L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis la réunion de l’Italie jusqu’à la soumission de Carthage et de la Grèce

Chapitre VI — Les guerres d’Hannibal, depuis Cannes jusqu’à Zama.

 

 

En descendant en Italie, Hannibal avait voulu briser le faisceau de la fédération romaine : à la fin de sa troisième campagne, il avait conquis tous les résultats auxquels il était possible d’arriver dans cette voie. Il était manifeste que les cités grecques et latines ou latinisées, qui avaient tenu pour Rome au lendemain de la journée de Cannes, ne cédant pas même à la crainte, ne céderaient jamais qu’à la force. La défense désespérée de quelques petites villes situées au fond de l’Italie méridionale, et perdues sans ressource, de Pétélie dans le Bruttium, par exemple, avait assez montré à Hannibal ce qu’il avait à attendre des Marses et des Latins. S’il avait un instant espéré des résultats plus grands, la défection des Latins, par exemple, son espoir était trompé. Bien plus (ainsi qu’on l’a vu), la coalition des Italiques du Sud était loin de lui apporter tous les avantages qu’il s’en était promis. Capoue tout d’abord avait stipulé que le Carthaginois ne pourrait pas contraindre les Campaniens à s’enrôler et à prendre les armes, et quant aux citadins, ils n’oubliaient pas comment Pyrrhus avait mené les choses à Tarente. Ils avaient la folle prétention de se soustraire et à la domination romaine et à celle des Phéniciens. Le Samnium et la Lucanie n’étaient plus ce que les avait vus Pyrrhus, alors qu’il avait cru pouvoir entrer dans Rome à la tête de la jeunesse sabellienne. Les forteresses romaines couvraient le pays, étouffant toute énergie et toute force : sous la domination de la République, les habitants avaient oublié l’usage des armes, et ne lui en voyaient, comme on sait, que de faibles contingents. Plus de haines nulle part, et partout, au contraire, de nombreux personnages intéressés aux succès de la métropole. La cause de Rome ruinée, on consentait à épouser celle du vainqueur, mais sans perdre de vue qu’il n’apportait point la liberté et qu’on ne faisait que changer de maître. De là, nul enthousiasme chez les Sabelliens qui se tournaient vers Hannibal, mais simplement le découragement qui ne fait plus résistance.

Dans ces circonstances, la guerre subit un temps d’arrêt. Hannibal, maître de tout le sud de la Péninsule jusqu’au Vulturne et au Garganus [monte Gargano], ne pouvait pas abandonner la contrée à elle-même, comme il avait fait de la Cisalpine : il lui fallait défendre sa frontière, sous peine de la perdre s’il la découvrait. Or, pour contenir le pays conquis, malgré les forteresses qui partout défiaient ses armes, malgré les armées qui allaient descendre du Nord ; pour prendre en même temps l’offensive, tâche déjà difficile par elle seule, contre l’Italie centrale, son armée, forte de quarante mille hommes au plus, si l’on en déduit les contingents italiques, était loin de suffire. Tout d’abord il allait avoir. affaire à d’autres adversaires. L’expérience avait durement enseigné aux Romains un meilleur système de guerre. Ils ne mettaient plus à la tête de leurs armées que des généraux éprouvés, et qu’ils prorogeaient, s’il en était besoin, dans leurs commandements. Ces nouveaux généraux ne demeurèrent plus sur les hauteurs, assistant inactifs aux mouvements de l’ennemi ; ils ne se hâtèrent pas non plus de l’attaquer partout où ils le rencontraient, gardant un juste milieu entre la temporisation et la fougue ; mais attendant l’instant propice derrière leurs camps retranchés et les murailles des forteresses, ils ne livrèrent plus de combats que quand la victoire pouvant être efficace, la défaite ne pouvait pas se tourner en désastre. Marcus Claudius Marcellus fut l’âme de cette guerre nouvelle. Au lendemain des malheurs de Cannes, par un juste et prévoyant instinct, les regards de tous, peuple et Sénat, s’étaient portés sur ce capitaine éprouvé. Le commandement suprême lui avait été, par le fait, immédiatement confié. Formé à bonne école dans les difficiles guerres contre Hamilcar, en Sicile, il avait, dans les dernières campagnes gauloises, donné la preuve éclatante de son talent militaire et de sa bravoure personnelle. Agé de cinquante ans déjà, il avait tout le feu d’in jeune soldat. Quelques années avant, général lui-même, on l’avait vu attaquer le général ennemi, et le jeter mort à bas de son cheval. Le premier et l’unique parmi les consuls de Rome, il avait revêtu les dépouilles opimes[1]. Il avait voué sa vie et sa personne aux deux divinités de l’Honneur et de la Valeur dont le superbe et double temple, construit par lui, se dressait non loin de la porte Capéne[2]. S’il est vrai qu’à l’heure du péril, ce n’est point un seul homme qui ait sauvé Rome, mais bien le peuple, et avant tous le Sénat, encore est-il juste de dire que dans la gloire commune nul n’a eu de plus grande part que Marcus Marcellus.

Du champ de bataille de Cannes, Hannibal s’était tourné vers la Campanie. Il connaissait Rome bien mieux que tous les naïfs des temps passés et modernes, qui ont cru qu’il lui eût suffi d’une marche sur la métropole pour terminer d’un seul coup la lutte. Sans doute, aujourd’hui la guerre se décide dans une grande journée : mais jadis, l’attaque des places fortes n’était pas le moins du monde au niveau de la défense, et bien souvent l’on a vu échouer au pied de leurs murailles tel général complètement victorieux, la veille, en rase campagne. Le Sénat et le peuple de Carthage n’étaient point comparables au peuple et au Sénat de Rome. L’expédition de Regulus avait fait courir à Carthage de bien autres dangers que la défaite de Cannes à sa rivale, et pourtant Carthage avait tenu bon et vaincu. Quelle apparence que Rome ouvrit ses portes devant Hannibal, ou qu’elle se résignât à subir une paix même honorable ? Donc, Hannibal, au lieu de perdre son temps dans de vaines démonstrations, ou de compromettre les résultats éventuels ou considérables qu’il avait sous la main, en assiégeant, par exemple, les quelques deux mille soldats réfugiés dans Canusium, s’était rendu tout droit à Capoue, avant que les Romains y eussent pu jeter garnison, et contraignant à une soumission définitive la seconde métropole italienne, longtemps hésitante. De là il pouvait espérer se rendre maître d’un des ports campaniens, et y faire arriver les renforts que ses éclatantes victoires ne pouvaient manquer d’arracher même aux opposants dans sa patrie. — A la nouvelle de sa manoeuvre, les Romains quittèrent aussi la Campanie, n’y laissant qu’un faible corps détaché, et réunirent toutes les forces qui leur restaient sur la rive droite du Vulturne. Marcus Marcellus, avec les deux légions de Cannes, marcha sur Teanum des Sidicins, s’y fit envoyer toutes les troupes disponibles, venant de Rome et d’Ostie, et pendant que le dictateur Marcus Junius le suivait plus lentement avec l’armée principale précipitamment rassemblée, il s’avança sur le fleuve jusqu’à Casilinum, pour sauver Capoue s’il en était temps encore. L’ennemi l’occupait déjà. Mais tous les efforts d’Hannibal pour s’emparer aussi de Naples s’étaient brisés devant l’énergique résistance des habitants : les Romains purent encore mettre garnison dans cette place maritime précieuse. Deux autres grandes villes de la côte, Cumes et Nucérie[3], leur restèrent fidèles ; à Nola, le peuple et le Sénat se disputèrent, celui-là voulant se donner à Carthage, celui-ci tenant pour Rome. Averti de la victoire imminente du parti démocratique, Marcellus passe le fleuve à Caiatia[4], et, tournant l’armée carthaginoise par les hauteurs de Suessula[5], il arrive à Nola juste à temps pour la défendre contre les ennemis du dedans et du dehors : Hannibal est repoussé avec perte dans une sortie. C’était la première fois qu’il était battu, et cette défaite, peu grave par elle-même, produisit un grand effet moral : Hannibal toutefois s’empara de Nucérie, d’Acerra, et après un siège opiniâtre qui se prolongea jusqu’à l’année suivante (539 [215 av. J.-C.]), de Casilinum, clef du Vulturne. Les sénats de toutes ces villes expièrent dans le sang leur fidélité à la cause de Rome. Mais la terreur ne fait pas de prosélytes. Les Romains avaient pu traverser sans pertes sensibles les premiers et plus dangereux moments de leur affaiblissement. La guerre s’arrête pour un temps ; l’hiver arrive, et Hannibal prend ses quartiers dans Capoue, dont les délices ne peuvent qu’être nuisibles à des troupes qui depuis trois ans n’ont pas couché sous le toit d’une maison.

L’année suivante (539 [-215]), la lutte prend de suite une autre tournure. Marcus Marcellus, l’excellent capitaine, Tiberius Sempronius Gracchus, qui s’est distingué en 538 [-216] comme maître de la cavalerie sous le dictateur, et le vieux Quintus Fabius Maximus, ces deux derniers consuls, le premier proconsul, se mettent à la tête de trois armées, qui ont pour mission d’envelopper Capoue et Hannibal. Marcellus s’appuie sur Nola et Suessula : Fabius Maximus se poste à Calès [Calvi], sur la rive droite du Vulturne, et Gracchus à Liternum[6] sur la côte, d’où il couvre Naples et Cumes. Les Campaniens qui se sont avancés jusqu’à Hamœ, pour surprendre Cumes à trois milles de là, sont complètement battus par Gracchus. Hannibal arrive, veut réparer le mal, est lui-même repoussé, et après avoir en vain offert la bataille rangée, il se voit forcé de rentrer dans Capoue. — Pendant que les Romains défendent ainsi, non sans succès, leur terrain en Campanie, reprenant Compulteria[7] et d’autres petites places qu’ils avaient perdues, Hannibal est en butte aux plaintes que ses alliés de l’Est profèrent tout haut. Une armée romaine, sous les ordres du préteur Marcus Valérius, s’était établie sous Lucérie, se reliant d’une part à la flotte, observant, avec elle la côte de l’Adriatique et les mouvements de la Macédoine, et de l’autre donnant la main au corps de Nola, ou ravageant les terres des Samnites, des Lucaniens et des Hirpins révoltés. Hannibal pour les dégager, s’attaque à son plus rude adversaire, à Marcellus : mais celui-ci remporte une victoire considérable sous les murs de Nola ; et les Carthaginois, sans avoir pu rétablir la situation en Campanie, marchent sur Arpi, afin d’arrêter les progrès de l’armée d’Apulie. Gracchus les suit avec son corps, et les deux autres armées romaines se concentrent et se préparent à attaquer Capoue dès l’ouverture du prochain printemps.

Les victoires d’Hannibal ne l’avaient point ébloui. Plus que jamais, à ses yeux, il était manifeste qu’elles ne le conduisaient point au but. Impossible désormais de recommencer ces marches rapides, ces mouvements en avant et en retour qui ressemblaient presque, à une guerre d’aventures, et auxquels il avait dû principalement ses succès. L’ennemi ne s’y laissait plus prendre ; et d’ailleurs la nécessité de défendre les conquêtes faites rendait presque impossible toute tentative de conquête ultérieure. L’offensive étant interdite, la défensive présentait aussi des difficultés chaque année croissantes. Arrivé à la seconde moitié de sa tâche, à l’attaque du Latium, et à l’investissement de Rome, le grand capitaine voyait trop bien qu’elle dépassait la mesure de ses forces, s’il était laissé à lui-même et à ses alliés d’Italie. Au Sénat de Carthage, à l’armée et aux dépôts de Carthagène, aux cours de Pella et de Syracuse appartenait d’achever l’œuvre. Si l’Afrique, l’Espagne, la Sicile, la Macédoine poussaient contre l’ennemi commun toutes leurs forces combinées : si la basse Italie pouvait devenir le rendez-vous des armées et des flottes de l’ouest, du sud et de l’est, alors, mais seulement alors, il était en droit d’espérer une heureuse fin pour cette entreprise si brillamment entamée par son expédition d’avant-garde. Quoi de plus naturel et de plus facile que de lui envoyer tout d’abord des renforts de Carthage ? Carthage n’avait pas été atteinte, à vrai dire, par la seconde guerre punique. Il avait suffi d’une poignée de hardis patriotes ne comptant que sur eux-mêmes et bravant le danger, pour la tirer de son abaissement et la conduire à deux pas du triomphe. Rien, absolument rien, ne mettait obstacle à l’effort attendu d’elle. Une flotte phénicienne, si peu nombreuse qu’elle fût, pouvait aborder à Locres ou à Crotone, et cela à l’heure où Syracuse lui ouvrait son port, où le Macédonien tenait en échec la flotte romaine de Brundisium. Quatre mille Africains, expédiés récemment sous les ordres de Bomilcar, n’étaient-ils pas débarqués à Locres sans encombre ? Et plus tard, quand tout sera perdu en Italie, Hannibal lui-même ne traversera-t-il pas facilement la mer ? Malheureusement l’élan imprimé aux Carthaginois par la victoire de Cannes ne dura pas : la faction de la paix, toujours ardente à la ruine de ses adversaires, fût-ce même au prix de la ruine de la patrie, et trouvant un allié facile dans ce peuple de Carthage insouciant et à courte vue, réussit à faire repousser les demandes pressantes du héros. On lui répondit, réponse niaise à moitié et à moitié ironique, que puisqu’il avait vaincu, il n’avait pas besoin de secours. En vérité, l’inertie des Carthaginois a sauvé Rome autant que l’énergie du Sénat romain. Élevé dans les camps, étranger aux intrigues des partis dans la métropole, Hannibal n’avait point à ses ordres de meneur populaire qui l’aidât comme Hasdrubal avait aidé son père. Il lui fallait chercher au dehors les moyens de sauver son pays, quand Carthage les avait tous en main ! — Au dehors, son espoir semblait mieux fondé. L’armée d’Espagne, avec ses chefs patriotes, l’alliance avec Syracuse, l’intervention de Philippe de Macédoine lui apportaient une utile coopération. Mais il demandait à l’Espagne, à Syracuse et à la Macédoine des combattants nouveaux pour les champs de bataille de l’Italie. La guerre avait envahi successivement l’Espagne, la Sicile et la Grèce, soit qu’il s’agît d’ouvrir, soit qu’il s’agit de fermer le passage aux renforts. La guerre dans ces trois pays était un moyen utile en vue du grand but ; c’est à tort qu’on l’a considérée souvent comme une faute. Pour les Romains, elle constituait un système définitif : ici, barrant les cols des Pyrénées ; là donnant à faire aux Macédoniens chez eux et en Grèce : ailleurs, protégeant Messine, et coupant la Sicile de ses communications avec l’Italie. On le conçoit de reste, cette défensive se changera dès qu’elle le pourra en attaque. Servies par la fortune, les armées romaines rejetteront les Phéniciens hors de la Sicile et de l’Espagne ; elles briseront les alliances entre Hannibal et Syracuse, entre Hannibal et Philippe. Pendant ce temps, la guerre dans la Péninsule italique n’occupe plus que le second plan : en apparence, elle se borne à des sièges, à des razzias sans importance. Et néanmoins, tant que les Phéniciens sont Ies agresseurs, l’Italie reste l’objectif des opérations militaires.

Tous les efforts, tout l’intérêt se concentrent autour d’Hannibal. Le maintenir isolé ou faire cesser son isolement dans les régions du sud, voilà le nœud du drame.

S’il avait été possible, immédiatement après Cannes, de concentrer tous les secours sur lesquels Hannibal comptait, le succès définitif eut probablement couronné ses desseins. Mais, à cette heure précisément, la bataille de l’Èbre avait eu pour Hasdrubal des conséquences si fâcheuses, que Carthage avait dû envoyer en Espagne la majeure partie des renforts, en hommes et en argent, que lui avait arraché la nouvelle de la victoire de l’armée d’Italie. Et cependant la situation n’y était pas devenue meilleure. L’année suivante (539 [215 av. J.-C.]), les Scipions transportèrent le théâtre de la guerre de l’Èbre sur le Bœtis (Guadalquivir), et en plein cœur du pays carthaginois remportèrent deux brillantes victoires à Illiturgi et à Intibili[8]. Quelques intelligences nouées avec les Sardes avaient fait espérer à Carthage qu’elle pourrait se remettre en possession de leur île, station des plus avantageuses entre l’Espagne et l’Italie. Mais Titus Manlius Torquatus, expédié de Rome avec une armée, détruisit le corps carthaginois de débarquement, et les Romains restèrent de nouveau les maîtres incontestés de cette terre (539 [215 av. J.-C.]). — En Sicile, dans le nord et dans l’est, les légions de Cannes, qui avaient été détachées, se défendirent bravement et heureusement contre les Carthaginois et contre Hiéronyme ce dernier, à la fin de 539, périt de la main d’un meurtrier. Enfin, avec la Macédoine, l’alliance carthaginoise ne fût pas ratifiée assez tôt ; les envoyés de Philippe à Hannibal, ayant été enlevés au retour par les navires romains. Par suite, l’invasion espérée de la côte orientale n’ayant pu avoir lieu, les Romains eurent le temps de couvrir avec leur flotte l’importante place de Brundisium, défendue du côté de la terre par les milices provinciales jusqu’à l’arrivée du corps de Gracchus en Italie. Rome fit même des préparatifs pour une descente en Macédoine en cas de déclaration de guerre. Ainsi, pendant que les grands combats étaient forcément suspendus dans la Péninsule, Carthage n’avait rien fait hors de l’Italie pour y faire passer en toute hâte les armées et les flottes nouvelles dont Hannibal avait grand besoin. Chez les Romains, au contraire, une incomparable énergie préside à toutes les mesures défensives ; et dans leur résistance à outrance, presque toujours ils combattent heureusement, là où le génie d’Hannibal s’est trouvé en défaut. Déjà s’était évanoui dans Carthage ce patriotisme à courte haleine qu’y avait un instant ressuscité la victoire de Cannes : les forces de combat considérables, levées d’abord et disponibles, avaient été dissipées; tantôt sous l’influence d’une opposition factieuse, tantôt par l’effet de transactions maladroites entre les opinions qui divisaient hautement le sénat. Nulle part elles ne purent rendre de sérieux services, et il n’en avait été expédié que la plus minime partie là où il eût fallu les employer tout entières. Bref, à la fin de 539 [-215], quiconque à Rome avait le sens de l’homme d’État pouvait se dire que l’heure du grand péril était passée, et que désormais il suffirait de la persévérance dans les efforts sur tous les points à la fois, pour atteindre au succès complet de la défense de la patrie, si héroïquement commencée.

