L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

La révolution

Chapitre VI — Tentative de révolution par Marius et de réforme par Drusus.

 

 

Gaius Marius, le fils d’un pauvre journalier, était né en 599 [155 av. J.-C.], dans le village arpinate de Cereatæ, qui plus tard obtint le droit municipal sous le nom de Cereatæ Marianæ, et porte encore aujourd’hui le nom de patrie de Marius (Casamare). Élevé à côté de la charrue, ses ressources étaient si minces qu’il ne semblait pas qu’elles pussent lui ouvrir même l’accès aux fonctions locales dans Arpinum. De bonne heure il apprit ce qu’il devait mettre en pratique, une fois général : la faim et la soif, les ardeurs du soleil et le froid de l’hiver, coucher sur la terre nue, tout cela n’était qu’un jeu pour lui. Dès qu’il fut d’âge, il alla à l’armée, à la dure école des guerres d’Espagne, et se poussa promptement au grade d’officier. Devant Numance, ayant vingt-trois ans déjà, il attira sur lui les regards de Scipion, ce général d’ordinaire si sévère, par le bon entretien de son cheval et de ses armes, par sa bravoure dans les combats, par sa bonne conduite au camp. Il portait à son retour d’honorables cicatrices et les insignes du mérite militaire ; désirant ardemment se faire un nom dans cette carrière où il avait commencé de s’illustrer. Mais dans les circonstances présentes, le plus recommandable des citoyens, s’il était sans richesses et sans relations, trouvait impitoyablement fermées devant lui les charges politiques, la seule route qui pût mener aux hautes charges militaires. Le jeune officier sut conquérir la richesse et des alliances, tantôt à l’aide de spéculations commerciales qui réussirent, tantôt par son union avec une jeune fille de l’antique et noble gens des Jules. Enfin, au bout de longs efforts, après de multiples insuccès, il arriva (639 [115 av. J.-C.]) à la préture ; et, chargé du gouvernement de l’Espagne ultérieure, il trouva ample champ à manifester de nouveau sa vigueur militaire. Bientôt, et en dépit de l’aristocratie, on le voit consul en 647 [-107], proconsul en 648 [-106] et 649 [-105]. Il termine heureusement la guerre d’Afrique. Après la défaite d’Orange, il est placé à la tête des opérations militaires contre les Germains. Nous avons dit plus haut comment, durant son consulat quatre fois renouvelé, de 650 [-104] à 653 [-101], exception sans exemple dans les annales de la République, il lui fut donné de vaincre et de détruire les Teutons au delà des Alpes et les Cimbres en deçà. A l’armée, il s’était comporté en homme brave et loyal ; faisant impartialement, justice à tous ; d’une probité, d’un désintéressement rares dans la distribution du butin ; par-dessus tout incorruptible. Organisateur habile, il avait gémis en état de fonctionner la machine militaire à demi rouillée : bon capitaine d’ailleurs, sachant imposer la discipline au soldat et le tenir en belle humeur ; gagnant son affection en se faisant son camarade ; hardi, regardant l’ennemi en face et l’allant chercher au moment opportun. Non qu’il fût un général hors ligne, autant du moins qu’il nous est possible d’en juger ; mais son mérite, assurément recommandable, était assez grand, dans les conjonctures actuelles, pour lui en procurer tout le renom : son mérite l’avait conduit avec un éclat inouï jusque dans les rangs des consulaires et des triomphateurs. Il faisait toutefois pauvre mine dans leur cercle brillant. Sa voix était restée haute et rude, son regard farouche, comme s’il eût eu devant lui encore les Libyens ou les Cimbres, et non ses collègues parfumés, confits en élégance. Non qu’à se montrer superstitieux à l’égal du simple soudard, il y eût là rien qui sentit absolument l’anti-aristocrate ; rien d’étrange à ce qu’en posant sa première candidature au consulat, il eût obéi aux oracles d’un aruspice étrusque autant au moins qu’à l’impulsion de ses talents personnels : c’était chose toute simple que de le voir, durant la campagne contre les Teutons et en plein conseil de guerre, prêter l’oreille aux prophéties de Martha, la devineresse syrienne : sur ce terrain, alors et de tout temps, les hautes et les basses classes romaines s’étaient en quelque sorte rapprochées. Ce que l’aristocratie ne pouvait pardonner à Marius, c’était l’absence totale d’éducation politique : qu’il battît les Barbares, très bien ! mais que penser d’un consul assez ignorant des lois de l’étiquette constitutionnelle, pour entrer au Sénat en costume triomphal ? Il n’importe : il avait toute la roture derrière lui : non content d’être un pauvre, selon le langage des aristocrates, il était bien pis, se montrant frugal et l’ennemi déclaré de la corruption et de l’intrigue ! Soldat avant tout, il n’avait pas les fines délicatesses, et buvait fort, surtout dans les années postérieures : d’ailleurs, sachant mal s’y prendre à donner des fêtes, et n’ayant qu’un mauvais cuisinier ! Et puis, ce consulaire ne parlait que latin : converser en grec était chose pour lui impossible : aussi s’ennuyait-il aux pièces grecques du théâtre : il les aurait désertées volontiers, et peut-être n’était-il pas le seul à penser ainsi : mais il y avait naïveté grande à confesser son ennui. Ainsi il resta pendant un long temps de sa vie : simple paysan égaré parmi les aristocrates ; impatient des lazzis sanglants de ses collègues et de leur compassion cruelle, qu’il eût dû et, qu’il ne sut jamais mépriser, les ayant tout les premiers en mépris.

Comme il vivait en dehors de la belle société, de même ou à peu près, il vivait en dehors des factions. Les mesures par lui provoquées durant son tribunat (639 [115 av. J.-C.]), l’établissement d’un contrôle meilleur des tablettes de vote, le veto interposé sur des motions excessives en matière de distribution de l’annone, loin de porter le cachet d’un parti, tout au moins du parti démocratique, attestent qu’il n’avait de haine, que pour les choses injustes ou déraisonnables. Comment un pareil homme, né paysan et soldat par inclination, aurait-il pu, laissé à lui-même, être un révolutionnaire ? Un jour vint, il est vrai, où l’hostilité de l’aristocratie l’ayant poussé dans le camp des ennemis du pouvoir, il fut rapidement porté au pinacle. Passé chef de l’opposition de prime saut, il semblait voué encore à de plus grandes choses. Une telle élévation, néanmoins, était bien plus la conséquence forcée des circonstances que l’œuvre même de Marius : dans le besoin, ressenti par tous, d’avoir une tête, l’opposition s’était comme emparée de lui, alors que depuis son voyage en Afrique (647-648 [-107/-106]) il avait à peine passé quelques jours dans la capitale. Il ne revint, à vrai dire, qu’en 653 [-101], vainqueur des Teutons et des Cimbres, pour célébrer doublement son triomphe longtemps retardé : déjà le premier dans Rome, il n’était encore qu’un débutant politique. Nul ne pouvait contester que lui seul avait sauvé la République : son nom était dans toutes les bouches. Les citoyens notables avouaient ses services : mais auprès du peuple, sa faveur immense dépassait tout ce qui s’était jamais vu, tout ce qui se vit jamais. Il était populaire pour ses vertus et pour ses fautes, pour son désintéressement anti-aristocratique et pour sa rudesse agreste : la foule, en lui, voyait un troisième Romulus, un second Camille : on lui offrait des libations, ni plus ni moins qu’à un Dieu. Qu’on s’étonne ensuite si, porté à de telles hauteurs, la tête lui a tourné : s’il se laissa aller un jour à comparer ses expéditions d’Afrique et de Gaule aux promenades de Dionysos, vainqueur à travers tous les continents ; et s’il se fit faire une autre fois, pour son usage personnel, un vase à boire, non des plus petits sans doute, à l’instar aussi de celui de Bacchus ! Il y avait de l’espoir autant que de la reconnaissance dans l’ivresse enthousiaste du peuple un homme de sang plus calme et de sens politique plus mûr et plus expérimenté s’y fût laissé prendre. Pour ses admirateurs, Marius n’avait point achevé son œuvre. Le triste gouvernement d’alors était pour le pays un fléau plus lourd que les Barbares : à lui, le premier dans Rome, à lui, le favori du peuple, et la tête de l’opposition, il appartenait de sauver Rome encore une fois. Sans doute, paysan et soldat, étranger à la politique intérieure de la capitale, il n’y apportait qu’une main malhabile : il parlait aussi mal qu’il savait bien commander : en face des épées et des lances de l’ennemi, il faisait meilleure contenance que devant les applaudissements et les sifflets de la foule ; mais peu importaient ses préférences ! Espoir oblige. Telle était sa fortune militaire et politique, qu’à moins de rompre avec un passé plein de gloire, de tromper l’attente de son parti, je dirai même de la nation, et de faire défaut au devoir de sa propre conscience, il lui fallait porter remède à la mauvaise gestion des affaires publiques, et mettre fin au gouvernement de la restauration. N’eût-il eu en lui que les qualités essentielles à l’homme que le peuple porte à sa tête, encore il pouvait se passer des qualités qui lui manquaient pour devenir le vrai meneur populaire !

