L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

La révolution

Chapitre VIII — L’Orient et le roi Mithridate[1].

 

 

Inquiet et ne respirant qu’à peine, au milieu des orages révolutionnaires, des cris d’alarme et du bruit des citoyens qui se portaient à l’incendie, le gouvernement romain avait perdu de vue les affaires des provinces : il avait négligé surtout celles de l’Orient asiatique, où les nations lointaines et peu guerrières ne s’imposaient point à l’attention immédiate de la République, autant. que l’Espagne, l’Afrique et les peuplades voisines de l’autre versant des Alpes. Après l’incorporation du royaume d’Attale, contemporaine des commencements de la révolution, Rome, durant toute une génération d’hommes, avait donc cessé d’intervenir d’une façon sérieuse dans les événements de l’Orient; si ce n’est pourtant quand les excès intolérables des pirates de l’Archipel avaient forcé la République à l’érection de la province Cilicienne, en 652 [102 av. J.-C.]. Encore l’établissement nouveau n’était-il rien de plus qu’une station permanente pour une petite escadre et les quelques troupes préposées à la garde des mers de l’est. La restauration, consolidée par la chute de Marius en 654 [-100], songea enfin à tourner de ce côté les yeux.

Sur beaucoup de points la situation restait telle que nous l’avons laissée, il y a trente ans. A la mort d’Évergète II (637 [-117]), le royaume d’Égypte, avec ses deux annexes de la Cyrénaïque et de Chypre, s’était dissous, moitié légalement, moitié de fait. Cyrène devint le lot du fils naturel du roi défunt, Ptolémée Apion, et se sépara à toujours. Dans l’Égypte propre, Cléopâtre († 665 [-89]), la veuve d’Évergète, et ses deux fils Sôter II Lathyre († 673 [-81]), et Alexandre Ier († 666 [-88]), se firent une guerre acharnée ; et à son tour Chypre s’émancipa pour un long temps. Les Romains ne voulurent pas se mêler de toutes ces querelles ; mais quand en 658 [-96], la Cyrénaïque leur échut en vertu du testament d’Apion, mort sans enfant, ils se gardèrent de refuser le legs : toutefois ils laissèrent le pays à peu près à lui-même, y déclarant villes libres toutes les cités grecques, Cyrène, Ptolémaïs, Bérénice [Gernah, Tolométa, Benghazi], et leur assignant même la jouissance de l’ancien domaine royal. Quant à la surveillance du préteur d’Afrique sur ce territoire, elle était, vu son éloignement, plus nominale encore que celle du préteur de Macédoine sur les villes libres de la Grèce. Ces arrangements avaient pour cause, non le philhellénisme, mais simplement la faiblesse ou la négligence du gouvernement romain. Ils eurent les résultais qu’on avait vus déjà se dérouler en Grèce sous l’empire des mêmes circonstances : le pays fut déchiré par les guerres civiles et lés usurpations, tellement qu’un général romain y ayant été amené par le hasard en 668 [-86], les habitants le supplièrent de mettre ordre au mal et de leur donner une organisation solide et durable.

En Syrie les choses, en marchant à peu près de même,  avaient marché plus mal encore. Pendant une guerre de succession de vingt ans qui se débattit entre les deux frères utérins Antiochus Grypus († 658 [96 av. J.-C.]) et Antiochus de Cyzique (659 [-95]), et se continua entre leurs deux fils, après eux, le trône, objet de tant de disputes, était devenu une vaine ombre : les Rois de la mer de Cilicie, les Scheiks arabes du désert de Syrie, les princes de Judée, et les magistrats des grandes cités y étaient plus forts que les têtes couronnées. A cette époque, les Romains fondèrent des postes dans la Cilicie occidentale : à cette époque aussi les Parthes achevèrent l’occupation définitive de l’importante région de la Mésopotamie.

Vers le temps des Gracques la monarchie des Arsacides avait eu à traverser une crise dangereuse, dangereuse surtout à la suite des agressions répétées, des tribus touraniennes. Le neuvième Arsacide, Mithridate II, ou le Grand (630-667 ? [-124/-87 ?]) avait toutefois reconquis pour son trône la prédominance dans l’Asie intérieure, refoulant les Scythes au nord, et étendant ses frontières du côté de la Syrie et de l’Arménie. Mais vers la fin de son règne, paralysé par des discordes incessantes, il vit se révolter contre lui, et les grands du royaume et son propre frère Orodès : puis bientôt ce frère le renversa et le tua. Alors l’Arménie, pays insignifiant jusque-là, s’élève et grandit. Quand elle s’était déclarée indépendante, l’Arménie s’était divisée en deux parts, la moitié septentrionale ou Arménie propre, appartenant aux Artaxiades ; la moitié méridionale ou Sophène, appartenant aux Zariadrides. Bientôt l’’Ariaxiade Tigranes (régnant depuis 666 [-88]) l’avait réunie tout entière dans sa main, et avec ses forces doublées, profitant de la faiblesse des Parthes, le nouveau roi avait brisé les liens de sa dépendance envers ceux-ci, reconquis les territoires jadis enlevés par eux ; et comme la suprématie, en Asie, avait jadis passé des Achœménides aux Séleucides, et des Séleucides aux Arsacides, l’Arménie à son tour la possédait aujourd’hui.

Dans l’Asie-Mineure, le partage des territoires était demeuré à peu de chose près tel qu’il s’était opéré par la main de Rome, à la dissolution du royaume des Attales : seulement, la Grande Phrygie avait été enlevée au roi de Pont, lorsque Gaius Gracchus avait eu vent des intelligences pratiquées entre Mithridate Evergète et le consul Aquillius : érigée en pays libre, on l’avait rattachée à la province d’Asie, comme il en était de la Grèce au regard de la Macédoine (vers 634 [-120]). Quant aux états clients, Bithynie, Cappadoce, Pont, principautés de Galatie et de Paphlagonie, quant aux nombreuses ligues de cités, et aux villes libres, leur situation extérieure ne s’était pas sensiblement modifiée. Au dedans, au contraire, la domination romaine avait pris un tout autre caractère ; et ce changement tenait à une double cause. D’abord, ainsi qu’il arrive toujours sous un régime tyrannique, l’oppression avait été croissant : puis les révolutions de Rome avaient étendu jusqu’en ces pays leurs désastreux effets. Je rappellerai seulement les mainmises exercées sur la propriété foncière dans la province d’Asie, par Gaius Gracchus, les dîmes et les douanes instituées agi profit de Rome, et ces chasses aux esclaves, que Ies publicains menaient de front avec les perceptions douanières. Aussi, bien lourde déjà à l’origine, la domination de Rome était devenue insupportable : ni le diadème des rois, ni la hutte du paysan n’étaient à l’abri de la confiscation : tout épi qui poussait, poussait au profit du collecteur romain de la dîme : tout enfant né de parents libres, grandissait pour le pourvoyeur romain d’esclaves. L’Asiatique, passif indéfiniment, supportait tous ces maux : non que la patience ou la réflexion le fissent demeurer calme ; mais il obéissait à ce manque d’initiative qui fait le principal trait du caractère oriental : dans ces paisibles contrées, au milieu de ces nations efféminées, des crimes étonnants, effroyables, se fussent longtemps, impunément consommés peut-être, si un homme ne s’était pas levé, qui donna enfin le signal.

Le roi de Pont, à cette heure, était Mithridate VI, surnommé Eupator (né vers 624, † 691 [130-63 av. J.-C.]), descendant direct au seizième degré, en ligne paternelle, du fils du roi Darius, fils d’Hystaspé ; descendant au huitième degré du fondateur ‘du royaume pontique, Mithridate Ier, et se rattachant par sa mère aux Alexandrides et aux Séleucides. Son père, Mithridate Évergète, étant mort prématurément à Sinope sous les coups d’un meurtrier, il était monté sur le trône, ayant à peine onze ans (631 [-123]). Mais le diadème ne lui apporta d’abord que misère et que dangers. Ses tuteurs, et, dit-on, sa mère elle-même, que le testament paternel avait appelée à la régence, en voulaient à sa vie : toutefois le royal pupille sut échapper aux poignards de ses protecteurs légaux : il erra misérable pendant sept années, changeant toutes les nuits d’asile, fugitif dans son propre royaume, et menant la vie du chasseur nomade et sans patrie. Ainsi l’enfant devint homme et homme fort. Ce que nous savons de lui se fonde principalement sur le témoignage écrit des contemporains : prenons garde pourtant que les légendes qui courent comme l’éclair, en Orient, ont fait aussitôt une auréole au puissant roi, et l’ont paré des attributs d’un Samson et d’un Roustam ! Une telle auréole, après tout, convient à la figure de Mithridate, comme la couronne de nuages au pic sourcilleux. Si les lignes principales ressortent plus en couleur et plus fantastiques, elles ne sont ni brouillées ni beaucoup altérées. Les pièces de l’armure dont se revêtait le corps gigantesque du roi de Pont, excitaient l’étonnement des Asiatiques et plus encore celui des Italiens. A la course, il forçait la bête la plus rapide ; à cheval, il domptait la monture la plus rétive ; il parcourut une fois 25 milles [allemands = 50 lieues] en un jour ; en se jetant d’un animal sur un autre : monté sur son char, il conduisait à seize chevaux. Il gagna nombre de prix dans les joutes de vitesse (c’eût été jouer gros jeu, il est vrai, que de vaincre le roi). En chasse et en plein galop, il frappait le gibier à coup sûr ; à table enfin, il défiait ses convives, faisant des banquets une gageure, et y remportant le prix donné au buveur le plus solide, au plus intrépide mangeur. Dans le harem et ses plaisirs enfin, il n’avait point d’égal, à en croire les attestations licencieuses de ses maîtresses grecques dont les billets doux se retrouvèrent un jour dans ses papiers. Du côté des besoins de l’esprit, il se donnait carrière dans le champ sans limite des superstitions, consacrant bon nombre de ses heures à l’interprétation des songes, à la fantasmagorie des mystères, et grossièrement adonné d’ailleurs à tous les raffinements de la civilisation des Grecs. Il aimait leur art et leur musique : il faisait collection de choses précieuses, de riches ustensiles, de vieilles et splendides curiosités de la Grèce et de la Perse : son baguier notamment était célèbre. Historiens, philosophes, poètes grecs foisonnaient autour de lui ; et dans les festivités de sa cour, à côté du prix pour les mangeurs et les buveurs, il en avait un aussi pour le bouffon le plus joyeux et pour le meilleur chanteur. Tel était l’homme : le sultan était pareil à l’homme. En Orient, où les rapports de maître à sujet sont réglés par la nature et non par la loi, faux ou fidèle, il y a du chien chez ce dernier ; le maître, lui, est méfiant et cruel. Quel roi jamais a dépassé la méfiance et la cruauté de Mithridate ? Par son ordre périrent violemment, ou moururent au fond d’une prison perpétuelle, pour des crimes ou des trahisons réelles ou imaginaires, sa mère, son frère, ses sœurs qui furent aussi ses épouses, trois de ses fils, trois de ses filles. On trouva dans ses papiers secrets, atrocité encore plus révoltante, des sentences de mort toutes préparées à l’avance contre quelques-uns de ses plus fidèles serviteurs. Un jour on le verra, vrai sultan jusqu’au bout, faire tuer tout son harem, pour que l’ennemi ne s’en fasse pas un trophée de victoire : sa concubine la plus aimée, une belle Éphésienne, n’aura de lui que la faveur, dernière du choix de son supplice. Il étudia, il expérimenta les poisons et les antidotes : à ses yeux c’était là une branche importante des travaux du gouvernement ; il voulut habituer son corps à l’empoisonnement à fortes doses. De même que tout jeune il n’avait eu autour de lui que trahisons et que meurtres, et qu’il avait appris de tous, même de ses plus proches, à pratiquer le meurtre et la trahison pour son compte ; de même il subit forcément, son histoire en témoigne, les conséquences de cette éducation funeste : toutes ses entreprises échouèrent par l’infidélité de ses plus intimes serviteurs. Ajoutez à ce tableau quelques exemples d’une généreuse justice : punissant impitoyablement les traîtres, il épargnait d’ordinaire le complice lorsqu’il était dans la dépendance personnelle du principal coupable. Mais de tels accès d’équité se rencontrent chez tout tyran, si brutal qu’il soit. Ce qui distingue Mithridate entre tous, c’est son activité inouïe. Un beau matin il s’enferme dans son château fort, et demeure des mois entiers invisible : on le croit perdu, quand tout à coup il revient, ayant parcouru incognito toute l’Asie-Mineure, et ayant fait le relevé militaire et du pays et des habitants. Il a l’éloquence facile, et de plus, il sait parler et donner le droit sans truchement et dans leurs langues aux vingt-deux nations sur lesquelles il règne : remarquable trait chez l’actif dominateur de l’Orient aux cent idiomes ! De son gouvernement à l’intérieur la tradition écrite ne nous apprend malheureusement que peu de chose : nous savons du moins qu’il ressemble à celui de tous les sultans d’Asie, avec des amas de trésors, des armées innombrables, que le roi dans ses plus jeunes années confie à quelque condottiere grec, au lieu de les commander et de les conduire lui-même à l’ennemi, et enfin des satrapies nouvelles ajoutées tous les jours aux satrapies ! Des autres éléments plus nobles de l’administration, tendances civilisatrices, maniement utile des oppositions nationales, vues originales et profondes, de tout cela nul vestige dans les sources; et il serait téméraire à nous de placer Mithridate sur la même ligne que les grands Osmanlis, qu’un Mahomet II ou qu’un Soliman. En dépit de sa culture hellénique, qui ne lui sied guère mieux qu’à ses Cappadociens leur armure à la romaine, il n’est toujours pour nous qu’un pur Oriental : rude, plein de convoitises sensuelles, superstitieux, cruel, sans foi, sans scrupule : organisation puissante d’ailleurs, et merveilleusement douée au physique, tellement qu’à le voir se débattre et se frayer fièrement sa route, puis lutter, infatigable jusqu’au bout, on lui croirait un grand talent, que dis je, un vrai génie ! Je veux bien qu’en ce siècle de la République romaine agonisante, il fût plus aisé de tenir tête à celle-ci qu’aux temps de Scipion ou de Trajan : je veux que les embarras de Rome en Italie, à l’heure des troubles asiatiques, aient permis à Mithridate une résistance deux fois aussi longue que celle de Jugurtha : il n’en reste pas moins vrai qu’avant les guerres contre les Parthes, il a été le seul qui, dans l’Orient, se soit montré, pour les Romains, un ennemi avec qui ils aient eu à compter, et qui se soit défendu contre eux comme le lion du désert contre le chasseur. Mais tout hommage rendu à la résistance tenace qui s’appuie sur les seules forces physiques, notre estime en vérité doit-elle aller plus loin ?

