L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis Rome fondée jusqu’à la suppression des rois

Chapitre XIV — Poids, mesures et écriture.

 

 

La géométrie soumet le monde à l’homme; l’écriture perpétue ses connaissances acquises, autrement périssables comme lui: toutes deux lui donnent ce que lui refusait la nature, la puissance et la durée. L’historien d’un peuple a aussi le droit et le devoir de porter de ce côté ses recherches.

Toute mesure suppose la notion de l’unité de temps, d’espace et de poids, et celle du tout divisible dans ses parties; de là les nombres et leur système. En ce qui touche le temps, la nature fournit une indication première dans les révolutions solaire et lunaire; dans le jour et dans le mois : la mesure de l’espace trouve son type dans le pied humain, plus commode à employer que le bras: enfin, quand l’homme, étendant le bras, balance (librare) l’objet qu’il tient en main, il en estime aussitôt le poids (libra). La division du tout en parties égales a son type dans les cinq doigts de la main ou dans les dix doigts des deux mains, origine du système décimal. Ces éléments de la mesure et des nombres n’ont pas simplement précédé la séparation des races grecques et latines ; ils se perdent dans la profonde nuit des siècles. La langue dit la première combien est ancienne la mesure du temps basée sur le cours de la lune. C’est aussi à l’époque au moins antérieure à la séparation des races que remonte ce mode de calculer les jours placés entre les phases lunaires, en comptant, non pas ceux qui viennent de s’écouler, par rapport à ceux qui vont venir, mais, au contraire, ceux qui vont venir, par rapport à ceux passés. Le système décimal appartient en propre aux Indo-Germains. Son antiquité et son origine sont attestées par la concordance de toutes les langues dérivées, depuis le nombre un jusqu’au nombre cent inclusivement. En Italie, les plus anciens calculs appartiennent à ce même système. Rappelons sommairement le nombre décimal des témoins et des cautions, des envoyés, des magistrats ; la valeur relative du bœuf et des dix brebis, le partage du pagus en décuries, partage qui persiste dans tous les détails ; les bornages, la dîme rurale dans les sacrifices, la décimation, et enfin le prénom Decimus, si fréquemment porté. Les chiffres ne sont pas moins remarquables et se référent au même ancien système, soit pour la numération, soit pour l’écriture. De signes conventionnels, il n’en existait point encore, quand les Grecs et les Italiens tirèrent chacun de leur côté. En revanche, les trois chiffres les plus anciens et les plus indispensables, I, V ou Λ, X (1, 5, 40), imitations visibles de l’extension de l’index, de la main à demi fermée ou du croisement des deux mains, n’ont été empruntés ni aux Grecs ni aux Phéniciens ; mais ils sont communs aux Romains, aux peuples sabelliques et aux Étrusques. Ils démontrent l’existence d’une écriture nationale, encore à ses débuts, et témoignent aussi de l’activité de ce commerce italique intérieur qui aurait précédé l’intercourse maritime. Quel peuple italique les a inventés ; quel autre ne les a reçus que d’emprunt ? Nous ne le saurions dire. Il n’existe plus guère de vestiges de ce système décimal primitif : on peut pourtant citer le vorsus[1], mesure superficiaire sabellique de 400 pieds carrés, et l’année romaine décamensuelle.

Toutefois, quand elles ne se sont pas rattachées aux estimations helléniques, et quand elles ont précédé les relations entre Grecs et Italiens, les mesures prédominantes se rapportent à la division du tout (as) en douze unités (unciœ). Les vieilles corporations sacerdotales, les Saliens et les Arvales comptent douze membres ; il y a une Dodécapole en Étrurie. Le nombre douze revient sans cesse dans les mesures romaines de poids et de longueur, où la livre (libra) et le pied (pes) se divisent en douze fractions égales,. Quant à l’unité de la mesure des surfaces, elle est composite, tenant à la fois du système décimal et de celui duodécimal ; l’actus (l’acte géodésique) a 120 pieds au carré[2]. Les mesures des solides paraissent avoir eu de semblables dénominateurs aujourd’hui perdus. Pour qui veut approfondir les origines du système duodécimal, en étudier la marche et constater que, dans les temps les plus anciens, les nombres 10 et 12 semblent ressortir partout et indifféremment des mêmes séries, il est facile de se convaincre que c’est encore aux révolutions solaires et lunaires qu’il faut demander la clef du problème. Les dix doigts des mains, la révolution solaire annuelle, qui comprend. environ 12 cycles lunaires, offraient à l’homme un rapprochement naturel et facile, en complète harmonie avec la théorie instinctive de l’unité divisible en unités fractionnelles égales : de là est née la notion du système de la numération, premier point de départ de la pensée mathématique. Cette pensée, traduite en nombres duodécimaux, semble, dans tous les cas, appartenir en propre à l’Italie ; elle est antérieure aux contacts de la civilisation grecque.

