L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis l’expulsion des rois jusqu’à la réunion des états italiques

Chapitre IV — Ruine de la puissance étrusque. - Les Gaulois.

 

 

Nous avons esquissé les progrès de la constitution romaine durant les deux premiers siècles de la république.

Revenons maintenant à l’histoire extérieure de Rome et de l’Italie à dater du commencement de la même période. — Quand les Tarquins furent chassés, la puissance Étrusque touchait à son apogée. Les Toscans étaient décidément les maîtres dans toute l’étendue de la mer Tyrrhénienne, eux et les Carthaginois, leurs intimes alliés. Pendant que Massalie avait à livrer de continuels combats pour défendre son existence, tous les havres de la Campanie et du pays Volsques et, après la bataille d’Alalie, la Corse entière, étaient tombés au pouvoir des Étrusques. Vers 260 [494 av. J.-C.], les fils du général Carthaginois Magon avaient fondé, par la conquête complète de la Sardaigne, la grandeur de leur maison et celle de leur patrie. Dans la Sicile, les divisions intestines des colonies grecques avaient assuré aux Phéniciens la possession sans conteste de toute la moitié occidentale de l’île. Enfin les vaisseaux des Étrusques naviguaient en vainqueurs sur les eaux de l’Adriatique. Leurs corsaires avaient jeté l’effroi jusque dans les mers orientales.

Sur le continent leur puissance grandissait de même. Il était pour eux du plus haut intérêt de conquérir le pays Latin, qui. seul les séparait des villes Volsques tombées dans leur clientèle, et de leurs possessions Campaniennes. Jusqu’alors, Rome avait été le boulevard du Latium : elle avait maintenu avec succès sa frontière Tibérine. Mais vint le jour où la confédération Étrusque, profitant d’un instant de désordre et de faiblesse, à la suite de l’expulsion des Tarquins, reprit plus vivement l’offensive : son armée, conduite par le roi Larth Porséna, de Clusium, ne trouva plus devant elle la résistance accoutumée. Rome capitula, et échangeant contre la paix (en 247 [507 av. J.-C.]), ce semble, tout son territoire transtibérin dont s’emparèrent les cités Étrusques voisines, elle perdit aussi la domination exclusive du fleuve. Elle dut livrer au vainqueur toutes ses armes, et jurer de ne plus se servir du fer que pour la charrue. L’Italie semble à la veille d’être englobée tout entière dans l’empire Étrusque.

La coalition Tusco-Carthaginoise mettait donc en péril l’indépendance des Italiotes et des Grecs : mais avertis par le danger commun, entraînés par le sentiment de leur parenté de race, ils s’allièrent étroitement, et le succès couronna leurs efforts. L’armée étrusque, ayant, après la chute de Rome, pénétré plus avant dans le Latium, fut arrêtée dans sa marche victorieuse devant les murs d’Aricie, grâce au secours des gens de Cymè (Cumes), accourus à temps pour la dégager (248 [506 av. J.-C.]). Nous ne savons pas comment se termina la guerre, ni si Rome avait déjà rompu la paix honteuse et ruineuse qu’elle venait de subir : un fait est certain, c’est que cette fois encore les Étrusques ne purent se maintenir sur la rive gauche du Tibre.

Bientôt, la nation Hellénique eut à soutenir une lutte immense et plus décisive encore contre les barbares de l’ouest et de l’est. C’était le temps de la guerre des Perses. La condition des Tyriens n’était pas indépendante en face du Grand Roi. Ils entraînèrent aussi Carthage dans le sillon  de la politique Persane. On raconte même, non sans apparence de vérité, qu’un traité  d’alliance aurait été conclu entre cette ville et Xerxès ; et les Carthaginois auraient entraîné les Étrusques à leur tour. Une attaque, combinée d’après un plan politique grandiose, jetait à la fois les hordes de l’Asie sur la Grèce, et les bandes Phéniciennes, sur la Sicile. La liberté, la civilisation menaçaient d’être enlevées d’un seul coup de la surface de la terre. La victoire demeura aux Grecs.

La bataille de Salamine (274 [480 av. J.-C.]) sauva et vengea la Grèce propre : tandis qu’à pareil jour, dit-on, Gélon et Théron, souverains de Syracuse et d’Alrigente (Akragas) détruisaient non loin d’Himère l’immense armée d’Hamilcar, fils de Magon, et mettaient ainsi fin à la guerre. Les Phéniciens, qui ne songeaient point encore à la conquête de toute la Sicile, revinrent pour le moment à leur politique purement défensive. On rencontre encore de grandes médailles d’argent, frappées pour les besoins de la guerre, et provenant des bijoux de Damareta, femme de Gélon, et des nobles Syracusaines. La postérité a gardé un souvenir de reconnaissance envers le bon et brave roi de Syracuse, et le poète Simonide a glorifié sa victoire.

