L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis la réunion de l’Italie jusqu’à la soumission de Carthage et de la Grèce

Chapitre XIII — Les croyances et les mœurs.

 

 

La vie chez les Romains était prise entre des règles fixes et étroites : plus le citoyen était notable, moins il avait d’indépendance. Les mœurs toutes puissantes, le confinaient dans le cercle étroit de la pensée et de l’action permises : il met sa gloire à se maintenir dans ces limites strictes, ou, pour parler son langage caractéristique, à mener une austère et grave existence (tristis, gravis). Il n’avait rien de plus, rien de moins à faire, que de maintenir dans sa maison la bonne discipline ; que de prêter à la chose publique et son conseil et son bras. Ne voulant, ne pouvant être qu’un des membres de la cité, l’individu voyait aussi dans la gloire et la puissance de la cité sa chose et son bien personnels : il les léguait aux citoyens, ses descendants, avec le nom et le domaine de la maison. A mesure que les générations contemporaines allaient retrouver les ancêtres dans le tombeau de la famille ; à mesure que s’accroissait entre les mains de tous le patrimoine honorifique des familles romaines, le sentiment de leur commune noblesse allait grandissant, et devenait ce puissant orgueil civique qui ne s’est nulle part retrouvé pareil sur la terre, et dont les étranges et grandioses vestiges nous semblent appartenir à un autre monde. Si haut, si puissant que fût cet orgueil, et c’est là encore l’un de ses traits particuliers, la simplicité, l’égalité obligée des mœurs, sans d’ailleurs l’étouffer durant la vie, en comprimaient pourtant les manifestations dans la poitrine silencieuse du citoyen. Après la mort seulement, il était permis de lui donner carrière. Alors il se faisait jour dans tout l’appareil des funérailles. Mieux que tous les autres incidents, parmi les actes ordinaires de la vie, les cérémonies funèbres nous aident à pénétrer, nous autres modernes, dans les profondeurs inouïes de la fierté romaine. Dans cette occasion, s’assemblait un superbe cortége auquel le héraut public avait invité tous les citoyens : Ce Quirite est mort ! criait-il, que chacun, s’il le peut, vienne donner la conduite à Lucius Æmilius ; on l’enlève à cette heure de sa maison ! — Venaient d’abord la troupe des pleureuses, des musiciens, danseurs ou mimes [prœficœ, cornicines, silicines, histriones]. Un de ces derniers portant l’habit et le masque, rappelait le portrait exact du défunt [archimimus], et par ses gestes et son action le replaçait pour ainsi dire vivant au milieu de la foule. Puis, suivait la procession des aïeux [imagines majorum], le plus beau et le principal épisode du cortége, devant lequel s’effaçait tout le reste de sa pompe, au point que des Romains très considérables prescrivirent souvent à leurs héritiers de borner leurs funérailles au port des images devant la bière. Nous avons dit ailleurs que tous les aïeux, ayant jadis rempli la charge de l’édilité curule ou toute autre haute fonction, avaient dans la maison leurs bustes, avec masques en cire peinte [cerœ] aussi ressemblants que nature, si faire se pouvait ; que ces masques, en usage dès le temps des rois et au delà, étaient rangés le long des murailles de l’atrium, dans des armoires de bois[1], et constituaient le plus noble ornement de la maison. En cas de mort de l’un des membres de la famille; des hommes à gages (mimi), mimes ou histrions, les revêtaient avec le costume des fonctions diverses, et se plaçaient sur des chars en avant du corps, lui faisant comme une escorte de tous ses aïeux, revêtus chacun de l’ornement de quelqu’une de ses dignités les plus considérables : le triomphateur avec son manteau brodé d’or, le censeur avec la toge de pourpre, le consul avec la toge laticlave, ses licteurs et tous ses insignes. Derrière était porté le lit de parade [lectica, feretrum, capulus], couvert de lourdes tapisseries de pourpre ou brodées d’or, et de riches linceuls, sur lesquels reposait le cadavre du défunt, également revêtu de tous les insignes de sa plus haute charge. On portait à côté de lui les armures des ennemis qu’il avait tués, les couronnes d’honneur ou de banquet gagnées par lui. Suivaient les proches, tous en vêtement noir, sans ornements : les fils, la tête voilée ; les filles sans voile; les agnats et cognats, les amis, les clients et les affranchis. Arrivé au Forum, le cortége s’arrêtait : le lit de parade était placé sur un échafaud, les aïeux descendaient de char, et allaient s’asseoir sur les chaises curules. Le fils ou le plus proche parent montait sur les rostres, et énumérant, d’abord sans phrases[2], les noms et les actions de chacun des aïeux, tous assis et présents, il débitait devant la foule assemblée l’éloge funèbre du défunt [laudatio funebris]. — Coutumes sentant la barbarie, a-t-on dit ! Une nation douée du génie délicat des arts n’eût pas conservé jusque dans les temps d’une civilisation plus parfaite cet usage d’une sorte de résurrection grossière des morts ! Et pourtant la naïveté grandiose des funérailles romaines ne laissa pas que d’en imposer à des Grecs froids et peu révérencieux, comme Polybe. Il seyait à la gravité solennelle de la vie romaine, à son mouvement uniforme, à sa dignité altière que les aïeux morts continuassent à se mêler aux vivants. Quand un citoyen rassasié de fatigues et d’honneurs allait se réunir à ses pères, il faisait beau voir ceux-ci apparaître dans le Forum, pour l’y recevoir dans leurs rangs[3] !

L’astre de Rome touchait au solstice. La République débordait hors de l’Italie, étendant ses conquêtes dans l’occident et dans l’orient. C’en était fait de l’antique simplicité italienne : à sa place la civilisation hellénique avait tout envahi. A la vérité, depuis le jour où commençait son histoire, l’Italie avait subi l’influence de la Grèce. Nous avons exposé ailleurs le mouvement des échanges réciproques entre les deux jeunes nations, toutes deux naïves et originales dans leurs communications intellectuelles : nous avons montré Rome s’efforçant plus tard d’adopter, dans toutes les pratiques extérieures de la vie, la langue et les inventions grecques. Et, pourtant, à l’époque où nous sommes, l’hellénisme des Romains est essentiellement neuf dans ses causes et dans ses résultats. Ils commencent à ressentir le besoin d’une vie de l’esprit plus riche : ils s’effrayent de leur nullité sous ce rapport. Quand on a vu des nations dotées du génie de l’art, comme les peuples anglais et allemands, ne pas dédaigner de recourir dans les temps d’arrêt de leur fécondité aux tristes pis-aller de la culture française, on ne s’étonnera pas de voir aussi les Romains se jeter, tout brûlants de zèle, sur les splendides trésors et sur les immondices les plus mêlés de la civilisation hellénique[4]. Un fait moral, plus profond, plus intime, irrésistible dans son action, les poussait d’ailleurs dans le torrent. La civilisation grecque ne se disait point hellénique, elle ne l’était plus : elle était humanitaire et cosmopolite. Elle avait su résoudre un grand problème dans l’ordre de choses intellectuel ; et jusqu’à un certain point même dans l’ordre politique : elle avait fait un tout d’une multitude de notions diverses ; et à l’heure où, succédant à sa mission sur une plus grande échelle, Rome occupait la scène de l’histoire, elle trouvait aussi l’hellénisme dans l’héritage du grand Alexandre. L’hellénisme n’est donc à Rome ni un mouvement partiel ni un détail accessoire ; il entre jusque dans le cœur de la nation italique. Naturellement, certains idiotismes vivaces se révoltèrent contre l’élément étranger. Ce ne fut pas sans un violent combat que le paysan romain céda la place au citoyen de la ville universelle ; et de même que de nos jours le frac français a naguère provoqué le retour de mode du juste au corps germanique, de même la mode de l’hellénisme a suscité autrefois dans Rome une réaction puissante, inconnue aux siècles antérieurs, s’opposant par rigueur de principe à l’influence grecque, et tombant parfois, je l’avoue, dans la niaiserie brutale et le ridicule.