La guerre en Sicile  se termina la première. Il n’entrait pas dans les projets actuels d’Hannibal de faire naître la guerre dans l’île. Mais un peu par l’effet du hasard, et surtout par la présomptueuse et enfantine folie de Hiéronyme, une lutte locale éclata, à laquelle le sénat de Carthage, par cette raison même, sans nul doute, donna tout particulièrement son attention. Hiéronyme ayant été tué à la fin de 539, il parut plus que vraisemblable que les Syracusains s’arrêteraient dans la voie qu’ils avaient suivie. Si jamais une ville avait un juste motif de s’attacher à Rome, c’était bien Syracuse. Il était sûr que, vainqueurs de Rome, les Carthaginois reprendraient d’abord toute la Sicile ; et quant à espérer qu’ils tiendraient jamais les promesses faites à Hiéronyme, c’eût été jouer un rôle de dupe. A ces raisons fort graves par elles-mêmes, se joignait la crainte. Les Syracusains voyaient les Romains faire d’immenses préparatifs pour ramener complètement sous leur domination l’île importante qui leur servait de pont entre l’Afrique et l’Italie ; ils assistaient au débarquement de Marcellus, le meilleur des généraux de Rome, et chargé de la direction des opérations pendant la campagne de 540 [214 av. J.-C.]. Aussi se montrèrent-ils disposés à rentrer dans l’alliance de la République et à demander l’oubli du passé. Mais bientôt, dans l’état de trouble où se trouvait la ville depuis la mort de Hiéronyme, les uns s’efforçant de rétablir les anciennes libertés populaires, les autres, non moins nombreux, se posant en prétendants et luttant violemment autour du trône vide, les chefs de la soldatesque étrangère se trouvèrent les vrais maîtres ; et les  affidés d’Hannibal, Hippocrate et Épicyde profitèrent de l’occasion pour empêcher la paix. Ils soulèvent les masses au nom de la liberté. Ils leur dépeignent, avec une exagération concertée à l’avance, les châtiments terribles subis par les Léontins que Rome vient de replacer sous ses lois ; ils font craindre à la plupart des citoyens qu’il ne soit trop tard pour renouer avec elle ; et parmi les soldats enfin, on se trouvent en foule des transfuges de l’armée, et surtout des rameurs de la flotte romaine, le bruit court que la paix faite avec la cité sera pour eux tous un arrêt de mort. Ils s’ameutent, tuent les chefs de la ville, rompent la trêve, et mettent Hippocrate et Épicyde à la tête des affaires. Il ne reste plus au consul qu’à ouvrir le siège. Mais la place se défend vigoureusement, avec l’aide de son fameux mathématicien et ingénieur, le Syracusain Archimède. Au bout de huit mois d’un siège régulier, les Romains se voient réduits encore à bloquer la ville et par mer et par terre.

A ce moment, Carthage, qui n’avait jusqu’alors donné aux Syracusains que l’appui de ses flottes, apprenant qu’ils avaient décidément et pour la seconde fois levé les boucliers contre Rome, envoie une forte armée en Sicile sous les ordres d’Himilcon. Elle débarque sans coup férir à Héraclée Minoa, et occupe immédiatement Agrigente. Hippocrate veut lui donner la main en capitaine hardi et habile ; il sort aussitôt de Syracuse avec un autre corps de troupes, et Marcellus se trouve pressé entre la ville assiégée et les deux généraux ennemis ; mais quelques renforts lui arrivant d’Italie, il se maintient, vaillamment dans ses positions et continue le blocus. La plupart des petites villes du pays s’étaient jetées dans les bras des Carthaginois, non point tant par crainte des armées de Carthage et de Syracuse, qu’à cause des rigueurs cruelles commises par les Romains, et qui leur sont justement reprochées. Ils ont entre autres massacré les habitants d’Enna, sur le simple soupçon de leur infidélité. — Enfin en 542 [212 av. J.-C.], pendant que la ville est en fête, les assiégeants parviennent à escalader la muraille extérieure de Syracuse, en l’un des endroits les plus éloignés du centre de la place, et à ce moment abandonné par les sentinelles. Ils pénètrent dans le faubourg qui, s’étendant vers l’ouest, faisait suite à l’Île et à l’Achradina, ou à la ville proprement dite, située au bord de la mer. La citadelle d’Euriyalos, au sommet occidental du faubourg, poste important couvrant la grande route menant de l’intérieur à Syracuse, se trouve, alors coupée, et tombe peu après. Mais au moment où le siège prenait une tournure heureuse pour les Romains, les deux armées d’Himilcon et d’Hippocrate accoururent. Elles combinèrent leur attaque avec un débarquement tenté en même temps par la flotte d’Afrique, et avec une sortie des assiégés. Les Romains tinrent bon dans toutes leurs positions, repoussèrent partout l’ennemi, et les deux armées de secours durent se contenter d’asseoir leur camp non loin de la place, au milieu des marais de la vallée de l’Anapus, pestilentielle et mortelle pour quiconque s’y attarde durant l’été et l’automne. C’était là que la ville avait souvent trouvé son salut, plus encore que dans la bravoure, de ses défenseurs. Au temps du premier Denys, deux armées phéniciennes y avaient péri en voulant investir Syracuse. Aujourd’hui, par l’inconstance de la fortune, la cité allait souffrir de ce qui lui avait jadis été un efficace auxiliaire ; et tandis que Marcellus cantonné dans le faubourg (l’Epipolœ) y trouvait un poste sain et sûr, les fièvres dévorèrent les bivouacs des Carthaginois et des Syracusains. Hippocrate mourut : Himilcon mourut, et avec lui, presque tous les Africains : les débris des deux armées indigènes et Sicéles en grande partie, se dispersèrent dans les cités voisines. Les Carthaginois firent encore une tentative pour débloquer la place par mer ; mais Bomilcar, leur amiral, recula devant le combat que lui offrit la flotte de Rome. Alors Épicyde, qui dirigeait la défense, tenant la ville pour perdue, s’enfuit à Agrigente. Les Syracusains voulaient capituler : déjà les pourparlers s’entamaient. Pour la seconde fois ils échouèrent par le fait des transfuges. Les soldats se révoltent de nouveau, massacrent les magistrats et les citoyens les plus notables, et remettent tous les pouvoirs et la direction de la défense aux généraux des milices étrangères. Marcellus noua bientôt des intelligences avec l’un d’eux, et se fit livrer par lui l’Île, l’une des deux parties de la ville qui tenaient encore. Le peuple alors se décida à ouvrir aussi les portes de l’Achradina (automne de 542 [212 av. J.-C.]). Certes Syracuse eût dû trouver grâce devant ses vainqueurs. En  dépit des traditions sévères de leur droit public, et des pénalités dont ils frappaient les cités coupables d’avoir violé leur alliance, les Romains auraient pu lui tenir compte de ce qu’elle n’avait plus été maîtresse de ses propres destinées ; de ce que maintes fois elle s’était efforcée de se soustraire à la tyrannie d’une soldatesque étrangère. Marcellus a entamé son honneur militaire en livrant au pillage une aussi riche place de commerce. L’illustre Archimède y périt avec une foule de ses concitoyens. Quant au sénat romain, complice du crime de son armée, il ne voulût ni prêter l’oreille aux plaintes tardives des malheureux habitants, ni leur faire restituer leurs biens, ni rendre la liberté à leur ville. Syracuse et les cités qui lui avaient appartenu furent rangées parmi les tributaires. Seules Tauromenium et Néélon obtinrent le droit de Messine. Le territoire de Leontium fut déclaré domaine public de Rome ; les propriétaires y descendirent à l’état de simples fermiers. L’habitation de l’Île, qui commandait le port de Syracuse, fut interdite à tout syracusain[9].

La Sicile semblait encore une fois perdue pour Carthage, mais on comptait sans le génie d’Hannibal, dont les regards, si loin qu’il fût, s’étaient portés de ce côté. Il envoya à l’armée carthaginoise, ramassée, avec ses chefs Hannon et Épycide, dans Agrigente où elle se tenait sans plan formé et inactive, un de ses officiers de cavalerie bibyenne, Mutinès, qui prit le commandement des Numides, et qui, parcourant l’île avec ses rapides escadrons, enflammant partout les haines semées par la dureté des Romains, commença la guerre de guérillas sur une grande échelle et avec un succès marqué et même, les deux armées romaines et carthaginoises s’étant rencontrées sur les bords de l’Himère, Mutinés livra à Marcellus en personne quelques combats heureux. Mais bientôt, sur ce plus petit théâtre, la mésintelligence entre Hannibal et le sénat de Carthage produit encore ses effets mauvais. Le général envoyé d’Afrique poursuit de sa haine jalouse le général envoyé par Hannibal, et veut combattre le proconsul, sans Mutinés et ses Numides. Il en fait à sa tête et est complètement battu. Mutinés, malgré cela, continue son système de petite guerre. Il se maintient dans l’intérieur de l’île, occupe quelques petites villes ; et Carthage, ayant enfin expédié quelques renforts, il étend peu à peu ses opérations. Ne pouvant empêcher le chef de la cavalerie légère de l’effacer par ses exploits plus éclatants tous les jours, Hannon lui retire brusquement le commandement et le donne à son propre fils. La mesure était comble. Le Numide, mal récompensé pour avoir su, depuis deux ans conserver la Sicile à Carthage, entre en pourparlers,  lui et ses cavaliers qui se refusaient à suivre Hannon le fils, avec le général romain Marcus Valerius Lævinius et livre Agrigente. Hannon fuit sur un canot et va dénoncer à Carthage, aux adversaires d’Hannibal, la trahison infâme dont un officier d’Hannibal s’est rendu coupable. Pendant ce temps, la  garnison de la place avait été passée au fil de l’épée, et les citoyens étaient vendus comme esclaves (544 [210 av. J.-C.]). Pour empêcher, à l’avenir, de débarquements opérés à l’improviste, comme celui de 540 [-214], il fut conduit dans la ville une colonie ; et, à dater de ce jour, la superbe Akragas, devenue forteresse romaine, reçut son nom latin d’Agrigentum. Toute la Sicile était soumise. Rome veut que l’ordre et la paix règnent dans cette île tant bouleversée. La populace pillarde de l’intérieur, réunie en masse, est transférée en Italie : de Rhégium elle est lancée sur les terres des alliés d’Hannibal pour les mettre à feu et à sang. Les administrateurs romains s’emploient de toutes leurs forces à restaurer dans l’île l’agriculture qui y à été complètement ruinée. A Carthage, il sera souvent question d’y envoyer une fois encore des flottes et d’y recommencer la guerre : vains projets qui demeurent non exécutés.

La Macédoine, plus que Syracuse, aurait dû peser sur les événements. Les États de l’Orient n’étaient ni un appui ni un obstacle. Antiochus le Grand, l’allié naturel de Philippe, après la victoire décisive des Égyptiens à Raphia[10] (537 [-217]), avait pu s’estimer heureux d’obtenir la paix sur le pied du statu quo ante bellum ; du mol et insouciant Ptolémée Philopator : les rivalités qui divisaient les Lagides, la menace incessante d’une explosion nouvelle de la guerre, les révoltes des prétendants au dedans, des entreprises de tout genre au dehors, en Asie Mineure, en Bactriane et dans les satrapies orientales, ne le laissaient pas libre d’entrer dans la grande coalition contre Rome, ainsi qu’Hannibal l’eût souhaité. Quant à la cour d’Égypte, elle se mit décidément du côté de la République et renouvela ses traités avec elle, en 544 [-210]. Toutefois, en fait de secours, il ne fallait pas que Rome attendît de Philopator autre chose que le don de quelques vaisseaux chargés de grains. La Macédoine et la Grèce seules étaient en situation de jeter un poids décisif dans la balance des guerres italiennes. Et rien ne s’y opposa, sinon leurs rivalités de tous les jours. Elles eussent sauvé le nom et la nationalité des Hellènes, si, faisant trêve, durant un petit nombre d’années, à leurs misérables querelles, elles s’étaient tournées ensemble contre l’ennemi commun. Plus d’une voix s’élevait en Grèce pour prêcher, cette entente. Agelaüs de Naupacte [Lépante] avait prophétisé l’avenir, en s’écriant qu’il craignait de voir bientôt la fin de tous ces jeux militaires des Grecs ; en leur conseillant de tourner vers l’ouest leurs regards et de ne pas permettre qu’un plus fort ne fît passer un jour sous le même joug tous ces rivaux aujourd’hui en armes, les uns contre les autres ! Ces graves paroles n’avaient pas peu contribué à amener la paix de 537 [217 av. J.-C.] entre Philippe et les Étoliens ; et ce qui le prouve, c’est l’élection, qui s’en était suivie, d’Agelaüs, comme Stratège de la ligue Étolienne. En Grèce, ainsi qu’à Carthage, le patriotisme souleva un instant les esprits ; et il sembla possible d’entraîner tout le peuple hellène dans une guerre nationale contre Rome. Mais la conduite d’une telle guerre revenait de droit à Philippe ; à Philippe, qui n’avait en lui-même ni l’ardeur ni dans sa nation la foi nécessaires pour la mener à bonne fin. Il ne comprit pas sa difficile mission d’oppresseur qu’il était de la Grèce, il ne sut pas se faire son champion. Déjà ses lenteurs à conclure l’alliance avec Hannibal avaient laissé retomber le meilleur et le premier élan des patriotes, et quand il entra enfin dans la lutte, moins que jamais il lui était donné, médiocre capitaine qu’il était alors, d’inspirer confiance et sympathie aux Hellènes.

Dans l’année même de la journée de Cannes (538 [-216]), il fit une première tentative sur Apollonie, et échoua ridiculement, battant en retraite au premier bruit, non fondé, qu’une flotte romaine avait paru dans l’Adriatique. Sa rupture avec Rome m’était point encore officielle. Quand enfin elle fut proclamée, tous, amis et ennemis, s’attendaient à une descente des Macédoniens dans la basse Italie. Depuis 539 [-215], les Romains maintenaient à Brundisium une armée et une flotte pour les recevoir. Philippe n’avait pas de vaisseaux de guerre : il fit construire une flottille de barques illyriennes pour le transport de ses troupes. Mais au moment décisif, il prit peur, n’osa affronter les quinquérèmes en pleine mer ; et manquant à l’engagement pris envers Hannibal de se porter en armes sur la terre italienne, il se décida, pour faire au moins quelque chose, à aller attaquer les possessions de la République en Épire (540 [-214]). C’était sa part promise de butin. Que pouvait-il sortir de là ? Rien, dans l’hypothèse la plus favorable. Mais à Rome, on savait désormais que la meilleure défensive est presque toujours celle qui attaque ; et on ne voulut pas, ainsi que Philippe l’avait cru, assister passif à ses agressions sur l’autre bord du golfe. La flotte de Brundisium vint jeter un corps d’armée en Épire. Oricum[11] est repris, une garnison placée dans Apollonie, le camp macédonien enlevé ; et Philippe, qui passe de la demi action à l’inaction complète, ne bouge plus pendant plusieurs années. En vain Hannibal le fatigue de ses plaintes, en vain il lui reproche sa paresse et l’étroitesse de ses vues. L’ardeur et la clairvoyance du Carthaginois demeurent impuissantes. Quand les hostilités recommenceront, ce ne sera plus par Philippe qu’elles seront rouvertes. La prise de Tarente (542 [212 av. J.-C.]) ayant un jour donné à Hannibal un excellent port sur la côte, un lieu de débarquement des plus commodes pour une armée macédonienne, les Romains ont compris qu’il leur faut parer au loin les coups, et occuper si bien le Macédonien chez lui, qu’il lui soit interdit de songer à venir en Italie. Depuis longtemps, comme on le pense, l’élan national, un instant surexcité chez les Grecs, s’en était allé en fumée.  S’aidant de la vieille opposition, toujours vivace, contre la Macédoine, tirant habilement parti des imprudences et des injustices récentes que Philippe avait à se reprocher, l’amiral romain Lœvinus n’eut pas de peine à reconstituer contre lui, sous la protection de la République, la coalition des moyens et des petits États. A sa tête marchaient les Étoliens, que Lœvinus avait visités dans leur assemblée, et qu’il avait gagnés par la cession promise du territoire acarnanien, objet de leurs longues convoitises. Ils acceptèrent de Rome l’honorable mission de piller de compte à demi les autres contrées de la Grèce : la terre était pour eux ; les prisonniers et le butin étaient pour les Romains. Dans la Grèce propre, les États hostiles à la Macédoine, ou plutôt à la ligue Achéenne, se joignirent à eux. Parmi ces adhérents on comptait Athènes dans l’Attique, Élis et Messène dans le Péloponnèse, Sparte surtout. Là, un soldat audacieux, Machanidas, venait de jeter bas une constitution décrépite, afin de régner en despote sous le nom de Pélops ; et, en aventurier parvenu, appuyait sa tyrannie sur l’épée de ses mercenaires. Les Romains eurent enfin pour alliés les chefs des tribus à demi sauvages de la Thrace et de l’Illyrie, les irréconciliables adversaires des Macédoniens, et Attale, roi de Pergame : celui-ci, habile, énergique et cherchant à tirer profit de la ruine des deux grands États grecs, qui l’entouraient, avait su se ranger dans la clientèle de Rome, à une heure où sa coopération avait du prix pour elle. — Je ne retracerai pas les vicissitudes diverses de la guerre, et j’épargne au lecteur un inutile ennui. Quoique plus fort que chacun de ses adversaires pris isolément, quoiqu’il eût partout repoussé leurs attaques avec vigueur et bravoure. Philippe ne s’en consuma pas moins dans une pénible défensive. Tantôt il lui faut se tourner du côté des Étoliens, qui, de concert avec la flotte de Rome, massacrent les malheureux Acarnaniens, et, menacent la Locride et la Thessalie ; tantôt il court vers le Nord, où l’appelle une incursion des barbares ; à un autre moment, les Achéens lui demandent du secours contre les bandes pillardes des Étoliens et des Spartiates ; ailleurs, le roi de Pergame, se joignant à l’amiral romain Publius Sulpicius, fait mine de descendre sur la côte orientale, ou débarque des troupes dans l’île d’Eubée. Philippe, sans flotte, se voit paralysé dans ses mouvements : dans sa détresse, il demande des vaisseaux à Prusias, roi de Bithynie, et à Hannibal lui-même. Enfin, dans les derniers temps, il ordonne, chose par laquelle il eût dû commencer, la construction de cent galères, dont encore il ne fut jamais fait usage, à supposer que l’ordre ait été exécuté. Quiconque comprenait la situation de la Grèce, quiconque l’aimait, ne pouvait que déplorer cette guerre malheureuse, où s’épuisaient ses dernières ressources, au bout de laquelle était la ruine de tous.

