L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis la réunion de l’Italie jusqu’à la soumission de Carthage et de la Grèce

Chapitre XIV — La littérature et l’art.

 

 

La littérature romaine avait des racines dans un sol tout particulier : elle a obéi à des incitations presque inconnues chez les autres peuples. Pour la bien juger, il faut, à l’époque où nous sommes, porter d’abord son attention sur l’instruction et les amusements publics.

Toute culture intellectuelle procède de la langue : il en fut ainsi dans Rome. On sait déjà quelle haute importance y avaient la parole et les monuments écrits ! Là, à cet âge où, selon nos idées modernes, l’homme serait un adolescent à peine, on voyait les citoyens aborder avec pleine capacité l’administration de leur fortune ; et improviser, s’il le fallait, des discours devant le peuple assemblé ! Aussi, non contents d’attacher un haut prix à la pratique libre et élégante de l’idiome national, les Romains s’appliquèrent-ils dès l’enfance à s’en approprier toutes les ressources. En outre, dès les temps des guerres d’Hannibal, la connaissance du grec est généralement répandue en Italie : bien auparavant même, dans les régions cultivées des hautes classes sociales, on s’est familiarisé déjà avec une langue devenue l’instrument commun de la civilisation au milieu du monde antique ; et à l’heure où la fortune de Rome démesurément accrue, la met partout en contact incessant avec les étrangers et les pays du dehors, l’usage du grec est tenu pour essentiellement utile, sinon pour absolument nécessaire, aux marchands et aux hommes d’État romains. Ce n’est pas tout. Des troupes d’esclaves, d’affranchis italiens habitaient les murs de Rome : grecs de naissance pour la plupart ou à demi grecs, par eux la langue, les mœurs grecques descendaient et se propageaient jusque dans les dernières couches de la population métropolitaine. Feuilletez les comédies d’alors, vous y rencontrerez dans la bouche du commun peuple un idiome, qui, tout latin qu’il est, suppose, pour être bien compris, la connaissance du parler grec, aussi complètement que l’anglais de Sterne, ou que l’allemand de Wieland, exigeaient la connaissance du français[1]. Quant aux personnages appartenant aux familles sénatoriales, ils ne parlaient pas seulement grec devant les Grecs, ils publiaient encore leurs discours, comme le fit Tiberius Gracchus (consul en 577 et 591 [177 et 163 av. J.-C.]) pour sa harangue prononcée à Rhodes : enfin, à l’époque de la guerre d’Hannibal, ils écrivaient en langue grecque des chroniques sur lesquelles nous aurons plus tard à revenir. Certains même allèrent plus loin encore. Tandis que les Grecs adressaient en latin leurs hommages à Flamininus, il leur rendait leur compliment en monnaie grecque ; et l’on vit alors le grand capitaine des Énéiades consacrer des dons pieux aux divinités helléniques, selon le rit grec, avec inscriptions en distiques grecs[2]. Et Caton, ne s’en va-t-il pas un jour gourmander un sénateur qui s’est fait chanter, dans un festin à la grecque, une mélopée grecque avec récitatif modulé ?

C’est au milieu de pareilles influences que l’instruction publique se développa dans Rome. On croit communément que sous le rapport des connaissances générales et élémentaires, l’antiquité serait restée de beaucoup en arrière de la civilisation moderne. Erreur grande ! Jusque dans les basses classes au contraire, et chez les esclaves eux-mêmes, la lecture, l’écriture, le calcul étaient choses vulgaires ; et Caton, à l’exemple de Magon, exige, sur toute chose, de l’esclave régisseur d’un domaine, qu’il sache lire et écrire. Longtemps avant lui, déjà, l’instruction élémentaire et la connaissance du grec étaient assurément répandues : mais c’est à dater de son siècle que l’éducation littéraire, dépouillant la livrée d’une simple et matérielle routine, revêt le caractère et aspire au but d’une véritable culture de l’esprit. Avant lui, dans la vie sociale ou politique, savoir le grec est en soi tout indifférent. Nul privilège pour le savant, de même que de nos jours il n’y a nul bénéfice à savoir le français pour l’habitant d’un village de la Suisse allemande. Les plus anciens rédacteurs des chroniques de Rome, en langue grecque ne primaient en rien dans le Sénat ; pas plus que n’est avantagé parmi ses compatriotes le paysan du Marais du Holstein[3] qui a fait ses humanités, rentre le soir à la maison, après le travail du labour, et s’attable avec le Virgile qu’il vient de tirer de son armoire ! — A vouloir briller parce qu’on parlait grec, il y aurait eu sottise ou absence de patriotisme, et tel qui le savait mal ou l’ignorait absolument n’en était pas moins un personnage notable, et devenait sénateur ou consul ! — Mais aujourd’hui les choses vont prendre un autre cours. La ruine de la nationalité italique avait déjà produit ses effets, surtout dans les rangs de l’aristocratie ; les idées générales d’humanité prenaient nécessairement la place du sentiment national : on marchait d’un pas rapide vers une civilisation plus raffinée. La grammaire des Grecs s’offrit tout d’abord aux Romains de la nouvelle école. Ils y ajoutèrent la littérature classique, Homère avec l’Iliade, et surtout l’Odyssée ; en même temps, ils voyaient épars déjà sur le sol italique lui-même les trésors innombrables de l’art et de la science helléniques. Donc, sans réformer leurs pratiques d’instruction, à vrai dire, ils les firent progressives d’empiriques qu’elles étaient. Les leçons générales données à la jeunesse se rattachèrent davantage à la haute littérature ; et la jeunesse les mettant à profit selon l’esprit du moment, entra plus avant chaque jour dans la connaissance intime des belles-lettres grecques, du drame tragique d’Euripide, et de la comédie de Ménandre. En même temps, les études latines recevaient une impulsion active et puissante.

La haute société romaine a. compris que sans abandonner l’usage de la langue grecque, il est aussi besoin d’anoblir la langue nationale et de l’accommoder au progrès de la civilisation nouvelle, entreprise qui ramenait encore à l’idiome des Grecs par une multitude de chemins. Comme dans les autres industries, comme dans les métiers mercenaires, la distribution des services économiques, à Rome, mettait presque exclusivement l’enseignement du latin lui-même dans la main des esclaves, des affranchis, des étrangers, ou, pour mieux dire, d’individus tous Grecs ou Grecs à demi[4]. Et qu’on ne s’étonne point d’un tel résultat : l’alphabet latin, on l’a vu ailleurs, ressemblait fort à celui des Hellènes : les deux langues étaient voisines et de près apparentées. Ce n’est pas tout, le système de l’instruction se modela de lui-même profondément sur les formes et le système helléniques. Nul n’ignore combien c’est un difficile problème que de trouver et coordonner les matériaux et les formes les mieux appropriés à l’éducation morale et littéraire de la jeunesse, et combien il est plus difficile encore de se débarrasser à temps du bagage et de l’appareil antérieurs, quand ils deviennent surannés ! Aussi, en face, des besoins d’une éducation progressive, les Romains ne surent-ils rien trouver de mieux, pour lui donner satisfaction, que de transporter purement et simplement dans Rome les méthodes grammaticales et littéraires de la Grèce. Nous faisons de même, nous autres modernes, quand prenant les anciens systèmes, excellents sans doute pour les idiomes morts, nous les appliquons, bon gré mal gré, à l’enseignement des langues vivantes. — Toutefois, chez les Romains, il manquait à l’importation grecque un fond solide sur lequel elle pût s’établir. Avec les Douze Tables, à la rigueur, on apprenait à écrire, à parler latin : mais pour que la langue latine se civilisât, il était besoin d’une littérature nationale ; et Rome n’en avait point encore.

Un second phénomène attiré nos regards. J’ai décrit plus haut les progrès et l’extension des jeux, des amusements populaires. De bonne heure le théâtre occupe une place importante parmi eux. A l’origine, les courses de chars en formaient comme le motif principal. Mais elles n’ont lieu qu’une seule fois ; elles ne remplissent que le programme de la dernière journée des fêtes, et les jours qui précèdent sont presque en entiers consacrés aux jeux de la scène. Pendant longtemps les représentations scéniques ne sont autre chose que des danses ou des farces : si parfois il s’y mêle quelques chants improvisés sur place, ils ne comportent ni dialogue ni action quelconque. Voici venir pour la première fois le vrai drame ! C’étaient encore des Grecs qui avaient la direction des festivités des jeux romains. Ingénieux amuseurs de la foule, auteurs inventifs des divertissements qui tuent le temps et chassent l’ennui, ils se sont faits les Intendants des plaisirs des Romains. Or, en Grèce, il n’était point de plaisirs plus populaires et plus variés que les spectacles de la scène. Les donneurs de fêtes et tous leurs acolytes y virent aussi une riche mine à exploiter dans Rome. L’ancienne chanson scénique latine contenait peut-être les germes d’un drame national, mais pour le faire épanouir il eût fallu un poète et un public également doués de facultés originales, sachant frapper les esprits, et sachant ressentir le coup porté. Tel ne fut point le génie des Romains, ni plus tard, ni surtout à l’époque où nous sommes. En eût-il été autrement que l’improvisation hâtive commandée aux amuseurs populaires n’eût permis ni le calme qui prépare le noble fruit dans son germe, ni le temps qui le conduit à la maturité. Il fallait pourvoir, ici encore, à un besoin tout factice, tout en dehors des aptitudes nationales : on voulait un théâtre, alors que les pièces de théâtre faisaient défaut.

Voila sur quels éléments dut se fonder la littérature latine : ses lacunes et sa pauvreté, tiennent nécessairement et manifestement à ses origines. L’art vrai s’abreuve aux sources de la liberté individuelle, aux joies et aux jouissances de la vie. Certes, ces biens précieux, l’Italie aussi les a possédés : mais à Rome, où la solidarité d’une pensée commune et de communs devoirs refoulait les libres et joyeux instincts de l’individualisme au profit de la fortune politique de la métropole, l’art s’est trouvé comme étouffé en naissant, et s’est rapetissé au lieu de grandir. Le point culminant des prospérités romaines est un siècle sans littératures ! Il faut, pour ouvrir à celle-ci sa carrière, les premières atteintes portées à la nationalité compacte de Rome ; alors elle arrive à la suite des influences cosmopolites de la Grèce ; elle porte la marque de sa patrie première, et elle s’impose à la longue avec une douce et intime violence : antithèse destructive, dont l’effort va minant chaque jour les vieilles et âpres énergies du caractère romain.

La poésie, à Rome, ne jaillit donc point à son début des profondeurs de l’âme du poète : elle est le produit artificiel de l’école, qui a besoin de manuels écrits en latin, et du théâtre, qui a besoin de pièces latines. Tous les deux, l’école et le théâtre, sont essentiellement anti-romains et révolutionnaires. L’oisiveté qui se prélasse les yeux béants devant les spectacles scéniques est un crime pour le Romain de la vieille roche ; sa rudesse de Philistin, son amour de l’action, entrent en révolte : il reste du fond du cœur attaché à l’ancienne et politique maxime du droit de sa patrie, selon laquelle nul n’est maître ni valet parmi les citoyens, nul n’y doit être millionnaire ou mendiant, une même culture, une même croyance les embrassant tous ! L’école nouvelle avec ses pratiques d’éducation nécessairement exclusives est donc un danger pour l’État : elle détruit le sentiment de l’égalité ! — Et de fait, l’école et le théâtre ont été les deux plus puissants leviers de l’esprit des temps nouveaux, et leur puissance s’est doublée quand, ils ont parlé latin. Écrivant ou parlant en grec, on n’eut pas cessé d’être Romain ! Mais voici qu’on s’accoutume, sous la livrée de la langue romaine, à penser et à vivre comme les Grecs. Qu’une telle révolution ait fait tache au milieu même d’un grand et brillant siècle conservateur, cela se comprend; elle n’en offre pas moins le plus remarquable et le plus instructif des spectacles. C’est alors que l’hellénisme projette ses rameaux dans toutes les directions, et partout où la politique ne lui ferme point aussitôt le passage : c’est alors aussi que le pédagogue et le maître des plaisirs du peuple, s’appuyant l’un sur l’autre, mettent au monde la littérature latine.

Chez les plus anciens écrivains de Rome on trouve déjà comme en noyau tout le produit des œuvres postérieures. Le Grec Andronicos (avant 482 jusqu’au delà de 547 [272 – 207 av. J.-C.]), appelé depuis, en sa qualité de citoyen romain, Lucius[5] Livius Andronicus, était venu tout jeune à Rome (en 489), avec la multitude ces prisonniers tarentins : il appartenait au vainqueur de Séna, Marcus Livius Salinator (consul en 535 et 547 [-291/-207]). Sa tâche servile consistait à jouer et à écrire pour la scène, à copier des textes, à enseigner le latin et le grec ; tantôt aux enfants de la maison du maître, tantôt, hors de la maison, à des enfants d’hommes riches. Son talent le mit en évidence ; son maître l’affranchit, et le gouvernement, qui souvent avait utilisé ses services ; qui, notamment, après l’heureuse fin de la guerre contre Hannibal, en 547, l’avait chargé de composer un hymne d’actions de grâces, le gouvernement, par une faveur insigne et toute spéciale, donna une place dans les cérémonies publiques du temple de Minerve Aventine à la confrérie nouvelle des poètes et des auteurs dramatiques. Les œuvres d’Andronicus procédèrent de son double métier. Pédagogue, il traduisit l’Odyssée, se servant du texte latin pour enseigner le latin, enseignant le grec sur le texte grec. Ce fut là le premier des livres d’école pratiqués à Rome ; il est resté en usage pendant plusieurs siècles. Auteur et artiste dramatique, Andronicus ne se contenta pas d’écrire des pièces de théâtre, comme ses autres confrères ; il les recueillit dans ses livres, ou plutôt il alla partout les lire et les publia en nombreuses copies. Ce qu’il nous importe le plus de constater, c’est qu’il substitua le drame grec à l’ancien cantique lyrique du théâtre romain.

Un an après la fin de la première guerre punique, en 514 [240 av. J.-C.], son premier drame fut représenté sur la scène.

C’est un événement historique, en vérité, que l’épopée, la tragédie et la comédie, confiées ainsi à la langue vulgaire par cet homme devenu Romain bien plus qu’il n’était resté Grec. Quant à ses œuvres, en elles-mêmes, elles étaient sans valeur artistique. Andronicus ne prétendait point à l’originalité, et en tant que traductions, se écrits portent le cachet d’une barbarie d’autant plus saisissante que sa pauvre et rude poésie a dépouillé déjà la fleur de la naïveté primitive, et qu’elle marche boiteuse et bégayante à la suite de chefs-d’œuvre d’une merveilleuse civilisation littéraire. Quand, il se sépare nettement de son modèle, ce n’est point par l’effet d’une libre aspiration, c’est uniquement dans sa grossièreté de copiste qu’il s’en va à la dérive : tantôt plat et brutal, tantôt guindé et ampoulé, il parle une langue dure, pleine d’épines[6]. Je crois volontiers, avec les anciens critiques de Rome, qu’une fois sorti des bancs de l’école, l’enfant quittait les livres obligés d’Andronicus et n’y revenait jamais une seconde fois. Ne méconnaissons pas, néanmoins, que ces travaux, sous beaucoup de rapports, ont influé sur les temps qui suivirent ; ils ouvrirent la porte aux traductions latines, ils conquirent pour le vers grec droit de bourgeoisie chez les Romains. On se demandera peut-être pourquoi Andronicus n’a copié que le vers dramatique, conservant dans son Odyssée la mesure et le moule du vers national saturnien. La raison en est claire. Si les iambes et les trochées de la tragédie et de la comédie grecques s’imitaient aisément en latin, il n’en allait point de même avec le dactyle épique.

Ces premiers essais littéraires furent promptement dépassés. Les épopées et les drames de Livius, aux yeux des Romains des siècles postérieurs, juges excellents sans aucun doute, n’eurent plus bientôt qu’une valeur d’antiquaire et de curiosité, semblables à des statues Dœdaliennes, raides, sans mouvement et sans expression. Mais les bases étaient posées ; la génération qui suivit n’eut plus qu’à élever sur elles l’édifice des arts lyrique, épique et dramatique. Il est d’un haut intérêt d’en étudier l’histoire.

Par l’étendue et le nombre des productions, par son influence sur la foule, le drame appelle tout d’abord l’attention. Il est en tête du mouvement poétique. L’antiquité n’a jamais connu nos théâtres avec entrée payante à prix fixe : à Rome, aussi bien qu’en Grèce, les spectacles formaient l’un des éléments essentiels des jeux civiques, anniversaires ou extraordinaires. Le gouvernement se montra d’abord ou voulut se montrer peu favorable à l’extension des fêtes populaires ; il ne les croyait pas, et avec raison, sans dangers ; et, de propos délibéré, il se refusa longtemps à laisser construire des théâtres de pierre[7]. On élevait pour en tenir lieu, au jour venu de la fête, un échafaud en bois, avec estrade ou avant-scène pour les acteurs (proscœnium, pulpitum), avec décoration de fond, ou scène (scœna) : en avant, s’étendait en fer à cheval l’espace en pente, sans siéges ni degrés, réservé au public. Les spectateurs apportaient leurs siéges ; sinon ils se tenaient debout, accroupis ou couchés[8]. Il se peut que les femmes aient été de bonne heure placées à part, et reléguées au fond dans la partie supérieure et la moins commode de l’hémicycle ; toutefois il n’y eut, point encore, à vrai dire, de places réservées, jusqu’en l’an 560 [194 av. J.-C.], où, comme on l’a vu déjà, les sénateurs s’arrogèrent par privilège les premières places dans la partie là plus basse et la plus avantageusement située de la cavea. — Le public n’était rien moins que choisi, dans ces anciens temps : non que les hautes classes se tinssent tout à fait à l’écart des jeux populaires : les pères de la cité estimaient qu’il y allait de leur devoir et des convenances de s’y montrer en personne. Mais d’un côté, puisqu’il s’agissait de fêtes civiques, les esclaves et les étrangers demeurant exclus, tout citoyen y avait ses entrées libres pour lui, sa femme et ses enfants[9] ; et par suite l’auditoire n’était guère autrement composé qu’il ne l’est de nos jours aux feux d’artifice et aux spectacles gratis. Naturellement tout s’y passait sans beaucoup d’ordre : les enfants criant, les femmes caquetant et se disputant : par-ci par-là quelque courtisane faisant mine de se hisser sur le proscœnium[10]. Ce n’était point jour de fête pour les gens de police : plus d’un manteau était saisi et consigné, et la verge du licteur avait souvent à faire son office. — A l’avènement du drame grec, les exigences allant croissant en ce qui touche le personnel scénique, il sembla qu’on se soit trouvé tout d’abord à court d’acteurs. Un jour, une pièce de Nœvius fut exécutée par des amateurs dilettantes à défaut d’artistes professionnels. La position sociale de ceux-ci n’y gagea rien ; d’ailleurs le poète, le scribe (scriba, comme il s’appelait) et le compositeur appartenaient comme le passé à la plus humble classe des ouvriers ; ils étaient placés au rang le plus has dans l’opinion publique, et la police les malmenait fort. Aussi quiconque tenait à sa considération personnelle se gardait de toucher aux choses du théâtre : le directeur (dominus gregis, factionis, ou choragus), d’ordinaire aussi le principal acteur, était le plus souvent un affranchi : le reste de la troupe se composait d’esclaves. Nous ne rencontrons pas d’homme libre parmi les compositeurs dont les noms nous sont parvenus. Leur salaire n’était pas seulement minime — peu d’années après la fin de l’époque actuelle, donner 8.000 sesterces (600 thaler = 2.250 fr.) à un poète de théâtre c’était faire exceptionnellement les choses : — ils n’étaient d’ailleurs rétribués qu’autant que la pièce avait réussi. Une fois payés, tout était fini : point de concours, point de prix d’honneur décerné, comme à Athènes : enfin, et comme chez nous, l’assistance applaudissait ou sifflait. Il ne se jouait qu’une pièce dans la même journée[11]. — Telle était la condition faite à l’art : il n’était qu’un infâme métier, loin d’être en honneur ; et l’artiste se voyait de même tenu en mépris ! Quoi d’étonnant dès lors que le théâtre national des Romains n’ait brillé, en naissant, ni par l’originalité, ni par le sentiment artistique ? A Athènes, les plus nobles descendant dans la lice, leurs généreux efforts avaient donné la vie au drame grec. Le drame romain, dans son ensemble, n’en pouvait être qu’une très pauvre copie ; et vraiment, il faut admirer chez lui la multitude des gracieux détails et des traits ingénieux de l’esprit dont il a su, malgré tout, se parer !

La comédie prit tout d’abord le pas dans les créations       du théâtre romain : l’auditoire fronçait le sourcil aux premiers vers de la tragédie, quand il s’était cru convié à la fable joyeuse de l’autre Muse. Aussi l’époque actuelle a-t-elle produit de vrais comiques, des Plaute, des Cœcilius ; elle n’a pas de poètes tragiques. Prenons tous les drames contemporains dont nous savons les noms : on y compte trois comédies pour une tragédie. Naturellement, les faiseurs ou plutôt les traducteurs de pièces s’attaquèrent à celles qui étaient le plus en faveur sur la scène grecque ; et, par cette raison, ils se renfermèrent à peu près exclusivement dans le genre de la Comédie nouvelle d’Athènes[12] ; suivant pas à pas les auteurs les  plus fameux, Philémon, de Soloï en Cilicie (394 ? – 492 [360-262 av. J.-C.]), et l’Athénien Ménandre (412-462 [-342/-292]). — La comédie nouvelle ayant eu une influence immense et sur la littérature romaine et sur la culture générale du peuple romain, l’histoire lui doit consacrer une étude approfondie[13].

L’intrigue de la pièce y est d’une fatigante uniformité. Toujours ou presque toujours elle roule sur l’amour d’un jeune homme qui poursuit et obtient, au grand dam de la cassette paternelle, au préjudice de quelque teneur de mauvais lieu, la possession d’une jeune fille douée indubitablement de toutes les grâces de son sexe, et d’une très douteuse moralité. Le drame marche invariable vers son dénouement à l’aide des écus soutirés par fraude ; il a pour cheville ouvrière le valet rusé, qui invente les fourberies nécessaires, et procure les fonds, pendant que notre jeune fou se lamente sur ses peines de cœur, et son escarcelle vide ! Il n’y manque ni les dissertations obligées sur les joies et les souffrances de l’amour, ni les scènes larmoyantes des adieux, ni les amants menaçant de se tuer dans leur désespoir : l’amour enfin, ou mieux les ardeurs amoureuses, au dire des anciens critiques eux-mêmes, voilà le soufre et la vie du drame poétique de l’école de Ménandre. L’intrigue se termine toujours, du moins chez Ménandre, par un bon mariage, après que, pour l’édification et le plaisir des auditeurs, la vertu de la jeune fille s’est produite au grand jour : il a été reconnu aussi qu’elle est la fille, longtemps perdue, d’un riche personnage, et qu’à tous égards elle est un parti avantageux. Outre les pièces d’amour, il y a aussi les pièces simplement émouvantes : telles sont le Rudens (le Cordage) de Plaute, où il ne s’agit que de naufrage et de droit d’asile ; le Trinumus (les trois Deniers) et les Captifs (Captivi). Ici nulle intrigue amoureuse : on y voit un ami qui se sacrifie pour son ami, un esclave qui se sacrifie pour son maître. Ce théâtre est comme un tapis à compartiments dont tous les dessins se répètent : à tous propos viennent les a parte d’un individu qui écoute, sans être vu ; on y frappe sans cesse à la porte des maisons : les esclaves courent les rues, chacun selon son métier. Les masques y figurent en nombre fixe, huit vieillards, sept valets, par exemple : le poète n’a qu’à choisir parmi eux pour les besoins de la pièce ; et ils ont contribué plus que tout le reste à cette uniformité scénique si monotone. L’école comique de Ménandre rejeta promptement l’élément lyrique de l’ancien mode ; elle bannit les chœurs, et se restreignit au dialogue ou au simple récit : intentions politiques, passion vraie, élévation poétique, tout cela lui fit défaut. On le comprend d’ailleurs, l’auteur n’avait nulle prétention aux grands effets de la poésie : il visait avant tout à occuper l’esprit par le sujet même de sa pièce, ce en quoi la nouvelle comédie, avec l’intrigue compliquée de sa fable extérieure, et la conception absolument vide de sa donnée morale, différait totalement de la comédie ancienne. Le poète visait aussi au fini des détails : les conversations curieusement aiguisées faisaient à la fois son triomphe et le plaisir des auditeurs. L’embrouillement des fils de l’intrigue, les méprises inattendues y sont tout à fait de mise avec les folies et les licences d’une fable impossible : le dénouement de la Casina, par exemple, où les deux amoureux s’en vont ensemble pendant que le soldat attifé en mariée se moque du vieux Stalinon ; ce dénouement ne marche-t-il pas de pair avec les farces cyniques de Falstaff ?