Carthage, battue et humiliée, l’empire maritime des Étrusques, ses alliés, s’écroule. Déjà Anaxilas, tyran de Rhegium et de Zanclé [Messine, plus tard], avait barré le détroit de Sicile à leurs corsaires, en y plaçant sa flotte en permanence (vers 272 [-482]) ; et, à peu de temps de là, les Cyméens, se joignant à Hiéron, détruisaient les escadres Tyrrhéniennes à la hauteur de leur ville (280 [474 av. J.-C.]). Les Carthaginois avaient tenté, mais en vain, de leur apporter du secours. Pindare, à son tour, a chanté cette victoire dans sa première Pythienne ; et l’on possède un casque étrusque, envoyé par Hiéron à Olympie, avec l’inscription qui suit : Hiaron, fils de Dinomène, et les Syracusains, à Jupiter : dépouille Tyrrhénienne de Cymè. De tels succès, remportés sur Carthage et les Étrusques, avaient placé Syracuse à la tête des villes gréco-siciliennes. Au même temps, alors que Rome venait de chasser ses rois (243 [-511]), tombait l’achéenne Sybaris, parmi les villes gréco-italiennes ; et la dorienne Tarente montait au premier rang, que nul ne lui disputa. Plus tard, les Tarentins sont à leur tour écrasés par les Japyges, dans une sanglante bataille (280 [-474]) ; mais cet échec, le plus terrible qu’eussent jamais subi les Hellènes, provoque chez eux, comme l’invasion des Perses dans la Grèce propre, un puissant effort de l’esprit public, et met en relief toutes les énergies de leurs institutions démocratiques. Désormais, les Carthaginois et les Étrusques n’auront, plus la suprématie dans les eaux italiennes : les Tarentins, dans les mers Adriatique et Ionienne, les Massaliotes et les Syracusains, dans les mers Tyrrhéniennes, ces derniers surtout, serrent de près, tous les jours, les pirates sortis des ports de la Toscane. Déjà, après sa victoire de Cymè, Hiéron avait occupé l’île d’Ænaria [Ischia], et coupé par là les communications entre les Étrusques septentrionaux et ceux de Campanie. Vers l’an 302 [452 av. J.-C.], Syracuse, voulant achever la destruction des corsaires, met en mer sa flotte, s’empare de l’île de Corse, ravage les côtes Étruriennes, et s’établit dans l’île d’Æthalie [Elbe]. Si elle ne vient pas tout à fait à bout de son entreprise ; si, jusque dans le Ve siècle de Rome, les pirates se maintiennent, notamment à Antium, leur puissante ennemie n’en refoule pas moins les Toscans et les Phéniciens réunis, litais viennent aussi pour Syracuse les jours de danger les Athéniens menacent de renverser ses murs. Au cours de la guerre du Péloponnèse (339-341 [-415 -413]), ils lui font subir un long et fameux siège; et les Étrusques, depuis longtemps en relations commerciales avec eux, leur apportent le secours de trois galères à cinquante rameurs. On sait l’issue du siége, les Doriens triomphent dans l’ouest comme dans l’est. Après les honteux revers de l’expédition athénienne, Syracuse n’a pas de rivale maritime parmi les autres cités Helléniques; les hommes qui la gouvernent veulent étendre sa domination sur toute la Sicile, sur l’Italie du Sud, et sur les deux mers Italiennes. Mais, dans ce même temps, les Carthaginois, qui voient leurs possessions de Sicile sérieusement en péril, tournent contre les Syracusains tous les efforts de leur politique, et entreprennent la conquête de l’île entière. Nous n’avons point à raconter ici la chute des cités Siciliennes placées entre les deux adversaires, les progrès de la domination Carthaginoise, et les combats nombreux qui l’affermissent. En ce qui touche l’Étrurie, nous mentionnerons les blessures profondes que lui inflige Denys, le nouveau tyran de Syracuse (il règne de 348 à 387 [-406 -367]). On le voit, nourrissant les plus vastes projets, fonder sa puissance coloniale jusque dans la mer Italienne de l’est, qui, pour la première fois, obéit à des flottes Grecques. En 367, il occupe et colonise sur la côte Illyrienne les îles de Lissos et d’Issa [aujourd’hui Pago et Lissa] ; sur la côte italienne, Ancône, Numana [aujourd’hui Umana, lieu ruiné] et Hatria. Ces contrées lointaines  ont gardé le souvenir de l’empire maritime de Syracuse : témoin le canal, ou fossé de Philistos, creusé, sans doute, près des bouches du Pô, par l’ami et l’historiographe du tyran, alors qu’il vivait exilé à Hatria (368 [-386] et années suivantes) ; témoin, le nom nouveau donné à la mer italienne orientale, jadis appelée le golfe Ionique ; et désormais connue, sous la désignation de mer Adriatique[1].

Mais non contents de ces attaques dirigées contre les possessions des Étrusques dans la mer orientale, et les relations qu’ils y avaient bouées, Denys alla les chercher au coeur même de leur territoire : il prit d’assaut et pilla Pyrgi, le port de Caeré (369 [-385]). Pyrgi ne s’est jamais relevée de ce désastre. Après la mort du tyran, Syracuse, en proie à des guerres intestines, laissa le champ libre aux Carthaginois. Leur flotte reparut dans la mer Tyrrhénienne, et y reprit une supériorité constamment maintenue, sauf pendant quelques courtes interruptions. La domination carthaginoise pesa d’ailleurs aussi lourdement sur les Étrusques que sur les Grecs, à ce point qu’en 444 [-310] Agathocle de Syracuse ayant pris les armes contre Carthage, dix-huit galères Toscanes vinrent à son secours. Les Étrusques avaient à craindre l’invasion de la Corse, qui leur appartenait encore. Ils rompirent l’antique Symmachie Tusco-phénicienrne, encore debout au temps d’Aristote (370-432 [-384 -322]), mais sans en tirer profit pour eux-mêmes. Jamais ils n’ont depuis reconquis leur puissance sur les mers.

On ne s’expliquerait pas la rapide décadence de leur empire nautique, si, à l’heure même où les Grecs de Sicile  les combattaient avec leurs flottes, ils n’avaient eu aussi à lutter sur terre contre des ennemis non moins pressants. À une date contemporaine des journées de Salamine, d’Himère et de Cymè, il y eut guerre entré les Romains et les gens de Véies, guerre sanglante et qui ne dura pas moins de quatre années (274-280 [-483 -474]). Plusieurs fois les Romains essuyèrent de cruelles défaites. Un souvenir douloureux s’attache à la catastrophe des Fabiens (277 [-477]), qui, s’étant condamnés à l’exil volontaire pour mettre fin à une crise intérieure, avaient entrepris la défense de la frontière Étrurienne, et qui périrent jusqu’au dernier homme en état déposer les armes, sur les bords de la Crémère. Une trêve de quatre cents mois fut conclue au lieu de paix, et mit fin momentanément à la guerre. Elle eut cela d’heureux pour Rome, qu’elle lui rendit les limites de son territoire au temps des rois, les Étrusques abandonnant Fidènes et leurs conquêtes sur la rive droite du fleuve. Cette lutte entre Rome et l’Étrurie se rattache-t-elle, par quelque lien direct, avec les guerres des Grecs contre les Perses ; et des Siciliens contre les Carthaginois ? C’est ce qu’il n’est pas possible de dire. Que les vainqueurs, de Salamine et d’Himère aient eu ou n’aient pas eu les Romains pour alliés, les intérêts et les résultats n’en étaient pas moins les mêmes.