Les villes commerçantes, Rhodes, Chios, Mitylène, Byzance, Athènes, l’Égypte elle-même avaient tenté de s’entremettre. Les deux parties se montraient disposées à la paix. Si les Macédoniens avaient souffert de la guerre, elle n’avait pas été moins onéreuse aux Étoliens ; de tous les alliés de Rome les plus intéressés dans la querelle, surtout depuis le jour où Philippe avant gagné le petit roi des Athamaniens, l’Étolie entière se trouvait découverte. Bon nombre parmi eux voyaient clairement à quel rôle honteux et funeste les condamnait l’alliance romaine. Tous les Grecs avaient poussé un cri d’horreur, quand, de concert avec Rome, les Étoliens avaient vendu comme esclaves et en masse les populations helléniques d’Anticyre, d’Oreos, de Dymé et d’Égine[12]. Malheureusement ils n’étaient plus libres de leurs actes, et ils auraient joué gros jeu à faire une paix séparée avec Philippe, Les Romains n’y inclinaient point. Les choses ayant, alors pris une heureuse tournure en Espagne et en Italie, quel intérêt Rome avait-elle à faire cesser cette guerre où, sauf les quelques vaisseaux envoyés d’Italie, les charges et les ennuis pesaient sur les Étoliens ? Ceux-ci finirent pourtant par s’entendre avec les Grecs qui s’interposaient en médiateurs ; et en dépit des efforts contraires des Romains, ils conclurent la paix durant l’hiver de 548 à 549 [206-205 av. J.-C.]. L’Étolie, par là, transformait son puissant allié en un ennemi dangereux. Mais le Sénat romain employait alors toutes les ressources de la République, épuisée par tant de luttes, à la grande et décisive expédition d’Afrique. Ce n’était donc pas le moment de se venger de l’alliance rompue. Il parut plus convenable de traiter aussi de la paix, la guerre contre Philippe, après la retraite des Étoliens, exigeant désormais un certain déploiement de forces. En vertu de l’arrangement conclu, les choses furent remises sur le pied d’avant la guerre. Rome notamment garda toutes ses possessions de la côte d’Épire, à l’exception du minime territoire des Atintans. Philippe dut s’estimer heureux de s’en tirer à d’aussi favorables conditions. Il n’en ressortait pas moins clairement que toutes les indicibles misères d’une guerre odieuse et inhumaine avaient inutilement pesé durant dix années sur la Grèce, et que c’en était fait des grands desseins et des merveilleuses combinaisons d’Hannibal : après avoir un instant divisé la Grèce, elles avortaient à toujours.

En Espagne, où le génie d’Hamilcar et de son fils se faisait sentir encore la lutte fut plus sérieuse. Il s’y rencontra d’étonnantes vicissitudes, qui s’expliquent d’ailleurs par la nature du pays, et par les mœurs des nations locales. Les paysans et les bergers habitant la vallée de l’Èbre ou la fertile et plantureuse Andalousie, comme ceux cantonnés sur les hauts plateaux, coupés de bois et de montagnes du massif intermédiaire, tous se levaient par essaims armés au premier appel ; mais ils ne se laissaient pas facilement conduire à l’ennemi, ni même longtemps tenir réunis. Quant aux habitants des cités, quel que fut leur opiniâtre courage à se défendre derrière leurs murailles contre l’attaque d’un ennemi, ils ne se prêtaient pas davantage à une action commune et énergique au dehors. Carthaginois ou Romains, peu leur importe. Que ces hôtes incommodés occupent ou non une partie plus ou moins grande de la Péninsule, les uns du coté le l’Èbre, les autres du cité du Guadalquivir, ils ne s’en soucient pas le moins du monde : aussi durant toute la guerre, sauf à Sagonte qui tenait pour les Romains, sauf à Astapa[13] ralliée à la cause des Carthaginois, il est bien rare qu’on les voie mettre au service d’un des deux belligérants la ténacité du courage espagnol. Mais comme ni les Romains ni les Africains n’avaient amené dans le pays des armées considérables, la guerre dégénéra forcément en une guerre de propagande, où à défaut de l’affection et des solides alliances, la crainte, l’argent, le hasard entrent le plus souvent en jeu. La lutte semble-t-elle près de finir, elle se prolonge tout d’un coup et se transforme en une interminable guerre de piéges ou de partisans : puis soudain encore elle renaît de ses cendres, et éclate partout. Les armées roulent et changent comme les dunes au bord de la mer : plaine hier, montagne aujourd’hui. Le plus souvent les Romains ont l’avantage ; d’abord ils sont entrés dans le pays, comme les ennemis des Phéniciens et comme des libérateurs ; puis ils ont envoyé de bons généraux, et le noyau d’un solide corps d’armée. Toutefois, les récits des annalistes sont incomplets, les temps et les dates sont singulièrement brouillés ; et ce serait chose impossible que de tracer un tableau satisfaisant de cet épisode des guerres espagnoles.

Les deux proconsuls romains dans la Péninsule, Gnæus et Publius Scipion, surtout, étaient des habiles capitaines et excellents administrateurs. Ils accomplirent leur mission, avec le plus éclatant succès. Non seulement ils tinrent constamment fermée la barrière des Pyrénées, et repoussèrent avec pertes toutes les tentatives de l’ennemi pour rétablir les communications par terre entre l’armée d’invasion sous les ordres du général en chef, et ses dépôts en Espagne ; non seulement ils entourèrent Tarragone de fortifications étendues, donnant en outre à cette Rome espagnole un port créé sur le modèle de la Nouvelle-Carthage d’Espagne ; ils tirent plus, et dès l’an 539 [215 av. J.-C.], ils allèrent chercher les Carthaginois, et leur livrer d’heureux combats au coeur même de l’Andalousie. La campagne de 540 [-214] fut plus féconde en bons résultats. Les Scipions portèrent leurs armes jusqu’aux colonnes d’Hercule : leur clientèle fit partout des progrès dans le Sud ; enfin, par la reprise et la restauration de Sagonte, ils conquirent une station importante sur la route de l’Èbre à Carthagène, en même temps qu’ils payaient enfin la dette du peuple romain, mais non contents d’avoir arraché aux Carthaginois la Péninsule presque entière, ils leur suscitent un dangereux ennemi dans l’Afrique occidentale, vers 541 [-213]. Ils nouent des intelligences avec Syphax, le plus puissant des chefs de la contrée (provinces d’Oran et d’Alger). S’ils avaient pu lui amener le renfort d’une armée de légionnaires, peut-être les choses eussent-elles été plus loin encore. Mais à cette heure, les Romains, ne pouvaient distraire un seul homme de leurs armées d’Italie, et le corps détaché en Espagne n’était point assez fort pour se diviser sans danger. Quelques officiers romains seulement s’en allèrent former et dresser les troupes du chef africain ; et bientôt celui-ci excita parmi les sujets libyens de Carthage un tel désordre et un tel esprit de révolte, que le lieutenant d’Hannibal en Espagne, Hasdrubal Barca, dut repasser la mer en personne avec le gros de ses meilleurs soldats. On sait peu de chose de cette guerre, si ce n’est la terrible vengeance que Carthage tira des insurgés, selon son habitude, après que le vieux rival Syphax, le roi Gara (dans la province de Constantine) se fut déclaré pour elle, et après que le vaillant Massinissa, fils de Gala, eut battu Syphax, et l’eut contraint à la paix. — Ce retour de la fortune s’étendit aussi à l’Espagne. Hasdrubal put y rentrer avec son armée (543 [211 av. J.-C.]), avec des renforts nouveaux et avec Massinissa lui-même.

Pendant son absence (541-542 [-213/-212]), les Scipions avaient sans obstacle fait du butin et de la propagande dans les pays jadis soumis à Carthage : mais voici que, tout à coup assaillis par des forces démesurément supérieures, il leur faut ou retourner sur la ligne de l’Èbre, ou appeler les Espagnols aux armes. Ils choisissent ce dernier parti, prennent 20.000 Celtibères et leur solde ; puis pour tenir tête aux trois armées ennemies, que commandent Hasdrubal Barca, Hasdrubal, fils de Gisgon, et Magon, ils divisent aussi leurs troupes en trois corps, dans lesquels ils répartissent par tiers tous les soldats romains qu’ils possèdent. Ils avaient par là préparé leur ruine. Pendant que Gnæus campe en face d’Hasdrubal Barca, avec son noyau de Romains et tous les Espagnols, Hasdrubal corrompt ces derniers à prix d’or. Dans leurs idées de mercenaires ils ne croient pas violer la foi promise, dès, que se contentant de quitter l’armée romaine, ils ne passent point a l’ennemi, et ne se tournent pas contre-elle. Dans cette situation, il ne reste plus au général romain qu’à battre en retraite au plus vite. Les Carthaginois le suivent de près. Sur ces entrefaites, le deuxième corps romain, sous les ordres de Publius Scipion, est attaqué vivement par les  deux autres divisions africaines, commandées par Hasdrubal, fils de Gisgon, et par Magon. Les escadrons légers de Massinissa, nombreux autant que hardis, donnent aux Carthaginois un avantage marqué. Le camp des légionnaires est enveloppé ; c’en est fait d’eux, si les auxiliaires espagnols, déjà en marche et attendus, n’arrivent point à l’heure opportune. Le proconsul tente une sortie audacieuse ; il veut aller à leur rencontre avec ses meilleurs soldats. Les Romains sont victorieux d’abord. Mais bientôt les Numides, lancés sur eux, les atteignent, les empêchent d’achever leur victoire, et leur ferment la retraite. L’infanterie arrive. Publius Scipion est défait et tué : la bataille perdue se change en un désastre complet. Peu après Gnæus, qui dans sa lente marche rétrograde avait peine à se défendre contre le premier corps carthaginois, est attaqué à l’improviste par les trois divisions réunies ; et les Numides lui barrent la retraite. Refoulée sur une colline nue, où elle n’a pas même de place pour camper, son armée est taillée en pièces ou faite prisonnière : quant à lui, il a disparu dans le combat. Cependant une petite troupe s’est échappée, conduite par un excellent officier de l’école de Gnæus, nommé Gaius Marcus. Elle parvient à repasser l’Èbre, et rejoint le lieutenant Titus Fronteius, qui a pu de son côté ramener en lieu de sûreté les soldats que Publius avait laissés dans son camp. lis voient bientôt revenir à eux la plupart des garnisons romaines éparses dans les cités de l’intérieur, et qui ont pu se retirer. Les Phéniciens réoccupent l’Espagne jusqu’à l’Èbre ; ils semblent sur le point de passer le fleuve, et de rétablir, par les passages des Pyrénées dégagés enfin, leurs communications avec l’Italie. C’est alors que la nécessité va mettre à la tête des débris de l’armée romaine l’homme de la situation. Laissant de côté les officiers plus anciens ou incapables, les soldats élisent pour chef Gaius Marcius, qui prend en main la conduite des opérations et se voit puissamment servi par les dissensions et les jalousies mutuelles des trois chefs carthaginois. Bientôt ceux-ci sont rejetés sur la rive droite du fleuve, partout où ils l’ont franchi ; et toute la ligne est vaillamment et intégralement maintenue jusqu’au moment où d’Italie arrive enfin une nouvelle armée avec un autre général. Par bonheur la guerre en Italie était entrée dans une période de succès. Capoue venait d’être reprise, et Rome avait pu détacher une forte légion, douze mille hommes environ, sous les ordres du propréteur Claudius Néron. L’égalité des forces se trouva ainsi rétablie.

L’année suivante (544 [210 av. J.-C.]), une pointe dirigée sur l’Andalousie réussit. Hasdrubal Barca fut cerné, pressé, et n’échappa à la capitulation qu’en usant d’une ruse déshonnête, et en violant sa parole. Toutefois Néron n’était pas le général qu’il fallait en Espagne. Brave officier, mais dur, violent, impopulaire ; peu habile à renouer les anciennes relations et à en contracter de nouvelles, il ne sut point mettre à profit les haines suscitées dans toute l’Espagne ultérieure par l’insolence, et, les iniquités des Carthaginois, qui après la mort des Scipions avaient partout malmené amis et ennemis. Le Sénat, bon juge de l’importance et des exigences spéciales de la guerre d’Espagne, ayant appris aussi par les captifs d’Utique, amenés à Rome sur la flotte, que Carthage faisait d’immenses préparatifs, et voulait expédier Hasdrubal Barca, Massinissa, et une nombreuse armée au-delà des Pyrénées, le Sénat, dis-je, se résolut à faire également passer de nouveaux renforts sur l’Èbre, avec un général en chef muni de pouvoirs exceptionnels, et l’élu du peuple.

On raconte que durant longtemps aucun candidat ne voulut briguer ce poste dangereux et difficile. Enfin Publius Scipion, se présenta. C’était un jeune officier, âgé de vingt-sept ans à peine, fils du général du même nom, mort peu de temps avant en Espagne. Déjà il avait été tribun militaire et édile. Je ne puis croire qu’ayant fait convoquer les comices pour une élection d’une telle importance, le Sénat s’en soit remis au hasard pour le choix à faire : je ne crois pas davantage que l’amour de la gloire et celui de la patrie fussent alors tellement éteints dans Rome qu’il ne se trouvât pas un seul capitaine expérimenté pour solliciter le commandement. Chose plus probable, déjà les regards du Sénat s’étaient tournés vers le jeune officier rompu à la guerre, et d’un talent éprouvé, qui s’était brillamment comporté dans les chaudes journées du Tessin et de Cannes. Comme il n’avait pas parcouru tous les échelons hiérarchiques, et ne pouvait régulièrement succéder à des prétoriens et des consulaires, on recourait tout simplement au peuple, placé ainsi dans la nécessité de conférer le grade à ce candidat unique, malgré le défaut d’aptitude légale. Et puis, le moyen était excellent pour lui concilier les faveurs de la foule, à lui, et à l’expédition d’Espagne, jusqu’alors très impopulaire. Que si ce fut calcul que sa candidature improvisée, le calcul réussit à souhait. A la vue de ce fils voulant aller au-delà des mers venger la mort de son père, à qui neuf ans auparavant il avait déjà sauvé la vie sur le Tessin ; à la vue de ce beau et viril jeune homme, à la longue chevelure bouclée, qui venait modeste et rougissant s’offrir au danger, en l’absence d’un plus digne ; de ce simple tribun militaire, que le vote des centuries portait tout d’un coup au commandement supérieur ; tous, citoyens de la ville, et citoyens de la campagne, assemblés dans les comices, éprouvaient une admiration profonde, inextinguible. Et vraiment, c’était une enthousiaste et sympathique nature que celle de Scipion ! Il ne compte pas sans doute parmi ces hommes rares, à la volonté de fer, et dont le bras puissant pousse pour des siècles le monde dans une ornière nouvelle il ne fut pas non plus de ceux qui se jetant à la tête du char de la fortune, l’arrêtent pendant des années, jusqu’au jour où les roues leur passent sur le corps. C’est en obéissant au Sénat qu’il a gagné des batailles, et conquis des pays. Ses lauriers militaires lui valurent aussi dans Rome une situation politique éminente : toutefois il y a loin de lui à Alexandre ou à César. Général, il n’a pas fait plus pour son pays que Marcus Marcellus : homme d’État, sans se rendre exactement compte, peut-être, de sa politique anti-patriotique et toute personnelle, il a fait autant de mal aux institutions de sa ville natale, qu’il lui avait rendu de services sur les champs de bataille. Et pourtant tous se laissent prendre au charme de cette aimable et héroïque figure : moitié conviction, moitié habileté, serein et sûr de soi toujours dans l’ardeur qui l’anime, il s’avance, entouré d’une sorte d’auréole éclatante ! Assez inspiré pour enflammer les cœurs assez froid et réfléchi pour n’adopter que le conseil de la raison, pour compter toujours avec la loi commune des choses d’ici-bas ; bien éloigné de croire naïvement avec la foule à la révélation divine de ses propres conceptions, et trop adroit pour vouloir la désabuser : d’ailleurs, ayant tout bas la conviction profonde qu’il est un grand homme par la grâce des dieux : vrai caractère de prophète, pour tout dire, il se tient au-dessus du peuple et hors du peuple. Sa parole est sûre et solide comme le roc : il pense en roi, et croirait s’abaisser en ramassant un vulgaire titre royal. A côté de cela, il ne sait pas comprendre que la constitution le lie lui-même : si fort de sa grandeur qu’il ignore l’envie et la haine, qu’il reconnaît courtoisement tous les mérites, et qu’il pardonne et compatit à toutes les fautes : parfait officier, fin diplomate, sans porter le cachet professionnel exagéré, et fâcheux de l’un ou de l’autre ; unissant la culture grecque au sentiment tout-puissant de la nationalité romaine : beau causeur, et de moeurs aimables, il gagna tous les cœurs, ceux des soldats et des femmes, ceux de ses Romains et des Espagnols, ceux de ses adversaires dans le Sénat, et celui même du héros carthaginois, plus grand que lui, qu’il aura un jour à combattre. A peine il est nommé, que son nom vole de bouche en bouche : il sera l’étoile qui mènera les Romains à la victoire et à la paix.

