L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

La révolution

Chapitre XII — Nationalité, religion, éducation.

 

 

Au milieu de cette grande lutte des nationalités dans l’immense empire de la République, les peuples secondaires au VIIe siècle de Rome, ou reculent, ou déjà tendent à disparaître. Le plus important de tous, le peuple Phénicien, avait reçu le coup mortel quand Carthage fut terrassée : il périt lentement épuisé. En Italie, les races qui jusqu’alors avaient gardé leurs vieilles mœurs et leur langue, l’Etrurie, le Samnium, frappées des plus. terribles blessures par la réaction syllanienne, subirent le nivellement politique qui s’appesantissait sur toute la Péninsule. Elles subirent aussi clans le domaine du commerce public, la langue et les formes latines, et leur ancien idiome refoulé dégénéra bientôt en un simple dialecte populaire qui tous les jours alla s’effaçant. Nulle part, dans l’univers romain, ne se rencontre à cette heure une nationalité qui puisse lutter, ne fût-ce qu’un instant, contre les nationalités grecque ou latine.

La Latinité surtout, débordant. au dehors et au dedans plus intense, est en progrès continu et marqué. Après la guerre sociale, tout fonds de terre italique comporte le Dominium romain au profit de l’Italien qui le possède. Toute divinité italique peut recevoir les dons de la piété romaine : dans toute l’Italie, à l’exception de la Transpadane, le droit romain est exclusivement en vigueur, et repousse dans l’ombre les statuts locaux des villes et des campagnes. De même aussi, la langue de Rome est devenue la langue des affaires ; elle est bientôt la langue commune du commercé civilisé, partout et jusqu’au détroit. Puis elle ne s’arrête même pas devant les barrières posées par la nature. Aux capitaux immenses affluant vers elle, à la richesse de ses produits, à l’intelligence de ses agronomes, à l’habileté de ses marchands, l’Italie n’offre plus un champ assez vaste; et les Italiens en foule descendent dans les provinces, appelés par tous ces intérêts et par les besoins du service public. Leur condition privilégiée emporte pour la langue et le droit de semblables privilèges, ailleurs même que dans les relations exclusives de Romain à Romain. Partout ils se tiennent ensemble, par masses compactes, pures de tout mélange, et fortement organisées. Les soldats dans leurs légions, les négociants de chaque grande ville dans leurs associations particulières, les citoyens romains enfin, domiciliés ou simplement de séjour dans les diverses circonscriptions provinciales, se cantonnent dans leurs cercles exclusifs (conventus civium Romanorum), ayant leur liste spéciale de jurés, et en quelque sorte leur constitution communale séparée. Que ces Romains de province revinssent tôt ou tard en Italie, je le concède, ils n’en faisaient pas moins souche sur le lieu d’une population mixte, distincte, purement romaine, ou s’appuyant à la colonie romaine. Pour ce qui est de l’Espagne, où fut organisée la première armée permanente,.nous avons dit déjà qu’il s’y établit aussi les premières cités provinciales à institutions italiques, Cartéia, en 583 [171 av. J.-C.], Valence, en 616 [-138], puis plus tard, Palma et Pollentia. Mais la civilisation s’était peu développée à l’intérieur durant longtemps encore le pays des Vaccéens, aux yeux de l’Italien élégant, passa pour le plus rude, le plus inhospitalier des séjours : les écrivains latins et les inscriptions attestent au contraire que vers le milieu du VIIe siècle la langue latine était communément parlée autour de Carthagène et sur toute la côte espagnole. Quoiqu’il en soit, nul avant Gaius Gracchus n’avait conçu la pensée d’une colonisation systématique des provinces ou mieux de leur transformation romaine au moyen de l’émigration italique. Pour lui, il eut son plan médité : il mit hardiment la main à l’exécution de ce plan ; et, malgré le soulèvement de l’opposition conservatrice, qui renversa presque partout les constructions commencées, ou en arrêta la continuation, la colonie de Narbonne resta debout, conquête précieuse par elle-même, en ce qu’elle assurait de ce côté l’extension du domaine de la langue latine, conquête bien plus importante sous un autre rapport, en ce qu’elle était à la fois le monument d’une grande conception, et la pierre d’assise d’un puissant édifice dans l’avenir ! L’antique civilisation gauloise, disons mieux, la civilisation française de nos jours en sont sorties : elles ont leurs lointaines racines dans la création de Gaius Gracchus. Mais en même temps que la nationalité latine remplissait la région italique jusqu’à ses frontières et commençait mime à les franchir, il s’opérait en elle un travail profond de remaniement moral. Nous la voyons à cette heure en voie de se donner une littérature classique, une haute école d’instruction, lui appartenant en propre; et si, pour qui les compare au classicisme et à la culture helléniques, il n’est que trop vrai qu’on se sente peu porté à faire cas de ces faibles productions italiennes poussées comme en serra chaude, il faut bien aussi l’avouer, dans l’intérêt du progrès historique, ce qui importait le plus, c’était que la littérature classique et la culture des Latins vinssent se placer à côté de celles des Grecs, quelque figure d’ailleurs qu’elles y fissent. Et puis, quel n’était pas alors l’abâtardissement de la Grèce, même en littérature ? Ne pouvait-on ici appliquer le mot du poète :

Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré ?

Si rapides et triomphantes que soient les conquêtes de la langue et de la nationalité latines, elles reconnaissent à l’hellénisme, pourtant, un titre égal au leur, un titre antérieur, meilleur même. Elles marchent unies à lui dans la plus complète alliance, elles se fondent en lui pour recevoir un commun développement. La Révolution, qui, dans la Péninsule, avait partout ailleurs passé le niveau sur les nationalités non italiques, n’avait point touché les villes grecques de Tarente, de Rhegium, de Naples, de Locres. Massalie, de même, entourée qu’elle était par un territoire aujourd’hui romain, restait cité grecque, et comme telle, l’alliée et l’amie de Rome. L’Italie se fait complètement latine, mais la latinité y donne la main à l’hellénisme qui grandit avec elle. Dans les hautes régions de la société italienne, la culture grecque est partie intégrante de la culture indigène. Le consul de l’an 623 [131 av. J.-C.], le grand pontife Publius Crassus faisait l’étonnement ales natifs de la Grèce, alors que dans son proconsulat d’Asie, il jugeait et disait la sentence, suivant les cas, en grec vulgaire, ou dans l’un des quatre dialectes de la langue écrite. Pendant longtemps la littérature et l’art italien avaient inutilement regardé du côté de l’Orient : aujourd’hui c’est l’Orient qui tourne les yeux vers l’Occident. Ce ne sont plus seulement les villes grecques de l’Italie qui vivent, comme au temps jadis, en commerce intellectuel actif avec la Grèce, l’Asie-Mineure, l’Égypte, et comblent d’honneurs égaux et d’égales louanges les poètes grecs célèbres et les artistes dramatiques : la gymnastique et la muse hellénique s’installent dans Rome à leur tour, après l’exemple donné par le destructeur de Corinthe ; dans les fêtes de son triomphe (608 [146 av. J.-C.]) : Rome a ses luttes d’athlètes, de musiciens, les jeux divers, les lectures et les déclamations des rhéteurs[1]. Les lettrés grecs jettent comme un filet sur toute la haute société romaine ; ils s’emparent du cercle des Scipions dont les membres principaux, de nationalité hellénique, l’historien. Polybe, et le philosophe Panætius[2], appartiennent bien plus à Rome et à son histoire, qu’à l’histoire de leur pays natal. Ailleurs et dans la société moins élevée. nous assistons au même phénomène. Citons un autre contemporain de Scipion, le philosophe Clitomaque, dont l’existence reflète aussi et met sous nos regards le mélange qui. s’opérait parmi les peuples. Né à Carthage[3], Clitomaque avait été entendre Carnéade à Athènes : il lui avait succédé dans l’école: puis revenant d’Athènes avec les hommes les plus lettrés d’Italie, l’historien Aulus Albinus[4], et le poète Lucilius, il avait dédié un livre scientifique à Lucius Censorinus, le consul romain qui ouvrit le siège de Carthage, et publié une Consolation philosophique à l’adresse de ses compatriotes emmenés en Italie comme esclaves. Jusqu’ici les lettrés grecs n’étaient venus à Rome qu’en passant, ambassadeurs ou bannis, voici qu’ils s’y établissent de dessein prémédité. Panætius, que je viens de nommer, vécut dans la maison de Scipion, et Archias, d’Antioche, le faiseur d’hexamètres, vint se fixer, vers 652 [102 av. J.-C.], à Rome, où son talent d’improvisateur, et ses chants épiques, célébrant les grands consulaires du temps, lui procurèrent les aisances de la vie[5]. Il n’était pas jusqu’à Marius qui, sans comprendre un mot du panégyrique poétique édité à son adresse, et sans rien avoir des qualités d’un Mœcène, ne se fût cru obligé à patronner l’artiste versificateur. En résumé, tandis que par la culture littéraire et morale, les éléments nationaux, sinon les plus purs, du moins les plus brillants, entrent en contact chez les deux peuples, l’importation en masse des esclaves d’Asie-Mineure et de Syrie, l’immigration des marchands venus en foule de l’Orient grec ou à demi grec mettent le prolétariat italien en communication intime avec les couches d’un hellénisme entaché désormais dé tous les mélanges barbares ; et recouvrent de leur vernis la nationalité latine. Quand Cicéron constate que c’est dans les villes maritimes qu’on rencontre d’abord le nouvel idiome et les mœurs nouvelles, il a certainement en pensée les habitudes quasi helléniques d’Ostie, de Pouzzoles et de Brindes, où l’étranger a importé ses- modes avec ses marchandises c’est par là que l’invasion s’est faite.