La lutte entre les anciennes et les nouvelles mœurs porta d’ailleurs sur tous les points dans le domaine de la pensée et de l’action humaines. II n’y eut pas jusqu’à la politique qui n’en subit l’influence. Les plans d’émancipation de la Grèce, dont nous avons raconté l’avortement mérité ; l’idée, voisine de ces beaux projets, de la solidarité des républiques helléniques en face des rois ; la propagation des institutions grecques à l’encontre du despotisme oriental ; solidarité et propagande dont nous trouvons l’inspiration et la trace dans l’attitude de Rome envers la Macédoine : voilà bien les théories de l’école nouvelle, comme l’idée fixe de l’ancienne école était la crainte de Carthage. Alors que Caton prêche jusqu’au ridicule son Carthago delenda, les Philhellènes de leur côté ne sont pas en reste de coquetteries avec le monde grec. Le vainqueur d’Antiochus, non content d’avoir sa statue en costume grec, érigée au Capitole, y fit inscrire, au lieu de son surnom latin d’Asiaticus, l’appellation d’Asiagenus, contraire à la fois au bon sens et à la langue, mais sonnant mieux à l’oreille, et plus rapprochée de l’idiome hellénique[5]. Autre conséquence importante des tendances de la nation souveraine : alors que partout en Italie la latinité l’emportait décidément, elle ne toucha point à l’hellénisme là où elle le rencontra en face d’elle. Les villes italo-grecques, que la guerre n’avait pas détruites, restèrent grecques comme devant. En Apulie, contrée dont les Romains s’occupèrent assez peu, les mêmes influences pénètrent et prédominent ; si bien que la civilisation locale s’y place sur le même pied que la civilisation grecque dégénérée des pays voisins. La tradition est muette ici : mais les nombreuses monnaies locales qui ont été recueillies portent toutes une légende grecque. Nulle part autant qu’en Apulie on ne rencontra autant de terres cuites coloriées, monuments d’une fabrication considérable et luxueuse, sinon d’un grand goût, et qui attestent les conquêtes des habitudes et de l’art grec. — Les croyances, les mœurs, l’art et la littérature, voilà le vrai terrain de la lutte, à cette heure, entre l’hellénisme et la nationalité rivale. Il y aurait grave oubli chez l’historien à ne pas assister curieusement à la rencontre des deux principes, quelque multipliés que soient leurs contacts dans cent directions diverses, quelque difficile qu’il soit d’embrasser l’ensemble du tableau.

Les antiques et simples croyances vivent encore dans      le cœur des Italiens. Leur piété est un problème pour les Grecs, leurs contemporains : ils s’en étonnent  et l’admirent. Un  jour, pendant que Rome était en querelle avec les Étoliens, le général en chef n’entendit-il pas ceux-ci se raconter tout étonnés : qu’il n’avait fait pendant la bataille que prier et offrir le sacrifice, ni plus ni moins qu’un prêtre : sur quoi Polybe, dans son bon sens parfois vulgaire, gourmande ses concitoyens, et les rend attentifs à l’utilité politique de la crainte des dieux, ajoutant que : l’État ne se compose pas seulement de gens sages ou éclairés, et que les cérémonies du culte sont de bon effet pour la foule. — Toutefois, si l’Italie possédait encore une religion nationale, chose vieillie chez les Grecs, celle-ci déjà se dessèche dans une théologie stérile ; et la pétrification du culte naissante des croyances se manifeste surtout dans l’organisation économique du culte et du sacerdoce. Le culte public allant s’étendant tous les jours, ses dépenses allaient aussi croissant. Pour subvenir à l’important service des banquets pieux [lectisternia], il est ajouté, en 558 [196 av. J.-C.], aux trois anciens collèges des augures, des pontifes et des gardes des oracles, un quatrième collège, celui des triumvirs épulons (tres viri epulones, Appendice Patriciens et plébéiens). Comme de juste, le repas n’est pas dressé pour les dieux seuls, mais encore pour leurs prêtres ; et il n’est pas besoin à cet effet de fondations nouvelles : chaque collège s’occupe avec zèle et piété de l’établissement de ses banquets spéciaux. A côté des festins sacerdotaux, les immunités sacerdotales ne font pas défaut : même dans les temps les plus difficiles les prêtres revendiquent l’exemption des impôts publics. Ce n’est qu’après de chaudes disputes que, contraints et forcés, ils se décident à verser leur arriéré de taxes (558). La piété devient un article coûteux pour la cité, aussi bien que pour l’individu. La pratique des fondations religieuses, des prestations pieuses en argent, créées et acceptées pour de longues années, se répand chez les Romains, comme elle s’est répandue dans les pays catholiques modernes. Envisagées bientôt par les autorités spirituelles, qui sont aussi les autorités juridiques suprêmes dans la cité, comme de véritables redevances foncières passant sur la tété de l’héritier ou de tous les futurs acquéreurs des domaines, ces prestations commencent à peser, lourdement sur le patrimoine. Hérédité sans charge de sacrifices ! le mot devient adage chez les Romains comme chez nous le mot rose sans épines ! Faire vœu de la dîme de son bien est devenu chose si usuelle que, par suite, il y a deux fois par mois banquet public au Forum. Le culte oriental de la Déesse mère des dieux amène entre autres pieux abus les collectes (stipem cogere), revenant tous les ans à jour fixe, et se faisant de maison en maison. Enfin la cohue des prêtres et prophètes inférieurs ne donnait rien pour rien, comme on peut le croire : elle est prise sur le vif, cette conversation de rideau entre deux époux du théâtre, où la femme comptant sur ses doigts les frais de cuisine, de sage-femme et les cadeaux, fait encore entrer ceux du culte en ligne de dépense :

Et puis, sais-tu ? il me faut donner pour les quinquatries [fête de Minerve] ; il me faut de quoi payer la magicienne et celle qui explique les songes, la devineresse, et l’aruspice ! Quelle honte, lorsqu’on ne leur envoie rien ! Quels regards elles vous lancent ! — Enfin, je ne puis pas ne rien donner à l’expiatrice ! [Plaute, Mil. glor., 1, 18]

S’il est vrai que les Romains n’inventent pas un dieu de l’or, comme ils ont fait jadis pour le dieu de l’argent (Argentinus, II, 8), l’or n’en est pas moins la puissance qui règne et gouverne dans les plus hautes comme dans les plus basses sphères de la vie religieuse. C’en est fait de l’antique fierté du culte national, de ses sages arrangements et de ses modestes exigences : c’en est fait aussi de sa simplicité.