Les Samnites firent comme les Latins : ils attaquèrent aussi les Étrusques. A la suite de la bataille de Cymè, les établissements de Campanie avaient perdu. leurs communications avec la mère patrie, et, livrés à eux-mêmes, ils n’étaient plus en état de résister aux incursions des Sabelliens de la montagne. En 330, Capoue, la colonie principale, succombe : sa population toscane est détruite ou chassée par les Samnites. Les Grecs Campaniens, isolés, affaiblis eux-mêmes, ont aussi beaucoup à souffrir de cette invasion : Cymè, est conquise en 334 [-420]. Toutefois, ils se maintiennent à Néapolis (Naples) avec l’aide des Syracusains probablement, pendant qu’au contraire le nom Toscan disparaît de l’histoire dans la Campanie tout entière. A peine si quelques cités Étrusques y prolongent, durant un certain temps, leur existence chétive et obscure. Mais voici venir, dans l’Italie du Nord, des événements bien plus graves. Une nouvelle nation a frappé aux portes des Alpes : les Gaulois arrivent, et ce sont les Étrusques encore contre lesquels ils se heurtent d’abord.

Le peuple des Celtes, Galates ou Gaulois, était frère des Italiens, des Germains et des Grecs ; mais, sorti du sein d’une même mère, il en avait reçu une tout autre nature. Avec des qualités nombreuses, fortes, et plus brillantes même, il lui manquait la profondeur du sens moral et le caractère politique, indispensables avant tout pour l’avancement des sociétés humaines dans la voie du bon et du grand. Au dire de Cicéron, le Gaulois indépendant se fût cru déshonoré, s’il eût mis la main à la charrue. Il préférait la vie pastorale à l’agriculture : il nourrissait des bandes de porcs au milieu des plaines fertiles arrosées par le Pô, vivant de la chair de ses troupeaux, passent au milieu d’eux et la nuit et le jour, dans. les forêts de chênes. Il n’avait point, comme les Italiens et les Germains, l’affection de la terre qui lui appartenait en propre : il aimait mieux habiter les villes et les bourgs ; aussi semble-t-il que chez lui les villes et les bourgs aient pris de l’extension plutôt que chez les Italiens. La constitution civile des Gaulois était imparfaite : leur unité nationale n’avait point de lien qui la resserrât, chose qui s’observe, au reste, chez tous les peuples à leur début bien plus, dans leurs cités, on ne rencontrait ni concorde, ni gouvernement régulier, ni sentiments civiques, ni esprit de suite ou tendances logiques. L’ordre leur répugnait, hormis dans les choses de la guerre : là, du moins, les rigueurs de la discipline imposent à tous un joug qui leur épargne d’avoir à se maîtriser eux-mêmes. Les caractères saillants de la race celtique, selon leur historien Amédée Thierry, sont une bravoure personnelle que rien n’égale chez les peuples anciens; un esprit franc, impétueux, ouvert à toutes les impressions, éminemment intelligent : mais, à côté de cela, une mobilité extrême, point de constance ; une répugnance marquée aux idées de discipline et d’ordre..., beaucoup d’ostentation ; enfin, une désunion perpétuelle, fruit de l’excessive vanité[2].

Le vieux Caton les avait aussi dépeints en deux mots : les Gaulois recherchent deux choses avec ardeur : la guerre et le beau langage[3]. Bons soldats, mauvais citoyens, est-il étonnant qu’ils aient ébranlé tant d’États, et n’en aient point fondé un seul ? On les voit à toute heure prêts à émigrer, ou, pour mieux dire, à entrer en campagne, préférant à la terre les richesses mobilières, et l’or avant tout ; faisant du métier des armes un pillage organisé, ou une industrie mercenaire ; tellement habiles à les manier d’ailleurs, que l’historien romain Salluste leur donne le pas sur les Romains. Ils ont été vraiment les lansquenets de l’ancien temps, si les images et les descriptions d’alors sont fidèles. Grands de corps, sans beaucoup de muscles ; les cheveux ramenés en touffes au sommet de la tête, les moustaches longues et épaisses, à la différence des Grecs et des Romains qui portent les cheveux courts et se rasent là lèvre supérieure ; affublés de vêtements bariolés et chamarrés de broderies ; les rejetant souvent loin d’eux pour combattre ; avec leur large collier d’or, sans casque, sans armes de jet, se couvrant de leur vaste bouclier, ils se précipitent en brandissant leur longue épée mal trempée, leur poignard ou leur lance tout brillants d’ornements dorés, car ils ne sont pas sans quelque adresse dans le travail des métaux. Ils ont la passion de la renommée : ils font parade de leurs blessures qu’ils élargissent souvent après coup. Ils combattent à pied d’ordinaire ; mais ils ont aussi quelques escadrons à cheval, où chaque guerrier libre a deux valets également montés qui le suivent ; enfin, comme chez les Libyens et les Hellènes des temps primitifs, on voit aussi chez eus de bonne heure des chars armés. Leurs expéditions rappellent fréquemment celles de la chevalerie du moyen âge ; ils pratiquent le combat singulier que ne connaissent ni les Grecs ni les Romains. Ce n’est point seulement en temps de guerre qu’ils provoquent l’ennemi, en l’insultant du geste et de la parole ; en temps de paix aussi, ils revêtent leur éclatante armure et se livrent des combats à mort. Il n’est point rare que la lutte se termine par un copieux banquet. Telle était leur vie, vie de soldat, tumultueuse et vagabonde sous leurs propres étendards ou sous ceux de l’étranger : allant de l’Irlande ou de l’Espagne jusque dans l’Asie Mineure, et y promenant la guerre et les héroïques exploits : mais rien ne sort de tant d’entreprises : leurs effets disparaissent comme la neige du printemps : en nul lieu de la terre ils ne fondent d’État, de civilisation qui leur soit propre.

