vit proposer deux lois : l’une, outre le licenciement, depuis longtemps réclamé par les démocrates, de tous les soldats de l’armée d’Asie qui avaient fait leur temps, exigeait le rappel du général Lucius Lucullus, et son remplacement par l’un des consuls du moment, Gaius Pison, ou Manius Glabrio ; l’autre reprenait, en leur donnant plus d’extension, les projets agités sept ans avant dans le Sénat, pour balayer là piraterie. Elle ordonnait que le Sénat désignât un général unique choisi parmi les consulaires, ayant seul le commandement suprême des mers méditerranéennes, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux rivages de Syrie et de Pont, et sur toutes les côtes jusqu’à 50 milles (10 milles allemands = 20 lieues) dans les terres, en y exerçant ses pouvoirs de concurrence avec les gouverneurs locaux. Il serait nommé pour trois ans. Il aurait un état-major tel qu’on n’en avait jamais vu, vingt-cinq lieutenants, tous sénatoriens, tous ayant les insignes et les attributions des préteurs, et deux caissiers d’armée ayant les droits des questeurs. Les choix appartenaient exclusivement au général en chef. On l’autorisait à lever jusqu’à 120.000 fantassins, 7.000 cavaliers, 500 vaisseaux de guerre ; à user sans contrôle, à telles fins, de toutes les ressources des provinces et des pays clients : de plus on lui confiait sur l’heure toute la flotte actuellement prête, et des troupes déjà nombreuses. On mettait à son service toutes les caisses publiques dans Rome et dans les provinces, toutes les caisses dés cités sujettes; et, malgré la détresse financière du moment, on lui versait comptant 144.000.000 de sesterces (11.000.000 de thaler = 41.250,000 fr.).

De tels projets de loi, celui surtout qui avait trait à la guerre contre les pirates, entraînaient la ruine du gouvernement sénatorial. Dans le cours ordinaire des choses, les hauts magistrats, régulièrement élus par le peuple, étaient en même temps les généraux de ses armées ; et quant aux magistrats extraordinaires, il leur fallait aussi, dans la règle stricte, l’assentiment populaire pour exercer le commandement : mais, dès qu’il s’agissait de l’imperium unique, les comices n’avaient plus l’autorité directe constitutionnellement parlant ; et il avait fallu jusqu’ici pour qu’ils intervinssent de façon ou d’autre, ou une motion du Sénat, ou une motion de l’un des magistrats que leur fonction appelait aussi au commandement militaire : alors seulement, ils avaient voté sur la collation des pouvoirs exceptionnels. Depuis la fondation de la République, le Sénat en cas pareil avait toujours eu le premier et le dernier mot ; et avec le cours des siècles sa prérogative s’était confirmée et fait accepter. La démocratie avait eu beau résister : dans les circonstances mêmes les plus graves, lorsqu’il s’était agi, par exemple, de conférer le commandement de la province d’Afrique à Gaius Marius (647 [107 av. J.-C.]), la loi constitutionnelle avait été suivie, et l’on avait vu le magistrat régulier appelé au généralat par une loi régulière, et chargé par elle de la conduite spéciale de l’expédition alors projetée: Aujourd’hui c’était un simple particulier que le peuple allait, à titre extraordinaire, investir de la puissance suprême, en lui assignant une compétence que seul il réglait. En la forme, et par mode d’atténuation, il était bien dit que la nomination serait faite par le Sénat et dans les rangs des consulaires : mais si on lui laissait le choix, c’est qu’il n’y avait pas de choix à faire! En face de cette multitude ameutée, à qui donc le Sénat pouvait-il conférer le commandement des mers et des côtes maritimes, sinon à Pompée ? Dans cette seule nomination, il y avait en principe. la négation du gouvernement sénatorial : ce pouvoir s’évanouissait vraiment devant la création d’une magistrature ayant dans les finances et dans la guerre une compétence sans limites. Jadis l’imperium prenait fin avec l’année de charge ; il était circonscrit dans sa province ; les moyens militaires et financiers lui étaient exactement mesurés : aujourd’hui la mission nouvelle et extraordinaire conférée à Pompée lui demeure assurée pour trois ans, sans exclure une plus longue prorogation, comme bien on pense : Pompée aura sous ses ordres presque toutes les provinces, et même l’Italie, toujours en dehors, auparavant, du proconsulat militaire : il prendra arbitrairement et sans compter soldats, vaisseaux et argent du trésor ! Nous rappelions plus haut l’antique et fondamentale règle du droit public de la République romaine, laquelle prohibait la collation de la fonction suprême militaire et civile sans le vote préalable du peuple : cette règle on va la violer en faveur du général en chef ; et la loi nouvelle, en donnant les attributions et le rang des préteurs aux vingt-cinq lieutenants qu’il sera libre de se choisir[3], subordonne du même coup la magistrature souveraine de la Rome républicaine à la fonction de création nouvelle. Mais de quel nom appeler cette fonction ? A l’avenir il appartiendra de le deviner et de le dire : au fond, elle renferme assurément la monarchie. Donc derrière la motion proposée, il y avait le renversement complet de l’ordre de choses préexistant.