L’organisation nouvelle de l’armée plaçait dans ses mains un instrument d’une effrayante puissance. Avant lui, sans doute, il avait été dérogé maintes fois à la pensée fondamentale de l’institution de Servius, suivant laquelle, on le sait, la milice ne se levait que parmi les citoyens qui possédaient, et selon laquelle aussi, pour la formation des diverses armes, on suivait rigoureusement l’ordre des classes, étagées selon la fortune. Le cens d’entrée dans la légion avait été abaissé de 11.000 as (300 thalers = 4.425 fr.) à 4.000 as (145 thalers = 431 fr 25) : les six anciennes classes réparties dans les différentes armes avaient été ramenées à trois. Conformément d’ailleurs à l’ordonnance servienne on continuait de prendre les cavaliers dans la classe la plus riche, et l’infanterie légère dans celle plus pauvre : quant à l’arme moyenne ou l’infanterie de ligne à proprement parler, ce n’était plus à raison du cens, mais à raison du temps de service, qu’elle se rangeait dans les trois sections des hastaires, des principes et des triariens. En outre, et depuis longtemps, on appelait en grand nombre les fédérés italiques à l’armée, les classes aisées chez eux y fournissant aussi le contingent de préférence, comme à Rome. Quoi qu’il en soit, jusqu’à Marius, le système militaire avait eu toujours sa base dans l’ancienne organisation de la milice civique. Mais les circonstances ayant changé, de tels cadres ne convenaient plus. Les hautes classes de la société romaine s’efforçaient à qui mieux mieux de se soustraire au service, en même temps que les classes moyennes disparaissaient et dans Rome et en Italie. D’un autre côté les alliés et sujets extra italiques offraient à la République des ressources militaires précieuses : enfin dans le prolétariat italien, si l’on savait en tirer parti, on avait toute une riche mine à exploiter. La cavalerie citoyenne (chevalerie), tirée tout entière de la classe des gens fortunés, s’était en réalité enfuie des camps, dès avant Marius. A titre de corps spécial on la trouve nommée, pour la dernière fois, dans la campagne d’Espagne de 614 [140 av. J.-C.], où elle désespère le général en chef par ses hauteurs dédaigneuses et son insubordination : entre elle et ce dernier la guerre éclate, également déloyale de part et d’autre. Durant la lutte contre Jugurtha, elle ne joue plus que le rôle d’une sorte de garde-noble du commandant de l’armée et des princes étrangers : puis elle disparaît à toujours. Au même moment, il devenait difficile, dans les circonstances ordinaires, d’amener les légions au complet de l’effectif en hommes qualifiés pour le service militaire : et j’estime qu’à rester dans les limites légales, on n’eut matériellement pas pu pourvoir aux nécessités qui se produisirent au lendemain du désastre d’Orange. Mais dès avant Marius aussi, l’on avait eu recours, surtout pour remplir les cadres de la cavalerie et de l’infanterie légère, aux contingents des sujets non italiques, aux lourds cavaliers de la Thrace, aux chevau-légers africains, à l’excellente infanterie légère des agiles Ligures, aux frondeurs baléares : leur nombre allait croissant dans les armées romaines, même hors de leurs pays. Et puis, si le recrutement civique légal faisait défaut, il ne manquait point de Romains pauvres, se présentant sans appel. Dans cette immense multitude de gens sans travail ou ayant la haine du travail, combien se faisaient soldats volontaires, pour jouir des avantages considérables que rapportait le service dans les armées de la République ? Par une conséquence nécessaire des changements survenus dans les sphères politiques et sociales, du système militaire de la levée civique on passait au système des contingents et des enrôlements : la cavalerie, les troupes légères étaient presque en entier formées des envois fournis par les peuples sujets. Dans la guerre cimbrique, Rome avait demandé jusqu’au contingent de Bithynie ! Et quant à l’infanterie de ligne, si l’ancien ordre du recrutement civique subsistait encore, rien n’empêchait tout homme libre de se faire également inscrire sur les rôles : Marius le premier avait usé de ce moyen, en 647 [107 av. J.-C.].

Marius, en outre, passa le niveau sur cette même infanterie. Les classifications aristocratiques de l’ancienne Rome avaient jadis prédominé jusque dans la légion. Les quatre lignes des vélites, des hastati, des principes et des triarii, ou si l’on aime mieux, les tirailleurs et les soldats de première, seconde et troisième ligne, avaient chacun leur organisation spéciale, à raison de la fortune, du temps de service, et aussi en grande partie, à raison de la différence de l’armement. Chacun avait sa place déterminée dans l’ordre de bataille ; chacun avait son rang dans l’armée, et ses enseignes. Aujourd’hui, toutes ces distinctions vont disparaître. Quiconque est admis à titre de légionnaire, peut désormais, sans autre condition, entrer dans l’une ou l’autre section : la collocation du soldat dépend du bon plaisir de l’officier ! Toutes différences cessent entre les diverses armes : toutes les recrues passent par la même école. Nul doute qu’il ne faille aussi rattacher à ces changements des améliorations nombreuses dans l’armement lui-même, dans le port du bagage, et les autres mesures analogues qui eurent Marius pour auteur. Elles attestent glorieusement son intelligence des détails pratiques du métier, et son attentive sollicitude pour le soldat. Citons aussi comme une innovation hors ligne les exercices introduits à l’armée par l’un de ses compagnons des guerres d’Afrique ; Publius Rutilius Rufus (consul en 649 [105 av. J.-C.]). Ils eurent pour effet de favoriser grandement l’éducation militaire du combattant : remarquables en cela, d’ailleurs, qu’ils étaient au fond la copie de l’escrime des écoles où se préparaient les futurs gladiateurs.

La légion subit aussi un remaniement complet dans ses sections diverses. A la place des trente manipules (manipuli) de l’infanterie pesante, qui, formaient jusqu’ici l’unité tactique (chaque manipule se subdivisant en deux centuries [centuriœ] de soixante hommes pour la première et la seconde ligne [hastaires et principes] et de trente hommes pour la troisième [triarii]), on compte désormais dix cohortes (cohortes) ayant chacune son guidon, composées chacune de six, ou seulement de cinq centuries de cent hommes ; en sorte que tout en perdant douze cents soldats par la suppression de l’infanterie légère, la légion voit son effectif porté de quatre mille deux cents à six milles hommes. Elle continue à se battre sur trois lignes : mais, tandis qu’autrefois chaque ligne formait une division séparée, le général est maître, désormais, de disposer et de répartir à son gré toutes ses cohortes dans les diverses lignes. Le rang est réglé par le numéro d’ordre du soldat et de la section. Les quatre enseignes des anciennes divisions de la légion, le loup, le minotaure, le cheval et le sanglier, jadis portées, ce semble, devant la cavalerie et les trois lignes de la grosse infanterie, sont supprimées : on ne garde que les guidons des cohortes récemment créées, et la légion entière n’a plus qu’une enseigne, que lui a donnée Marius, l’aigle d’argent. Par tous ces détails, on pressent qu’on ne trouvera plus trace dans la légion des divisions anciennes fondées sur l’état civique et aristocratique des légionnaires : entre ces derniers, plus de distinction, si ce n’est celle du rang purement militaire. Enfin, depuis quelques dizaines d’années, et par le fait de circonstances tout accidentelles, un corps privilégié a été créé en dehors de la légion : je veux parler de la garde du corps du général en chef. Cette création remonte à la guerre de Numance, où Scipion Émilien n’ayant pu obtenir du gouvernement de la République les troupes nouvelles qu’il sollicitait, et forcé de pourvoir à sa sûreté personnelle au milieu d’une soldatesque tout à fait indisciplinée, crut devoir former un corps spécial comptant cinq cents hommes de bonne volonté. Peu à peu les meilleurs soldats y entrèrent à titre de récompense. Cette cohorte des amis, comme elle s’appelait, ou du quartier général (prœtoriani), comme on disait le plus souvent, avait en effet pour service la garde du prétoire (prœtorium) ; elle était dispensée des travaux du camp et des retranchements : elle touchait une plus forte solde, et jouissait d’une considération plus grande.

Ces innovations dans le système de l’armée romaine semblent nées sous l’action de causes purement militaires, bien plutôt que politiques : elles ne furent pas davantage l’œuvre d’un seul homme, encore moins la conception d’un ambitieux. L’institution ancienne étant devenue impossible, la pression des circonstances amena la refonte de la légion. Pour moi, en introduisant les enrôlements à l’intérieur, Marius, militairement parlant, a sauvé l’État, de même que bien des siècles après, en recourant aux enrôlements à l’étranger, Stilicon et Arbogaste prolongeront encore pour quelque temps son existence. Mais cette réforme n’en contenait pas moins en germe toute une révolution politique. Où était la clef de voûte de la constitution républicaine ? Dans le citoyen, à la fois soldat ; et il fallait que le soldat restât avant tout citoyen. Dès que l’état militaire constitue une profession, une classe, la constitution tombe. Déjà les nouveaux réglementa, les nouveaux exercices militaires conduisaient à ce résultat avec leurs pratiques empruntées à l’art du gladiateur : le service des milices se change en métier. Mais les choses marchèrent plus vite encore quand la légion s’ouvrit aux prolétaires, même en nombre restreint. Joignez-y l’effet des anciennes coutumes, conférant au général le droit de distribuer arbitrairement les récompenses parmi les soldats, droit bien dangereux même avec le contrepoids des plus solides institutions républicaines. Tout soldat heureux ou vaillant ne s’estimait-il pas fondé à réclamer auprès du chef un lot du butin mobilier, auprès de la République un lot des terres conquises ? Jadis le citoyen de la ville ou de la campagne ne trouvait dans le service à l’armée qu’une lourde charge à supporter pour le commun bien de l’État ; sa part de butin n’était pas même la compensation du dommage considérable causé par son entrée dans la légion. Mais le prolétaire qui s’enrôle aujourd’hui n’a pas seulement sa solde quotidienne : comme, son temps fini, il n’aura ni invalides, ni maison des pauvres pour asile, il lui faut bien songer à l’avenir : partant, il tient à rester indéfiniment sous les drapeaux : il ne veut du licenciement qu’autant qu’en échange il verra son existence de citoyen assurée. Il n’a plus que le camp pour patrie : il ne sait plus rien que la guerre : il n’a d’espoir qu’en son général ! Où tout cela conduit-il ? On le pressent trop clairement. Marius, après la victoire du champ Raudique, avait sur le terrain même récompensé la valeur de deux cohortes d’alliés italiques par la collation en masse du droit de cité : appelé à se justifier ensuite d’un acte contraire à la constitution, il répondit que dans le tumulte du combat, il n’avait pu entendre la voix de la loi. Et de fait, dès qu’en une circonstance grave, il y aurait conflit entre l’intérêt de l’armée ou du général et la règle des instituions, qui pouvait garantir que le bruit des épées n’étoufferait pas aussi la parole des lois ? Armée, permanente, caste des soldats, garde du corps, tous les étais de la monarchie étaient debout déjà dans l’ordre civil et dans l’ordre militaire : il n’y manquait plus que le monarque. Quand les douze aigles avaient fait cercle autour de la colline palatine, ils avaient appelé la royauté[1]. Le nouvel aigle donné par Marius aux légions annonçait l’Empire et les Césars.