Le théologisme, enfant bâtard de la raison et de la foi, est tout affairé déjà : déjà il jette ses subtilités à perte de vue et ses billevesées solennelles. S’attaquant aux droites croyances communes, il en chasse et en ruine l’esprit : la liste des privilèges et des devoirs d’un prêtre de Jupiter serait fort bien placée dans le Talmud. Il est naturellement de règle que les dieux n’ont pour agréable que le sacrifice accompli ponctuellement et sans faute : mais bientôt on pousse si loin la sollicitude, qu’on s’y reprendra souvent jusqu’à trente fois pour telle cérémonie où quelque insignifiante irrégularité aura été commise. Dans les jeux, qui sont aussi œuvre du culte, si le magistrat-directeur se trompe ou s’oublie, si la musique fait une pause à contretemps, tout est nul ; il faut tout recommencer, et l’on recommence six, sept fois la cérémonie. Sous le coup de ses propres excès la conscience se glace et s’arrête : l’indifférence et l’incrédulité réagissent sur elle, et bientôt l’envahissent. Dès le temps de la première guerre punique (505 [249 av. J.-C.]) on vit un consul se moquer tout haut des auspices consultés avant la bataille : ce consul, il est vrai, appartenait aux Claudiens, à cette gens qui n’a rien de commun avec les autres, et se montra toujours en avant dans la voie du bien et du mal[6]. A la fin de l’époque actuelle, on entend sans cesse des plaintes contre l’abandon de la discipline augurale : c’est Caton qui le dit, la négligence du collège a fait qu’une foule de secrets tenant à l’observation des oiseaux se sont perdus : c’est déjà une exception qu’un augure comme Lucius Paullus, pour qui le sacerdoce constitue une science et non un titre vide ! Et faut-il s’en étonner quand le gouvernement, tout le premier, fait servir publiquement et effrontément les auspices à l’accomplissement de ses desseins politiques, ou quand la religion nationale n’est plus à ses yeux, selon le mot de Polybe, qu’un leurre à tromper le gros public ? L’irréligion grecque trouva les voies tout aplanies devant elle. Au temps de Caton, l’amour des arts devenant une mode, déjà les images saintes des dieux ornent les appartements des riches, à titre, de simple mobilier. Enfin la littérature naissante inflige à la religion des blessures non moins cruelles. Non qu’elle l’ose encore attaquer de lutte ouverte. Mais quand elle ajoute au bagage des notions religieuses ; quand Ennius, par exemple, copiant la figure de l’Ouranos des Grecs, donne au Saturne romain le dieu Cœlus pour père, ces additions peu importantes, d’ailleurs, proviennent aussi de l’hellénisme en droite ligne. Les doctrines d’Épicharme et d’Évhémère se répandent dans Rome, où elles exercent une influence très sérieuse par ses résultats. Les derniers sectateurs de Pythagore avaient été chercher leur philosophie poétique dans les écrits du vieux comique sicilien Épicharme de Mégare (vers 280 [474 av. J.-C.]), ou plutôt dans les opinions interpolées, pour la plupart, qu’on lui prêtait. Ils ne voyaient dans les dieux grecs que la personnification des substances de la nature : Jupiter était l’air [Varron, de Ling. lat., 5, 65] ; l’âme, était un rayon du soleil, et ainsi de suite. Alliée à la religion romaine par une affinité élective, comme plus tard le fut le stoïcisme, cette philosophie naturelle contribua plus que toute autre cause, dans ses tentatives d’exégèse symbolique, à faire tomber en dissolution la religion nationale. Pareille fut l’influence des Mémoires sacrés d’Evhémère de Messine (vers 450 [-304])[7], qui rédigés sous forme d’un journal des voyages de l’auteur dans de merveilleux pays, ramenaient les dogmes religieux au récit pur historique, discutaient à fond les origines et les titres des légendes divines ; et pour conclure, enseignaient qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de dieux. Une seule citation suffit pour caractériser le livre. Le mythe de Kronos dévorant ses enfants y est expliqué par l’anthropophagie des temps primitifs, à laquelle le roi Zeus aurait mis fin. En dépit de sa sécheresse et de son symbolisme, ou plutôt à cause d’eux, l’Evhémérisme avait fait fortune en Grèce bien plus qu’il ne le méritait ; et s’aidant des autres philosophies ayant cours, avait recouvert de son dernier linceul la religion expirée : témoignage remarquable de l’antagonisme de la religion et de la littérature nouvelle, antagonisme ayant tout d’abord son expression dans la conscience publique et dans les livres. Ennius s’était donné la tâche de traduire en latin les écrits notoirement destructeurs des deux auteurs grecs[8]. Devant la police de Rome, le traducteur se justifiait en soutenant que ses attaques n’étaient dirigées que contre les dieux de la Grèce, et non contra ceux du Latium. Explication transparente et peu solide ! Caton était dans le vrai, quand il déchaînait toutes ses colères contre de telles tendances, dès qu’il se rencontrait avec elles, et quand il appelait Socrate un perturbateur des mœurs, un criminel de lèse religion !