Toutes ces mesures, de la part d’uni homme qui, la veille, avait donné la preuve frappante de sa faiblesse, étonnent par leur. énergie et leur ampleur même. Mais on s’explique aisément que Pompée cette fois ait marché d’une allure plus décidée que durant son consulat. Il s’agissait moins pour lui de se proclamer autocrate, que de préparer l’autocratie par un régime militaire et d’exception. Si révolutionnaire qu’il frit dans le fond, il revêtait et respectait les formes constitutionnelles, et allait toucher enfin. au but où avaient tendu tous ses vœux, au commandement de l’expédition projetée contre Mithridate et Tigrane. D’autres et non moins sérieuses convenances préparaient aussi l’émancipation du pouvoir militaire. Pompée pouvait-il oublier que peu d’années avant une expédition combinée dans de semblables conditions, et en vue de détruire la piraterie, avait avorté par le fait de la déplorable administration du Sénat ; que la guerre d’Espagne avait failli mal finir, parce que le Sénat avait négligé les armées et détestablement conduit les finances ? Il ne pouvait pas ne pas voir quelle était l’attitude des aristocrates envers lui-même, le transfuge d’à camp des Syllaniens, et quel sort lui serait réservé s’il se laissait envoyer en Orient ; simple commandant d’armée au service du régime actuel, et ses autres pouvoirs que ceux des proconsuls ordinaires. On comprend donc pourquoi, comme condition de son acceptation, il voulait avoir son indépendance absolue au regard du Sénat : on comprend aussi comment le peuple acquiesça à son désir. Et puis, il est plus que, probable qu’impatienté par sa reculade d’il y a deux ans, son entourage cette fois le poussa à agir plus vigoureusement et plus vite. La motion sur le rappel de Lucullus et sur l’expédition nouvelle contre les pirates fut portée devant le peuple par le tribun Aulus Gabinius, homme perdu de mœurs et de la bourse, au demeurant habile entremetteur, orateur hardi et brave soldat. Si peu sérieuses que fussent les assurances de Pompée, affectant de ne point désirer le commandement des mers et de l’expédition contre les pirates, ou de n’aspirer qu’au repos de la vie privée, on ne peut mettre en doute que l’audacieux et remuant client, familier de la maison du chef et de ses intimes, n’ait fini par entraîner son patron, toujours indécis, toujours à court de vues, ou n’ait pris même la décision dernière en quelque sorte par dessus sa tête.

Quant à la démocratie, ses chefs, tout en couvant leur mécontentement en silence, demeuraient hors d’état de combattre publiquement la motion. Suivant les apparences, ils n’eussent pas pu en empêcher le vote, et n’auraient fait que se brouiller avec Pompée, l’obligeant peut-être à se rapprocher de l’oligarchie, ou à poursuivre sans nul, scrupule, entre les deux partis extrêmes, la seule voie de sa politique personnelle. Ils n’avaient pas le choix : il leur fallait encore rester ses alliés, si creuse que fut l’alliance : du moins l’occasion s’offrait de renverser enfin le Sénat, et cette fois pour toujours. Cessant d’être l’opposition pour devenir le pouvoir, ils comptaient sur l’avenir pour le reste, et aussi sur la faiblesse de caractère de Pompée. On vit donc se remuer en faveur du projet de -loi tous les principaux du parti, et le préteur Lucius Quinctius, le même qui, sept ans avant, avait travaillé au rétablissement de la puissance tribunicienne, et Gaius César, depuis peu sorti de la questure[4].