Ces comédies sont bourrées de jeux de mots, de grosses plaisanteries, d’énigmes, de tout ce qui déjà défrayait les propos de table, à Athènes, à défaut de sujets de conversation plus sérieux. Les poètes n’écrivaient plus pour tout un peuple, comme avaient fait jadis Eupolis et Aristophane : leurs œuvres s’adressaient à un cercle peu nombreux d’hommes cultivés, à une société choisie et spirituelle, mais avec tant d’autres sociétés non moins bien douées, s’en allant en décadence au milieu même de ses ingénieux et inactifs loisirs, et usant ses heures à déchiffrer des rébus et à jouer de vraies charades ! Aussi le drame d’alors ne retrace-t-il pas l’image du temps ; vous n’y trouverez la trace ni des grands faits de l’histoire ni des révolutions, morales et intellectuelles ? Qui se serait douté, à les lire, que Philémon et Ménandre avaient été les contemporains d’Alexandre et d’Aristote ? Miroir élégant, et fidèle de la belle société d’Athènes, jamais la comédie nouvelle ne touche d’autres sujets. Nous ne la connaissons plus guère dans son ensemble que par les imitations souvent mêlées des comiques de Rome : mais là encore, sous un costume plus grossier, elle a su conserver et son charme et sa grâce. Prenez les pièces empruntées au meilleur des poètes du genre, à Ménandre : vous y voyez les personnages vivre de la vie que Ménandre a menée et qu’il a observée autour de lui : elle y est ingénieusement dépeinte, avec ses agréments tranquilles de tous les jours, bien plutôt que dans ses égarements et ses excès. Les relations aimables de la famille : le père et la fille, le mari et la femme, le maître et l’esclave avec leurs petites passions, leurs petites crises d’intérieur, tous viennent tour à tour poser devant le peintre commun : tous ces portraits, domestiques sont achevés, et tout l’effet des couleurs s’est conservé. Rappellerai-je l’orgie des esclaves, par exemple, qui termine la comédie du Stichus [de Plaute] ? Quel tableau d’une incomparable réussite, que celui des deux drôles faisant gala avec leur maigre pitance, et courtisant, ensemble leur commune amie, Stéphanion ! Quelle piquante allure que celle de ces grisettes élégantes, fardées et pomponnées, les cheveux arrangés à la dernière mode, la robe traînante et brochée d’or, ou de ces courtisanes qui vous font assister à leur toilette ? Vous passer, en revue à leur suite, tantôt l’entremetteuse de la plus vulgaire espèce, comme la Lena du Charançon [Curculio], tantôt la Duègne bourgeoise, pareille à la Barbara du Faust de Gœthe, comme la Scapha du Revenant [Mostellaria][14] ; puis vient la bande des frères et amis, et des joyeux compagnons. Tous les anciens caractères comiques s’y rencontrent, retracés au complet avec leurs types variés. La sévérité farouche et l’avarice s’y coudoient, avec la débonnaireté et la tendresse du cœur : puis défile la procession du père de famille avisé, à l’affût de l’occasion, du vieillard féru d’amour, du célibataire sur le retour et de mœurs faciles, de la ménagère hors d’âge et jalouse, complotant avec sa suivante contre le maître de la maison. Les jeunes gens sont à l’arrière-plan : le premier amoureux de la troupe et le fils vertueux, quand, il s’en rencontre, n’ont jamais qu’une importance secondaire. Après eux vient ensuite la cohorte des esclaves : le valet de chambre roué, l’intendant sévère, le vieux et subtil pédagogue, le valet de labour puant l’ail, la fillette impertinente, enfin, toute l’armée des métiers. Mais l’une des principales figures est celle du diseur de bons mots, ou parasite (parasitus). Il est admis et fait bombance à la table du riche, à la condition d’amuser les convives avec force anecdotes et facéties risibles : quelquefois, par exemple, on lui jettera la vaisselle à la tête. Le parasite exerçait dans Athènes un véritable métier ; et ce n’est point une pure fiction que le poète comique imagine, quand il nous le montre ramassant dans les livres sa provision d’esprit et d’historiettes pour le prochain banquet. Les autres rôles favoris sont : le Cuisinier, qui chante victoire à propos d’une sauce nouvelle, pendard et pédant tout ensemble, et voleur filou à demi ; le Teneur de mauvais lieu [leno], professant effrontément tous les vices, comme le Ballio du Pseudolus, de Plaute[15] ; le Soldat matamore (Miles gloriosus), représentation au vif du soldat de fortune du siècle des Diadoques. Sycophantes de profession, ou mieux Chevaliers d’industrie, Changeurs avides et coquins, Médicastres pédants et sots, prêtres, marins, pécheurs, et tant d’autres ! tous paraissent en scène. Sens compter, les rôles à caractère : le Superstitieux de Ménandre, l’Avare de Plaute[16] (dans l’Aulularia [la marmite]) !

Telles furent les dernières créations de la poésie grecque : elle y manifeste encore son indestructible puissance plastique, mais elle ne descend plus jusque dans les profondeurs du cœur humain : la copie est tout extérieure, et le sentiment moral s’efface au moment même où le poète a pris son plus brillant essor. Chose remarquable, dans tous ces caractères, dans tous ces portraits, la vérité psychologique est remplacée par les déductions et les développements matériels de l’idée type. L’avare y ramassé des rognures d’ongle : il regrette les larmes versées comme une dépense perdue ! Pourtant, qu’on se garde de faire un crime au poète de la légèreté superficielle de sa touche. Si la comédie nouvelle pèche par l’absence de profondeur, par le vide de la pensée poétique ou morale, il en faut reporter le tort au peuple tout entier. La Grèce, la vraie Grèce, en était alors à son dernier soupir : patrie, croyances nationales, vie de famille, toute chose noble et belle dans l’ordre moral ou matériel avait cessé d’être. La poésie, l’histoire, la philosophie gisaient épuisées ; il ne restait plus rien à Athènes que les écoles des rhéteurs, que le marché aux poissons et le lupanar ! Qui pourrait s’étonner dès lors du parti pris par le poète ? Qui oserait reprocher à Ménandre les tableaux fidèles où il retrace les existences sociales qu’il a devant les yeux ? Pouvait-il choisir un autre cadre, s’il est vrai que le poète dramatique a pour mission la peinture de l’homme et de la vie humaine ? Et voyez comme la poésie de ce siècle se relève et s’idéalise, lorsqu’elle parvient un seul moment à oublier les détails terre à terre et les mœurs dégénérées de la société athénienne, sans pour cela rentrer dans l’ornière des imitations de l’ancienne école ? Il nous reste un spécimen unique de la parodie héroïque, l’Amphitryon de Plaute. Un souffla plus pur, plus poétique, ne circule-t-il pas dans ce drame, ruine précieuse entre toutes, parmi les précieux débris du théâtre de ces temps ? L’ironique respect des mortels y fait accueil à des dieux d’humeur accorte: les grandes figures du monde héroïque y contrastent merveilleusement avec la poltronnerie burlesque des esclaves ; et le tonnerre et les éclairs d’un dénouement quasi épique y accompagnent dignement la naissance du fils de Jupiter. Si l’on compare le sans-façon narquois de l’auteur comique, quand il se joue ainsi des anciens mythes, avec la licence habituelle de ses autres drames plus spécialement consacrés à la peinture de la vie des habitants d’Athènes, on l’absoudra facilement de son irrévérence d’ailleurs très poétique. Aux veux de la morale et de l’histoire, on ne saurait voir là un crime à reprocher aux écrivains de la comédie nouvelle : il y aurait injustice à imputer à faute à tel ou tel d’entre eux de ne s’être pas élevé plus haut que son siècle : leur œuvre a subi le contrecoup de la dégénérescence populaire, loin qu’elle l’ait amenée. Que si maintenant l’on veut apprécier à sa juste valeur l’influence de cette comédie sur les mœurs romaines, il faut bien jeter la sonde jusqu’au fond de l’abîme à peine recouvert par les élégances et les délicatesses de la civilisation grecque contemporaine. C’est peu de chose, à mon sens, que ces grossièretés ordurières, évitées par Ménandre, et qui salissent les pages de ses confrères. Je me sens bien autrement choqué par la stérilité navrante de la vie que cette société mène : les seules oasis qui s’y rencontrent, l’amour sensuel et l’ivresse les remplissent ! Je me sens choqué par cet effrayant prosaïsme qui ne s’anime jamais sinon au bruit des hâbleries de quelque fourbe grisé par ses folles conceptions, et menant avec entrain, du moins, des escapades qui sentent la corde. Mais je m’afflige, par-dessus tout de l’immoralité réelle de cette morale prétentieuse dont il n’est pas jusqu’à Ménandre qui n’ait affublé et fardé ses comédies. Le vice y est puni, j’en conviens : la vertu y est récompensée, et aux peccadilles commises une bonne conversion ou un bon mariage y font suite. Dans certaines comédies, telles que les Trois deniers (Trinumus) de Plaute, ou dans quelques drames de Térence, chez tous les personnages, chez les esclaves eux-mêmes, vous trouvez par-ci par-là un grain de vertu. Vous y coudoyez en foule des gens honnêtes s’accommodant, il est vrai, des fourberies ourdies pour eux ; des jeunes filles, ayant de l’honneur, quand elles peuvent : et leurs galants, qui leur tiennent digne compagnie, parés des mêmes avantages ! Tout ce monde vous débite force lieux communs de morale : les sentences artistement tournées s’y comptent par milliers comme les mûres dans les bois. Ce qui n’empêche pas qu’au dénouement, après la réconciliation finale, dans les deux Bacchis [de Plaute] par exemple, on les voie tous ensemble, les fils qui ont escroqué leurs pères, les pères volés par leurs fils, s’en aller tous ensemble, bras dessus bras dessous, dans quelque mauvais lieu où les attend l’orgie[17] ! C’est du Kotzebue tout pur avec son vernis de morale malsaine.

Voilà sur quels fondements et avec quels matériaux la comédie romaine a été construite. Ses conditions esthétiques lui  interdisaient l’originalité ; et tout d’abord, il le faut croire, la police locale lui mit un frein et comprima son essor. Nous connaissons un nombre considérable de pièces latines du VIe siècle de Rome : il n’en est pas une seule parmi elles qui ne s’annonce comme une imitation d’une autre pièce grecque. Son titre n’est complet que quand il énoncé, et le nom du drame, et celui du poète hellène. Dispute-t-on, cela arrive parfois, sur la nouveauté de tel ou tel drame ? sachez que la dispute ne roule jamais que sur une question de priorité de traduction. La scène est toujours placée en pays étranger, c’est même une règle obligatoire ; et le genre tout entier a reçu son nom de comédie à pallium (fabula palliata), parce que le lieu de l’action n’est point à Rome, mais d’ordinaire à Athènes ; et parce que les personnages sont grecs, ou en tout cas ne sont point romains. Dans les détails mêmes, le costume étranger est rigoureusement maintenu, là surtout où le Romain le moins cultivé manifesterait des goûts, des sentiments décidément opposés à ceux de la fable dramatique. Le nom de Rome ne s’y rencontré jamais ; jamais il n’y est fait mention des Romains : si quelque allusion s’adresse à eux on les appelle des étrangers en bon grec (barbari). Cent et cent fois l’or et l’argent monnayé jouant un rôle, la monnaie romaine n’y est jamais nommée. Ce serait se faire une singulière idée de Nœvius, de Plaute, de tous ces hommes d’un si grand et si souple talent, que de croire qu’ils ont agi de libre parti pris. Non ! En se plaçant ainsi, carrément et singulièrement, loin de Rome, leur comédie obéissait, à n’en pas douter, à de tout autres nécessités qu’à des règles d’esthétique. Exposer le tableau des rapports sociaux dans Rome, tels que ceux que déroule la comédie nouvelle à Athènes, c’eût été, aux yeux de la Rome du siècle d’Hannibal, commettre un odieux attentat contre les bonnes mœurs et le bon ordre dans la cité. Et comme alors les jeux de la scène étaient donnés par les édiles et les préteurs, tous dans la dépendance du Sénat ; comme les solennités des fêtes extraordinaires, les jeux funéraires par exemple, étaient astreints à l’autorisation préalable du gouvernement ; comme enfin la police romaine prenant partout ses coudées franches y mettait moins de façons encore au regard des représentations comiques ; on voit de suite pourquoi, même après son admission dans le programme des festivités populaires, la comédie n’a jamais eu licence de placer un Romain sur la scène ; et pourquoi, dans Rome même, elle restait bannie pour ainsi dire à l’étranger.

Plus rigoureuse encore était la prohibition imposée aux auteurs de nommer un personnage vivant avec éloge ou avec blâme, ou de faire insidieusement allusion à quelques-uns des événements du jour. Cherchez dans tout le répertoire de Plaute et des comiques venus après lui, vous n’y trouverez pas un mot, un seul mot ayant pu jamais attirer un procès pour injure ou pour diffamation[18]. A part quelques plaisanteries fort légères, le poète respecte toujours les susceptibilités chatouilleuses de l’orgueil municipal italien : chez lui, jamais d’invectives contre les cités vaincues, si ce n’est quand, par une exception remarquable, il est ouvert libre carrière à sa verve moqueuse contre les malheureux habitants de Capoue et d’Atella ; ou quand encore il se raille à plusieurs reprises des prétentions fastueuses, et du mauvais latin des Prœnestins. Des choses et des événements du présent, Plaute et ses confrères ne disent rien, sauf tel ou tel vœu émis pour les succès dans la guerre[19] ou la prospérité dans la paix. En revanche, à toutes les pages, le poète s’en prend aux usuriers et aux accapareurs en général, aux dissipateurs, aux candidats qui corrompent les élections, aux triomphateurs trop nombreux, aux entrepreneurs de la recette des amendes, aux fermiers des impôts et aux saisies qu’ils pratiquent ; il se récrie contre les hauts prix des marchands d’huile, et une autre fois, la seule, dans le Curculio (le Charançon), comme par ressouvenir des Parabases de la comédie de l’ancienne Athènes, il lance une longue et d’ailleurs peu dangereuse tirade sur la foule qui s’agite dans le Forum. Mais bientôt il s’interrompt dans son accès de patriotisme vertueux et autorisé :

Mais ne suis-je pas fou de m’inquiéter des choses de l’État, quand les magistrats sont là qui s’en occupent ?

En somme, on ne peut rien imaginer de plus anodin, de plus docile que la comédie du VIe siècle, sous le rapport de la politique[20]. Toutefois, le plus ancien des auteurs comiques de Rome dont le nom ait retenti jusqu’à nous, Gnœus Nœvius, avait fait notablement exception à la règle. Non que je prétende qu’il ait écrit des pièces romaines et originales : mais du moins, à en juger par les quelques débris de sa poésie qui se sont conservés, il osa toucher sans cesse aux choses et aux personnes. N’est-ce pas lui qui bafoue un peintre du nom de Théodote ? N’est-ce pas lui qui s’attaque au grand vainqueur de Zama, dans des vers que n’aurait point démentis Aristophane ?

Et cet homme, qui accomplit glorieusement tant de grandes choses, dont les exploits sont vivants et fructifient, cet homme à qui seul portent respect tous les peuples, un jour, son père l’a ramené de chez sa maîtresse à demi vêtu !

Prenait-il son dire à la lettre, quand il s’écriait :

Aujourd’hui, jour de fête de la liberté, je veux librement parler ?

Il dut plus d’une fois s’exposer aux rigueurs de la police ! Quand il adressait à son public de dangereuses questions de la nature de celle-ci :

Comment un si puissant État tombe-t-il sitôt en ruines ? Ne lui fut-il pas aussitôt répondu avec le registre des délits de la police ?

C’est la faute des nouveaux et beaux diseurs, et des jeunes fous !...

Mal en prit à Nœvius de ses diatribes politiques et de ses invectives débitées sur le théâtre. La police romaine ne pouvait ni lui octroyer un tel privilège ni tolérer sa licence. Notre poète fut mis en carcere duro. Il y resta jusqu’à ce que dans d’autres œuvres comiques il eût publiquement expié ses irrévérences et fait amende honorable. Mais bientôt ayant récidivé, il fut exilé, dit-on [Aul. Gell, III, 3]. La leçon était sévère : elle profita à ses successeurs, et l’un d’eux donne clairement à entendre qu’il se soucia fort de ne pas se faire mettre un bâillon à la bouche, comme son confrère Nœvius !

Ainsi se produisit dates l’ordre littéraire un résultat non moins étonnant peut-être que la défaite d’Hannibal sur les champs de bataille. A l’heure où les événements suscitaient au sein du peuple les anxiétés les plus fiévreuses, le théâtre populaire à Rome naît et grandit, sans prendre couleur au contact, des choses politiques.

Pendant ce temps, enfermée clans d’étroites barrières par les exigences des mœurs et par celles de la police locale, la poésie manqua du souffle de vie. Nœvius n’exagérait rien quand il enviait, pour le poète de la Rome puissante et libre, la condition de celui qui vivait sous le sceptre des Séleucides et des Lagides[21]. Le succès des œuvres comiques latines dépendit donc et de la perfection plus ou moins grande de chacun des drames grecs choisis pour modèle, et du génie individuel, de l’imitateur on le comprend, d’ailleurs, avec toute la diversité de leurs talents, les comiques romains n’ont laissé qu’un répertoire assez uniforme dans ses traits les plus généraux : il fallait bien accommoder toutes leurs pièces et à des conditions d’exécution et à un public toujours les mêmes. Dans l’ensemble et dans les détails du drame pourtant, la main du poète se mouvait avec une liberté absolue : la raison en est bien évidente. Les pièces originales avaient été jouées jadis sous les yeux de la société dont elles reproduisaient le tableau : en cela avait consisté leur principal attrait. Mais entre le public athénien et l’auditoire romain actuel, il y avait une distance énorme, et ce dernier n’était assurément plus en état de comprendre le poète grec. Est-ce que les Romains, dans ces peintures de la vie hellénique, se seraient intéressés à toutes ces grâces aimables, à cette humanité parfois sentimentale, à ce vernis gracieux mis sur le vide des choses ? Le monde des esclaves avait même changé : l’esclave romain appartenait au mobilier domestique : celui d’Athènes n’était qu’un serviteur, après tout. Le maître épouse-t-il une femme de condition servile ? Condescend-il à discourir sérieusement, humainement avec son valet ? Le traducteur romain prend grand soin de rappeler au spectateur que le drame se passe à Athènes, où de telles énormités  n’ont rien qui choque[22]. Quand plus tard on se met à écrire des comédies en costume romain [comœdia togata], aussitôt disparaissent les valets roués et sournois, se moquant de leurs maîtres qu’ils mettent en lisières. Un auditoire romain ne les supporterait pas. Les portraits de caractère, les profils pris dans certaines classes sociales, si crus, si grotesques parfois qu’ils fussent, s’accommodaient bien mieux à la scène latine que les esquisses élégantes de la vie quotidienne du beau monde d’Athènes : mais même parmi les premiers, il en était beaucoup, souvent des meilleurs et des plus originaux, tels que la Thaïs, l’Entrepreneuse de mariages [Δημιουργός], la Devineresse [Θεοφορουένη], le Prêtre mendiant [de Cybèle, Μηναγύρτης], et d’autres créations de Ménandre, que le poète latin avait dû négliger, pour s’en tenir de préférence à certains métiers plus généralement connus à Rome, grâce aux importations du luxe de table des Grecs. Pourquoi Plaute se complait-il à mettre en scène l’artiste culinaire et le parasite ? Voilà les personnages qu’il dessine avec amour et qu’il saisit sur le vif ! N’en devons-nous pas conclure que déjà les cuisiniers grecs allaient offrant leurs services en plein marché ? Et Caton, dans ses instructions à son intendant, ne se croyait-il pas obligé d’interdire le parasite ? — Il en était de même du dialogue. Tout ce fin et attique langage de l’original, le traducteur dut presque toujours l’omettre. En face de ces tavernes et de ces lupanars raffinés d’Athènes, le rude habitant de Rome et le paysan de la banlieue n’eussent su où ils en étaient. II me semble voir des citadins d’une petite ville allemande transplantés tout à coup au milieu des mystères de l’ancien Palais-Royal ? Ils n’auraient rien compris aux raffinements savants de la cuisine grecque ! Que si, dans les imitations des comiques latins, nous assistons à de fréquents pique-niques ; c’est le rôti de porc, le ragoût usuel et grossier des Romains qui l’emporte toujours sur les pâtisseries variées, sur les sauces, les poissons et les plats recherchés de l’Attique ! Enfin, les énigmes, les chansons à boire, qui jouent chez les Grecs un si grand rôle à côté des tirades de rhéteurs et de philosophes, tout cela a disparu ou peu s’en faut : çà et là, seulement, vous en rencontrez encore quelque vestige.

Obligés, ainsi, à cause de leur public, à bouleverser toute l’économie des pièces originales, les comiques romains étaient inévitablement conduits à faire entrer dans leur fable toutes sortes d’incidents  amalgamés pêle-mêle, et n’ayant rien de commun avec l’art de la composition dramatique. Il leur fallut rejeter fréquemment des rôles tout entiers, les remplacer par d’autres choisis dans le répertoire du même maître ou d’un autre poète, ce qui, je l’avoue, ne leur réussit pas aussi mal qu’on le pourrait croire. Il est vrai de dire que chez le modèle grec, la charpente des pièces était ramenée à des règles purement matérielles, et que les personnages et les mobiles de l’action ne variaient guère. Les poètes, du moins les plus anciens, se permettaient aussi les plus étranges licences. Prenez le Stichus de Plaute, joué en 554 [200 av. J.-C.], et d’ailleurs excellent, vous y voyez deux jeunes femmes que leurs pères s’évertuent à faire divorcer d’avec leurs maris restés absents depuis trop longtemps. Elles se conduisent en louables Pénélopes, jusqu’à ce qu’un beau matin les maris reviennent enrichis par le commerce : alors tout s’arrange pour le mieux, au moyen d’une jolie esclave donnée en cadeau au beau-père ! Dans la Casina, qui eut un succès de vogue, on ne voit pas la jeune fiancée qui donne son nom à la pièce, et dont le sort fait le nœud de l’action : pour tout dénouement, il est dit dans l’Épilogue[23] que le reste se passe à l’intérieur du logis. D’autres fois, le fil de l’intrigue est brusquement brisé ; ailleurs le poète l’abandonne sans plus s’en soucier à l’avenir, toutes choses qui témoignent d’un art hâtif, incomplet. Remarquons pourtant qu’il y a là bien moins inhabileté de main chez l’arrangeur de la pièce, qu’indifférence absolue du public de Rome pour les lois esthétiques : mais un jour vint où le goût s’étant épuré, force fut bien à Plaute et aux autres comiques de donner à l’intrigue un soin plus attentif : les Captifs, le Pseudolus, les deux Bacchis, par exemple, sont excellemment agencés, et Cœcilius, l’un des héritiers de Plaute, se fit un nom particulièrement célèbre par la composition bien ordonnée et savante de son drame.