Marius, je n’en fais pas doute, marcha droit vers les perspectives que lui ouvrait sa haute position militaire et politique. Le ciel était trouble et les nuages s’abaissaient. On avait la paix, sans pouvoir se réjouir de la paix, à la différence de ces temps où, au lendemain de la première incursion des hommes du nord, Rome, la crise passée, s’était réveillée avec le sentiment vivace de la guérison complète, reprenant et au delà, dans un épanouissement rapide, merveilleux, tout le terrain perdu. L’univers romain sentait que les temps n’étaient plus où, en cas pareil, tous les citoyens réunis venaient en aide à la chose publique : tant que demeurait vide la place de Gaius Gracchus, il n’y avait pas à se promettre un sort meilleur. Si profond était le regret de la multitude ; elle ressentait si bien l’absence des deux jeunes héros qui avaient ouvert la porte à la révolution, qu’elle se rattachait en enfant à leur ombre. Témoin ce pseudo-Gracchus, se disant fils de Tiberius, qui, dénoncé faussaire en plein Forum .par la propre sœur des deux Gracques, n’en fut pas moins porté au tribunat par le peuple (655 [99 av. J.-C.]), uniquement pour le nom qu’il avait usurpé. De même, il applaudissait à Gaius Marius : et comment en eût-il été autrement ? S’il y avait homme au monde appelé à un tel rôle, c’était bien Marius. Quel général passait avant lui ? Quel nom était plus populaire que le sien ? Sa bravoure et sa probité incontestée, son éloignement des partis, le recommandaient à tous comme le régénérateur de l’État ? Comment le peuple n’aurait-il pas eu foi en lui ? Comment Marius n’y aurait-il pas eu foi lui-même ? L’opinion était à l’opposition la plus extrême, tellement qu’en 650 [-104], sur, la motion de Gnœus Domitius, plusieurs places étant vacantes dans les hauts collèges sacerdotaux, il y fut pourvu par l’élection directe des citoyens, et non plus par celle de ces mêmes collèges, ainsi que le pouvoir l’avait encore fait décider en 609 [-145], en mettant en avant dans les comices les égards dus à la religion. Le Sénat ne put ni n’osa s’opposer à cet excès de pouvoir. Il n’avait manqué à l’opposition qu’un chef, pour qu’elle prit son point d’appui solide, et marchât à son but : ce chef, elle le trouvait dans Marius.

Celui-ci voyait s’ouvrir deux routes devant ses pas. Il pouvait, imperator acclamé, tenter à la tête de son armée le renversement de l’oligarchie. Il pouvait aussi suivre l’ornière constitutionnelle des réformes. Son passé lui indiquait le premier moyen ; l’exemple de Gracchus lui enseignait l’autre route. On s’explique aisément qu’il n’ait pas opté pour la révolution par l’armée, et qu’il n’ait pas songé, même, à la possibilité de l’essayer. A l’encontre d’un Sénat sans force et sans direction, haï et méprisé à l’excès, il semblait que Marius n’avait pas besoin d’un autre instrument que son immense popularité : et d’ailleurs son armée, quoique dissoute, lui promettait en cas de besoin l’appui de ses soldats, attendant leur récompense au lendemain de leur congé. Il est plus que probable qu’en se rappelant la victoire rapide et presque complète de Gaius Gracchus, qu’en comparant les ressources placées dans sa main avec celles infiniment moindres dont Gracchus avait pu disposer, il crut bien plus aisé qu’il ne l’était en effet, de jeter à terre cette constitution vieille de quatre cents ans, ayant ses racines dans des mœurs et des intérêts de tout ordre, au sein d’un corps politique ordonné suivant la hiérarchie la plus compliquée de ses organes. Mais pour quiconque, allant plus que Marius, peut-être, au fond des difficultés d’une telle entreprise, il était manifeste, que l’armée, en voie de transformation et passant de l’état de milice civique à celle de troupe mercenaire, n’en était point encore à se faire l’aveugle instrument d’un coup d’État ; et que toute tentative d’écarter l’obstacle par les moyens militaires ne ferait qu’accroître sans doute la résistance de l’élément opposé. Au premier coup d’œil, il semblait superflu d’amener la force armée sur le terrain du combat ; au second, la mesure apparaissait pleine de dangers. A peine au début de la crise, on était loin encore des éléments extrêmes et contraires de la lutte, dans leur expression dernière, dans leur forme la plus rapide et la plus simple.

Donc Marius, conformément à la règle, licencia l’armée au lendemain de son triomphe, et se plaçant dans la voie frayée par Gaius Gracchus, il se résolut à tenter la conquête du pouvoir suprême, en occupant constitutionnellement toutes les hautes charges dans l’État. Par là, il se jetait dans les bras du soi-disant parti populaire, et faisait ainsi forcément alliance avec les meneurs du moment, d’autant plus que simple général victorieux, il n’avait ni les talents, ni l’expérience d’un tribun de la rue. On vit alors la faction démocratique, se réveillant de son long néant, remonter soudain sur la scène. Durant le long intervalle qui va des Gracques à Marius elle s’était beaucoup affaiblie. Non que les mécontentements suscités par le régime sénatorial fussent moindres aujourd’hui : mais bon nombre des espérances, qui avaient amené aux Gracques leurs plus fidèles adhérents, étaient reconnues de pures illusions. Plus d’un avait le pressentiment que les grands agitateurs tendaient à un but vers lequel le gros des mécontents n’aurait jamais voulu les suivre : enfin les mouvements et l’excitation des vingt dernières années avaient usé et épuisé presque l’enthousiasme plein de sève, la foi inébranlable, et cette pureté morale des aspirations, qui caractérisent la révolution à sa première heure. D’un autre côté si le parti n’était plus ce qu’il avait été au temps de Gaius, les meneurs qui vinrent après s’étaient montrés au-dessous du parti lui-même, autant que Gaius l’avait dominé de la hauteur de son génie. La nature des choses le voulait. Jusqu’à ce qu’il vint un homme osant ressaisir le pouvoir, comme Gaius l’avait fait, les chefs populaires n’avaient pu être que de simples bouche- trous politiques. Les uns, débutants de la veille, arrivaient bien vite au bout de leur fantaisie d’opposition : ces hommes à tête de feu, ces orateurs bouillants et aimés faisaient plus ou moins habilement retraite, et s’allaient cacher dans le camp du gouvernement. Les autres n’avaient rien à perdre en fortune ou en influence, et d’ordinaire rien à gagner ni à perdre du côté de l’honneur : se jetant dans l’opposition par rancune personnelle, ou par amour du bruit, ils prenaient simplement plaisir à tracasser et gêner l’administration. Parmi les premiers on avait vu, par exemple, un Gaius Memmius, un Lucius Crassus, discoureur célèbre, devenir les amis zélés de l’aristocratie : là, ils se reposaient à l’ombre des lauriers oratoires conquis dans les rangs du parti démocratique. Mais, à l’époque où nous sommes, les chefs les plus marquants appartenaient à la seconde classe. Tels étaient, et ce Gaius Servilius Glaucia, que Cicéron a appelé l’Hyperbolus de Rome, esprit vulgaire, homme de la plus basse naissance, parlant le langage éhonté de la rue, actif d’ailleurs, et redouté pour la virulence de ses sarcasmes ; et son compagnon, meilleur et plus capable lui, ce Lucius Appuleius Saturninus, orateur enflammé et pénétrant, au dire même de ses ennemis, et qui n’obéissait point à’ un vil intérêt personnel. En sa qualité de questeur, l’administration de l’annone lui revenait de droit : le Sénat la lui enleva par un vote exprès, non qu’il y eût eu des malversations commises, mais on voulait conférer cette mission, alors populaire, à l’un des grands personnages du parti, à Marcus Scaurus, plutôt qu’à un jeune homme inconnu, et ne tenant à aucune des grandes familles. Ambitieux et vivement sensible à l’injure, Saturninus s’était aussitôt jeté dans l’opposition : tribun du peuple en 651 [103 av. J.-C.], il se vengea avec usure. Chaque jour apporte désormais son scandale. Les envoyés du roi Mithridate avaient agi dans Rome par les moyens de la corruption : Saturninus dénonce le crime en plein Forum ; et les révélations qu’il apporte sont tellement compromettantes pour les sénateurs, qu’il s’en faut de peu que le hardi tribun ne les paye de sa vie. Une autre fois, Quintus Metellus le Numidique briguant la censure pour 652 [-102], Saturninus encore suscite une émeute, et tient le candidat assiégé dans le Capitole : les chevaliers le dégagent, non sans coup férir et avec du sang versé. A son tour, Metellus, promu censeur, et procédant à la révision des listes sénatoriales, veut faire subir à Saturninus et à Glaucia la honte d’une expulsion. Sa vengeance n’avorte que par la mollesse de son collègue. Ce même Saturninus avait été, l’inventeur du tribunal d’exception institué contre Caepion et ses compagnons, malgré les plus énergiques efforts du parti ; et c’est encore lui qui avait fait passer de haute lutte la candidature de Marius à son second consulat, pour l’an 652 [-102]. Nul autant que lui, depuis Gaius Gracchus, ne s’était montré l’ennemi décidé, opiniâtre du Sénat ; nul meneur populaire ne s’était montré plus actif et plus éloquent. Violent en outre, et sans scrupules, plus que tout autre avant lui : toujours prêt à descendre dans la rue, et imposant à coups de bâton silence à ses adversaires !