Les classes privilégiées étaient furieuses, non pas seulement la noblesse, mais encore l’aristocratie marchande, car celle-ci voyait de même ses privilèges menacés par une révolution aussi fondamentale, et elle eût voulu rentrer sous la clientèle protectrice du Sénat. Quand Gabinius, sa motion faite, revint dans la Curie, il s’en fallut de peu que les pères conscrits ne l’étranglassent de leurs propres mains, oubliant dans leur colère quel mal pouvait sortir de ce mode sommaire .de discussion. Le tribun s’enfuit au Forum, et déjà il excitait la foule à prendre la Curie d’assaut : heureusement la séance avait été levée. Le consul Pison, le champion de l’aristocratie, tomba sous la main des émeutiers. Ils l’auraient sacrifié à leur rage si Gabinius, qui survint, craignant de compromettre son succès certain par un attentat hors de saison, ne l’eût pas aussitôt délivré. L’irritation du peuple n’en continua pas moins, trouvant même un aliment nouveau dans la cherté des blés, dans les nombreuses et folles rumeurs qui couraient. On se racontait que Lucius Lucullus, détournant l’argent destiné à la guerre d’Asie, en avait placé à Rome, partie à gros intérêt, et tenté d’en employer partie à corrompre le préteur Quinctius, et à le détacher de la cause du peuple. On racontait que le Sénat préparait à Pompée, au second Romulus, le sort du premier[5] ; je fais grâce au reste. Sur ces entrefaites, arriva le jour du vote. Les têtes se pressaient sur le Forum : sur les toits des édifices on voyait les groupes entassés, les yeux tournés vers la tribune aux harangues : tous les collègues de Gabinius avaient promis leur intercession au Sénat ; mais intimidés par cette foule soulevée et bruyante, ils se turent, sauf un seul, Lucius Trebellius, qui s’était juré à lui-même et aux sénateurs de mourir plutôt que de céder. Il intervint ; aussitôt Gabinius, arrêtant le scrutin, demanda au peuple assemblé qu’il fût fait envers son collègue récalcitrant comme jadis envers Octavius, sur la motion de Tibérius Gracchus, c’est-à-dire qu’il fût destitué sur place. Le peuple vota sur cette motion, et la lecture des tablettes de vote commença. Déjà on avait proclamé les votes des seize premières tribus : vint le tour de la dix-septième, qui se prononça, elle aussi, affirmativement. Une seule voix encore, et la majorité était atteinte. A ce moment, Trebellius prit peur, et faussant son serment, retira son intercession. En vain Othon, un autre tribun, lutta avec énergie, demandant au moins qu’il pût être nommé deux généraux au lieu d’un seul, deux duumvirs de la flotte, comme autrefois. En vain le vieux Quintus Catulus, l’homme le plus respecté du Sénat, épuisa les forces qui lui restaient, demandant que le choix des lieutenants ne fût point laissé au général, mais revint au peuple. Au milieu des cris furieux de la foule, Othon, ne fut pas entendu. Grâce à Gabinius, le peuple eut des égards calculés pour le vieux sénatorien, et l’écouta respectueusement et en silence ; mais ses paroles étaient peine perdue. Le projet fut converti en loi sans un seul amendement : de plus, ce que Pompée désirait instamment, la sanction, lui fut sur l’heure et pleinement donnée.