Dans l’exécution de détail, le poète avait d’une part à mettre les choses sous les yeux mêmes, et le plus près possible, de son public romain : d’un autre côté, la loi de police l’astreignait à placer sa scène à l’étranger. De là, les plus singuliers contrastes ! Au milieu de ce monde tout grec, quoi de plus étrange que d’entendre appeler par leurs noms les divinités romaines, que d’entendre parler la langue appartenant au droit sacré, aux institutions militaires ou judiciaires de Rome ? Les édiles, les triumvirs y coudoient les agoranomes et les démarques ! Le drame se passe en Étolie ou à Épidaure : mais voilà que les spectateurs sont sans plus de façon ramenés au Vélabre ou au Capitole. C’est de la barbarie assurément qu’un tel mélange, que toutes ces dénominations de localités latines foisonnant en pleine Grèce. Pourtant, je l’avoue, ces impossibilités amusent jusque dans leur naïveté. Mais ce que je ne puis tolérer, c’est l’élégance de l’original étouffée sous l’enveloppe grossière de la traduction latine. L’auditoire, il est vrai, n’avait lui-même rien d’attique, et le poète romain a cru tout le premier à là nécessité de ce travestissement. Quelquefois aussi, les nouveaux comiques d’Athènes, par le cynisme de leurs conceptions, ne laissaient plus rien à faire au copiste futur. Il est telle comédie de Plaute, l’Asinaire, par exemple, dont la trivialité et la platitude inouïes ne sont assurément pas du fait seul de l’imitateur. Au résumé, la comédie romaine est grossière avec préméditation, soit que le poète y ait ajouté de son cru, soit, tout au moins, que sa compilation affecte de reproduire les excès de l’original. Les coups de bâton pleuvent sans fin ni trêve : les coups de fouet y menacent comme grêle le dos des esclaves, et rappellent à ne pas s’y tromper la discipline de la maison de Caton : de même, les tirades et les invectives continuelles contre les femmes remettent en mémoire les colères du vieux censeur contre le beau sexe. Enfin, quand le comique romain veut inventer, quand il veut jeter le sel de sa plaisanterie sur les élégances du dialogue athénien, il tombe souvent dans la niaiserie vide et dans la brutalité la plus incroyable du langage[24]. — En revanche, on ne saurait trop louer le souple et sonore vers comique des Latins. Ce vers fait honneur aux poètes de l’époque. Si le trimètre iambique, qui domine chez les Grecs , et s’adapte admirablement à l’allure du dialogue tempéré, a été constamment remplacé chez les imitateurs romains par le tétramètre iambique ou trochaïque, il faut se garder à ce sujet de les accuser d’impéritie : au besoin, ils maniaient fort bien aussi le trimètre ; mais s’accommodant de préférence au goût moins exercé de leur public, ils flattaient son oreille avec les harmonies plus remplies du grand vers, alors même qu’il n’y avait pas convenance parfaite à s’en servir.

Enfin la mise en scène atteste l’indifférence profonde et de l’impresario et de l’auditoire pour les règles esthétiques du drame. Les vastes dimensions du théâtre, chez les anciens, la représentation donnée en plein jour, ne laissaient pas de prise aux finesses du geste : des hommes y jouaient les rôles de femmes : il fallait communiquer à la voix un plus ample volume, toutes conditions scéniques et acoustiques exigeant l’emploi du masque sonore. Les Romains adoptèrent les mêmes pratiques : quand la pièce était jouée par des amateurs, ceux-ci ne se montraient jamais que masqués. Il n’en fut point ainsi pour les représentations des comédies traduites ; les acteurs ne reçurent pas le masque obligé et artistique de la Grèce : par suite, et sans compter les autres inconvénients non moins sérieux, il leur fallut, dans les conditions acoustiques très défectueuses de la scène latine[25], forcer la voix au delà des limites convenables. Livius Andronicus, le premier, lorsqu’il se rencontrait un passage à chanter, eut recours à un détestable, mais inévitable expédient. Il plaça le chanteur hors de la scène, et pendant que celui-ci remplissait sa tâche, l’acteur chargé du rôle l’accompagnait de son jeu muet. — Quant aux décorations et aux machines, les entrepreneurs de la fête auraient assez mal trouvé leur compte à déployer une magnificence coûteuse. A Athènes, le théâtre représentait d’ordinaire une rue de ville, avec des maisons pour fond : les décorations ne changeaient pas. Toutefois, au milieu d’autres appareils dont je ne parle pas, se mouvait un mécanisme spécial destiné à faire avancer sur la scène une autre scène plus petite, figurant l’intérieur d’une habitation. — A Rome, on ne voyait rien de tout cela : il y aurait injustice dès lors à reprocher aux comiques d’avoir mis en pleine rue l’action tout entière, et même jusqu’au lit de la femme en couches.

Tels étaient les principaux caractères de la comédie romaine au VIe siècle. L’importation du drame grec à Rome, les conditions suivant lesquelles elle eut lieu nous ont valu, après tout, sur les deux civilisations voisines, des tableaux d’un inestimable prix, à ne les envisager qu’au point de vue de l’histoire. Mais comme l’art et les mœurs chez le modèle se trouvaient alors à un médiocre niveau, chez le copiste ils descendirent plus bas encore. Toute cette cohue mendiante, que les arrangeurs romains ne laissèrent en scène que sous bénéfice d’inventaire, semble hors de sa route, et comme perdue sur le théâtre latin : plus de caractères finement touchés : la comédie elle-même n’a plus pied sur le terrain du réel les personnes et les situations s’y mêlent arbitrairement et sans raison comme les cartes que bat le joueur. L’original montrait la vie au vrai : la copie n’en montre plus que la charge. Et comment faire mieux avec une direction théâtrale, qui, ayant annoncé des jeux à la grecque, flûtistes, chœurs dansants, tragédiens et athlètes, ne craindra pas pour clore son programme de le changer en une mêlée de coups ? Comment mieux faire avec ce public grossier, qui, selon le mot des poètes des temps postérieurs, quittera le théâtre en masse, dès qu’il verra poindre ailleurs un pugiliste, un danseur de corde, ou un lutteur ? Et puis, qu’on n’oublie pas l’humble condition de ces anciens comiques de Rome. Pauvres esclaves ou artisans qu’ils étaient, eussent-ils eu le goût meilleur, et un meilleur coup d’œil, encore leur fallait-il lutter contre la rudesse frivole de leurs auditeurs ? Tout ce qu’ils pouvaient faire en deçà du miracle, ils l’ont fait. Ils ont compté dans leur bande un certain nombre de génies vifs et pleins de sève, qui, recevant leurs sujets tout faits des mains de l’étranger, les ont su ramener, tout au moins, dans le cadre de la poétique nationale, et illuminant les voies frayées avant eux, ont ainsi mis au jour des créations réjouissantes et d’une incontestable importance.

A leur tête est Gnœus Nœvius, le premier qui dans Rome ait mérité le nom de poète. Autant qu’il est possible d’asseoir un jugement sur son compte, d’après les opinions des anciens eux-mêmes et sur le vu des trop minces fragments qui nous en restent, il a été l’un des plus remarquables et des plus considérables auteurs de toute la littérature latine. Contemporain de L. Andronicus, mais plus jeune que lui, il marquait déjà au début des guerres d’Hannibal : il parait n’avoir fini d’écrire qu’après ces mêmes guerres closes. — Il se rattache en général à la filiation de l’esclave Tarentin, et comme il arrive d’ordinaire là où la littérature est importée toute faite, il suit son maître dans tous les sentiers où celui-ci s’engageait. A la même heure qu’Andronicus, il écrit des épopées, des tragédies, des comédies, lui prenant jusqu’au système de sa versification. Il y a cependant un abîme entre les deux poètes, comme entre leurs poésies. Nœvius n’est ni un affranchi, ni un pédant d’école, ni un acteur dramatique : il est citoyen, non des plus considérables, sans reproche toutefois, d’une des cités latines de la Campanie ; il a combattu en soldat durant la première guerre punique[26]. Comparée à celle de Livius, la diction de Nœvius peut passer pour un modèle de clarté facile, de souplesse libre et sans affectation ; il a horreur du pathos et de l’enflure, et les évite même dans la tragédie : malgré de fréquents hiatus, et en dépit de maintes licences abandonnées plus tard, son vers coule aisé et noble tout à la fois[27]. La poésie rude et fruste de Livius me rappelle sous certains rapports les vers [allemands] de l’école de Gottsched[28] ; elle ne sort pas de l’âme, obéit à des impulsions tout extérieures, et porte des lisières grecques. Mais Nœvius, émancipant la muse latine, alla frapper, de sa baguette magique aux seules et vraies sources d’où pouvait jaillir la poésie italienne populaire, l’histoire nationale et la comédie. Son épopée n’est plus seulement un livre où épellent les enfants qui vont à l’école ; elle s’adresse au public qui lit et qui écoute. Le drame, avant lui, comme le costume, comme les autres accessoires scéniques, n’était que l’affaire de l’acteur, ou que travail d’artisan. Par lui, il devient la chose principale ; et désormais l’acteur est au service dis poète. Ses créations sont frappées au cachet populaire. Le drame national, l’épopée nationale, voilà l’ouvré qu’il veut sérieusement entreprendre (de son épopée nous reparlerons plus bas) ! Quant à ses comédies qui furent peut-être ses productions les mieux réussies, et les mieux adaptées à la vraie nature de son talent, elles ont subi, nous l’avons dit déjà, la loi des influences étrangères : le poète s’est vu forcément renfermé dans le cadre des Grecs. Il n’en a pas moins laissé loin derrière lui, et ses successeurs, et  probablement même ses bien ternes modèles, dans ses gaies et libres peintures et dans ses esquisses toutes vivantes de la vie contemporaine, entrant ainsi, et poussant assez loin dans la voie comique d’Aristophane. Il avait conscience de ses mérites, et dans l’épitaphe qu’il écrivit pour lui-même, il ne craint pas de dire ce qu’il a fait pour son pays.

S’il était permis aux immortels de pleurer les mortels, les divines Camènes pleureraient Nœvius le poète : car, du jour où il est descendu sous les voûtes de l’Orcus, les Romains ont désappris le parler de la langue latine[29].

Une telle fierté n’était point malséante chez l’homme qui s’était conduit en brave dans les guerres contre Hamilcar et Hannibal, qui les avait vus tomber vaincus : elle convenait au poète qui, dans ce siècle profondément agité, dans ces jours consacrés aux délirantes allégresses de la victoire, avait trouvé la juste note et la véritable expression du sentiment populaire. Nous avons dit ailleurs quelles affaires il se fit avec les triumvirs, et comment, exilé de Rome pour la liberté de son langage, il alla finir ses jours à Utique. Là, comme d’ordinaire à Rome, l’individu fut sacrifié au bien public ; et le beau dut le céder à l’utile.

Nœvius eut pour contemporain Titus Maccius Plautus, plus jeune que lui (500-570 [204-180 av. J.-C.]). De beaucoup son inférieur dans l’ordre des conditions sociales, Plaute se fit aussi une idée bien moins haute de la mission du poète. Il était né à Sassina, petite ville jadis ombrienne, mais peut-être déjà latinisée. Il exerça à Rome le métier d’acteur, y gagna de l’argent ; perdit sa fortune dans des spéculations commerciales malheureuses : puis, devenu poète de théâtre et arrangeur de comédies grecques, il se consacra exclusivement à ce genre littéraire, sans d’ailleurs prétendre, à ce qu’il semble, à des conceptions plus originales. Les artisans en comédie étaient alors nombreux ; mais leurs noms, à presque tous, ont disparu de l’histoire. En général, ils ne publiaient pas leurs pièces[30], et ce qui reste de leur répertoire a été transmis à la postérité sous le nom du plus populaire d’entre eux, de Plaute. Les littérateurs du siècle suivant ont compté jusqu’à cent trente pièces plautiniennes, pour la plupart ou tout à fait étrangères à notre auteur, ou qui n’ont été que revues et retouchées par lui. Les principales nous sont parvenues. Ce n’en est pas moins chose fort difficile que de porter un jugement motivé sur ses mérites et son génie : souvent même on tenterait l’impossible à vouloir le faire, puisque nous ne possédons pas les drames originaux. Des arrangements faits sans choix, et s’attaquant aux mauvaises pièces aussi bien qu’aux bonnes ; les arrangeurs, esclaves de la police et du public avant tout ; nulle préoccupation d’art chez l’auteur ou chez l’auditeur, pour plaire à celui-ci, la bouffonnerie et la trivialité remplaçant la grâce de l’original, voila les caractères généraux de toutes ces pièces sorties de la même fabrique de traduction ; leurs défauts sont partout les mêmes, et ne sauraient être reprochés à tel ou tel des écrivains (scriptores). Mais ce qu’il faut louer chez Plaute au moins, c’est la langue qu’il manie en maître, c’est le rythme qu’il varie, c’est l’habileté rare des situations heureusement posées et conduites au profit de l’effet scénique ; c’est le dialogue presque toujours aisé, d’un tour excellent souvent ; enfin, et par-dessus tout, c’est sa gaieté verte et pleine de sève, s’épanchant en heureuses saillies, n’épuisant jamais son vocabulaire d’invectives plaisantes, de mots composés les plus divertissants, arrivant à l’effet comique, irrésistible, par les tableaux d’une mimique heureuse, par les situations et les jeux de scène jetés à propos dans son drame ! A tous ces mérites, on reconnaît la main de l’homme qui a longtemps vécu sur le théâtre. Non que j’hésite à reconnaître qu’il faille reporter aux comédies originales bien des détails réussis que l’arrangeur n’a eu qu’à transférer dans l’œuvre nouvelle, plutôt qu’il ne les a inventés lui-même. On ne sera que juste et bienveillant tout ensemble, en disant que ce qui lui appartient dans ces comédies est d’assez médiocre valeur ; et pourtant c’est par là qu’il a conquis sa popularité. Il fut le poète dramatique national ; il garda toujours la première et la meilleure place sur le théâtre latin ; et après la chute de Rome et, du monde romain les comiques du monde moderne revinrent à lui plus d’une fois[31].

Moins que pour Plaute encore nous serions en mesure de juger par nous-mêmes du génie de Statius Cœcilius, le troisième et dernier comique de l’époque (nous disons le dernier : car Ennius, qui écrivit aussi des comédie, n’y obtint aucun succès). Cœcilius, comme son illustre confrère, était d’humble condition et par son origine et par son métier. Né dans la Gaule transpadane, dans la région de Mediolanum, il fut amené à Rome avec les prisonniers faits chez les Insubres, et il y vécut, esclave d’abord, plus tard affranchi, du produit de ses pièces tirées du théâtre grec ; il y demeura jusqu’à sa mort, qui paraît avoir été précoce (586 [168 av. J.-C.]). Il n’écrivit point purement, ce qui s’explique par son origine ; en revanche, il se fit remarquer, on l’a vu déjà, par l’habile et forte composition de son drame. Il ne trouva d’ailleurs qu’assez mince faveur auprès du public, et la postérité elle-même le délaissa pour Plaute et Térence. D’où vient donc que les critiques des temps vraiment littéraires, que les critiques des siècles de Varron et d’Auguste, le placent au premier rang parmi les arrangeurs de pièces grecques ? Serait-il vrai qu’aux yeux de la médiocrité qui juge, le poète décemment médiocre l’emporte sur le génie qui excelle par un seul côté ? Vraisemblablement les critiques de Rome ont pris Cœcilius en faveur parce qu’il fut plus régulier que Plaute ; et plus vigoureux que Térence. Pourtant tout porte à croire qu’il resta bien au-dessous de Térence et de Plaute.

On trouvera sévères peut-être les jugements de l’histoire littéraire envers les comiques latins. Que si tout en tenant compte à quelques-uns du talent souvent estimable qui brille dans leur répertoire de traductions dramatiques, elle se voit en même temps forcée de leur refuser la palme du génie artistique ou de nier qu’ils aient ressenti les pures aspirations de l’art, elle prononcera une sentence plus rigoureuse encore, lorsqu’elle mesurera leur influence sur la marche des mœurs. La comédie grecque qu’ils copient, pratique la doctrine de l’indifférence en matière de morale : jamais elle ne s’élève au-dessus du niveau de la corruption publique. La comédie romaine naît et grandit, au contraire, dans un siècle flottant encore entre l’austérité antique et la dégénérescence qui commence ; elle devient aussitôt l’école officielle de l’hellénisme et du vice ! Immorale partout, dans le cynisme de son langage comme dans ses accès de sentimentalité lascive, usurpant à faux le nom de l’amour, et prostituant ainsi les corps et les âmes ; affecte-t-elle la générosité des idées, elle va à rebours aussitôt du vrai et du naturel ! Puis, glorifiant et mettant en scène la vie des tavernes, mêlant ensemble les grossièretés rustiques du Latium et les raffinements d’une civilisation étrangère, elle prêche à l’assistance la dépravation grecque entée sur la démoralisation croissante de Rome ! Plus d’un pressentait ce résultat. En veut-on la preuve ! qu’on lise ces quelques vers de l’Épilogue des Captifs (Plaute).

Spectateurs, cette pièce est écrite selon la loi des chastes mœurs ! Vous n’y avez vu ni amours, ni caresses, ni supposition d’enfant, ni argent escroqué, ni jeune galant affranchissant une courtisane à l’insu de son père. Elles sont rares chez les poètes, les comédies comme celle-ci, où les bons apprennent à être meilleurs. Si donc elle vous plaît, si nous avons pu plaire, et ne pas encourir votre mécontentement, faites ce signe !... (l’acteur applaudit). Vous qui voulez que la vertu ait sa récompense, donnez vos applaudissements !

On peut voir par là quelle était la pensée du parti des mœurs au sujet de la comédie grecque. Ajoutons que dans ce drame honnête des Captifs, cette avis rara[32] tant vantée par le poète, la morale n’est bonne qu’à tromper et séduire plus sûrement l’innocence. Qui peut douter que de tels enseignements n’aient rapidement avancé et mûri la corruption ? Un jour Alexandre de Macédoine, entendant lire une comédie de l’école nouvelle, n’y trouva que dégoût, et le poète, de s’excuser, disant que la faute n’en était point à lui, mais au roi ; et que pour se plaire à son théâtre il fallait mener la vie de tavernes et de tripots, donner et recevoir des coups tous les jours à propos de quelque fille ! — Cet homme connaissait son métier ; et si nous voyons les Romains prendre plaisir peu à peu, au spectacle des comédies grecques, nous savons aussi ce qu’il leur en coûtera. A mon sens, le tort du gouvernement n’est point tant de n’avoir presque rien fait en faveur de cette poésie dramatique, que de l’avoir seulement tolérée. Le vice se propage sans qu’il soit besoin de chaires publiques, je le veux : encore n’est-ce pas là une raison pour le laisser monter en chaire. Mais, dit-on, cette comédie à l’instar des Grecs n’osait pas mettre le pied au milieu des institutions de Rome ; elle ne touchait pas à la personne des Romains ! Excuse mauvaise ; pur artifice de langage ! Elle eût été moins dangereuse, je le crois, s’il lui avait été ouvert plus libre carrière ; si la mission de l’artiste s’anoblissant, il avait pu créer une poésie originale et vraiment romaine. La poésie aussi a une puissante force morale ; elle sait guérir les profondes blessures qu’elle inflige ! Donc, le gouvernement fit trop ou trop peu : les demi-mesures de sa politique intérieure, et le cagotisme immoral de sa police ont assurément contribué à précipiter encore la marche effrayante de la corruption romaine.

Pendant que dans la métropole le poète comique, sous le coup des prohibitions officielles, ne peut mettre sur la scène, soit les événements intéressant la patrie, soit ses concitoyens eux-mêmes, il gagne sa cause ailleurs, et la comédie nationale des peuples latins, laissée à sa liberté entière, trouve jour à se produire. En effet, à l’époque où nous sommes, les Latins ne sont point encore fondus dans la cité romaine ; et le dramaturge, maître de porter sa fable à Athènes et à Massalie, la peut aussi placer dans l’une des villes jouissant du droit de Latinité ; telle est l’origine de la comédie latine originale (fabula togata)[33] : Titinius, le premier poète qui l’ait écrite florissait vraisemblablement vers la fin de la période des guerres puniques[34]. La Togata, elle aussi, va puiser dans la pièce à intrigue de l’école nouvelle athénienne : mais au lieu de ne faire que traduire, elle imite librement. Son théâtre est en Italie : ses personnages portent le vêtement national, la toge. On y assiste au tableau de la vie sociale des Latins dans sa naïveté, avec le mouvement qui lui est propre. L’action se place en plein milieu des mœurs bourgeoises des villes moyennes latines, ainsi que l’indiquent assez les titres même des pièces : la Joueuse de harpe, ou la Jeune fille de Ferentinum (Psaltria, ou Ferentinatis), la Joueuse de flûte (Tibicina), la Femme juriste (Jurisperita), les Foulons (Fullones), et ainsi des autres. Nous y voyons, par exemple, un petit citoyen latin commandant sa chaussure sur le modèle des sandales des rois d’Albe. Chose remarquable : déjà les rôles de femmes y sont plus nombreux que les rôles d’hommes[35]. Le poète, dans l’accès de sa liberté nationale, y célèbre les temps glorieux des guerres de Pyrrhus : il tient en médiocre estime ses voisins de latinité nouvelle ;

Qui parlent osque et volsque, ne sachant dire mot en latin !

La Togata du reste se joue à Rome aussi bien que la comédie purement grecque : mais elle a pu et du s’inspirer aussi de cet esprit d’opposition provinciale, dont Caton, dès ces temps, et dont Varron, plus tard, se feront les organes. De même que chez les Allemands, où la comédie était fille de la comédie française, absolument comme celle de Rome était fille, de la musé d’Athènes, on a vu l’accorte Lisette, faire place à Francisca, la chambrière, de même à Rome, le théâtre comique national s’éleva à côté du théâtre hellénique ; et sans pousser aussi loin l’essor poétique qu’en Allemagne, il ne laissa pas de suivre une voie semblable et de rencontrer peut-être des succès pareils.