Quel que soit d’ailleurs le jugement qu’on porte sur l’homme, la figure de Mithridate restera grande dans l’histoire. Ses guerres ont donné lieu au dernier tressaillement de l’opposition politique dans la Hellade contre Rome; elles sont aussi l’avant-coureur d’un vaste soulèvement contre la suprématie de la République, soulèvement suscité par des antagonismes d’un tout autre ordre et bien autrement profonds ; elles manifestent enfin la réaction nationale de l’Asie contre les Occidentaux. Comme Mithridate était homme de l’Orient, son royaume était de même oriental : à la cour et chez les grands, on trouvait la polygamie et le harem. La religion des habitants des campagnes, la religion officielle autour du trône était l’ancien culte asiatique ; et l’hellénisme superficiel local n’y différait guère de celui des Tigranes d’Arménie ou des Arsacides de l’empire parthe. Que les Grecs de l’Asie-Mineure eussent d’abord cru trouver dans le roi de Pont un point d’appui pour leurs rêves politiques, je le concède : mais la partie engagée dans ses batailles n’eut rien de commun avec l’enjeu des journées de Magnésie et de Pydna. Après un long temps de repos, une période nouvelle s’ouvrait dans ce duel gigantesque de l’Occident avec l’Orient, qui commence aux champs de Marathon, que le monde ancien a légué à la génération présente, et qui peut-être demandera encore des milliers d’années à l’avenir, comme il les a pris au passé.

Si tranchée qu’apparaisse dans tout son être et ses actes la personnalité vraiment étrangère et anti-hellénique du roi cappadocien, nous n’en ressentons pas moins une difficulté grande à en fixer le caractère et l’élément national une appréciation générale, une vue de l’ensemble, voilà tout ce que l’histoire nous livre. Dans l’immense domaine de la civilisation antique, nulle contrée autant que l’Asie-Mineure ne présente un échiquier recouvert d’une multitude de races, diverses entre elles, superposées ou entremêlées de temps immémorial : par suite, nulle part aussi la nationalité ne flotte plus indistincte. Les peuples sémitiques se succèdent sur une chaise non interrompue depuis. la Syrie jusqu’en Chypre et en Cilicie ; et sur les côtes cariennes et lydiennes, c’est encore leur sang qui semble prédominer : au contraire, la pointe nord-ouest est occupée par les Bithyniens, d’une souche apparentée avec les Thraces. Quant à l’intérieur et à la côte septentrionale, on y trouve en foule des peuples indo-germaniques, tout à fait rapprochés de la famille iranienne. Des idiomes d’Arménie et de Phrygie[2], et de celui de Cappadoce nous pouvons dire en toute vraisemblance, qu’ils confinent au zend ; et comme il paraît constant que chez les Mysiens les langues lydienne et phrygienne se mêlaient, il en faut conclure l’existence sur ce point d’une tribu mêlée sémitique-iranienne, comparable au peuple assyrien. En ce qui touche les pays qui s’étendent entre la Cilicie et la Carie, malgré les débris nombreux de l’écriture et de la langue indigènes parvenus jusqu’à nous, j’avoue que nous manquons de données précises : on peut croire que les habitants y appartenaient partie aux Sémites, partie aux Iraniens. Enfin, dans une précédente étude, nous avons dit comment sur cet amas confus de peuples la Grèce avait jeté le réseau de ses villes marchandes, comment l’Asie-Mineure avait été conquise à l’hellénisme par le génie guerrier et la puissance intellectuelle de ses voisins.

Telles étaient les régions où régnait Mithridate. Son empire propre occupait la Cappadoce de la mer Noire, ou la contrée Pontique. Posté à l’extrémité nord-est de la Péninsule, touchant à l’Arménie, en contacts quotidiens avec elle, la nationalité iranienne du Pont s’y était sans doute maintenue plus pure que dans le reste de l’Asie-Mineure. La Hellade n’avait pas su jeter là de profondes racines. Si ce n’est le long des côtes, où l’on rencontrait bon nombre de comptoirs grecs, les étapes commerciales importantes de Trapezus [Trébizonde], d’Amisos [Samsoun], et surtout la ville natale et la résidence de Mithridate, la florissante Sinope, le pays avait gardé d’ailleurs son aspect primitif. Non qu’il fût un désert. Loin de là, de même que de nos jours encore la région Pontique est l’une des plus riantes de la terre, et qu’on y voit se succédant les champs de blé, les forêts et les arbres fruitiers de même au temps de Mithridate elle était bien cultivée, et relativement bien peuplée. De villes, à proprement parler, elle n’en avait qu’en petit nombre, mais seulement des châteaux, servant de réduits aux laboureurs, et au roi de trésors fortifiés où s’entassaient les produits de l’impôt : dans la Petite Arménie seule, on a compté soixante-cinq de ces petites citadelles royales. Il n’apparaît point que Mithridate ait rien fait activement pour pousser à la construction des villes, phénomène tout simple pour qui sait quelle était sa situation et se rend compte de cette réaction réelle, progressive, contre l’hellénisme, dont il subissait l’influence sans peut-être en avoir bien conscience lui-même. Mais il ne s’en montre que plus actif, à la manière orientale : sans cesse affairé, sans cesse reculant de tous côtés les limites d’un royaume déjà vaste, à supposer même qu’on exagère en donnant à celui-ci 500.000 allemands (4.000 lieues) de circonférence. Nous rencontrons ses armées, ses flottes, ses envoyés le long de la mer Noire, en Arménie, en Asie-Mineure. Mais nulle part il n’avait le champ plus libre et plus grand que sur les rivages orientaux et septentrionaux de l’Euxin. Essayons de jeter de ce côté un coup d’œil, quelque difficile, ou plutôt quelque impossible qu’il soit de retracer clairement le tableau des conquêtes royales. Sur la côte orientale, presque inconnue avant Mithridate, et que le premier il a ouverte à l’histoire, nous le voyons arracher à ses princes locaux le pays de Colchide, sur le Phase (Mingrélie et Imérétie), avec l’échelle déjà considérable de Dioscuriade [plus tard Sebastopolis, aujourd’hui Iskuriah]. Il en fait une satrapie pontique. Au nord ses entreprises sont encore plus fructueuses[3]. Par la nature de leur sol, leur température variable, oscillant du climat de Stockholm à celui de Madère, par les sécheresses absolues et l’absence de neige qui durent souvent vingt-deux mois et plus, les steppes immenses, plats et déboisés, qui s’étendent au-delà de l’Euxin et du Caucase et de la mer Caspienne, se montrent aujourd’hui rebelles à l’agriculture, et plus encore à la colonisation fixe : il en était de même dans les temps anciens, bien qu’en remontant à deux mille ans avant notre ère, les conditions climatériques y étaient peut-être un peu moins mauvaises[4]. Là, les peuplades, apportées par l’émigration, s’accommodant au régime des lieux, s’adonnèrent et s’adonnent encore en partie, à la vie nomade et pastorale; changeant sans cesse leurs demeures et leurs pâtures, menant leurs innombrables troupeaux de boeufs, plus souvent de chevaux, et voiturant leur mobilier et leurs demeures sur des chars. Leurs armes, leur manière de guerroyer, étaient conformes à leur vie : les habitants des steppes se battaient presque toujours à cheval et sans ordre : ils portaient le heaume et la cuirasse de peau, le bouclier recouvert de cuir : ils avaient l’épée, la lance et l’arc : véritables ancêtres des modernes Cosaques, marchant de l’est à l’ouest, ils avaient poussé devant eux les Scythes indigènes, de race mongolique sans doute, lesquels se rattachaient par les mœurs et les caractères physiques aux peuples actuels de la Sibérie. Ils appartenaient eux-mêmes, Sauromates, Roxolans ou Jazyges, à la famille Sarmate, d’origine slave, dit-on communément, bien que les dénominations qui leur sont données, rappellent davantage les idiomes médique et persique, et que peut-être il conviendrait de les rattacher tous au grand tronc du Zend. Ailleurs, les essaims thraces, les Gètes notamment, qui poussèrent jusques sur le Dniestr, avaient suivi la route opposée ; et entre les uns et les autres, enfants perdus de la grande migration germanique, dont la masse principale n’a jamais atteint la mer Noire, se mouvaient sur le Dniepr des tribus qu’on disait Celtes, et le peuple des Bastarnes, et plus loin aux bouches du Danube, celui des Peucétiens. Nulle part d’État constitué : chaque race obéit à ses princes, à ses anciens.

En face de ces barbares, et bien différents se montraient aussi les Grecs, dont les établissements nombreux sur ces plages, avaient été fondés au temps de leur puissante prospérité commerciale, par la cité de Milet, notamment. Ces établissements constituaient, tantôt de simples comptoirs, tantôt des stations pour la pêche, si productive dans ces mers, tantôt enfin des colonies agricoles : car ainsi que nous l’avons dit, la côte nord de la mer Noire offrait dans les anciens temps quelques localités fertiles qu’on n’y retrouverait peut-être plus aujourd’hui. Comme les Phéniciens en Libye, les Hellènes, en échange du sol dont ils avaient obtenu la jouissance, payaient aux maîtres du pays, la taille et l’impôt foncier. Parmi les plus importantes échelles, on citait la ville libre de Chersonèse (non loin de Sébastopol), chez les Scythes, la péninsule Taurique (Crimée) : là, malgré les difficultés locales, une constitution bien ordonnée et le sage esprit des citoyens avaient engendré le bien-être. Plus loin, sur le flanc opposé de la presqu’île, était Panticapée (Kertsch), à cheval sur la route de la mer Noire à la mer d’Azov, gouvernée depuis l’an 457 [297 av. J.-C.] de Rome, par des magistrats citoyens à titre héréditaire, qui plus tard prirent le titre de rois du Bosphore, et formèrent les dynasties des Archœanaktides, des Spartocides et des Pœrisades. La culture des céréales et la pêche dans la mer d’Azov, avaient fait à cette ville une fortune rapide. Au temps de Mithridate son territoire s’étendait encore sur toute la moitié de la Crimée, y compris Théodosie [Kaffa], la ville de Phanagorie, sur la pointe opposée du continent asiatique, et toute la région Sindique (sur la côte, au sud du Kouban). En des temps meilleurs, les maîtres de Panticapée avaient régné, en terre ferme, sur tous les peuples de la côte orientale de la mer d’Azov et de la vallée du Kouban : sur mer, leur flotte avait été la reine de l’Euxin. Mais rien ne saurait exprimer combien, dans ces postes, frontière de la civilisation grecque, on ressentait à cette heure le triste abaissement de la nationalité hellénique ! Athènes seule parmi les états de la Hellade avait, à ses beaux jours, tenté de remplir son devoir de puissance dirigeante : à quoi il faut ajouter que le blé des côtes pontiques lui faisait grand besoin, et qu’elle obéissait forcément à un intérêt vital. Après la chute de la puissance maritime d’Athènes, tous ces pays furent laissés à eux-mêmes. Les états grecs continentaux ne réussirent jamais à s’y implanter profondément, en dépit des efforts et de Philippe, le père d’Alexandre, et plus tard de Lysimaque. Rome à son tour, quand ayant conquis la Macédoine et l’Asie-Mineure, elle avait contracté le devoir de servir de bouclier à la civilisation hellénique, partout où besoin serait, Rome négligea et la voix impérieuse de son intérêt, et la voix de l’honneur. Bientôt Sinope tomba : puis Rhodes s’affaissa sur elle-même ; et l’isolement des Grecs, perdus sur les rivages septentrionaux de la mer Noire, devint complet. Veut-on avoir l’image vivante de leur condition déplorable au milieu des bandes des Barbares ? qu’on lise l’inscription d’Olbia (non loin des bouches du Dniepr, près d’Oczakow), contemporaine sans doute de Mithridate. Cette inscription atteste que les citoyens sont tenus d’envoyer leur tribut annuel au roi barbare, en son camp : de plus, s’il vient s’établir devant la ville, ou s’il ne fait même que passer, on lui doit offrir le cadeau ; il faut aussi parfois gorger d’offrandes les moindres chefs, et toute la horde : il en coûterait cher à se montrer parcimonieux. Mais les caisses de la ville sont vides : on mettra les ex-voto pieux en gage ! Pendant ce temps les peuples du désert frappent aux portes : la campagne est ravagée, les laboureurs sont enlevés en masse ; et ce qui pis est, les Scythes, voisins d’Olbia, trop faibles à leur tour, et cherchant un abri contre la furie des Celtes plus sauvages encore, tentent de s’emparer de la cité murée, en sorte que ses habitants désertent par foules : le peu qui reste songe à se rendre à l’assiégeant.