Tel est le portrait que nous ont légué les anciens ; quant aux origines gauloises, nous en sommes réduits aux conjectures. Issus de la souche commune des rameaux hellénique, italique et germain[4] les Celtes vinrent en Europe du fond de cet Orient, patrie commune des nations occidentales ils poussèrent, il y a bien des siècles, jusqu’à l’Océan, et, se fixant dans la contrée qui est aujourd’hui la France, ils envahirent au nord les Iles Britanniques : au sud, ils franchirent le rempart des Pyrénées, et disputèrent la Péninsule aux peuplades Ibériennes. Leurs hordes avaient longé les Alpes du côté du nord. Une fois établis dans l’ouest, ils revinrent par petites masses dans la direction opposée, passèrent les Alpes, l’Hœnnis et même le Bosphore ; et frirent longtemps la terreur de toutes les nations civilisées. Il n’a rien moins fallu que les victoires de César et la défense organisée par Auguste sur les frontières, pour briser à jamais leur énergie dévastatrice. — Voici ce que racontent les traditions légendaires, conservées par Tite-Live et quelques autres, au sujet de ces émigrations retournant vers l’Orient[5]. Les confédérés Gaulois, ayant à leur tête déjà, comme plus tard au temps de César, le peuple des Bituriges (Bourges), envoyèrent, sous le règne du roi, Ambiat, deux grandes armées conduites par ses neveux. L’une d’elles, commandée par Sigovése, franchit le Rhin et, la Forêt-Noire ; l’autre, ayant pour, chef Bellovèse, descendit par les Alpes Grées, dans la vallée du Pô. Les Gaulois de Sigovèse fondèrent les établissements Celtiques du nord du Danube les autres, se fixant dans la Lombardie actuelle, furent connus sous le nom d’Insubes, et  bâtirent Mediolanum [Milan], leur capitale. Bientôt suivit une seconde bande, origine des Cénomans, qui fonda Brixia [Brescia] et Vérone. A dater de là, l’immigration dans les belles plaines de l’Italie ne s’arrête plus ; et les Gaulois, poussant ou entraînant avec eux les peuplades Ligures, arrachent aux Étrusques leurs villes les unes après les autres : ils occupent bientôt toute la rive du Pô. Melpum (dans les environs de Milan, à ce que l’on croit[6]), l’une des plus riches villes Étrusques, tombe sous les coups des Celtes transpadans, aidés par les Gaulois nouveaux venus (358 ? [-396]) ; puis, se jetant sur la rive droite, ils vont attaquer les Ombriens et les Étrusques jusque dans leur mère patrie. Les envahisseurs, cette fois, étaient en grande partie, dit-on, des Boïes, descendus en Italie par une autre route : celle des Alpes Pennines (Grand Saint-Bernard). Ils s’établirent dans la Romagne actuelle, où ils firent leur capitale, de l’antique ville étrusque de Felsina, qui prend désormais le nom de Bononia (Bologne). Enfin vinrent les Sénons, la dernière nation gauloise qui ait passé lés Alpes : ils occupèrent les côtes de l’Adriatique, depuis Rimini jusqu’à Ancône. Les frontières nord des Étrusques vont sans cesse reculant, et vers le milieu du IVe siècle de Rome, ceux-ci se voient resserrés dans le territoire qui depuis lors n’a pas cessé, d’après eux, de s’appeler la Toscane.

Il y avait, comme un concert entre ces divers peuples, Syracusains, Latins, Samnites et Gaulois surtout, pour se jeter à l’envi sur les Étrusques. Attaqués par tous les côtés, leur puissance, si rapidement agrandie aux dépens du Latium et de la Campanie, ainsi que sur les deux mers, s’écroula plus vite encore. Ils pendaient leur suprématie maritime, et leurs établissements de Campanie venaient d’être renversés, au moment précis où les Cénomans et les Insubres se fixaient dans les régions transpadanes et cispadanes : à la même heure aussi, les Romains, que Porsena quelques dizaines d’années auparavant, avait vaincus, humiliés, presque réduits en servage, prenaient les armes contre les cités Toscanes. En consentant à la trêve de 280 [-474] avec Véies, ils avaient reconquis tout le pays perdu ; ils rétablissaient leur frontière telle qu’elle avait existé du temps des rois. Quand cette trêve prend fin, en 309 [-445], la guerre recommence : guerre d’escarmouches sur les frontières seulement, simples courses en quête de butin qui demeurent sans résultat. L’Étrurie est trop forte encore ; Rome ne peut pas l’attaquer corps à corps. Mais un jour, les gens de Fidènes se soulèvent, chassent la garnison romaine, massacrent les envoyés romains, et se donnent au roi Véien Larth Tolumnius. Aussitôt la lutte prend un caractère plus sérieux et les Romains triomphent. Tolumnius est frappé dans la mêlée par le consul Autus Cornelius Cossas (326 ? [-428]). Fidènes est reprise, et un nouvel armistice de deux cents mois est conclu (329 [-425]). C’est précisément alors que les dangers s’accumulent autour des Étrusques, et que les bandes Celtiques leur enlèvent les places, jusqu’à présent épargnées, de la rive droite du Pô. À l’expiration de la trêve (346 [-408]), les Romains, de leur côté, entreprennent décidément la conquête de leurs voisins du nord : pour eux il ne s’agit plus seulement de guerroyer contre Véies; ils veulent se rendre maîtres des villes. Les guerres Véienne, Capénate et Falisque, ont duré dix ans, dit-on, comme le siége de Troie : les détails en sont peu connus. La légende et la poésie s’en sont emparées comme de juste. On combattit avec un acharnement prodigieux : le prix de la victoire était tout autre qu’au temps passé. Pour la première fois, on vit les légions romaines passer l’année entière, été et hiver, sous les armes, et tenir la campagne jusqu’à la fin de la guerre : pour la première fois l’État paya, des deniers publics une solde fixe aux milices. Mais c’était aussi la première fois que les Romains tentaient de s’assujettir un peuple de race étrangère, et qu’ils poussaient leurs conquêtes au delà des anciennes limites du pays Latin. La lutte fut grandiose mais on ne pouvait douter de son issue. Appuyés par les Latins et les Herniques, aussi intéressés qu’eux-mêmes à la chute de leurs redoutables voisins, les Romains enlevèrent successivement Véies, laissée seule à se défendre par presque toute l’Étrurie, et qui ne trouva d’aidé que dans les deux ou trois cités voisines Capène, Faléries et Tarquinies[7]. Faut-il attribuer à l’invasion gauloise l’indifférence des cités du nord ? L’explication ne serait pas suffisante pour une telle faute : aussi raconte-t-on, et nous sommes disposés à le croire, que des dissensions intérieures agitaient alors la confédération des villes Étrusques, où des gouvernements tout aristocratiques faisaient une opposition jalouse au système monarchique conservé ou restauré chez les Véiens ; et que, dans cet état des choses, les Étrusques assistèrent inactifs à la ruine de leurs compatriotes. Que s’ils avaient pu ou voulu prendre part à la lutte, Rome, ce semble, eût eu bien du mal, l’art des siéges étant encore dans l’enfance, à mener à fin une entreprise immense et s’attaquant à des villes grandes et puissamment fortifiées. Véies, abandonnée, succomba (358 [396 av. J.-C.]) après s’être bravement défendue ; elle succomba devant les efforts héroïques et opiniâtres de Marcus Furius Camillus, qui par sa victoire ouvrit au peuple romain la dangereuse et brillante carrière des conquêtes au dehors. La joie fut grande dans Rome, et depuis lors, en souvenir de son triomphe, les jeux se terminèrent toujours par « l’encan véien », où, parmi les objets figurant le butin mis en vente, était amené, pour la dernière enchère, le plus chétif et le plus infime vieillard qui se pût trouver, et qu’on décorait du nom de « Roi des Véiens ». Véies fut détruite : son emplacement maudit fut condamné à rester un éternel désert. Capène et Faléries s’empressèrent de faire la paix. La puissante cité de Volsinies[8], qui, demeurant dans la torpeur fédérale, n’avait pas bougé quand Véies luttait encore, prit les armes trop tard, et au bout de quelques années (363 [-391]), sollicita la paix à son tour. La tradition, se laissant aller à un rapprochement tragique des faits, raconte que les deux avant-postes de l’empire Étrusque ont succombé le même jour, Melpum, au nord, sous les coups des Gaulois, et, Véies, au sud, sous les coups des Romains. Exact ou non, ce rapprochement a un sens historique d’une vérité profonde. La double attaque au nord et au sud, et la chute des deux forteresses gardiennes de leurs frontières, marquent pour les Étrusques le commencement de leur ruine en tant que nation indépendante.