La tragédie grecque fut importée à Rome à la même époque que le drame comique. Elle avait une valeur plus grande, et ses conditions d’avenir étaient meilleures et plus faciles. Chez les Grecs elle avait pour fondement les poèmes d’Homère, également familiers aux Romains, dont les légendes nationales y allaient de même plonger leurs racines. Il fallait bien moins de temps à un étranger pour se naturaliser, en quelque sorte, dans ce monde idéal des mythes héroïques, qu’au milieu des bruits de l’Agora d’Athènes. Et cependant, la tragédie, elle aussi, quoique d’une façon moins tranchée, moins générale, a revêtu le costume grec et s’est dénationalisée. A cette époque le théâtre tragique des Hellènes appartenait tout entier à Euripide (274-348 [480-406 av. J.-C.]). De là, par suite, l’influence décisive du grand poète sur le théâtre des Romains. Nous sortirions de notre sujet si nous voulions tenter l’étude complète de ce personnage remarquable, dont l’autorité parmi ses contemporains et durant les siècles qui suivirent, fut chose plus étonnante encore que le génie. Mais comme il a donné après lui son mouvement moral et sa forme particulière au drame tragique de la Grèce ; comme il est aussi le père de la tragédie gréco-romaine, j’estime qu’il m’est indispensable d’esquisser en peu de mots les caractères fondamentaux de son système dramatique. Euripide appartient à la cohorte des poètes envisageant pour leur art les plus hautes et les plus nobles destinées, mais qui, une fois en marche, avec le sentiment parfait de leur idéal, se voient trahis par leurs forces et restent en deçà du but.

Le mot vrai, le mot profond de la tragédie, celui qui la résume moralement et poétiquement, c’est que pour l’homme agir et souffrir sont tout un. Telle fut la maxime du drame tragique chez les anciens : il met en scène l’homme agissant et souffrant, mais sans l’individualiser jamais. La grandeur d’Eschyle ne saurait être surpassée, quand il nous fait voir l’homme aux prises avec le destin, et le secret de cette grandeur réside précisément dans sa peinture, vue de haut et d’ensemble. Les puissances luttant entre elles y sont esquissées à grands traits : ce qu’il y a de l’homme et de l’individu dans Prométhée, dans Agamemnon, disparaît dans une sorte de nimbe poétique. Sophocle se rapproche davantage de nous : il retrace déjà en larges traits quelques-unes des conditions sociales ; il peint le roi, le vieillard, la sœur : mais le microcosme humain observé sous toutes ses faces, voilà ce qui échappe à ses héroïques pinceaux. Déjà il atteint à un beau résultat ; il n’atteint pas au résultat le plus parfait. Montrer l’homme tout entier, savoir fondre en un ensemble idéal toutes ces figures, achevées chacune en soi et pourtant distinctes, c’eût été là, un merveilleux progrès ! Et sous ce rapport, il faut bien, l’avouer, les génies d’Eschyle et de Sophocle sont restés en deçà de Shakespeare ! Vient à son tour Euripide qui, lui, entreprend de peindre l’homme tel qu’il est. Évolution toute logique, historique même si l’on peut dire, mais où la poésie n’a plus rien à gagner.

En effet, Euripide renverse l’antique tragédie, mais il ne lui est pas encore donné de créer la tragédie moderne ; et il s’arrête à moitié chemin, dans toutes les voies où il s’engage. Le masque, cet organe qui ne laisse rien passer des mouvements et de la vie de l’âme, et qui traduit le jeu mobile de la sensibilité par la rigidité d’une expression toute générale ; le masque, était une nécessité pourtant dans la tragédie à grands types des anciens. Par la même raison il ne pouvait s’accorder avec le drame à caractères : Euripide néanmoins le conserva. Avec le sentiment merveilleux et profond de la situation, la tragédie, ne pouvant se donner pleine et libre carrière, s’était gardée d’entrer dans le vif de l’élément dramatique et de le reproduire : elle l’avait comme enveloppé sous le costume épique des dieux et des héros d’un monde surhumain, et sous les cantates lyriques de ses chœurs. On le sent, quand on étudie Euripide, il voulut briser toutes ces entraves ; il se transporta avec ses sujets de drame dans les temps déjà à demi historiques ; et son chœur recula au second plan de l’intérêt scénique, tellement que, plus tard, on l’omit souvent en exécutant ses pièces, non d’ailleurs sans de graves inconvénients.

Quoi qu’il en soit, il garde, je le répète, son chœur devenu presque inutile, et il n’ose pas encore amener ses personnages jusque sur le terrain du réel. Expression complète et vraie de son siècle, il est en plein dans le grand courant historique et philosophique du jour ; mais en même temps il puise à des sources déjà troublées ! Ne faut-il pas à la haute poésie les ondes pures et sans mélange de la tradition nationale ? La crainte pieuse des dieux jette comme un reflet du ciel sur le drame des vieux tragiques : sous les horizons étroits et fermés de l’ancienne Hellade, les auditeurs se sentaient pénétrés par un charme adoucissant. Dans le monde d’Euripide au contraire, il ne se fait plus que la terne lueur de la méditation morale : au lieu des dieux, vous êtes en face de conceptions abstraites ; par-ci par-là seulement les rares éclairs des passions traversent les nuages grisâtres du ciel. La vieille et intime croyance au destin a disparu du fond des âmes : le destin n’est plus qu’un despote tyrannisant les corps, et dont les victimes traînent leurs chaînes en grinçant des dents ! L’absence de foi, ou mieux, la foi au désespoir, rencontre dans la bouche du poète des accents d’une puissance démoniaque. On le conçoit, du reste, Euripide n’arrive plus à cette hauteur des conceptions plastiques, où l’artiste emporté par sa création se perd en elle ; où l’effet poétique triomphe et éclate dans l’œuvre tout entière. De là son insouciance marquée pour la composition même de ses fables tragiques : souvent il les esquisse à la hâte ; il ne ramène ni l’action ni le personnage à un centre puissant : c’est Euripide encore qui invente, à proprement parler, le prologue familier où se construit le nœud de l’intrigue et l’apparition commode, pour la dénouer à la fin, du Deus ex machina, ou de tel autre procédé pareillement grossier.

En revanche, il est merveilleux dans les détails, et sait faire oublier l’irréparable défaut du manque d’ensemble par l’infinie multiplicité des effets. Là, il est vraiment un maître, quoique entaché souvent de sentimentalité sensuelle et recherchant de préférence lés assaisonnements de haut goût, quoique relevant l’amour par le meurtre et l’inceste, et aiguillonnant ainsi la sensibilité purement physique du spectateur ! Certes rien de plus beau dans leur genre que la peinture de Polyxène et de sa mort volontaire, que celle de Phèdre consumée par la flamme de son amour clandestin ; et par-dessus tout, que le tableau splendide de ces Bacchantes soulevées par un mystérieux délire ! Pourtant la pureté artistique et morale leur font défaut, et Aristophane est dans le vrai quand il reproche au grand tragique de ne pas savoir mettre une Pénélope sur la scène ! Quoi de plus déplaisant que ses héros, quand encore, et par trop souvent, ils ne provoquent pas le sourire ? Citerons-nous son triste Ménélas, dans l’Hélène ; son Andromaque, son Électre, qui n’est qu’une pauvre paysanne, son Télèphe, ce marchand infirme et ruiné ? Mais dès que sa fable quittant les régions héroïques se rapproche davantage du terre à terre de la vie commune, dès qu’elle descend des hauteurs tragiques pour se placer au sein de la famille et entrer presque dans le domaine de la comédie sentimentale, les effets les plus heureux se multiplient sous sa plume. Rappellerai-je ici l’Iphigénie en Aulide, l’Ion, et cette Alceste, la création la mieux réussie peut-être de son nombreux répertoire ? Ailleurs, mais avec moins de succès, Euripide s’attaque à l’intelligence de son auditoire, et veut le prendre par l’intérêt de l’action. De là les complications, et les jeux de scène ! Tandis que l’ancienne tragédie agit sur le cœur, c’est plutôt à la curiosité du spectateur que le drame nouveau s’adresse ; de là encore un dialogue raisonneur, affiné en pointes, et parfois insupportable à tous autres auditeurs qu’aux subtiles citoyens d’Athènes : de là ces sentences disposées comme les fleurs dans les plates-bandes d’un jardin ; de là enfin tout cet appareil psychologique, qui n’a rien de commun avec les sensations sortant immédiatement du sujet, et demande ses effets à l’observation et à la logique générales. Dans la Médée, le poète a la prétention de copier au plus près la vie humaine : aussi l’héroïne n’oubliera-t-elle pas de prendre de l’argent avant de se mettre en route ! Du combat terrible qui doit se livrer dans son âme entre l’amour maternel et la jalousie, le lecteur impartial ne verra rien ou presque rien chez Euripide. Enfin et toujours il substitue des opinions, des tendances, à la mise en scène purement poétique. Non qu’il aille jusqu’à l’allusion directe aux affaires du jour : mais en agitant les questions sociales plutôt encore que les questions politiques, au fond, et par voie de conséquence, il entre en contact avec le radicalisme politique et philosophique de son siècle ; il se constitue le premier et l’éloquent apôtre des doctrines humanitaires et cosmopolites, cet irrésistible dissolvant de la vieille nationalité athénienne ! Voilà le vrai, le sérieux motif de l’opposition que firent au poète irréligieux et anti-patriote bon nombre de ses contemporains : voilà le secret de l’étonnant enthousiasme qu’il a excité chez la génération nouvelle et chez l’étranger. On ne vit plus en lui que le poète de la tendresse et de l’amour, que le poète aux maximes et aux tendances progressistes, que le propagateur des idées de philosophie et d’humanité. De fait, et par Euripide, la tragédie grecque ayant dépassé son propre niveau, retomba brisée sur elle-même ; mais cette catastrophe ne fit qu’accroître encore le succès du poète ; la nation voulut se dépasser à son tour, et à soit tour elle se perdit. En vain Aristophane, ce rude critique, avait pour lui et les bonnes mœurs et la vraie poésie : dans le champ de l’histoire, les œuvres de l’imagination n’agissent pas seulement selon la mesure exacte de leur valeur esthétique, leur influence croît par cela même qu’elles ont pressenti l’esprit du temps ! En cela, nul poète n’a été doué à l’égal d’Euripide ! Aussi, voyez son succès ! Alexandre en fait sa lecture assidue. Aristote modèle sur son drame les règles de sa poétique tragique : la jeune poésie et la jeune école des arts plastiques à Athènes s’inspirent de sa méthode ! La comédie nouvelle ne fait autre chose que de le transporter tout entier dans son théâtre ; les peintres qui ornent les vases de la dernière époque ne vont plus chercher des sujets dans les vieilles épopées ; ils les empruntent aux fables d’Euripide ! Enfin, et à mesure que la Grèce s’abandonne aux idées de l’hellénisme nouveau, la gloire et l’influence du poète vont grandissant partout : chez l’étranger, en Égypte ou à Rome médiatement ou immédiatement il donne le ton à la Grécité.

C’est en effet la Grèce d’Euripide qui est importée chez les Romains par les voies les plus diverses ; elle s’y impose et s’y acclimate encore plus vite à l’aide des contacts directs que sous la forme des traductions. La scène tragique s’est installée à Rome en même temps que la scène comique. Mais les frais matériels chez la première dépassant de beaucoup les dépenses de la seconde, les Romains y regardèrent de près, surtout durant la guerre contre Hannibal, et d’ailleurs, les dispositions du public ne lui ouvraient pas une aussi brillante carrière. Les comédies plautiniennes ne font que de rares allusions aux drames trafiques, et ces allusions même peuvent ne se référer qu’aux originaux. L’unique poète tragique de ce temps qui ait eu des succès, est le contemporain de Nœvius et de Plaute Quintus Ennius, plus jeune qu’eux, il vécut de 515 à 585 [239 à 169 av. J.-C.]. Les comiques, ses confrères, le parodièrent de son vivant. Mais ses drames se jouèrent et se déclamèrent jusque sous les empereurs.

Nous sommes infiniment moins bien renseignés sur le répertoire tragique que sur celui de la comédie romain. En somme, on peut affirmer qu’il subit les mêmes lois. Il se compose en grande partie de traductions de pièces grecques. Les sujets sont de préférence puisés dans les aventures du siège de Troie, ou dans les légendes qui s’y rattachent. La raison en est manifeste. Tout ce cycle mythique était devenu familier aux Romains grâce aux leçons des pédagogues. Et puis, n’y avait-il pas là tout un bagage commode de moyens matériels de terreur, le meurtre d’une mère, les infanticides dans les Euménides, dans Alcméon, dans Chresphonte, dans la Mélanippe, dans la Médée : le sacrifice d’une jeune vierge dans la Polyxène, les Erechtides, l’Andromède, l’Iphigénie ? Qu’on ne l’oublie pas, ce public grossier était accoutumé aux combats de gladiateurs ! Les rôles de femmes, les esprits faisaient sur lui l’impression la plus profonde.

Mais au milieu des remaniements opérés par la tragédie romaine, ce qui nous trappe le plus, après la suppression du masque, c’est la suppression du chœur. Le théâtre comique à Rome ne comportait plus ce dernier ; et l’arrangement même de la scène ne lui laissait plus de place : l’orchestre avec son autel au centre (όρχήστρα, θυμέλη), où se mouvait le chœur athénien avait disparu, ou n’était plus qu’une sorte de parquet abandonné à certains spectateurs[36]. Aussi à Rome plus d’évolutions, plus de danses artistement mêlées de musique et de chant déclamé, et si parfois le chœur essaye de se produire encore, il n’a plus ni sens ni importance. Pareillement, les arrangeurs tragiques ne se faisaient faute ni de changer le mètre, ni d’abréger ou de bouleverser les détails. Prenons l’Iphigénie latine : soit que le poète ait copié un autre modèle, soit qu’il ait inventé cette modification, nous y voyons le chœur des femmes d’Euripide changé en un chœur de soldats.

Pour nos modernes, les tragédies du VIe siècle de Rome ne sauraient s’appeler de bonnes traductions : néanmoins il convient de reconnaître que le drame d’Ennius a reproduit son original avec une fidélité plus exacte que la comédie plautinienne ne l’a fait pour Ménandre[37].

L’histoire de la tragédie grecque à Rome, et son influence morale ont passé, comme on voit, par les mêmes phases que la comédie. Si par le fait, et à cause des différences entre les deux genres, l’hellénisme a pu se maintenir plus pur et plus vivace dans le genre tragique, il n’en est pas moins vrai que là aussi les exigences de la scène locale ont provoqué, chez Ennius, son principal représentant, et chez ses confrères, des manifestations plus nettement antinationales, et des tendances propagandistes dont ils avaient d’ailleurs la pleine con science. Si Ennius ne fut pas le plus grand poète du VIe siècle, il a été du moins le poète le plus influent de son époque. Le Latium n’était pas sa patrie : à moitié Grec par son point de départ (il était Messapien d’extraction, et Grec par l’éducation), il vint à trente-cinq ans se fixer à Rome. Simple domicilié d’abord, ensuite citoyen (en 570 [184 av. J.-C.]), il y vécut, fort petitement d’abord, du produit de ses leçons de latin et de grec, du prix de ses pièces dramatiques, et enfin et surtout des générosités des Romains illustres, des Publius Scipion, des Titus Flamininus, des Marcus Fulvius Nobilior, ces fervents partisans des idées de l’hellénisme nouveau, toujours prêts à payer le poète qui chantait leur éloge et celui de leurs aïeux, ou qui, faiseur de vers officiels , les accompagnait, dans les camps, sa lyre toute montée, pour la louange de leurs futurs exploits. Ennius un jour a élégamment retracé et les conditions de sa vie de client et les heureuses aptitudes qui l’y avaient fait trouver des succès[38]. Cosmopolite par sa naissance et par sa condition sociale, il avait su s’assimiler toutes les nationalités au milieu desquelles il avait vécu : à la fois grec, latin, osque même, il s’était gardé de se donner à un seul peuple. Tandis que chez les autres poètes primitifs de Rome, la grécité a conquis leurs efforts et leurs œuvres, plutôt qu’ils n’ont eu le dessein de se livrer à elle ; tandis qu’ils ont tous plus ou moins essayé de se placer sur le terrain national et populaire, Ennius, lui, avec une netteté merveilleuse d’esprit, est entré en pleine liberté dans sa voie révolutionnaire ; il ne déguise pas le moins du monde sa pensée, et c’est de toute sa force qu’il pousse les Italiques dans la direction néo-grecque ! La tragédie fut son plus efficace instrument. Quand on fouille dans les débris de ses drames, on constate qu’il possédait à fond tout l’ancien répertoire tragique de la Grèce, les théâtres d’Eschyle et de Sophocle, notamment.

Ce n’est donc point par le pur effet du hasard que la plupart de ses pièces, que les plus fameux de ses drames ont été empruntés à Euripide ? Certaines autres considérations, je l’accorde, ont pu dicter ses choix et ses remaniements, mais elles n’ont pu à elles seules lui faire une loi de refouler carrément Euripide dans son propre cadre ; de laisser plus que lui encore l’ancien chœur en oubli ; et d’accuser jusqu’à l’excès l’effet matériel. Il agissait de dessein prémédité, quand il reprenait le Thyeste en sous-œuvre, et ce Télèphe, fameux par l’immortelle moquerie d’Aristophane ; quand il s’attaquait lui aussi à ces princes, vrais princes de la misère, à Ménalippe, la femme philosophe ! Dans ce dernier drame surtout l’action entière en veut à la religion nationale, entre en lutte avec elle, au nom des dogmes de la philosophie naturelle, et ne vise à rien moins qu’à la renverser. En toute occasion, Ennius décoche ses flèches et ses tirades les plus acérées contre la foi aux prodiges.

Pour moi, je l’ai dit et je le dirai toujours : il y a des dieux au ciel ? Mais je tiens qu’ils n’ont souci du genre humain ; autrement, les bons seraient heureux, et mal adviendrait aux mauvais. Or, il n’en est point ainsi !

Comprenne qui pourra comment la censure théâtrale de Rome a pu laisser passer de telles irrévérences ! Jusque dans ses poèmes didactiques, Ennius a scientifiquement professé une irréligiosité pareille, déjà nous avons eu l’occasion de le dire : évidemment, de telles doctrines lui tenaient au cœur. Joignez-y, symptômes concordants après tout, un esprit d’opposition fortement colorée de radicalisme[39], les louanges données aux joies de la table, selon la mode grecque, et surtout l’abandon du dernier des éléments nationaux de la poésie latine, du mètre saturnien, auquel il substitue l’hexamètre hellénique ! A Dieu ne plaise que nous contestions à l’écrivain son génie multiforme, son élégante souplesse dans tous les genres ! Il a su ajuster l’hexamètre à une langue rebelle au dactyle ; il parvint, sans nuire, d’ailleurs, à la marche naturelle de la phrase parlée, à se mouvoir sûrement et librement parmi des formes, des quantités et des mesures avant lui inconnues. Tout cela ne prouve qu’une chose, c’est que son talent portait le costume grec plutôt que le costume romain[40] ! Quand vous rencontrez quelque fragment sorti de sa plume, ce qui vous frappe, c’est bien moins la rudesse latine que la recherche affectée et vraiment grecque des assonances[41]. Bref, sans être un grand poète, il fut un poète élégant et serein, ayant le tour vif, une sensibilité vraie, mais ne se trouvant en verve que quand il chaussait le cothurne, et manquant absolument de la veine comique. Je m’explique son orgueil de latin hellénisé, son dédaigneux regard pour les grossiers et durs accents des esprits des forêts et des poètes du temps jadis ! Je comprends ses enthousiastes éloges pour la poésie artistique et artificielle :

Salut, poète Ennius ! qui verses aux mortels les vers enflammés coulant de ta poitrine !

Il savait bien, cet homme ingénieux et habile, que sa voile s’enflait sous les vents propices : avec lui la tragédie grecque envahit Rome, elle y triomphera à toujours !

Et pourtant, à la même heure, un audacieux et moins heureux navigateur se lançait dans des eaux solitaires à la poursuite d’un but plus élevé. Non content d’importer, comme Ennius, sinon avec un égal succès, la tragédie grecque sur la scène romaine, Nœvius s’essaya dans la voie toute neuve du drame national (fabula prœtextata). Ici, nul obstacle devant ses pas ; il prend ses sujets indifféremment dans la légende de Rome et dans l’histoire contemporaine du pays latin. C’est ainsi qu’il compose l’Éducation de Romulus et de Remus, le Loup, où figurait Amulius, le roi d’Albe ; et son Clastidium, où il célèbre la victoire de Marcellus sur les Gaulois, en 539 [215 av. J.-C.]. Ennius lui-même, suivant son exemple, voulut représenter aussi le Siège d’Ambracie, et la victoire de son patron Nobilior, en 565 [-189], victoire dont il avait été le témoin. Quoi qu’il en soit, les pièces romaines furent toujours une rareté ; et le genre, un instant essayé, disparut promptement du théâtre : la lutte était trop inégale entre les cycles légendaires de la Grèce et les fables indigentes et sans couleur des origines latines. Sur le mérite intrinsèque de ces rares drames, nous ne sommes, plus en mesure de porter notre jugement ; mais à tenir compte de l’intention poétique en général, il faut avouer que dans la littérature romaine nous ne rencontrerons guère ces touches hardies et cet essor créateur, éléments nécessaires d’un théâtre national ! Il n’a été donné qu’aux tragiques grecs des vieux temps qui se sentaient voisins de l’ère des dieux, il n’a été donné qu’à Æschyle, qu’à Phrynicus, d’oser mettre à la fois sur la scène, et les aventures de la légende, et les faits héroïques dé l’histoire contemporaine.

Loin de moi pourtant de me défendre de l’impression que j’éprouve : quand je vois à Rome aussi, ce poète, chantre des batailles où lui-même a combattu, s’essayant à son tour dans le drame historique, et nous montrant les rois et les consuls là où seuls, avant lui, les héros et les dieux avaient eu la parole, il me semble assister en personne à la grande crise des guerres puniques et à ses grandioses résultats !

C’est de même vers ces temps que commencent à Rome les lectures poétiques. Déjà, Livius Andronicus, en récitant ses vers dans son école, avait introduit, à Rome tout au moins, l’usage de la lecture de l’écrit par son auteur, usage qui, chez les anciens, suppléait à la publication. Ici le poète ne courait point absolument après son pain ; il n’en advint pas comme de la poésie scénique, en butte à la défaveur de l’opinion. Dès la fin du VIe siècle, on cite plus d’un Romain notable qui s’est produit en public, son manuscrit à la main[42].

Du reste, la poésie récitée était aussi principalement cultivée par les auteurs dramatiques. Elle ne jouait qu’un rôle très secondaire à côté des œuvres du théâtre. Les amateurs assistant à ces lectures devaient encore être fort restreints. Les poésies lyriques, didactiques et épigrammatiques faisaient mince figure. Quant aux cantates des fêtes religieuses dont les annales prennent la peine de nommer les auteurs : quant aux inscriptions des temples et des tombeaux qui conservent le mètre saturnien, on peut dire qu’elles restent vraiment étrangères à la littérature. La seule poésie de quelque intérêt qui se produisît dans cet ordre d’œuvres, prenait d’ordinaire le nom de satyre (satura) : c’est chez Nœvius encore qu’on la rencontre. Autrefois, on le sait, on appelait de ce nom les anciennes compositions sans action ni dialogue, qui, à dater de Livius, avaient disparu de la scène envahie définitivement par le drame des Grecs. Dorénavant, ces poésies récitées ressemblent à nos poésies mêlées modernes. Elles n’appartiennent à aucun genre, à aucune variété littéraire, et comprennent tout ce qui n’étant ni épopée ni drame, revêt une forme libre et une couleur tout individuelle. Nous laissons de côté les Poésies morales [Carmen de moribus], sur lesquelles nous aurons à revenir, et qui, se rattachant par leur sujet aux plus anciens essais de la poésie didactique populaire, avaient adopté sans doute le vers saturnien.