Tel était l’état des choses quand Mithridate, franchissant l’arête du Caucase à la tête de sa phalange du royaume macédonienne, descendit dans les vallées du Kouban et du Térek : à la même heure sa flotte se montrait dans les eaux de Crimée. Naturellement et comme à Dioscuriade, les Grecs accoururent à bras ouverts au-devant de lui : ils voyaient un libérateur dans ce roi à demi hellénisé, et dans ses Cappadociens armés à la grecque. L’événement faisait voir quelle occasion Rome avait perdue. Les maîtres de Panticapée ne pouvaient plus suffire aux tributs énormes exigés d’eux par leurs voisins. La ville de Chersonèse, à ce moment même, était serrée de prés par le roi des Scythes Taurisques et ses cinquante fils : tous ils firent sans hésiter le sacrifice, ceux-là de leur petite royauté héréditaire, ceux-ci de leur liberté qu’ils avaient su longtemps défendre, pour sauver du moins un dernier bien, leur nationalité grecque. Ils n’eurent point à se repentir. Mithridate, avec ses troupes disciplinées, avec ses braves généraux Diophantos et Néoptolème vint facilement à bout des hordes des steppes. Néoptolème les battit dans le détroit de Panticapée, moitié sur l’eau, moitié sur la glace, durant l’hiver : Chersonèse fut débloquée, les forts des Tauriens tombèrent, et le roi, construisant à propos une ligne de citadelles ; s’assura la possession incontestée de la Péninsule. Pendant ce temps Diophantos marchait sur les Roxolans (d’entre Don et Dniepr), qui venaient au secours des Tauriens : ses 6.000 phalangites mirent en fuite 80.000 barbares, et les armes du roi de Pont furent portées jusqu’au Dniepr. C’est ainsi qui Mithridate conquit un second empire, contigu au royaume de ses pères, et comme celui-ci, ayant pour assises principales toute unie ligne de villes de commerce grecques. Cet empire du Bosphore, comme on l’appelait, comprenait toute la Crimée actuelle, avec les langues de terre situées en face sur la côte asiatique : il versait annuellement dans la cassette et les magasins royaux 200 talents (314.000 thaler = 1.177.500 fr.) et 180.000 boisseaux de blé [164.434.780 litres]. Quant aux peuples des steppes, depuis les pentes septentrionales du Caucase jusqu’aux bouches du Danube, ils entrèrent ou dans la clientèle du roi de Pont, ou dans son alliance, et lui procurèrent une foule de ressources, ou à tout le moins l’avantage d’un inépuisable champ d’enrôlement pour ses armées.

Non content de ces magnifiques succès dans le nord, Mithridate se tourne en même temps du côté de l’est et de l’ouest. Il fond complètement dans ses états la Petite Arménie, jusque-là dépendante, mais non partie intégrante du royaume de Pont ; et chose plus avantageuse encore, il entre en union étroite avec le roi de la Grande Arménie. Il donne à Tigrane sa fille Cléopâtre en mariage ; grâce surtout à son appui, l’Arménien se dégage de la domination des Arsacides, et conquiert à son tour en Asie la situation qu’ils y avaient jadis. On croit qu’aux termes d’une convention conclue entre les deux rois, Tigrane devait s’emparer de la Syrie et de l’Asie centrale, pendant que Mithridate occuperait l’Asie-Mineure et les côtes de la mer Noire : ils s’étaient promis mutuellement secours. Nul doute que la pensée de ce traité ne fût venue de Mithridate, bien autrement actif et capable que l’autre : il lui fallait couvrir ses derrières, et se procurer un allié puissant, et sûr.

Enfin le roi jeta ses vues sur la Paphlagonie et la Cappadoce[5]. La Paphlagonie, disait-il, lui appartenait aux termes d’un testament du dernier des Pylæménides en faveur de son père Mithridate V Evergète. Mais il se heurta aux, prétentions opposées de la lignée royale légitime et illégitime; et le pays lui-même protesta. En ce qui touche la Cappadoce, les rois de Pont ne pouvaient oublier que ce royaume et la Cappadoce de mer n’avaient fait qu’un autrefois, et que les idées de réunion s’y étaient maintenues vivaces. Mithridate commence par occuper la Paphlagonie de concert avec Nicomède, roi de Bithynie : partageant avec lui leur commune conquête, il l’a mis entièrement dans ses intérêts. Et pour couvrir en quelque sorte la violence faite à la foi publique, les deux rois installent comme régent nominal un fils de Nicomède, qui prend le nom de Pylæmène. En Cappadoce la politique des deux alliés est plus perfide encore. Le roi Ariarathe VI est massacré par Gordios, sinon d’ordre exprès, en tous cas dans l’intérêt exclusif de Mithridate Eupator, son beau-frère : il laisse un fils du même nom que lui, qui ne peut résister aux envahissements du Bithynien qu’avec l’aide équivoque de son oncle. Mithridate, en échange, exige qu’il laisse rentrer en Cappadoce le meurtrier fugitif d’Ariarathe VI. Là-dessus, rupture et guerre : déjà les deux armées sont en présence quand l’oncle appelle son neveu à une entrevue, et tue de sa main le jeune prince désarmé. Gordios, l’assassin du père, prend aussitôt le gouvernement pour le compte du roi de Pont, et malgré l’insurrection du peuple, qui réclame, pour maître le dernier fils du roi défunt : mais celui-ci ne peut tenir contre les forces démesurément supérieures de Mithridate. Ce roi populaire ne tarde pas d’ailleurs à mourir ; et le roi de Pont a le champ libre devant lui, d’autant mieux que de la race royale de Cappadoce, il ne reste plus personne. Comme on avait fait en Bithynie, un faux Ariarathe est proclamé : il règne de nom : c’est toujours Gordios, le lieutenant de Mithridate , qui gouverne.

Le roi de Pont était alors plus puissant qu’aucun prince indigène n’avait pu l’être depuis longues années. Au nord, comme au sud de la mer Noire, et jusqu’au centre de l’Asie-Mineure, tout lui obéissait. Ses ressources pour la guerre de mer et de terre semblaient inépuisables. Il récoltait des soldats à volonté depuis les bouches du Danube jusqu’au Caucase et à la mer Caspienne : Thraces, Scythes, Sauromates, Bastarnes, Colchidiens, Ibériens (peuple de la Géorgie), se pressaient à l’envi sous ses enseignes : mais c’était surtout chez les Bastarnes, plus belliqueux, qu’il allait chercher des armées. Pour sa flotte, la satrapie de Colchide lui donnait le lin, le chanvre, la résine et la cire, et surtout les bois excellents apportés par les torrents du Caucase ; il louait en Phénicie ses capitaines de navire et ses pilotes. On dit qu’il était venu en Cappadoce, à la tête de 600 chars armés de faux, de 10.000 chevaux, et de 80.000 hommes de pied : encore n’avait-il pas, pour cette guerre, mis en réquisition toutes ses troupes disponibles. En l’absence de la flotte romaine, ou d’une autre force maritime, les escadres du Pont, s’appuyant sur Sinope et les havres de Crimée, demeuraient, à l’exclusion de tous, maîtresses de la mer Noire.

La République avait assisté patiemment aux usurpations consommées de tous côtés par Mithridate, et à cet imposant agrandissement, œuvre de vingt années, peut-être. Elle avait, laissé un simple État client se transformer en une grande puissance militaire, qui mettait jusqu’à cent mille hommes sous les armes : elle vivait en étroite alliance avec ce nouveau Grand-roi d’Orient, parvenu, un peu grâce à son aide, à la tête des États de l’Asie centrale ; confisquant tous les royaumes, toutes les principautés à l’entour de soi, sous mille prétextes faux, qui semblaient une moquerie et un outrage pour l’État protecteur toujours mal renseigné, et placé trop loin ; se fortifiant jusque sur le continent d’Europe ; assis, dans la personne de son chef, sur un trône royal, dans la presqu’île Taurique ; étendant enfin ses frontières, à titre de suzerain, jusqu’aux régions voisines de la Thrace et de la Macédoine. Non que le Sénat n’eût délibéré sur ce grave événement. Mais en acceptant les faits accomplis dans l’affaire de la succession paphlagonienne, en tolérant les usurpations de Mithridate, fondées sur le titre d’un faux testament, celles de Nicomède, avec son faux. Pylæmène, ce grand corps ne montrait que trop combien, sans s’y tromper d’ailleurs ; il s’attachait avidement à tout prétexte plausible de non intervention. Néanmoins les injures allaient croissant et s’aggravant. Les princes des Scythes Tauriques, chassés de la Crimée, se tournaient vers Rome et demandaient secours ; et s’il était encore, quelque sénateur qui prit souci des maximes traditionnelles de la politique romaine, il devait se souvenir qu’autrefois et dans de semblables occurrences le passage du syrien Antiochus en Europe, et l’occupation militaire de la Chersonèse de Thrace, avaient été le signal de la guerre d’Asie. L’occupation de la Chersonèse Taurique par le roi du Pont devait être encore moins tolérée ! Enfin la République se décida à agir quand on apprit que la réunion de la Cappadoce au Pont venait de se consommer. Nicomède de Bithynie, qui de son côté avait voulu en prendre possession sous le nom d’un autre pseudo Ariarathe, et qui voyait son prétendant évincé par la créature de Mithridate, Nicomède n’avait pas manqué de solliciter d’urgence l’intervention des Romains. Le Sénat exigea que Mithridate rétablit les princes scythes. La faiblesse du gouvernement avait fait tellement dévoyer la politique, qu’en ce jour, au lieu de défendre les Hellènes contre les Barbares, on se voyait conduit à soutenir les Scythes contre leurs demi compatriotes. La Paphlagonie fut déclarée indépendante. Le faux Pylæmène de Nicomède et Mithridate reçurent injonction d’avoir à vider la contrée. De même, le faux Ariarathe eut ordre de quitter la Cappadoce ; et comme les représentants du pays refusaient la liberté que Rome leur offrait, il fut déclaré qu’un roi serait nommé à l’élection. Il y avait de l’énergie dans toutes ces décisions. Malheureusement, au lieu de les appuyer d’une armée, on envoya en Cappadoce Lucius Sylla, propréteur de Cilicie, avec la petite poignée d’hommes mise à sa disposition pour combattre les brigands et les pirates. Mais le souvenir de l’antique vigueur des Romains faisait plus pour eux dans l’Orient que leur triste gouvernement actuel ; et Sylla, à force d’habileté et d’énergie personnelles, suppléa à ce qui faisait défaut du côté du Sénat. Mithridate se retira, se contentant de pousser en avant le Grand-roi Tigrane d’Arménie, plus libre que lui d’agir contre les Romains. Les soldats de Tigrane entrèrent donc en Cappadoce. Aussitôt Sylla ramasse son monde, s’adjoint les contingents alliés, franchit le Taurus, et bat le régent Gordios avec ses bandes arméniennes. Il n’en faut pas davantage. Mithridate cède sur tous les points : c’est Gordios qui endosse la faute de tous les troubles de Cappadoce : quant au faux Ariarathe, il s’évanouit : enfin le choix du peuple, que les partisans du Pont s’efforcent en vain de porter sur la personne de Gordios, tombe sur un notable du pays, Ariobarzane[6].

Sylla, poussant plus loin, arriva dans la région de l’Euphrate dont les eaux reflétèrent pour la première fois les enseignes romaines. Pour la première fois aussi les Romains se trouvèrent en contact avec les Parthes qui, à la suite de leurs démêlés avec Tigrane, avaient jugé à propos de se rapprocher des Occidentaux. Dans cette rencontre des deux grandes puissances de l’est et de l’ouest, on parut des deux côtés tenir à ne rien céder des prétentions réciproques à l’empire universel. Mais Sylla, plus audacieux que l’envoyé parthe, prit et garda la place d’honneur durant les conférences entre celui-ci et le roi cappadocien. Cette fière attitude lui valut plus de gloire que ses victoires en Orient : le Parthe au contraire paya son humiliation de sa tête. D’ailleurs l’entrevue n’eut pour le moment aucune suite. Les décisions prises par le Sénat à l’encontre de Mithridate furent exécutées. Il évacua la Paphlagonie : il consentit, verbalement du moins, à la restauration des chefs scythes. Le statu quo d’avant la guerre sembla rétabli dans tout l’Orient (662 [92 av. J.-C.]).

Ainsi en était-il pour le dehors. Au fond des choses, on ne retrouvait guère trace de l’état ancien. A peine Sylla a-t-il quitté l’Asie, que Tigrane d’Arménie tombe de nouveau sur le roi de Cappadoce Ariobarzane, le chasse, et réinstalle à sa place le prétendant du Pont, Ariarathe. En Bithynie, où après la mort du vieux roi Nicomède II (vers 663 [-91]), Nicomède III Philopator, son fils, avait été reconnu et par son peuple et par le Sénat, il surgit aussi un prétendant, Socrate, son frère, qui s’empara du trône. Manifestement, ces discordes nouvelles, en Cappadoce comme en Bithynie, avaient Mithridate pour auteur médiat et intéressé, bien qu’il parut officiellement s’abstenir. Chacun le savait, Tigrane se mouvait sous sa main : de plus, derrière Socrate, chez les Bithyniens, marchaient des soldats du Pont, et c’étaient les assassins gagés de Mithridate qui menaçaient la vie du roi légitime. En Paphlagonie, les princes indigènes avaient pu se maintenir : mais Mithridate n’en était pas moins maître de toute la côte jusqu’à la frontière bithynienne, soit qu’à l’occasion de l’appui prêté à Socrate il l’eût réoccupée, soit même qu’il ne l’eût point évacuée. Quant à la Crimée et aux pays voisins, il n’avait jamais pensé sérieusement à retirer ses soldats : bien plus, il marcha en avant dans la voie des conquêtes.