P. Scipion se rend donc en Espagne (544-545 [210-209 av. J.-C.]), accompagné du propréteur Marcus Silanus, qui remplacera Néron, et assistera le jeune capitaine de la main et du conseil. Il emmène aussi Gaius Lœlius, son chef de la flotte et son affidé, et débarque avec une légion exceptionnellement renforcée et sa caisse bien remplie. Son début est aussitôt marqué par l’un des plus hardis, des plus heureux coups de main dont l’histoire ait perpétué le souvenir. Les trois armées carthaginoises étaient postées loin les unes des autres. Hasdrubal Barca gardait les hauteurs où naît le Tage : Hasdrubal, fils de Gisgon, se tenait à son embouchure : Magon campait aux colonnes d’Hercule. Le plus rapproché de Carthagène en était encore à dix jours de marche. Soudain, aux premiers jours du printemps de 545 [-209], avant qu’aucun des corps ennemis n’ait bougé, Scipion fait une pointe sur la capitale phénicienne, qu’il lui est facile, en quelques jours, d’atteindre en suivant la côte depuis les bouches de l’Èbre. Il a avec lui toute son armée, trente mille hommes environ, et toute sa flotte : il surprend, il attaque à la fois, et par mer et par terre, la faible garnison d’un millier d’hommes à peine, que les Carthaginois ont laissée dans la ville. Celle-ci, placée sur une langue étroite se projetant dans la rade, est investie de trois côtés par les navires ; elle est menacée par les légions du quatrième côté : tout secours est loin. Le commandant, nommé aussi Magon, se veut bravement défendre, et comme il n’a point assez de soldats pour garnir les murailles, il arme les citoyens. On tente une sortie, que les Romains repoussent sans peine : puis, ne prenant pas le temps de faire le siège en règle, ils donnent l’assaut du côté de la terre, se pressant et s’élançant sur l’étroit passage qui joint la ville au continent. Ils remplacent par des troupes fraîches les colonnes qui se fatiguent ; la petite garnison, pendant ce temps, s’épuise : toutefois, les Romains jusqu’alors n’ont pas réussi. Mais ce n’était point par là que Scipion cherchait le succès. En donnant l’assaut, il avait voulu seulement éloigner la garnison des murailles de mer ; il a appris qu’à l’heure du reflux une partie de la plage reste à nu, et il a disposé, de ce côté, une décisive attaque. Alors, pendant le tumulte de la lutte, à l’autre bout de la ville, un détachement muni d’échelles s’élance sur les sables, là où Neptune lui montre le chemin, et est assez heureux pour trouver les murailles dégarnies. En un seul jour, la ville est prise : Magon, retranché dans la citadelle capitule. Avec la capitale phénicienne, les Romains s’étaient emparés de dix-huit galères dégréées, de soixante-trois navires de charge, de tout le matériel de guerre, d’immenses approvisionnements en grains, de la caisse militaire contenant 600 talents (1.000.000 thalers ou 3.750.000 fr.), des otages de tous les Espagnols alliés de Carthage ; et ils font dix mille prisonniers, parmi lesquels dix-huit gérousiastes ou juges. Scipion promet aux otages qu’ils rentreront chez eux dès que leur cité aura fait amitié avec Rome. Il emploie le matériel emmagasiné dans Carthagène au profit de son armée, qu’il renforce et met en meilleur point. Il fait travailler, pour le compte de Rome, leur promettant la liberté à la fin de la guerre, deux mille ouvriers trouvés aussi dans la ville ; et, dans le reste de la population, il se choisit, pour ses vaisseaux, les hommes propres au service de la rame. Quant aux citoyens, il les épargne et leur laisse leur liberté et leurs avantages actuels, connaissant bien les Phéniciens et les sachant faciles à l’obéissance. Il importait, d’ailleurs, de s’assurer autrement qu’avec une garnison romaine toute seule, la possession de ce port excellent et unique sur la côte orientale, ainsi que les riches mines d’argent du voisinage. La téméraire entreprise avait prospéré : téméraire au premier chef, alors que Scipion n’ignorait pas qu’Hasdrubal Barca avait reçu de Carthage l’ordre de passer dans les Gaules et qu’il manoeuvrait pour exécuter sa mission ! Téméraire encore, parce qu’il eût été facile au Carthaginois de passer sur le corps du faible et impuissant détachement laissé sur l’Èbre, pour peu que les vainqueurs de Carthagène eussent tardé à revenir dans leurs lignes. Mais Scipion étant déjà rentré dans Tarragone avant qu’Hasdrubal ne se montrât sur le fleuve. Un succès fabuleux, dû tout à la fois à Neptune et au jeune général, avait donc couronné sa tentative hasardeuse. Laissant là son poste, il avait été jouer et gagner ailleurs une brillante partie ! Le miracle de l’enlèvement de Carthagène justifiait l’admiration des masses pour l’étonnant jeune homme. Les juges plus sévères n’eurent plus qu’à se taire. Scipion fut prorogé indéfiniment dans son commandement, et il se décida aussitôt à ne pas rester seulement l’immobile gardien des cols des Pyrénées. Déjà, après Carthagène tombée, tous les Espagnols en deçà de l’Èbre s’étaient soumis : les princes les plus puissants de l’Espagne ultérieure échangèrent également la clientèle de Carthage contre celle de Rome. Pendant l’hiver (545-546 [209-208 av. J.-C.]), Scipion dissout la flotte, ajoute à son armée tous les hommes qu’il en retire ; et, assez fort désormais pour occuper à la fois les contrées pyrénéennes et prendre dans le sud une vive offensive, il s’avance de sa personne en Andalousie (546 [-208]). Il y trouva encore Hasdrubal Barca, qui marchait, vers le nord, au secours de son frère et commençait enfin l’exécution de son plan longuement concerté. La rencontre eut lieu à Baecula[14]. Les Romains s’attribuèrent la victoire et auraient fait dix mille prisonniers. Mais Hasdrubal, au prix du sacrifice d’une partie de son armée, atteignit son but principal. Il se fraya son chemin vers les côtes du nord de l’Espagne, avec sa caisse, ses éléphants et le gros de ses troupes, et, longeant l’océan Atlantique, il arriva aux paysages des Pyrénées occidentales qui n’étaient pas gardés ; puis entra dans les Gaules avant la mauvaise saison. Il y passa ses quartiers d’hiver. L’événement se chargeait de prouver qu’en voulant mener de front l’attaque et la défense, Scipion avait commis une grave imprudence. Tandis que son oncle et son père, que Gaius Marcius et Gaius Néron eux-mêmes, à la tête de force, bien inférieures, avaient accompli la mission importante confiée à l’armée d’Espagne, voici qu’un général victorieux, ayant sous ses ordres une armée puissante, s’était montré insuffisant par trop de présomption. Par sa faute seule, Rome, pendant l’été

de 547 [207 av. J.-C.], allait courir les plus grands périls, et voir enfin se réaliser la double attaque, depuis si longtemps préparée et attendue par Hannibal. Mais les dieux, cette fois encore, couvrirent sous les lauriers les torts de leur favori. L’orage amoncelé sur l’Italie se dissipa miraculeusement : le bulletin de la douteuse journée de Bæcula fut reçu comme celui d’une bataille gagnée. Il arrivait chaque jour de nouveaux messagers de victoire ; on oublia plus tard que Scipion avait laissé, passer le général habile et l’armée phénico-espagnole qui envahirent alors l’Italie, et que l’on avait eus un moment sur les bras. — Hasdrubal Barca parti, les deux chefs de corps, demeurés derrière lui dans la Péninsule, se décidèrent à battre en retraite. Hasdrubal, fils de Gisgon, retourna en Lusitanie : Magon se rendit dans les Baléares : tous deux attendant des renforts d’Afrique, et lâchant seulement la bride à la cavalerie légère de Massinissa, qui courut et ravagea toute l’Espagne, comme avant lui Mutinès l’avait fait jadis si heureusement en Sicile. — Toute la côte orientale était au pouvoir des Romains. L’année suivante (547 [-207]), Hannon ayant paru avec une troisième armée, Magon et Hasdrubal revinrent en Andalousie : mais Marcus Silanus battit Magon et Hannon réunis et fit ce dernier prisonnier. Hasdrubal alors ne tint plus en rase campagne, et partagea ses troupes dans les places d’Andalousie. Scipion n’en put enlever qu’une seule, Oringis[15]. Les Carthaginois semblaient épuisés ; mais en 548 [-206] ils reparaissent en force, avec trente-deux éléphants, quatre mille hommes de cheval et sept mille fantassins, ceux-ci, pour la plupart, composés de milices espagnoles ramassées en toute hâte. Le choc a encore lieu à Bæcula. L’armée romaine était de moitié inférieure en nombre. Elle comptait aussi beaucoup d’Espagnols. Scipion fit ce que fera Wellington plus tard : il plaça ses Espagnols de façon à leur éviter le combat, seul moyen d’empêcher leur désertion ; et en revanche, il jeta tout d’abord ses Romains sur les Espagnols de l’armée ennemie. Quoi qu’il en soit, la journée est chaudement disputée ; mais les Romains l’emportent, et la défaite des Carthaginois ayant entraîné naturellement la dispersion de leur armée, Hasdrubal et Magon s’enfuient presque seuls à Gadès. Rome n’a plus de rivale dans la Péninsule : si quelques cités ne se donnent pas d’elles-mêmes, elles sont, contraintes par la force, et souvent cruellement châtiées. Scipion put sans obstacle aller rendre visite à Syphax, au delà du détroit, nouer accord avec lui, et même avec Massinissa, pour une expédition direct en Afrique ; entreprise follement téméraire, qui n’avait ni raison d’être, ni but sérieux encore, quelque agréable qu’en fût la nouvelle apportée aux curieux du Forum ! Seule, Gadès, où commandait Magon, appartenait encore aux Carthaginois. Les Romains les avaient supplantés partout. Néanmoins, dans beaucoup de localités, les Espagnols, non contents d’être débarrassés des premiers, nourrissaient l’espoir de chasser aussi les hôtes incommodes venus d’Italie, et de reconquérir leur vieille indépendance. Contre de telles aspirations, Rome s’imaginait avoir fait le nécessaire. Mais voici qu’une insurrection générale menace : ceux qui se soulèvent d’abord sont précisément les anciens alliés de la République. Scipion était tombé malade : l’une des divisions de son armée s’ameutait, mécontente d’un arriéré de solde de plusieurs années. Heureusement, il guérit vite, contre toute attente ; il apaise habilement la révolte de ses soldats, et les cités qui avaient donné le signal du soulèvement national sont écrasées avant que l’incendie ait gagné au loin. La partie étant perdue en Espagne, et Gadès ne pouvant longtemps tenir, le gouvernement carthaginois donne ordre à Magon de ramasser vaisseaux, argent, soldats, et d’aller à son tour porter à Hannibal un appoint décisif en Italie. Impossible à Scipion d’empêcher ce départ : il payait cher alors le licenciement de sa flotte ! Pour la seconde fois, il faisait défaut à sa mission, et il abandonnait aux seuls dieux de sa patrie le soin de la défendre contre l’invasion de l’ennemi. Le dernier des fils d’Hamilcar pût quitter la Péninsule sans rencontrer d’obstacle. A peine était-il parti, que Gadès, la plus ancienne et la meilleure colonie des Phéniciens, ouvrit ses portes à de nouveaux maîtres, à des conditions d’ailleurs favorables. Après une guerre de treize ans, l’Espagne, cessant d’être aux Carthaginois, devenait province romaine ! Pendant des siècles encore elle luttera, toujours vaincue, jamais soumise ! Mais à l’heure où nous sommes, les Romains n’y ont plus d’ennemis devant eux, et Scipion, mettant à profit les premiers instants de ce qui semble être la paix, dépose son commandement (fin de 548 [206 av. J. C.]), et s’en va en personne rendre compte à Rome de ses victoires et de ses conquêtes.

Pendant qu’il était mis fin à la guerre, en Sicile par Marcellus, en Grèce par Publius Sulpicius, et en Espagne par Scipion, l’immense lutte se continuait sans répit dans la Péninsule italique. La bataille de Cannes et ses conséquences ayant été insensiblement passées à la balance des profits et des pertes, voici quelle était, au commencement de 540 [-214], et de la cinquième année de la guerre, la situation respective des Romains et des Carthaginois. Hannibal parti pour le sud, l’Italie du nord avait été réoccupée. Trois légions la couvraient : deux campaient dans le pays des Gaulois, la troisième se tenait en réserve dans le Picenum. A l’exception des forteresses et de quelques places maritimes, toute la basse Italie, jusqu’au Garganus et au Vulturne, appartenait à Hannibal. Il était sous Arpi avec son corps principal : en face de lui, Tiberius Gracchus, à la tête de quatre légions, s’appuyait sur les forteresses de Lucérie et de Bénévent. Dans le Bruttium, dont les habitants s’étaient tous jetés dans les bras des Carthaginois, les ports, sauf Rhegium, que les Romains protégeaient depuis Messine, étaient tombés au pouvoir de l’ennemi; et Hannon occupait la contrée avec un deuxième corps, sans avoir devant soi une seule des aigles romaines. L’armée principale de Rome, formée de quatre légions sous les ordres de Quintus Fabius et de Marcus Marcellus, se préparait à tenter la reprise de Capoue. Ajoutez-y, pour le compte des Romains encore, une réserve de deux légions dans la métropole ; les garnisons des villes maritimes, renforcées d’une légion à Tarente et à Brindes, à l’intention des Macédoniens, dont on craignait une descente sur la côte, et enfin la flotte, nombreuse et partout maîtresse de la mer. Puis venaient les armées de Sicile, de Sardaigne et d’Espagne. Le nombre total des soldats armés par la République, sans même y comprendre les garnisons des places de la basse Italie, presque toutes défendues par les habitants et colons, ne peut être évalué a moins de deux cent mille hommes, dont un tiers recrues nouvelles de l’année, et dont moitié portant le nom de citoyens romains. On serait dans le vrai, j’imagine, en calculant que toute la population valide, depuis dix-sept jusqu’à quarante-six ans, s’était levée, laissant la culture des champs aux esclaves, aux vieillards, aux enfants et aux femmes. Il va de soi que les finances souffraient fort. L’impôt foncier, cette principale source du revenu, ne se percevait plus que très irrégulièrement. Et néanmoins, malgré la disette de l’argent et des hommes, les Romains, après d’héroïques efforts, avaient reconquis pied à pied le terrain perdu tout d’une fois dans les néfastes journées de la première période de la guerre. Pendant que l’armée carthaginoise allait se fondant tous les jours, la leur, chaque année, s’accroissait. Chaque année ils reprenaient quelque chose aux alliés d’Hannibal, Campaniens, Apuliens, Samnites, Bruttiens, hors d’état de se suffire à eux-mêmes comme les forteresses de la basse Italie, et qu’Hannibal, trop faible, ne pouvait ni couvrir ni défendre. Enfin Marcellus, faisant la guerre autrement que ses prédécesseurs, avait su développer les talents militaires chez ses officiers, et rétablir et mettre en plein avantage l’incontestable supériorité de son infanterie. Hannibal pouvait encore espérer des victoires, mais le temps des journées du Trasimène et de l’Aufidus, le temps des généraux du peuple était passé. Il ne lui restait plus qu’à attendre anxieusement, soit le débarquement si longtemps promis de Philippe, soit ses frères, qui devaient venir lui tendre la main du fond des Espagnes : pourvoyant de son mieux, dans l’intervalle, au salut et au moral de son armée et de sa clientèle italienne. On aurait peine à reconnaître désormais, dans l’opiniâtreté prudente de ses opérations défensives, l’impétueux agresseur, l’audacieux capitaine des années précédentes. Par un miraculeux phénomène psychologique et militaire ; le héros se transforme, sa tâche étant changée, et, dans la voie, tout opposée qu’il va suivre, il se montre aussi grand que par le passé.

C’est dans la Campanie d’abord que se poursuit la guerre. Hannibal y arrive à temps pour protéger la capitale et empêcher son investissement ; mais il ne peut ni enlever aux Romains une seule des villes campaniennes, où veillent de fortes garnisons, ni prévenir la chute de Casilinum, sa tête de pont sur le Vulturne, que les deux armées consulaires enlèvent après une opiniâtre défense. D’autres moindres places sont de même reconquises. Il essaye de surprendre Tarente, qui serait un point de débarquement précieux pour les Macédoniens. Sa tentative échoue. Pendant ce temps l’armée carthaginoise du Bruttium, sous Hannon, se mesure chez les Lucaniens contre l’armée romaine d’Apulie : Tiberius Gracchus, qui commande celle-ci, lutte avec succès ; et après un combat heureux sous Bénévent, où se distinguent les légions renforcées des esclaves armés à la hâte, il donne au nom du peuple, à ces soldats improvisés, la liberté et le titre de citoyens. L’année suivante (541 [213 av. J.-C.]), les Romains reprennent l’importante et riche cité d’Arpi, dont les habitants, se joignant à quelques soldats romains introduits dans leurs murs, se sont tournés avec eux contre la garnison carthaginoise. Partout se relâche le faisceau de la ligue militaire organisée par Hannibal au prix de tant d’efforts. Des Capouans en grand nombre, et des plus notables, plusieurs villes du Bruttium, reviennent aux Romains ; et une division espagnole de l’armée phénicienne, mise au courant de l’état des affaires dans leur patrie par des émissaires envoyés à dessein, passe du camp d’Hannibal dans celui de ses adversaires.