Cette fois encore, nous aurons à citer Ennius, actif et fécond dans ce genre autant que dans les autres. Il a publié soit dans son Recueil de satyres, soit ailleurs, une multitude de petits poèmes, de brefs récits tirés des légendes de la patrie ou de l’histoire contemporaine, imitations du roman religieux d’Évhémère[43], ou des poésies sur la philosophie naturelle circulant alors sous le nom d’Épicharme ; ou encore du livre sur la Gastronomie d’Archestrate de Géla, le chantre de la cuisine savante : un dialogue entre la Vie et la Mort ; des fables ésopiques ; un recueil d’aphorismes moraux, des bagatelles diverses, parodies ou épigrammes : toutes productions souvent futiles, mais attestant à la fois le talent varié de l’écrivain, et ses tendances didactiques et néologiques. Sur ce terrain, il se sentait les coudées franches, et se savait à l’abri de toute censure littéraire.

Venons maintenant à des œuvres plus considérables, intéressantes pour l’histoire. Les poètes du siècle s’essayèrent aussi dans la chronique. Nœvius, le premier, tenta de mettre en récit versifié et continu la légende et les faits contemporains. C’est ainsi que s’attaquant aux guerres puniques, il les narre simplement, sans apprêt, disant tout net les choses comme elles sont : ne rejetant aucun détail qui semblerait trivial : ne fardant jamais les temps historiques à l’aide de couleurs ou d’ornements rehaussés de poésie. Il se place en réaliste pur au sein de l’époque présente ; et la raconte presque prosaïquement dans son vers national saturnien[44]. De ce travail de Nœvius, je ne puis rien dire que ce que j’ai dit déjà de son drame national. Tandis que l’épopée comme la tragédie grecque n’avaient eu leur plein et libre essor que, dans l’époque héroïque : du moins était-ce une pensée neuve, grandiose et enviable chez notre poète, que celle de jeter sur les faits contemporains le manteau éclatant des vers. J’accorde que l’exécution a été fautive, et qu’on n’eût trouvé sans doute rien de plus dans la Chronique Nœvienne, que ce qu’on retrouve dans les chroniques rimées du moyen âge, semblables à elles à plus d’un égard. Encore le poète a-t-il eu juste raison, ce semble, de se complaire dans son œuvre. Ce n’était pas lieu de chose, en un temps où la littérature n’existait encore qu’à l’état rudimentaire dans les annales officielles, que de composer une œuvre d’ensemble sur les faits et gestes des temps passés et présents, et que de mettre sous les yeux de ses compatriotes le tableau des grands et décisifs événements de leur carrière.

Ennius, à son tour, eut la même pensée : mais, alors que le sujet du livre est le même, quelle différence dans l’exécution ! En politique, en poésie, Nœvius reste toujours latin : son rival, au contraire, passe tout entier aux Grecs. L’un, pour une donnée neuve, cherche une forme nouvelle ; l’autre l’accommode et l’enferme, dans l’épopée hellénique. Il quitte le vers saturnien pour l’hexamètre : il surcharge le narré des faits du costume poétique, visant-là la mise en scène plastique, à l’instar des Homérides. Quand la matière s’y prête, il traduit tout simplement Homère : a-t-il à dire les funérailles des soldats tombés à Héraclée, aussitôt il copie les funérailles de Patrocle. Sous la cape du tribun militaire Marcus Livius Stolon, bataillant en Istrie, vous retrouvez l’Ajax de l’Iliade : Ennius ne fera pas grâce au lecteur de l’invocation homérique à la Muse ! Toutes les machines épiques sont en jeu dans son poème. Après la bataille de Cannes, Junon pardonne aux Romains, en plein conseil des dieux : et Jupiter, après en avoir, en bon époux, obtenu le congé de sa femme, leur promet la victoire sur les Romains. Les Annales d’Ennius témoignent aussi d’un amour du néologisme et d’une tendance à l’hellénisme, que nous avons déjà caractérisés. Le monde céleste, comme chez les Grecs, lui sert constamment de cadre décoratif. Son poème s’ouvre par un songe curieux, tout empreint des doctrines pythagoriciennes. Il y est dit que l’âme de Quintus Ennius a jadis passé par le corps d’Homère, et avant, par le corps d’un paon ; puis, selon la dogmatique pure du philosophisme naturel, le poète disserte sur l’essence des choses, et les rapports du corps et de l’esprit. Le choix du sujet le sert au mieux : de tout temps, en effet, les lettrés de la Hellade ont trouvé dans l’arrangement ou le redressement de l’histoire romaine un moyen excellent de propagande grecque cosmopolite. Ennius le proclame : les Romains ont toujours reçu le nom de Grecs, et Grecs on les appelle encore !

Quelle était en somme la valeur de ces fameuses Annales ? On s’en rendra facilement compte, en se rappelant nos appréciations sur les mérites généraux et les lacunes du talent d’Ennius, contemporain de la grande époque des guerres puniques. Avec tous les Italiens, il ressentit vivement les impressions populaires, et emporté par l’élan commun, il eut fréquemment cette bonne fortune d’atteindre à la simplicité des poèmes homériques : plus souvent encore, son vers réfléchit la solennité, la prudhomie romaines. Naturellement aussi, sa composition épique est absolument défectueuse au fond, il ne put en resserrer l’appareil, s’ingéniant après coup, parfois, à y intercaler quelque chant en l’honneur d’un héros ou d’un patron que la postérité aurait sans lui oublié. Les Annales, dans leur ensemble, n’ont donc été qu’une tentative avortée. Vouloir refaire une Iliade, c’est condamner d’avance tout le plan de son œuvre ; et Ennius a le premier donné l’exemple de ces productions hybrides, moitié épopée, moitié histoire, de ces revenants littéraires qui se perpétuent jusqu’à nos jours, -ne sachant pas vivre et ne sachant pas mourir. Et pourtant il a eu un incontestable succès. Avec la meilleure foi du monde il s’est donné pour l’Homère romain, de même que Klopstock l’a fait plus tard en Allemagne : ses contemporains, et plus qu’eux encore la postérité, ont cru naïvement en lui. Les générations qui suivirent se transmettaient l’héritage d’une respectueuse admiration pour le poète de la poésie romaine ; et Quintilien, l’élégant critique, a pu s’écrier un jour : Révérons Ennius à l’égal des bois sacrés et antiques, où les hauts chênes séculaires nous imposent moins le sentiment de leur beauté qu’un religieux respect ! Qu’on ne s’étonne pas d’un tel enthousiasme : le phénomène s’est reproduit souvent dans des  conditions pareilles. L’Énéide, la Henriade, et la Messiade en témoignent. Que s’il s’était fait à Rome un véritable et puissant mouvement poétique, on eût vu bien vite écarter ce parallèle officiel et presque burlesque entre l’Iliade et les Annales Enniennes ; de même que nous nous prenons aujourd’hui à sourire en entendant les noms de Mme Karschin, la Sapho allemande, et de Willamow-Pindare[45]. Jamais la haute poésie n’a fleuri à Rome. Au fond, l’intérêt des Annales était dans leur sujet même, dans les traditions aristocratiques dont elles se faisaient l’organe. On ne peut méconnaître d’ailleurs que le poète n’y révèle un rare talent de la forme : aussi demeurèrent-elles le plus antique modèle de la muse romaine aux yeux des générations postérieures : on en recommanda la lecture, et on les lût ! — Ainsi s’explique l’étrange prodige d’une épopée foncièrement antinationale, écrite par un lettré quasi grec, et vénérée par les Romains des derniers temps comme le chef-d’œuvre de la vieille poésie de Rome.

La littérature de la prose est née à Rome, peu de temps après les premières œuvres poétiques : mais elle s’est produite d’une autre manière. Elle n’a point reçu les incitations artificielles de l’école et du théâtre, qui avaient comme forcé la muse poétique avant l’heure ; elle n’a point subi non plus les obstacles artistiques, qui resserrèrent la comédie, par exemple, dans les sévères barrières de la censure théâtrale. Quand dans la société romaine choisie, la note d’infamie s’attache encore aux chanteurs de tréteaux, les prosateurs, au contraire, ne sont en aucune façon mis au ban de l’opinion. La conséquence, c’est que la littérature de la prose, pour y être moins considérable et moins active que la poésie, y comporte le progrès selon des lois plus naturelles. Tandis que l’une est presque tout entière dans la main des hommes de basse condition ; tandis que parmi les poètes fameux du temps, vous ne rencontrez le nom d’aucun Romain notable, à peine si parmi les prosateurs en citerait-on un seul qui n’appartienne pas à quelque famille sénatoriale. C’est dans le cercle même de la haute aristocratie, chez les consulaires, chez les anciens censeurs, Fabiens, Gracques, Scipions, que cette littérature débute et grandit : par suite encore, les tendances conservatives, nationales, y persistent plus fortement que chez les poètes. Néanmoins, dans ses branches même les plus importantes, dans l’histoire, par exemple, la prose n’échappe pas non plus à l’influence de l’hellénisme : celui-ci bientôt aussi la domine et l’entraîne, et dans le fond, et dans la forme.

Point d’histoire proprement dite à Rome, avant le siècle des guerres d’Annibal. Les notices des registres de la ville appartiennent aux archives officielles et non à l’art littéraire ; elles ne tiennent jamais compte de l’ensemble et de l’enchaînement des choses. Tandis que par un phénomène caractéristique du génie romain, l’empire de la République dépassait déjà de beaucoup les frontières de l’Italie ; tandis que la société éclairée, dans la ville, vivait en contact incessant avec les Grecs et leur littérature si prodigieusement féconde, ce ne fut cependant pas avant le milieu du VIe siècle que se fit sentir le besoin d’écrire, de porter à la connaissance des contemporains et des générations futures le récit des faits et le tableau de la haute fortune de Rome. Et lorsque enfin le moment en fut venu, ni la forme ni le public n’étaient prêts. Il fallut pour cela et un grand talent et un long temps. Aussi voyons-nous qu’alors on s’efforce de tourner la difficulté : on raconte l’histoire locale, soit dans la langue de la patrie, mais en vers, soit en prose, mais en grec. Des Chroniques versifiées de Nœvius (écrites vers 550 [204 av. J.-C.]), et d’Ennius (vers 581 [-173]), nous avons déjà dit notre mot : elles appartiennent toutes les deux à la plus ancienne littérature historique de Rome : celle de Nœvius même, on le peut bien affirmer, en est le plus vieux livre d’histoire.

A peu près vers le même temps parurent, écrites en langue grecque, les compositions historiques de Quintus Fabius Pictor (après 553 [-201])[46], qui vivait à l’heure de la seconde guerre pudique, et fut considérable autant par sa naissance qu’à raison de la part active qu’il prit aux affaires ; et celles de Publius Scipion, fils de l’Africain (vers 590 [-164]). Les uns, utilisant les progrès de la versification, s’adressaient à un public déjà familier avec la poésie ; les autres, préférant l’appareil tout fait de la prose grecque, mettaient ainsi à la portée des esprits cultivés ; à l’étranger, des documents dont l’intérêt matériel allait désormais bien au delà des frontières du Latium. La première méthode fut celle des plébéiens : les écrivains des hautes classes adoptèrent la seconde. Nous avons vu de même, en Allemagne, au siècle du grand Frédéric, s’élever à côté de la littérature des pasteurs de village et des régents d’école, une littérature aristocratique, ne sachant que la langue française, et publiant en français le récit des batailles prussiennes, par la plume des rois et des généraux, tandis que Gleim et Ramler chantaient leurs chants de guerre dans l’idiome national[47]. Quoi qu’il en soit, ni les Chroniques versifiées, ni les écrits grecs des annalistes ne constituent encore la véritable littérature historique latine. Celle-ci ne commence qu’à Caton, à vrai dire : c’est de Caton seulement, de son Histoire des origines (Libri originum), que date la première composition nationale en ce genre, et en même temps le premier ouvrage important écrit en prose chez les Romains[48]. La publication s’en place à la fin de notre période[49].

Tous ces livres, grecs ou non de langue, ne ressemblaient en rien par la conception aux œuvres historiques de la Grèce[50]. Que si pourtant on les compare aux sèches notices des grandes annales de la ville, ils comportaient déjà un récit vaste et suivi, une ordonnance relativement savante. Ils embrassaient, autant qu’il nous est donné de nous en rendre compte, tous les événements accomplis depuis la fondation de Rome jusqu’à l’époque contemporaine. Quelques-uns pourtant, à en croire leur titre, se bornaient à des sujets plus limités. Nœvius ne racontait que la première guerre avec Carthage : Caton ne traitait que des Origines. En somme ils se rattachent par leurs récits à trois périodes principales, aux temps légendaires, aux temps historiques antérieurs et aux temps contemporains.

Les origines se perdaient dans les ténèbres des siècles légendaires. Il n’en fallait pas moins les raconter en détail. De là des difficultés sans nombre. Deux voies s’ouvraient devant l’écrivain, nous l’avons remarqué ailleurs, inconciliables l’une avec l’autre : l’une, plus nationale, indiquée déjà et fixée par écrit dans les brèves énonciations des Annales de la ville ; l’autre frayée par le grec Timée, et qui n’avait pu demeurer inconnue aux chroniqueurs de Rome. Dans le premier système, Rome se rattachait à Albe la Longue : dans le second à Troie. Là, le fondateur de Rome était Romulus, le fils des rois albains ; ici, elle devait son origine à Énée, le prince troyen. Au VIe siècle, du fait de Nœvius ou du fait de Fabius Pictor, on mêle et on embrouille les deux contes. Romulus, fils des rois d’Albe, demeure le fondateur de la ville : mais il a en même temps le troyen Énée pour ancêtre maternel. Si Énée ne fonde plus Rome, il a du moins apporté les pénates romains en Italie ; il les a installés dans Lavinium, qu’il a exprès bâtie, et son fils Ascagne a construit Albe, cité mère de Rome et antique capitale du Latium. Tout cela n’était que pauvres et maladroites inventions. Le vrai Romain a-t-il pu s’entendre dire, sans crier à l’abomination, que les premier dieux Pénates de Rome, au lieu de venir tout d’abord se poser dans leur temple, près du Forum, auraient fait un premier séjour à Lavinium ? Les fables grecques durent sonner plus mal encore à son oreille, quand, à les entendre, ce n’est plus qu’au petit-fils que les dieux accordent ce que, selon la légende nationale, l’aïeul aurait déjà reçu. Quoi qu’il en soit, la rédaction nouvelle suffisait à son objet : sans donner un démenti formel aux origines romaines pures, elle donnait satisfaction aux tendances de l’hellénisme ; elle légitimait en quelque sorte les prétentions, déjà fort à la mode, des descendants d’Énée : bientôt la fable grecque sera l’histoire officielle et stéréotypée de la grande ville.

En dehors des origines, les historiographes grecs ne s’étaient d’ailleurs que peu ou point occupés de Rome. Aussi, pour nous, tout le récit des faits subséquents découle exclusivement des sources nationales, là même où en face des rares documents qui nous restent, il n’est plus guère possible d’opérer le départ entre les traditions étrangères aux Annales publiques et les notices extraites de celles-ci, entre les événements transmis par elles aux premiers chroniqueurs et les additions qu’ils y ont pu faire de leur cru. Du moins ces chroniqueurs ne sont-il pas coupables des plagiats anecdotiques commis plus tard envers Hérodote[51] : ils n’avaient point songé encore à demander aux Grecs, pour ces temps, la matière de leur narration. Mais bientôt, et le fait n’en est que plus curieux, tous les écrivains, Caton, l’ennemi des Grecs à leur tête, se voient, bon gré mal gré, entraînés par le courant : ils tentent, non seulement de rattacher Rome à la Hellade : bien plus, ils veulent faire des Italiques et des Grecs un peuple appartenant jadis à la même nationalité. De là, ces histoires des Italiques primitifs ou Aborigènes venus de la Grèce, de ces Pélasges ou Grecs primitifs descendus aussi en Italie !

Les récits qui courent le pays suivent la pente des temps durant toute l’ère des rois jusqu’à l’institution de la République : faiblement renoués entre eux par un fil des plus ténus, ils présentent toutefois une sorte d’ensemble. Mais à l’apparition de la République, la légende tarit tout à coup. Ce sera désormais une œuvre ardue, que dis-je ! impossible, que de vouloir tirer des livres des pontifes et des observations officielles, la matière d’une narration qui s’enchaîne et soit lisible. Les annalistes en vers le comprirent très bien. Aussi voyons-nous Nœvius sauter tout à coup de l’époque des rois à la guerre de Sicile. Aussi Ennius, qui en est encore à la royauté au troisième de ses dix-huit livres, raconte-t-il la guerre de Pyrrhus dès le sixième : à peine s’il a pu esquisser en courant les deux premiers siècles de l’établissement républicain. — Comment firent de leur côté les annalistes en langue grecque ? Nous ne pouvons le dire. Caton, lui, s’en tira à sa manière. Il n’éprouve nul plaisir à raconter les mets servis sur la table du grand pontife, le blé souvent enchéri, et les éclipses de lune ou de soleil ! Là-dessus, il consacre ses second et troisième livres à l’histoire des origines des autres cités italiques, et à celle de leur entrée dans la confédération romaine. Il s’affranchit des entraves qui forcent le chroniqueur à suivre pas à pas, année par année, la succession des consuls et les événements survenus durant leur charge. Nous savons même à ce sujet qu’il avait distribué son œuvre historique par sections. L’idée seule de l’étude sur les villes italiques est assurément remarquable. Elle s’explique d’ailleurs par l’esprit d’opposition du vieux Caton. Réagissant de toutes ses forces contre les tendances métropolitaines, à son gré excessives, il aimait à prôner les institutions municipales des cités. Et puis, s’il ne comblait pas le vide historique qui sépare l’expulsion de Tarquin du siècle des guerres de Pyrrhus, il y suppléait du moins par d’utiles recherches, et faisait connaître, sous l’un de ses aspects les plus intéressants, le résultat du grand travail de deux siècles, la réunion de l’Italie sous la domination de Rome.

L’histoire contemporaine, en revanche, est cultivée avec suite et détails. Nœvius raconte la première guerre punique, dont il a été le témoin oculaire ; Fabius donne le récit de la seconde. Ennius consacre treize des dix-huit livres de sa chronique à l’époque de Pyrrhus jusqu’à la guerre d’Istrie : Caton enfin, dans les quatrième et cinquième livres de sa composition historique, expose les faits qui se placent entre la première guerre punique inclusivement, et la guerre contre Persée. Dans ses deux derniers livres, changeant sans doute sa méthode, il s’arrête davantage au narré des événements qui ont signalé les vingt dernières années de sa vie. Qu’Ennius, dans son histoire des guerres avec Pyrrhus, se soit ou non aidé des travaux de Timée ou d’autres auteurs grecs c’est ce qui importe peu. Il faut tenir pour constant que, dans leur ensemble, tous ces récits, ou se fondent sur l’expérience personnelle du chroniqueur et les confidences de témoins directs ; ou s’appuient simplement les uns sur les autres.

Nous assistons à la même heure aux débuts des genres épistolaire et oratoire qui se rattachent tout d’abord à l’histoire et la complètent. Ici encore, c’est Caton qui fraye la voie. Des temps antérieurs il ne nous est rien parvenu, à moins qu’on ne veuille tenir note de quelques oraisons funèbres, tirées longtemps plus tard des archives des familles nobles, comme celle, par exemple, que l’on prête à Quintus Fabius, l’adversaire d’Hannibal, et qu’il aurait, sur ses vieux jours, consacrée à son fils, enlevé dans la force de l’âge. Pour Caton, choisissant toutes les pièces de quelque intérêt historique parmi les innombrables harangues qu’il avait prononcées au cours de sa longue et active carrière, il les avait considérées comme ses mémoires politiques. Il les avait insérées en partie dans son grand ouvrage, ou publiées en appendice, à titre de documents plus spéciaux. Il donna de plus un recueil de ses lettres.

Non contents de traiter des faits de l’histoire romaine, les écrivains du siècle avaient aussi porté les yeux au dehors. Il n’était point en effet de Romain lettré qui n’eut une certaine teinture de l’histoire des autres pays. On rapporte du vieux Fabius, qu’il savait les guerres des peuples étrangers à Rome, non moins bien que celles de Rome elle-même. Caton lisait familièrement Thucydide et les historiographes grecs. Néanmoins, à l’exception du livre d’anecdotes et de maximes colligé par lui pour son usage personnel, nous ne rencontrons rien parmi les écrivains latins contemporains qui vaille la peine d’une simple mention.

La littérature historique de Rome, dans l’innocence de ses débuts, ignore ce que c’est que le sens critique : auteurs et lecteurs, tous acceptent, sans s’en offusquer, les contradictions les plus grossières dans le fond et dans la forme. Le second Tarquin, déjà homme fait à là mort de son père, n’est monté sur le trône que trente neuf ans après lui. Les annalistes n’en font pas moins un adolescent au jour de son avènement. Pythagore n’est venu en Italie qu’un siècle environ avant l’expulsion des rois : l’historien romain n’en fait pas moins l’ami du sage Numa. Les ambassadeurs envoyés, en 262 [492 av. J.-C.], par Rome à Syracuse, y traitent avec le tyran Denys, qui, en réalité, n’a pris le gouvernement que quatre-vingt-six ans plus tard (348 [-406]). Mais c’est dans la chronologie romaine que se rencontrent surtout des naïvetés choquantes. Comme, selon la computation des Romains, dont les éléments principaux ont été exposés par nous à l’époque précédente, là fondation de Rome se place deux cent quarante ans avant la consécration du temple Capitolin, trois cent soixante ans avant l’incendie des Gaulois : comme, selon les historiographes grecs, ce dernier événement répond à l’archontat de Pyrgion, à Athènes (388 av. J.-C., ou année 1 de la 98e olympiade), il s’ensuit que la fondation de la ville aurait eu lieu dans la première année de la 8e olympiade. Cette même année, d’après le canon d’Eratosthène, alors admis sans conteste, ne serait autre que la 436e à dater de la chute de Troie. Eh bien ! malgré l’impossibilité flagrante, le fondateur de Rome n’en sera pas moins le petit-fils  du Troyen Énée. Caton, qui savait compter, en bon financier qu’il était, avait bien fait toucher la contradiction du doigt, mais sans proposer une solution du problème : ce n’est pas lui qui à imaginé la série des rois albains, plus tard acceptés, par les historiens. — La même ignorance critique se manifeste jusque dans les récits des temps historiques. Ils portent tous le cachet de cette partialité aveugle que le froid et amer Polybe reproche à la chronique de Fabius, à propos du récit fait par ce dernier des commencements de la seconde guerre punique. La méfiance pourtant siérait mieux ici que le reproche. D’est-ce pas. se montrer ridiculement exigeant que de demander aux Romains du temps d’Hannibal un équitable jugement sur leur grand adversaire ? D’ailleurs, les pères de l’histoire, à Rome, n’avaient point absolument tronqué, dénaturé les faits, toute juste part faite aux entraînements de leur naïf patriotisme !