La République, dont le secours était imploré par Nicomède et Ariobarzane, envoya en Asie, pour y appuyer le préteur Lucius Cassius, le consulaire Manius Aquillius : cet officier avait fait ses preuves dans les guerres cimbrique et de Sicile. Aquillius d’ailleurs n’avait point de commandement militaire, point de troupes : il venait en diplomate : mais en même temps les clients d’Asie et Mithridate recevaient l’ordre de l’assister à main armée. Il arriva alors ce qui s’était passé il y a deux ans. L’officier romain prit avec lui, pour mener à fin sa mission, le petit corps du préteur de la province d’Asie, et les contingents des Phrygiens et des Galates : Nicomède et Ariobarzane purent remonter sur leur trône chancelant. Quant à Mithridate, il s’était, sous divers prétextes, soustrait aux réquisitions de soldats à fournir : mais il s’était en même temps gardé de résister ouvertement, et même il avait fait mettre à mort Socrate, le prétendant bithynien (664 [90 av. J.-C.]).

De tout cela ressortait une confusion étrange. Mithridate se savait parfaitement incapable de lutter contre Rome sur les champs de bataille ; aussi eut-il beaucoup mieux aimé n’en point venir à la rupture et à la guerre déclarée. Sans ce parti pris, il faut avouer que jamais l’occasion n’eut paru meilleure d’en venir aux mains. Au moment où Aquillius entrait en Bithynie et en Cappadoce, l’insurrection italienne était à son point culminant ; il y avait là de quoi donner du cœur au plus pusillanime ennemi. Mithridate n’en laissa pas moins l’année 664 [90 av. J.-C.] s’écouler tout entière sans tirer parti de l’heure favorable. Il ne laissait pas pourtant que de pousser activement et avec persistance ses projets sur l’Asie-Mineure. Cette étrange politique de paix et de conquête tout ensemble ne pouvait durer. Elle fait voir que le roi de Pont n’appartenait pas aux hommes d’État de la grande école, et qu’il ne savait ni préparer la bataille comme Philippe de Macédoine, ni se résigner comme Attale ; mais qu’en véritable sultan qu’il était, il oscillait perpétuellement entre les convoitises ambitieuses, et le sentiment de son infériorité relative. Je me rends compte pourtant de sa conduite au début de ses démêlés avec Rome. Une expérience de vingt années lui avait appris la politique actuelle de la République. Il n’ignorait pas que le Sénat romain n’avait en aucune façon la manie des armes, et que même il la redoutait plus que lui, Mithridate, ayant fait l’expérience des dangers que tout généralat faisait courir au gouvernement dans la capitale, et les souvenirs de la guerre cimbrique et de Marius étant encore tout récents. Le roi sut agir en conséquence. Il ne craignit pas de s’engager dans une voie où il se fait cent fois heurté contre une déclaration de guerre s’il avait eu devant lui un gouvernement énergique, non asservi à l’égoïsme. En même temps il évitait soigneusement toute cause d’hostilité ouverte, et qui aurait obligé le Sénat à prendre malgré lui les armes. Dès que les choses tournaient au sérieux, il reculait, devant Aquillius comme devant Sylla : évidemment, il espérait n’avoir pas toujours en face de lui des capitaines vigoureux et fiers ; il espérait comme Jugurtha rencontrer aussi des Scaurus et des Albinus. Espoir qui n’avait rien d’insensé, je l’avoue ! Et pourtant l’exemple de Jugurtha ne pouvait-il pas aussi lui faire voir combien il était peu sûr de ne compter qu’avec la corruption du général et de l’armée de Rome. De là à vaincre le peuple romain, il y avait loin encore !

Ainsi restait-on, entre la paix et la guerre ; et il y avait apparence que la situation se prolongerait. Mais Aquillius voulut en finir, et la République persistant à ne pas pousser Mithridate à une déclaration ouverte d’hostilités, il eut recours au roi Nicomède. Celui-ci, placé dans la main du général de Rome, et son débiteur tant pour les frais de la guerre précédente que pour les sommes qu’il lui avait garanties, ne put résister à ses incitations, et commença l’attaque contre le Pont. Ses vaisseaux barrèrent le Bosphore aux vaisseaux du roi : ses troupes s’avancèrent au-delà de la frontière, et mirent à sac la région d’Amastris[7]. Mithridate se tint coi, inébranlable dans son calme : au lieu de rejeter les Bithyniens chez eux, il porta plainte devant les ambassadeurs de Rome, leur demandant ou leur médiation, ou la permission de se défendre lui-même. Aquillius décida que, quoi qu’il arrivât, il fallait garder la paix avec Nicomède. La réponse était trop claire. Rome avait déjà tenu la même politique envers Carthage. Elle livrait la victime à sa meute obéissante, et elle lui interdisait de se défendre. Mithridate, comme Carthage, comprit qu’il était perdu : mais au lieu de se rendre à merci, comme les Phéniciens dans leur désespoir, le roi de Sinope fit tout le contraire : il rassembla ses troupes et sa flotte. Dût-on périr, s’écria-t-il, il faut lutter contre les brigands ! Aussitôt il ordonne à Ariobarzane, son fils, d’entrer en Cappadoce ; en même temps qu’il envoie au Romain ses fondés de pouvoirs pour lui remontrer dans quelle extrémité il se trouve, et solliciter une dernière explication. Elle fut telle qu’il y devait attendre. Ni le Sénat, ni le roi de Pont, ni celui de Bithynie n’avaient voulu la rupture : mais Aquillius la voulait, et la guerre éclata (fin de 665 [89 av. J.-C.]).

Mithridate, contraint à la lutte, retrouva toute son énergie et fit ses préparatifs politiques et militaires. Il renforça d’abord son alliance avec le roi d’Arménie : en obtint la promesse d’une armée de secours qui, s’avançant en Asie-Mineure, y occuperait le pays pour le compte du Pont. Tigrane devait avoir le butin pour sa part. Le roi partite, que Sylla avait froissé par ses manières hautaines, resta à l’écart, ni hostile aux Romains, ni leur allié. Mithridate s’efforçait de jouer au regard des Grecs le rôle d’un Philippe ou d’un Persée : il se fit le bouclier de l’hellénisme contre l’étranger. Ses ambassades abordaient en Égypte, s’adressaient aux derniers débris vivants de la libre Hellade, s’abouchaient avec la ligue des cités crétoises, implorant tous ceux pour qui Rome avait forgé des fers, leur demandant de se soulever à la dernière heure pour le salut de la nationalité grecque. Il réussit auprès des Crétois, qui prirent en grand nombre du service dans ses armées. Il comptait sur la révolte successive des plus petits États clients, des Numides de la Syrie, des républiques grecques ; sur celle des provinces, et surtout sur le soulèvement de l’Asie-Mineure tant opprimée. En même temps on travaillait la Thrace, et l’on agitait jusqu’à la Macédoine. La piraterie, active et florissante déjà, se voit traitée en alliée ; elle est partout la bienvenue : partout on lui ouvre la voie, et les escadres des corsaires, se disant à la solde du Pont, se montrent rapidement et portent la terreur au loin dans les eaux de la Méditerranée. A cette même heure, l’Asie s’émouvait et se réjouissait à la nouvelle des troubles intérieurs de la République : elle s’enquérait frémissante des combats de l’insurrection italienne, vaincue déjà il est vrai, mais debout et luttant pour longtemps encore. Que si elle ne tenta pas d’entrer en rapports directs avec les mécontents et les révoltés, elle n’en reçut pas moins le secours d’une légion étrangère, armée, organisée à la romaine, ayant pour noyau des transfuges de Rome et d’Italie. Depuis les guerres persiques, on n’avait point vu en Orient un tel déploiement de forces ! Mithridate, dit-on, sans compter l’armée auxiliaire des Arméniens, entrait en campagne à la tête de deux cent cinquante mille hommes de pied, et de quarante mille chevaux. Il mettait en mer trois cents vaisseaux pontés et cent embarcations ouvertes : tous chiffres qui n’ont rien d’exagéré, si l’on songe à sa puissance et aux tribus innombrables des steppes qui lui obéissaient ! Les chefs de ses armées, les deux frères Néoptolème et Archélaos, entre autres, étaient des Grecs, hommes de guerre prudents et éprouvés ; et parmi ses soldats il ne manquait point de combattants braves, ne craignant pas la mort. Dans ses bandes, les armures rehaussées d’or et d’argent, les riches vêtements des Scythes et des Mèdes, se mêlaient et contrastaient joyeusement avec l’airain et le fer des cavaliers hellènes. Sans doute il n’y avait ni unité savante ni organisation militaire qui rattachassent ensemble ces masses mouvantes aux mille couleurs : sans doute ce n’était là encore qu’une monstrueuse machine de guerre asiatique, incapable de résister jamais au choc d’une troupe mieux disciplinée ! Bien des fois déjà, et il y avait à peine un siècle, on en avait fait l’épreuve dans les champs de Magnésie ! Les Romains n’envoyaient pas moins tout l’Orient se lever en armes devant eux, alors qu’au même moment il s’en fallait qu’ils eussent dans l’ouest, des perspectives plus rassurantes. De quelque nécessité qu’il fut pour Rome de déclarer la guerre à Mithridate, le moment, certes, ne pouvait tomber plus mal. Aussi paraît-il vraisemblable que Manius Aquillius, en provoquant la rupture entre la République et le roi, n’obéissait qu’aux calculs égoïstes de son intérêt personnel. Rome n’avait alors en Asie que le petit corps d’armée de Lucius Cassius, avec les milices locales. Empêchée qu’elle était par la crise militaire et financière qui s’était déclarée au lendemain de l’insurrection italienne, elle ne pouvait, à tout le mieux, faire débarquer une armée de légionnaires en Asie avant l’été de 666 [88 av. J.-C.]. Jusque-là, quels dangers ne couraient pas ses agents ! On espéra pourtant que la Province serait suffisamment couverte, et saurait se défendre. L’armée bithynienne, avec Nicomède, gardait ses positions de l’année précédente en Paphlagonie, entre Amastris et Sinope : elle avait sur ses derrières, en Bithynie, en Galatie, en Cappadoce, les divisions de Lucius Cassius, de Manius Aquillius et de Quintus Oppius, la flotte romano-bithynienne fermant pendant ce temps le Bosphore.