Tels étaient les deux capitaines du parti du peuple, qui allaient faire cause commune avec le général rentré victorieux dans Rome. Alliance naturelle quand il y avait pour tous même but et même intérêt ; et nous avons vu déjà Saturninus, tout au moins, se faire avec ardeur et succès le champion de Marius dans ses candidatures antérieures. Il fut convenu que pour l’an 654 [100 av. J.-C.], Marius briguerait le consulat pour la sixième fois, que Saturninus demanderait le tribunat du peuple, et Glaucia la préture : en possession de ces magistratures, ils seraient en mesure d’agir et d’accomplir leurs projets de révolution. Le Sénat laissa passer l’élection de Glaucia, bien moins importante ; mais il combattit de toutes ses forces celle de Marius et de Saturninus, essayant tout au moins de porter, au consulat, à côté du premier, Quintus Metellus, son adversaire déclaré. Dans les deux camps, tout fut mis en œuvre, moyens permis et moyens illicites : mais il ne fut pas donné à l’aristocratie d’étouffer dans son germe la conspiration dangereuse de ses ennemis, Marius en personne s’abaissa jusqu’à mendier les votes, sans compter qu’il les achetait au besoin. Déjà la liste tribunicienne était presque complète : neuf candidats amis du gouvernement avaient été proclamés : déjà le dixième siège semblait assuré à Quintus Nunnius, homme honorable, de même couleur, quand une bande furieuse d’anciens soldats de Marius, dit-on, se jette sur lui et le tue. Les conjurés ne l’emportaient, on le voit, que par la violence la plus coupable. Marius est nommé consul, Glaucia préteur, et Saturninus tribun (pour 654 [-100]). Quintus Metellus n’est pas porté à l’autre siège consulaire. Un personnage insignifiant, Lucius Valerius Flaccus, l’occupera. A cette heure, les trois associés pouvaient passer à l’exécution de leurs projets, et reprendre enfla la grande entreprise interrompue depuis l’an 633 [-121].

Rappelons ici la fin que poursuivit Gaius Gracchus, et les moyens par lui employés. Détruire l’oligarchie dans le fond et dans la forme : reconstituer par suite dans ses droits primitifs de souveraineté la magistrature suprême, tombée sous la dépendance absolue du Sénat, et ramener ainsi l’assemblée délibérante, aujourd’hui pouvoir directeur, à l’état de simple corps consultatif : mettre fin d’un autre côté à des antagonismes désormais inconciliables avec un régime qui ne serait plus l’oligarchie, en supprimant la division aristocratique des classes sociales, en fondant peu à peu les unes dans les autres les trois classes des citoyens souverains, des fédérés italiques et des sujets : telle avait été la pensée du grand novateur, telle était aussi celle que les trois associés reprirent en sous-œuvre, et qui ressort des lois coloniales, votées sur la motion de Saturninus, soit durant son premier tribunat, en 651 [103 av. J.-C.], soit durant son tribunat actuel (654 [-100])[2]. Dès 651, dans l’intérêt des soldats de Marius, qu’ils fussent citoyens ou même qu’ils fussent simples fédérés italiques, on remettait la main au partage jadis interrompu du territoire carthaginois : et l’on assurait à tout vétéran, dans la province d’Afrique, un lot de 100 jugères (hect. 25,488) ou d’environ cinq fois la mesure du domaine ordinaire du paysan italien. Ouvrant désormais un champ immense à l’émigration romaine et italique, on n’entendait pas seulement lui donner toutes les terres provinciales disponibles ; mais partant de cette fiction de droit, qu’en vainquant les Cimbres Rome avait conquis tout le pays occupé par eux, on se disait en outre en possession de toute la région des peuples gaulois indépendants d’au delà des Alpes. Marius est préposé aux distributions agraires, et à toutes les mesures ultérieures qui en seraient la conséquence nécessaire : les nouveaux possessionnés recevront de plus, à titre de frais d’établissement, les trésors du temple de Toulouse, trésors soustraits, on sait comment, à la mainmise de l’État, mais que restituent ou vont restituer les aristocrates coupables du forfait. Ainsi, non contente de reprendre les projets de conquête au delà des Alpes, et de reprendre aussi en l’amplifiant encore l’œuvre de colonisation transalpine et transmaritime de Gaius Gracchus et de Flaccus, la loi agraire admet à l’émigration Romains et Italiens indistinctement : elle confère, cela parait certain, le droit de cité à toutes ces colonies nouvelles, et entré ainsi dans la voie des satisfactions dues et données aux Italiques, qui veulent avoir l’égalité absolue avec les Romains, cette égalité difficile à établir, et impossible à leur refuser toujours ! La loi, une fois votée, et Marius investi de la mission d’exécuter sans contrôle les immenses conquêtes et les partages projetés, il devenait de fait le souverain, le monarque dans Rome, jusqu’à l’accomplissement de cette même mission, ou mieux, rien n’y étant délimité ni quant aux pouvoirs ni quant à la durée, il était fait roi à vie : ce n’était à rien moins qu’il tendait sans douté, voulant, comme Gracchus dans le tribunat, se perpétuer tous les ans dans sa fonction de consul. Ce n’est pas qu’à côté de ces points de ressemblance essentiels dans la situation politique du plus jeune des Gracques et de Marius, il n’y eût aussi une très importante différence entre le tribun distributeur de terres et le consul aussi distributeur, le premier n’ayant eu que des fonctions purement civiles, le second étant davantage un personnage militaire : différence qui ressort sans doute, mais non exclusivement, des circonstances personnelles, au milieu desquelles ces deux hommes étaient arrivés à la tête de l’État.

Le but était bien marqué : restait maintenant à trouver le moyen de vaincre la résistance opiniâtre et toute à prévoir du parti du gouvernement Gaius avait combattu en s’appuyant sur la classe des capitalistes et sur les prolétaire. Ses successeurs ne manquèrent pas d’aller aussi à eux. Aux chevaliers la juridiction criminelle est laissée : on accroît même leurs pouvoirs de jurés [Lex repetundarum] : 1° en réorganisant et fortifiant la commission permanente, si importante pour l’ordre marchand, à laquelle appartient la connaissance des concussions des fonctionnaires dans les provinces ce fut là l’œuvre de Glaucia, sans doute, dans cette même année 654 [100 av. J.-C.] : 2° en faisant fonctionner le tribunal spécial établi, dès 651 [-103], sur la motion de Saturnius, pour la recherche des détournements et autres crimes aussi commis par les magistrats dans la Gaule, au cours de la guerre cimbrique [Lex majesdatis]. Dans l’intérêt du prolétariat de la capitale, le prix, au-dessous du cours, à payer par les bénéficiaires de l’annone, est abaissé de 6 as 1/3 par modius, à 5/6 d’as. Mais quelque souci qu’ils prissent de faire alliance et avec la chevalerie et avec les prolétaires, ce n’était pas là que résidait la vraie force des associés, celle qui devait emporter le succès. Ils devaient faire fond bien davantage sur les soldats licenciés de l’armée de Marius, pour qui la loi coloniale avait, à dessein, réservé ses faveurs excessives. Et ici encore, se manifeste le caractère éminemment militaire par où la nouvelle tentative révolutionnaire se distingue de l’ancienne.

Quoi qu’il en soit, on se mit à l’œuvre. La loi Frumentaire et la loi coloniale furent, comme bien on le pense, combattues à outrance par le gouvernement. On démontra devant le Sénat, par des chiffres frappants, que la première passant, la banqueroute du trésor était imminente : mais Saturninus ne s’inquiétait pas pour si peu. On suscita l’intercession tribunicienne contre l’une et l’autre : Saturninus passa outre et fit voter. On avertit les magistrats directeurs du vote, qu’un coup de tonnerre venait de se faire entendre : Saturninus répondit aux messagers du Sénat : que le Sénat, se tienne tranquille : sans quoi la grêle pourra bien suivre le tonnerre ! Enfin, Quintus Cœpion, questeur urbain, le fils sans doute du général condamné trois ans auparavant[3], et comme son père l’adversaire ardent du parti démocratique, se jeta sur l’assemblée avec une bande de gens à sa dévotion, et la dispersa violemment. Aussitôt les rudes soldats de Marius, accourus en foule à Rome pour le vote, se rassemblent en masse, repoussent et expulsent les citadins : les comices sont reconquis : les lois appuléiennes passent enfin à la majorité des voix. Grand était le scandale. Néanmoins quand vint le tour du Sénat de se prononcer sur la disposition finale, aux termes de laquelle tout sénateur, dans les cinq jours de la promulgation et sous peine de la perte de son siège, avait à prêter le serment d’obéissance fidèle à cette même loi, nul n’osa refuser, à l’exception du seul Quintus Metellus. Celui-ci aima mieux quitter sa patrie. Marius et Saturninus virent avec joie s’éloigner des affaires publiques et partir pour son exil volontaire le meilleur capitaine de Rome, et le plus énergique de leurs antagonistes.