C’est de même à l’époque où nous sommes qu’appartiennent les commencements de la culture et de la littérature scientifiques. Jusqu’alors l’instruction commune avait consisté dans la lecture, l’écriture et la connaissance du droit civil usuel[52]. Mais les contacts continuels avec les Grecs amenèrent promptement le besoin d’une éducation plus large : transplanter directement la science grecque à Rome, n’était point assez, on voulut de plus la remanier et la modifier dans le sens purement romain. — La science de la langue nationale se développe la première, et prépare l’avènement de la grammaire latine : on applique à l’idiome italique les règles établies pour la langue sœur de la Grèce. Les travaux des grammairiens sont presque contemporains de ceux des premiers écrivains de Rome. Vers 520 [234 av. J.-C.], un maître d’école, Spurius Carvilius, corrige et régularise l’alphabet : au lieu du z, qui n’est plus nécessaire, il y introduit le g, inconnu jusqu’alors, et lui assigne la place qu’il a conservée depuis dans les alphabets occidentaux modernes. C’est alors aussi que la lettre x, au lieu de rester la quatorzième dans l’alphabet latin, est, ce semble, rejetée au vingt et unième rang, évidemment dans le but d’un classeraient analogue à celui des signes numériques chez les Grecs : ce fait prouve surabondamment la corrélation des deux langues et la prédominance du grec dans l’instruction élémentaire. Les maîtres d’école de Rome travaillent assidûment à la fixation de l’orthographe : jamais les muses latines n’ont renier leur Hippocrène grammaticale : elles se sont adonnées à la fois à la poésie et à l’écriture correcte des mots. Déjà, à l’instar des Alexandrins, et comme Klopstock fera un jour chez les Allemands, Ennius joue volontiers aux étymologies tirées de la ressemblance des sons[53] : en outre, il a adopté la méthode grecque plus exacte des doubles lettres pour les consonnes doubles, jusqu’alors écrites en lettres simples. Nœvius et Plaute n’ont pas suivi Ennius dans cette voie : comme tous les poètes en général, les poètes populaires de Rome restaient indifférents aux questions d’orthographe et d’étymologie.

Les Romans du VIe siècle ne touchèrent ni à la rhétorique, ni à la philosophie. Leur éloquence se concentrait encore dans les besoins quotidiens de la vie publique : les maîtres étrangers n’avaient point prise sur elle. Caton, le sincère et naïf orateur, ne se lassait pas de vider la coupe de sa raillerie et de sa colère sur la fastidieuse école isocratique, avec son éternel apprentissage de la parole, et son impuissance à jamais parler. — Quant à la philosophie grecque, vulgarisée qu’elle était par l’enseignement indirect de la poésie didactique et dramatique, elle avait conquis déjà une certaine influence : toutefois les jugements ayant cours sur elle sentaient leur ignorance agreste, et on ne la voyait pas s’introduire dans Rome, sans quelque appréhension mêlée de prévoyance instinctive. Caton appelait sans façon Socrate un bavard, un révolutionnaire justement condamné pour attentat envers les croyances et les dieux de sa patrie ; et quant à ceux des Romains qui osaient s’adonner aux études philosophiques. Ennius semble s’être fait l’interprète exact de leurs opinions.

De la philosophie ! soit : j’en veux un peu, mais je ne la veux pas toute. Il est bon de la déguster, mais non de s’y plonger !

Les maximes poétiques, les conseils sur l’art oratoire se rencontraient aussi parmi les écrits de Caton l’ancien. On peut croire que ces livres constituaient comme la quintessence, ou, si on l’aime mieux, comme le caput mortuum de la rhétorique et de la philosophie grecques à Rome. Les sources où il a directement puisé pour son livre sur les mœurs [carmen de moribus] n’étaient autres que les antiques mœurs des ancêtres qu’il préconise par-dessus tout, et probablement aussi que les écrits moraux de l’école pythagoricienne. Quant à ses ouvrages sur l’art oratoire, il avait puisé dans Thucydide ; et plus particulièrement dans les harangues de Démosthène, dont il avait fait une étude assidue. Il semble que pour apprécier l’esprit et les tendances de ce manuel, il suffise de se rappeler la règle d’or, qu’il indique à l’orateur, règle tant prônée par la postérité : a rem tene, verba sequentur [Possédez votre sujet : les mots viendront !]. — Il avait en outre écrit des livres propœdeutiques, sur l’art de guérir, sur l’art militaire, sur l’économie rurale et la jurisprudence, toutes sciences plus ou moins soumises à l’influence de la Grèce. Que si la physique et les mathématiques ne sont point encore étudiées, déjà les connaissances utiles qui s’y rattachent ont ouvert la voie. Je citerai entre autres la médecine. Un médecin grec, le Péloponnésien Archagathos, étant venu le premier s’établir à Rome en 535 [219 av. J.-C.], ses opérations chirurgicales lui valurent un immense succès. Il lui fut assigné une demeure aux frais de l’État avec droit de  cité romaine : bientôt ses confrères débarquèrent en foule en Italie. Caton aussitôt de déblatérer contre les opérateurs étrangers avec une ardeur digne d’une meilleure cause : ce qui ne l’empêche pas de composer à son tour un petit livre de recettes médicales, tirées soit de sa propre expérience, soit de la littérature grecque spéciale. Il revendique bien haut l’antique usage qui faisait du père de famille le médecin de la maison. Comme on le pense, ni les artistes dans l’art de guérir, ni le public ne prirent garde à ses gronderies hargneuses et entêtées, et la profession n’en demeura pas moins l’une des plus lucratives de Rome.

Les Romains ne sont plus les barbares des premiers siècles : désormais ils apportent une attention suivie aux questions relatives à la mesure des temps. La première horloge solaire est placée au Forum en 491 [-263], introduisant avec elle l’usage de l’heure grecque (ώρα, hora) : seulement il convient de noter que le cadran a été fait pour le méridien de Catane, située à 4 degrés plus au sud que Rome. Il n’en devient pas moins le régulateur officiel durant tout un siècle. — A la fin de notre période, se rencontrent dans les hautes classes quelques hommes ayant le goût des sciences mathématiques. Manius Acilius Glabrio, consul en 563 [-191], essaye de remédier aux erreurs du calendrier par une loi donnant pouvoir au collège des pontifes d’ajouter ou de retrancher à volonté les mois intercalaires. Le remède ne corrigea rien : il fut même pire que le mal. Mais la cause du mal tenait moins à l’impéritie des théologiens romains qu’à leur mauvaise foi. Deux ans après, un personnage versé dans les sciences de la Grèce, Marcus Alvius Nobilior (consul en 565 [189 av. J.-C.]), s’efforça de rendre vulgaire la connaissance de ce calendrier tel quel. Gaius Sulpicius Gallus (consul en 588 [-166]), qui avait su prédire l’éclipse de lune de 586 [-168], et calculer la distance de la terre à cette planète, auteur d’écrits astronomiques, à ce qu’il semble, passa aux yeux de ses contemporains pour un prodige d’étude et de pénétration scientifiques.

On mettait de même à profit les expériences des aïeux et celles du jour ; tant dans l’agriculture que dans le métier des armes. Pour la première, nous avons un document important et précis dans celui des deux traités de Caton (de re rustica) que les siècles nous ont légués. Mais l’empirisme local ne suffisait déjà plus, et dans ces matières comme dans les autres branches plus élevées de la littérature, les travaux des Grecs viennent se fondre avec les traditions des Latins : la science phénicienne apporte aussi son contingent ; par où nous voyons que les œuvres étrangères n’étaient en aucune façon négligées à Rome.

Dans la jurisprudence, il n’en est point ainsi, ou du moins les emprunts sont minimes. Les juristes du temps se bornent à donner des avis [responsa] aux consultants, et des leçons à leurs jeunes auditeurs : mais de leur enseignement oral sort bientôt tout un corps de règles traditionnelles, qui vont aussi se déposer dans quelques œuvres écrites. Laissant de côté un rapide précis de Caton, nommons ici le livre plus important de Sextus Ælius Pœtus, surnommé le subtil (Catus). Il fut le premier praticien du temps : en récompense de ses utiles travaux, il se vit successivement porté au consulat (556 [198 av. J.-C.]) et à la censure (560 [-194]) ; et publia son livre tripartite, ou son commentaire sur les Douze Tables, contenant les textes, leur explication scientifique, surtout leur interprétation, quand les mots vieillis ne se comprenaient plus facilement, et en troisième lieu le formulaire des actions. Que dans sa glose il ait sacrifié à l’influence des grammairiens grecs, nul n’en peut douter : toutefois son formulaire se rattachait décidément à l’ancien style d’Appius, et à l’évolution progressive de la procédure populaire.

Au résumé on eût pu assez, exactement juger de l’état des sciences à la fin du VIe siècle par ces petits manuels que Caton avait composés à l’usage de son fils, sorte d’encyclopédie exposant en brèves sentences, tout ce qu’il convenait de savoir à un honnête homme (vir bonus) d’alors, en rhétorique, en médecine, en agriculture, en art militaire, en jurisprudence. Point de distinction encore entre les sciences de l’enseignement élémentaire et celles spéciales. Le Romain cultivé ne leur demande que ce qui lui est en général nécessaire ou utile. Admettons toutefois une exception pour la grammaire latine, laquelle, par rapport à la forme, n’a point encore reçu les développements que comporte une science philologique plus avancée ; et aussi pour la musique et pour toute la série des connaissances physiques et mathématiques. Ce qu’on recherche avant tout, c’est le savoir immédiatement pratique : on ne veut rien autre chose, et l’on va au plus court et au plus simple. Si l’on use des Grecs, c’est pour vanner en quelque sorte et extraire les utiles préceptes perdus dans la masse confuse de leurs dissertations. Ayez l’œil sur la littérature des Grecs, mais gardez-vous de vous y enfoncer. Ainsi s’exprime l’un des adages catoniens. Telle fût aussi l’origine d’une foule de livres et de manuels domestiques, débarrassés sans nul doute des subtilités et des obscurités des écrivains grecs, mais privés en même temps de l’acuité de sens, et de la profondeur qui les distinguent. Par leurs qualités et leurs défauts, ces livres ont exactement et en tout temps donné la mesure des rapports mutuels entre la civilisation romaine et la science hellénique.

La poésie et la littérature sont venues à Rome au jour où Rome conquérait la souveraineté du monde, au jour où, selon l’expression d’un poète du temps de Cicéron :

Hannibal ayant été vaincu, la muse, vêtue en guerrière, a marché d’un pas rapide, au devant du rude peuple des Quirites.

Le mouvement intellectuel s’était aussi propagé dans les pays Sabelliques et Étrusques. On rencontre çà et là quelques mentions de tragédies en langue toscane. Les poteries à inscriptions osques trahissent chez l’artiste à qui elles sont dues la connaissance familière de la comédie grecque. Nous sommes fondés à nous demander si à l’époque où Nœvius et Caton écrivaient à Rome, il n’y a point eu aussi sur les bords de l’Arno et du Vulturne une littérature locale parallèle à la littérature romaine, et comme elle imitant la Grèce. Mais nous ne savons rien au delà de ces indices et l’histoire qui les note est bien impuissante à combler ses propres lacunes ! — La littérature romaine, la seule que nous puissions juger, quelle que soit d’ailleurs sa valeur absolue au point de vue de l’esthétique pure, n’en demeure pas moins précieuse, historiquement parlant ! Elle est le miroir unique de la vie intime en Italie, durant ce VIe siècle, tout rempli du bruit des armes, et des pronostics d’un immense avenir ; de ce siècle qui ferme l’ère de la civilisation locale et fait entrer l’Italie dans le grand et universel courant de la civilisation du monde antique. Elle obéit aux deux tendances contraires qui se disputent à la même heure tout le mouvement de la vie nationale, et caractérisent, un temps de transition. Qu’on n’essaye d’ailleurs pas de se faire illusion sur l’indigence réelle de cette littérature romano-grecque ! Cette indigence saute aux yeux de quiconque n’a pas l’esprit prévenu, ou n’est pas dupe de la rouille vénérable des deux mille siècles écoulés depuis. Auprès des œuvres de la Grèce, la littérature romaine produit l’effet d’une orangerie d’Allemagne, comparée à la forêt d’orangers natifs, en Sicile : l’une et l’autre plaisent à l’œil, mais qui oserait les mettre sur la même ligne ? Et si l’on porte à bon droit un tel jugement sur les essais des Romains qui pratiquaient la langue grecque, à plus forte raison conviendra-t-il d’en dire autant de toutes ces compositions rédigées dans la langue nationale des Latins, non par des Romains, mais par des étrangers, le plus souvent par des quasi Grecs ou des Gaulois, et bientôt même par des Africains, n’ayant tous du latin qu’une teinture superficielle, et parmi lesquels ceux qui se produisirent devant la foule, à titre de poètes, ne comptaient ni un seul homme de haute condition, nous l’avons vu, ni même un seul citoyen dont le Latium propre eût été la patrie ! Il n’est pas jusqu’à ce nom de poète qui ne soit exotique. Ennius, le premier, s’en pare avec emphase[54]. Marquées ainsi au cachet de l’étranger, ces œuvres sont défectueuses par plusieurs côtés. Il n’en peut être autrement quand l’écrivain n’est autre chose qu’un maître primaire, et quand le public s’appelle la foule. On a vu la comédie se jeter dans les voies triviales de l’art, et tomber même dans le cynisme servile, en flattant les goûts d’une grossière populace : on a vu que deux des plus importants auteurs de Rome ont tenu d’abord école ouverte, avant de se mettre à versifier. Tandis qu’en Grèce, la philologie avait pris son essor après la floraison de l’art national, et n’avait plus expérimenté que sur un cadavre ; chez les Latins, au contraire, la grammaire est née en même temps que la littérature, s’avançant avec elle, et la main dans la main, comme il se fait aujourd’hui dans les travaux des Missions étrangères. A considérer sans parti pris toute cette littérature hellénistique du VIe siècle, toute cette poésie d’artisans, sans germe original, ces imitations constantes des genres amoindris de l’art étranger, ce répertoire traduit, ces épopées hybrides, on se sent tenté de les condamner comme autant de symptômes maladifs d’un siècle de décadence. — Et néanmoins, pour exacte qu’elle soit, cette sentence serait injuste à plus d’un égard. Qu’on se dise bien que cette littérature toute faite a été apportée à un peuple sans poésie nationale dans le passé, condamné à n’en avoir jamais dans l’avenir ! L’antiquité n’a pas connu la poésie subjective et individuelle des temps modernes. Toute son activité créatrice se place dans les temps mystérieux où la nationalité se cherche parmi les inquiétudes et l’ivresse de son premier essor ! Je ne veux rien rabattre de la grandeur des poètes épiques et tragiques de la Grèce ; mais leurs chants ne sont autres pourtant que la mise en récit des antiques légendes des dieux-hommes et des hommes-dieux. Or, dans le Latium, vous ne rencontrerez pas les matériaux des hymnes primitifs. Là où le Panthéon n’est point peuplé de formes palpables, où la légende est nulle, les fruits d’or de la poésie ne peuvent librement éclore. D’un autre côté, et c’est la circonstance la plus décisive, le progrès intime et intellectuel et le développement extérieur et purement politique ayant marché du même pas  en Italie, il n’était déjà plus possible de maintenir intacte la nationalité originale de la vieille Rome, et de défendre contre l’hellénisme envahisseur une société jadis réfractaire aux raffinements d’une culture plus haute et plus personnelle. Quoiqu’il en soit, il faut reconnaître la nécessité de cette propagande révolutionnaire, antinationale de la Grèce. Elle seule avait le don d’amener la fusion morale des peuples ; et dans le domaine de la poésie comme dans celui de l’histoire, c’est par elle que se justifie, et dans l’esprit et dans la forme, cette littérature romaine du VIe siècle. S’il n’en est point sorti d’œuvre vraiment neuve et pure d’alliage, du moins par elle les horizons intellectuels de la Hellade se sont étendus jusque sur l’Italie. Considérée dans ses aspects purement extérieurs, la poésie des Grecs suppose chez ses auditeurs une certaine somme de connaissances positives. Chez le poète antique vous ne trouvez rien qui tende ou ressemble à cette concentration réfléchie et exclusive de la pensée, l’un des traits les plus essentiels du drame de Shakespeare, par exemple. Pour qui n’est pas versé dans la connaissance des cycles mythiques de la Grèce, les chants des rhapsodes et des premiers tragiques se déroulant sur une toile sans arrière-plans, demeureraient inintelligibles à la masse. Les comédies Plautines, entre autres, nous font voir que le public de Rome savait par cœur les fables homériques, et la légende d’Hercule ; et que les traits principaux des autres mythes ne lui étaient point inconnus[55]. Très probablement les écoles et le théâtre avaient commencé son éducation, en le préparant à comprendre les grandes œuvres poétiques de là Grèce. Mais l’enseignement direct et profond est venu de l’apport dans Rome de la langue et du vers helléniques : les meilleurs critiques anciens s’empressent d’en faire l’aveu.

Lorsque la Grèce vaincue eut subjugué son farouche vainqueur, et importé l’art dans l’agreste Latium [Horace, Epist., 2, 1, 156], elle triompha surtout en mettant à la place d’un idiome indiscipliné une langue admirablement noble et assouplie, en faisant succéder d’autres mètres au mètre monotone et haché du vers saturnien. Alors, le trimètre facile, l’hexamètre superbe, le tétramètre puissant, l’anapeste joyeux, tous les rythmes lyriques artistement entrelacés et adaptés à la langue nationale vinrent frapper à plein son les oreilles latines. La langue du vers est la clef du monde idéal de la poésie : la mesure est la clef de la sensation poétique. Que si l’épithète est muette pour vous, si la métaphore vivante est lettre morte, si les dactyles et les iambes et leur mouvement cadencé ne vous font pas tressaillir ; ce n’est pas pour vous qu’Homère et Sophocle ont chanté. Mais on dira peut-être que le sentiment de la poésie et du rythme procède de lui-même. Oui, la nature a mis le sens de l’idéal au fond de nos poitrines : mais pour fleurir, il lui faut le rayon d’un soleil favorable. Or, chez les Latins particulièrement, chez ce peuple peu ouvert à la poésie, il a fallu la culture d’une main étrangère. Qu’on ne dise pas non plus que la langue des Grecs, que leur littérature, déjà vulgarisées, auraient dû suffire à ce public romain, s’il avait pu sentir ! Comme si le charme mystérieux de la langue, comme si ce charme qui se double par la parole poétique et le rythme, ne s’évanouissait aussitôt sous l’idiome savant ; comme s’il pouvait s’éveiller autrement qu’au bruit de la langue nationale ! Plaçons-nous à ce point de vue, et nous serons plus justes appréciateurs de la littérature hellénistique, et de la poésie romaine au VIe siècle. Elles ont importé le radicalisme d’Euripide en Italie : elles ont changé les dieux en des mortels qui ne sont plus, en des abstractions sans corps ! A côté de la Grèce dénationalisée, elles ont dénationalisé le Latium ! Par elles, les idiotismes populaires, si je puis dire, se sont perdus dans les conceptions problématiques de la civilisation universelle ! Qu’importe ! bon gré mal gré, ces tendances se rencontrent partout ; et il y aurait grossière erreur à nier la loi de leur nécessité historique. J’accorde, d’ailleurs, qu’ici même la poésie romaine s’est montrée défectueuse : qu’on m’accorde du moins que ses lacunes et ses défauts s’expliquent et s’excusent. Sous une forme relativement parfaite, elle recouvre un fond de peu de valeur, souvent même un fatras qui jure avec elle : mais c’est qu’aussi son véritable intérêt est tout extérieur, il tient à la langue et au vers. Triste chose assurément que cette poésie dans la main de pédants d’école et d’étrangers, que ces traductions ou imitations, œuvres d’esclaves : mais dès qu’il s’agissait de jeter un pont entre la Grèce et le Latium, Livius et Ennius, il convient de le reconnaître, ont exercé une sorte de pontificat artistique, et la littérature traduite devenait le plus simple et le plus commode moyen d’arriver au but. Triste chose encore que cet art romain allant chercher ses modèles parmi les œuvres usées et médiocres de l’art grec ; et pourtant sa tendance est conforme à son objet. Nul ne songe à mettre Euripide à côté d’Homère : Euripide et Ménandre, historiquement parlant, ont écrit la Bible de l’hellénisme cosmopolite, comme l’Iliade et l’Odyssée sont la Bible de l’hellénisme national ; et les représentants des premiers avaient tout d’abord mission d’introduire leur public dans la région littéraire. Peut-être aussi qu’ils cédaient instinctivement au sentiment de leur infériorité poétique. Peut-être qu’ils s’en tenaient à Euripide et à Ménandre, faute de pouvoir atteindre aux hauteurs de Sophocle ou même d’Aristophane. La vraie poésie est essentiellement indigène, et s’acclimate difficilement quand elle est transplantée : l’esprit et l’intelligence, au contraire, ces dons suprêmes du génie d’Euripide et de Ménandre, sont volontiers de tous les pays. Sachons gré aux poètes du VIe siècle de ne s’être point asservis à la littérature grecque du jour, à l’alexandrinisme, ainsi qu’on l’appelait, et d’avoir voulu remonter jusqu’aux siècles classiques, toutes n’y choisissant pas les plus riches et les plus purs modèles. Si nombreux que fussent leurs remaniements contraires à la vérité, et leurs contresens artistiques, ils commettaient un péché pareil à ceux commis contre l’Évangile par ces missionnaires que les circonstances locales condamnent à mêler de pieux mensonges à la pureté de leur enseignement. L’histoire et l’art commandent le pardon envers les anciens écrivains latins : ils ont eu la foi inséparable de l’esprit de propagande. Qu’on juge de la mission d’Ennius autrement qu’Ennius ne l’a fait lui-même, soit ! Mais si vous concédez qu’en matière de foi le point principal n’est point tant ce que l’on croit, que comment l’on doit croire, vous ne refuserez ni votre assentiment ni votre admiration aux poètes du VIe siècle. Un sentiment vif et profond de la littérature universelle de la Grèce, un saint désir d’acclimater l’arbre merveilleux sur un sol étranger, voilà l’idée, le souffle qui pénètre leur œuvre tout entière, et qui s’allie singulièrement avec les émotions exaltées d’une grande époque ! Plus tard, un hellénisme mieux éclairé ne leur jettera plus, qu’un regard dédaigneux : il aura tort ! Et les poètes postérieurs leur rendraient meilleure justice, si, en faisant la part de leurs imperfections nécessaires, ils admiraient comment ils ont su se maintenir en communion intime avec la poésie des Hellènes ; et comment, mieux que leurs disciples superbes et plus érudits, ils se sont placés peut-être sur les sommets voisins de l’art vrai. Dans leur zèle d’imitation téméraire, dans leurs rythmes sonores, et jusque dans les exagérations de leur jactance, il y a je ne sais quelle puissance grandiose, qui ne sera jamais dépassée aux autres époques de la littérature latine ; et sans vouloir s’aveugler sur leurs faiblesses, on ne leur défendra pas de se vanter dans leur fierté enthousiaste d’avoir versé aux mortels les vers enflammés coulant de leurs poitrines !