Mithridate prit l’offensive dès les premiers jours du printemps (666 [-88]). Son avant-garde, cavalerie et troupes légères, rencontra tout d’abord les Bithyniens sur l’Amnias [Gœk-Irmak], affluent de l’Halys [Kisil-Irmak], non loin de Tesch-Kœpri, et malgré la supériorité du nombre culbuta l’ennemi au premier choc. L’armée se débanda, abandonnant son camp et la caisse militaire au vainqueur. Ce début si brillant était dû principalement à Néoptolème et Archélaos. Les milices asiatiques, moins solides encore, postées par Nicomède en arrière, se tinrent pour battues avant même d’en venir aux mains ; à l’approche des généraux de Mithridate, elles se dispersaient. Puis vint le tour d’une division romaine, qui essuya une défaite en Cappadoce. Cassius essaya de se maintenir en Phrygie avec les soldats du pays ; il lui fallut quitter la place sans oser combattre, et jeter seulement quelques hommes sûrs dans les villes du Haut Méandre, comme Apamée[8]. Pendant ce temps, Oppius évacuait de même la Pamphylie, et s’enfermait dans Laodicée de Phrygie [Eski-Hissar]. Enfin Aquillius, reculant à son tour, était atteint sur le Sangare [Skagarija], en Bithynie, et si complètement battu qu’il perdait son camp et allait se réfugier dans la Province, à Pergame. La Province, envahie elle-même, est bientôt conquise ; Pergame tombe. Le Bosphore est occupé, et le roi s’empare des navires qu’il y trouve. Mithridate, après chaque victoire, avait mis en liberté tous les prisonniers faits sur les milices d’Asie, et ne négligeait rien pour accroître les sympathies nationales déjà inclinées vers lui. Maître du pays jusqu’au Méandre, à l’exception d’un très petit nombre de places, il apprenait à cette même heure qu’une nouvelle révolution avait éclaté dans Rome ; que le consul Sylla, désigné pour marcher contre lui, au lieu de s’embarquer, se retournait contre la capitale ; et que les généraux de la République, occupés à de sanglants combats, se disputaient le commandement de l’expédition d’Asie. Rome semblait se précipiter d’elle-même dans l’abîme : quoi d’étonnant si les partisans en faible nombre qu’elle comptait encore dans l’Asie-Mineure y étaient comme noyés sous les masses populaires qui se jetaient dans les bras de Mithridate ? Hellènes et indigènes, tous l’acclamaient comme leur libérateur ; et retrouvant en lui le divin vainqueur des Indes, ils le saluaient du nom de nouveau Dyonisos ! Les villes, les îles, envoyaient sur son passage des ambassades au Dieu sauveur, l’invitant à les visiter ; et les populations en habits de fête couraient le recevoir hors des portes. Dans quelques cités, on alla jusqu’à lui livrer garrottés les officiers romains qui s’y étaient attardés. Laodicée lui remit Quintus Oppius, et Mytilène de Lesbos le consulaire Aquillius[9]. Qui ne sait la fureur du Barbare, quand le sort des armes le rend maître de celui qui l’a fait trembler ? Elle se déchargea cruellement sur le malheureux promoteur des hostilités. Tantôt enchaîné debout aux flancs d’un Bastarne à la monture rapide, tantôt attaché sur un âne, et contraint de proclamer tout haut son propre nom, le vieux Romain est traîné dans toute l’Asie-Mineure ; et quand enfin, après ce triste spectacle, il arrive à Pergame où trône alors Mithridate, le roi, pour punir son avarice, seule cause de la guerre, ordonne qu’on lui verse de l’or fondu dans la gorge. Il meurt dans les tourments. Mais ce n’était point assez de l’ironie sauvage d’un tel supplice, qui seul déjà devrait faire rayer le nom de Mithridate de la liste des grands et nobles caractères. Il envoie d’Éphèse à tous ses satrapes et à toutes les cités l’ordre de tuer, le même jour, à la même heure, sans distinction d’âge ni de sexe, tous les Italiens, libres ou non libres, qui résident dans le pays : toute assistance donnée à ces malheureux sera impitoyablement punie : leurs cadavres seront jetés en pâture aux vautours ; et de leurs biens confisqués, moitié appartiendra aux meurtriers, moitié reviendra au roi. Partout, hormis dans quelques rares districts, dans l’île de Cos, par exemple, l’ordre épouvantable s’exécuta ponctuellement : le même jour, quatre-vingt mille, d’autres disent cent cinquante mille malheureux, hommes, femmes et enfants, tous désarmés, sinon tous innocents, furent massacrés de sang-froid en Asie-Mineure : œuvre d’horrible carnage, où se donnaient carrière non pas seulement la soif, relativement pardonnable, de la vengeance, mais aussi et surtout la mauvaise foi des débiteurs, qui saisissaient cette occasion de supprimer leurs créanciers, ainsi que la servilité ignoble des Asiatiques, toujours prêts à faire office de bourreau sur un signe de leur sultan ! Cruauté politiquement insensée d’ailleurs, et sans but : Mithridate avait-il donc besoin du sang pour enrichir ses finances ? Et la conscience de l’immense crime pouvait-elle transformer l’habitant de l’Asie-Mineure en guerrier ? Cruauté allant droit contre le but, à mieux dire : car elle poussait le Sénat à faire énergiquement la guerre, s’il était encore capable d’énergie : car elle frappait à la fois et les Romains, et les Italiques non romains, alliés naturels de Mithridate ! Non, la sentence de mort lancée d’Éphèse n’était rien autre qu’un acte d’aveugle et bestiale vengeance ! Et s’il s’y est attaché je ne sais quelle fausse apparence de sauvage grandeur, il n’y faut voir que l’illusion créée par les colossales perspectives de cette manifestation de l’absolue puissance d’un sultan d’Orient.

Quoiqu’il en soit, Mithridate était gonflé d’une joie superbe : il avait commencé la guerre par désespoir : mais ses victoires faciles et inattendues, mais le départ tant retardé du redoutable Sylla, laissaient sa pensée s’ouvrir aux plus vastes ambitions. Établi comme à demeure dans l’Asie citérieure, il avait fait de Pergame, résidence habituelle du magistrat romain, sa capitale nouvelle ; et laissant à son fils du même nom le gouvernement de son ancien royaume de Sinope, il organisait en autant de satrapies pontiques la Cappadoce, la Phrygie, la Bithynie. Les grands du royaume et ses favoris se voyaient enrichis, ou pourvus de grands fiefs ; et à toutes les villes il était fait remise et de l’arriéré de l’impôt, et de l’impôt à venir pendant cinq années : mesure financière aussi maladroite que le meurtre des résidents romains, si par là le roi croyait s’assurer de la fidélité des Asiatiques. Il est vrai de dire que son trésor regorgeait des sommes énormes provenant des dépouilles des Italiens et des confiscations : dans la seule île de Cos, il avait enlevé 800 talents (1.250.000 thaler – 4.677.500 fr.), laissés en dépôt par les Juifs. Tout le nord de la péninsule asiatique, et la plupart des îles voisines étaient en sa puissance : sauf les petits dynastes de Paphlagonie, il n’était presque plus de chef qui tint encore pour Rome : ses flottes commandaient dans tous les parages de la mer Égée. Au sud-ouest seulement, les ligues des cités cariennes et lyciennes, et la ville de Rhodes lui refusaient hommage. En Carie, il réduit Stratonicée par les armes : mais Magnésie sur le Méandre soutient vaillamment un long et rude siége, où le meilleur des généraux royaux, Archélaos, se fait battre et reçoit une blessure. Rhodes, où les Romains fugitifs se sont retirés avec Lucius Cassius, leur préteur, Rhodes, à son tour, est attaquée par mer et par terre. Il semble qu’elle va succomber devant les énormes forces envoyées contre elles. Mais les marins de Mithridate, si bravement qu’ils fassent leur devoir sous les yeux de leur roi, ne sont que de maladroits novices. Les escadres rhodiennes battent les flottes pontiques quatre fois plus nombreuses, et rentrent au port avec les navires qu’elles ont capturés. Du côté de terre, le siège ne marche pas mieux ; et après avoir vu détruire une partie de ses travaux, Mithridate abandonne l’entreprise. Cette île si importante, et la portion du continent qui lui fait face, restent aux Romains.

Mais, profitant des conséquences funestes de la révolution Sulpicienne et des désordres intérieurs survenus si mal à propos dans la République, Mithridate, non content de la conquête de presque toute la province d’Asie, devait en même temps diriger ses attaques contre l’Europe. Depuis l’an 662 [92 av. J.-C.], les Barbares voisins de la frontière macédonienne avaient renouvelé leurs incursions, au nord et à l’est, avec une persistance et une violence incroyables. En 664 et 665 [-90/-89], les Thraces dévastèrent la Macédoine et tout l’Épire, et pillèrent le temple de Dodone. Chose plus étrange, à ces incursions se joignait une tentative de restauration macédonienne, au profit d’un prétendant du nom d’Euphènes. Assurément le roi de Pont, en communication avec les Thraces par la Crimée, n’était point étranger à leurs mouvements. Le préteur Gaius Sentius résista comme il put, avec le secours d’autres Thraces, les Denthélètes : mais bientôt accoururent d’autres ennemis, auxquels il ne pouvait tenir tête. Emporté par ses succès, Mithridate, comme jadis Antiochus, avait conçu l’audacieux projet de faire de l’empire de l’Asie et de la Grèce l’enjeu de toute cette guerre : il dirigeait en conséquence sur le continent d’Europe ses meilleures troupes de terre et de mer. Son fils Ariarathe, traversant la Thrace, pénétra en Macédoine, bouleversa tout le pays sur sa route, et le divisa en satrapies asiatiques. Abdère, Philippes deviennent les principales citadelles de l’empire pontique d’Europe. La flotte, conduite par le plus habile des capitaines du roi, par Archélaos toujours, se montra dans la mer Égée, où les Romains comptaient à peine une voile. Délos, leur grande étape dans ces parages, Délos succombe : près de vingt mille hommes, Italiens pour la plupart, y sont massacrés. L’Eubée succombe à son tour : bientôt toutes les îles à l’est du cap Malée sont dans la main de l’ennemi : rien n’empêche désormais l’envahissement de la Grèce continentale. A ce moment les flottes royales, parties de l’Eubée, allèrent donner contre l’importante place de Démétriade : mais leur attaque fut repoussée par le brave Bruttius Sura, lieutenant du préteur de Macédoine, qui avec une poignée d’hommes et quelques navires ramassés à la hâte, les battit et reprit même l’île de Scyathos. Il ne put toutefois empêcher l’ennemi de s’établir en terre ferme. Là, Mithridate, par la propagande des idées de nationalité, venait en aide à l’œuvre de ses armes. A Athènes, il avait pour principal instrument un certain Aristion, esclave athénien par sa naissance, sophiste de son métier, ayant tenu jadis école d’épicuréisme. Aujourd’hui, se targuant de la faveur du roi, il tranche du Pistéthère[10]. Il a appris, en faisant brillamment son chemin à la cour, à jeter au peuple de la poudre aux yeux : il annonce avec aplomb que Carthage va venir au secours de Mithridate, Carthage, depuis tantôt soixante années couchée dans ses ruines ! Les discours du nouveau Périclès, la promesse que leur faisait Mithridate de leur rendre leur antique possession de Délos, enflammèrent les Athéniens. Quelques-uns, plus sages, s’enfuirent : mais la populace et une couple ou deux de littérateurs en démence répudièrent solennellement la suzeraineté de Rome. Puis, l’ex-philosophe, transformé en satrape, assisté d’une horde de soldats du Pont, inaugure un régime d’impudeur et de sang. Le Pirée devint un port de débarquement pour la flotte pontique. A mesuré que ses troupes envahissaient le continent, presque tous les petits États, dits libres, se donnaient à Mithridate, Achéens, Laconiens, Bœotiens, jusqu’aux frontières thessaliennes. Sura, ayant reçu quelques renforts de Macédoine, s’avança en Bœotie : il voulait secourir Thespies. Pendant trois jours il se battit à Chéronée contre Archélaos et Aristion, sans résultat décisif : il lui fallut enfin se retirer à l’approche des troupes portiques accourues du fond du Péloponnèse (fin de 666, commencement de 667 [88-87 av. J.-C.]). Telle était la supériorité de Mithridate et sur terre, et surtout sur mer, qu’il lui vint une ambassade des révoltés italiens, lui demandant de descendre dans la péninsule : mais déjà l’insurrection était à demi terrassée; sa requête fut repoussée.

L’empire territorial de Rome courait plus d’un danger. L’Asie-Mineure et la Grèce totalement perdues la Macédoine en partie occupée par l’ennemi : le pavillon de Mithridate dominant sans rival dans les mers d’Orient : en Italie, la révolte quoique frappée au coeur, maîtresse encore de vastes pays : au dedans une révolution apaisée de la veille, mais dont l’incendie menaçait de se rallumer à toute heure ; enfin, une crise terrible, commerciale et financière, conséquence des troubles de l’Italie et des pertes énormes subies en Asie par les capitalistes : par-dessus tout, une disette totale de bonnes troupes : telle était la situation. La République avait besoin de trois armées : il en fallait une à Rome, pour y comprimer la révolution; une autre en Italie, pour achever d’y abattre la révolte; une troisième, pour la guerre d’Asie. Or, on n’avait en tout que la seule armée de Sylla : les divisions du nord, dans la main peu sûre de Gnæus Strabon, étaient un embarras, non une force. Entre les trois partis Sylla avait à choisir : nous avons vu qu’il se décida pour la guerre d’Asie. Résolution importante assurément, grand acte de patriotisme peut-être ! Dans ce conflit des intérêts généraux de la République et de ses intérêts privés, Sylla donnait aux premiers la préférence ! En dépit des dangers auxquels son éloignement allait. laisser en butte et ses institutions nouvelles, et son parti, il prit la mer et aborda sur la côte d’Épire, dans les premiers jours de 667 [87 av. J.-C.]. Mais il ne venait point avec l’appareil accompagnant autrefois les généraux en chef de Rome. Son armée, qui comptait cinq légions, ou trente mille hommes au plus[11], n’était guère plus considérable qu’une armée consulaire ordinaire. Ce n’était rien encore que cela. Aux époques des anciennes guerres d’Orient, jamais Rome n’avait laissé l’armée sans flotte : toujours même elle avait dominé les mers. Aujourd’hui Sylla s’en venant reconquérir deux continents et les îles de la mer Égée, arrivait sans un seul vaisseau de ligne. Autrefois le général de Rome débarquait avec sa caisse pleine : il tirait de Rome et par mer tous les approvisionnements lui faisant besoin. Sylla arrivait les mains vides : les sommes levées à grande peine pour la campagne de 666 [-88] ayant été dépensées en Italie, il lui fallait vivre de réquisitions. Autrefois c’était dans le camp opposé que le général allait chercher celui qu’il avait à combattre ; et depuis la fin de la lutte des ordres dans Rome, toutes les factions dans la cité se réunissaient contre l’ennemi du pays : aujourd’hui on trouvait des Romains de marque sous les étendards de Mithridate ; et plusieurs grands peuples de l’Italie voulaient entrer dans son alliance. Était-on sûr que le parti démocratique allait suivre le noble exemple de Sylla, et ferait trêve à son hostilité, pendant que celui-ci tirait l’épée contre le roi d’Asie ? Mais l’intrépide capitaine, sur qui pesaient toutes ces difficultés, n’était point d’humeur à se préoccuper des dangers éloignés pendant qu’il avait affaire sur l’heure. Il offre au roi la paix, moyennant le retour complet au statu quo ante bellum ; et comme il essuie un refus, il marche, aussitôt débarqué, des ports d’Épire en Bœotie, bat les généraux de Mithridate, Archélaos et Aristion, près du mont Tilphousios[12], et se remet immédiatement et presque sans résistance en possession de tout le continent grec, à l’exception d’Athènes et du Pirée, où s’est jeté l’ennemi. Un coup de main tenté sur ces deux places échoue. Une division, commandée par Lucius Hortensius, réoccupe la Thessalie et pousse jusqu’en Macédoine : une autre, sous Munatius, se poste devant Chalcis d’Eubée, et barre la route au corps ennemi de Néoptolème. Sylla enfin plante son camp non loin d’Éleusis et de Mégare, d’où il commande la Grèce et le Péloponnèse, tout en continuant le siège d’Athènes et de son port. Les villes grecques, comme toujours, esclaves de la crainte prochaine, se soumirent à merci, et s’estimèrent heureuses d’en être quittes moyennant fourniture en hommes et munitions, et moyennant une amende en argent.