Mais pendant l’année 542 [212 av. J.-C.], , la fortune change encore. Des fautes politiques et militaires s’ont commises, et Hannibal en profite aussitôt. Les intelligences qu’il avait nouées dans les villes de la Grande Grèce ne lui avaient été d’aucune utilité ; seulement, ses affidés dans Rome étant parvenus à débaucher les otages de Tarente et de Thurium, ceux-ci tentèrent follement de fuir, et furent, dès leurs premiers pas, repris par les postes romains. L’inopportune et cruelle vengeance que Rome tira d’eux servit mieux Hannibal que ne l’avaient fait ses intrigues : en les mettant tous à mort, les Romains se privèrent d’un gage précieux ; et à dater de ce moment, les Grecs irrités n’eurent plus d’autre pensée que d’ouvrir leurs portes aux Carthaginois. La connivence des citoyens de Tarente, la négligence du commandant de la place la livre aux Phéniciens : à peine si la garnison a le temps de se réfugier dans la citadelle. Héraclée, Thurium, Métaponte, dont la garnison s’est aussi portée au secours de l’Acropole tarentine, suivent l’exemple de leur voisine. — A ce moment une descente des Macédoniens était imminente. Il fallut que Rome tournât son attention du côté de la Grèce et de la guerre qui s’y faisait, sans qu’elle s’en fut jusque-là le moins du monde préoccupée. Heureusement pour elle, rien ne contrariait plus ses efforts, ni en Sicile, où Syracuse venait de tomber dans ses mains, ni en Espagne, où tout marchait à souhait. Sur le principal théâtre de la guerre, en Campanie, les revers alternaient avec les succès. Les légions postées aux environs de Capoue n’avaient pu l’envelopper encore, mais elles gênaient l’agriculture, empêchaient les récoltes, et la populeuse cité en était réduite à demander au loin ses approvisionnements et ses vivres. Hannibal, prenant soin lui-même d’organiser un grand convoi, avait donné rendez-vous aux Campaniens pour en venir prendre la livraison à Bénévent : mais ils tardèrent, et les consuls Quintus Flaccus et Appius Claudius les ayant devancés, battirent à fond Hannon, qui protégeait le convoi, prirent son camp et firent main basse sur les vivres. Les deux consuls purent enfin investir Capoue, pendant que Tibérius Gracchus, se plaçant sur la voie Appienne, fermait le passage à Hannibal accourant au secours des Campaniens. A ce moment le vaillant Gracchus périt par la trahison d’un Lucanien, et sa mort équivalut à une grande défaite, car son armée, composée des esclaves affranchis, se débanda dès qu’elle n’eut plus à sa tête le capitaine qu’elle aimait. Hannibal, trouvant ouverte la route de Capoue, se montra tout à coup, en face des deux consuls, et les força à abandonner leurs travaux d’investissement à peine commencés. Déjà, avant son arrivée, leur cavalerie avait été complément battue par la cavalerie phénicienne, qui, sous les ordres d’Hannon et de Bostar, gardait Capoue, et s’y était réunie à celle non moins bonne des Campaniens. La longue série des désastres de l’année se clôt par la destruction totale d’un corps de troupes régulières et de partisans, que Marcus Centénius avait amenés en Lucanie. D’officier subalterne qu’il était ou l’avait imprudemment promu au généralat. Au même moment, le préteur Gnæus Fulvius Flaccus, à la fois présomptueux et négligent, est écrasé en Apulie.

Mais le courage persévérant des Romains saura mettre encore à néant, à l’heure décisive, tous ces rapides succès d’Hannibal. A peine a-t-il tourné le dos, à Capoue et pris le chemin de l’Apulie, que leurs armées se rassemblent de nouveau autour de la place : l’une, commandée par Appius Claudius, se poste à Puteoli et à Vulturnum ; l’autre, sous Quintus Fulvius, occupe Casilinum ; une troisième, conduite par le préteur Gaius Claudius Néron, garde la route de Nola. Retranchés dans leurs camps, et rattachés ensemble par des lignes fortifiées, ces trois corps ferment désormais tout passage, et la grande ville qu’ils enveloppent, insuffisamment pourvue de vivres, voit déjà, par le seul effet de ce blocus, arriver l’heure prochaine d’une capitulation inévitable, à moins que les Carthaginois ne la dégagent à tout prix. A la fin de l’hiver (542-543 [212-211 J.-C.]), ses ressources sont épuisées ; et ses messagers, se glissant avec peine au travers des postes vigilants des Romains, courent à Hannibal alors occupé au siège de la citadelle de Tarente, et sollicitent des secours. Le Carthaginois part en hâte pour la Campanie avec trente-trois éléphants et ses meilleurs soldats, enlève une division romaine placée à Calatie, et va camper sur le mont Tifata, près de Capoue, comptant sûrement que comme l’année d’avant, les généraux romains lèveront le siège à la vue de son armée. Mais ceux-ci avaient eu tout le temps de compléter leurs lignes et leurs retranchements. Ils ne bougèrent pas et assistèrent tranquilles, du haut de leurs remparts, aux impuissantes attaques des cavaliers campaniens d’un côté, aux incursions également impuissantes des Numides de l’autre. Impossible pour Hannibal de songer à donner l’assaut dans les règles. Il savait trop que son mouvement sur Capoue allait attirer aussitôt en Campanie tous les autres corps romains, et que d’ailleurs il ne lui était pas possible à lui-même de tenir longtemps dans cette contrée, à dessein et à l’avance dévastée. Le mal était sans remède. Dans son désir de sauver Capoue, il recourt à un expédient hardi, le dernier qui s’offrît à son génie inventif. Après avis donné aux Campaniens de son projet, pour qu’ils ne se relâchent en rien de leur opiniâtre défense, il quitte soudain le pays de Capoue, et marche sur Rome. Recommençant les habiles audaces de ses premières campagnes, il se jette avec sa petite armée entre les corps ennemis et les forteresses romaines, traverse le Samnium, suit la voie Valérienne, arrive par Tibur au pont de l’Anio, le franchit, et plante son camp sur la rive gauche, à un mille (allemand, ou deux lieues) de la capitale. Longtemps après, les neveux des Romains tressailliront d’effroi encore quand on leur parlera d’Hannibal devant les portes ! — En réalité, Rome ne courait aucun danger. L’ennemi ravagea les villas et les champs autour de la ville ; mais il y avait là deux légions qui lui tinrent tête et ne lui permirent pas l’attaque des murailles. Jamais, d’ailleurs, le Carthaginois n’avait songé à prendre la ville par surprise, comme Scipion, un peu plus tard, fera à Carthagène : encore moins voulait-il en ouvrir le siége. Il voulait seulement effrayer les Romains, se faire suivre par le gros de l’armée qui investissait Capoue, et se donner ainsi le moyen de la débloquer. — Aussi ne fit-il que paraître dans le Latium. Les Romains virent dans son brusque départ un miracle de la faveur divine : des signes, des visions effrayantes avaient contraint leur terrible ennemi à la retraite ; ce qu’il est aussi bien vrai que les deux légions n’auraient jamais pu faire. A la place où Hannibal s’était approché des murs, à la deuxième borne milliaire de la voie Appienne, en sortant par la porte Capène, Rome pieusement reconnaissante éleva un autel au dieu protecteur qui éloigne l’ennemi (Tutanus Rediculus) ! Hannibal s’en retournait en Campanie, uniquement parce qu’il entrait dans ses plans de revenir sur Capoue : mais les généraux romains n’avaient point commis la faute sur laquelle il avait compté. Leurs légions étaient restées immobiles dans leurs lignes ; seule, une faible division, à la nouvelle du mouvement d’Hannibal, s’était détachée et l’avait suivi. Le Carthaginois, averti de son côté, se retourna tout à coup contre le consul Publius Galba, sorti de Rome sans précaution. Jusqu’alors il l’avait laissé marcher sur ses traces ; aujourd’hui, il l’attaque, le défait et enlève son camp. Mince victoire à côté de la perte de Capoue !

Depuis longtemps déjà, les citoyens de la capitale campanienne, ceux des hautes classes surtout, avaient le pressentiment d’un triste et inévitable avenir. Les meneurs du parti populaire, hostile à Rome, dominaient exclusivement dans le Sénat, et administraient la cité en maîtres absolus. Mais voici que le désespoir s’empare de la population tout entière, petits et grands, Campaniens et Phéniciens. Vingt-huit sénateurs se donnent la mort ; et les autres livrent la ville à merci à un ennemi irrité, impitoyable. Aussitôt, comme il va de soi, un tribunal de sang fonctionne ; on ne discute que sur la condamnation avec ou sans la forme d’un procès. Y aura-t-il convenance ou sagesse à rechercher et poursuivre jusque hors de Capoue les ramifications les plus éloignées de la haute trahison commise ? Ne vaut-il pas mieux qu’une prompte justice mette fin aux représailles ? Appius Claudius et le Sénat romain tenaient pour le premier parti ; la dernière opinion, moins inhumaine après tout prévalut. Cinquante-trois officiers ou magistrats capouans, traînés sur les places publiques de Calés et Téanum, furent fouettés et décapités par les ordres et sous les yeux du consul Quintus Flaccus. Les autres sénateurs furent jetés en prison, une bonne partie du peuple réduite en esclavage, et les biens des riches confisqués. De semblables sentences s’exécutèrent contre Atella et Calatie. Châtiments cruels, sans nul doute, mais qui se comprennent, quand l’on met en regard la gravité de la défection de Capoue et les rigueurs autorisées alors, sinon justifiées, par le droit de la guerre. La cité de Capoue ne s’était-elle pas condamnée d’avance, lorsque, à l’heure de sa révolte, tous les Romains trouvés dans ses murs avaient péri de la main des meurtriers ? — Mais Rome, dans son inexorable vengeance, saisit avidement l’occasion de mettre fin à la rivalité sourde qui divisait les deux plus grandes villes de l’Italie : elle supprime la constitution des cités campaniennes, et jette à bas du même coup une rivale politique longtemps enviée et haïe.

La chute de Capoue produisit une impression profonde. On se disait qu’il n’y avait point eu là un simple coup de main, mais bien un vrai siège conduit pendant deux années, et prenant fin heureusement, en dépit de tous les efforts d’Hannibal. De même que, six ans avant, la défection de la ville avait été le signe éclatant du triomphe des Carthaginois, de même aujourd’hui la capitulation manifestait la supériorité reconquise par la République. En vain Hannibal, pour contrebalancer dans l’esprit de ses alliés l’effet d’un tel désastre, avait tenté de s’emparer de Rhégium ou de la citadelle de Tarente. Une pointe dirigée sur Rhégium ne produisit rien. Dans la citadelle de Tarente, les Romains manquaient de vivres, l’escadre des Tarentins et des Carthaginois fermant le port ; mais en haute mer la flotte romaine, plus forte, coupait à son tour tous les arrivages et affamait l’ennemi. Hannibal trouvait à peine de quoi nourrir les siens sur le terrain dont il était maître. Les assiégeants souffraient donc du côté de la mer autant que les assiégés dans l’acropole ; et un jour ils durent quitter le havre. Rien ne leur réussissait plus : la fortune était sortie du camp des Carthaginois. — Telles furent les suites de la reddition de Capoue : la considération et la confiance qu’Hannibal avait inspirées d’abord à ses alliés, ébranlées profondément ; les villes qui ne s’étaient point irrémissiblement compromises, cherchant à rentrer aux meilleures conditions possibles dans la Symmachie romaine : tout cela constituait un dommage plus sensible encore que la perte même de la métropole de la basse Italie. S’il se décidait à jeter des garnisons dans ces cités douteuses, il affaiblissait son armée déjà trop faible, et exposait ses meilleurs soldats à être trahis ou massacrés en détail (déjà en 544 [210 av. J.-C.], la révolte de Salapia[16] lui avait coûté cinq cents cavaliers Numides d’élite). S’il préférait raser les forteresses peu sûres, ou les brûler pour les soustraire à l’ennemi, une mesure aussi extrême n’était rien moins que faite pour relever le moral de ses clients. En rentrant dans Capoue, les Romains avaient reconquis l’assurance d’une issue heureuse de la guerre. Ils en profitent aussitôt pour envoyer des renforts en Espagne, où la mort des deux Scipions a mis leur empire en danger ; et pour la première fois depuis l’ouverture des hostilités, ils diminuent le nombre total des soldats sous les armes, alors que dans les années précédentes, en dépit des difficultés croissantes dans les levées, ils ont toujours fait de plus nombreux appels, et ont mis jusqu’à vingt-trois légions en ligne. Aussi, en 544 [-210], la guerre est-elle moins activement poussée par eux en Italie, quoique Marcus Marcellus, la Sicile pacifiée, y soit venu prendre le commandement du principal corps. Il parcourt l’intérieur du pays, attaque les villes et livre aux Carthaginois des combats sans résultats décisifs. On se bat toujours autour de l’acropole de Tarente, sans changement dans la situation. En Apulie, Hannibal défait à Herdonea[17] le proconsul Gnæus Fulvius Centumalus. Mais dans l’année qui suit (545 [-209]), les Romains veulent reprendre la seconde grande ville des Italo-Grecs, qui s’est donnée aux Carthaginois. Pendant que M. Marcellus tient tête a Hannibal avec sa constance et son énergie ordinaires — vaincu une première fois dans une bataille qui dura quarante-huit heures, il lui inflige le second jour un rude et sanglant échec ; — pendant que le consul Quintus Fulvius ramène les Lucaniens et les Hirpins depuis longtemps hésitants, et se fait livrer par eux les garnisons phéniciennes de leurs villes ; pendant que des sorties bien conduites des soldats de Rhégium obligent Hannibal à courir à l’aide des Bruttiens serrés de trop près, le vieux Quintus Fabius, pour la cinquième fois consul, et qui s’est chargé de reprendre Tarente, s’établit fortement sur le territoire des Messapiens. Bientôt la trahison d’un corps de Bruttiens faisant partie de la garnison lui livre la ville, où le vainqueur irrité se montre terrible et cruel comme toujours. Tout ce qui tombe dans ses mains, soldats ou citoyens, est passé au fil de l’épée ; les maisons sont pillées. Trente mille Tarentins sont vendus comme esclaves ; trois mille talents (cinq millions de thalers [ou quinze millions trois cent soixante-quinze mille fr.]) enlevés vont enrichir le trésor de la République. La prise de Tarente fut le dernier fait d’armes du général octogénaire. Quand Hannibal arriva au secours de la place, il était trop tard. Il ne lui restait plus qu’à se retirer dans Métaponte.

Le Carthaginois a donc perdu ses plus importantes conquêtes : peu à peu réduit à s’enfoncer vers l’extrémité méridionale de la Péninsule, sa détresse est grande. Alors, Marcus Marcellus, consul élu pour l’année suivante (546 [208 av. J.-C.]), conçoit l’espoir de finir d’un coup la guerre en concertant une attaque décisive avec son collègue, l’habile et brave Titus Quinctius Crispinus. Rien n’arrête le vieux soldat, ni ses soixante ans, ni le nom d’Hannibal. Jour et nuit, éveillé ou en rêve, il n’a qu’une pensée, battre le Carthaginois et délivrer l’Italie. Mais la fortune destinait de tels lauriers à une plus jeune tête. Les deux consuls allant en reconnaissance, dans le pays de Venouse, furent assaillis tout à coup par un parti d’Africains. Marcellus, dans cette lutte inégale, combattit comme il avait fait quarante ans avant, contre Hamilcar, et quatorze ans avant, devant Clastidium. Il fut jeté mourant à bas de son cheval. Crispinus put fuir ; mais à peu de temps de là il mourut aussi de ses blessures (546 [-208]).

La guerre durait depuis onze ans. Le danger qui, dans les années précédentes, avait menacé la République jusque dans son existence, semblait passé. Mais on n’en sentait que plus lourdement peser et s’accroître chaque jour les sacrifices immenses nécessités par une lutte sans fin. Les finances étaient dans un état indicible de souffrance. Après la bataille de Cannes (538 [216 av. J.-C.]), il avait été institué une commission de trésorerie (tres viri mensarii, triumvirs-banquiers[18]), composée d’hommes notables, avant, dans ces temps difficiles, une compétence étendue et à long terme en- matière de finances publiques. Ils firent ce qu’ils purent ; mais les circonstances étaient telles qu’elles déjouaient tous les efforts de la science financière. Dès le commencement de la guerre, il avait fallu rapetisser la monnaie d’argent et de bronze, élever de plus du tiers le cours légal de la pièce d’argent, et donner à celle d’or une valeur fictive supérieure à la valeur métallique. Ces tristes expédients n’ayant pas suffi, on prit à crédit les fournitures ; on passa tout aux fournisseurs, parce qu’on avait besoin d’eux ; et les choses allèrent si loin, qu’un exemple devint absolument nécessaire ; et que les fraudes des plus fourbes d’entre eux durent enfin être déférées par les édiles à la justice du peuple. On fit appel souvent à utilement au patriotisme des riches, qui, sous bien des rapports, souffraient le plus. Par un mouvement spontané, ou par l’entraînement de l’esprit de corps, les soldats des classes aisées, les sous-officiers et les chevaliers refusèrent tous la solde. Les propriétaires des esclaves armés par la République et affranchis après la journée de Bénévent, répondirent aux banquiers publics leur offrant leur payement, qu’ils attendraient volontiers jusqu’à la fin de la guerre (540 [214 av. J.-C.]). Comme il n’y avait plus de fonds en caisse pour les fêtes et pour l’entretien des édifices publics, les associations, qui jusqu’alors s’en chargeaient à forfait, se dirent prêtes à y pourvoir gratuitement jusqu’à nouvel ordre (540 [-214]). De plus, et comme au temps de la première guerre punique, une flotte fut construite et armée à l’aide d’un emprunt volontaire souscrit par les riches (544 [-210]). On mit la main sur les deniers pupillaires, et dans l’année même de la reprise de Tarente, on employa les dernières réserves, longtemps économisées, du trésor (1.144.000 thalers [4.290.000 fr.]). Malgré tant d’efforts, l’État ne suffisait point encore à toutes les dépensés. La solde du soldat fut suspendue d’une façon inquiétante, surtout dans les pays les plus éloignés. Mais les embarras financiers, si grands qu’ils fussent, n’étaient pas le pire mal. Partout les champs restaient en friche : là où la guerre n’arrêtait pas la culture, les bras manquaient au hoyau et à la faucille. Le prix du médimne (1 boisseau de Prusse [ou 59,53 lit.]) était monté à 15 deniers, (3 1/8 thalers [11,84 fr.]) le triple au moins du cours moyen à Rome. Beaucoup seraient morts de faim, s’il n’était venu du blé d’Égypte, et si l’agriculture renaissante en Sicile n’avait pas fourni de quoi parer aux plus pressantes nécessités. Les récits qui nous sont parvenus, et l’expérience de semblables guerres, nous enseignent assez, quelle est en pareil cas, la misère du petit laboureur, combien vite disparaissent ses épargnes péniblement amassées, et comment, enfin, les villages se changent en des repaires de mendiants ou de brigands.