A cette même heure les deux peuples qui les menaçaient à la fois se prirent à leur tour de querelle : la fortune de Rome se vit tout à coup arrêtée dans son nouvel et rapide essor, et faillit être renversée sous les coups des Barbares. Rien dans le cours naturel des événements ne donnait à prévoir un tel danger les Romains seuls l’appelèrent sur leur tête à force, d’orgueil et d’imprudence. Les hordes gauloises avaient passé le fleuve après la prise de Melpum, et se répandaient avec une furie irrésistible dans toute l’Italie septentrionale, occupant les plaines ouvertes de la rive cispadane et les rivages de l’Adriatique : delà, franchissant l’Apennin, elles descendirent dans l’Étrurie propre. Quelques années plus tard (363 [-391]), elles étaient au cœur du pays, et une armée de Sénons assiégeait Clusium (Chiusi, sur la limite des États de l’Église et de la Toscane). Tel était alors l’abaissement des Étrusques, qu’ils sollicitèrent le secours des destructeurs de Véies. Peut-être eût-il été sage à ceux-ci d’accorder l’assistance demandée, de combattre ensemble les Gaulois, et de saisir l’occasion offerte d’imposer le joug romain à toute l’Étrurie. Mais une telle intervention aurait voulu des visées trop hautes. Il eût fallu porter tout d’abord les armes de la République jusqu’aux frontières du nord de la confédération étrusque : les conceptions des hommes d’État de Rome n’allaient point encore aussi loin. Il eût donc mieux valu s’abstenir. Mais on choisit follement un moyen terme. On refusa l’armée de secours et l’on envoya une ambassade aux Gaulois, s’imaginant plus follement encore qu’il suffirait de quelques paroles de jactance pour les arrêter. Comme elles restèrent sans effet, les envoyés romains, comptant sur l’impunité, commirent une insigne violation du droit des gens ; ils combattirent dans les rangs des défenseurs de Clusium, où l’un des leurs renversa un chef gaulois à bas de son cheval, et le tua. Dans cette circonstance la modération et la sagesse furent du côté des Barbares. Ils envoyèrent demander aux Romains la remise des coupables d’un attentat proscrit par la loi commune des nations. Le sénat était d’avis de les livrer. Mais le peuple se sentit ému en faveur de ses compatriotes ; il ne voulut pas être juste envers l’étranger, et refusa toute satisfaction. On raconte même qu’il nomma tribuns consulaires, pour l’an 364 [-390], les téméraires champions des gens de Clusium. L’année 364 [9] devait être funeste entre toutes. Le Brenn (Brennus) ou général des Gaulois lève le siège de Clusium, et toutes ses bandes (au nombre de cent soixante-dix mille têtes, dit-on) se précipitent contre Rome. Les Gaulois avaient l’habitude de ces invasions en masse poussées jusque dans des contrées inconnues ou lointaines : véritables armées d’émigrants, ils marchaient sans se couvrir, sans se ménager une retraite. Quant aux Romains, nul chez eux ne soupçonnait l’imminence du danger et la soudaineté de l’attaque. Les Gaulois avaient déjà passé le Tibre et n’étaient plus guère qu’à six lieues des portes de Rome, quand, le 18 juillet, ils se trouvèrent en face d’une armée de légionnaires. Ceux-ci s’avançaient à l’étourdie et en présomptueux contre une bande de brigands, pensaient-ils, et non contre une armée régulière. Leurs chefs étaient sans expérience à la suite des dissensions intestines de la République, Camille se tenait à l’écart. Ces Gaulois n’étaient que des brutes sauvages ! Qu’avait-on besoin en allant les chercher d’établir un camp et d’assurer ses derrières ?... Mais il se trouva que ces sauvages étaient des soldats sachant mépriser la mort ; que leur manière de se battre était nouvelle et terrible. L’épée nue au poing, ils se jettent furieux et bondissants sur la phalange romaine, et la culbutent du premier choc. La défaite est complète, les Romains terrifiés mettent le fleuve entre eux et les Barbares qui les poursuivent, et vont se réfugier dans Véies. On tenait Rome pour perdue ; ceux qui étaient restés dans ses murs et les fuyards revenus de l’Allia n’étaient plus en état de la défendre. Trois jours après la bataille, l’ennemi entra par les portes laissées ouvertes ; on avait mis à profit ce court répit pour placer en sûreté ou enfouir les choses sacrées, et ce qui importait davantage, pour loger une forte garnison dans la citadelle, en l’approvisionnant des vivres nécessaires. On n’y laissa entrer que ceux qui pouvaient porter les armes : on n’avait pas de quoi nourrir tout le monde. La multitude non armée alla chercher un refuge dans les villes voisines : un grand nombre, les personnages âgés et considérables, entre autres, ne voulant pas survivre à la ruine de la ville, attendirent dans leurs maisons la mort que leur apportait le fer des Barbares. Ils arrivèrent massacrant et pillant tout ; puis ils mirent le feu aux quatre coins de Rome sous les yeux de la garnison du Capitole. Mais ils ne savaient pas mener le siège d’une place forte ; et il leur fallut bloquer l’âpre rocher de la citadelle, luttant contre l’ennui et les difficultés de toutes sortes ; ne pouvant se procurer de quoi vivre pour leur immense multitude, qu’en envoyant au loin des fourrageurs armés, lesquels eurent maille à partir avec les populations des cités latines, avec les soldats d’Ardée, surtout, braves à la fois et heureux dans ces combats de tous les jours. Pendant sept longs mois, ils s’obstinèrent au pied du Capitole, déployant une énergie sans exemple dans une telle situation. Déjà les vivres manquaient aux défenseurs de la citadelle romaine ; déjà, durant une nuit obscure, sans les cris des oies du Capitole, et sans la valeur de Marcus Manlius, qu’elles avaient éveillé, celle-ci aurait été surprise et emportée de vive force. Tout à coup les Barbares apprennent que les Vénètes ont envahi leur nouveau territoire transpadan ; ils consentent alors à s’éloigner moyennant rançon. L’histoire de l’épée du Brenn, jetée sur l’un des plateaux de la balance où se pesait l’or romain, exprime au vrai l’état des choses. Le fer des Barbares avait vaincu ; mais ils vendirent leur victoire et abandonnèrent leur conquête. La défaite de l’armée, la catastrophe de l’incendie, le 18 juillet, et le ruisseau de l’Allia ; le lieu où avaient été enterrés les vases sacrés ; le lieu où avait été repoussée l’escalade nocturne de la citadelle ; toutes ces circonstances de la terrible invasion de la ville, conservées clans les souvenirs des contemporains, sont allées de même frapper l’imagination des peuples des temps postérieurs : et nous avons peine à nous dire que deux mille ans déjà se sont passés, depuis le jour où les oies historiques du Capitole se montrèrent gardiennes plus vigilantes que la garnison apostée pour le défendre. A Rome, il fut ordonné qu’à l’avenir, au cas d’une invasion gauloise [Gallicus tumultus], nul ne pourrait revendiquer la dispense du service militaire ; on compta désormais par les années à dater de la prise de la ville ; et le retentissement de ce terrible événement s’étendant par tout le monde civilisé, il en fut aussi fait mention dans les annales des Grecs. Que, si pourtant on l’envisage dans ses résultats, le combat de l’Allia ne peut être rangé parmi les événements décisifs de l’histoire. Il n’a apporté aucun changement dans la condition politique de Rome. Les Gaulois une fois partis avec l’or du rachat, qu’une tradition inventée après coup fait reconquérir et rapporter à Rome par Camille, on voit les fugitifs revenir dans la ville ; rejeter, à la demande du héros des anciennes guerres, la motion faite par un citoyen timide d’aller demander asile à l’étrurienne Véies : les maisons sortant de leurs ruines se reconstruisent à la hâte et en désordre (les rues étroites et tortueuses de Rome remontent à cette époque), et la République reprend aussitôt son ancienne puissance. Peut-être même faut-il le reconnaître, l’invasion celtique a aidé à aplanir, sinon au premier moment, du moins au bout d’un temps très court, les rivalités profondes qui divisaient Rome et l’Étrurie ; elle a dans tous les cas resserré plus fortement l’unité nationale de Rome et du Latium. La guerre gauloise n’a point été, comme les guerres avec l’Étrurie, avec les Samnite, le choc de deux empires, exerçant l’un sur l’autre l’attraction de leurs forces respectives : elle ne se peut comparer qu’à une de ces révolutions de la nature, après, lesquelles se rassoit promptement l’équilibre du monde, quand il n’a pas été entièrement détruit.