Les deux généraux nouveaux, Pompée et Glabrion, partirent pour leurs commandements, laissant derrière eux l’espérance et l’impatience : aussitôt le vote de la loi Gabinia, le cours des blés était retombé au taux ordinaire, preuve manifeste de la confiance qui s’attachait à la grande expédition et à son illustre chef. Nous raconterons ailleurs comment cette confiance fut justifiée, et même dépassée : en trois mois la mer était nettoyée. Depuis les guerres contre Hannibal, jamais la République n’avait déployé une telle énergie au dehors : succédant à l’administration molle et incapable des oligarques, l’opposition démocratique et militaire avait brillamment saisi et conduit les rênes de l’État. Le consul Pison, dans la Narbonnaise, essaya bien de jeter quelques obstacles sous les pas de Pompée, et de gêner ses préparatifs, il ne fit qu’irriter davantage la multitude contre son parti, et l’enthousiasme alla croissant pour l’heureux général : sans son intervention personnelle l’assemblée du peuple eût sur le champ déposé le consul.

Pendant ce temps le désordre était plus grand que jamais sur le continent d’Orient. Glabrion, qui devait prendre, à la place de Lucullus, le commandement des troupes envoyées contre Mithridate et Tigrane, n’avait pas bougé de l’Asie occidentale : ses proclamations avaient soulevé les soldats contre Lucullus. Mais comme il n’avait pas rejoint l’armée, celui-ci était forcément resté à leur tête. Contre Mithridate on n’avait plus rien fait ; et les cavaliers pontiques pillaient impunément et sans crainte la Bithynie et la Cappadoce. La guerre contre les pirates ayant conduit Pompée avec son armée jusqu’en Asie-Mineure, rien ne semblait plus simple que de le préposer aussi à la guerre du Pont et de l’Arménie, dont il avait si longtemps convoité le commandement. Mais on le sent, les démocrates à Rome n’entraient point dans les vœux du général et n’auraient à aucun prix saisi l’initiative. Très probablement, Gabinius avait eu sa leçon faite, et c’était à dessein que dans sa rogation il n’avait point compris à la fois et la guerre contre Mithridate, et la guerre contre les pirates, Glabrion demeurant chargé de la première. Pompée n’était-il pas trop puissant déjà pour qu’on voulût encore le grandir et l’éterniser ? Mais voici que surgit un certain Gaius Manilius, homme de rien, insignifiant s’il en fût, tribun du peuple pourtant, et que ses rogations maladroites avaient à la fois brouillé avec l’aristocratie et la démocratie. Espérant se hisser jusque sous l’auréole du général, s’il lui faisait obtenir ce que chacun savait être l’objet de son ardent désir, bien qu’il n’osât le demander, Manilius propose au e peuple de rappeler Glabrion de Bithynie et du Pont, ainsi que Marcius Rex de Cilicie. A leur place, le proconsul des mers et des côtes sera, par surcroît, chargé de toute la guerre en Orient, sans limite de temps, avec droit absolu de conclure la paix et les traités d’alliance (commencement de 688 [66 av. J.-C.]). Mieux que jamais on put voir quel coup terrible avait été porté au mécanisme de la constitution romaine, le jour où l’initiative appartenant désormais au premier démagogue venu, et le vote à la foule encore mineure, le pouvoir légiférant avait aussi mis la main sur l’administration. La motion manilienne ne plaisait à aucun des partis : et pourtant elle ne rencontra pour ainsi dire pas de résistance. Les meneurs de la démocratie n’osèrent pas y faire opposition, la subissant comme déjà ils avaient dû subir la loi Gabinia : ils renfermèrent en eux-mêmes leur mécontentement et leurs inquiétudes, et allèrent jusqu’à parler en faveur de Pompée. Quant aux aristocrates modérés ils tinrent un semblable langage : après le vote de la rogation de Gabinius, la lutte n’était plus possible, et quiconque voyait plus loin, reconnaissait déjà que la vraie conduite à tenir pour les sénatoriens, était au contraire le rapprochement avec Pompée, et même dans la prévision de sa rupture prochaine avec les démocrates, une complète alliance avec lui. Enfin les partisans de la politique de bascule bénissaient l’heure où ils pouvaient se donner les apparences d’une opinion qui leur fût propre, et se dessiner hardiment, sans se compromettre avec aucune des factions. Notons le fait : c’est pour défendre le projet de Manilius que Cicéron monta pour la première fois à la tribune politique[6]. Seuls, quelques optimates plus austères, A. Catulus, à leur tête, gardèrent leurs couleurs, et parlèrent contre la loi. Naturellement le peuple la vota à une majorité voisine de l’unanimité. Ainsi Pompée à son commandement, déjà immense, allait ajouter le gouvernement des provinces d’Asie-Mineure, si bien que, dans le vaste empire de la République, il n’était plus à peine un pouce de terrain qui ne lui obéit. Il avait à diriger une guerre dont-on pouvait dire, comme des expéditions d’Alexandre, qu’on savait bien où elle commençait, sans savoir ni où ni comment elle finirait. Jamais, depuis la fondation de Rome, une telle puissance n’avait été concentrée dans la même main.