A ces souffrances matérielles des Romains s’ajoutait un danger bien plus grand, le dégoût de la guerre chaque jour croissant chez les alliés de Rome. La guerre leur coûtait leur sang et leurs biens. A la vérité, les dispositions des non Latins importaient peu. Toute cette lutte, témoignait assez de leur impuissance : tant que les  Latins restaient fidèles à la République, on n’avait rien à redouter de leur mécontentement, quel qu’il fut. Mais, voici que le Latium à son tour chancelle. La plupart des cités latines de l’Étrurie, du Latium, du pays Marse et de la Campanie septentrionale, et même des contrées italiques où la guerre n’avait point directement porté ses ravages, font savoir au Sénat romain (545 [209 av. J.-C.]) qu’elles ne veulent envoyer désormais ni contingents, ni contributions, et qu’elles laisseront Rome se tirer toute seule de ces longs combats, où seule elle est intéressée. A Rome, la stupeur est grande à cette nouvelle, mais quel moyen de contraindre les récalcitrants ? Heureusement toutes les cités latines n’agirent point de même. Les colonies de la Gaule, du Picentin et de la basse Italie, la puissante et patriotique Frégelles à leur tête, protestèrent, au contraire, de leur fidélité plus que jamais étroite et inébranlable. Elles avaient la vue claire de la situation. Elles savaient leur existence en péril plus encore que celle de la métropole. L’enjeu de la guerre n’était point seulement Rome, mais bien plutôt l’hégémonie latine en Italie, et plus encore l’indépendance nationale des Italiens. La demi défection des autres n’était point trahison, mais étroitesse de vue et fatigue : les villes réfractaires eussent repoussé avec horreur toute alliance avec les Phéniciens. Mais entre Latins et Romains, un schisme ne se produisait pas moins, dont le contrecoup se fit aussitôt sentir sur la population sujette des pays colonisés. A Arrétium, une fermentation dangereuse éclate. On y fait la découverte d’une conspiration qui se propage chez les Étrusques, dans l’intérêt d’Hannibal : le mal est tel qu’il faut que des soldats romains marchent sur la ville. Rome étouffe sans peine le mouvement à l’aide des mesures militaires ou de police prises : il n’en est pas moins le signe d’un sérieux danger. Si les populations ne sont plus tenues en respect par les forteresses latines, il faut tout craindre d’elles.

On en était là, quand soudain, pour comble de difficultés, on apprit qu’Hasdrubal avait passé les Pyrénées (546 [208 av. J.-C.]). Ainsi donc, l’année d’après, on allait avoir affaire à la fois aux deux fils d’Hamilcar. Ce n’était point en vain qu’Hannibal avait attendu, s’opiniâtrant dans ses positions durant tant de longues et dures campagnes, cette armée que lui avaient jusque-là refusée et la jalousie de l’opposition dans Carthage, et l’imprévoyante politique de Philippe : cette armée, son frère, en qui revivait aussi le génie d’Hamilcar, la lui amenait enfin. Déjà huit mille Ligures, gagnés par l’or punique, se tiennent prêts à se réunir à Hasdrubal : s’il triomphé dans un premier combat, il a l’espoir d’entraîner aussi contre Rome et les Gaulois et les Étrusques. L’Italie n’est plus ce qu’elle était il y a onze ans : états et particuliers, tous se sont épuisés ;  la Ligue latine est à demi dissoute ; le meilleur général des Romains a péri sur le champ de bataille, et Hannibal est toujours debout. Certes, Scipion pourra justement s’appeler le favori des dieux, s’il lui est un jour donné d’écarter de la tête de ses compatriotes et de la sienne l’orage amoncelé par son impardonnable faute.

Comme au temps du plus extrême péril; Rome lève vingt-trois légions : elle appelle les volontaires, et fait rentrer dans les cadres jusqu’aux soldats légalement libérés du service. Elle n’en est pas moins prise au dépourvu. Hasdrubal a franchi les Alpes beaucoup plus tôt qu’amis et ennemis n’y comptent (547 [207 av. J.-C.]) : les Gaulois, habitués maintenant à ces passages d’armées, ont ouvert, à prix comptant, les défilés des montagnes et fourni des vivres. Rome avait-elle songé à occuper les portes de l’Italie ? Cette fois encore, dans tous les cas, elle serait arrivée trop tard. — Déjà la nouvelle se répand qu’Hasdrubal est dans les plaines du Pô ; qu’à l’exemple de son frère, il a soulevé les Gaulois. Plaisance est cernée.

Le consul Marcus Livius se rendit en toute hâte à l’armée du Nord : il était grand temps. L’Étrurie et l’Ombrie s’agitaient sourdement, et donnaient des volontaires à l’armée d’Hasdrubal. L’autre consul, Gaius Néron, retire de Venouse et ramène à soi le préteur Gaius Hostilius Tubulus ; puis, avec quarante mille hommes, va barrer en toute hâte la route du nord à Hannibal. Celui-ci, en effet, a rassemblé toutes ses forces dans le Bruttium; il s’avance sur la grande voie qui va de Rhégium en Apulie, et rencontre Néron à Grumentum[19]. Le combat s’engage sanglant, opiniâtre. Néron s’attribue la victoire ; mais il ne peut empêcher Hannibal de se dérober habilement par une de ces marches de flanc qui lui sont coutumières, et d’entrer en Apulie, non sans pertes sensibles. La, il s’arrête, campe d’abord en vue de Venouse, puis sous Canusium. Néron le suit pas à pas, et campe partout en face de lui. Il est manifeste d’ailleurs qu’en restant en Apulie, Hannibal agissait à dessein, et que s’il l’avait voulu, il eût pu continuer d’avancer vers le nord malgré le voisinage de Néron. Quant aux motifs qui le décidèrent à ne pas aller plus loin et à se poster sur l’Aufidus, il, faudrait, pour les juger, savoir quelles communications avaient été échangées entre lui et son frère, et ce qu’il conjecturait sur la route que ce dernier allait suivre. De tout cela, nous ne savons rien. — Pendant que les deux armées se regardent immobiles, une dépêche d’Hasdrubal, impatiemment, attendue dans le camp carthaginois, est interceptée aux avant-postes romains. Elle- porte qu’Hasdrubal veut prendre par la voie Flaminienne : conséquemment, il longera la côte jusqu’à Fanum, pour tourner ensuite à droite, et descendre par l’Apennin sur Narnia[20] où il espère qu’Hannibal et lui se rencontreront. Aussitôt Néron dirige sur le point de jonction désigné des deux armées phéniciennes toutes les réserves de la capitale, où une division qui se tenait à Capoue reçoit l’ordre d’aller les remplacer ; enfin une autre réserve se forme à Capoue même. Convaincu qu’Hannibal ignore le plan de son frère, et va, demeurer en Apulie à l’attendre, il conçoit audacieusement l’idée de prendre un corps d’élite de sept mille hommes, de partir avec lui pour le nord à marches forcées, et, se réunissant à son collègue, de contraindre Hasdrubal à recevoir la bataille, seul contre deux. Il ne courait nul risque à laisser son armée amoindrie en face d’Hannibal. Elle comptait assez de soldats encore pour lutter eu cas d’attaque, ou pour suivre le Carthaginois jusqu’au lieu du rendez-vous, s’il se mettait aussi en marche. Néron trouve sors collègue à Sena Gallica, attendant l’ennemi ; et tous deux aussitôt ils marchent contre Hasdrubal, en ce moment occupé au passage du Métaure. Le frère d’Hannibal voulait éviter le combat ; il essaya de défiler sur le flanc des Romains, mais ses guides l’abandonnèrent ; il s’égara dans une contrée qu’il ne connaissait pas. La cavalerie romaine le rattrapa et l’obligea, à faire tête jusqu’à ce qu’enfin l’infanterie arrivant, la bataille ne pût plus être refusée. Hasdrubal alors rangea ses Espagnols à l’aile droite, avec ses éléphants par devant : il mit les Gaulois à sa gauche retirée en arrière. Longtemps le combat resta indécis ente les Espagnols et les Romains. Déjà le consul Livius, qui commandait ceux-ci, se voyait rudement poussé, quand Néron, renouvelant sur le terrain la manoeuvre de son grand mouvement stratégique, laisse là l’ennemi immobile qu’il a devant lui, passe avec l’aile droite romaine derrière toute l’armée dont il fait le tour, et vient tomber en flanc sur les Espagnols. Cette nouvelle audace enleva la journée. La victoire si chaudement disputée et sanglante était complète. Privée de toute issue, l’armée carthaginoise fut détruite, et son camp pris d’assaut. Quand il vit la bataille perdue malgré toute son habileté et sa vaillance, Hasdrubal, à l’exemple de son père, chercha et trouva la mort du soldat. Comme général, comme homme, il s’était montré aussi le digne, frère d’Hannibal. Le lendemain, Néron repartit, et après quatorze jours d’absence à peine, il reprenait son poste en Apulie, en regard d’Hannibal, qui n’ayant point reçu de message, n’avait pas bougé. Le consul seul lui apportait la nouvelle du désastre. Il lui fit jeter aux avant-postes la tête de son frère, répondant en barbare à la magnanimité d’un adversaire qui dédaignait de faire la guerre aux morts, et avait rendu les honneurs funèbres aux Lucius Paullus, aux Gracchus et aux Marcellus. Ce fut ainsi qu’Hannibal apprit l’anéantissement de ses espérances, et que c’en était fait de ses succès. Abandonnant l’Apulie, la Lucanie et même Métaponte, il se réfugia aussitôt au fond du Bruttium, où les havres de la côte lui offraient un unique et dernier asile. L’énergie des généraux de Rome et les hasards inouïs d’une heureuse fortune avaient conjuré un danger aussi grand que le péril de Cannes, et qui seul suffirait à justifier l’opiniâtre séjour du héros carthaginois en Italie. A Rome, la joie fut sans bornes. Les affaires reprirent leur cours comme en temps de paix. Chacun sentait que l’heure de la crise était passée.

On ne se pressa pas d’en finir pourtant. Sénat et citoyens, tous se sentaient épuisés par tant d’efforts et de dépenses en énergie morale et matérielle : on se laissait aller au repos et à la sécurité. L’armée, la flotte diminuées, les paysans romains et latins retournant à leurs métairies désertes ; le trésor remplissant ses caisses par la vente d’une partie des domaines de Campanie ; l’administration publique réformée ; les désordres invétérés supprimés ; les emprunts volontaires de guerre se payant régulièrement ; les cités latines encore en arrière rappelées à leurs devoirs, et contraintes à verser de lourds intérêts : tel est le tableau que nous offre la Métropole. Pendant ce temps, la guerre semble morte en Italie. Preuve nouvelle et étonnante du génie militaire d’Hannibal ; preuve bien grande aussi de l’incapacité des généraux romains envoyés alors contré lui ; on le voit, pendant quatre années encore, tenir le champ dans le pays des Bruttiens. Ses adversaires, malgré la supériorité du nombre, ne le peuvent forcer ni à s’enfermer dans les places, ni à prendre la mer. Sans doute, il lui fallut battre sans cesse en retraite, non point tant après les combats indécis qui lui sont tous les jours livrés, que parce qu’il cède pas à pas devant les défections de ses alliés, et qu’il ne peut, plus compter que sur les villes où ses soldats restent les maîtres. C’est ainsi qu’il abandonne spontanément Thurium : un détachement expédié de Rhégium, par les soins de Publius Scipion, reprend Locres (549 [205 av. J.-C.]). Alors, comme pour donner aux plans du héros une justification éclatante, ceux-là même qui les avaient entravés pendant tant d’années, menacés qu’ils se voyaient aujourd’hui d’une descente des Romains en Afrique, les magistrats suprêmes de Carthage, reviennent à lui (548, 549 [-204, -205]) et lui envoient des subsides et des renforts. Ils en envoient à Magon en Espagne. Ils ordonnent de rallumer en Italie la torche de la guerre. Il leur faut bien, au prix de combats nouveaux, conquérir un temps de répit pour les possesseurs tremblants des villes de Libye et pour les boutiquiers de la Métropole africaine ! Une ambassade part pour la Macédoine, demandant à Philippe un renouvellement d’alliance, et une descente en forces sur la côte ennemie (549 [-205]). Vains et tardifs efforts ! Depuis quelques mois Philippe a conclu la paix. L’anéantissement politique de Carthage, chose prévue pour lui, lui sera fâcheux sans doute, mais il ne fera plus rien ostensiblement contre Rome. On verra bien arriver en Afrique un petit corps de soldats macédoniens payés par lui, diront les Romains. L’accusation, du moins, sera vraisemblable ; mais la République n’en aura pas suffisamment les preuves, à en juger par les événements ultérieurs. Quant à une descente de Philippe en Italie, elle ne s’en préoccupe même pas. — Cependant Magon, le plus jeune des fils d’Hamilcar, s’était mis sérieusement à l’œuvre. Ramassant les débris des armées d’Espagne, il les transporte à Minorque, et abordant, en 549, dans les environs de Genua, qu’il détruit, il appelle aux armes, les Ligures et les Gaulois accourus en foule et alléchés, comme toujours, par son or et la nouveauté de l’entreprise. Il a des intelligences jusque dans toute l’Étrurie, où les exécutions politiques n’ont point cessé. Mais ses troupes sont trop peu nombreuses pour qu’il puisse entreprendre rien de sérieux contre l’Italie propre ; et Hannibal affaibli, presque sans influence dans la basse Italie, ne saurait tenter de marcher à lui avec quelque espoir de succès. Les maîtres de Carthage n’avaient pas voulu la sauver quand la sauver était possible : ils ne le peuvent plus, aujourd’hui qu’ils le veulent.

Nul ne doutait dans l’État romain que la guerre de Carthage contre Rome ne fut finie, et que le temps ne vînt de commencer la guerre de Rome contre Carthage. Mais quelque inévitable qu’elle semblât à tous, on n’avait point hâte d’organiser l’expédition d’Afrique. Avant tout, il fallait un chef capable et aimé, et ce chef manquait. Les meilleurs capitaines étaient tombés sur le champ de bataille ; ou bien, comme Quintus Fabius et Quintus Fulvius, ils étaient trop vieux pour cette guerre toute nouvelle, qui probablement se prolongerait. Gaius Néron et Marcus Livius, les vainqueurs de Séna, se fussent montrés à la hauteur d’une telle mission mais tenant tous les deux à l’aristocratie, leur défaveur était grande auprès du peuple. Réussirait-on jamais à les faire élire ? Les chosés en étaient à ce point déjà que la valeur et l’aptitude ne commandaient plus les choix, si ce n’est à l’heure de l’extrême détresse. Et si leur élection passait, sauraient-ils entraîner le peuple épuisé à des efforts nouveaux ? Rien de plus douteux. A ce moment revint d’Espagne Publius Scipion, favori de la multitude, illustré par le succès complet, ou paraissant tel, de ses campagnes dans la Péninsule : il fut aussitôt appelé au consulat pour l’année suivante. Il entra en charge (549 [205 av. J.-C.]) avec l’intention bien arrêtée de conduire l’armée en Afrique, exécutant ainsi un projet formé durant son séjour en Espagne. Mais dans le Sénat, les partisans de la guerre méthodique ne voulaient point entendre parler d’une expédition transmaritime, tant qu’Hannibal était encore en Italie ; et le jeune général ne disposait point de la majorité, tant s’en faut. Les rudes et austères pères conscrits voyaient d’un œil mécontent ces habitudes d’élégance toute grecque, cette culture et ces façons de penser modernes. Scipion donnait prise à plus d’une attaque sérieuse, et par ses fautes stratégiques durant son commandement en Espagne, et par la mollesse de sa discipline aux armées: N’était-on -pas fondé à lui reprocher une coupable indulgence envers ses chefs de corps ? Ne le vit-on pas bientôt, quand Gaius Pleminius commettait des atrocités infâmes dans Locres, fermer les yeux pour n’avoir pas à sévir, et assumer ainsi sur soi tout l’odieux de la conduite de son lieutenant[21] ?