Il semblait qu’on fût au port. Mais pour qui voyait clair, on avait échoué dans l’entreprise. Et la cause du naufrage était dans cette malencontreuse alliance entre un général d’armée, enfant en politique, et un démagogue ardent, sans scrupules, emporté par sa passion , n’ayant pas les visées de l’homme d’État. Tant qu’on n’avait fait que combiner dès plans, l’entente avait bien marché : mais au jour de l’exécution, il se trouva que le fameux général n’était qu’un personnage incapable ; que son ambition n’était que celle d’un rustre, jaloux d’atteindre aux titres de la noblesse, de les surpasser même ; si faire se pouvait, mais nullement celle du génie qui aspire au pouvoir, se sentant de force à le tenir ; et qu’enfin toute tentative, ne s’appuyant que sur sa personnalité politique, devait nécessairement avorter par son fait, fût-elle même servie par les plus favorables circonstances.

Marius en effet ne savait ni gagner ses adversaires ; ni les tenir en bride. L’opposition qu’avec ses associés il rencontrait devant lui, était par elle-même considérable. Déjà lé parti du gouvernement lui faisait tête en masse : il s’était accru d’un fort appoint de citoyens, qui, s’effrayant des regards de convoitise jetés sur eux par les Italiotes, montaient bonne garde autour de leurs privilèges : enfin, en voyant la marche que prenaient les choses, toute la classe des gens ayant quelque fortune venait se serrer autour du Sénat. Saturninus et Glaucia, par leur origine, n’étaient rien autre que les chefs et les serviteurs du prolétariat : ils n’avaient aucune alliance avec l’aristocratie de l’argent, qui sans doute n’eût pas demandé mieux que de faire échec au Sénat avec l’aide de la populace, mais qui détestait d’ailleurs les tumultes de la rue et les voies de fait coupables. Déjà, durant le premier tribunat de Saturninus, ses bandes armées et les chevaliers s’étaient livré bataille ; et la lutte violente qui s’était engagée à l’occasion de son élection de 654 [100 av. J.-C.], témoignait assez de la faiblesse de ses adhérents. Il y aurait donc eu prudence à Marius à n’user que modérément des secours dangereux apportés par ses deux acolytes, et à leur faire voir à tous deux que, loin d’avoir à commander, il ne leur restait qu’à lui obéir, à lui, leur maître. Il fit tout le contraire : à l’aspect que prit l’affaire, il parut bientôt qu’il s’agissait, non de créer un pouvoir intelligent et fort, mais de faire régner la vile populace. Devant ce danger commun et cette débauche d’anarchie, les hommes des intérêts matériels, mortellement épouvantés, se rejetèrent aussitôt vers l’oligarchie, et firent phalange autour d’elle. Mieux avisé, et reconnaissant qu’avec le prolétariat seul il ne peut rien se fonder de stable, Gaius Gracchus avait tout tenté pour attirer à soi les classes riches ses tristes successeurs commençaient, au contraire, par opérer de leurs propres mains la réconciliation de l’aristocratie et des classes bourgeoises.

Mais cette réconciliation ne fut pas la seule cause de ruine pour l’entreprise. Celle-ci devait crouler plus vite encore, sapée qu’elle était par la discorde régnant entre les chefs, et que fomentait nécessairement la conduite plus qu’équivoque de Marius. Pendant que ses deux associés s’affairaient à présenter leurs motions, que ses soldats luttaient pour en assurer le vote, Marius restait immobile et passif, comme si son devoir de chef politique aussi bien que militaire ne lui commandait pas, au jour de la bataille, de’ se montrer partout et en tête. Loin de là : il tourna le dos, terrifié par les fantômes qu’il avait lui-même évoqués. Ses associés ayant eu recours à des moyens, non avouables sans doute pour l’honnête homme, mais sans lesquels, j’en conviens, on ne pouvait arriver au but, il voulut, comme fout ceux qui voient trouble en politique et en morale, se laver les mains du crime et en tirer parti tout ensemble. On raconte qu’un jour, il eut à la fois chez lui Saturninus et ses amis dans une chambre, et les envoyés de l’oligarchie dans une autre ; qu’avec les uns et les autres il tint, de secrètes conférences, là parlant de marcher sur le Sénat, ici d’attaquer les révoltés ; allant des uns aux autres sous un prétexte quelconque, selon les difficultés de la situation. L’historiette est controuvée assurément : mais elle peint l’homme au vif : Aristophane n’aurait pas inventé mieux. La duplicité du consul apparut en plein jour dans la question du serment ordonné par les lois appuléiennes. Après avoir fait mine de le refuser d’abord, à cause du vice de forme dont elles étaient infectées, il le prêta enfin, mais à la condition qu’elles fussent vraiment valides, aux termes du droit public. Or, une telle réserve supprimait le serment même. Aussi tous les sénateurs de s’empresser de jurer à leur tour et sous pareilles réserves. Loin que ces lois tirassent force d’une telle sanction, on peut dire qu’elles étaient du premier coup frappées de mort.

Cette conduite par trop illogique de l’illustre général eut ses conséquences immédiates. Saturninus et Glaucia ne s’étaient point faits révolutionnaires ; ils n’avaient point donné la suprématie politique à Marius, pour se voir renier et sacrifier. Glaucia, le bouffon populaire, avait bien jusque-là jeté sur sa tête les fleurs les plus joyeuses de sa joyeuse éloquence : à dater d’aujourd’hui les couronnes qu’il lui tresse ne sont plus ornées de violettes ni de roses. Les trois associés en viennent à une complète rupture, qui sera leur perte : Marius n’étant point assez fort pour soutenir tout seul le poids de là loi coloniale qu’il a mise en question, et pour se maintenir sur ce piédestal qu’on lui a construit ; Saturninus et Glaucia, d’autre part, n’étant point à même de continuer pour leur propre compte l’œuvre commencée pour Marius. Pourtant, Saturninus et Glaucia, compromis, ne pouvaient plus reculer : il ne leur restait donc qu’à délaisser, leurs charges en la forme ordinaire, et à se livrer les mains liées à leurs adversaires furieux ; ou qu’à se saisir eux-mêmes d’un sceptre qu’ils sentaient par trop lourd. C’est pourtant à ce dernier parti qu’ils se décidèrent. Il fut convenu que Saturninus se porterait de nouveau candidat au tribunat pour 655 [99 av. J.-C.], et que Glaucia, quoique simple préteur, et éligible au consulat dans deux ans seulement, n’en rechercherait pas moins les honneurs. Les élections tribuniciennes se firent à souhait ; et même les efforts de Marius qui voulut contrecarrer la candidature du faux Tiberius Gracchus, donnèrent aussitôt la preuve de la déchéance du grand capitaine auprès de la foule : elle se porta à la geôle où le Gracque était enfermé, enfonça les grilles, porta par les rues son nouveau héros en triomphe ; et l’élut tribun à une énorme majorité. Pour les élections consulaires, Saturninus et Glaucia recoururent encore aux moyens qui, l’année précédente, leur avaient réussi pour écarter tous compétiteurs incommodes. Le parti du gouvernement mettait en avant Gaius Memmius, l’ancien chef de l’opposition onze ans avant. Memmius assailli par une bande de vauriens, périt sous les coups de bâton. Les aristocrates n’attendaient que l’occasion d’un forfait éclatant pour user de violence à leur tour. Le Sénat ordonne à Marius, consul, de faire son office, et Marius, docile, s’en va tirer du fourreau, dans l’intérêt des conservateurs, cette même épée qu’il a reçue de la démagogie, et dont il a promis de n’user que pour elle ! La jeunesse valide est au plus vite convoquée ; on lui donne des armes prises dans les édifices publics ; et les sénateurs eux-mêmes se montrent armés sur le Forum, ayant leur prince, le vieux Marcus Scaurus, à leur tête. Tant qu’il ne s’était agi que de tapages de rue, la faction opposante avait eu le dessus : mais contre une telle attaque, elle n’était rien moins que préparée : il lui fallut tant bien que mal se défendre. Elle brise les portes des prisons ; appelle les esclaves à la liberté et aux armes : elle proclame Saturninus, on le dit du moins, son roi ou son général ; et le jour même où les nouveaux tribuns entrent en charge, le 10 décembre 654 [100 av. J.-C.], une vraie bataille s’engage sur le grand marché, la première bataille qui, depuis que Rome est debout, ait été livrée dans ses murs. L’issue ne fut pas un seul instant douteuse. Les populaires battus, refoulés sur le Capitole, se virent couper d’eau, et durent promptement se rendre. Marius, qui commandait l’armée improvisée du Sénat, eût voulu sauver la vie à ses anciens associés, aujourd’hui ses captifs. Saturninus criait à la foule que toutes ses motions il les avait présentées d’accord avec le consul. Tout homme, fût-il cent fois pire que Marius, eût rougi du rôle honteux que joua le consul en ce jour. Mais depuis longtemps, il n’était plus le maître. Sans son ordre, la jeune noblesse grimpe sur le toit de la Curie du Forum[4], où sont provisoirement enfermés les prisonniers, en enlève les tuiles et les lapide avec. Saturninus trouva là la mort avec les principaux de ses complices. Glaucia s’était caché : bientôt découvert, il fut tué pareillement. En ce jour périrent, sans jugement ni forme de droit, quatre magistrats du peuple romain, un préteur, un questeur, deux tribuns, sans compter un bon nombre d’hommes connus ou appartenant souvent à de bonnes familles. Malgré leurs fautes lourdes, malgré la dette sanglante qu’ils avaient amassée sur leur tête, la mort de Saturninus et de Glaucia était digne de pitié : ils tombèrent comme ces sentinelles avancées, que leur armée délaisse en vue de l’ennemi, victimes désignées d’un combat sans espoir et sans but.