La révolution dans les relations internationales était complète : elle n’eut que de tristes résultats immédiats. L’Italie regorgeait de Grecs, de Syriens, de Phéniciens, de Juifs, d’Égyptiens : on ne voyait que Romains dans les provinces les reliefs tranchés des peuples divers s’émoussaient dans un frottement continuel, et s’effaçaient à vue d’œil : comme dans les monnaies usées, il ne restait partout que plate uniformité. Pour avoir gagné en étendue, la latinité avait perdu en vigueur, et cela surtout dans Rome où la classe moyenne ayant de bonne heure totalement disparu, les grands seuls et les mendiants se tenaient debout, cosmopolites à degré égal. Cicéron soutient que vers 660 [94 av. J.-C.], la culture générale était dans les villes latines supérieure au niveau de la capitale, et son dire est confirmé par la littérature du siècle, dont les productions les plus originales, les plus saines et les plus heureuses, la Comédie nationale, la Satire Lucilienne, se peuvent dire à bon droit latines plutôt que romaines. L’hellénisme italien des couches sociales inférieures, était aussi tout cosmopolitisme, cela va de soi ! Il laissait percer les tristes difformités d’une civilisation corrompue sous le vernis superficiel de la barbarie primitive, et dans les hautes régions sociales elles-mêmes, l’élégance délicate des Scipions ou de leur monde ne purent longtemps donner la mesure. Plus elle allait s’intéressant aux choses de la culture grecque, plus la société romaine, perdant de vue les enseignements classiques, se laissait dévoyer vers les derniers et frivoles produits du sol néo-grec ; et bien qu’elle se modelât sur le génie antique de la Hellade, elle n’empruntait à la nationalité voisine que la science de la futilité, la mieux faite assurément pour paralyser son énergie propre. Aussi Marcus Cicéron, le propriétaire campagnard d’Arpinum, le père du grand orateur, s’écriait-il un jour qu’il en était des Romains comme des esclaves de Syrie, valant d’autant moins qu’ils avaient plus de grécité. Décomposition nationale lamentable comme tout le siècle, mais comme lui digne d’étude et féconde en conséquences ! Ce monde de nations, que nous appelons le monde antique, extérieurement unifié sous la loi puissante de Rome, sortira un jour de ses fers, et sous l’impulsion de la civilisation moderne, elle aussi assise sur l’élément hellénique, il se régénérera de fond en comble. Les nationalités de second ordre s’écroulent, et parmi leurs débris se fonde silencieusement entre les deux peuples supérieurs le grand compromis de l’histoire : la Grèce et le Latium concluent entre eux la paix ! Les Grecs sur le terrain de la culture humaine, les Romains sur celui de la politique, renoncent à leur esprit jaloux d’exclusion: dans l’école, les lettres latines ont leur place à côté des lettres grecques, place restreinte, incomplète, il est vrai ; et pour la première fois Sylla permet aux envoyés. étrangers de haranguer le Sénat en grec, sans trucheman. Les temps s’annoncent : bientôt la République romaine se changera en un état où deux idiomes auront cours ; et bientôt enfin se lèvera dans l’ouest l’héritier véritable du trône et de la pensée d’Alexandre le Grand, héritier romain et grec tout ensemble !

Mais nous n’en sommes point là encore, et ce que nous fait entrevoir un rapide coup d’œil jeté sur le tableau des rapports internationaux, cet affaissement. des nations secondaires, cette exaltation partout conquérante des deux nations souveraines, nous l’allons étudier plus en détail dans les domaines divers de la religion, de l’éducation populaire; de la littérature et de l’art.

La religion romaine était née et avait crû dans une intime union avec la cité, avec tout le système romain. Elle n’était rien autre que le pieux reflet de l’association citoyenne : quand vinrent les révolutions politiques et sociales, elle tomba nécessairement avec tout le reste. Les antiques croyances populaires de l’Italie n’étaient plus, elles aussi, qu’une ruine ; et comme sur les débris de l’édifice politique l’oligarchie et la tyrannie s’étaient dressées ; de même on vit ici s’élever tantôt l’incroyance à côté de la religion officielle et de l’hellénisme, tantôt la superstition, les sectes et les religions orientales. Déjà dans la période antérieure, tous ces phénomènes ont commencé de se manifester, de même qu’alors aussi ont retenti les grondements précurseurs de la révolution politique et sociale. Dès ces temps déjà, les hautes classes, dans leur hellénisme nouveau, s’étaient attaquées en silence à la foi solide des ancêtres : déjà Ennius avait fait connaître à l’Italie les allégories et l’anthropomorphisme historique des religions grecques : déjà le sénat, quand Hannibal frappait aux portes de Rome, avait dû approuver l’importation de la Cybèle d’Asie-Mineure : une autre fois il lui avait fallu sévir contre des superstitions dangereuses, et mettre fin aux hypocrisies des bacchanales. Pourtant, à cette même époque, la révolution à vrai dire, se préparait dans les esprits, plutôt qu’elle n’était encore faite ; et la révolution religieuse ne date pareillement que du siècle des Gracques et de Sylla.

Quoi qu’il en soit, essayons l’étude de la culture morale dans les voies où l’hellénisme l’entraîne. La nation grecque, ayant eu, bien avant l’Italie, sa floraison et son automne, avait depuis longtemps aussi traversé la saison des naïves croyances : elle avait cherché son unique refuge dans le champ de la spéculation et de l’abstraction. Depuis longtemps sans religion, elle s’était toute adonnée à la philosophie. Mais dans la philosophie même, à l’heure où le génie de la Grèce réagit sur celui de Rome, il a laissé déjà loin derrière lui l’âge de la fécondité intellectuelle : il est entré dans cette phase où ne s’élèvent plus les systèmes vraiment nouveaux ; où s’éteint la faculté compréhensive qui parmi les anciennes théories savait encore élire les meilleures ; où l’intelligence s’enferme en une scolastique étroite, traditionnelle, usant ses forces aux théorèmes philosophiques les plus défectueux des autres âges ; dans cette phase enfin, où la science, au lieu de donner à l’esprit et la profondeur et le libre épanouissement, le dessèche et l’aplatit pour ainsi dire, et le lie dans les chaînes qu’il se forge à lui-même, les pires chaînes qui soient. Tourné et gâté, le philtre de la spéculation philosophique se change en un poison trop sûr. Les Grecs n’offraient plus aux Romains qu’un breuvage attiédi, délayé ; et ceux-ci ne surent ni le refuser, ni remonter des écolâtres vivants aux nobles maîtres morts. Platon et Aristote, pour ne point parler des sages d’avant Socrate, restèrent sans influence sur la culture romaine, alors même que leurs noms, illustres étaient cités, et que les plus intelligibles de leurs écrits étaient lus et traduits. En philosophie, on peut dire des Romains qu’à mauvais maîtres ils furent pires disciples. En dehors du système religieux historique et rationaliste, qui résolvait tous les mythes en une sorte de légende des divers bienfaiteurs de l’humanité aux temps anciens, et. passés dieux la superstition aidant ; en dehors de l’évhémérisme, enfin, trois écoles philosophiques ont principalement influé sur les destinées morales de l’Italie : les deux écoles dogmatiques d’Épicure († 484 [270 av. J.-C.]) et de Zénon († 491 [-263]) et le scepticisme d’Arcésilas († 513) et de Carnéades (541-625 [-213/-129]), ou pour leur donner leurs noms, l’Épicuréisme, le Portique et l’Académie nouvelle. Posant comme principe d’impossibilité de la certitude réfléchie, et mettant en son lieu la seule probabilité d’une opinion préconçue suffisante pour les besoins des actions humaines, l’Académie nouvelle de sa nature n’aboutissait qu’à une polémique constante : elle enveloppait dans le réseau de ses dilemmes toutes les données de la foi positive et du dogmatisme philosophique. Elle se place donc à peu près sur la même ligne que l’ancienne sophistique ; avec cette différence, on le comprend, que les sophistes s’attaquant davantage à la croyance populaire ; Carnéades et ses disciples entraient plutôt en lutte contre les autres adeptes de la philosophie[6]. Épicure et Zénon, au contraire, se rencontraient par la ressemblance de leur but, voulant tous deux fournir l’explication rationnelle de la nature; tous deux, s’appuyant sur la méthode physiologique, et prenant la notion de la matière pour point de départ. Mais ils se séparaient au moment où ils se mettaient en route. Épicure suivait la doctrine atomistique de Démocrite, pour qui l’élément primitif n’est que matière rigide, et passant par de simples variations mécaniques à la multiplicité mouvante des choses. Zénon, lui, s’était fait le disciple de l’éphésien Héraclite : il professait l’hypothèse d’un antagonisme des forces dans l’élément primitif, et d’un mouvement de flux et reflux continu. De là, des différences profondes entre les deux écoles : dans le système épicurien, point de dieux, non plus ; ils ne sont guères qu’un rêve des rêves : pour Ies stoïques, les dieux sont l’âme du monde éternellement active : en tant qu’esprit, que soleil, qu’essence divine, ils sont tout-puissants sur les corps, la terre, la nature. Épicure ne reconnaît point, au contraire de Zénon, de gouvernement suprême du monde et d’immortalité personnelle de l’âme : pour lui, la fin de l’homme est l’équilibre absolu affranchi des désirs corporels et des combats de l’esprit : chez Zénon, au contraire, l’activité humaine se dégage et s’élève dans la lutte perpétuelle de l’esprit et du corps, et conquiert un harmonieux unisson avec la nature, éternellement en lutte, éternellement paisible. Sur le terrain de la religion, pourtant, ces diverses écoles venaient se réunir : elles tenaient que la foi, en tant que foi, n’est rien ; qu’elle doit nécessairement être suppléée par la, réflexion, dût celle-ci, selon l’Académie, renoncer à atteindre à aucun résultat de conscience ; ou comme le voulait Épicure, rejeter bien loin les représentations et les images de la foi populaire ; ou enfin dût-elle, selon les stoïques, les garder en partie en les motivant, et en partie les transformer.