Dans les délibérations du Sénat, touchant l’organisation de la flotte et de l’armée, et la nomination d’un général, le nouveau consul, toutes les fois que son intérêt privé entrait en conflit avec les usages ou la règle, passait sans se gêner par-dessus tous les obstacles, et montrait assez clairement qu’en cas de résistance extrême, il en appellerait au peuple, à sa gloire, et à son crédit auprès de la foule contre un pouvoir gouvernant incommode. De là, des blessures vivement ressenties, et la crainte qu’un tel chef d’armée ne se crut jamais lié par ses instructions, ni dans la conduite des opérations militaires les plus décisives, ni dans celle des négociations éventuelles de la paix. On ne savait que trop déjà comment dans la guerre d’Espagne, il n’avait écouté que ses propres inspirations. Ces objections étaient graves : toutefois et d’un commun accord on fut sage assez pour ne point pousser les choses à l’extrême. Le Sénat ne pouvait nier que l’expédition d’Afrique ne fut nécessaire. Il y aurait eu imprudence à la différer et injustice à méconnaître les grands talents de Scipion, son aptitude singulière pour la guerre prochaine. Seul enfin, peut-être, il saurait obtenir du peuple et la prolongation de son commandement pour tout le temps nécessaire, et des sacrifices en hommes et en argent. La majorité consentit donc à le laisser libre d’agir suivant ses desseins, après que, pour la forme tout au moins, il eut témoigné de son entière déférence pour les représentants du pouvoir suprême, et qu’il se fut soumis à l’avance à la décision du Sénat. Il reçut mission de se rendre cette année même en Sicile, d’y pousser les travaux de construction de la flotte, l’organisation d’un matériel de siège, et la formation du corps expéditionnaire, à l’effet de descendre en Afrique au printemps suivant. La République mettait à sa disposition l’armée de Sicile, les deux légions formées des débris des soldats de Cannes. Pour la protection de l’île, il suffisait d’une faible garnison et de la flotte. De plus, on lui permis de recruter des volontaires en Italie. Le Sénat, cela était clair, tolérait l’expédition, plus qu’il n’en était l’ordonnateur. Scipion n’avait pas en main la moitié des forces que Regulus avait jadis emmenées ; et les soldats qu’on lui donnait, cantonnés par punition en Sicile, depuis plusieurs années étaient en butte à un mauvais vouloir marqué. Dans l’esprit de la majorité des sénateurs, l’armée d’Afrique était lancée au loin dans un poste perdu, bon au plus pour des compagnies de discipline ou des volontaires : peu importait qu’elle n’en revint pas.

Tout autre que Scipion aurait protesté sans doute, et déclaré qu’il fallait renoncer à l’entreprise ou réunir auparavant d’autres moyens d’exécution. Mais Scipion avait foi en lui-même : quelques fussent les conditions, il les subit toutes, pourvu qu’il obtint enfin ce commandement tant souhaité. Pour ne point nuire à la popularité de l’entreprise, il évita avec soin d’en faire trop directement peser les charges sur les citoyens. Les principales dépenses, et surtout celles de la flotte, furent défrayées, partie à l’aide d’une soi-disant contribution volontaire des villes étrusques, ou, pour tout dire, d’une contribution de guerre imposée aux Arrétins et aux autres cités jadis coupables de défection ; partie par les villes de Sicile. En 40 jours les vaisseaux purent mettre à la voile. Le corps d’armée se renforça de 7.000 volontaires accourus de tous les points de l’Italie à la voix du général aimé des soldats. Enfin au printemps de 550 [204 av. J.-C.], Scipion partit avec deux fortes légions (environ 30.000 hommes), 40 navires de guerre, 400 transports ; et sans rencontrer, l’ombre d’une résistance, s’en vint aborder au Beau Promontoire[22], prés d’Utique.

Les Carthaginois, s’attendaient depuis longtemps, à voir succéder une plus sérieuse tentative aux incursions et aux pillages que les escadres romaines avaient pratiqués souvent sur la côte d’Afrique, dans le cours des dernières années. Pour se défendre, ils avaient essayé de rallumer la guerre Italo-macédonienne : ils s’étaient aussi préparés chez eux à recevoir les Romains. Des deux rois berbères rivaux, leurs voisins, de Massinissa de Cirta (Constantine), chef des Massyles ; et de Syphax, de Siga (aux bouches de la Tafna, à l’ouest d’Oran), chef des Massœsyliens, ils avaient détaché l’un, Syphax, de beaucoup le plus puissant, de son ancienne alliance avec Rome. Ils avaient traité avec lui ; et lui avaient donné une femme de Carthage. Quant à Massinissa, le vieil ennemi de Syphax, et l’allié des Carthaginois, ceux-ci le trahirent. Après s’être défendu en désespéré contre les forces unies de Syphax et des phéniciens, contraint de laisser ses États devenir la proie du premier, il s’en alla avec une faible escorte de cavaliers, errer fugitif dans le désert. Sans compter les renforts promis par leur nouvel allié, les Carthaginois possédaient une armée de vingt mille fantassins, six mille chevaux et cent quarante éléphants (Hannon, envoyé lui-même en expédition, leur avait donné la chasse, et les avait amenés). Ces forces, prêtes au combat, couvraient la ville. Un général éprouvé de l’armée d’Espagne, Hasdrubal, fils de Gisgon, les commandait. Une flotte puissante se tenait dans le port. On attendait l’arrivée prochaine d’un corps macédonien, conduit par Sopater, et une division de mercenaires Celtibériens. — A la nouvelle du débarquement de Scipion, Massinissa accourut dans le camp de celui que, peu d’années avant, il combattait pour le compte des Carthaginois en Espagne. Mais ce prince sans terre, n’apportait rien avec lui que ses talents personnels : les Libyens, quoique fatigués de tous les contingents et contributions prélevés sur eux, avaient payé trop de fois et trop cher leurs révoltes pour oser se déclarer aussitôt. Scipion se mit en marche. Tant qu’il n’eut devant lui que l’armée carthaginoise plus faible que la sienne, il conserva l’avantage, et après quelques combats de cavalerie, il vint mettre le siège devant Utique. Mais bientôt Syphax parut à la tête de cinquante mille hommes de pied environ, et de dix mille cavaliers. Il fallut lever le siège, et se’ retrancher pour l’hiver dans un camp naval, _construit sur un promontoire facile à défendre, entre Utique et Carthage. Là les Romains passèrent toute la mauvaise saison (550-554 [204-203 av. J.-C.]). La situation au printemps n’était rien moins que favorable : Scipion s’en tira par un heureux coup de main. Des négociations de paix, qui n’étaient qu’une feinte assez peu honorable, lui servirent à endormir la vigilance des Africains. Puis, par une belle nuit, il se jeta sur leurs deux camps : les huttes de roseaux des Numides furent d’abord livrées aux flammes, et quand les Carthaginois volèrent à leurs secours, l’incendie détériora aussi leurs tentes. Fuyant éperdus et sans armes, des détachements apostés les passèrent au fil de l’épée. Cette surprise de nuit avait fait plus de mal qu’une suite de batailles et de défaites. Les Carthaginois ne se laissèrent point abattre. Les plus timides ou les plus intelligents voulaient rappeler Magon et Hannibal : ce rappel fut rejeté. Les secours de Macédoine et de Celtibérie venaient d’arriver : on voulut livrer encore, une bataille rangée dans les Grands Champs, à cinq jours de marche d’Utique. Scipion releva le défi avec empressement : ses vétérans et ses volontaires, dispersèrent facilement les hordes ramassées à la hâte des Numides et des Carthaginois : les Celtibères, qui ne pouvaient espérer merci, se firent tailler en pièces après une défense obstinée.

Deux fois battus, les Africains ne pouvaient plus se montrer en rase campagne. Leur flotte attaqua le camp naval, sans essuyer une défaite, mais sans un succès décisif. Le revers d’ailleurs fut, et au delà, compensé pour les Romains par la prise de Syphax, que la merveilleuse étoile de Scipion fit tomber dans ses mains. A dater de là, Massinissa devient aussi pour les Romains ce que le roi captif a d’abord été pour les Carthaginois.

C’est alors que la faction de la paix, qui depuis seize ans se taisait, releva la tête dans Carthage, et rentra en lutte ouverte avec le gouvernement des enfants de Barca et le parti patriote. Hasdrubal, fils de Gisgon, est condamné à mort pendant son absence, et l’on tente, d’obtenir de Scipion un armistice, puis la paix. Il exige l’abandon des possessions espagnoles et des îles de la Méditerranée, la remise de Syphax à Massinissa, celle des vaisseaux de guerre, n’en laissant plus que vingt à Carthage, et une contribution de 4.000 talents (près de 7.000.000 de thalers, ou 26.250.000 francs). Ces conditions étaient tellement favorables qu’on peut se demander dans quel intérêt Scipion les avait dictées, celui de Rome ou plutôt le sien- propre ? Les plénipotentiaires de Carthage les acceptèrent sous réserve de la ratification de leur gouvernement, et une ambassade carthaginoise partit pour Rome : mais les patriotes n’entendaient point vider le champ à si bon marché. La foi en leur plus noble cause, la confiance dans leur grand capitaine, l’exemple même que Rome leur avait donné les encouragèrent à la résistance. D’ailleurs la paix n’allait-elle pas ramener leurs adversaires à la tête du gouvernement et les condamner, eux, à une perte certaine ? Parmi le peuple ils étaient sûrs de la majorité. Ils convinrent de laisser l’opposition négocier la paix: pendant ce temps, ils prépareraient un dernier et décisif effort. Ils envoyèrent à Magon et à Hannibal l’ordre de revenir sans délai. Magon, qui depuis trois ans (549-551 [205-203 av. J.-C.]), luttait dans le nord de l’Italie, y ressuscitant la coalition contre Rome, venait de livrer bataille dans le pays des Insubres à une double armée romaine, de beaucoup supérieure en nombre à la sienne. Il avait forcé pourtant la cavalerie ennemie à reculer, et serré de près l’infanterie. Déjà l’habile général croyait tenir la victoire, quand une division romaine vint hardiment se jeter sur les éléphants. À ce moment il reçut une blessure grave, et la fortuné de la guerre changea. L’armée phénicienne rétrograda vers la côte ; et recevant l’ordre de revenir en Afrique, elle se rembarqua aussitôt. Magon mourut pendant la traversée. Quant à Hannibal, il eût déjà devancé son rappel si les négociations pendantes avec Philippe ne lui ‘avaient donné à croire qu’il pouvait encore mieux servir sa patrie dans les champs d’Italie qu’en Afrique. Le messager vint le trouver à Crotone, où depuis quelque temps il se tenait : aussitôt il obéit. Il fit tuer tous ses chevaux, tous les soldats italiens qui se refusaient à le suivre, et s’embarqua sur les transports qu’il tenait prêts dans le port. Le peuple romain respira enfin. Il tournait le dos à la terre italique, ce puissant lion de Libye, que nul n’avait pu forcer à fuir ! A cette occasion, le Sénat et les citoyens décernèrent la couronne de gazon (corona graminea), au dernier survivant des deux généraux romains qui avaient honorablement porté le paix de cette pénible guerre, à Quintus Fabius, alors presque nonagénaire. Recevoir de tout un peuple la récompense que l’armée votait d’ordinaire au capitaine qui l’avait sauvée, c’était là le plus grand déshonneurs auquel un citoyen romain put prétendre ! Ce fut aussi la distinction dernière offerte au vieux général, qui mourut dans cette même année (551 [-203]). Hannibal débarqua à Leptis, sans obstacle, non pas grâce à la trêve, mais grâce à sa rapidité et à une heureuse chance. Le dernier survirant des lionceaux d’Hamilcar, après trente-six ans d’absence, il foulait encore une fois le sol de la patrie. Il l’avait quittée presque enfant, commençant sa course héroïque et ses aventures finalement inutiles : partant de l’Occident pour revenir par l’Orient, et dérivant le long cercle de ses victoires autour de la mer carthaginoise. Il voyait s’accomplir l’événement qu’il avait tout fait pour prévenir, et qu’il eût empêché, s’il lui eût été donné de le pouvoir. A l’heure présente, il fallait son bras pour aider et sauver Carthage elle-même : il se mit à l’œuvre sans se plaindre, sans accuser. Son arrivée relève le parti des patriotes ; la sentence honteuse prononcée contre Hasdrubal est cassée. Souple et habile comme d’ordinaire, Hannibal renoue avec les scheiks numides ; la paix déjà conclue en fait est rejetée par l’assemblée du peuple, et en signe de rupture de la trêve, les populations du littoral pillent une flotte de transports qui vient d’échouer, pendant qu’une galère, amenant les envoyés de Rome, est également assaillie et capturée. Scipion, irrité justement, lève aussitôt son camp sous Tunis (552 [202 av. J.-C.]), parcourt toute la riche vallée du Bagradas (Medjerdah), n’y fait point de quartier aux villes et villages, et fait saisir en masse et vendre comme esclaves tous les habitants. Il avait déjà pénétré fort avant dans l’intérieur, et s’était posté près de Naraggara (à l’ouest de Sicca, aujourd’hui El-Kaf, près de Ras o Djaber). Hannibal, venant d’Hadrumète, l’y rejoint. Les deux généraux eurent une entrevue où le Carthaginois tenta d’obtenir du Romain des conditions de paix meilleures, mais celui-ci était allé déjà jusqu’à l’extrême limite des concessions : après la trêve violemment rompue, toute condescendance lui était interdite.

D’ailleurs, on doit croire qu’Hannibal en faisant cette démarche n’avait pas autre chose à cœur que de montrer à son peuple que le parti des patriotes n’était point absolument hostile à la paix. Rien ne sortit de la conférence, et la bataille se donna à Zama (dans les environs de Sicca, ce semble)[23]. Hannibal avait rangé son infanterie sur trois lignes : au premier rang se tenaient les mercenaires carthaginois ; au second, les milices africaines et les Phéniciens, avec le corps des Macédoniens ; au troisième, combattaient les vétérans de l’armée d’Italie. En avant étaient quatre-vingts éléphants : la cavalerie garnissait les ailes. Scipion partagea de même son armée en trois divisions, selon la coutume romaine, et combina ses lignes de façon à ce que les éléphants pussent les traverser ou passer le long d’elles, sans les rompre. Le succès couronna complètement ses prévisions en se rejetant de côté, les éléphants mirent le désordre dans la cavalerie carthaginoise. Quand celle des Romains, bien supérieure en nombre, grâce aux escadrons auxiliaires de Massinissa, vint à l’attaque des ailes, elle en eut facilement raison, et se précipita à leur poursuite. La lutte fut plus sérieuse au centre. Longtemps le combat demeura indécis entre les deux premières lignes. des deux infanteries ennemies. Après une sanglante lutte, chacune se retirant en désordre, alla chercher un soutien dans les secondes lignes. Les Romains l’y trouvèrent facilement : mais les milices de Carthage se montrèrent peu sûres et timides ; et les mercenaires se croyant trahis, en vinrent aux mains avec les Carthaginois eux-mêmes. Hannibal s’empressa de retirer vers les ailes ce qui lui restait de ses deux divisions, et déploya en face de l’ennemi ses réserves de l’armée d’Italie. A ce moment, Scipion poussant sur le centre de l’ennemi tout ce qui lui restait de sa première ligne de combat, et portant ses deux autres divisions sur sa droite et sa gauche, recommença la bataille sur tout le front. Il y eut une mêlée nouvelle avec un horrible carnage. En dépit du nombre des Romains, les vieux soldats d’Hannibal ne lâchaient pas pied. Mais tout à coup ils se virent enveloppés par la cavalerie de Scipion et par celle de Massinissa, revenues de la poursuite de la cavalerie carthaginoise. La lutte finit par l’anéantissement total de l’armée phénicienne. Vainqueurs à Zama, les vaincus de Cannes vengeaient leur ancienne injure. Cependant Hannibal, avec une poignée de monde, avait pu gagner Hadrumète.

Après un tel désastre, il y eût eu folie chez les Carthaginois à tenter encore les chances de la guerre. Rien n’empêchait le général romain de commencer aussitôt le siège de Carthage. Ses approches étaient ouvertes ; elle était sans approvisionnements. Il dépendait de Scipion, à moins d’événements imprévus, de lui faire subir le sort qu’Hannibal avait prémédité contre Rome. Scipion s’arrêta ; il accorda la paix (553 [201 av. J.-C.]), à de plus dures conditions toutefois. En outre des renonciations exigées, lors des derniers préliminaires, en faveur de Rome et de Massinissa, Carthage se soumit à une contribution de guerre annuelle de 200 talents (340.000 thalers ou 1.275.000 francs), pendant cinquante années ; elle s’engagea à ne jamais rentrer en lutte contre Rome ou les alliés de Rome ; à ne plus porter ses armes hors de l’Afrique ; et en Afrique même, à ne faire jamais la guerre sans la permission de la République. Par le fait, elle descendait au rang de tributaire, et perdait son indépendance politique. Ajoutons que, selon toutes les vraisemblances, elle était tenue, dans certains cas déterminés, à envoyer à la flotte romaine un contingent de vaisseaux.