De même que la littérature helléniste de ces temps est l’esclave de ses propres tendances, de même aussi l’école nationale opposante subit, quoi qu’elle en ait, la réaction d’influences venues de la Grèce. La première ne voulait ni plus ni moins que détruire la nationalité latine, sous couleur d’une poésie parlant latin, grecque au fond et dans la forme ! Les Romains purs, en repoussant l’hellénisme, s’efforcèrent aussi de repousser loin d’eux la littérature des Hellènes. Ils la mirent au ban de leur opinion. Il se passa dans Rome au temps de Caton un phénomène tout semblable à l’accueil réservé au christianisme durant l’ère des Césars. Les poètes du VIe siècle, comme feront les chrétiens plus tard, recrutent leurs prosélytes dans le monde des affranchis et des étrangers : mais la noblesse et le gouvernement voient en eux de dangereux ennemis, comme un jour ils s’effrayeront de l’invasion du christianisme : les mêmes motifs qui dicteront aux magistrats la sentence de mort contre les apôtres et les évêques, commandent à l’aristocratie du VIe siècle de refouler Plaute et Ennius dans les bas fonds de la plèbe. C’est Caton encore qui marche au premier rang dans cette campagne patriotique contre l’étranger. Pour lui, les lettrés, les médecins grecs ne sont que l’écume empoisonnée du peuple corrompu de la Hellade[56]. Il traite tous ces baladins de Rome du haut de son inexprimable mépris. On l’en a souvent et durement blâmé, lui et tous ceux de son opinion : l’expression chagrine de sa mauvaises humeur témoigne, dit-on, d’un esprit absolu et borné tout ensemble ! Que si pourtant on veut peser impartialement ses raisons, on reconnaîtra qu’il était au fond dans le vrai, et que l’opposition nationale, une fois sur cette pente, était fatalement conduite à dépasser les limites d’une insuffisante défensive. Quand l’un de ses contemporains plus jeunes, que sa manie déplorable d’imitation avait fait la risée des Grecs eux-mêmes, quand Aulus Postionius Albinus, charpentant de ridicules vers en langue grecque, s’en allait demandant pardon de son mauvais style dans la préface de je ne sais quel livre historique, et disait : je ne suis qu’un Romain ! franchement, le vieux Caton n’était-il pas en droit de lui répondre qu’il y avait sottise à se mêler d’une besogne à laquelle il ne comprenait rien ? Est-ce que par hasard, à tenir, il y a deux mille ans, fabrique de comédies traduites, à faire métier de louer des héros payant leur propre éloge d’un morceau de pain et d’un dédaigneux patronage, la carrière était plus honorable qu’elle ne le serait de nos jours ? Et Caton encore était-il si coupable, quand il reprochait à Nobilior, d’avoir pris avec lui pour chanter ses futurs exploits, et d’avoir emmené à Ambracie, le poète Ennius, lequel, d’ailleurs célébrait dans ses vers tous les grands Romains sans acception de personne, ou accablait le Censeur lui-même de ses patriotiques éloges ? Et ces Grecs qu’il avait si bien appris à connaître à Rome et à Athènes, Caton n’avait-il pas juste cause de les appeler une tourbe misérable et incorrigible ? Non, sa haine contre les tendances du jour, contre cet hellénisme abâtardi n’avait rien que de mérité. Jamais, qu’on le sache, il n’a blasphémé contre la civilisation et les influences vraiment morales de la Grèce. Bien plus, disons à la louange du parti national qu’il comprenait clairement la nécessité d’une littérature, et qu’il ne méconnaissait pas l’utilité des inspirations venues de la Grèce : seulement il aurait fallu se garder, à l’entendre, de jeter le latin dans le moule hellénique. Imposer au peuple romain des œuvres forcées et maladroites, c’était faire tout autre chose que d’employer dans une juste mesure les riches semences du génie grec à la fécondation du sol de l’Italie. Un heureux instinct les guidant, et entraînés par l’élan de leur siècle, plus encore que par les lumières de quelques hommes, les Romains s’étaient dit que, puisque la patrie n’avait pas son trésor de créations poétiques des temps légendaires, il convenait de demander à l’histoire la matière et le progrès de la vie littéraire et intellectuelle. Rome était ce que n’était pas la Grèce, un État. Nœvius avait conscience de la supériorité politique de Rome, lorsqu’il tenta audacieusement de transformer son histoire en une épopée nationale, ou de la porter sur le théâtre. La même pensée fit de Caton le créateur de la prose latine. Assurément, lorsqu’ils osent mettre les rois et les consuls à la place des dieux et des héros mythologiques, ces grands hommes me rappellent les géants entassant les montagnes pour escalader le ciel ! Sans le monde des dieux, il n’y a plus ni épopée ni drame antique, et, la poésie absente ne se remplace pas ! Caton vit mieux et plus modérément les choses ; et tenant pour perdue la partie des poètes, il la laissa à ses adversaires. Du reste, il se rappela les modèles légués par la vieille Rome, les poésies morales et géorgiques à la façon d’Appius ; et il s’essaya, lui aussi, dans le genre didactique et dans le vers national, sinon avec un plein succès, du moins avec le mérite d’une estimable et utile pensée. Comme prosateur, il marchait sur un terrain beaucoup plus favorable. Se consacrant à cette branche de l’art avec toutes les énergies de son multiple savoir, le vieux polygraphe a travaillé de ses mains, je le répète, à façonner la langue latine, et à en faire sortir l’instrument approprié désormais à la prose littéraire. Il se montra en cela vrai et bon Romain ; et son mérite est d’autant plus grand qu’il ne cherchait son public que dans le cercle restreint de la famille ; et que seul ou presque seul parmi ses contemporains, il marcha dans sa voie, à lui. Ainsi furent conçues ses Origines, ses Harangues politiques demeurées célèbres, et tous ses livres scientifiques. L’esprit exclusif d’une nationalité jalouse les inspire, leur sujet est tout national. Mais qu’on ne croie pas que Caton s’y montre anti-hellène : foin de là, il obéit aussi pour le fond à l’influence littéraire de la Grèce : seulement son hellénisme est autre que celui de la nouvelle école. L’idée, le titre même de son œuvre principale sont empruntés aux Histoires des origines (xτίσεις) publiées chez les Grecs. J’en dirai autant de ses Harangues ; s’il se moquait d’Isocrate, il apprenait, par cœur Thucydide et Démosthène. Il a déposé dans son Encyclopédie le fruit de ses recherches dans l’œuvre scientifique de la littérature grecque. Et parmi toutes les entreprises de sa vie active et patriotique, j’oserai dire qu’il n’a rien fait, de plus utile, à son pays, ni de plus important par les résultats, que ces tentatives littéraires qu’il estimait pourtant assez peu, à l’en croire. Dans l’éloquence, dans les sciences, il a eu de nombreux et dignes successeurs : mais ses Origines, qui ne se peuvent guère comparer qu’aux compilations des logographes, n’ont eu ni un Hérodote ni un Thucydide qui soit venu après elles ! Il n’en a pas moins fondé une école : à dater de lui, comme par lui, les travaux littéraires associant l’étude des connaissances utiles à l’étude de l’histoire, sont devenus chez les Romains une honorable, que dis-je, la plus honorable des professions !

Jetons aussi un regard sur les arts architectoniques et plastiques. Constatons-le, d’abord, en ce qui touche les premiers : le luxe, encore à ses débuts, se fait moins remarquer dans les constructions publiques que dans les édifices privés. C’est seulement vers la fin de la période, au temps de la censure de Caton (570 [184 av. J.-C.]) qu’on ne se contente plus, à l’égard de celles-là, de satisfaire simplement aux nécessités communes : on se préoccupe aussi de la commodité générale ; on établit des réservoirs en pierre (lacus) approvisionnés par les aqueducs (570) ; on élève des portiques, (575, 580 [-179, -174]) ; on importe dans la   ville les prétoires de justice et les salles des marchés d’Athènes, les basiliques (στοάβασίλειος). Le premier de ces bâtiments, assez semblable par sa destination à nos Bourses ou à nos bazars modernes, le portique des Argentiers ou le portique Porcien avait été élevé par Caton non loin de la curie (570 [-184]). Il en fut bientôt construit d’autres, et l’on vit un jour disparaître toutes les échoppes qui garnissaient les deux côtés longs du Forum, pour faire place aux majestueuses colonnades des basiliques. C’est aussi au cours du VIe siècle, au plus tard, que d’importants changements, effectués dans les habitations, atteignirent profondément toute l’économie de la vie domestique. On voit peu à peu l’atrium se séparer de la cour (cavum aedium) ; il y a désormais, un jardin avec son péristyle (peristylium), des pièces spéciales pour serrer les titres et archives (tablinum), des chapelles, des cuisines, des chambres à coucher. À l’intérieur, les colonnes deviennent d’un emploi usuel. Dans la cour et l’atrium, elles soutiennent la toiture ouverte au centre, et les galeries qui entourent le jardin (peristylium). Partout c’est la maison grecque qui est copiée ou imitée. Les matériaux sont encore de qualité ordinaire : nos ancêtres, dit Varron, habitaient des maisons de briques ; seulement, pour se garder de l’humidité, ils construisaient un soubassement peu élevé en pierre.

La plastique n’a laissé aucune trace : on sait seulement que les Romains modelaient en cire et en ronde bosse les effigies de leurs aïeux. Il est fait mention plus souvent de la peinture et des peintres. Manius Valerius avait fait peindre sur les murailles latérales de la salle du Sénat le tableau de la bataille gagnée par lui devant Messine en 491 [263 av. J.-C.] sur les Carthaginois et sur Hiéron de Syracuse. C’est là la fresque historique la plus ancienne : beaucoup d’autres suivirent : elles furent à l’art plastique, ce que, peu de temps après, l’épopée et le drame romains ont été à la poésie. On trouve cités, comme peintres : un certain Théodote, objet des moqueries de Nœvius, qui dit de lui :

Barricadé derrière des toiles, assis dans le lieu sacré, peignit des Lares folâtres, de son pinceau de  queue de bœuf.

Marcus Pacuvius de Brindes, qui décora de ses peintures le temple d’Hercule, sur le forum boarium (c’est aussi lui qui dans sa vieillesse, s’est fait un nom comme imitateur des tragiques grecs) ; et Marcus Plautius Lyco (ou Ludius)[57], d’Asie Mineure (ou d’Étolie), qui orna le temple de Junon, à Ardée, et y reçut le droit de cité en récompense, de ses beaux travaux. Ce qui paraît certain, c’est que l’art n’est encore que chose secondaire, c’est qu’il tient plutôt du métier, c’est que, bien plus que la poésie elle-même, il est resté dans la main des Grecs ou des quasi Grecs. Déjà cependant nous rencontrons dans les rangs de la haute société les premiers indices du dilettantisme futur : déjà les collectionneurs se montrent. On se prend à admirer les splendeurs des temples corinthiens et attiques, à regarder avec dédain les vieilles figures d’argile posées sur les toits des temples romains ; et Lucius Paullus lui-même, pourtant frère d’opinion de  Caton bien plus que des Scipions, étudie et juge en connaisseur le Jupiter de Phidias. Après la reddition de Syracuse (542 [212 av. J.-C.]), Marcus Marcellus, le premier, enlève en masse ces trésors d’art, qui viendront successivement enrichir la capitale des dépouilles des villes grecques conquises : quelques hommes de l’ancienne souche s’élèvent bien contre ces pratiques. Le vieil et austère Quintus Maximus, en entrant dans Tarente (545 [-209]), défend de toucher aux colonnes des temples, et veut qu’on laisse aux Tarentins leurs dieux irrités : mais la mode l’emporte, et le pillage continue. Titus Flamininus (560 [194 av. J.-C]), Marcus Fulvius Nobilior (567 [-187]), tous deux représentants principaux de l’Hellénisme, et, aussi bien qu’eux, Lucius Paullus (587 [-167]), remplissent les édifices publics des productions du ciseau grec. Les Romains pressentent dès cette époque que le culte des arts et de la poésie constituent une partie essentielle de la civilisation grecque, ou mieux, de la civilisation moderne mais, tandis que pour s’approprier la poésie, il leur manque la faculté et le génie poétiques, il leur semble du moins que dans le domaine des arts, l’étude et la réunion des chefs-d’œuvre pourront suffire. Aussi Rome aura-t-elle un jour une littérature artistique, alors, que nul n’y tentera même de créer ou faire progresser un art pur romain[58] !

 

 

 



[1] La langue de Plaute se caractérise même par l’emploi d’un certain nombre de mots purement grecs : stratioticus, machœra, nauclerus, trapezita, danista, drapeta, œnopolium, bolus, malacus, morus, graphicus, logus, apologus, techna, schema, etc. Le poète y ajoute parfois l’interprétation en latin, mais seulement quand le mot grec appartient à un ordre d’idées étrangères à son vocabulaire habituel. Dans le Truculentus (I, 1, 60), par ex., dans un vers peut-être interpolé, il est vrai, on lit : Phronesis est sapientia. Ailleurs, le comique jette des bribes de grec au milieu de sa phrase : dans la Casina (3, 6, 9), on lit ce vers :

Πράγματα μοί παρέχεις. — Dabo μέγα xαxόν, ut opinor…

[Tu m’ennuies ! — Il t’en cuira, je le crains.]

Ailleurs, il joue sur le mot. Sic dans les Bacchis (2, 3, 6)

……… est opus chryso Chrysalo ……               

[il faut de l’or à Chrysale. - V. aussi, ibid., 4, 4, 53].

Ennius, de son côté, suppose que l’étymologie des mots Alexander, Andromache, est connue de tous ses auditeurs (Varron, de Ling. lat., 7, 82). Citons encore comme tout à fait curieux certains mots forgés et à demi grecs : ferritribax, plagipatida, pugilice ; ou le vers bien connu du Miles gloriosus (2, 2, 58) : Euge : EUSCHEME hercle adstitit sic DULICE et comœdice ! [Voyez, par Hercule ! quels airs de comédie le drôle se donne !]

[2] Voici l’une des Épigrammes poétiques qui partent le nom de Flamininus :

Écoutez : ô Dioscures, joyeux et habiles écuyers !

Fils de Jupiter ! Tyndarides qui régnez à Sparte ! écoutez !

Titus, descendant d’Énée, vous dédia cette noble offrande,

Quand il donna la liberté aux peuples hellènes !

[3] [Marschen, Ditmarschen : le Marais : nom donné à la région basse et humide de la côte occidentale du Holstein et du Schleswig. Il répond exactement à notre Marais de Vendée et aux Pays-Bas de Hollande. M. Mommsen fait ici allusion à son pays natal : la Frise septentrionale, en Schleswig.]

[4] Citons, comme exemple, Chilon, l’esclave de Caton l’Ancien, qui réalisa d’assez beaux bénéfices pour son maître, en sa qualité de pœdagogue (Plutarque, Cat. maj., 20).

[5] On n’applique pas encore, dans la Rome républicaine, la règle, créée seulement plus tard, d’après laquelle tout affranchi doit porter le prénom de son patron.

[6] Citons ce vers d’une de ses tragédies [Festus, p. 433, éd. Müll.]

Quem ego nefrendem alui lacteam immulgens opem…

Que j’ai nourri, quand il m’avait pas de dents, des trésors, du laitage…

— Prenez l’Odyssée, liv. XII, vers 16 et suiv. :

..... ούδ' άρα Κίρxην

Èξ Αϊδεω έλθόντες έλήθομεν, άλλά μάλ' ωxα

΅Ηλθ' έντυναμένη· άμα δ' άμφίπολοι φέρον αύτή

Σϊτον xαί xρέα πολλά, xαι αϊθοπα οΐνον έρυθρόν...

Mais Circé nous vit revenant des enfers, et de suite elle vint à nous toute parée ; ses servantes apportaient avec elle le pain, les nombreuses viandes, et le vin rouge et généreux…

Voici la traduction de Livius Andronicus :

Tỏpper cỉti ad aédis — vénimủs Cỉrcae

Simul dủona cỏrani (?) — pỏrtant ảd nảvis

Mỉlia ảlia in ỉsdem — inserinuntur.

Ce qui frappera le plus le lecteur dans cette traduction, ce n’est point tant son incorrection barbare, que le contresens de l’écrivain, qui fait venir Ulysse chez Circé, tandis que, suivant Homère, c’est Circé qui va au-devant d’Ulysse. — Ailleurs (livre XV, v. 373), il tombe dans un quiproquo plus risible encore, et traduit αίδοίοισιν έδωxα (j’en donnai à mes respectables (hôtes) :) par le mot lusi (je jouai). V. Festus, Epit. V° affatim, p. 11, Müll. — Tous ces minimes détails ne sont pas sans intérêt pour l’histoire : ils montrent à quel humble degré de la culture littéraire en étaient encore, avec leurs vers mal dégrossis, ces premiers pédagogues de Rome. Remarquez aussi qu’Andronicus, tout natif qu’il était de Tarente, ne paraît pas savoir le grec comme on sait sa langue mère.

[7] A la vérité, il en fut élevé un, dès 575 [179 av. J.-C.], sur l’hippodrome Flaminien, pour les jeux d’Apollon (Tite-Live, 40, 50. — Becker, Topic., P. 605). Mais, suivant toutes les vraisemblances, il fut rasé presque aussitôt (Tertullien, de Spectac., 40).

[8] En 599 [155 av. J.-C.], il n’y avait encore ni banquette, ni sièges (Ritsch., Parerg., I, p. XVIII, XX, 214. Cf. Ribbeck, Trag., p. 285). Or, comme l’auteur des Prologues de Plaute, et Plaute lui-même, font d’assez fréquentes allusions à un public assis (Miles glor., act. II, sc. 1, v. 3, 4; Aulul., act. IV, sc. 9, v. 6 ; Trucul., in fine ; Epidic., in fine), il en faut conclure que les spectateurs apportaient le plus souvent leurs siéges, ou se mettaient par terre.

[9] En tout temps, les femmes et les enfants ont été admis au théâtre à Rome (Valère-Maxime, 6, 3, 12. — Plutarque, Quœst. rom., 14. — Cicéron, de Harusp. resp., 12, 24. — Vitruve, 5, 3, 1. — Suétone, Aug., 44, etc.). Les esclaves en étaient de droit exclus (Cicéron, de Harusp. resp., 12, 36. — Ritschl., Parerg., I, p. XIX, 223). Il en faut dire autant des étrangers, à l’exception toutefois des hôtes publics : ceux-ci prenaient place au milieu ou à côté des sénateurs (Varron, 5, 155. — Justin, 43, 5,10 ; Suétone., Aug., 44).

[10] [V. le prologue du Pœnulus, vers 17 et suiv.]

[11] On aurait tort, se fondant sur quelques indications des prologues de Plaute (Casina, v. 17 ; Amphitr., 65) de penser qu’il y avait un prix décerné après concours (Ritschl, Parerg., 1, 229). Le passage souvent cité du Trinumus (v. 706) appartenait probablement au texte grec original, et semble avoir été purement et simplement transcrit par le traducteur. Sur ce point, le silence des Didascalies et des Prologues, en ce qui touche les juges et les prix eux-mêmes, est à la fois décisif et s’accorde avec la tradition. — Nous ajoutons qu’on ne jouait qu’un drame par jour. Nous voyons, en effet (Pœnulus, 10), que les spectateurs quittaient leur logis pour voir commencer la pièce, et que, la pièce finie, ils rentraient chez eux (Epidic.; — Pseudol. ; — Rudens ; — Stichus ; — Trucul., in fine). Il ressort de tous ces textes que les Romains allaient au théâtre après leur second déjeuner (prandium), et qu’ils rentraient dans leurs demeures pour l’heure du dîner. A ce compte, la représentation durait de midi à trois heures. Cela n’a rien d’étonnant, quand l’on songe que les pièces de Plaute se jouaient avec des intermèdes de musique à la fin de chacun des actes (Horat., Epist. 2, 1, 189). Plus tard, les choses changeront, et Tacite (Annal., 14, 20) parlera de spectateurs passant la journée tout entière au théâtre.

[12] Nous ne parlons que pour mémoire de quelques rares emprunts faits aussi à la comédie moyenne, qui n’est autre chose que le genre de Ménandre non encore arrivé à son point de perfection. Quant à la comédie ancienne, nulle trace d’imitation ne s’en rencontre dans la vieille littérature de Rome. L’Hilarotragédie, dont l’Amphitryon de Plaute nous offre le spécimen, a reçu, il est vrai, des historiens littéraires de Rome, le nom de comédie Rhinthonienne ; mais les comiques nouveaux d’Athènes avaient aussi écrit des parodies de ce genre, et l’on ne s’expliquerait pas pourquoi, ayant devant les mains les poètes athéniens de la nouvelle école, les Romains auraient été remonter jusqu’à Rhinthon [de Tarente ou Syracuse] et aux anciens, pour leur demander des modèles.

[13] [Toutes les appréciations qui vont suivre, et une bonne partie de celles qui précèdent, sont puisées, le lecteur l’a pressenti, dans les textes mêmes et les fragments des comiques grecs et latins. Déjà, en lisant l’alinéa qui précède, on a pu reconnaître une allusion aux v. 52 et 59 du prologue de l’Amphitryon

Quid contraxistis frontem ? quia tragœdiam

Dixi futuram hanc ? …… commutavero

Eamdem hanc, si vollis ; faciam ex tragœdia

Comœdia ut sit ……]

[14] [Le Curculio et la Mostellaria, deux comédies bien connues de Plaute.]

[15] [Dont Cicéron disait, dans son Cato major : Quam gaudebat …… Truculento Plautus, quam Pseudolo !]

[16] [On sait que Molière lui a pris plus d’un trait de son Harpagon, et notamment l’idée et certains détails comiques du fameux monologue.]

[17] [Aussi le poète a-t-il cru devoir s’excuser devant son public. Mais son excuse, où la prend-il ? Ecoutons-le :

Si ces vieillards n’avaient été des vauriens dès leur jeune âge, vous ne les verriez pas aujourd’hui salir leurs cheveux blancs ! Et l’auteur ne les eut point mis en scène, s’il n’avait pas vu souvent des pères rivaux de leurs fils, dans les lieux de prostitution ! (Plaute, Bacchis, Epilogue)]

[18] Bacchides, 35. — Trinumus, 3, 1, 8. — Trucul., 3, 2, 25. — Nœvius aussi, qui d’ordinaire se gênait moins que ses confrères, se moque des Prœnestins et des Lanuviens (Comm., 21, R.). Les rapports furent fréquemment tendus entre les Prœnestins et les Romains (Tite-Live, 23, 20, 42, 1) : les exécutions qui eurent lieu au temps des guerres de Pyrrhus et la catastrophe contemporaine de Sylla en font foi. — Naturellement, la censure n’arrêtait pas au passage les plaisanteries innocentes, comme celles qu’on lit dans les Captifs (Captivi), 1, 2, 56 et 4, 2, 191). — Notons aussi le curieux compliment adressé à Massalie dans la Casina (5, 4, 1).

[19] C’est par un vœu de ce genre que se termine le prologue de la Cassette, exemple unique dans les écrits latins contemporains, qui nous sont parvenus, d’une allusion directe aux guerres hannibaliennes :

Voilà l’histoire ! — Bonne santé je vous dis. Puisse votre vrai courage vous donner la victoire, comme au temps jadis. Conservez vos alliés, les anciens et les nouveaux. Augmentez vos auxiliaires par la justice de vos lois. Ecrasez vos ennemis ; cueillez les lauriers et la gloire, et que le Carthaginois vaincu soit punit ! (Cistell., Prolog., in fine)

[20] On ne saurait trop y regarder avant d’interpréter tel ou tel passage de Plaute dans le sens d’une allusion aux événements du jour. La critique moderne a dû rejeter bon nombre de traductions par trop subtiles et évidemment faussées. Ne faudrait-il pas regarder ainsi comme ayant dû tomber sous le coup de la censure tel passage se référant aux Bacchanales, dans la Casina (5, 4, 11) ? — V. Ritschl, Parerg., 1, 192. On pourrait, à la vérité, retourner la question, et, s’appuyant sur le texte de cette comédie, et sur beaucoup d’autres encore, où il est parlé des fêtes de Bacchus (Amphitryon, 703. — Aulul., 3, 1, 3. — Bacchid., 25 et 371. — Miles glor., 1016. — et Menechm., 836), en tirer simplement la conclusion que, toutes, elles ont été écrites à une époque où il n’y avait nul inconvénient à dire son mot sur les Bacchanales.