Le vote des lois Gabinia et Manilia termine la lutte entre le Sénat et le parti populaire, lutte qui débuta soixante-sept ans avant, par le vote des lois semproniennes. Celles-ci avaient constitué le parti révolutionnaire à l’état d’opposition politique : par les lois Gabinia et Manilia, il passe de l’opposition au pouvoir ; et de même qu’à un moment solennel, l’inutile intercession d’Octavius avait amené la première brèche faite à la constitution, de même l’heure était grave où la retraite de Trebellius donnait le signal de la chute du dernier rempart du gouvernement sénatorial. Des deux côtés on avait la claire vue des choses : aussi, dans ce duel à mort, les plus indolents mêmes d’entre les sénateurs étaient entrés en tressaillement. La guerre constitutionnelle finit d’ailleurs autrement et bien plus mal qu’elle n’avait commencé. C’était après tout un jeune homme, noble en toutes choses que celui qui avait ouvert la révolution : elle était close, au contraire, par des .intrigants et des démagogues de la pire espèce. Au commencement, les optimates avaient mis de la mesure dans leur résistance, alors même qu’ils luttaient opiniâtrement encore pour la défense de positions perdues : à la fin de la crise, ce sont eux qui prennent l’initiative de la force brutale : leur faiblesse se venge en gros mots, et ils violent misérablement leurs serments. Le but que jadis on ne pouvait entrevoir que dans le plus téméraire des rêves, on y touche aujourd’hui. Le Sénat a cessé de régner. De rares vieillards vivaient encore, qui avaient assisté aux premiers orages de la révolution, et avaient entendu là voix des Gracques : que s’ils comparaient ces temps avec le temps actuel, ils devaient voir que tout était changé, le pays et le peuple, le droit public et là discipline militaire, la vie et les mœurs ; et, quand ils rapprochaient les réalités du jour de l’idéal jadis entrevu par les fils de Cornélie, ils se prenaient d’un triste et ironique sourire ! Mais leurs réflexions appartenaient au passé. Dans le temps présent et dans l’avenir, la chute de l’aristocratie était un fait accompli. Les oligarques ressemblaient à une armée en débandade, et dont les corps s’en vont renforcer d’autres troupes, sans pouvoir par eux-mêmes tenir la campagne ou tenter pour leur compte le sort des combats. Cependant, l’ancienne guerre ayant pris fin, déjà il s’en préparait une nouvelle : la guerre entre les deux forces un moment alliées pour renverser la constitution aristocratique, entre l’opposition démocratique et la puissance militaire, ambitieuse et prédominante. La situation exceptionnelle faite à Pompée par la loi Gabinia, et plus encore par la loi Manilia, ne pouvait se concilier avec l’ordre de choses républicain. La première, disaient non sans raison ses adversaires, l’avait nommé régent, et non simple amiral. Un Grec, bien renseigné sur l’état des affaires d’Orient, l’appelle le roi des rois ! Qu’il revienne, une fois encore, victorieux et rehaussé par la gloire, ses caisses remplies d’or, escorté de ses soldats aguerris et dévoués, qu’il ait la tentation de poser la main sur la couronne, se trouvera-t-il un homme qui l’arrête? Contre le premier général du siècle et ses légions éprouvées; le consulaire Quintus Catulus se lèvera-t-il avec les sénateurs? Ou bien sera-ce Gaius César, cet édile désigné, qui mène derrière lui la plèbe romaine, à laquelle il donnait hier en pâture trois cent vingt couples de gladiateurs aux armures d’argent ? Bientôt encore, s’écrie Catulus, il faudra s’aller réfugier sur le rocher du Capitole, pour sauver la liberté ! Prophète qu’il est, là où il se trompe, il n’est point en faute ! Peut-il deviner que ce n’est pas de l’Orient que viendra la tempête ? Les destins accompliront sa prédiction à la lettre, et plus complètement même qu’il ne l’a pressenti : mais c’est de la terre des Gaules qu’ils apporteront la ruine !