Jamais victoire du parti du gouvernement n’avait été plus complète : jamais l’opposition n’avait essuyé plus rude défaite que celle du 10 décembre 654 [100 av. J.-C.]. Ce n’était rien que de s’être débarrassé de quelques criards incommodes, faciles à remplacer tous les jours par des gens de même étoffe : l’important, c’était le suicide public de l’homme unique qui eût pu être un danger sérieux pour le pouvoir ; l’important surtout, c’était de voir les deux éléments de l’opposition, les capitalistes et les prolétaires divisés au lendemain du conflit. Que ce résultat ne fût pas l’œuvre du gouvernement, je le veux : que la force des circonstances y fût pour beaucoup : que la rustique main du successeur malhabile de Gaius Gracchus eût été la première à disjoindre les éléments réunis jadis par la dextérité du grand tribun, c’était là un mince inconvénient, en face du résultat acquis : calcul ou hasard, la victoire demeurait la victoire.

Rien ne se peut imaginer de plus triste que la position du héros d’Aix et de Verceil, au lendemain de la catastrophe que nous venons de dire. Triste rôle surtout, quand on le comparait à l’auréole de gloire au milieu de laquelle vivait l’homme peu de mois avant. Dans le camp des aristocrates et dans celui de la démocratie, il n’est plus personne aujourd’hui qui songe au général victorieux pour les hautes charges publiques ; le personnage six fois consulaire ne peut plus même briguer la censure (656 [98 av. J.-C.]). Marius prit le parti de s’en aller en Orient, pour y accomplir un vœu, disait-il ; en réalité : pour ne pas assister au retour triomphal de son ennemi mortel, de Quintus Metellus. On le laissa, partir. A son retour, il ouvrit sa maison ; sa maison resta vide. En vain il avait espéré que le jour reviendrait des combats et des batailles, et que Rome aurait besoin de son bras tant de fois éprouvé : en vain il avait cru trouver l’occasion d’une guerre dans cet Orient, où les Romains rencontraient tant de sujets d’une énergique intervention. Son espoir fut déçu comme tous ses autres souhaits : partout régna la paix profonde. La soif des honneurs, une fois allumée en lui, dévorait d’autant plus cruellement son cœur, qu’il avait été plus souvent trompé par le mirage. Toujours rempli de superstitions, il ruminait sans cesse un vieil oracle qui lui avait promis sept consulats. Dans sa pensée assombrie, il allait cherchant partout l’accomplissement de la prophétie et l’assouvissement de sa propre vengeance. Pendant ce temps, pour tous, hormis pour lui-même, il était à bas, sans importance désormais, et hors d’état de nuire.

C’était beaucoup déjà que d’avoir annulé le dangereux personnage ; mais l’exaspération profonde contre les populaires, que la levée de boucliers de Saturninus avait donnés au parti des intérêts matériels, amena des conséquences autrement grandes. On vit les chevaliers dans leurs tribunaux condamner durement, impitoyablement, quiconque s’était compromis par ses opinions opposantes : ainsi ils frappèrent Sextus Titius, non point tant à cause de sa loi agraire que pour avoir eu chez lui l’image de Saturninus ; Gaius Appuleius Decianus, pour avoir déclaré, étant tribun du peuple, qu’en agissant comme on l’avait fait contre Saturninus, on s’était mis dans l’illégalité. On va plus loin : devant la chevalerie toujours, et en vue d’un succès sur lequel on compte trop, il est demandé satisfaction des anciennes injures infligées à l’aristocratie par les populaires. Huit ans avant, Gaius Norbanus, avec le concours de Saturninus, s’était fait l’artisan de la ruine du consulaire Quintus Cœpion : voici qu’aujourd’hui (659 [95 av. J.-C.]), il est accusé à son tour aux termes de sa propre loi de haute trahison. Longtemps les jurés hésitèrent. Non qu’ils se demandassent si Norbanus était coupable ou innocent : mais ils n’auraient su dire lequel méritait plus leur haine, ou de Saturninus, son associé, ou de leur commun ennemi, Cœpion. Ils se décidèrent enfin pour l’acquittement. Le pouvoir n’était pas plus en faveur qu’avant : mais depuis qu’on s’était vu un seul moment sous le coup de la domination de la foule, quiconque avait quelque chose à perdre regardait d’un autre œil le gouvernement existant. Si notoirement misérable, si funeste à la République qu’il fût, il empruntait une valeur relative à la frayeur grande qu’on avait de tomber dans le régime plus misérable et plus funeste encore de la démagogie. Et telle était la force du courant, que la multitude un jour mit en pièces un tribun du peuple, lequel osait apporter obstacle au retour immédiat de Quintus Metellus ; et que, poussés à bout, les démagogues commencèrent à faire alliance, tantôt avec les assassins et les empoisonneurs, se défaisant par le poison de ce Metellus tant haï, tantôt aussi avec l’ennemi de Rome, et s’allant réfugier souvent jusque chez le roi Mithridate, alors silencieusement appliqué à ses préparatifs de guerre contre la République.

D’ailleurs, les événements du dehors se déroulaient à souhait pour le gouvernement. De la guerre des Cimbres à la guerre sociale les armes romaines eurent peu à faire, il est vrai ; mais encore elles se montrèrent partout avec honneur. En Espagne seulement, il y eut quelques luttes sérieuses. Là, pendant les dernières et si difficiles années qu’on venait de traverser, les Lusitaniens (649 [105 av. J.-C.] et suiv.) et les Celtibériens s’étaient soulevés violemment contre la domination de l’Italie. De 656 à 661 [-98 à -93] les consuls Titius Didius, dans la province du nord, et Publius Crassus, dans la province du sud, rétablirent avec bravoure et succès à l’ascendant militaire de Rome, rasant les villes rebelles, et transportant, en cas de besoin, les populations des montagnes dans les plaines. Pendant ce même temps, le gouvernement s’était aussi ressouvenu de l’Orient, négligé depuis près d’un âge d’homme. Nous raconterons plus loin comment Rome déploya à Cyrène, en Syrie, en Asie-Mineure, une énergie longtemps oubliée. Jamais, depuis l’ère de la révolution, le régime de la restauration n’avait paru aussi solidement assis et autant en faveur. Les lois proposées par les consuls abolissaient les plébiscites tribuniciens : les restrictions anti-libérales succédaient aux mesures de progrès. L’annulation des lois appuléiennes allait de soi ; et quant aux colonies transmaritimes de Marius, elles se réduisirent à un unique et chétif établissement dans l’île inculte de la Corse. Parlerai-je du tribun Sextus Titius, cette caricature d’Alcibiade, qui savait mieux danser et jeter la balle que jouer à la politique ; et dont le grand talent consistait à courir la nuit par les rues et à briser les effigies des Dieux ? Un jour, en 655 [-99], il s’était ingénié à remettre sur le tapis la loi agraire Appuleia, et l’avait fait voter. Mais le Sénat la cassa de nouveau, cette fois sous un prétexte religieux quelconque, sans que personne se levât pour elle ou tentât de la défendre ; et les chevaliers juges, nous l’avons dit déjà, punirent le téméraire auteur de la motion. L’année suivante (656 [-98]), une loi présentée par les deux consuls déclara obligatoire le délai de dix-sept jours observé dans l’usage entre la rogation et le vote des projets de loi : elle défendit les motions se référant à plusieurs objets distincts [per saturam] ; obviant par là aux empiétements déraisonnables de l’initiative légiférante, et empêchant certaines surprises manifestement faites au pouvoir dans le vote des lois nouvelles. Aujourd’hui que la populace et l’aristocratie d’argent ne marchaient plus ensemble, celles des, institutions de Gracchus qui avaient pu survivre à la chute de leur auteur étaient, pour tous les yeux, ébranlées dans leurs fondements. Comme elles s’étaient établies sur la division de l’aristocratie, elles menaçaient de tomber, par cela seul qu’il y avait division dans l’opposition. Le moment était venu ou jamais de mettre le couronnement à l’édifice inachevé de la restauration de 633 [121 av. J.-C.], de renvoyer enfin sa constitution au tyran chez les morts, et de replacer pour toujours l’oligarchie dans la possession exclusive de la puissance politique.