Ainsi l’antique et pieuse foi nationale allait visiblement en déclinant : mais à mesure qu’on défrichait les grands arbres de la forêt primitive, le terrain se recouvrait d’un fouillis de buissons et de mauvaises herbes jusqu’alors inconnues. Les superstitions nées dans le pays, la fausse sagesse venue de l’étranger, se coudoyaient et entremêlaient leurs produits mal assortis. Nul peuple en Italie ne savait se défendre contre la ruine des vieilles croyances disparues sous les superstitions nouvelles. Chez les Étrusques, l’examen des entrailles des victimes, la science des éclairs et de la foudre ; chez les Sabelliens, et surtout chez les Marses, l’art de lire dans le vol des oiseaux et de conjurer les serpents, avaient atteint leur apogée. Chez les Latins aussi, et à Rome même, quoique dans une moindre proportion, des phénomènes pareils s’observent. Parlerons-nous des sorts de Prœneste (sortes Prœnestinœ)[9] ou de la mémorable découverte faite en 573 [181 av. J.-C.], à Rome, du tombeau du roi Numa, avec ses écrits posthumes, prescrivant tout un culte nouveau et étrange ? A leur grand regret, les fanatiques n’en surent pas davantage. Certains manuscrits ayant paru tout neufs [recentissima specie, dit Tite-Live], le Sénat mit de suite la main sur le trésor, et fit jeter au feu les volumes[10]. Les faussaires indigènes eussent pu, on le voit, défrayer amplement les besoins de la sottise humaine, mais ce n’était point assez pour elle. L’hellénisme déjà dénationalisé lui-même, et tout imprégné du mysticisme oriental, importa en Italie, en même temps que l’incrédulité, des superstitions de la pire forme et de la plus dangereuse espèce ; et par cela même qu’elles venaient de loin, toutes ces jongleries exerçaient un irrésistible attrait. Les astrologues de Chaldée et les faiseurs d’horoscopes parcouraient déjà l’Italie au VIe siècle. Mais l’apparition la plus importante, celle qui fait époque même dans l’histoire du monde, c’est l’admission de la mère Phrygienne des Dieux parmi les divinités publiques et reconnues de la cité romaine. Dans l’une des dernières années de la terrible guerre d’Hannibal (550 [-204]), le gouvernement dut condescendre aux exigences de la foule. Une ambassade solennelle fut donc envoyée à Pessinonte, ville de la Galatie d’Asie mineure[11] : là, les prêtres du lieu remirent aux étrangers une borne grossière, effigie sincère, disaient-ils, de la grande mère Cybèle ! Elle fut amenée dans Rome avec une pompe inouïe, et en mémoire du joyeux événement on vit se fonder parmi les citoyens des hautes classes des associations [sodalitates], dont les membres se donnaient de splendides festins tour à tour [mutitationes] ; associations qui n’ont pas peu contribué à étendre chez les Romains les habitudes de club et de coteries politiques[12]. Cybèle admise officiellement dans Rome, la porte s’ouvrit toute grande aux cultes orientaux. Le Sénat eut beau faire résistance, exiger que les prêtres castrats des nouveaux dieux, les Gaulois (Galli), comme on les appelait, restassent des étrangers ; et interdire à tout citoyen romain d’entrer dans leur collège de pieux eunuques ; les solennités, les magnificences et les orgies en l’honneur de la grande mère ; ces prêtres, vêtus à l’orientale, mendiant dans les rues de porte en porte, avec leur chef, eunuque comme eux, à leur tête, au bruit des fifres, des cymbales et d’une musique asiatique ; tout cet appareil enfin d’un culte à la fois sensuel et monacal exercèrent une action profonde sur les sentiments et les idées populaires. On n’en fit que trop et trop tôt la funeste expérience ! À très peu d’années de là fut révélée aux magistrats l’existence d’une vaste association de faux dévots, les plus infâmes qui se pussent imaginer (568 [186 av. J.-C.]). Ils fêtaient dans la nuit les rites du dieu Bacchus, apportés naguère en Étrurie par un prêtre grec. Le dangereux ulcère avait rapidement envahi, et Rome, et le reste de l’Italie, semant partout dans les familles la ruine et les plus odieux forfaits ; se signalant par des attentats inouïs contre les mœurs, par les faux testaments et l’assassinat à l’aide du poison. Plus de sept mille personnes mises en accusation capitale, et la plupart punies de mort, les défenses les plus sévères décrétées pour l’avenir, ne suffirent pas à anéantir le mal. Les associations continuèrent ; et six ans plus tard (574 [-180]) le préteur compétent se plaignait qu’après trois mille condamnations nouvelles prononcées, il ne voyait point encore la fin du monstrueux procès[13]. — Certes les gens de bien étaient unanimes et avaient en horreur une fausse dévotion aussi insensée que pernicieuse : vieux croyants ou partisans de la civilisation grecque, tous la poursuivaient à l’envi de leurs sarcasmes et de leurs colères. Caton, dans ses instructions à son intendant, lui recommande de ne point offrir de sacrifice à l’insu et sans l’ordre du maître, et de n’en point faire offrir par d’autres, si ce n’est aux dieux du foyer domestique, et aux dieux des champs, en temps de fête rurale. Qu’il se garde d’aller consulter les Haruspices, les devins ou les Chaldéens ! Et la question bien connue : comment un augure en peut-il rencontrer un autre, sans se tenir les côtes de rire ? Caton aussi l’avait faite à propos des Étrusques lisant dans les entrailles des victimes. Ennius, à son tour, en vrai fils d’Euripide, gourmande les prophètes mendiants et toute leur bande !

Loin de moi… ces devins superstitieux, ces haruspices impudents, que pousse la paresse, ou la démence, ou la faim ! Ces gens qui ne savent pas leur chemin et le veulent montrer aux autres, et promettant des trésors, vous mendient une drachme ! [Telamon. Fragm.]

En de tels temps la raison a d’avance partie perdue contre la sottise. L’intervention du gouvernement, les pieux roués traqués et chassés par la police, l’interdiction de tout culte étranger non reconnu, dès 512 [242 av. J.-C.] les oracles de Prœneste, innocents tout au moins, frappés d’une défense formelle, tous les mystères nouveaux sévèrement poursuivis : rien n’y fit. Une fois les têtes parties, les ordres venus d’en haut sont impuissants à les ramener. Il fallut faire des concessions : jusqu’où elles allèrent, nous venons de le dire. Consulter les sages de l’Étrurie dans certains cas donnés est passé en usage à Rome ; et l’État va lui-même à eux : par suite, il favorise les traditions des sciences étrusques dans les familles notables de la Toscane ; il autorise le culte secret de Cérès, chaste d’ailleurs, et où les femmes sont seules admises. Depuis longtemps déjà, comme elles sont ou sans dangers ou sans importance, ces nouveautés venues de l’étranger ont été tolérées. Mais l’érection du culte de la Magna Mater de Phrygie nous apparaît comme un triste signe de la faiblesse du pouvoir en face des superstitions nouvelles, peut-être même de sa connivence avec elles. N’y a-t-il pas eu négligence ou même complicité coupable chez les magistrats, à attendre une dénonciation due au hasard, pour n’agir qu’à la dernière heure contre l’immonde confrérie des Bacchanales ?