[21] Peut on donner un autre sens à ce passage remarquable de sa Jeune fille de Tarente [Tarentilla] ?

Ce qui devrait, à bon compte, ne valoir un succès sur la scène, il n’est nulle part de roi qui veuille me le contester ! combien chez les rois l’esclave est mieux traité, que l’homme libre ici ?

[22] Rappelons ce que dit Euripide des sentiments ayant cours dans la Grèce de son temps en matière d’esclavage (Ion, 854, cf. Helena, 728) : Une seule chose fait la honte de l’esclave, son nom ! Partout ailleurs, l’esclave n’est pas au-dessous de l’homme libre dès qu’il est honnête homme !

[23] [Ainsi parle le chef de la troupe (grex) : il annonce, le dénouement qui se fera, comme on dirait aujourd’hui, derrière la toile :

Spectateurs, nous allons vous dire ce qui va se passer dans ce logis. On découvrira que cette Casina est la fille du voisin, et elle épousera Euthynice, le fils de notre maître.]

[24] Citons pour exemple, la scène du Stichus, où le père de famille, passant en revue avec ses filles les qualités que doit réunir une bonne épouse, se pose tout à coup la question la plus incongrue du monde, et se demande lequel vaut le mieux d’épouser une jeune fille où une veuve, uniquement pour amener une réponse non moins déplacée dans la bouche de celle qui la fait, et une sortie contre les femmes qui n’est autre chose qu’un absurde lieu commun.              Mais ce n’est là qu’une peccadille. — Dans le Collier, (Πλόxιον) de Ménandre, un mari conte à un voisin sa peine :

J’ai épousé Lamia, l’héritière ; te l’avais-je dit ? Non. — Cette maison est à elle, ainsi que les champs et tout ce qui est alentour. Mais quel fléau, le pire de tous, que cette femme ! A charge à tous : non pas à moi seul, mais à son fils, à sa fille plus encore ! — Le mal est sans remède, je le vois bien !

Dans l’imitation latine, du poète Cœcilius, le dialogue simple et élégant tout ensemble du comique d’Athènes fait place aux grossièretés qui suivent :

Ainsi, ta femme est une pie-grièche ? — Tu me le demandes ! — Mais… — oh ! ne m’en parle pas ! Quand je rentre et que je m’assieds, il me faut essayer d’abord le baiser d’une bouche à jeun ! — Ah ! c’est frapper juste ! Elle veut te faire rendre ce que tu as bu dehors !

[V. Aul. Gell., 2, 23. - Tout le chapitre est consacré à une intéressante comparaison entre Cœcilius et Ménandre.]

[25] Même quand, plus tard, leurs théâtres se construisirent en pierre, les Romains ne placèrent pas sous les acteurs ces grands vases acoustiques dont firent tant usage les architectes grecs (Vitruve, 5, 5, 8).

[26] Il règne une confusion fâcheuse dans les documents biographiques qui le concernent. Ayant porté l’épée durant la première guerre punique, il n’a pu naître plus tard que 495 [259 av. J.-C]. Dès 519 [-235], on joua ses drames, ceux de ses débuts, sans doute (Aul. Gell., 12, 21, 45). L’opinion commune plaçait sa mort en 550 [-204] : mais Caton doutait de l’exactitude de cette date (Cicéron, Brut., 15, 60), et Caton avait raison. Si elle eût été vraie, il aurait fini à l’étranger pendant la guerre d’Hannibal. Mais ses vers satiriques sur Scipion sont évidemment postérieurs à la bataille de Zama. Sa vie se place donc entre 490 et 560 [-264/-194]. Il aurait été dès lors le contemporain des deux Scipions, morts en 543 [-211] (Cicéron, de Rep., 4, 10) : il aurait été de dix ans plus jeune qu’Andronicus, et de dix ans aussi, peut-être, l’aîné de Plaute. A. Gelle fait directement allusion à son origine campanienne ; et lui-même, s’il était possible de douter de sa nationalité latine, la mentionne dans son épitaphe bien connue. Fut-il citoyen romain, ou seulement citoyen, de Calès ou de quelque autre cité latine de Campanie ? La seconde hypothèse paraît la plus probable, et par là s’expliquent facilement les rigueurs impitoyables de la police romaine envers lui. Dans tous les cas, il n’a pas été acteur, puisqu’il servait dans l’armée.

[27] Que l’on compare, pour s’en rendre compte, ce début, de sa tragédie de Lycurgue avec le fragment qui nous reste aussi de Livius :

Vous qui veillez auprès du royal cadavre, allez de suite vers ces lieux ombragés on poussent les arbres semés d’eux-mêmes.

Ou encore les paroles célèbres adressées par Hector à Priam, dans les Adieux d’Hector :

Etre loué par toi m’est doux, Ô mon  père, toi que louent les hommes !

Ou enfin, ce joli vers de la Tarentilla (la Fille de Tarente)

A l’un, un signe ; à l’autre, un coup d’œil ; elle aime l’un, elle tient l’autre !

[28] [Gottsched (1700, † 1766), né prés de Kœnigsberg, critique, grammairien et littérateur, chef de l’école littéraire puriste du XVIIIe siècle.]

[29] [Orgueil campanien ! s’écrie Aul. Cell. Mais cet orgueil est justifié par l’assentiment de tous les bons juges nationaux, Caton, Cicéron, etc.]

[30] Il faut bien admettre cela : autrement on ne saurait comprendre comment les anciens ont pu hésiter si souvent sur l’authenticité ou la non authenticité de tels et tels drames de l’école plautinienne. En effet, nul écrivain romain, autant que Plaute, n’a laissé prise à d’insolubles incertitudes. A cet égard, comme aussi sous d’autres rapports, il existe entre Shakespeare et lui des analogies assurément remarquables !

[V. A Gell., I, III, 3, de noscendis explorandisque Plauti comœdiis. On retrouvera dans cette curieuse dissertation plus d’un précieux détail dont M. Mommsen a fait profit.]

[31] [Je ne puis résister au devoir de citer ici l’excellente traduction française de Plaute par M. Naudet (Collect. Panckoucke), et surtout la fine et érudite notice biographique qu’il a plus récemment publiée dans la Nouvelle biographie générale, éditée par Didot frères. J’y renvoie le lecteur.]

[32] [M. Mommsen dit textuellement ce corbeau blanc, locution familière qui correspond à notre merle blanc.]

[33] Dans la langue juridique et technique, le mot togatus désigne plus spécialement l’Italien, par opposition avec l’étranger, et aussi avec le citoyen de Rome. Tel est surtout le sens de la phrase formula togatorum (Corp. insc. lat., I, n° 200, v. 21, 50). Il faut entendre par là les miliciens italiotes, en dehors du cadre des légions. Hirtius est le premier qui ait appelé Gallia togata la Gaule cisalpine ou citérieure, et peu de temps après lui cette appellation disparaît. Sans doute, il qualifie ainsi la contrée, à raison de sa condition juridique : de 665 à 705 [89- 49 av. J.-C.], en effet, la plupart des cités y étaient          régies selon le droit italique. — Virgile (Æneid., I, 282), parlant à la gens togata, à côté du peuple romain, semble avoir en vue la nation latine. — De tout cela, s’il faut conclure que la fabula togata était au Latium ce que la fabula palliata était à la Grèce : chez l’une et l’autre, la scène est transportée à l’étranger, la ville et le peuple de Rome restant choses interdites au poète comique. La preuve que la togata ne pouvait placer sa fable que dans les villes du droit latin se rencontre dans ce fait que, pour autant que nous sachions, toutes les villes où se passe l’action dans les pièces de Titinius et d’Afranius, Setia, Ferentinum, Vélitres, Brindes, ont certainement eu le jus italicum jusqu’aux temps de la guerre sociale. Dès que la cité est donnée à toute l’Italie, les poètes cessent de mettre dans les villes latines le lieu de la scène, et pour ce qui est de la Gaule cisalpine, juridiquement placée dans la condition des villes du droit latin, elle était trop éloignée sans doute des poètes dramatiques de la capitale. Aussi, à dater de là probablement, il n’a plus été écrit de comédies à toge. Il semble que pour les remplacer, quant au lieu de la scène, on ait songé alors aux villes assujetties, à Capoue, à Alella. L’Alellane a donc en quelque sorte continué la togata.

[34] L’Histoire littéraire est muette en ce qui le concerne. Tout ce que l’on peut conclure d’un passage de Varron, c’est qu’il était l’aîné de Térence (558-595 [196-159 av. J.-C.]) (V. Ritschl, Parerg., 1, 194). Mais il n’y faut point aller chercher autre chose, et s’il paraît vrai que, des deux groupes de poètes que Varron compare, le second, composé de Trobea, d’Atilius et de Cœcilius, serait en somme plus ancien que l’autre (Titinius, Térence, Atta), il ne s’en suit pas le moins du monde que lainé du jeune groupe soit plus jeune aussi que le moins âgé du groupe antérieur.

[35] Des quinze comédies titiniennes dont les titres nous sont parvenus, il en est cinq seulement à rôle d’homme principal (Baratus ? Cœcus, Fullones, Hortensius, Quintus, Varus). On en compte neuf appartenant à l’autre sexe (Gemina, Jurisperita, Prilia ? Privigna, Psattria ou Fereratinatis, Selina, Tibicina, Veliterna, Ulubrana ?) Dans deux de ces pièces (la Jurisperita et la Tibicina), les rôles principaux parodiaient, à ce qu’il semble, des professions évidemment masculines. Dans les rares fragments qui nous restent, c’est aussi le monde féminin qui tient le plus de place.

[36] [Il était réservé aux sénateurs et personnages de distinction, comme aujourd’hui nos fauteuils ou stalles d’orchestre, qui sont loués à plus haut prix.]

[37] Citons, comme terme de comparaison, les fragments qui suivent de la Médée d’Euripide (v. 1-9) et de celle d’Ennius :

Plût au ciel que le navire Argo n’eût jamais volé vers la terre de Colchos, le long des Symplégades azurées ; ou que jamais dans les forêts du Pélion le pin ne fût tombé sous la hache, mettant la rame aux mains des héros, accourus pour Pélias à la conquête de la toison d’or ! Alors Médée, ma maîtresse, n’aurait point navigué vers les tours d’Iotchos, blessée au cœur de son amour pour Jason !

Voici la traduction d’Ennius :

Plût au ciel que dans les bois du Pélion la hache n’eût pas jeté à terre le tronc coupé des pins, ni qu’alors on eût commencé de construire ce navire, fameux sous le nom d’Argo, où montèrent ces femmes choisis parmi les Achéens, allant, par ordre du roi Pélias, conquérir en Colchide, aidés de la ruse, la toison dorée du bélier ! Médée, ma maîtresse, n’eût pas quitté sa demeure, errante aujourd’hui, le cœur malade, et blessée d’une cruelle blessure d’amour !

Les différences dans la traduction latine sont remarquables. Nous n’y signalons ni les tautologies ni les périphrases, mais bien plutôt les explications données des noms mythologiques moins connus des Romains, ou leur suppression totale. Des Symplégades, du pays d’Iotchos, il n’est plus question. Ennius dit ce que c’est que le navire Argo, que Pélias, etc. En revanche, ce qu’on appelle un contresens est chez lui fort rare.

[38] Il n’est point douteux, en effet, et les anciens le déclarent, qu’il faisait son propre portrait dans les vers qui suivent du VIIe livre de ses Chroniques,.... Le consul appelle ses affidés et confère avec eux :

Ayant ainsi parlé, il appelle un homme avec lequel il aime à partager sa table et ses discours, lui parlant d’une humeur affable de ses affairés, et se délassant des fatigues d’une journée donnée en grande partie à la chose publique, au vaste forum et à l’auguste sénat. Avec lui, il ouvre la bouche sans crainte : sujets graves ou légers, plaisanteries et jeu de mots, peu importe ! sa parole se teint de malice ou se répand en accents pleins de bontés ; il la place en lieu sûr ! Avec lui, il prend ses plaisirs et ses joies, en secret ou en public. C’est un homme qui jamais ne pense à mal ; encore moins, ne pousse à mal faire ! Léger sans méchanceté, il est savant, fidèle, doux, éloquent ; content de son sort, heureux et sensé ; disant les choses à propos : facile d’humeur, parlant peu, retenant beaucoup ; sachant les choses d’autrefois, ensevelies sous les temps ; au fait des mœurs anciennes et nouvelles ; possédant les vieilles lois divines et humaines. C’est à un tel homme…… etc. (A. Gell., XII, 4)

[Et Aulu-Gelle d’ajouter : Voilà l’ami qui convient aux hommes haut placés par la naissance et la fortune ! L. Ælius Stilo assura souvent qu’Ennius, en écrivant ces vers, avait songé à lui-même, et qu’il y avait déposé la peinture de ses mœurs et de son esprit ! (Aul. Gell., l. c.)]

[39] On lisait dans le Télèphe : Palam mutire plebeis piaculum est. Parler haut est un crime chez l’homme de la plèbe !

[40] Citons encore ici certains passages excellents pour le fond et la forme, tirés du Phœnix d’Ennius et imités d’Euripide :

Il convient à l’homme de vivre animé par la vraie vertu, et d’ajourner sans crainte le coupable devant la tribunal du juge. — La liberté ! elle est là où le cœur bat fort et pur sous la poitrine ! Ailleurs, et dans la sombre nuit, se cache le forfait !

Dans le Scipion, qui fit partie sans doute des poésies mêlées d’Ennius, on rencontrait aussi les vers pittoresques qui suivent :

Le silence se fait dans l’immensité du monde céleste ; Neptune en courroux commande le repos aux ondes bondissantes ; le soleil arrête ses chevaux aux sabots ailés ; les fleuves suspendent leur cours éternel : et le vent meurt sous la ramée !

Ce dernier fragment nous montre l’imitateur à l’œuvre et aux prises avec son modèle. Il ne fait autre chose ici que paraphraser les paroles d’un témoin du combat que se livrent Neptune (Héphœstos) et le fleuve Scamandre, dans la tragédie (primitivement sophocléenne) du Rachat d’Hector.

Constilit, credo, Scamander : arbores vento vacant !

Voyez ! le Scamandre s’arrête : le vent meurt sous la ramée : et c’est dans l’Iliade (21, 381) que se rencontre la pensée première du tableau.

[41] Citons, par exemple, ce vers du Phœnix :

Fou vraiment qui désire en la désirant la chose désirée !

Et encore faisons-nous grâce au lecteur de plus insipides ritournelles ! Les jeux de mots, les acrostiches n’y manquent pas non plus (v. Cicéron, de Divin., 2, 54, 111 [et les vers cités par A. Gell., 18, 2]).

[42] Sans compter Caton, on nomme deux consulaires poètes (Suétone, Vita Terent., 4) Quintus Labeo (consul en 571 [183 av. J.-C.]) et Marcus Popilius (consul en 584 [-170]). Ont ils aussi édité et publié leurs poésies ? C’est ce qu’on ignore. Il y a lieu à douter même en ce qui touche le vieux Caton.

[43] [Les fragments de l’Histoire sacrée d’Évhémère, traduits par Ennius, et que nous a conservés Lactance, sont écrits en pose. -V. Lact. Inst. divin., I, 11, 13, 14.]

[44] On peut juger du ton de son récit poétique par les menus fragments qui suivent :

Elle (Didon) demande, aimable et le sachant déjà, comment elle a quitté Troie.

Et ailleurs :

Le roi Amulius lève les mains au ciel et remercie les  dieux.

Ailleurs encore, dans un passage tiré d’un discours, où l’on remarquera l’emploi de la forme indirecte :

Laisser dans l’embarras des hommes si braves, ce serait une honte pour le peuple, pour toutes les familles !

Veut-il parler du débarquement à Malte, en 498 [256 a. J.-C.] ? il dit :

L’armée romaine descend à Malte, met à feu l’île entière, la ravage, et anéantit l’ennemi.

Enfin, parle-t-il de la paix qui termine la guerre de Sicile (première guerre punique) ? Il s’exprime ainsi :

Il est aussi convenu que l’on achètera de Lutatius la paix par des dons ; il stipule en outre que tous les prisonniers, que tous les otages siciliens seront rendus.

[45] [Ces noms sont inconnus aujourd’hui, même en Allemagne. — Anne-Louise Karschin, née à Schwibus, en Silésie, en 1722, fut une simple paysanne, douée d’une singulière faculté d’improvisation poétique. Après deux mariages malheureux, avec des hommes d’humble condition, elle vint à Berlin, où les rénovateurs de la poésie et de la littérature nationales allemandes, Gleim, Ramler, Moses Mendelsohn et autres, l’accueillirent avec enthousiasme et la surnommèrent la Sapho allemande. Le grand Frédéric la traita plus que dédaigneusement, et lui fit une fois donner deux écus. Elle mourut en 1791. Elle avait du naturel, de la chaleur mais la correction et la culture tuèrent son rude génie. — Jean Gottlich Willamow, né en 1736, mort en 1777, imitateur de Pindare, a publié des Dithyrambes en 1763, des Fables dialoguées et d’autres poèmes oubliés de nos jours. Il a longtemps vécu à Saint-Pétersbourg, où il dirigeait l’Institut allemand.]

[46] L’emploi de la langue grecque par le père de l’histoire romaine en prose est attesté par Denys d’Halicarnasse, 1, 6, et par Cicéron, de Divin., 1, 21, 413. Mais Quintilien et les grammairiens postérieurs font aussi mention d’Annales latines portant le même nom d’auteur, et ce qui ajoute encore à la difficulté du problème, c’est qu’il a existé un traité très étendu de Droit pontifical, écrit aussi par un Fabius. Mais pour quiconque a étudié de près et dans son ensemble le mouvement de la littérature romaine, il paraîtra impossible d’attribuer cette dernière production à un écrivain quelconque du temps des guerres d’Hannibal. Quant aux Annales latines, il est douteux qu’elles aient été publiées à cette même époque ; sans compter qu’il y a confusion de nom, peut-être, avec un autre annaliste plus récent, Quintus Fabius Maximus Servilianus (consul en 612 [142 av. J.-C.]) ; sans compter aussi qu’il peut se faire que les Annales en langue grecque de notre Fabius aient été anciennement traduites en latin, comme le furent plus tard celles d’Acilius et d’Albinus. Enfin, n’a-t-il pas pu y avoir deux annalistes du nom de Fabius Pictor ? Nous ne voulons rien trancher. — On a aussi attribué une autre composition historique en langue grecque à un contemporain de Fabius, à Lucius Cincius Alimentus : mais ce livre n’a été, ce semble, qu’un enfant supposé et mal venu, qui daterait en réalité du siècle d’Auguste.

[47] [Gleim (1719-1803), l’Anacréon et le Tyrtée allemand, et Ramler (1725-1798), poètes prussiens tous deux, furent célèbres au dernier siècle. Leurs odes guerrières sont actuellement négligées. Du moins, et ce n’est point un mince mérite, ils furent, avec quelques autres, les précurseurs des grands poètes nationaux de l’Allemagne, sinon les fondateurs même de la glorieuse école des Lessing, des Schiller et des Gœthe.]

[48] [Et même après Caton, Cicéron dira encore que la littérature romaine ne compte pas une véritable œuvre historique : Abest historia litteris nostris, etc. (de Legib., I, 2).]

[49] Tous les travaux littéraires de Caton appartiennent à sa vieillesse (Cicéron, Cato, 11, 38. — Corn. Nepos, Cato, 3). La composition des premiers livres des Origines n’est pas antérieure à l’an 586 [168 av. J.-C.]. Elle ne lui est pas non plus de beaucoup postérieure (Pline, Hist. nat., 3, 14, 114).

[50] Polybe (40, 6, 4) prend soin d’observer qu’Albinus, au contraire de Fabius, avait su écrire une histoire sérieuse et positive à la façon des Grecs.

[51] Comme, par exemple, les incidents du siége de Gabies [Tite-Live, I, 53 et suiv.], imités des aventures de Zopyre et du tyran Thrasybule [Hérodote, III, 151 et suiv. – I, 22] ; ou encore le conte de l’exposition de Romulus enfant, copié d’après l’historiette de la jeunesse de Cyrus, du même auteur [I, 110 et suiv.].

[52] C’est ce que rapporte Plaute (Mostell., 196) : Les parents élèvent  leurs enfants et les polissent : on leur enseigne les lettres, le droit,  les lois. (expoliunt, docent literas, jura, leges). — Plutarque en dit autant des Romains de ce temps (Cat. maj., 20).

[53] Dans les poésies imitées d’Epicharme, il fait dériver Jupiter de quod juvat, Cérès de quod gerit fruges.

[54] Enni poeta, salve ! etc. — Notez la forme caractéristique du mot poeta, dérivé du grec vulgaire ποητής (au lieu de ποζητής) — Les potiers de l’attique mettaient d’ordinaire le mot έποησεν sur leurs œuvres. — Poeta, d’ailleurs, ne se dit que des auteurs épiques, ou des auteurs de poésies récitées. Il ne s’applique pas aux auteurs dramatiques, qui, à notre époque, sont encore tout simplement des scribes (scriba — Festus, v° p. 333, Müll.)

[55] Du cycle d’Hercule, nous voyons apparaître même les personnages secondaires, Talthybius, par exemple (Stichus, 305), Autolycus (Bacc., 275), Parthaon (Menechm., 741). De même, et quant aux faits principaux du moins, la foule à Rome avait entendu conter les légendes de Thèbes et des Argonautes, celles des Bellérophon (Bacch., 810), de Penthée (Mercat., 457), de Procné et Philomène (Rud., 604), de Sapho et de Phaon (Mil., 1247).

[56] De ces Grecs, Marcus, mon fils, je dirai en son lieu ce que j’en ai tiré de profit à Athènes ; je prouverai qu’il est bon de jeter les yeux sur leurs livres, mais non d’en faire son étude. Race vicieuse et indisciplinable [nequissimum et indocile genus illorum] ! Crois-moi comme si tu entendais parler l’oracle ! Le jour où elle nous donnera ses arts, tout sera perdu ! Et ce sera pis encore, si elle nous envoie ses médecins ! Ils ont juré entre eux de tuer tous les Barbares avec leurs médecines, et c’est ce qu’ils font, demandant salaire pour qu’on se fie à eux, et qu’ils aient plus facile de nous détruire. Nous aussi, ils nous appellent des Barbares. Entre tous les autres Opiques, ils nous souillent des plus grossières appellations. Je t’ai donc interdit les médecins ! [V. ce texte curieux dans Pline, Hist. nat., XXIX, 7.]

[57] Ce Plautius appartient bien à notre époque ou aux premiers temps de l’époque suivante (Pline, Hist. nat., 35, 10, 115). L’inscription placée au bas de ses tableaux était en hexamètres ; elle n’est donc pas plus ancienne qu’Ennius, et la collation du droit de citoyen d’Ardée est nécessairement d’une date antérieure à la guerre sociale, puisque Ardée y a perdu son autonomie.

[58] [Ici encore, M. Mommsen me parait par trop sévère. V. sur ce point notamment Beuté, Un préjugé sur l’art romain (Revue des Deux-Mondes, 15 mars 1865).]