L’essentiel était de reconquérir la juridiction. Aujourd’hui, l’administration provinciale, ce fondement de la suprématie des sénateurs, tombait sous le coup du jury, de la commission des concussions surtout, à ce point que tout gouverneur de province semblait agir, non plus pour le Sénat, mais,pour le compte des capitalistes et des marchands. Si l’aristocratie de l’argent allait volontiers vers le pouvoir dès qu’il y avait lutte avec les démocrates, elle se montrait inexorable, et frappait quiconque faisait mine de toucher à son privilège acquis de libre mainmise sur les provinces. Et néanmoins de telles tentatives furent faites : l’aristocratie régnante commençait à se sentir ; et les meilleurs d’entre les hommes de son bord se crurent tenus, ne fût-ce que pour eux-mêmes, à entrer en lutte contre les excès administratifs. L’un des plus décidés champions de la cause provinciale fut Quintus Mucius Scævola, grand pontife comme l’avait été son père, consul en 659 [-95], le premier jurisconsulte et l’un des personnages les plus remarquables de son temps. Il avait été préteur en Asie (vers 656 [98 av. J.-C.]), la province la plus riche et la plus maltraitée peut-être. Là, avec le concours de son ami, plus âgé que lui, le consulaire Publius Rutilius Rufus, officier, juriste et historien distingué, il avait frappé un grand coup, un coup exemplaire et terrifiant. Sans distinguer entre les Italiotes et les provinciaux, entre les grands et les petits, il avait accueilli toutes les plaintes, forcé les marchands et publicains romains à rendre gorge, au cas d’exactions prouvées. Certains de leurs agents les plus importants ou les plus impitoyables avaient-ils été convaincus d’un crime capital, sourd à toutes les offres corruptrices, il les avait fait, très justement, mettre en croix. Le Sénat l’approuva ; et, après lui, enjoignit aux gouverneurs d’Asie d’avoir à suivre pour règles les maximes d’administration de Scævola. Mais les chevaliers, n’osant pas s’en prendre à un si haut et si puissant personnage, n’en traînèrent pas moins ses compagnons en jugement : et dès 662 [-92] ils accusèrent le premier d’entre eux, son légat Publius Rufus, défendu par ses seuls services et par sa probité notoire, mais qui n’avait point derrière lui le cortège d’une noble famille. L’accusation portait qu’il s’était, lui aussi, rendu coupable d’exactions en Asie. Elle croulait sous le ridicule, surtout passant par la bouche de son abject auteur, un certain Apicius. On n’en saisit pas moins avec ardeur l’occasion d’abaisser le consulaire Rufus, dédaignant l’emploi de la fausse éloquence, des habits de deuil et des larmes, se défendit en quelques mots, brefs, simples, nets. Mais comme il se refusait fièrement à prêter l’hommage demandé envers les rois de la finance, il fut condamné, et sa mince fortune confisquée satisfit à des indemnités indûment réclamées. On le vit, après la sentence, s’en aller dans la province qu’on avait dite victime de ses déprédations. Là, reçu dans toutes les villes qui lui décernaient force honneurs et ambassades, fêté et aimé de tous, il passa le reste de ses jours au sein des loisirs littéraires.

Le jugement ignominieux de Rufus était le grand scandale du moment : il ne fut pas le seul en son genre, tant s’en faut. De tels abus de justice consommés contre des hommes absolument intègres, appartenant d’ailleurs à la noblesse nouvelle, soulevaient déjà la faction sénatoriale : mais elle s’irritait surtout, en constatant que la plus pure noblesse même ne suffisait plus à cacher les tâches faites à l’honneur. A peine Rufus a-t-il quitté Rome, que le plus considérable des aristocrates, le prince du Sénat depuis vingt années, le septuagénaire Marcus Scaurus est appelé à son tour en justice pour fait de concussion : eût-il été coupable, que dans les idées du parti, sa mise en prévention était à elle seule un sacrilège ! La fonction d’accusateur commence à devenir un métier dans les mains des pires compagnons ni la pureté de la vie, ni le rang, ni l’âge, ne protégent désormais contre les agressions les plus éhontées et les plus dangereuses. Instituée pour la sécurité et la défense des provinciaux, la commission des concussions s’est changée en fléau ; le voleur le plus notoire a l’impunité, pourvu qu’il laisse faire ceux qui volent à côté de lui, ou qu’il fasse arriver aux jurés une partie des sommes par lui extorquées. Mais qu’un citoyen s’essaye à prêter l’oreille à la plainte, à faire droit et justice aux malheureux provinciaux, la sentence de condamnation est suspendue sur sa tête. Sous le coup du contrôle judiciaire, le pouvoir central asservi descendait à l’humble situation du conseil délibérant de l’ancienne Carthage, en face du collège des Juges. La parole prophétique de Gaius Gracchus allait s’accomplissant de la façon la plus terrible : avec le poignard de sa loi du jury, l’aristocratie se déchirait elle-même !

Contre les tribunaux de la chevalerie grondait un inévitable orage. Quiconque dans le parti du pouvoir estimait encore que gouverner implique des devoirs autant que des droits ; quiconque se sentait poussé par une noble et fière ambition, devait entrer en révolte contre un contrôle politique écrasant, déshonorant, et qui d’avance mettait empêchement à toute administration honnête. La condamnation, scandaleuse de Rutilius Rufus donna le signal de l’attaque : et Marcus Livius Drusus, tribun du peuple en 663 [91 av. J.-C.], se crut appelé à la diriger de sa personne. Fils d’un père du même nom, qui trente ans avant, avait été le principal auteur de la chute de Gaius Gracchus, et s’était illustré depuis, dans la guerre, par la soumission des Scordisques, Drusus était, comme lui, conservateur décidé ; et l’ors de l’émeute de Saturninus, il avait par ses actes donné des gages à ses opinions. Appartenant à la plus haute noblesse, possesseur d’une fortune colossale, aristocrate de cœur et de fait, dans toute la force du mot : énergique et fier d’ailleurs, il dédaignait de se revêtir des insignes de ses charges : et sur son lit de mort, on l’entendit s’écrier qu’on ne retrouverait pas de longtemps un citoyen qui le valut ! Jusqu’au bout, la belle maxime noblesse oblige fut la règle et la loi de sa vie. Avec tout l’emportement de sa passion il avait rejeté bien loin les mœurs frivoles et vénales du communales nobles : homme sûr et austère, il avait l’estime plutôt que l’affection des petits, pour qui sa porte pet sa bourse demeuraient ouvertes : malgré sa jeunesse, la dignité de sa personne et de son caractère lui, donnait du poids dans le Sénat et sur la place publique. Il n’était point seul. En se défendant contre ceux qui l’accusaient de concussion, Marcus Scaurus l’avait courageusement et hautement invité à mettre la main à la réforme du jury. Avec l’illustre orateur Lucius Crassus, il s’était constitué le plus zélé coauteur de ses motions. Mais la masse des aristocrates ne pensait point comme Drusus, Scaurus et Crassus. Le parti des capitalistes comptait bon nombre d’adhérents dans le Sénat : en tête marchaient le consul actuel Lucius Marcius Philippus, ancien démocrate, aujourd’hui champion ardent et habile des chevaliers ; et Quintus Cœpion que rien n’arrêtait dans ses témérités et son ardeur : il s’était jeté dans l’opposition principalement par haine de Drusus et de Scaurus. Toutefois l’ennemi le plus redoutable, c’était cette tourbe lâche et gangrenée de l’aristocratie, qui sans doute eût mieux aimé avoir seule les provinces à piller ; mais qui ne se refusait point, en fin de compte, à partager, le butin avec les chevaliers. Loin qu’elle voulût se jeter dans les dangers d’une querelle avec les capitalistes arrogants, elle trouvait plus simple et plus commode d’acheter l’impunité pour elle-même, par quelques bonnes paroles, ou, dans l’occasion, par une humble soumission ou même à beaux deniers comptant. L’événement seul allait enseigner si Drusus et les siens auraient la force de soulever, d’entraîner cette armée : sans elle en effet rien n’était possible, le but restait hors d’atteinte.