Les Gaulois sont souvent revenus dans le Latium. En 387 [-367], Camille les bat non loin d’Albe ; ce fût là la dernière victoire du vieux guerrier, six fois revêtu du tribunat consulaire, cinq fois dictateur, quatre fois triomphateur sur la plate-forme du Capitole. En 393 [-361], le dictateur Titus Quinctius Pennus campe en face d’eux au pont de l’Anio, à moins d’une lieue de la ville ; mais le torrent s’écoule vers la Campanie, avant qu’on en vienne aux mains. En 394 [-360], le dictateur Quintus Servilius Ahala combat devant la porte Colline contre les mêmes hordes, à leur retour du sud. En 396 [-358], le dictateur Gaïus Sulpicius Peticus leur inflige une défaite sanglante. En 404 [-350], ils campent, durant tout l’hiver, sur le mont Albain ; ils se battent le long des côtes avec les pirates grecs et leur disputent leur butin ; Lucius Ferius Camillus ne peut les chasser que l’année d’après. Aristote, contemporain du fait (370-432), en a ouï parler jusque dans Athènes. Mais toutes ces invasions, si terribles ou si incommodes qu’elles aient été, n’eurent jamais non plus une importance sérieuse ; elles passent comme des accidents, dont l’histoire n’a pas à tenir compte ; et leur résultat le plus clair est d’avoir fait des Romains, à leurs propres yeux comme aux yeux de l’étranger, le boulevard de la civilisation italienne contre la barbarie, d’où qu’elle vienne. Cette opinion a plus qu’on ne croit, aidé à la fortune de Rome, dans l’ancien monde.

Les Étrusques avaient profité de l’invasion des Gaulois pour investir Véies ; mais ils le firent sans succès,      n’ayant pu réunir des forces suffisantes. Les Celtes avaient à peine cessé d’être en vue que le Latium se retourne avec une énergie nouvelle contre la Toscane. Les défaites succèdent aux défaites ; et l’Étrurie méridionale, jusqu’aux collines Ciminiennes, demeure à toujours annexée au territoire romain. Quatre tribus citoyennes sont organisées autour de Véies, de Capène et de Faléries (367 [-388]) ; et la frontière, conquise au nord, est assurée par la création des deux forteresses de Sutrium (371 [-383]) et de Nepete (381 [-373])[10]. Ces contrées fertiles se couvrent de colons romains et se font rapidement romaines. Vers 396 [-358], il est vrai, Tarquinies, Cœré, Faléries plus rapprochées de Rome, tentent encore de se soulever : trois cent sept prisonniers, faits dans la première campagne, sont massacrés sur le Forum de Tarquinies, tant est grande la haine contre l’ambition romaine ; mais cette haine demeure impuissante ; et pour obtenir la paix (403 [-351]) Cœré, qui, placée moins loin de Rome, est d’autant plus sévèrement punie, se voit contrainte d’abandonner la moitié de son territoire, et d’entrer, avec le peu qui lui reste, dans l’alliance de la République. Sortant de la confédération étrusque, elle tombé dans la dépendance de sa puissante voisine. Il ne parut pas prudent d’imposer les droits civiques romains à une cité déjà éloignée de la métropole et peuplée d’habitants appartenant à une race étrangère, tandis qu’il y avait eu tout avantage à le faire vis-à-vis des Latins et des Volsques, issus d’une commune origine. On se contenta de donner aux Cœrites ,la cité sans les droits électoraux actifs et passifs (civitas sine suffragio) : c’était dans la réalité les faire sujets de Rome (subditi) ; pour les appeler d’un nom fréquemment usité par la suite. La cité assujettie perdait son autonomie politique, mais elle continuait de s’administrer elle-même. À peu de temps de là, Faléries, qui, au sein de l’empire étrusque, avait su conserver, quasi-intacte sa nationalité latine originaire, quitte aussi la confédération toscane, et conclut avec Rome un traité d’alliance éternelle. Toute l’Étrurie du sud, sous une forme ou sous une autre, appartient désormais à la domination romaine. Quant à Tarquinies et à l’Étrurie septentrionale, Rome les enchaîne pour longtemps en leur imposant une paix de quatre cents mois (403 [351 av. J.-C.]).