Quant aux citoyens de mœurs honorables, nous avons au vif le portrait de leur vie, privée dans l’image qui nous a été laissée du vieux Caton. Homme d’état, avocat, écrivain, spéculateur tout à la fois, c’est dans la famille cependant que sa principale activité se renferme et se concentre ; mieux vaut, selon lui, être bon mari qu’illustre sénateur ! La discipline domestique était sévère. Les serviteurs ne sortaient pas sans l’ordre du maître : ils n’auraient osé, avec un étranger, s’entretenir des affaires de la maison. Les châtiments les plus graves n’étaient point arbitraires : le maître les prononçait et les faisait exécuter après une sorte de procédure domestique. Mais leur rigueur était grande : ce qui le prouve, c’est qu’un des esclaves de Caton apprenant que le maître avait eu vent d’un marché fait sans son ordre, se pendit. Pour ce qui était des fautes légères, des bévues commises dans le service de table, par exemple, le vieux consulaire, après le repas, administrait de sa main la correction au coupable, et faisait tomber sur son dos le nombre voulu de coins d’étrivières. Non moins sévère au regard de sa femme et de ses enfants, il l’était d’ailleurs d’une autre sorte, et eût tenu à crime de les frapper, comme il faisait pour ses esclaves. Dans le choix d’une femme, il méprisait la course à l’argent, voulant seulement qu’elle fût de bonne naissance. Dans sa vieillesse, il se remaria avec la fille d’un client pauvre. Quant à la continence envers le sexe masculin, il se comportait comme il est d’usage dans tous les pays à esclaves. Une épouse était à ses yeux un mal nécessaire : à chaque ligne, dans ses écrits, on le rencontre grondant le beau sexe, ce sexe bavard, raffolant de la parure désordonnée. Toutes les femmes sont fâcheuses et orgueilleuses, à son sens ; et si les hommes pouvaient se débarrasser d’elles, leur vie n’en serait que plus honnête ! En revanche, il avait à cœur l’éducation de ses enfants légitimes, et s’en faisait gloire. La femme, à son dire, n’était bonne que pour les lui mettre au monde. A elle de les nourrir : si parfois elle les portait au sein d’une esclave, d’autres fois elle mettait au sien les enfants de celle-ci. Occasion trop rare et touchante où l’humanité tempérant les rigueurs de l’institution servile, l’épouse, un instant mère nourricière de ces malheureux, les faisait les frères et sœurs de lait de sa noble primogéniture ! Pour le vieux soldat, il assistait volontiers à la toilette de ses enfants, et se plaisait à les voir laver, et emmailloter. Il veillait avec soin sur leur jeune innocence. Comme s’il eût été, dit-il, en face des vierges vestales, jamais il ne se serait permis devant eux un mot scabreux ; jamais en leur présence il n’eût embrassé leur mère, à moins pourtant qu’un orage ne l’eût effrayée. Bref, l’éducation de son fils est la plus belle partie de ses travaux multiples et marqués toujours au coin de l’honorabilité. Fidèle à sa maxime, que chez l’adolescent mieux vaut dos basané que peau trop blanche, il le conduisait lui-même aux exercices gymnastiques ; lui enseignant la lutte, l’équitation, la natation, l’escrime ; et l’endurcissant au froid et à la chaleur. A côté de cela, il avait su comprendre que le temps n’était plus où il avait suffi au citoyen romain d’être bon laboureur ou bon soldat. Il avait compris aussi quelle impression fâcheuse ressentirait son fils, s’il devait un jour reconnaître un simple esclave dans le pédagogue ayant aujourd’hui le droit de réprimande, et de punition. C’est pourquoi il avait pris le parti de lui montrer lui-même tout ce que les Romains d’alors devaient savoir, la lecture, l’écriture et le droit national ; et dans sa vieillesse, il voulut étudier les lettres grecques, et se mettre, par là, à même de faire connaître à son fils, dans l’idiome original, tout ce qu’il estimait y avoir rencontré d’utile. Dans tout ce qu’il écrit, il a son fils en vue ; et de sa main il transcrivit, à l’usage de celui-ci, en gros et lisibles caractères, ses recherches historiques sur les Origines.

Sa vie était simple et frugale. Aucune dépense de luxe n’était tolérée dans sa maison. Il ne voulait pas donner plus de 1.500 deniers (460 thaler = 1.725 fr.) d’un esclave, et plus de 100 deniers d’un vêtement (30 thaler = 112 fr. 50 c.). Chez lui, point de tapis ; et, durant longtemps, les murs nus, sans enduit. D’ordinaire, il se nourrit, boit et mange comme ses domestiques : ne tolère pas qu’on dépense par repas plus de 30 as (21 silbergros = 2 fr. 20 c.) en argent déboursé. Au camp, le vin est banni de sa table il n’y boit plus que de l’eau, ou parfois de l’eau mêlée d’un peu de vinaigre. Qu’on ne s’y trompe pas, pourtant, il ne hait point le festin donné à des hôtes ; en ville avec ses associés de club, aux champs avec ses voisins de campagne, il s’attarde volontiers à table : là, sa longue expérience en toutes choses, et son esprit s’échappant en vives saillies en font un aimable et agréable compagnon : il joue son coup de dés : il lève plus d’une fois le coude ; et consigne au besoin dans son livre de recettes un remède sûr et facile pour le cas où un honnête homme s’est oublié à trop manger et trop boire ! Jusque dans l’âge avancé, vivre, pour lui, c’est agir. Tous ses moments sont comptés et remplis : chaque soir il fait l’inventaire des choses qu’il a entendues, qu’il a dites, ou qu’il a faites. Aussi a-t-il du temps pour ses propres affaires, pour celles de ses relations, et pour celles de la cité. Il lui en reste pour la conversation et le plaisir. Il fait tout vite et sans phrases : dans son activité consciencieuse et sérieuse, il ne hait rien tant que de s’affairer à cent choses à la fois, ou à des bagatelles. — Tel fut Caton. Aux yeux de ses contemporains et de la postérité, il est demeuré le vrai type du citoyen romain. En lui s’étaient incarnés, sous une rude enveloppe, je ne le nie pas, l’esprit d’action et la droiture des vieux républicains, faisant honte à l’oisiveté malsaine et déréglée des Grecs. Il a bien mérité que le poète dit de lui plus tard :

Toutes ces pratiques étrangères ne sont qu’innombrables roueries. Nul dans le monde ne se conduit  mieux que le citoyen romain : cent Socrate, pour moi, ne valent pas un Caton !

L’histoire n’acceptera pas, nous le voulons, un tel jugement à la lettre ; mais pour qui assiste à la révolution complète de la vie et de la pensée apportées dans Rome par un hellénisme abâtardi, il semble d’abord que loin d’adoucir la sentence, il convienne de la prononcer plus sévère !

En effet, les liens de la famille se relâchaient avec une effrayante rapidité. Les habitudes de débauche dans la compagnie des courtisanes et des jeunes garçons gagnaient partout comme une lèpre, et la loi devenait impuissante à y porter le remède. En vain Caton, étant censeur (570 [184 av. J.-C.]), établit une lourde taxe sur le luxe abominable des esclaves entretenus à de telles fins. Sa tentative resta sans effet et la taxe au bout de deux ans disparut dans l’impôt proportionnel sur l’ensemble des biens. Les célibataires, dont le nombre avait, dès 520 [-234], provoqué de sérieuses plaintes, allaient de même en augmentant, et le divorce devenait quotidien. D’épouvantables crimes se commettaient au sein des plus notables familles. Le consul Gaius Calpurnius Pison, pour en citer un exemple, avait été empoisonné par sa femme et par son beau-fils, afin de donner matière à une seconde élection et de fournir à celui-ci l’occasion d’une candidature au consulat : ce qui eut lieu. Il fut nommé (574 [-180]) !...