Des premiers contacts de la philosophie hellénique avec la nationalité romaine, croyante et anti-spéculative, rien ne pouvait sortir qu’une hostilité réciproque. La religion, à Rome, avait pleinement le droit de s’insurger contre les systèmes qui mettaient à néant sa propre essence. La République, se sentant par instinct attaquée dans sa religion, se comporta envers la philosophie comme fait la forteresse envers les éclaireurs de l’armée de siége qui s’avance. Dès l’an 593 [161 av. J.-C.] elle chassa de Rome et les rhéteurs et les philosophes. En effet, le premier début éclatant de la philosophie n’avait pas été autre chose qu’une déclaration de guerre en règle contre la foi et les moeurs. L’occupation d’Oropos[7] par les Athéniens en avait été l’occasion. Voulant se justifier, ils envoyèrent au sénat pour avocats trois illustres professeurs de philosophie, parmi lesquels Carnéades, le maître de la moderne sophistique[8] (599 [-155]). Le choix était excellent, alors que l’acte commis par Athènes défait toute excuse selon le bon sens et l’équité commune. Carnéades, pleinement d’accord avec sa mission, prouva par le pour et le contre qu’il existe tout autant et d’aussi graves motifs en faveur de l’injustice qu’en faveur du juste : il fit voir, en bonne et logique forme, qu’on pouvait avec autant de raison demander aux Romains de retourner à leurs vieilles et étroites huttes de paille sur le Palatin, qu’exiger des Athéniens la restitution d’Oropos. La jeunesse romaine, familière avec la langue grecque, accourut en foule pour entendre le discoureur célèbre, alléchée par le scandale de ses doctrines, et par son emphatique et entraînante parole. Elle n’alla pas toutefois jusqu’à donner tort à Caton, quand celui-ci comparant, sans plus de courtoisie, les longues expositions dialectiques du philosophe aux ennuyeuses psalmodies des pleureuses du cortége funèbre, réclama vivement dans le sénat l’expulsion de ces hommes, qui savaient faire du juste l’injuste, de l’injuste le juste, dont le plaidoyer était l’aveu impudent du forfait et presque une indécente moquerie. Mais à chasser les philosophes la mesure était inefficace, du moment qu’on ne pouvait empêcher les jeunes Romains d’aller suivre leurs leçons à Rhodes et à Athènes : on s’accoutuma d’abord à tolérer la philosophie comme un mal nécessaire, puis bientôt à demander à la doctrine étrangère une sorte d’assistance dans l’intérêt même de la religion romaine, trop naïve pour pouvoir se défendre désormais. Un tel appui était la ruine : qu’importe ? s’il permettait à l’homme de bonne éducation de sauver. décemment les apparences, en gardant les noms et les formes de la foi populaire. Mais pas plus que l’évhémérisme, ni le système de Carnéades, ni celui d’Épicure, ne pouvaient rendre un pareil service ! Ramener les mythes à l’histoire allait heurter tout droit les croyances, en faisant des dieux de simples hommes. Carnéades à son tour mettait en doute leur existence ; et quant à Épicure, il leur refusait toute influence sur la destinée des mortels. Entre ces systèmes et la religion romaine, point d’alliance possible : hostiles au point de départ, ils se combattaient jusqu’au bout. Cicéron, dans ses écrits, enseigne qu’il est du devoir du citoyen de résister à l’évhémérisme, lequel s’attaque au culte des dieux ; et dans les dialogues où il met en scène académiciens et épicuriens, il prend soin que l’académicien s’excuse d’être le disciple de Carnéades, et se dise, comme citoyen et pontife, à la fois bon croyant et adorateur de Jupiter Capitolin ! Quant à l’épicurien, il se laisse prendre et finit par une conversion. Donc, nul de ces trois systèmes, n’était, à vrai dire, populaire. Si l’évhémérisme, plat et prosaïque, a quelque peu séduit les Romains par sa clarté trop facile, s’il a fait corps avec l’épopée conventionnelle des premiers temps de Rome, dans la rédaction enfantine et sénile des fables légendaires que l’on porta au compte de l’histoire, la religion tout au moins était restée hors de ses atteintes : il allégorisait, il n’animait pas la fable : il ne lui fut jamais donné d’écrire, comme l’avaient fait les Grecs, les biographies du premier, du second, du troisième Jupiter ! — La sophistique nouvelle à son tour, ne pouvait réussir que là où elle trouvait à son service, comme dans Athènes, la vivacité rapide de la pensée et de la parole, et les immenses décombres des incendies de la pensée amoncelés les uns sur les autres par les longs bataillons des systèmes philosophiques successivement venus et disparus. Enfin contre le quiétisme d’Épicure, se soulevait quiconque dans cette cité de Rome dont l’action était l’âme, se sentait agissant et courageux. Pourtant il eut son public, plus tôt et mieux que l’évhémérisme ou la sophistique : peut-être est-ce aussi pour cela que là police romaine lui fit plus longue et plus vive guerre. Mais l’épicuréisme à Rome n’était rien moins qu’un système de philosophie. Il n’y faut voir qu’une sorte de masque ou de manteau, sous lequel — bien à l’encontre de la pensée du fondateur, le plus moral des hommes, comme on sait — se déguisait dans les cercles de la bonne compagnie l’amour brutal de la jouissance sensuelle. L’un des premiers adeptes de la secte épicurienne, à Rome, fut ce même Titus Albucius, que Lucilius dans ses vers nous dépeint aussi comme l’un des prototypes du triste hellénisme de Rome[9].