Mais les sièges, en Attique, marchèrent moins vite. Sylla se vit contraint à construire tout le lourd matériel des engins du temps : les bois des jardins de l’Académie et du Lycée y passèrent. Archélaos menait la défense avec autant d’activité que d’intelligence. Armant tous ses matelots mis à terre, il reconquit la supériorité du nombre ; grâce à leur renfort, repoussa aisément l’attaque romaine, et fit même des sorties fréquentes et heureuses. A peu de temps de là pourtant, une seconde armée, conduite par Dromichaète, vint se faire battre sous les murs d’Athènes. La mêlée fut rude, et Lucius Licinius Murena, lieutenant de Sylla, y gagna un renom de bravoure. Malgré tout, le siège n’avançait pas. De la Macédoine, où les Cappadociens s’étaient définitivement établis, il arrivait par mer des secours en grand nombre et réguliers, auxquels Sylla ne pouvait fermer le Pirée. Quant à Athènes, si les munitions commençaient à y décroître, la proximité des deux places permettait à Archélaos de tenter souvent le ravitaillement de l’une par l’autre; et il y réussit plus d’une fois. L’hiver de 667-668 [87-86 av. J.-C.] se passa tout entier dans cette situation fatigante, sans résultats. Dès que la saison le permit, Sylla se jeta de nouveau sur le Pirée : l’impétuosité de son attaque, ses machines de jet, ses mines réussirent enfin à ouvrir la brèche dans la puissante muraille de Périclès, et les Romains montèrent à l’assaut. Repoussés une première fois, quand ils revinrent à la charge, ils trouvèrent derrière le pan de mur abattu un second rempart en demi-lune ; là, les assaillants criblés de traits de trois côtés, ne purent tenir : ils battirent en retraite. Le siège actif cessa et fut converti en blocus. Pendant ce temps, Athènes avait épuisé tous ses vivres, et la garnison offrait de capituler. Mais Sylla renvoie les messagers diserts qui lui apportent ces propositions : Il n’est pas venu en étudiant, mais en général ; il n’acceptera qu’une reddition pure et simple. Aristion hésite encore : il sait quel sort l’attend. Sylla fait placer les échelles, et la ville est emportée presque sans qu’elle se défende (1er mars 668 [-86]). Aristion se jette dans l’Acropole ; puis bientôt se rend à son tour. Le Romain livre la ville au soldat, qui se gorge de sang et de pillage : les principaux meneurs sont exécutés. Puis il restitue à la cité sa liberté : il lui restitue jusqu’à Délos, déjà donnée par Mithridate. Athènes cette fois encore était sauvée par ses morts illustres !

Le maître épicurien vaincu, Sylla ne se sentait pas moins sur un terrain mauvais et chancelant. Il guerroyait depuis plus d’un an, sans action d’éclat, sans avoir pu faire de sérieux progrès. Tous ses efforts venaient se briser contre une place maritime ; et pendant ce temps l’Asie était laissée à elle-même. Pendant ce temps les lieutenants de Mithridate venaient d’achever par la prise d’Amphipolis la conquête de la Macédoine. Sans une flotte, tous les jours le fait ressortait plus manifeste, il ne pouvait ni assurer ses communications et ses approvisionnements au milieu de l’essaim des navires ennemis et des pirates, ni reprendre le Pirée, sans compter les îles et l’Asie. Comment donc se procurer ces vaisseaux si nécessaires ? Il était à bout de moyens. Durant l’hiver (667-688 [87-86 av. J.-C.]), il avait expédié Lucius Licinius Lucullus, le plus habile et le plus capable de ses officiers, avec mission de parcourir tous les parages de l’est, et d’y ramasser une marine à tout prix. Lucullus s’en revenait avec des embarcations non pontées, empruntées aux Rhodiens et à d’autres moindres cités : mais il donne dans une nuée de pirates, et ne leur échappe que par le plus heureux hasard, en perdant presque toute sa flottille. Il change de navire, et trompant l’ennemi, passe par la Crète et Cyrène, et va à Alexandrie. La cour d’Égypte refuse poliment, mais nettement sa demande de secours. Combien était tombée la puissance de Rome ! Autrefois quand les rois d’Égypte mettaient toutes leurs flottes à son service, elle les remerciait. Aujourd’hui Ies hommes d’État d’Alexandrie ne lui feraient pas crédit d’une seule voile! Joignez à cela les difficultés d’argent. Sylla déjà avait vidé les trésors dé Jupiter Olympien, de l’Apollon de Delphes, de l’Asklepios d’Épidaure, et pour indemniser les dieux, il leur avait donné la moitié du territoire de Thèbes confisqué. Mais quelque graves que fussent ces embarras militaires et financiers, ils n’approchaient pas du mal créé par le contrecoup des troubles mêmes de Rome. Là, la ruine se faisait, précipitée, immense, entraînant toutes choses, et dépassant la portée même des plus tristes appréhensions. La révolution s’y était emparée du pouvoir, avait destitué Sylla et nommé à sa place au commandement de l’armée d’Asie le consul démocrate Marcus Valerius Flaccus. Chaque jour on attendait son arrivée en Grèce. Le soldat inclinait pour Sylla, qui avait tout fait pour le maintenir en bonnes dispositions : mais, les vivres et l’argent venant à manquer, avec un général révoqué, mis au ban, avec son successeur déjà en marche, à quelle issue ne fallait-il pas s’attendre ? Sans compter que la guerre tirait en longueur contre un ennemi opiniâtre, et maître de la mer !

Ce fut Mithridate qui entreprit de dégager Sylla. Selon toute apparence, du moins, ce fut lui qui, blâmant le système de sage défensive de ses généraux, leur donna l’ordre d’en venir aux mains et de vaincre au plus tôt l’ennemi. Déjà, en 667 [87 av. J.-C.], son fils Ariarathe, lancé de la Macédoine sur la Grèce, avait marché à Sylla : une mort subite, atteignant le prince non loin du cap Tisée, en Thessalie, avait fait retourner l’expédition en arrière. Mais voici qu’apparaît son successeur, Taxiles (668 [-86]), poussant devant lui la division romaine laissée dans ce pays. Il arrive aux Thermopyles avec cent mille fantassins environ et dix mille cavaliers. Dromichaète se joint à lui. Archélaos de son côté, bien plus pour obéir au roi que contraint par les armes romaines, Archélaos évacue le Pirée, en partie d’abord, puis en totalité, et va aussi se réunir à l’armée pontique dans les plaines de la Bœotie. Sylla, après avoir détruit le Pirée et ses merveilleuses murailles, se met en route à son tour, voulant atteindre les Pontiques, et leur livrer la bataille décisive avant l’arrivée de Flaccus. En vain Archélaos conseille aux siens de ne point se laisser aller à un tel jeu : il vaut mieux, suivant lui, occuper les côtes, tenir la mer, et laisser Sylla se morfondre. Comme ils ont fait autrefois avec Darius, avec Antiochus, les Orientaux se précipitent au combat, en masse, en aveugles, tels que des animaux furieux qui se jettent dans l’incendie. Folie plus que jamais impardonnable ! Attendant quelques mois encore, ils auraient pu assister en spectateurs à la bataille entre Flaccus et Sylla.

Quoiqu’il en soit, la rencontre des armées eut lieu dans la plaine du Céphise, non loin de Chéronée (mars 668 [-86]). L’armée romaine, même grossie de la division ramenée de Thessalie devant l’ennemi, laquelle avait pu heureusement effectuer sa jonction avec le corps principal, même grossie des contingents des Grecs, avait en face d’elle des forces trois fois plus nombreuses. La cavalerie de Mithridate, surtout, était de beaucoup supérieure à celle de Sylla. La configuration du terrain la rendait très dangereuse. Aussi fallut-il que Sylla couvrit ses flancs par des fossés palissadés : sur son front une chaîne de palissades, pareillement placée entre ses deus lignes, le protégeait contre les chars à faux. Quand ceux-ci approchèrent, ouvrant le combat, la première ligne des Romains se retira aussitôt derrière sa muraille de pieux, et les chars s’y vinrent choquer. Leur désordre s’augmente sous la grêle des frondes et les traits des archers romains. Ils se rejettent sur leur armée, et mettent la confusion jusque dans la phalange des Macédoniens et dans le corps des transfuges italiques. Archélaos, ramenant rapidement sa cavalerie des flancs au centre, la précipite sur les Romains, pour donner à l’infanterie le temps de se rétablir.: elle attaque avec furie, et pénètre jusque dans les rangs des légionnaires; mais Sylla les forme aussitôt en masses serrées, et tient tète de tous côtés aux cavaliers qui le chargent: Puis il prend aussi sa cavalerie, et va de sa personne, se jeter avec elle sur le flanc découvert de l’ennemi : les Asiatiques, cèdent sans combattre, et en reculant ils refoulent leurs cavaliers. C’est alors qu’au moment même où l’hésitation paralyse ces derniers, un mouvement général des fantassins romains, dégagés à propos, décide de la victoire. En vain, pour empêcher la fuite, Archélaos fait fermer les portes du camp. le massacre n’en est que plus grand ; et quand enfin les barrières s’ouvrent, les Romains entrent pêle-mêle avec les Asiatiques. On dit qu’Archélaos rentra dans Chalcis avec moins de douze hommes. Sylla avait couru après lui jusqu’à l’Euripe : il ne put franchir l’étroit bras de mer.

La victoire était grande : les suites en furent médiocres. suites médiocres Que faire sans une flotte ? Et puis le vainqueur, au lieu de poursuivre l’Asiatique, avait à se défendre contre ses compatriotes. En mer, on ne voyait qu’escadres du Pont naviguant même au-delà du cap Malée : au lendemain de la bataille de Chéronée, Archélaos débarquait dans Zacynthe avec des troupes, et tentait de s’y loger. D’un autre côté, Lucius Flaccus avait abordé en Épire avec deux légions, non sans avoir perdu du monde en route par la tempête et par les croiseurs de l’ennemi dans la mer Adriatique. Déjà ses troupes occupaient la Thessalie : il fallut que Sylla marchât tout d’abord à lui. Les deux armées romaines campaient l’une en face de l’autre, à Melitæa, sur le revers septentrional de l’Othrys : le choc semblait inévitable. Mais ayant pu se convaincre que les soldats de son adversaire n’étaient en aucune façon disposés à trahir leur général victorieux pour un démocrate inconnu ; que même ses avant-postes commençaient à déserter pour le camp de Sylla, Flaccus refusa un combat par trop inégal, et s’enfonçant dans le nord, gagna l’Asie par la Macédoine et la Thrace. Mithridate battu, il espérait voir s’ouvrir la carrière à des succès décisifs. Ici, que la conduite de Sylla ait de quoi surprendre un juge exclusivement militaire, je le conçois : il laissa, en effet, s’échapper un ennemi plus faible ; et au lieu de le poursuivre, il revint à Athènes, où il passa, à ce qu’il semble, tout l’hiver (668-669 [86-85 av. J.-C.]). Il faut pourtant reconnaître qu’il obéissait à de graves motifs politiques. Il voyait les choses avec assez de modération et de patriotisme pour vouloir n’avoir pas à vaincre un général romain, tant qu’il avait encore affaire aux Asiatiques ; et dans ces temps de déplorable confusion, c’était à ses yeux peut-être la solution la meilleure que de faire combattre l’ennemi commun, en Asie par l’armée des révolutionnaires, en Europe par l’armée de l’oligarchie. Avec le printemps de 669 [-85], il reprend donc en Europe son travail d’Hercule. Mithridate, toujours infatigable, a continué ses préparatifs en Asie-Mineure : bientôt il envoie en Eubée une armée presque égale à celle qui a été dispersée à Chéronée. Dorilaos la commande. Elle franchit l’Euripe, et va se joindre aux débris des soldats d’Archélaos. Le roi de Pont, mesurant la force de ses armées sur ses victoires faciles contre les milices de Bithynie et de Cappadoce, n’a pas compris que les choses ont pris pour lui en Occident une toute autre et défavorable tournure : déjà ses courtisans chuchotent à son oreille le mot de trahison contre Archélaos qu’ils accusent. Il donne à sa nouvelle armée l’ordre péremptoire d’attaquer une seconde fois, et d’en finir assurément avec les Romains. Il fut fait selon la volonté du maître : on se battit du moins, si l’on n’enleva pas la victoire. Le choc eut encore lieu dans la plaine du Céphise, non loin d’Orchomène. Les Asiatiques jetèrent hardiment leur nombreuse et excellente cavalerie sur l’infanterie de Sylla, qui fléchit et commença à céder. Le danger était pressant. Sylla saisit une enseigne, et poussant à l’ennemi, avec ses officiers et son état-major : Si l’on vous demande, cria-t-il à ses soldats, où vous avez abandonné votre général, vous répondrez : à Orchomène ! En l’entendant, les légions font volte-face ; elles repoussent les cavaliers ennemis, et les rejetant sur les fantassins, mettent ceux-ci facilement en fuite. Le lendemain elles enveloppent et enlèvent le camp asiatique : la plupart des soldats de Mithridate sont tués, ou se noient dans les marais du lac Copaïs : un petit nombre, avec Archélaos, rentre en Eubée. Les cités bœotiennes payèrent chèrement leur seconde défection : quelques-unes furent rasées. Rien n’empêchait plus d’entrer en Macédoine et en Thrace. Philippes occupée, Abdère évacuée spontanément par sa garnison pontique, tout le continent européen nettoyé, tels furent les fruits de la victoire. La troisième année de la guerre tirant sur sa fin (669 [85 av. J.-C.]) Sylla alla prendre ses quartiers d’hiver en Thessalie. Au printemps de 670[13] [-84], il pensait pouvoir enfin débarquer en Asie. A cet effet, il donna l’ordre de lui construire des vaisseaux dans tous les arsenaux thessaliens.