Donc, le premier acte de Drusus fut une motion tendant à retirer le jury aux citoyens chevaliers par le cens, et de aristocrates le rendre au Sénat, qui s’augmenterait de trois cents membres nouveaux, et se verrait ainsi en mesure de suffire à ses devoirs accrus. Il était pareillement institué une question criminelle pour connaître des faits de corruption dont les jurés s’étaient rendus ou pourraient se rendre coupables. Une telle loi enlevait tout d’abord aux capitalistes leurs privilèges politiques, et entraînait là punition des iniquités commises. Mais les plans et les propositions de Drusus allaient encore plus loin. Non content de parer aux circonstances, il apportait un projet de réforme complet et longuement médité. Il demandait que les distributions de l’annone fussent augmentées ; que l’on couvrit le surcroît des dépenses par une émission prolongée et proportionnelle de deniers fourrés de cuivre, circulant à côté des deniers d’argent : que tout le domaine italique encore impartagé, que le domaine campanien, par conséquent, et la meilleure portion de la Sicile, fussent affectés à l’établissement de colonies civiques : enfin, à l’encontre des fédérés italiotes, Drusus alla jusqu’à s’engager par les promesses les plus positives à leur procurer le droit de cité. Résultat étrange et pourtant facile à comprendre ! Les pensées de réforme et les étais du pouvoir sur lesquels Gaius Gracchus avait compté pour asseoir sa constitution, l’aristocratie se les appropriait à son tour. C’était dans l’ordre. Comme la tyrannie, pour combattre l’oligarchie, avait courtisé l’appui du prolétariat soudoyé et organisé en une sorte d’armée, de même faisait celle-ci dans sa lutte contre l’aristocratie financière. Et de même que le pouvoir avait autrefois, à titre de mal nécessaire, entrepris de nourrir. les prolétaires aux frais de l’État, de même aujourd’hui Drusus usait du moyen, temporairement du moins, contre les capitalistes. Il était naturel aussi que la portion meilleure de l’aristocratie, favorable autrefois à la loi agraire de  Tiberius Gracchus, entrait volontiers dans tout projet de réforme qui, sans toucher à la souveraineté, ne tendrait qu’à porter remède aux vieilles plaies de l’État. Sans doute, dans les questions d’émigration et de colonisation, elle ne pouvait aller aussi loin que la démocratie ; car, après tout, le pouvoir oligarchique avait pour assise fondamentale le régime du bon plaisir dans le gouvernement des provinces, et tout commandement militaire à longue échéance l’eût aussitôt mise en danger. L’égalité politiqué donnée aux Italiotes et aux provinciaux, les conquêtes au delà des Alpes, voilà des idées qui ne pouvaient cadrer avec le principe conservateur. Mais rien n’empêchait le Sénat de sacrifier les domaines latins, et même ceux de Campanie, comme aussi la Sicile, dans le but de relever les classes rurales, le pouvoir restant d’ailleurs debout après comme avant. N’était-il pas vrai que l’aristocratie ne pouvait faire mieux pour parer aux agitations futures, que d’opérer elle-même la distribution de toutes les terres encore libres, et de ne laisser rien à la portée des démagogues de l’avenir, si ce n’est, selon le mot de Drusus la boue des rues ou le ciel[5]. De même il importait peu aux yeux du pouvoir constitué, monarchie ou oligarchie exclusive de quelques familles souveraines, que la moitié seulement de l’Italie, ou que l’Italie tout entière, fût reçue dans la cité. Sur ce terrain encore les réformateurs des deux camps se rencontraient. Ils voulaient par l’extension opportune et intelligente du lien civique prévenir le retour et les dangers d’une insurrection de Frégelles sur une grande échelle sans compter que dans l’intérêt de leurs plans ils allaient chercher au milieu des. Italiques des alliés nombreux et influents. Donc, pour être divisés sur la question du pouvoir suprême, les deux grands partis politiques se trouvaient en contact par les visées et les desseins : mêmes moyens d’action, mêmes tendances de réforme chez les chefs, de part et d’autre ; et de même que Scipion Émilien avait compté à la fois parmi les adversaires de Tiberius Gracchus, et parmi les promoteurs de ses idées de réforme, de même Drusus se faisait le successeur et l’élève autant que l’antagoniste de Gaius. Tous deux, grandement nés ; tous deux, hauts de cœur, les jeunes réformateurs se ressemblaient bien plus qu’on ne l’eût cru au premier coup d’œil : tous les deux enfin, s’élevant dans l’atmosphère plus pure du patriotisme au-dessus des nuées brumeuses d’un étroit esprit de parti, ils n’eussent point été indignes de se donner les mains, escortés de leurs meilleures et plus vitales conceptions.

Quel allait être le sort des lois proposées par Drusus ? Comme Gaius Gracchus l’avait fait autrefois il tenait caché et en réserve son projet le plus grave, celui relatif au droit de cité romaine à conférer aux Italiques ; il n’avait mis en avant que les motions sur le jury, la loi agraire et l’annone. Le parti des capitaux lui opposa aussitôt la plus vive résistance, et profitant à la fois des irrésolutions de la. majeure partie de l’aristocratie et de la mobilité inconsistante des comices, il aurait assurément fait rejeter la loi du jury, si l’on avait procédé par votes spéciaux. Mais Drusus, pour parer le coup, avait fondu les trois motions en une seule,- obligeant par là même les citoyens intéressés aux distributions de grains et au partage des terres, voter aussi pour la loi sur les tribunaux. Grâce à leur appui, grâce à celui des Italiques, qui, à l’exception des grands propriétaires menacés dans leurs possessions domaniales (en Ombrie et en Étrurie nommément), faisaient tous cause commune avec lui, il l’emporta enfin. Mais sa loi per saturam n’avait pu passer qu’après qu’il eut fait saisir par un licteur et conduire en prison le consul Philippe, lequel s’opiniâtrait jusqu’au bout dans son opposition. Quant au peuple, il fêta le tribun, le proclama son bienfaiteur, lui fit accueil au théâtre, debout et battant des mains. Toutefois le vote n’avait rien décidé. La question se trouvait portée sur un autre terrain. Les antagonistes de Drusus attaquaient sa loi comme contraire à la loi de 656 [98 av. J.-C.], et comme radicalement nulle en la forme. Philippe, son principal adversaire, revenait à la charge, et demandait au Sénat la cassation : toutefois celui-ci, trop heureux de se voir débarrassé des juridictions équestres, repoussa la rogation du consul. Philippe alors de déclarer en plein Forum qu’il n’est plus possible d’administrer avec de tels sénateurs, et qu’il faut à la République un autre corps consultatif : il semble qu’on soit à la veille d’un coup d’État. Le Sénat est interpellé par Drusus : le débat s’ouvre orageux : il se termine par un blâme et un vote de méfiance contre le consul. Mais déjà dans les rangs de la majorité règne en secret la crainte de la révolution, dont lui. font peur et Philippe et la plupart des hommes à capitaux. D’autres circonstances encore se produisent.

Une mort soudaine, à peu de jours de là (septembre 663 [-91]), emporte l’orateur. Lucius Crassus, le plus actif et le plus influent peut-être des adhérents de Drusus. Ses intelligences avec les Italiotes confiées seulement à quelques intimes, transpirent peu à peu dans le public : aussitôt ses adversaires furieux se récrient à la trahison, et bon nombre des hommes importants du parti conservateur reviennent à eux. Drusus se voit compromis par sa générosité même. Il a fait avertir le consul de se garder des assassins envoyés contre lui par les Italiotes; et qui le doivent frapper durant la fête fédérale du mont Albain. Un tel avis n’est-il pas la preuve de sa complicité dans la conspiration ? Philippe reprend avec une insistance nouvelle sa motion contre la loi Livia, et la majorité déjà se montre tiède à la défendre. Puis, bientôt le retour à l’ancien état des choses apparaît la foule des trembleurs et des indécis comme la seule issue praticable : la loi est annulée pour vice de forme. Pour Drusus, il se montra triste et résigné à sa manière, se contentant de rappeler au Sénat qu’il venait de rétablir l’odieuse juridiction de la chevalerie : il ne voulut même pas user de son droit d’intercession, et paralyser ainsi l’effet du sénatus-consulte. La tentative partie du Sénat contre l’aristocratie financière avait totalement échoué : bon gré, malgré, on était retombé sous l’ancien joug. Mais ce n’était point assez pour les chevaliers d’avoir vaincu.

Un soir que Drusus, dans le vestibule de sa maison, prenait congé de la foule qui lui avait fait cortége, on le vit tout à coup s’abattre devant la statue de son père : une main meurtrière venait de le frapper, et si grièvement, qu’a peu d’heures de là il rendait l’âme. L’assassin avait disparu, grâce au crépuscule. Nul ne l’avait reconnu. D’enquête judiciaire, il n’y en eut point. En était-il besoin pour savoir que le poignard était toujours cette même arme avec laquelle l’aristocratie se suicidait. Le Gracchus aristocratique avait eu la même fin violente et terrible que les réformateurs démocrates. Profonde et triste leçon ! Résistance ou faiblesse, le Sénat faisait échouer la réforme, alors que cette fois elle était sortie de ses rangs. Drusus avait usé ses forces et joué sa vie à vouloir renverser la suprématie marchande, organiser l’émigration, et détourner la guerre intestine suspendue sur les têtes : il vit les marchands s’imposant plus que jamais en maîtres au gouvernement : il vit ses projets de réforme à vau-l’eau il vit en mourant que le coup soudain dont il était frappé, allait être aussi le signal d’une guerre civile; la plus épouvantable qui eut jamais ravagé la belle terre d’Italie !

 

 

 



[1] [Tite-Live, 1, 7]

[2] Il n’est point possible de dire exactement lesquelles de ces lois appartiennent au premier tribunat de Saturninus, lesquelles appartiennent au second, d’autant mieux que dans les unes comme dans les autres leur auteur se montre évidemment fidèle à la tradition des Gracques. L’écrit, connu sous le titre de de vir. ill. (73, 1), fixe à l’année 651 [103 av. J.-C.] la date de la loi agraire, date concordante avec la conclusion toute récente de la guerre contre Jugurtha. La deuxième loi agraire se place indubitablement en 654 [-100]. Quant aux lois sur le crime de lèse-majesté et sur les distributions de blé, celle-là date selon toute probabilité de 651 : celle-ci de 654.

[3] Toutes les indications établissent sa filiation. Quintus Cœpion l’Ancien avait été consul en 648 [106 av. J.-C.] celui-ci fut questeur en 651 [-103] ou 654 [-100]. Donc le premier était né vers 605 [-149], et celui-ci vers 624 [-130] ou 627 [-127]. En vain l’on soutiendrait le contraire en affirmant avec Strabon (4, 188) que l’ancien Cœpion serait mort sans laisser de fils. Le second Cœpion en effet périt en 664 [-90]; et l’autre, qui finit ses jours en exil, à Smyrne, lui avait probablement survécu.

[4] [Le Senaculum, entre le Forum et le Capitole]

[5] [Il y a là un jeu de mots intraduisible en français : Nihil se ad largitionem ulli reliquisse, nisi si quis aut CŒNUM dividere vellet, aut CŒLUM. (Florus, III, 19)]