Il n’en arriva pas de même de la philosophie du Portique, à Rome et de son influence en Italie. Choisissant une toute autre route, elle se tint à côté de la religion locale, y accommodant sa doctrine autant que le peut faire la science à côté de la foi. Le stoïcien acceptait les croyances populaires avec leurs dieux et leurs oracles; et en cela, il agissait par principe. La foi à ses yeux est une notion d’instinct, que toute notion scientifique doit. respecter, à laquelle même, en cas de doute, elle doit se subordonner. Le stoïcien ne croyait pas, à vrai dire, autre chose que le peuple: seulement il croyait autrement : pour lui, le Dieu, essentiellement vrai et suprême, c’était l’âme du monde : mais chacune des manifestations de l’Être primaire était Dieu aussi les astres tout d’abord, puis la terre, le cep de vigne, l’âme du mortel illustre, du héros que le peuple honore, et enfin tout esprit envolé du corps de l’homme qui n’est plus. Une telle philosophie convenait mieux à Rome qu’à la Grèce, sa patrie. Le pieux croyant reprochait au stoïcien sa divinité sans sexe, sans âge et sans corps, échangeant la personnalité contre une pure idée : reproche fondé chez les Grecs, mal fondé chez les Romains. L’allégorie grossière, la purification morale enseignées par la théodicée stoïque, ôtaient à la mythologie des Hellènes son principal et meilleur élément ; mais à Rome, le génie plastique des temps naïfs s’était arrêté court, et n’avait rien fait que revêtir d’un voile léger, facile à rejeter et sans grand préjudice, les visions innées et les notions premières, d’où la divinité était sortie. En Grèce, Pallas Athéné se serait courroucée, se voyant tout à coup réduite à n’être plus que la faculté de mémoire : la Minerve romaine n’avait jamais été guère que cela. La théologie supranaturaliste des stoïciens, et la théologie allégorique de Rome se rencontraient donc dans leurs conclusions finales. Et même, quand le philosophe aurait dû proclamer douteuses ou fausses telles théories chères au sacerdoce ; quand, rejetant le dogme des apothéoses, le stoïcien continuait à ne voir dans Hercule, Castor et Pollux, que les esprits des grands hommes ; quand il se refusait à croire à la représentation divine dans l’image plastique des dieux, encore n’était-il point dans la mission que Zénon avait léguée à ses disciples, d’ouvrir la lutte contre les erreurs pieuses, et de se faire iconoclastes. Partout, et jusque dans ses faiblesses, ils témoignaient égard et respect à la religion locale. De même, en morale, les tendances casuistiques du Portique et ses méthodes rationnelles dans les sciences spéciales agréaient au goût des Romains, et entre tous, des Romains du temps actuel. Ceux-ci ne pratiquaient plus la discipline et les bonnes moeurs à la façon simple et droite de leurs pères : il leur fallait aujourd’hui, chose exclusive de tout sentiment naïf, une morale ramenée au catéchisme des actions permises ou défendues. Quand leur grammaire, leur jurisprudence exigeaient la distribution savante des parties, ils n’étaient pas moins hors d’état d’entrer d’eux-mêmes en possession de la méthode. Vint la philosophie de Zénon, empruntée à l’étranger : elle s’acclimata aussitôt sur la terre italique, et s’incorporant dans l’économie morale du peuple romain, elle poussa ses racines jusque dans les terrains les plus divers. Nul doute que ses premiers débuts ne remontent à une époque plus ancienne : mais elle ne gagna pleinement les hautes couches sociales, que par le cercle et les intimités de Scipion Émilien. Panætius de Rhodes, son maître et le maître de philosophie de tous les familiers du grand homme, et son compagnon habituel dans ses voyages[10], avait su mettre la théorie du stoïcisme à la portée de ces rares esprits, laissant prudemment dans l’ombre les côtés plus spéculatifs, adoucissant une terminologie trop rude, donnant une sorte de corps à ce catéchisme moral de la doctrine ; et surtout ne craignant pas de faire appel aux anciens philosophes, à ceux que Scipion aimait de préférence, par exemple, au Socrate selon Xénophon. A dater de ce jour, les personnages et les savants les plus considérables de Rome se rattachèrent au Portique : nous n’en citerons que deux, le fondateur de la philologie, et le fondateur de la jurisprudence scientifique, Stilon et Quintus Scævola[11]. C’est du portique qu’est venue cette recherche de définitions et d’exemples d’école[12], qui domine désormais dans les sciences spéciales, extérieurement tout au moins, et va se rattachant à une méthode étymologique bizarre, superficielle, tournant presque à la charade. Mais il sortit un autre et immense résultat de la fusion opérée entre la philosophie stoïcienne et la religion des Romains : elle donna naissance à une philosophie d’État, à une religion d’État. L’élément spéculatif, d’ailleurs peu vivace à l’origine dans la doctrine zénonienne, s’était encore affaibli quand le stoïcisme fit ses débuts à Rome. Mais après que pendant tout un siècle les pédagogues grecs se furent mis à mal pour faire entrer leurs théories dans la tête des enfants, au risque d’en chasser l’esprit et l’intelligence, la spéculation philosophique n’eût en vérité plus un seul adepte dans Rome, où nul ne spéculait, si ce n’est les banquiers. Combien alors eût-on pu compter d’hommes y perdant leur temps à discourir sur le grand Dieu qui se développe en idée dans l’âme de l’homme, ou sur la loi divine de cet univers ? Les stoïciens d’ailleurs ne se montrèrent point insensibles à l’honneur très profitable qui leur était fait. Voyant leur système élevé à la hauteur d’une philosophie quasi-officielle dans la cité romaine, ils se montrèrent, en face de certaines exigences, plus dociles qu’on ne l’eût attendu de la rigueur de leurs principes. Leur théodicée, leur doctrine politique, revêtirent promptement un air de famille avec les institutions pratiques des patrons qui les nourrissaient. Laissant là l’État cosmopolite et philosophique, ils se mirent à disserter sur la sage ordonnance des magistratures romaines. Les plus avisés d’entre eux, Panætius, par exemple, se gardant de toucher au dogme de la révélation divine par les miracles et les signes, chose à leurs yeux concevable en raison, mais aussi chose incertaine, avaient décidément réprouvé l’astrologie : mais voici venir leurs successeurs immédiats, qui s’en font les champions et par là, de la science augurale romaine : ardents et absolus comme s’il s’agissait d’un des principes fondamentaux de la science, ils accordent à cette même astrologie les concessions les plus anti-philosophiques. La casuistique des devoirs est de plus fort la clef de voûte du système. Elle vient en aide à cet orgueil creux de vertu, par qui les Romains du jour cherchent à s’indemniser des humiliations multiples de leur contact avec la Grèce. Elle met en formules le dogmatisme de la probité proportionnelle, et ce personnage moral bien élevé, qui sait concilier le rigorisme général sous lequel le coeur se glace, avec la plus courtoise facilité dans le détail[13]. Comme je l’ai dit plus haut, tout cet étalage de casuistique ne produisit que de minces résultats : à peine s’il on eût trouvé dans Rome deux. ou trois grandes maisons où l’on dînât mal par amour du Portique !