 

 

 



[1] [V. la Vie de César, I, p. 266.]

[2] [V. Cicér. fragm. pro Cornel., et Salluste, Hist. fragm. III, p. 80, éd. Dietsch.]

[3] Aux termes du droit public de Rome, l’imperium extraordinaire (pro consule, pro prœtore) se conférait de trois manières. — 1° Ou bien il avait pour point de départ la règle appliquée à l’office de magistrature extra urbaine, règle selon laquelle la charge prenant fin à son échéance légale, l’imperium se prorogeait jusqu’a l’arrivée du successeur : c’est là le cas le plus ancien, le plus simple et le plus fréquent. — 2° Ou encore l’imperium sortait d’un vote des organes constituants, des comices notamment, et du Sénat plus tard, qui nommaient tel haut magistrat en dehors des prévisions constitutionnelles ; celui-ci ayant les mêmes pouvoirs que le magistrat ordinaire, mais portant dans son titre même le signe distinctif de sa mission extraordinaire : propréteur, proconsul. A la même classe appartiennent aussi les questeurs nommés en la forme accoutumée, mais en outre pourvus d’attributions prétoriennes ou même consulaires (quœstores pro prœtore ou pro consule : Becker-Marquardt, 3, 1, 284) : ce fut en cette qualité que Publius Lentulus Marcellinus fut envoyé à Cyrène (679 [75 av. J.-C.] : Salluste, Hist., 2, 39, Dietsch), que Gnœus Pison alla en Espagne citérieure (689 [-65] : Salluste, Catilina, 19), Caton en Chypre (696 [-58] : Velleius Paterculus, 2, 45). — 3° Enfin, l’imperium extraordinaire peut aussi être délégué par le magistrat suprême. Tel est le cas lorsque ce dernier s’absente de sa province ou est empêché : alors, il peut se nommer un lieutenant, qui prend le titre de legatus pro prœtore (Salluste, Jugurtha, 36, 37, 38), ou, si son choix tombe sur un questeur, celui de quœstor pro prœtore (Salluste, Jugurtha, 103). De même, lorsqu’il n’a point de questeur avec lui, il en peut confier les attributions à un officier de sa suite, qui s’appelle alors le legatus pro quœstore : nous rencontrons pour la première fois cette dénomination sur un tétradrachme macédonien de Sura, lieutenant du préteur de Macédoine (665-667 [89-87]). — Mais ce qui contrariait tous les principes en matière de délégation, ce que n’eût pu faire le magistrat suprême sous l’ancien droit public, c’était de le voir, alors qu’il n’éprouvait aucun empêchement dans sa fonction, et au plein début de sa charge, conférer d’avance l’imperium délégué à un ou plusieurs de ses subordonnés : sous ce rapport, les lieutenants propréteurs que va nommer le proconsul constituent une innovation : ces lieutenants déjà ne sont autres que ceux qui joueront un si grand rôle au temps des empereurs.

[4] [V. la Vie de J. César, I, p. 294.]

[5] [On sait que selon la tradition le roi Romulus aurait été mis en pièces par les sénateurs.]

[6] [Tout le monde a lu le pro lege Manil., cette harangue déclamatoire qui renferme de beaux passages de style. Déjà dans le procès contre Verrès, appartenant, il est vrai, au genre judiciaire, il avait touché à la politique. En lisant le discours sur la rogation de Manilius, on ne peut accorder au grand orateur, alors préteur urbain, ni beaucoup de prévoyance, ni beaucoup de désintéressement politique. A peu de temps de là, il sortait de charge et défendait sans succès le même Manilius, accusé de péculat. — V. Forsyth, Life of Cicero, I, p. 81, et autres.]