Pendant ce temps il s’était fait de grands changements en Asie-Mineure. Mithridate, reçu comme le libérateur des Grecs, y avait inauguré son empire en proclamant l’indépendance des cités et l’immunité des impôts : mais à l’enthousiasme de la première heure l’amère désillusion avait presque aussitôt fait suite. Le roi était immédiatement rentré dans son caractère, et substituant à celle du magistrat romain sa tyrannie bien autrement pesante, il avait poussé à bout la patience habituelle de ses nouveaux sujets, qui partout se soulevaient. Le sultan du Pont eut alors recours aux grands moyens. Il donna la liberté aux villes alliées, dépendantes des cités principales, et le droit de bourgeoisie aux simples résidents ; il remit leurs dettes à tous les débiteurs ; il donna des champs à qui n’en avait pas ; et il affranchit les esclaves, dont quinze mille allèrent combattre dans l’armée d’Archélaos. Je laisse à penser quels excès terribles suivirent la révolution sociale, tombant ainsi du haut du trône. Les grandes villes marchandes, Smyrne, Colophon, Éphèse, Tralles, Sardes, fermèrent leurs portes aux officiers du roi, ou les tuèrent, et se déclarèrent pour Rome[14]. A Adramytte, le gouverneur de Mithridate, Diodore, philosophe de réputation, comme Aristion, mais d’une autre école, et comme lui d’ailleurs, âme damnée de la politique royale, mit à mort tout le conseil de la cité : sur l’ordre du maître, Chios, suspecte de pencher pour Rome, fut taxée à une amende de 2.000 talents (3.150.000 thaler = 11.812.500 fr.) ; et comme le versement n’en fut pas reconnu exact, ses habitants saisis, garrottés et conduits en masse sur des navires, se virent, sous la surveillance de leurs propres esclaves, transportés vers les côtes de Colchide : leur île pendant ce temps était repeuplée par une colonie de Pontiques. De même en Galatie, le roi donna l’ordre de massacrer dans un même jour tous les chefs des Celtes asiatiques, avec leurs femmes et leurs enfants : il installa une satrapie à leur place. Les exécutions se consommèrent presque toutes, ou dans le camp même du roi, ou dans le pays galate : mais, quelques-uns des chefs ayant pu fuir, se mirent à la tête de leurs tribus encore puissantes, et chassèrent le gouverneur royal, Eumachos. Qu’on ne s’étonne pas après cela de voir Mithridate tous les jours en butte aux poignards des assassins : il fit faire le procès et condamner à mort mille six cents individus impliqués successivement dans des complots contre sa personne.

Pendant que ses fureurs meurtrières, suicide véritable de sa puissance, poussent au désespoir et aux armes ses sujets nouveaux, les Romains le serrent enfin de près et par mer et par terre. Lucullus, après avoir vainement tenté de faire sortir contre lui les flottes égyptiennes, s’était tourné du côté des villes syriennes, pour leur demander des vaisseaux de guerre. Il avait réussi., et ce premier noyau de sa flotte s’étant grossi de ce qu’il avait pu ramasser dans les ports cypriotes, pamphyliens et rhodiens, il se trouvait désormais en état d’agir. Mais il évita de se mesurer avec des forces trop inégales, ce qui ne l’empêcha point de remporter d’importants succès. L’île et la péninsule Cnidiennes sont occupées : il attaque Samos, et enlève à l’ennemi Chios et Colophon.

Flaccus, de son côté, gagnant Byzance par la Macédoine et la Thrace, avait passé le détroit et pris terre à Chalcédoine (668 [86 av. J.-C.]). Là, éclate une insurrection parmi ses soldats, prétendant que leur chef a détourné leur part de butin : elle a pour instigateur et pour âme Gaius Flavius Fimbria, l’un des principaux officiers de l’armée dont le nom, comme orateur de la foule, est proverbial dans Rome, et qui, se séparant de son général, a continué dans le camp les allures de la démagogie du Forum. Flaccus est déposé d’abord, puis bientôt mis à mort, non loin de là, à Nicomédie : la voix du soldat appelle Fimbria au commandement en chef. Il va de soi que le nouveau chef ferme les yeux sur tous les excès : à Cyzique, ville amie, les habitants sont contraints sous peine de mort à livrer tous leurs biens à la soldatesque, et pour l’exemple, deux des plus notables sont exécutés d’abord. Et pourtant cette révolution militaire eut des suites heureuses. Fimbria n’est point un général incapable comme Flaccus. Il a de l’énergie et du savoir faire. Il bat à Miletopolis (sur le Rhyndakos, non loin de Brousse), le jeune Mithridate qui marchait contre lui en sa qualité de satrape royal. Surpris au milieu de la nuit, écrasé, il laisse ouverte la route qui mène à l’ancien chef-lieu de la province romaine, à Pergame, la capitale actuelle du Pont. Fimbria en chasse le roi, qui se sauve au port voisin de Pitané, et s’y embarque. A ce moment Lucullus se montre avec sa flotte. Fimbria le conjure de lui prêter secours : on pourrait ainsi s’assurer la capture de Mithridate. Mais chez Lucullus, l’aristocrate l’emporte sur le patriote : il s’éloigne, et le roi gagne Mytilène. Sa situation était critique (fin de 669 [85 av. J.-C.]). Il avait perdu l’Europe : toute l’Asie-Mineure se soulevait contre lui, ou était occupée par une armée romaine, qui le menaçait lui-même, campée à deux pas de lui. La flotte de Lucullus avait livré deux combats heureux en vue de la côte troyenne, l’un au cap Lecton [pointe de Baba-Kalessi], l’autre sous Ténédos : elle tenait dans son poste, y ralliant tous les navires construits par l’ordre de Sylla en Thessalie ; et, commandant désormais l’Hellespont, elle garantissait au général et à l’armée du Sénat, pour l’ouverture du printemps, un passage en Asie, sûr et facile.

Mithridate jugea qu’il fallait négocier. En d’autres circonstances, l’auteur de l’édit de sang d’Éphèse n’aurait jamais pu raisonnablement espérer la paix : mais au milieu des convulsions intérieures de Rome, en face d’un général mis au ban du pouvoir, avec tous ses partisans victimes d’une persécution épouvantable, en face des chefs des armées républicaines luttant l’un contre l’autre, et pourtant en guerre contre un seul et commun ennemi, le roi devait espérer la paix, la paix même avantageuse. Il avait à choisir entre Fimbria et Sylla. Il entama des pourparlers avec tous les deux. Mais dès le début, il avait, ce semble, l’intention de conclure avec Sylla, à son sens, décidément plus fort que l’autre. Donc, et par son ordre, Archélaos invita Sylla à se rendre en Asie auprès du monarque, lui promettant l’assistance de celui-ci contre la faction démagogique de Rome. Mais tout désireux qu’il était d’en finir promptement avec l’Asie, pour pouvoir se tourner du côté de l’Italie, où l’appelaient tant d’intérêts pressants, Sylla, froid et sagace jusqu’au bout, repoussa dédaigneusement les bienfaits de l’alliance proposée, à la veille de la guerre civile qui l’attendait en Occident. Vrai Romain jusqu’au bout, il ne voulut pas entendre parler de concessions déshonorantes et désavantageuses. Les conférences s’étaient ouvertes durant l’hiver de 669 à 670 [85-84 av. J.-C.], à Délion, sur la côte bœotienne, en face de l’Eubée. Il refusa nettement d’abandonner un pouce de terre, et fidèle à la vieille maxime des hommes d’État de Rome, persistant dans les termes stricts des conditions exigées avant la bataille, il eut la sagesse de la modération, et n’éleva pas ses prétentions. Il réclama la restitution de toutes les conquêtes royales, de celles même non encore reprises par les armes, Cappadoce, Paphlagonie, Galatie, Bithynie, Asie-Mineure, îles de l’Archipel : il réclama la remise des captifs et des transfuges, celle des quatre-vingts vaisseaux d’Archélaos, qui devenaient un appoint important pour la mince flotte de Rome : il voulut enfin la solde et l’approvisionnement de son armée, et une indemnité de guerre relativement modique de 3.000 talents (4.750.000 thaler = 17.812.500 fr.). Les gens de Chios transportés au-delà de la mer Noire devaient être ramenés chez eux : on rendait leurs familles aux Macédoniens amis qui avaient fui, et un certain nombre de vaisseaux aux villes alliées de Rome. De Tigrane, qui à la rigueur eût pu être compris dans le traité, il ne fut rien dit par personne : nul ne se souciait, en faisant mention de lui, de se jeter dans des complications et des lenteurs sans fin. On rentrait donc dans l’état de possession avant la guerre ; et certes, pour le roi il n’y avait rien d’humiliant à de telles conditions[15]. Archélaos, se disant qu’il avait obtenu relativement au-delà de ce qu’on pouvait attendre, et que de toutes façons il n’obtiendrait pas plus, se bâta d’arrêter les préliminaires, suspendit les hostilités, et retira ses troupes de toutes les places que les Asiatiques occupaient encore en Europe. Mais voici que Mithridate repousse une telle paix : il veut du moins que la République n’insiste pas pour la remise des vaisseaux, et lui abandonne la Paphlagonie : il fait en même temps valoir les conditions bien meilleures que Fimbria se dit prêt à lui octroyer. Sylla s’offense de ce qu’on met ses offres en balance avec celles d’un aventurier sans pouvoirs légitimes : il a été d’ailleurs jusqu’à l’extrême limite des concessions : il rompt brusquement les pourparlers. Dans l’entre-temps, il a réorganisé la Macédoine, châtié les Dardaniens, les Cintiens et les Mœdiens [de Thrace], donnant ainsi du butin à ses soldats, et se rapprochant de l’Asie, où de toutes manières il entend aller régler ses comptes avec Fimbria. L’heure arrivée, il met en mouvement ses légions, réunies dans la Thrace, et sa flotte cingle vers l’Hellespont. Mais Archélaos avait fini par arracher à son maître le consentement qui coûtait tant à l’orgueil de celui-ci. Ses efforts pour la paix n’en étaient pas moins vus de mauvais œil à la cour de Mithridate : on alla jusqu’à l’accuser de trahison ; et bientôt il dut quitter le Pont, et se réfugier chez les Romains, qui lui firent un accueil empressé et le comblèrent d’honneurs. De leur côté les soldats romains murmuraient : le riche butin sur lequel ils avaient compté leur allait échapper. C’était là la vraie cause de leur mécontentement, bien plutôt que l’impunité scandaleusement octroyée à ce roi barbare, à ce meurtrier de quatre-vingt mille de leurs frères, à l’auteur de tous les maux indicibles dont avaient souffert l’Italie et l’Asie, et qui s’en retournait chez lui gorgé de tous les trésors volés à l’Orient. Je ne doute pas que Sylla lui-même n’ait subi avec douleur les nécessités du moment. Mais les complications de la politique intérieure venaient malheureusement à la traverse de la mission bien simple de son généralat en Asie, et lui faisaient une loi, après ses grandes victoires, de se contenter, d’une paix telle quelle. Tout au moins faut-il admirer son désintéressement et sa prudence, et dans la conduite de la guerre, et dans l’acte de conclusion de la paix. La guerre, contre un prince à qui obéissaient tous les rivages de la mer Noire, et dont les dernières négociations mettaient au jour l’opiniâtreté superbe, aurait demandé à elle seule des années ; et l’Italie, d’autre part étant à deux doigts de sa perte, peut-être était-il déjà trop tard pour y conduire les quelques légions que Sylla avait dans les mains, et pour engager la lutte avec la faction maîtresse du pouvoir ! [16] Mais avant de songer à partir, il fallait se défaire du hardi meneur, qui s’était emparé de l’Asie, à la tête de l’armée des démocrates : sans quoi, pendant que Sylla s’en irait d’Asie en Italie pour y étouffer la Révolution, on le verrait, lui aussi, accourir d’Orient au secours des révolutionnaires: Sylla reçut à Cypséla sur l’Hébrus [Ipsala, sur la Maritza, en Roumélie] la nouvelle de la ratification du traité : il continua de marcher en avant. Le roi Mithridate, disait-il, désirait une conférence où s’achèverait le pacte de la paix : prétexte habile, et qui n’était mis en avant, sans doute, que pour colorer le passage de l’Hellespont et le duel avec Fimbria.