Mais la nouvelle philosophie d’État avait pour proche alliée et voisine la nouvelle religion officielle : ou plutôt, celle-ci n’en était que l’autre face. Maintenir de propos délibéré, et par pure raison d’utilité, les croyances populaires reconnues absurdes, telle était la loi et son dogme fondamental. Déjà l’on entend l’un des hommes éminents de la société des Scipions, le grec Polybe, exprimer ouvertement cette opinion, que les rites étranges et compliqués du culte romain n’ont été inventés que pour la foule: comme la raison n’a point de prise sur elle, il faut bien la gouverner par les miracles et les signes : quant aux gens sensés et éclairés, ils n’ont que faire de la religion) Sans nul doute les amis romains de Polybe partageaient au fond sa manière de voir, alors même qu’ils y mettaient plus de façons et que leur langage était moins cru, en matière de science et de religion. Ni Lælius, ni Scipion Émilien n’ont pu voir autre chose qu’une institution politique dans la science augurale que Polybe, en parlant ainsi, avait surtout en vue. Mais ils avaient trop d’esprit national et trop de sentiment des convenances pour se permettre en public d’aussi dangereuses manifestations. Une autre génération leur succéda; alors on entendit Quintus Scævola, le grand pontife, celui qui fut consul en 659 [95 av. J.-C.] professer, dans son cours oral sur la jurisprudence, qu’il y a deux religions, l’une intelligente et philosophique, l’autre inintelligente et traditionnelle ; l’une, qui ne convient point à l’État, parce qu’elle contient maintes choses inutiles ou dommageables au peuple, l’autre qui est la religion d’État, et qui doit rester ce que. la tradition l’a faite. La théologie varronienne[14] n’est que. le développement de la même pensée, lorsque traitant de la; religion de Rome elle la considère comme un véritable établissement politique. L’État, y est-il enseigné, a est plus ancien que ses dieux, de même que le peintre est plus vieux que son tableau : s’il s’agissait de les refaire à neuf, on aurait grandement raison de les instituer en convenance meilleure avec le but, et cadrant mieux quant à leur principe avec les parties diverses de l’âme du monde : on leur donnerait des noms plus vrais : on supprimerait des images qui n’éveillent dans l’esprit que des idées erronées[15] : on supprimerait tous ces sacrifices absurdes : mais puisque l’établissement religieux existe, il convient que tout bon citoyen confesse et pratique les dieux, et que l’homme du commun surtout, loin de les dédaigner, apprenne à leur rendre hommage ! Hélas ! cet homme du commun, au profit de qui les grands patrons acceptaient de telles chaînes, il méprisait aujourd’hui sa foi ancienne, il cherchait ailleurs son salut, on le comprend de reste et nous le verrons bien par la suite. En attendant, la Haute Église romaine, était debout, avec sa corporation hypocrite de prêtres et de lévites et son incroyante communauté. Du jour où l’on avait dit ouvertement que dans la religion de la cité romaine il n’y avait rien qu’une institution politique, les partis, à leur tour, avaient fait de l’église d’État le champ de bataille de leurs agressions ou de leur défense: la science augurale, les élections dans les collèges sacerdotaux surtout, avaient fourni sans cesse plus ample matière aux dissensions. La vieille et naturelle coutume suivant laquelle on dissolvait l’assemblée du peuple à l’approche de l’orage, s’était changée dans les mains des augures en un système compliqué d’observation des signes célestes et de règles de conduite s’y rattachant : dans les premières périodes, décennales du .vile siècle, il avait été ordonné par la loi Ælia et Fufia, que les comices étaient rompus de plein droit, dès qu’il plaisait à quelque haut magistrat d’aller chercher dans le ciel les phénomènes précurseurs d’une tempête[16] : l’oligarchie romaine était toute fière d’avoir imaginé ce moyen habile et ces mensonges pieux qui permettaient, le cas échéant, de frapper de nullité les lois votées par le peuple. D’un autre côté, l’opposition s’était élevée contre l’autre usage également ancien de la cooptation, au moyen duquel les quatre grands collèges sacerdotaux pourvoyaient eux-mêmes aux vacances survenues dans leur sein : elle voulut l’élection populaire pour les simples sièges, comme déjà elle avait fait transférer au peuple l’élection des présidents des collèges. C’était là se mettre en contradiction flagrante avec l’esprit de ces corporations : mais celles-ci avaient-elles le droit de se plaindre, alors qu’elles avaient les premières trahi leur mission, se mettant à la remorque du pouvoir, et lui fournissant sur commande des moyens de cassation religieuse contre les actes politiques du peuple ? La cooptation fut la pomme de discorde des partis. En 609 [145 av. J.-C.], éclata une première tempête : le sénat s’en tira indemne grâce à Scipion et à ses amis, qui portèrent le coup décisif, et firent écarter la motion. Mais en 650 [-104], elle passa, avec une restriction en matière d’élection des chefs des collèges, restriction déjà établie par égard pour les consciences timorées : au lieu d’être donné à tout le peuple, le vote ne se fit plus dans les tribus que par une partie des citoyens : vint ensuite Sylla qui restitua dans son entier le droit de cooptation. Cependant avec toutes leurs prédilections pour l’ancien établissement religieux, et son maintien dans sa pureté, les conservateurs, dans les cercles de la haute société surtout, ne se gênaient point pour le bafouer ouvertement. La grande affaire du sacerdoce n’était qu’affaire de cuisine pieuse : aux banquets auguraux et pontificaux le gourmand Romain voyait luire les plus beaux jours de sa vie officielle ; et plus d’une de ces bombances fit époque dans l’histoire de la gastronomie. Au repas d’entrée de l’augure Quintus Hortensius on servit pour la première fois les rôtis de paon ! La religion servit de prétexte ou d’occasion pour assaisonner le scandale. Les petits-maîtres de l’aristocratie qui couraient les rues la nuit, s’amusaient à souiller et mutiler les images des dieux. Les intrigues d’amour étaient communes, on recherchait les relations galantes avec les femmes mariées : mais séduire une vestale avait plus de saveur encore : il y avait là comme un avant-goût des amourettes de nonnes et des romans de couvent du Décaméron. On sait la triste aventure des années 640 [114 av. J.-C.] et suivantes : trois vestales, appartenant aux plus illustres maisons, et leurs trois amants, fils de familles non moins nobles, furent traduits d’abord devant le collège des pontifes ; et comme l’affaire allait s’assoupir, un plébiscite exprès les renvoya devant un tribunal extraordinaire pour crime d’attentat aux mœurs : ils furent tous condamnés à mort[17]. Que ces débordements rencontrassent le blâme des gens sages, cela va de soi : mais la religion n’en était pas moins tenue polar chose absurde dans les cercles intimes, et les augures en fonctions, lorsqu’ils se regardaient entre eux ne pouvaient se tenir de rire. Si l’impunité était pour eux, le dommage était pour leurs attributions sacrées. On approuverait presque les mômeries discrètes de certaines et semblables confréries pieuses, quand on met en regard la grosse impudence des prêtres et lévites romains ! La religion officielle, traitée sans façon comme un décor creux, à l’usage seulement des machinistes de la scène politique, son appareil compliqué, ses coins et recoins, ses trappes sans nombre, tout cela n’était bon que pour les partis : tous les partis s’en servirent. L’oligarchie surtout avait mis son Palladium dans la religion d’État, et dans l’institution augurale : la faction contraire ne se fit pas non plus en principe l’adversaire d’un établissement qui n’avait guère qu’une vie factice: pour tous, c’était comme uns citadelle, qui passait utilement de la main de l’ennemi dans la main du vainqueur.

En face de ce fantôme de religion dont nous venons de tracer l’esquisse, on rencontrait à Rome les nombreux cultes étrangers, bien différents du culte indigène, très en faveur alors, très suivis, et auxquels on n’eût su refuser une force vivace en ce siècle. Ils pénétraient partout, chez les nobles citoyens et les nobles dames, comme chez les esclaves : le général et le simple soldat, l’Italie et la province y donnaient les mains. On ne saurait croire à quel degré la superstition allait déjà. Durant la guerre des Cimbres, Martha, la prophétesse syrienne, vint un jour offrir au Sénat lé moyen sûr de vaincre les Germains : le Sénat la repoussa dédaigneusement. Aussitôt, les dames romaines et la femme même de Marius l’expédient au quartier général, où le consul lui fait accueil, et la mène avec lui jusqu’au jour de la défaite des Teutons. Pendant la guerre civile, les chefs des partis divers, Marius, Octavius, Sylla, tous prêtent également foi aux prodiges et aux oracles. Enfin au milieu de la confusion de l’an 667 [87 av. J.-C.], le Sénat lui-même rend des décrets sous l’inspiration des radotages d’une autre folle devineresse. Et, nouveau témoignage du mortel engourdissement dont le culte gréco-romain était frappé, c’est au moment même où la foule à le plus besoin de stimulants pieux, que la superstition, tout autre qu’au temps des bacchanales, se détourne de la religion du pays. Les mystères étrusques sont eux-mêmes dépassés. En première ligne apparaissent désormais les dévotions mûries dans les contrées brûlantes de l’orient. La cause en est sans contredit dans l’invasion de l’élément syriaque et d’Asie-Mineure, importé avec les masses d’esclaves, avec le trafic immensément accru entre l’Est et l’Italie. Les insurrections siciliennes, alimentées en grande partie par les esclaves syriens, manifestent au grand jour la puissance des religions venues de l’étranger. Eunus crache le feu ; Athénion lit dans les étoiles : les balles de plomb lancées par la fronde des esclaves insurgés portent pour la plupart des noms de dieux[18]. A côté des noms de Zeus et d’Artémis, on y lit notamment celui de la Mère-Déesse, dont les mystères secrets, transférés de Crète en Sicile, faisaient alors fureur. Pareille fut l’influence du commerce, depuis qu’il importait directement dans les ports italiens les marchandises de Bérite (Beyrouth) et d’Alexandrie : Ostie et Pouzzoles étaient devenues les grands marchés des baumes, des parfumeries de Syrie, des toiles d’Égypte, et aussi des croyances orientales. Partout, avec le mélange des peuples, s’accroît le mélange des religions. Mais de tous les cultes autorisés, le plus populaire était celui de la Dea mater de Pessinonte, en grand renom auprès des foules, avec ses prêtres eunuques, ses banquets, ses concerts, ses processions mendiantes, et tout son appareil parlant aux sens : déjà les collectes à domicile faisaient un lourd article dans le budget des ménages. Au moment critique de la guerre des Cimbres, le grand prêtre de Pessinonte, Battacés, vint à Rome en personne, pour y faire valoir les intérêts du temple de sa déesse, qu’il disait souillé par un profane : il parla devant le peuple, et fit divers miracles au nom de la divinité qui l’envoyait. Les gens sensés s’émurent : mais les femmes et le peuple se laissèrent prendre, et quand le prophète partit, on le reconduisit en masse. On faisait vœu souvent d’aller en orient : Marius tout le premier entreprit un pèlerinage à Pessinonte : enfin des citoyens romains allèrent jusqu’à se faire prêtres eunuques de Cybèle (vers 653 [101 av. J.-C.], pour la première fois)[19]. Quant aux cultes secrets et prohibés, naturellement ils jouissaient d’une popularité plus grande encore. Au temps de Caton déjà, le Chaldéen, tireur d’horoscopes, avait commencé de faire concurrence à l’Haruspice Étrusque, et à l’Auspice Marse[20] : mais bientôt l’astrologie qui baie aux astres, et explique les signes célestes, était en faveur à Rome tout autant que dans le pays halluciné de Babylone. En 615 [139 av. J.-C.], le préteur des étrangers avait enjoint à tous les Chaldéens de quitter la ville et l’Italie sous dix jours. Pareille injonction était faite aux Juifs, qui avaient admis des prosélytes italiens à leur sabbat. Et Scipion, n’avait-il pas dû purger le camp devant Numance de tous les devins et chevaliers d’industrie qui y pullulaient ? Quelques dizaines d’années plus tard (657 [-97]), il fallut même proscrire les sacrifices humains. Les rites farouches de la déesse de Cappadoce, ou de Bellone[21], pour l’appeler du même nom que les Romains, où l’on voyait, dans les processions publiques, les prêtresses se frapper et faire jaillir leur sang, les sombres cultes de l’Égypte, se montraient à leur tour. Déjà Sylla a vu en songe la déité cappadocienne[22] ; et plus tard les confréries d’Isis et d’Osiris feront remonter leur origine à l’époque contemporaine du dictateur. Ne sachant plus où l’on en était au regard de la foi ancienne, on avait aussi perdu la droite voie au regard de soi-même. Les crises effroyables de cinquante ans de révolutions, la conviction s’imposant instinctivement qu’on n’en avait pas fini avec la guerre civile, tout était matière à angoisse. et stupeur : chacun avait le coeur assombri, oppressé. La pensée errante à l’aventure escaladait les hauteurs et se plongeait dans les abîmes, pour peu qu’elle espérât une issue, une lumière dans ces ténèbres menaçantes des destins, pour peu qu’elle crût pouvoir échapper à ce combat du désespoir, ou tout simplement même pouvoir changer et de place et de douleur. La semence d’un mysticisme monstrueux avait trouvé son terrain favorable dans ce chaos politique, économique, moral et religieux du monde romain : elle avait germé et poussé avec une rapidité étonnante. Pareil à un grand arbre tout à coup sorti de terre pendant la nuit, nul ne savait d’où il était venu, ni quels seraient ses fruits : sa rapide croissance était féconde en nouveaux prodiges ; et son poison dévorait tous les esprits qui n’étaient pas fortement trempés !