A cette même époque se répand aussi l’usage d’émanciper les femmes. Dans l’ancienne loi, l’épousé vivait sous la puissance maritale, qui n’était autre que celle du père de famille : la femme non mariée appartenait à la tutelle du plus proche agnat mâle, tutelle dotée de presque tous les pouvoirs du père. L’épouse n’avait point de biens en propre : la jeune fille et la veuve n’administraient pas leur avoir. Mais aujourd’hui les femmes prétendent à l’indépendance dans leur personne et dans leur fortune : par des procédures mauvaises et détournées ; par des mariages apparents, elles se débarrassent de tutelles qui leur pèsent, et reprennent la gestion de leur fortune ; ou bien même, dans l’état conjugal, elles savent, par de non moins tristes moyens, se soustraire à la puissance que la loi leur avait imposée dans ses prévisions jusqu’alors inévitables. La masse des capitaux qu’elles détiennent devient un sujet de préoccupation pour les hommes d’État. Afin de parer à un abus dangereux, on défend d’instituer par testament les femmes à titre d’héritières [585 [169 av. J.-C.] : loi Voconia] ; et une pratique d’ailleurs passablement arbitraire leur enlève en grande partie le bénéfice des successions ab intestat en ligne collatérale. La juridiction de famille, à laquelle elles obéissaient et qui se rattachait à la puissance maritale et paternelle, devient surannée et tombe tous les jours. Il n’est pas jusqu’aux affaires publiques où les femmes ne veuillent aussi avoir la main, et, selon le mot de Caton dominer les maîtres du monde : elles ‘agissent et influent dans les comices : déjà, dans les provinces, des statues ont été élevées à quelques dames romaines.

Le luxe gagne dans le costume, dans la parure, dans le mobilier : il éclate dans les constructions et sur les tables. Au lendemain de l’expédition d’Asie-Mineure (en 564 [190 av. J.-C.]), il déborde de l’Orient et de la Grèce, d’Éphèse et d’Alexandrie ; il inonde Rome de ses raffinements vides, de ses futilités ruineuses pour la bourse, pour le temps et les joies austères de la vie. Ici encore les femmes marchent en tête ; peu après Cannes (539 [-215]), une loi leur avait interdit les bijoux d’or, les habits multicolores, et les chars. La paix conclue avec Carthage, elles font tant, malgré les vives rebuffades de Caton, que les prohibitions sont levées (559 [-195]), et leur rude adversaire se voit réduit au vieux moyen d’un lourd impôt sur leur luxe (570 [-184]). Une masse d’objets nouveaux et frivoles presque toujours afflue dans Rome, vaisselle d’argent à figures ciselées, lits de festin à ornements de bronze, étoffes dites d’Attale, tapis épais de brocart d’or !

Mais c’est le luxe de la table qui a fait les plus grands progrès. Jusqu’alors, sauf un seul, les repas ne consistaient qu’en une collation froide : maintenant, au second déjeuner (prandium), on sert souvent aussi des plats chauds ; et au repas principal [cœna], les deux services frugaux du temps jadis ne suffisent plus. Auparavant, les femmes cuisaient elles-mêmes le pain et les autres aliments dans l’intérieur de la maison ; sauf, au cas d’un banquet donné à des invités, à louer un cuisinier de profession, qui cette fois dirigeait la paneterie et apprêtait les mets. Mais voici que l’art culinaire prend son essor. Toute bonne maison veut avoir son cuisinier. Le travail de la cuisine se divise : la boulangerie, la pâtisserie se font à part ; et vers 583 [-171], on voit s’ouvrir dans les rues les premières boutiques de boulangers. Les poètes s’en mêlent : il se rencontre un public pour leurs vers sur l’art de bien manger, avec longue nomenclature des meilleurs poissons et des meilleurs fruits de mer. La pratique va du même pas que la théorie. Les comestibles délicats de l’étranger, les sardines du Pont, les vins grecs sont en grande faveur, et quant à la recette de Caton, qui conseille de donner au vin de pays le goût du cru de Cos, en y mêlant un peu de saumure, il est difficile de croire qu’elle ait fait un sensible tort aux débitants de vins exotiques à Rome. Les joueuses de harpe, venues d’Asie, ont fait oublier les vieux chants, les antiques récits des convives et des enfants qu’ils emmenaient avec eux. Certes, on buvait largement dans le bon temps, mais on ne buvait qu’aux repas, et on ne se réunissait point exprès pour ne faire que boire [comissari] : maintenant, la débauche de taverne est chose coutumière ; le vin est versé à pleines coupes et sans mélange, ou peu s’en faut [merum, meracius bibere] ; le premier qui boit donne la mesure obligée [rex ou arbiter bibendi] ; on boit à la grecque enfin (grœco more bibere) ; on grécise (pergrœcari, congrœcare) comme disent les Romains[14]. Depuis longtemps on jouait aux dés, mais dans les pique-niques à la grecque le jeu prend des proportions telles que la loi est forcée d’intervenir. La paresse, la flânerie des oisifs vont de pair[15]. Caton proposa un jour de paver le Forum en pierres pointues, pour mettre ordre aux promenades des badauds : le public de rire, et badauds et flâneurs de revenir de plus belle.