Dans l’Italie du nord la paix se fait peu à peu ; un état de choses durable commence, et les peuples, jadis tourmentés par tant d’orages, s’établissent clans des frontières définitives. Les invasions par les passages des Alpes ont cessé, soit à cause de la défense désespérée que leur opposent les Étrusques, resserrés sur un territoire amoindri, et les Romains devenus plus puissants au lendemain de leur désastre ; soit par l’effet de révolutions inconnues de l’autre côté de la chaîne Alpestre. Entre celle-ci et l’Apennin, jusqu’aux Abruzzes, les Gaulois sont désormais la nation prédominante ; ils occupent les terres et les riches prairies de la plaine : toutefois, leur occupation reste superficielle. De même que leurs institutions politiques sont sans cohésion, de même leur domination ne plonge pas de racines profondes dans le sol, et leur possession n’est rien moins qu’exclusive. Quelle était alors la condition des régions des Alpes ? Comment s’y opéra le mélange des émigrants, celtiques avec les races Étrusques ou autres qui les y avaient précédés ? Nous ne le saurions exactement dire. Jusque dans les temps postérieurs, il ne nous est parvenu que des renseignements fort peu, certains sur la nationalité des peuples de ces contrées. Un fait est indubitable : c’est que les Étrusques, ou, pour les appeler du nom qu’ils prenaient, les Raetiens, se maintiennent dans les Grisons et le Tyrol ; et les Ombriens, dans les vallées de l’Apennin. Au nord-est des bouches du Pô sont les Vénètes, qui appartiennent à une autre langue, et, dans les montagnes de l’ouest, restent cantonnées les peuplades Ligures qui, s’étendant jusqu’à Pise et Arezzo, séparent les campagnes Gauloises de l’Étrurie. Au centre de ces régions diverses, les Gaulois, en effet, se sont définitivement fixés, les Insubres et les Cénomans dans la plaine, au nord du fleuve ; les Boïens, au sud ; et le long de la côte adriatique, d’Ariminum (Rimini) à Ancône, sur le « territoire gaulois » proprement dit (ager Gallicus), les Sénons ; sans compter quelques autres tribus encore. Dans cette région même, il a dû subsister aussi un certain nombre d’établissements Étrusques, de même qu’en Asie, Éphèse, et Milet s’étaient maintenues au milieu de l’empire Perse. Jusque sous l’Empire, Mantoue, dans son île, et grâce au lac qui l’enveloppe, restera étrusque. On en peut dire autant, peut-être, d’Hatria, clans le delta du Pô, s’il faut en croire les nombreux vases trouvés dans les fouilles. Enfin, le document de géographie côtière connu sous le nom de Scylax (418 [336 av. J.-C.]) en mentionnant Hatria et Spina, leur donne la qualification de terres Étrusques. Tenant compte de tous ces faits, on comprend aussitôt comment les corsaires Toscans ont rendu plus sûre la navigation du golfe jusque fort avant dans le Ve siècle ; comment Denys de Syracuse a été conduit à vouloir couvrir ces mêmes rivages de colonies comment, enfin, Athènes elle-même, ainsi que, nous l’enseigne un document récent, avait décidé qu’elle y enserrait aussi des colons, dans le but de protéger sa marine et son commerce contre les coups de main des pirates Tyrrhéniens (429 [-325]). Mais, quelque nombreux, quelque importants qu’ils aient pu être, les établissements de la côte orientale n’étaient déjà plus que les débris, les vestiges isolés d’un empire désormais disparu, et si les individus y trouvèrent encore matière à succès, dans le négoce en temps de paix, ou dans les bénéfices de la guerre, la nation Étrusque n’en tire pas profit pour elle-même. Sous un autre rapport, il convient de reconnaître que, chez les Toscans à demi indépendants de l’Adriatique, il existait le germe d’une culture, dont nous retrouvons plus tard les résultats chez les Gaulois et les nations Alpestres. Déjà, sans doute, les bandes des envahisseurs abandonnent d’elles-mêmes, comme Scylax le dit encore, les pratiques de la guerre, et s’assoient tranquillement dans les fertiles plaines du Pô. Quoi qu’il en soit, les premiers rudiments de l’industrie et des arts, ainsi que l’alphabet et l’écriture, sont un legs de l’Étrurie aux Celtes de Lombardie, aux peuples des Alpes, à ceux de la Styrie actuelle.