Dans l’instruction publique, il en fut comme dans les choses de la religion. La révolution commencée durant l’époque qui précède, achève de s’accomplir. On a déjà vu qu’au cours du VIe siècle, l’égalité civile, cette pensée fondamentale du système républicain de Rome, avait subi déjà plus d’une atteinte, sous ce rapport. Dès les temps de Fabius Pictor et de Caton, l’éducation grecque s’était répandue dans la ville : un régime tout romain s’était aussi et concurremment formé : mais des deux côtés, on n’avait pas été loin au delà des premiers débuts. L’encyclopédie catonienne nous apprend en gros ce qu’il faut entendre par l’éducation modèle gréco-romaine de cette époque : on n’y trouverait rien que l’ancienne loi du père de famille distribuée en formules, et comparée avec le nouveau système importé de la Grèce, elle se montre d’une singulière sécheresse. Polybe ne nous laisse pas ignorer combien, au commencement du VIIe siècle, l’instruction courante de la jeunesse était humble encore. Il relève avec force blâme l’indifférence coupable des Romains en cette matière : il fait valoir au contraire la sollicitude intelligente de ses concitoyens de Grèce, en matière d’instruction privée et publique ; sur quoi je ferai observer encore, qu’au fond de leur négligence, il y avait chez les Romains le culte du grand principe de l’égalité, que ni, les Grecs ni Polybe lui-même n’ont jamais aperçu. — A l’heure où nous sommes, tout change. De même que le supranaturalisme savant des stoïques prend la place de la foi naïve populaire, de même dans l’éducation, à côté de l’ancien système simple et bref à l’usage du peuple, un système nouveau s’impose, une humanité (humanitas) exclusive, qui détruit peu à peu les derniers restes de l’antique égalité sociale. Ce ne sera pas chose superflue que d’entrer ici dans quelques détails à propos de l’instruction donnée actuellement à la jeunesse, et selon le système grec, et selon la haute école latine.

Par une singulière coïncidence, Lucius Paullus Æmilius, l’homme qui avait consommé la destruction politique de la Grèce, fut aussi l’un des premiers à rendre un complet hommage à la civilisation hellénique, à reconnaître en elle, ce qu’elle est restée, sans que nul y contredise, la civilisation même du monde ancien. Il avait atteint déjà la vieillesse, avant qu’il lui eût été donné, contemplant le Jupiter de Phidias, de pénétrer dans le sens intime des chants homériques : mais il avait l’esprit assez jeune encore, pour le sentir s’ouvrir à la lumière éclatante de la beauté grecque, et pour céder à l’irrésistible convoitise des pommes d’or du jardin des Hespérides. Dans l’illustre étranger, poètes et artistes trouvèrent un adepte sérieux et plus profondément ému qu’aucun des sages de la Hellade contemporaine. Il ne faisait point comme eux d’Épigrammes sur Homère et Phidias ; mais il voulut que ses enfants entrassent dans le royaume intellectuel, sans négliger l’éducation nationale ou ce qui en tenait lieu : il donnait aussi ses soins, à l’instar des Grecs, au développement physique du corps, non pas seulement par un exercice gymnastique tout à fait insuffisant, tel qu’il se suivait à Rome, mais par les pratiques instructives de la chasse, passée presque à l’état d’art entre les mains des Grecs. Bref, il conçut l’éducation à la grecque non plus seulement comme l’apprentissage et l’usage d’une langue, pour cette langue seule, mais comme un ensemble de hautes études, suivies selon la manière des Grecs, se rattachant à l’idiome hellénique, et se développant par lui, embrassant dès lors la connaissance de la littérature, y compris les notions mythologiques et historiques nécessaires à son intelligence, et aussi la rhétorique et la philosophie. La bibliothèque du roi Persée fut la seule part de butin que Paul-Émile se réserva après la conquête de la Macédoine : il entendait la donner à ses fils. Il menait à sa suite des peintres, des statuaires grecs, chargés d’achever l’éducation de ces jeunes gens, et de les rendre familiers avec les muses. Les temps étaient passés, Caton déjà l’avait compris, où, sur ce terrain, on était encore en droit de n’avoir que des dédains pour l’hellénisme : les meilleurs pressentaient que le danger était moindre à l’accueillir tout entier, qu’à le recevoir mutilé ou déformé. Dans Rome et dans le reste de l’Italie les hautes sociétés donnaient le ton à la mode nouvelle. Depuis longtemps déjà les maîtres grecs avaient appris le chemin de la ville. Ils y affluent aujourd’hui, maîtres de grammaire, maîtres de littérature et de culture polie, débitant leur science à fort bon prix sur le marché nouveau qui s’est ouvert. On ne voit dans tous les palais des riches, que maîtres d’hôtel, et maîtres de philosophie grecs, traités tout au moins comme des serviteurs, quand ils ne sont point esclaves[23] : les raffinés se font concurrence pour cet article : un esclave littérateur de première qualité, se paye jusqu’à 200.000 sesterces (15.200 thaler = 57.000 fr.). Dès l’an 593 [161 av. J.-C.], bon nombre de rhéteurs, enseignant la déclamation grecque, tenaient dans la ville école ouverte. Et parmi eux bous rencontrons plus d’un nom connu, celui de Panætius, par exemple, déjà cité par nous, celui de Cratès, illustre grammairien de Mallos en Cilicie, contemporain et rival d’Aristarque, et son égal en naissance. En 585 [-169], un public assidu suivait ses cours : il expliquait Homère selon sa lettre et son esprit. Cette instruction nouvelle donnée à la jeunesse, instruction révolutionnaire et antinationale tout ensemble, se heurta d’abord à la résistance du gouvernement : mais l’ordre d’expulsion, lancé en 593 [-161] contre les rhéteurs et les philosophes, alors que les magistrats suprêmes changeaient tous les ans, passa inefficace et inexécuté comme tant d’autres mesures de rigueur du même genre : le vieux Caton mort, on se plaignait souvent encore, mais on se plaignait sans agir. Les hautes écoles grecques, et les sciences polies de la Grèce avaient désormais domicile élu et accepté : elles constituaient la partie importante de la culture de l’esprit, en Italie.