Déjà nous avons dit l’extension effrayante prise par les jeux publics. Autrefois, si l’on excepte quelques courses à pied, ou en char sans importance et rattachées à quelques solennités religieuses, il n’y avait qu’une seule grande fête populaire [Ludi maximi], tombant en septembre, durant quatre jours ; et ne dépassant pas un chiffre maximum de frais. A la fin de l’époque actuelle, les grands jeux durent six jours : au commencement d’avril, on célèbre la fête de la Grande mère Idéenne ou les Mégalésiaques [Megalesia, Megalenses ludi][16] à la fin du même mois, celle de Cérès et de Flore ; en juin, celle d’Apollon ; en novembre, celle des Plébéiens [Cerealia, Floralia ou Florales ludi, Apollinares ludi, Plebeii ludi], qui toutes se prolongent vraisemblablement durant plusieurs jours. Venaient ensuite et en grand nombre d’autres Instaurations [Instaurare ludos], dont tels scrupules pieux n’étaient que le trop facile prétexte ; puis des fêtes populaires extraordinaires, mais quotidiennes, parmi lesquelles je ne citerai que les banquets pour l’accomplissement d’un vœu, avec contributions de dîmes, les banquets en l’honneur des dieux, les fêtes triomphales et funéraires [ludi funebres, triumphales], et surtout les jeux séculaires [ludi sœculares], célébrés pour la première fois en 505 [249 av. J.-C.], à la clôture d’un long cycle de temps appelé sœculum, et délimité conformément au rite tusco-romain[17]. Les fêtes domestiques allèrent de même en se multipliant. Pendant la seconde guerre punique, l’usage s’établit, chez les riches et les nobles, des banquets échangés au jour anniversaire de l’arrivée de la Grande Mère dans Rome (550 [-204]) ; et chez les petites gens (en décembre), se célébraient de même les saturnales [saturnalia], à dater surtout de l’an 537 [-217]. Dans l’un et l’autre cas dominait l’influence combinée et toute puissante des prêtres étrangers et des artistes culinaires venus d’Orient. On touchait presque à l’idéal de l’oisiveté : tout paresseux avait chaque jour de quoi occuper ses heures, et cela, dans une ville où pour le peuple comme pour l’individu, l’action avait été la grande affaire de la vie, où les mœurs et la loi avaient jadis flétri les jouissances désœuvrées. Que d’éléments démoralisateurs et dissolvants au sein de ces fêtes perpétuelles ! Les luttes de chars étaient restées la partie brillante et dernière des solennités populaires ; et un poète du temps nous fait voir la foule anxieuse, attendant, les yeux fixés sur le consul, qu’il donne le signal du départ. Mais bientôt les festivités ordinaires ne suffisent plus, on en veut de nouvelles et plus compliquées. A côté des lutteurs et jouteurs nationaux, il faut aussi avoir des athlètes grecs (pour la première fois en 568 [186 av. J.-C.]). Nous parlerons plus loin des représentations dramatiques. La comédie et la tragédie grecques, importation d’une valeur en soi douteuse, étaient encore ce qu’il y eut de moins mauvais dans toutes les innovations du siècle, Depuis quelque temps, sans doute, on avait lancé et couru des lièvres et des renards devant le public assemblé : mais ces chasses innocentes n’émurent plus ; on a recours aux bêtes sauvages de l’Afrique : les lions et les panthères (vers 568 probablement) sont amenés à grands frais : massacrant et massacrés, les monstres repaissent les yeux du peuple de Rome. Enfin les gladiateurs plus odieux encore, et depuis longtemps en faveur en Étrurie et en Campanie, sont admis dans la ville. En 490 [-264], déjà, le sang humain avait arrosé le Forum pour l’amusement des spectateurs. Certes, ces jeux immoraux encouraient un juste et sévère blâme : Publius Sempronius Sophus, consul en 486 [-268], notifia à sa femme des lettres de divorce, pour s’être montrée à des jeux funèbres. Le Sénat fit voter une loi défendant d’amener des bêtes étrangères dans Rome, et il tint la main d’abord à exclure les gladiateurs des grandes fêtes de la cité : mais la puissance ou l’énergie firent défaut à l’efficacité des prohibitions ; et si les combats d’animaux féroces cessèrent pour un temps, les combats de gladiateurs se continuèrent dans les fêtes privées, dans les solennités funéraires notamment. Comment empêcher le peuple de préférer les gladiateurs aux danseurs de corde, les danseurs de corde aux comédiens, les comédiens aux acteurs tragiques ? Le théâtre se souille de toutes les turpitudes de la vie familière des Grecs. Les jeux de la scène et des muses ont certes leur utilité civilisatrice, mais ces éléments meilleurs, on les rejetait sans merci ; et l’ordonnateur des fêtes romaines n’avait cure d’agir sur les spectateurs par la puissance salutaire des vers ; de les transporter, ne fût-ce que pour un moment, sur les hauteurs du beau et du bien, comme l’avait fait le théâtre grec dans sa fleur première ; ou, comme l’ont fait du moins nos théâtres modernes, de préparer à leur public choisi des jouissances tout artistiques. Direction et auditoire, tous voulaient autre chose à Rome. Témoins les jeux triomphaux de 587 [167 av. J.-C.], où les premiers joueurs de flûte qui fussent venus de Grèce ayant été mal accueillis, il leur fallut laisser là leurs mélodies, et se battre à coups de poings par ordre du régisseur. Alors la foule d’applaudir sans fin, et de se récrier de joie !

Bientôt la corruption grecque se vit dépassée, par celle des mœurs italiennes, et les élèves à leur tour achevèrent la démoralisation des maîtres. Antiochus Épiphane, singeant les Romains par profession et par goût (579-590 [-175/-164]), introduisit à la cour de Syrie les gladiateurs, jusqu’alors inconnus en Grèce. Son peuple, encore artiste et humain, retira de ces combats plus d’horreur que de joie ! Mais peu à peu il s’y accoutuma, et les gladiateurs firent, aussi quelques progrès en Orient.

Tous ces changements dans les habitudes et les mœurs amenèrent, on le conçoit, une révolution économique non moins grande. La vie devint tous les jours plus enviée et plus chère dans la métropole. Les loyers s’y élevèrent à l’excès. Les articles du nouveau luxe s’y payaient à des prix extravagants : un petit vase de sardines de la mer Noire coûtait 1.600 sesterces (120 thaler = 450 fr.), plus cher qu’un bon valet de labour : un jeune et bel esclave, 24.000 sesterces (1.800 thaler = 6.750 fr.), plus cher que bien des métairies. L’argent, l’argent seul, voilà le mot d’ordre pour tous, petits et grands ! Depuis bien des années en Grèce, nul n’obtenait rien pour rien : les Grecs en convenaient avec une naïveté peu louable. Après la seconde guerre macédonienne, il en arrive de même à Rome, et l’imitation des Grecs est en cela complète. Il faut que la loi contraigne les gens au respect d’eux-mêmes ; et un plébiscite défend à l’avocat de se faire payer ses services. Les juristes consultants font seuls exception, et s’honorent en se maintenant dans la vieille règle de leur office, spontané et désintéressé. Sans pratiquer le vol direct et brutal, on se croit permis tous les moyens tortueux qui aident à faire fortune : on pille et on mendie ; les spéculateurs et les entrepreneurs trompent et escroquent ; les usuriers et les accapareurs pullulent ; les liens moraux et purs de l’amitié, le mariage, s’exploitent en vue du gain. Le mariage, surtout, n’est plus qu’une affaire, des deux parts : les mariages d’argent sont chose de tous les jours ; et le magistrat en arrive à invalider les donations mutuelles entre époux ! Faut-il s’étonner, après tout cela, qu’il reçoive l’avis de complots formés pour mettre le feu aux quatre coins de la ville ? Quand le travail honnête a perdu toute faveur ; quand l’homme ne travaille plus que pour conquérir fiévreusement les jouissances des sens, c’est grand hasard s’il ne devient pas criminel. La fortune avait versé à pleines mains aux Romains les splendeurs dé la puissance et de la richesse ; mais la boîte de Pandore (on ne le sait que trop !) enfermait à la fois tous les biens et les maux.

 

 

 



[1] [V. Dict. de Smith : v° Nobiles.]

[2] [Mentiri nefas habebatur, dit Cicéron.]

[3] [Pour plus de détails sur les cérémonies funèbres à Rome, nous renvoyons au Dict. de Smith, v° Funus ; au livre si complet de Gubl et Koner, sur la vie chez les Grecs et les Romains (das Leben derGriech. u. der Rœm.) Berlin, 1862. — V. aussi Preller, Mythologie, Bestattungsgebraüche (usages funéraires), p. 479 et 50.]

[4] [Ou l’Art, en Allemagne, a un sens mal défini pour nous, ou les dédains quelque peu jaloux, en tous cas fort exagérés, de la critique allemande méritent d’être relevés (I, 15, première note). Certes, ce que nos voisins appellent la littérature des perruques est une médiocre chose, et nous faisons assez peu de cas des serviles imitations auxquelles se complaisaient les poètes anglais et allemands du siècle de la reine Anne, et du siècle du grand Frédéric. Mais nous ne pouvons souscrire, amour-propre national à part, à ces orgueilleux jugements qui ne veulent reconnaître le sentiment et le génie de l’art qu’aux seules races d’outre-Rhin et aux Anglo-Saxons. Il ne faut pas que Shakespeare et Beethoven fassent oublier le Dante, Raphaël et le Poussin. Nous attribuerons volontiers à l’Allemagne le sceptre de la pensée philosophique et de la haute érudition : nous ne lui accorderons pas facilement la supériorité dans les arts plastiques, ou celle de l’inspiration littéraire unie aux splendeurs et aux contours arrêtés de la forme. — Notre devoir de traducteur nous interdisait d’atténuer les hardiesses du texte : mais nous nous faisons un devoir, une fois pour toutes, de renouveler ici nos réserves.]