Après la perte de leurs possessions de Campanie et de leurs territoires au nord de l’Apennin, ou au sud de la forêt Ciminienne, les Étrusques vivent resserrés dans d’étroites frontières : pour eux, les temps ne sont plus de la puissance et de l’ambition conquérante. La nationalité Étrusque subit au dedans le contrecoup de sa déchéance au dehors ; et les germes de dissolution que depuis longtemps elle recèle se développent au grand jour. Il faut lire, dans les auteurs grecs contemporains, le récit des fantaisies inouïes, excessives, du luxe toscan. Les poètes de l’Italie du sud, durant le Ve siècle de Rome, célèbrent les vins de Tyrrhénie, et les historiens, Timée, Théopompe, dépeignent à l’envi les habitudes efféminées des Étrusques, la recherche de leur table et ce dévergondage de moeurs qui ne le cède en rien aux excès de la luxure byzantine. L’authenticité des détails manque à leurs récits, sans nul doute. Il en ressort du moins, en toute certitude, que ce fut de l’Étrurie que vinrent à Rome les horribles spectacles des combats de gladiateurs, cette lèpre de la cité impériale et de la société antique dans ses derniers âges. On ne saurait douter dés lors de l’état de décadence profonde des Toscans à l’époque où nous touchons. Leur condition politique en porte imprimé le cachet non méconnaissable. Si pauvres que soient les sources, en ce qui les concerne, nous voyons clairement chez eux prédominer des tendances aristocratiques, absolument comme à Rome, mais plus absolues, plus funestes encore, s’il est possible. La royauté est abolie dans toutes leurs villes, à peu près vers le temps de la prise de Véies : elle fait place au régime d’une sorte de patriciat qui, le relâchement du lien fédéral y aidant, va grandissant partout sans presque rencontrer d’obstacles. Il ne sait pas, sauf en de trop rares circonstances, réunir toutes les cités dans l’intérêt de la commune défense. Volsinies possède bien encore une hégémonie nominale ; mais qu’il y a loin de là à la force puissante et concentrée de Rome à la tête des Latins ! En Étrurie aussi, les citoyens appartenant aux anciens ordres luttent pour leurs privilèges, pour la possession exclusive des charges publiques et la jouissance à eux seuls des produits communaux ; mais tandis qu’à Rome les succès et les victoires au dehors permettent de donner, aux dépens de l’ennemi, quelque satisfaction aux exigences du prolétariat souffrant, ouvrent toute une vaste carrière aux ambitions, et sauvent ainsi la république ; en Étrurie, quand la monarchie est renversée, quand surtout le monopole théocratique des nobles se brise, l’abîme reste ouvert et il dévore toutes choses, institutions politiques, morales et économiques. D’immenses richesses, la propriété foncière presque tout entière s’étaient accumulées dans les mains d’un petit nombre de nobles, et, à côté d’eux, les masses végétaient misérables. Des révolutions sociales éclatèrent, qui doublaient le mal, au lieu de le guérir, et l’impuissance du pouvoir central fut telle, qu’à un jour donné, dans Arretium (453 [-301]), dans Volsinies par exemple (488 [-266]), l’aristocratie, accablée par la plèbe furieuse, se vit forcée d’appeler à son secours la vieille ennemie du pays. Rome vint : elle rétablit l’ordre ; mais elle mit fin du même coup au dernier reste de l’indépendance nationale. La puissance du peuple Étrusque avait été frappée à mort dans les fatales journées de Melpum et de Véies. Plus tard, s’il tente encore d’entrer en révolte contre son nouveau maître, il ne le fera plus jamais que sur les incitations venues du dehors ; et lorsqu’un autre peuple, celui des vaillants Samnites, lui apportera son aide avec l’espoir de la délivrance.

 

 

 



[1] Hécatée († après 257 [-497]) et Hérodote (270 [-484] ; † après 345 [-409]) ne donnent ce nom qu’au delta du Pô, et à la mer voisine (0. Müller, Etrusker, I, p. 140 : Geograghi Grœci minor., ed. C. Müller, I, p. 23). C’est dans Seylax que pour la première fois nous le rencontrons appliqué à tout le golfe (vers 418 [-336]).

[2] Am. Thierry, Hist. des Gaulois, Introd., t. I, p. XII, de la 3e édition.

[3] Pleraque Gallia duas res industriosissime persequitur : rem militarem et argule loqui (Cato, Orig.,  L. II, fr. 2, Jordan).

[4] Des philologues experts ont récemment soutenu que les Celtes et les Italiques sont plus rapprochés entre eux que les Italiques et les Hellènes. En d’autres termes, à les entendre, le rameau, projeté par le grand arbre indo-germanique dont sont sortis toutes les races de l’Europe méridionale et occidentale, se serait divisé d’abord en Hellènes et en Italo-Celtes, puis, ensuite, aurait formé, en se séparant encore, les Italiques et les Celtes. Cette opinion semble géographiquement admissible, et les faits historiques n’y contredisent peut-être pas la civilisation dite gréco-italique aurait été, dans ce cas, une civilisation gréco-cello-ilatiote. Mais comment affirmer ce fait ? Nous ne possédons aucune donnée précise sur la condition originaire des Celtes. Les recherches linguistiques n’en sont elles-mêmes qu’à leurs premiers débuts, et il y aurait témérité à reporter dans l’histoire de ces peuples primitifs des conclusions toutes conjecturales encore.

[5] V. Tit. Liv. 5,-34 ; Justin, 24, 4. César y fait aussi allusion : Bell. gall., 6, 24. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que la fondation de Massalie soit le moins du monde contemporaine à l’expédition de Bellovèse. Celle-ci (vers 600 av. J.-C.) se placerait vers le milieu du second siècle de Rome.  La légende primitive et indigène ne connaît pas les dates; et le rapprochement en question a été inventé par les chronologistes des temps postérieurs. Il se peut qu’il y ait eu, dès les premiers temps, quelques incursions, quelques migrations même ; mais les conquêtes véritables des Celtes, en Italie, n’ont pu s’accomplir avant la décadence de l’empire Étrusque, ou avant la seconde moitié du IIIe siècle, vers 400 av. J.-C. — De même, ainsi que le démontrent ingénieusement Wickham et Cramer, Bellovèse, pas plus qu’Hannibal, n’est passé en Italie par les Alpes Cottiennes (Mont Genèvre), et le territoire des Taurini [Turin], mais bien par les Alpes Grées (Petit Saint-Bernard) et le pays des Salasses [Vallée de la Doire]. Tite-Live, en donnant le nom de la montagne franchie par eux, n’obéit pas à une tradition ; il suit sa propre conjecture. Quant aux Boïes d’Italie, lesquels y seraient venus par les passages des Alpes Pennines [Grand Saint-Bernard], nous ne saurions décider si la tradition se fonde sur le souvenir d’un événement réel, ou si elle ne tient pas seulement à une coïncidence de nom entre ces mêmes Boïes, et ceux qui habitaient au nord du Danube.

[6] Auj. Melzo ?

[7] Capène, auj. Civitella, entre le Tibre et Véies. — Faléries, auj. Civita-Caslellana. — Tarquinies, auj. Corneto, au nord de Civita-Vecchia.

[8] Auj. Bolsena.

[9] Nous donnons ici la date usuelle, 390 av. J.-C. — Dans la réalité, la prise de Rome correspond à la première année de la 99e olympiade, soit à l’an 388 av. J.-C. Cette différence tient à la computation vicieuse du calendrier Romain.

[10] Sutri, entre les lacs de Vico et de Bracciano : Nepi est non loin de là.