A coté d’elles, l’instruction latine ne laissait pas d’ailleurs d’être en progrès. Nous avons dit comment, durant l’époque précédente, l’instruction élémentaire s’était au dedans agrandie : comment aux lieu et place des XII Tables, l’odyssée latine était devenue un abécédaire meilleur, comment le jeune Romain, ayant en main la traduction, y apprenait, comme l’enfant grec sur le texte original, et la syntaxe et le parler de sa langue nationale; comment des grammairiens et lettrés hellénistes, Andronicus, Ennius et d’autres encore, enseignant, non les enfants à proprement dire, mais les adolescents et les jeunes gens déjà grands, n’avaient pas dédaigné de leur apprendre l’idiome de la patrie à côté de l’idiome de la Grèce. Pourtant, ce n’était là encore que le début de l’éducation supérieure latine : ce n’était pas cette éducation elle-même. Point de littérature, point de grammaire allant au-delà des rudiments premiers. Viennent les lettres latines, à la place des livres d’école, viennent les classiques du vie siècle qui en seront l’expression jusqu’à un certain point exclusive, aussitôt vous verrez et la langue et les oeuvres littéraires entrer dans le cercle de la culture élevée : l’émancipation ne se fera point attendre, et les grammairiens grecs reculeront au second plan. Excités par les lectures homériques de Cratès, les Romains lettrés se mettent à l’œuvre, et récitent leurs compositions : Nœvius lit ses Guerres puniques ; Ennius lit ses Chroniques : Lucilius, après eux, débite ses poésies : leur auditoire est choisi et peu nombreux, d’abord : puis bientôt, à jour fixe, ils réunissent un grand concours d’auditeurs : enfin, à l’exemple des grammairiens, lecteurs d’Homère, ils se font les commentateurs et les critiques de leurs propres oeuvres. Non que les leçons littéraires données gratis par ces dilettantes (litterati), constituassent, à vrai dire, un enseignement en forme : elles n’en ouvraient pas moins à la jeunesse studieuse l’intelligence de la littérature classique de Rome, et l’art de la récitation.

Pareille chose arriva pour l’éducation oratoire. Jamais les exercices de ce genre n’avaient été tout à fait négligés. On sait que dès les temps anciens, les jeunes gens des bonnes familles prononçaient en public les éloges et les harangues judiciaires. Avant notre époque, pourtant, et avant les nouvelles études spéciales, l’art oratoire n’était pas né. Le premier avocat romain qu’on répute, maniant en artisan d’éloquence et la langue et son sujet, fut Marcus Lepidus Porcina (consul en 617 [137 av. J.-C.])[24]. Les deux avocats fameux du temps de Marius, le viril et puissant Marcus Anionius (644-667 [-143/-87]), et Lucius Crassus, le fin parleur au style savamment soutenu (614-663 [-140/-91]), étaient aussi de vrais artistes de la parole[25]. Les études oratoires, naturellement, avaient pris un développement et une importance considérables : mais, de même que les études littéraires, elles ne consistaient encore pour l’élève qu’à s’attacher surtout à la personne du maître, et à se former par ses exemples et ses leçons. — Le premier qui ait créé le véritable enseignement en matière de littérature et d’éloquence latines (vers 650 [-104]), fut ce Lucius Ælius Præconius, de Lanuvium, surnommé Stilo [l’homme au style] : ce chevalier romain, notable, et d’opinions fortement conservatives, qui, s’entourant d’un cercle de jeunes auditeurs d’élite, tels que Varron et Cicéron, leur lisait Plaute et les autres poètes, retouchait avec les auteurs les plans de leurs harangues , ou les fournissait tout préparés à ses amis. Ici, c’est bien une école qui s’ouvre : et pourtant Stilon n’est point encore un maître de profession : il enseigne la littérature et l’art de la parole, comme toute science s’enseigne à Rome. C’est un vieil’ ami qui donne ses conseils à des jeunes gens qu’enflamme un beau zèle; et ses leçons ne se vendent pas à quiconque les voudrait payer[26].

De son vivant, commence enfin le haut enseignement des écoles publiques. Laissant en dehors de son programme la latinité purement élémentaire, et les lettres helléniques, il eut ses établissements spéciaux et ses professeurs rétribués, esclaves presque toujours. Il emprunta ses tendances et sa méthode à la grammatique et aux cours littéraires grecs : pouvait-il en être autrement ? Là encore, les élèves étaient des adolescents, non des enfants. Bientôt l’école latine, toujours comme l’école grecque, se partagea en deux : il y eut un cours pour l’exposition scientifique de littérature, puis un cours d’introduction doctrinale à l’art de la harangue politique et judiciaire et de l’éloge. Le premier qui tint école de littérature romaine, du temps de Stilon, se nommait Marcus Sœvius Nicanor Postumus[27] : le premier qui tint école distincte de rhétorique, fut Lucius Plotius Gallus (vers 660 [-94])[28] : néanmoins, dans les établissements du premier genre, on trouvait aussi d’ordinaire un cours d’éloquence. L’un et l’autre enseignement d’ailleurs, donné d’abord par des maîtres et des connaisseurs haut placés, s’était, jusqu’à un certain point émancipé à l’encontre des Grecs. Non que les experts en beau langage et les professeurs d’éloquence eussent cessé de subir l’influence hellénique, du moins ils n’obéissaient plus directement aux lois de la grammaire et de la rhétorique de l’école grecque : ils traitaient même celle-ci en ennemis déclarés. Contre la thèse soutenue par les maîtres grecs, la fierté et le bon sens romain. entraient nettement en révolte. Non, ce n’était point à l’école, et seulement selon les règles de l’école, ainsi que ceux-ci l’enseignaient, que se pouvait apprendre l’art de parler aux hommes dans leur idiome national, et de leur dire savamment et de façon émouvante ce que l’on sait, ce que l’on ressent soi-même. Aux yeux du bon et solide avocat, toutes ces leçons du rhéteur grec, étranger à la vie pratique, étaient pour le débutant une pire nourriture que l’absence même de toute étude : l’homme cultivé, mûri par l’expérience, n’y trouvait que vide et que dégoût ; et quant aux conservateurs austères, ils avaient bien compris quelle affinité d’élection rattachait l’éloquence de métier au métier funeste des démagogues. Aussi le cercle des Scipions avait-il juré haine irréconciliable aux rhéteurs. On tolérait les déclamations grecques des maîtres rétribués, à titre d’exercices dans l’idiome hellénique : mais on écartait la rhétorique grecque de l’éloquence romaine et de l’enseignement oratoire romain. Pourtant, si vous étiez entré dans l’une des écoles latines nouvelles, vous y auriez vu de quelle singulière façon les jeunes gens y apprenaient à penser en hommes, à parler en hommes d’état : l’un accuse de meurtre, l’autre défend Ulysse, trouvé auprès du cadavre d’Ajax ; ayant en main l’épée sanglante de son compagnon : ailleurs, Oreste, meurtrier de sa mère, est tour à tour interpellé et disculpé : ou bien encore, les jeunes élèves prêtent à Hannibal le secours de leurs conseils : vaut-il mieux qu’il s’incline devant l’ordre de Rome et réponde à l’ajournement qu’il a reçu ? vaut-il mieux qu’il demeure à Carthage, ou se dérobe aux Romains par la fuite ? [29] — Véritablement, à mon sens, Caton n’était point injuste, entrant en guerre contre ces maussades et funestes moulins à parole ? Les censeurs, en 662 [92 av. J.-C.], donnèrent avis aux maîtres et aux parents de ne point tenir la jeunesse attachée tout le jour à des exercices inconnus aux aïeux romains; et l’homme qui parlait ainsi n’était autre pourtant que ce même Lucius Licinius Crassus, le premier avocat de son siècle. Mais il est dit que la voix de Cassandre s’élèvera toujours en vain ! Les déclamations sur les thèmes obligés de la scolastique grecque resteront désormais, quoiqu’on fasse ; l’élément fondamental du haut enseignement donné à la jeunesse de Rome elles contribueront pour leur part, à ne faire de ces enfants que des histrions avocassiers ou politiques : elles étoufferont dans Rome la vraie, la mâle éloquence ! — Aux résultats acquis d’hier du programme de l’éducation romaine actuelle on voulut donner un titre, une expression nouvelle, l’humanité [humanitas] : mélange singulier de la culture, selon la muse grecque plus ou moins superficiellement acclimatée, et d’une scolastique latine, enseignant avec privilège, imitatrice toujours et tant bien que mal façonnée ! L’humanité nouvelle, comme le nom l’indique, se débarrassa nettement de l’élément purement romain : elle éleva haut son drapeau ; elle voulut revêtir à la fois, (de même que l’instruction publique de nos jours, qui lui ressemble si fort), les caractères d’un cosmopolitisme, au point de vue de la nationalité, et de l’exclusivisme, au point de vue social. Ici encore on retrouve la révolution qui séparait les classes, et passait le niveau sur les peuples.