[5] Les monnaies et les inscriptions attestent, en effet, que le vainqueur de Magnésie et ses descendants ont d’abord porté le nom d’Asiagenus. Les Fastes capitolins lui donnent, il est vrai, celui d’Asiaticus ; mais c’est là précisément une des nombreuses traces qui s’y rencontrent d’une rédaction postérieure aux événements. Le surnom primitif n’est rien autre qu’une corruption du grec Áσιαγένης, comme on l’a aussi écrit plus tard. Le mot veut dire tout simplement natif d’Asie, et non vainqueur de l’Asie.

[6] [V. à l’appendice la notice sur la Gens Claudia.]

[7] [.V. Biographie générale de Didot, Vis. Épicharme, Evhémère, par Joubert. Ces articles sont complets. — V. aussi Egger, Dict. des sciences philos., v° Evhémère.]

[8] [M. Egger, entre autres, a publié les quelques fragments qui nous restent de l’Evhémère d’Ennius. — Latin. sermon. vetustior. reliquiœ, pp. 151 et s.]

[9] [On les jetait dans un vase à col étroit et plein d’eau, d’où on les retirait un à un et au hasard (V. Dict. of antiq. de Smith, vo. Sortes, Sitella).]

[10] [V. Tite-Live, 49, 29. — Pline, 13, 13, 27. — Plutarque, Numa, 22. — Sur les livres apocryphes de Numa, ce Moïse de Rome, comme Tertullien l’appelle, v. Preller, Mythol., p. 719 et suiv. — Malheureusement l’ouvrage de Preller, excellent et complet, n’est pas traduit.]

[11] [Tite-Live, 29,10 et s. — V. Preller, Magna mater Idea, pp. 445 et s., et 735 et s.]

[12] [Il est curieux de comparer avec le récit simple et nu de Tite-Live, celui d’Ovide (Fast., 4, 247 et s.) qui ressemble à s’y méprendre à la légende d’une de ces vierges noires, rapportées d’Asie au moyen âge par certains pieux chevaliers — La pierre de la grande mère n’était autre, à ce semble, qu’un météorite trouvé dans les champs : nigellus lapis, etc., dit Prudent., Martyr. roman., 206.]

[13] [Tout le monde a lu le procès des Bacchanales, un des plus beaux récits de Tite-Live, 39, 8 et s. — Un des textes législatifs contre les Bacchanales, celui dont Tite-Live donne l’analyse, l. c., 18, a été retrouvé en 1640, dans l’ancien Bruttium, non loin de Catanzaro. Il est aujourd’hui conservé au musée de Vienne. — V. Egger, pp. 127 et 128. - V. aussi Corp, insc. latin. de Mommsen, pp. 43 et 44]

[14] [On boit le nom (nomen bibere), ou, en d’autres termes, on se porte des santés, dans lesquelles il est vidé autant de coupes, que le nom du convive à qui l’on boit contient de lettres. — V. la jolie épigramme de Martial, 1, 72,

Nœvia sex cyathis, septem Justina bibatur,

Quinque Lycas, Lyde quatuor, Ida tribus.

Omnis ab adfuso numeratur amica Falerno.]

[15] On trouve dans le Curculio, de Plaute, une sorte de parabase qui retrace, sinon avec beaucoup d’esprit, du moins avec une grande exactitude le mouvement du Forum romain a notre époque. — [C’est le chef de la troupe (Choragus), qui parle au public.]

…………… Sed dum hic egreditur foras

Commonstrabo, quo in quemque hominem facile inveniatis loto,

Ne nimio opere sumat operam, …………

Tandis qu’il est dehors, je vais vous dire, pour vous éviter de les trop chercher, où vous trouverez ceux que vous voulez voir, gens vicieux ou sans vices, gens honnêtes ou non. Cherchez-vous un parjure ? allez aux Comices [1]. Un menteur ? Un fanfaron ? allez au temple de Cluacine [2]. (Les maris, prodigues et débauchés, vont sous la Basilique [3] : vous y trouverez les courtisanes d’âge, et les faiseurs d’affaires). Les arrangeurs d’écots sont au marché au poisson. Au bas du forum, se promènent les notables et les riches. Au milieu, le long du ruisseau (propter canalem), les matamores ! [4] Au-dessus du lac [5], les vantards et bavards, les mauvaises langues, colportant impudemment leurs médisances, sans que rien y soit vrai : assez mal en point eux-mêmes pour qu’on puisse tout dire d’eux. Sous les vieilles boutiques, sont les prêteurs et les emprunteurs à intérêt. Prés du temple de Castor, gare à vous, si vous passez par les mains de certaines gens [6] ! Au bourg Toscan [vicus Tuscus], sont les aimables qui se vendent. Au Vélabre, vous avez les boulangers, les bouchers, les haruspices, les débiteurs en quête d’un délai, et les usuriers qui leur procurent un sursis, et puis encore les maris riches et débauchés devant la maison de Leucadia Oppia… — Mais j’entends le bruit de la porte ! et j’arrête court ma langue !

Les vers :

Dites damnosos maritos sub Basilica querito :

Ibidem erunt scorta exoteta, quine stipulari solent …

semblent une interpolation postérieure à la construction de la première basilique ou Bazar (570 [184 av. J.-C.]). Alors, les boulangers (pistores) vendaient des articles de fine gourmandise, et tenaient cabinets de société (V. Festus, v° Alicariœ, p. 7, Müller. — Plaute, Capt. 160. — Pœnul. 1, 2, 54. — Trinum. 407). Il en faut dire autant des bouchers. — Leucadia Oppia était sans doute une teneuse de mauvaise maison.

(1) [Partie du Forum, où se rend la justice, et où les plaideurs prêtent serment.]

(2) [Aussi dans le Forum, à l’entrée de la Via Sacra. — Vénus cluacine ou purifiée. — Les Romains et les Sabins se purifièrent eu ce lieu, après l’intervention des épouses sabines, enlevées par ordre de Romulus.]

(3) [La basilique (ou portique) Porcia.]

(4) [D’où Canalicolœ, qu’un étymologiste soutient être l’origine de notre mot canaille.]

(5) [Le Lac Curtius, Tite-Live, 1, 13, 7, 6.]

(6) [Les vieilles boutiques : celles non brûlées dans l’incendie de 542 [-212]. Les autres prirent le nom de boutiques neuves. Près du temple de Castor, se tenaient les prêteurs ou banquiers de l’État. Ceux des boutiques étaient les banquiers privés.]

[16] [V. Dict. de Smith, v° Megalesia, et Preller, l. c., pp. 445 et suiv., 735 et suiv.]

[17] [V. Dict. de Smith, ces divers mots. Le sœculum, ici, ne désigne en aucune façon la période séculaire ordinaire de cent années, mais plutôt celle étrusque de cent dix années lunaires.]