Il franchit donc la mer, menant avec lui ses légions et Archélaos : puis, s’étant rencontré sur la rive asiatique à Dardanos avec Mithridate, et ayant conclu verbalement la paix, il continua sa marche, poussa jusqu’à Thyatira, non loin de Pergame, où Fimbria avait son camp, et dressa le sien tout à côté. Ses soldats, bien supérieurs aux Fimbriens par le nombre, la discipline, l’esprit de conduite et l’énergie, tenaient en mépris les bandes découragées, abattues du général démocrate, et ce général sans mission lui-même. Parmi celles-ci, les désertions allaient croissant. Quand Fimbria donna le signal, elles se refusèrent à combattre contre des concitoyens, et ne voulurent même pas déposer entre ses mains le serment requis de fidélité durant le combat. Un assassin dirigé contre Sylla manqua son coup : une entrevue sollicitée par Fimbria fut rejetée avec hauteur : Sylla se contenta de l’envol d’un de ses officiers offrant des sûretés personnelles à son adversaire. Quelque audacieux et criminel qu’il fût, Fimbria n’était point un lâche : il refusa le vaisseau qu’on lui donnait, et un asile chez les Barbares : il rentra à Pergame et se perça de son épée dans le temple d’Esculape. Les plus compromis, parmi les siens, se réfugièrent chez Mithridate ou chez les pirates, qui les reçurent à bras ouverts : tout le reste de son armée passa sous les enseignes de Sylla. Elle se composait de deux légions, en qui d’ailleurs le vainqueur n’avait point confiance. Au lieu de les prendre avec lui pour aller guerroyer en Italie, il aima mieux les laisser en Orient, où les villes et les campagnes n’étaient rien moins que remises des convulsions de la veille. Il plaça à leur tête, ainsi qu’à la tête du gouvernement de l’Asie romaine, son meilleur capitaine, Lucius Licinius Murena. Naturellement, les mesures révolutionnaires prises par Mithridate, l’affranchissement des esclaves, l’annulation des dettes, furent révoquées : toutefois cette restauration, en maints endroits, ne put se faire sans tirer l’épée. La justice eut son jour de triomphe, la justice comme l’entendaient les vainqueurs. Tous les partisans notables de Mithridate, les fauteurs des meurtres consommés sur les Italiens payèrent de leur vie leurs crimes. Il fallut verser comptant, aussitôt la répartition faite entre les contribuables, toutes les dîmes, tous les tributs arriérés des cinq dernières années : ils eurent de plus à payer une indemnité de guerre de 20.000 talents (32.000.000 thaler = 120.000.000 fr.). Lucius Lucullus resta dans le pays pour activer les rentrées. Moyens de rigueur terribles, et non moins exécrables dans leurs conséquences ! Mais à qui les met en regard du décret et des massacres d’Éphèse, elles semblent presque se réduire à de minces représailles. Quant aux autres spoliations consommées, elles ne dépassèrent pas la limite habituelle, si l’on en juge par le butin porté plus tard en triomphe dans Rome (en or et en argent il n’alla pas au-delà de 8.000.000 thaler = 30.000.000 fr.). Mais les cités fidèles, comme Rhodes, comme le pays de Lycie et Magnésie du Mœandre, obtinrent toutes de riches présents. Rhodes recouvra une partie des possessions qu’elle avait perdues après la guerre contre Persée. Des lettres de liberté et d’autres privilèges dédommagèrent, en tant que faire se pouvait, les habitants de Chios, à raison des maux qu’ils avaient soufferts, et les habitants d’Ilion, victimes des folles fureurs de Fimbria, pour avoir noué des intelligences avec son adversaire. Quant aux rois de Bithynie et de Cappadoce, Sylla les avait emmenés avec lui aux conférences de Dardanos, et leur avait fait jurer, à Mithridate et à eux, de vivre désormais en paix et en bon voisinage. Mithridate, toutefois, s’était fièrement refusé à laisser paraître en sa présence Ariobarzane, qui n’était point de sang royal, Ariobarzane l’esclave, comme il l’appelait. Gaius Scribonius Curio eut la mission de veiller au rétablissement de l’ordre de choses légal dans les deux royaumes évacués par lui.

Sylla touchait enfin le but. Après quatre ans de guerre, le roi de Pont rentrait dans la clientèle de Rome. L’unité du gouvernement était reconstituée comme devant dans la Grèce, dans la Macédoine et dans l’Asie-Mineure. L’honneur et la victoire étaient satisfaits, sinon dans la mesure de l’ambition romaine, du moins dans celle rigoureusement nécessaire. Sylla s’était illustré comme capitaine et comme soldat. Il avait su conduire son char par les sentiers les plus difficiles, avancer au travers de mille obstacles, guidé tantôt par l’opiniâtreté intelligente et tantôt par le sage esprit des concessions. Il avait combattu et vaincu à la façon d’Hannibal, conquérant dans une première victoire les moyens et les ressources nécessaires pour une seconde et plus pénible lutte. Il laissa ses soldats se refaire de leurs longues fatigues dans l’abondance de leurs quartiers d’hiver en Asie ; puis s’embarquant au printemps de l’an 671 [83 av. J.-C.], sur seize cents navires, il alla d’Éphèse au Pirée, gagna Patrœ par terre, y retrouva sa flotte qui l’attendait et s’en revint, avec toutes ses troupes, prendre pied à Brundisium. Il s’était fait précéder d’une missive au Sénat, où ne relatant que ses campagnes de Grèce et d’Asie, il semblait ignorer qu’il avait été destitué : son silence annonçait la restauration prochaine.

 

 

 



[1] [Pour être correct, il faudrait dire Mithradates, donné par Mithra, ou par le soleil. Ainsi en sanscrit on trouve Devodatta, Indradatta (donné par Dieu, par Indra) ; en grec, Theodotos, Theodoros, etc., et enfin chez les Perses Hormisdates (donné par Ormuzd). Nous avons suivi l’appellation familière à notre oreille]

[2] On donne pour phrygiens le mot Βαγαϊος (ou Zeus), et le nom de roi Μάνις. Indubitablement ils se ramènent aux mots zend bagha = Dieu, et à l’allemand Mannus, en hindou, Manus (Lassen, Zeitschrift der Deutsch. Morgenlœnd Gesellschaft : Journal de la Société asiatique d’Allemagne, X, pp. 329 et suiv.).

[3] Nous énumérons à la fois toutes les conquêtes de Mithridate, bien que les unes se placent entre la première et la seconde guerre avec Rome, et que d’autres leur soient antérieures (Memnon, 30 ; Justin, 38, 7 in fine ; Appien, Mithridate, 13 ; Eutrope, 5, 5) : les raconter dans leur ordre de date serait chose impossible.

[4] Il paraît vraisemblable que l’aridité excessive, qui fait encore le grand obstacle à la culture dans la Crimée et dans les régions voisines, a dû s’augmenter par le déboisement de la Russie moyenne et du sud : auparavant les forêts garantissaient les pays de la côte, dans une certaine mesure, contre les vents desséchants du nord est.

[5] On ne peut établir que par à peu près la chronologie des événements qui vont suivre. C’est vers 640 [114 av. J.-C.] que Mithridate avait réellement commencé à régner. L’intervention de Sylla se place en 662 [-92] (Tite-Live, epitom. 70) ; et cette date concorde bien avec les trente années de durée qu’on assigne aux guerres du roi (662-691 [-92/-63] : Pline, Hist. nat., 7, 26, 97). Durant cet intervalle aussi se débattirent les guerres de succession de Paphlagonie et de Cappadoce ; et à celles-ci déjà se rapporte, il me semble, la tentative de corruption pratiquée à Rome, au temps du premier tribunat de Saturninus (651 [-103]) (Diodore, fragm, de Legat, p. 634). Marius, qui quitta Rome en 655 [-99], et ne resta que peu de temps en Orient, trouva déjà Mithridate en Cappadoce, et négocia avec lui au sujet de ses entreprises sur l’Asie-Mineure ( Cicéron, ad Brutus, 1, 5. ; Plutarque, Marius, 31). Donc Ariarathe VI avait déjà été tué.

[6] [Il s’agit ici d’Ariobarzane le Philoromain (Philoromœus) qui, détrôné plusieurs fois , revint toujours, appuyé par les armes romaines]

[7] [Amastris, ou Sesamus : aujourd’hui Amasserah, sur la côte nord de l’Anatolie, à l’est du Bartin]

[8] [Apamea Cibotos : ruines à Déneïr]

[9] Vingt-cinq ans après, les auteurs du crime commis sur la personne d’Aquillius expièrent leur trahison : ils furent remis aux Romains, après la mort de Mithridate, par son fils Pharnace.

[10] [L’un des deux, fondateurs de Néphélococcygie, dans les Oiseaux, d’Aristophane]

[11] On se souviendra que depuis la guerre sociale, la légion, n’étant plus, comme avant, renforcée par les contingents italiques, se trouve par le fait diminuée d’au moins moitié.

[12] [Au nord du lac Copaïs]

[13] De même que le détail de tous ces événements, leur chronologie est obscure ; et le flambeau de la critique n’y peut guère apporter qu’une lueur de crépuscule. La date de la bataille de Chéronée semble sûrement se placer en mars 668 [86 av. J.-C.], sinon au même jour que la prise d’Athènes, du moins à peu de jours de là. Très vraisemblablement aussi, la campagne de Thessalie qui suivit, et la seconde campagne de Bœotie employèrent non seulement le reste de l’année 668, mais encore toute l’année 669 [85-86 av. J.-C.] : d’autant que les entreprises de Sylla sur l’Asie ne sauraient suffire pour remplir une campagne. D’autre part, Licinianus [année 669] semble indiquer que Sylla serait revenu passer à Athènes l’hiver de 668-669, et y aurait procédé à des enquêtes, et à des condamnations contre les défectionnaires : ce n’est qu’ensuite qu’il raconte la bataille d’Orchomène. Par cette raison, j’ai fixé à la date de 670 [-84] (et non à celle de 669) le passage du général romain en Asie.

[14] On a retrouvé dans ces derniers temps (Waddington, supplém. aux Inscrip. de Lebas, 3,136 a.) un décret du peuple d’Éphèse relatif à cet événement. Les citoyens d’Éphèse seraient tombés au pouvoir du roi de Cappadoce, y est-il dit, effrayés qu’ils auraient été par la grandeur de ses forces, et la soudaineté de son attaque : mais l’occasion s’offrant, ils lui déclarent la guerre pour l’empire (ήγεμονία) de Rome et pour le bien public.

[15] Il n’était ni dans le caractère du vainqueur, ni dans celui du vaincu, de stipuler de la part de Mithridate l’impunité des villes qui s’étaient rangées dans son parti. Aussi une telle clause, indiquée par Memnon (35) n’est-elle mentionnée ni par Appien, ni par Licinianus. Quant au traité de paix, on omit de le dresser par écrit, ce qui plus tard aida à de nombreuses falsifications.

[16] La tradition arménienne fait aussi mention de la première guerre contre Mithridate. Le roi Ardachès d’Arménie, dit Moïse de Khorène, ne voulant pas se contenter d’occuper le second rang dans le royaume de Perse (ou des Parthes), força le roi Arschagan, à lui laisser la suprématie royale : il se fit bâtir un palais en Perse, et battit monnaie à son effigie ; réduisit Arschagan à n’être que roi suzerain des Perses, installa son propre fils Dicran (Tigranes) comme roi suzerain en Arménie, et maria sa fille Ardaschama au grand prince des Ibères Mihrdates (Mithridate), descendant du Mihrdate, satrape de Darius, lequel gouverna au nom d’Alexandre les Ibères subjugués, et commanda aux montagnes du nord et à la mer du Pont… Ardachès fit ensuite prisonnier le roi Crœsus, de Lydie, soumit toute la terre ferme entre les deux grandes mers (Asie-Mineure), puis prit la mer avec d’innombrables vaisseaux, pour aller subjuguer l’Occident. L’anarchie étant à Rome, nul ne lui opposa une vive résistance ; mais ses soldats s’étant exterminés mutuellement, Ardachès périt par leurs mains… Après la mort d’Ardachès, Dicran, son successeur, s’avança contre l’armée des Grecs (c’est-à-dire, des Romains), qui de leur côté marchaient en Arménie. Il mit un terme à leurs envahissements, et confia à son beau-frère Mihrdate le gouvernement de Madjag (Mazaka en Cappadoce) et des provinces intérieures, avec une armée considérable ; puis s’en revint en Arménie… Bien des années après on montrait encore dans les villes arméniennes des statues des divinités grecques, œuvres de maîtres connus, et trophées de victoire de cette expédition.

On reconnaîtra ici sans peine les principaux événements de la première guerre de Mithridate. Mais tout le récit est visiblement bouleversé et surfait d’additions étrangères : l’orgueil arménien l’a rempli de mensonges patriotiques. De même, plus tard, la victoire sur Crassus est attribuée aux Arméniens. Il faut user d’extrême précaution, en feuilletant ces documents orientaux : ils ne font rien moins que raconter la tradition populaire : mais ils fondent pêle-mêle la légende arménienne, les récits de Josèphe, d’Eusèbe et des autres sources à l’usage des chrétiens du Ve siècle, et mettent en outre à contribution les romans historiques des Grecs et les imaginations patriotiques de l’auteur lui-même. Quelque pauvres que soient nos sources, à nous autres Occidentaux, convenons que tenter de les compléter, ici et partout ailleurs, avec les données de la légende orientale, comme l’a voulu faire par exemple Saint-Martin, à l’encontre des lois de la critique, c’est vouloir ajouter les ténèbres à la nuit. [Sur l’objet de cette note, V. Moïse de Khorène, Venise, 1841 : traduction française de Le Vaillant de Florival, liv. II, chap. XI, XII, XIV, XXII, t. I, pp. 171 et s.]