 

 

 



[1] Il est inexact de dire (avec Tacite, Ann. 14, 21) qu’il n’y avait point eu de jeux grecs à Rome avant 608 [146 av. J.-C.] : dès 568 [-186], il y était venu de Grèce des artistes (τεχνϊται) et des athlètes (Tite-Live, 29, 32), et dès 587 [-167] des joueurs de flûte, des auteurs tragiques et des pugilistes (Polybe, 30, 13).

[2] [Panætius, né à Rhodes († vers 110 [644 av. J.-C.]), disciple des Stoïciens d’Athènes, stoïcien éclectique lui-même. Célèbre par l’amitié de Scipion Émilien, qui l’emmena avec lui dans ses ambassades en Egypte et en Asie, et par son traité des Devoirs moraux, qui eut l’honneur de servir de modèle au livre de Cicéron (de offic., 2, 17 ; 3, 2 ; 1, 2 ; et lettres, ad Attic., XVI, 11). On trouve aussi dans Aulu-Gelle (XIII, 27) un fragment de quelque intérêt. Panætius avait enfin écrit des livres sur l’Égalité d’âme, sur les Magistrats, sur la Providence, la Divinalion, et sur les Sectes philosophiques.]

[3] [Son nom d’origine était Hasdrubal. Il n’écrivit pas moins de quatre cents livres ou traités, dont on ne connaît que quelques titres. Il fut à Carnéade, dont il sera parlé plus loin, ce que Platon et Xénophon avaient été à Socrate, le vulgarisateur de la doctrine du maître.]

[4] [A. Postumius Albinus (dodus homo, et litteratus, et disertus, Cicéron, Acad., 11 ; Brutus, 21), prétorien et consulaire, écrivit en grec un poème et une histoire romaine. V. liv. III, c. XIV, l’anecdote le concernant, extraite de Polybe, 40, 6.]

[5] [Il s’agit ici du poète Archias, que Cicéron défendit dans un plaidoyer qui nous reste. Il avait pris le nom des Licinius dont il était le familier : il chanta la guerre cimbrique en l’honneur de Marius, celle de Mithridate en l’honneur de Lucullus, et le consulat de Cicéron, qui se montra reconnaissant envers lui et prouva tant bien que mal que s’il prenait quelque peu à tort le titre de citoyen romain, il méritait de l’être par le droit du talent.]

[6] [Arcésilas, le fondateur de l’Académie nouvelle, était né d’un père Scythe et fleurit vers la fin du IIIe siècle, à Athènes. Il résumait ses opinions dans cette formule qu’il ne savait rien, pas même sa propre ignorance (Cicéron, Acad., 1, 12) : différant d’ailleurs des Pyrrhoniens ou Sceptiques purs, en ce que, tout en contestant à l’homme le moyen de constater la vérité, il admettait qu’elle existât. — Carnéades, né à Cyrène, vers 213 [541 av. J.-C.], fut le quatrième successeur d’Arcésilas à l’Académie. Lui aussi, il professa que l’homme ne possède et, ne peut posséder le criterium de la vérité, et qu’il ne peut se guider que par les probabilités. — Leur doctrine n’est d’ailleurs connue que de seconde main, par les relations de leurs disciples ou de leurs adversaires. Carnéades était, comme on le verra tout à l’heure, un dialecticien plus que subtil.]

[7] [Sur la frontière de l’Attique et de la Béotie.]

[8] [Les deux autres étaient Diogène le Babylonien ou le stoïcien, et Critolaüs le péripatéticien.]

[9] [V. les vers cités par Cicéron, de finib., I, 3. — Albucius fut préteur en Sardaigne en l’an 105 [649 av. J.-C.]. Condamné deux ans après pour concussion, il se retira à Athènes, où il s’adonna à la philosophie. Il avait laissé quelques discours (Brutus, 35) et quelques satires (Varron, de re rust., 3, 2, 17). — Sur l’évhémérisme, liv. III, c. VIII.]

[10] [Voir la note 2]

[11] [V. ci-dessous, § Exercices oratoires, et ch. XIII, § Jurisprudence.]

[12] [Nous aurions voulu pouvoir à notre tour adopter le mot grec σχηματισμός, usuel dans l’école allemande, depuis Kant, pour exprimer toute ordonnance systématique des formes et exemples (σχημα). V. le traité de Schematibus, d’un grammairien anonyme, publié par M. Quicherat, dans la Bibliothèque de l’École des chartes.]

[13] On en pourra lire un amusant exemple dans Cicéron, de officiis, 3, 92, 43. [Il y a disette à Rhodes : un armateur y amène une cargaison de blé, devançant la concurrence des blés d’Alexandrie qu’il sait devoir être importés par masses dés le lendemain. Cet armateur sera-t-il tenu d’annoncer leur arrivée prochaine sur le marché, et de voir par là baisser, tout d’abord, le cours de sa marchandise ? Sera-t-il, en le faisant, ou honnête ou naïf ? Et que dire de celui qui vend sa maison pleine de serpents, ou malsaine ? Puis vient à la suite l’historiette de Canius, ce chevalier romain qui achète la villa du banquier Pythius, de Syracuse, et se laisse prendre à une bonne et belle fourberie !]

[14] [Les Antiquitates rerum divinarum (en 16 livres) faisaient partie du grand ouvrage de Varron sur les antiquités romaines. On n’en connaît que le plan, grâce à saint Augustin, de civit. Dei.]

[15] Dans sa satire des Aborigènes, le même auteur raconte, en se moquant, comment les premiers hommes, à qui ne suffisait pas un Dieu que la pensée seule reconnaît, ont voulu adorer des mannequins et de petites images des divinités !

[16] [Quelques auteurs pensent qu’il y eut deux lois et non une seule, mais toutes deux d’ailleurs décrétant pareillement l’obnunciatio.]

[17] [Les trois vestales portaient le nom des gentes Licinia, Marcia et Æmilia.]

[18] [V. Corp. Inscr. Grœc. publié par l’Acad. de Berlin, 5570, 5587, 5748. On les trouve surtout aux environs de l’ancienne Léontium. — V. Corp. Inscr. Latin. p. 189. Glandes Hennenses, in fine.]

[19] [On donnait à ces Corybantes, à Rome, le nom de Calli, de matris Idœœ famuli.]

[20] [L’haruspice observait les entrailles des victimes : l’auspice (auspex, d’où auspicium) observait le vol des oiseaux (aves spectare).]

[21] [La Bellone asiatique, à dater de Sylla, en effet, supplanta l’ancienne Bellone italique. — V. Preller, Myth., XII sect. 3, a.]

[22] [Elle l’aurait engagé à marcher d’Asie sur l’Italie.]

[23] Cicéron raconte qu’il eut plus d’égards pour son esclave lettré Dionysius que Scipion n’en avait pour Panætius : citons aussi Lucilius, qui sur le même sujet s’exprime ainsi : Ma monture, mon écuyer, mon manteau, ma tente, voilà qui m’est utile, et non votre philosophie !

[24] [Connu aussi pour sa triste campagne contre Pallantia. Cicéron vante son talent oratoire et son talent de style : artifex stylus (Brutus, 25, 86, 97. — De orat., 1, 10. — Tuscul., 1, 3).]

[25] [Ils jouent les principaux rôles dans le dialogue de orat. M. Antonius, le grand-père du triumvir qui fit tuer Cicéron, fut tué, on s’en souvient, par l’ordre de Marius et de Cinna. — Lucius Licinius Crassus, dit l’orateur, fut consul en 659 [95 av. J.-C.]. Il appartenait à une autre branche que Crassus le triumvir. Il consacra fresque sa vie au barreau et aux affaires publiques. Il défendit les trois vestales accusées d’inceste. Il excellait principalement dans les harangues politiques et sénatoriales. Le luxe de sa maison du Palatin était fabuleux.]

[26] [Stilon accompagna Q. Metellus en exil, en l’an 654 [104 av. J.-C.]. Il écrivit des Commentaires sur les Chants des Saliens, sur les XII Tables, un livre de Proloquiis. On a soutenu, mais à tort, qu’il serait l’auteur de la Rhétorique ad Herennium.]

[27] [Suétone, de illustr. Gramm. Auteur de commentaires et d’une satire.]

[28] [L. Plotius Gallus, le père de la rhétorique latine (Suétone, de clar Rhetor., 2). Il écrivit un traité du Geste (de Gestu., Quintilien, 11, 3, 143).]

[29] [V. ces exemples et d’autres analogues dans les Rhetoricarum ad Herennium, I, 11, 16 et s. ; 3, 2.]