On a blâmé Scipion. Pour mettre seul à fin la plus grande guerre qu’ait menée Rome ; pour ne point transmettre la gloire de son achèvement à son successeur dans le commandement suprême, il aurait fait, dit-on, à l’ennemi de trop favorables concessions. L’accusation serait fondée si le mobile attribué était vrai : quant aux conditions de la paix, cette accusation ne se justifie pas davantage. D’abord, l’état des choses à Rome n’était en rien tel qu’au lendemain de Zama, le favori du peuple dut craindre sérieusement son rappel : même avant sa victoire, une motion en ce sens portée du Sénat devant l’assemblée populaire, avait rencontré un refus péremptoire. Mais le traité n’était-il pas tout ce qu’il pouvait être ? A dater du jour où elle eut les mains liées, avec un puissant voisin placé à ses côtés, Carthage n’a plus une seule fois tenté, non pas de se refaire la rivale de Rome, mais simplement de se soustraire à la suprématie de sa rivale d’autrefois. Quiconque avait des yeux pour voir savait que cette seconde grande guerre même, Hannibal l’avait de son chef entreprise, bien plutôt que la République phénicienne, et que c’en était fait à tout jamais des gigantesques desseins de la faction des patriotes. Pour ces Italiens altérés de vengeance ce n’était point assez de cinq cents galères livrées aux flammes : il leur aurait fallu aussi l’incendie de la cité tant haïe ! Mais l’esprit et les colères de clocher n’étaient point satisfaits : Rome n’était pas complètement victorieuse tant qu’elle n’avait point anéanti son adversaire ; et on ne pardonna pas au général d’avoir laissé la vie à un ennemi coupable d’avoir naguère fait trembler les Romains. Scipion en jugea autrement : nous ne nous reconnaissons ni droit ni motif de suspecter sa détermination. Il n’obéit pas à l’impulsion de passions mesquines et communes : il suivit tout simplement les nobles et généreux penchants de son caractère. Non, il ne craignait ni son rappel, ni les revirements de la fortune, ni l’explosion d’une guerre en réalité prochaine avec le roi de Macédoine. Sûr de sa position et de sa destinée, heureux jusqu’à ce jour dans toutes ses entreprises, il eut ses raisons légitimes en n’exécutant pas la sentence capitale, dont son petit-fils adoptif sera l’instrument cinquante ans après, et que peut-être il eût pu consommer en ce jour. Très vraisemblablement à mon sens, les deux grands capitaines, alors maîtres des affaires, en offrant et en acceptant la paix, avaient voulu contenir dans de justes et prudentes limites, l’un la fureur vengeresse des vainqueurs, l’autre l’opiniâtreté inintelligente et pernicieuse des vaincus. La magnanimité des sentiments, la hauteur de la pensée politique se montrent égales chez Hannibal et chez Scipion : le premier se résignant stoïquement à l’inévitable nécessité, le second ne voulant ni de l’abus inutile ni des odieux excès de la victoire. Ne s’est-il pas demandé, ce libre et généreux penseur, en quoi il pouvait être utile à Rome, la puissance politique de Carthage une fois à bas, de détruire aussi cette antique capitale du commerce et de l’agriculture ? N’était-ce pas attenter à la civilisation, que de renverser brutalement l’une de ses colonies ? Les temps ne sont point venus, encore, où les hommes d’État de Rome, se faisant les bourreaux des États voisins, croiront laver suffisamment l’ignominie romaine, en donnant à l’heure de leurs loisirs une larme à leurs victimes !

Telle fut la fin de la deuxième guerre punique, ou de la guerre d’Hannibal, comme l’appelèrent les Romains. Durant dix-sept années, elle promena ses ravages par les îles et les continents, des colonnes d’Hercule à l’Hellespont. Auparavant, Rome n’avait guère songé qu’à la conquête, et à la domination de la terre ferme d’Italie, en deçà de ses frontières naturelles en y ajoutant les îles et les mers voisines. Les conditions de la paix, imposées à l’Afrique, font clairement voir qu’en finissant la guerre, la pensée ne lui était point encore venue d’englober les États méditerranéens dans sa domination, ou de fonder, à son profit, la monarchie universelle. Elle voulait seulement mettre un rival dangereux hors d’état de nuire, et donner, à l’Italie de plus commodes voisins. Mais les résultats allèrent bien au delà : la conquête de l’Espagne, notamment, était peu d’accord avec ces visées moindres : les effets dépassèrent de beaucoup les prévisions premières ; et l’on peut dire que Rome a été poussée à la conquête de la péninsule pyrénéenne par la seule fortune des combats. C’est de dessein prémédité qu’elle a pris l’empire en Italie ; c’est presque sans y avoir pensé qu’elle s’est vu jeter dans les mains le sceptre de la Méditerranée, et la domination des contrées environnantes.

Les conséquences immédiates de la guerre punique ont été, hors de l’Italie, la transformation de l’Espagne en une double province romaine, à l’état d’insurrection perpétuelle, il est vrai ; la réunion du royaume sicilien de Syracuse avec le reste de l’île, qui déjà appartenait à la République ; la substitution du patronat de Rome à celui de Carthage sur les chefs numides les plus importants ; Carthage tombant du rang de métropole commerciale à celui d’une simple ville de commerce ; en un mot, la suprématie incontestée de Rome dans tous les parages de la Méditerranée occidentale. Bientôt les systèmes des États de l’Ouest et de l’Orient s’abordent et s’entreprennent, après s’être rapprochés seulement durant la première guerre. Bientôt sous verrons Rome s’immiscer décidément dans les conflits des monarchies des successeurs d’Alexandre. En Italie, la fin de la guerre punique était une menace d’anéantissement certain pour les Gaulois de la Cisalpine, à supposer qu’auparavant leur sort ne fût pas déjà fixé. La consommation de leur ruine n’est plus désormais qu’une question de temps. A l’intérieur de la confédération italienne, la victoire de Carthage achève de mettre la nation latine au premier rang. En dépit de quelques hésitations locales, elle s’est maintenue fidèle et compacte en face du commun danger. En même temps s’accroît la sujétion des Italiques non Latins, ou seulement latinisés, celle surtout des Étrusques ou des Sabelliens de la basse Italie. Mais c’est sur le plus puissant allié d’Hannibal, et aussi sur son premier et dernier allié, sur le peuple de Capoue et sur celui des Bruttiens que tombe le plus lourd châtiment, ou  pour mieux dire la plus impitoyable vengeance de Rome. La constitution de Capoue est détruite, et la seconde cité de l’Italie se voit réduite à n’en être que le plus gros village. Il fut un instant question d’abattre ses murailles et de les raser. A l’exception de quelques champs appartenant à des étrangers ou à des Campaniens du parti philo-romain, le Sénat décrète l’adjonction de tout le territoire au domaine public ; et à dater de ce jour, le divise en parcelles abandonnées à de minimes, fermiers. Les Picentins, sur le Silarus (Salo), sont traités de même. Leur ville principale est détruite et ses habitants sont répartis dans les villages environnants.

Le sort des Bruttiens fut encore plus rigoureux. Les Romains les réduisirent en une sorte d’esclavage, leur interdisant à toujours le droit de porter les armes. Les autres alliés d’Hannibal expièrent aussi leur défection. Ainsi en fut-il des villes grecques, à l’exception des rares cités qui avaient tenu pour les Romains, comme celles de Campanie et Rhégium. Enfin les habitants d’Arpi et une foule d’autres cités apuliennes, lucaniennes ou samnites perdirent la plus grande partie de leur territoire. Sur le terrain confisqué, des colonies nouvelles vinrent s’établir. En 560 [194 av. J.-C.] notamment, des essaims de citoyens colonisèrent les meilleurs havres de la basse Italie, Sipontum (près de Manfredonia) et Crotone ; Salerne, érigée dans le sud du pays des Picentins, avec mission de les contenir ; et surtout Puteoli (Pouzzoles), qui bientôt devient le lieu favori de la villégiature des hautes classes, et le marché du commerce de luxe avec l’Asie et l’Égypte. Ailleurs Thurium se change en forteresse latine et prend le nom de Copia (560) ; de même la riche cité bruttienne de Vibo s’appelle désormais Valentia (562 [192 av. J.-C.]). Dans le Samnium et l’ Apulie, les vétérans de l’armée victorieuse d’Afrique furent disséminés sur divers domaines : le surplus devint terre publique ; et les pâtures communes des citoyens riches de la métropole romaine remplacèrent les jardins et les métairies des anciens habitants de ces campagnes. Partout, dans les autres cités de la Péninsule, quiconque avait marqué par ses tendances anti-romaines se vit aussitôt recherché : les procès politiques et les confiscations en eurent raison bien vite. Partout, les fédérés non latins purent reconnaître la vanité de leur titre d’allié : ils ne furent plus que les sujets de Rome. Hannibal vaincu, elle mit une seconde fois le joug sur toute la contrée ; et les peuples simplement italiques eurent à porter le faix de la colère et de l’arrogance du vainqueur. Les événements du jour ont laissé leur empreinte jusque dans le théâtre comique contemporain, tout incolore et censuré qu’il était. Les cités humiliées de Capoue et d’Atella y sont officiellement livrées à la raillerie sans frein des poètes bouffons de Rome : Atella même prête son nom à leur genre, et nous entendrons les autres comiques raconter, en se jouant, comment dans ce séjour pestilentiel où périssent les plus robustes esclaves, ceux même venus de Syrie, les mols Campaniens asservis ont enfin appris à vaincre le climat. Tristes moqueries d’un barbare vainqueur, et qui laissent arriver jusqu’à nous les cris de désespoir de tout un peuple foulé aux pieds[24] ! Aussi, quand éclatera la guerre de Macédoine, avec quel soin anxieux le Sénat veillera sur l’Italie ! Il enverra des renforts dans les principales colonies, à Venouse (554 [200 av. J.-C.]), à Narnia (555 [-199]), à Cosa (557 [-197]), à Calès (un peu avant 570 [-184]).

La guerre et la faim avaient décimé d’ailleurs toute la terre italique. A Rome même, le nombre des citoyens avait diminué de près d’un quart, et si l’on suppute le chiffre des Italiens moissonnés par les armes d’Hannibal, en n’exagèrera point en l’évaluant à trois cent mille têtes. Et ces pertes sanglantes tombaient sur le gros des citoyens appelés à fournir aux armées leur noyau le plus solide. Les rangs du Sénat s’étaient incroyablement éclaircis après la bataille de Cannes, il fallut le compléter : cent vingt-trois sièges seulement y restaient occupés, et ce fut à grand’peine, que suppléant aux nécessités du moment, une promotion extraordinaire de cent soixante-dix-sept sénateurs le ramena à son nombre normal. Pendant seize années consécutives la guerre avait promené ses ravages dans tous les coins de l’Italie, et au dehors, dans la direction des quatre vents du ciel : peut-on douter des souffrances qu’elle avait entraînées dans l’état économique des peuples ? La tradition atteste le fait général sans préciser les détails. Les caisses de l’État romain s’enrichirent, il est vrai, grâce, aux confiscations, et le territoire campanien fut changé en une source intarissable pour le trésor. Mais qu’importent les accroissements du domaine public, quand ils sont la ruine des populations et quand ils amènent autant de misère qu’avait fait de bien autrefois le partage des terres communes ? Une foule de cités florissantes (on n’en comptait pas moins de quatre cents), gisant détruites et désertes ; les capitaux d’une pénible épargne dissipés ; les hommes démoralisés par la vie des camps ; toutes les saines traditions des mœurs perdues dans les cités et dans les campagnes : voilà le tableau qui s’offre à nos yeux, et à Rome et dans le dernier des villages. Les esclaves et les gens ruinés se réunissaient en bandes pour le vol et le pillage. Veut-on la preuve de leurs dangereux excès ? En une seule année (569 [185 av. J.-C.]), dans la seule Apulie, sept mille brigands passèrent en justice : les pâtures immenses, abandonnées à des bergers esclaves, à demi sauvages, ne favorisaient que trop ces irrémédiables dévastations. Enfin, l’agriculture italienne fut aussi menacée dans son avenir par un exemple funeste qui, pour la première fois, se produisit durant cette guerre : le peuple romain apprit qu’à la place des céréales semées jadis et récoltées de ses mains, il pouvait désormais aller puiser dans les greniers de la Sicile et de l’Égypte.

Quoi qu’il en soit, tout soldat romain, à qui les dieux avaient donné de revenir vivant de ces guerres gigantesques, pouvait se montrer fier du passé, et envisager l’avenir avec confiance. Si bien des fautes avaient été commises, bien des maux avaient été noblement supportés, et alors que la jeunesse en masse était restée pendant près de dix années sous les armes, le peuple romain avait droit, certes, à ce que beaucoup lui fût pardonné. L’antiquité n’a jamais connu la pratique de ces relations pacifiques et amicales de nation à nation, durant et persistant jusqu’au milieu des querelles réciproques, et qui semblent de nos jours le but principal du progrès civilisateur. Alors point de milieu : il fallait être le marteau ou l’enclume ! Dans la lutte entre les peuples vainqueurs, les Romains remportaient la victoire ! Sauraient-ils jamais en tirer profit ? Rattacher plus fortement encore les Latins à la République ; latiniser peu à peu toute l’Italie ; gouverner les peuples conquis des provinces comme d’utiles sujets, sans les asservir et les écraser ; réformer leurs institutions ; fortifier et accroître leurs classes moyennes affaiblies : questions redoutables, et que beaucoup pouvaient et devaient se faire ? Rome saura-t elle les résoudre ? Qu’elle compte alors sur une ère de prospérité, où le bien-être de tous, les plus heureuses circonstances y aidant, se fondera sur l’effort individuel ; où la suprématie de la République s’étendra sans conteste sur l’univers civilisé ; où tous les citoyens auront la noble conscience du vaste système politique dont ils seront parties intégrantes, et verront devant eux un digne but offert à toutes les fiertés, une large carrière ouverte à tous les talents. Mais si Rome ne suffit pas à sa tâche, tout autre sera l’avenir ! — Il n’importe ! A cette heure se taisaient les voix chagrines et les soucis méfiants. De tous les côtés les soldats rentraient victorieux dans leurs maisons : il n’y avait à l’ordre du jour que fêtes d’actions de grâce, que jeux publics ou largesses aux armées et au peuple : les captifs libérés revenaient de la Gaule, de l’Afrique et de la Grèce ; et le jeune général menant la pompe de son triomphe par les rues joyeusement parées de Rome, s’en allait au Capitole déposer les palmes de la victoire dans le temple du Dieu, son confident intime, disaient tous bas les plus crédules, et son aide tout puissant dans le conseil et dans l’action !

 

 

 



[1] Au dire de Plutarque les spolia opima, celles enlevées par le général de l’armée romaine au général ennemi, après l’avoir tué, n’ont été consacrées que trois fois dans le temple de Jupiter Férétrien. Les premières avaient été prises par Romulus sur Acron, roi des Cœninates ; les secondes par Aul. Cornélius Cossus, sur Lars Tolumnius, roi des Véiens ; et les troisièmes par Marcellus, sur Virdumar.

[2] Honoris et virtutis œdes, hors les murs de Servius, avant d’arriver à la bifurcation de la voie Appienne et de la voie Latine.

[3] Nucerita Alfaterna, auj. Nocera.

[4] Auj. Caiazzo, au N. du Volturno.

[5] Sessola ou Maddaloni, au S. E. de Capoue.

[6] Au sud du lac de Patria, au N. de Cumes.

[7] Compulteria, sur le haut Vulturne, non loin d’Allifœ, auj. S. Ferrante.

[8] Illiturgi, sur le haut Guadalquivir, au N. de Cordoue. On varie sur sa position exacte. — Intibili, non loin de la côte, dans le sud de la Catalogne.

[9] Quiconque a lu Thucydide, Diodore, Polybe et Tite-Live a présents à la mémoire les détails topographiques relatifs à Syracuse. Au temps de la guerre du Péloponnèse, elle se composait de l’île (Ortygie), en avant du port, et de la cité proprement dite, l’Achradine à l’ouest de l’île, avec les faubourgs de Tychè et Neapolis. Denys l’ancien y avait ajouté l’Epipolœ, ou la colline de la Ville haute, couronnée au sommet de son triangle par le fort d’Euryalus. — V. Grote, Hist. of Greece, New York, 1859, t. VII, p. 245, et t. X, pp. 471 et s. — V. aussi l’Atlas antiquus de Spruner, c. X. On y voit un plan très exact de Syracuse. Les sections de la ville y sont indiquées, chacune avec ses murailles intérieures et extérieures.

[10] Au sud de Grisa, sur les confins de l’Égypte et de la Syrie, auj. Retha.

[11] Auj. Orco, sur la limite de l’Épire et de l’Illyrie, au fond d’un golfe.

[12] Anticyre, auj. Aspro-Spitia, en Phocide, sur le golfe de Corinthe. — Dymœ, auj. Papas (?) en Achaïe. — Oreos ou Histiœ, auj. Orio, en Eubée.

[13] Auj., à ce que l’on croit, Estepa, non loin d’Ecija, dans la province de Séville.

[14] Petite ville sur les frontières de la Bétique, dans la Sierra Morena.

[15] Depuis Flavium Argitanum, ou Gienna, auj. Jaën.

[16] Salpi, sur la côte, au nord de l’Ofanto. — Elle était considérée comme le port d’Arpi.

[17] Au S. E. de Lucérie, en Apulie.

[18] V. le mot Mensarii au Dict. de Smith. — Tite-Live, 23, 21-26, 36.

[19] Agrimonte, sur l’Agri (ancien Aciris), dans la Basilicate, selon l’opinion la plus commune.

[20] Narni, par le col du Furlo.

[21] V. Tite-Live, 29, 16 et s. — Omnes rapiunt, spoliant, verberant, vulnerant, occidunt : constuprant matronas, virgines, ingenuos, raptos ex complexu parentum. Quotidie capitur urbs nostra… Il faut lire tout cet épisode. — C’est alors que. Q. Fabius, s’écrie en plein sénat : natum eum (Scipion) ad corrumpendam disciplinam mililarem !

[22] Voisin du cap Bon.

[23] Le lieu et la date de la bataille du Zama sont assez mal déterminés. Le champ de bataille fut voisin, bien certainement, de la localité connus sous le nom de Zama regia ; et quant à la date, il la faut placer vers le printemps de 552 [202 av. J.-C.]. On a tort, quand on la met au 19 octobre, à raison de l’éclipse de soleil dont parlent les historiens.

[24] V. infra, ch. XIV, Comédie Romaine.

Tum auteur Syrorum genus quod patientissimum est

Hominum, nemo extat, qui ibi sex menseis vixerit.

Ita cuncti solstitiati morbo decidunt.

……………………………… Sed Campas genus

Multo Syrorum jam antidit patientia :

Sed iste est ager profecto ………

Malos in quem omneis publice mitti decet ………

Hospitîum’st calimitatis ………

Plaute, Trinumus, 2, 4, 141, etc. — V. aussi le Rudens, 3, 2, 17.