Mais un jour le trafiquant grec s’étant frayé la voie jusque vers les côtes ouest de l’Italie, les mesures de longueur, celles de poids, celles des corps liquides ou solides, celles, enfin, sans qui le commerce ne serait pas possible, se trouvèrent plus ou moins affectées par ce nouveau contact international. Les mesures de surface seules ne furent pas changées. Le pied romain, plus tard un peu plus court que le pied grec[3], était alors ou égal ou tenu pour tel. Outre sa division latine en 12 douzièmes, il fut, comme le type grec, partagé en 4 palmes (palmus et 16 pouces [digitus, doigt]). Puis les poids furent mis en exact rapport avec les poids athéniens, usités dans toute la Sicile (mais non à Cymè) autre et nouvelle preuve de la voie suivie par le commerce. Quatre livres romaines valent 3 mines attiques, ou plutôt la livre romaine équivaut à une litra et demie ou demi-mine et demie de la Sicile. Mais les noms et les rapports les plus curieux et les plus mêlés se retrouvent surtout dans les mesures des corps. Les noms y sont faits, ou d’un mot grec corrompu (amphora, modius qui vient de μέδιμνος ; congius, de xoæw ; hermina ; cyathus); ou d’un mot traduit du grec (acetabulum[4], d’όξύβαφον). En revanche, le grec j¡sthw est aussi une corruption du latin sextarius (setier). Toutes les mesures sont identiques, à peu d’exceptions près  pour les liquides, il y a le conge (congius ou chus) ; le setier (sextarius), le cyathus, ces deux derniers servant aussi pour les solides. L’amphore romaine a la même capacité que Ie talent attique ; elle est exactement à la métréta grecque dans le rapport de 3 à 2 ; et au médimnos dans celui de 2 à 1. Ici encore, dans ces noms et ces nombres, celui qui se sert de ses yeux saura trouver aussi la mesure vraie des relations et de l’activité commerciale entre les peuples italo-siciliens. Les Latins ne prirent d’ailleurs pas aux Grecs leurs signes de numération : seulement le Romain alla chercher dans l’alphabet hellénique importé chez lui, les trois lettres aspirées qui lui étaient inutiles, pour en former les chiffres 50, 100 et 1000. Le chiffre 100, tout au moins semble aussi avoir été pris aux Grecs par les Toscans. Puis, plus tard, les systèmes usités chez les deux peuples voisins achevèrent de se fondre, comme il arrive toujours, et les chiffres romains prédominèrent en Étrurie.

Il en a été de même pour le calendrier romain, et pour celui des peuples italiques en généraI. National au début, il a bientôt subi l’influence grecque dans ses perfectionnements ultérieurs. Ce qui frappe tout d’abord les yeux de l’homme dans la division de sa vie, c’est le coucher et le lever alternatifs du soleil ; c’est le retour de la nouvelle et de la pleine lune. Aussi, durant des siècles, le temps se mesure-t-il par les jours et par les mois, déterminés non point en calculant d’avance leur révolution mais, à l’aide des simples observations personnelles. Le lever et le coucher du soleil ont été, jusque dans les temps plus récents, annoncés dans Rome par un crieur public ; et sans doute aussi dans les temps plus anciens le prêtre y proclamait, à chacune des phases de la lune, le nombre des jours à courir jusqu’au prochain quartier. Enfin, dans tout le Latium, et probablement chez les Sabelliens, comme chez les Étrusques, ainsi que nous en avons fait précédemment la remarque, et comme on vient de le voir, les jours se comptaient, non par le nombre de ceux écoulés depuis la dernière phase, mais par le nombre de ceux à courir jusqu’à la phase suivante. Après les jours venaient les semaines, variant entre 7 et 8 jours (d’une durée moyenne de 7 jours 3/8) ; après les semaines venaient les mois, également lunaires. La durée moyenne du mois synodique étant de 29 jours 12 heures 44 minutes, les mois lunaires étaient tantôt de 29, tantôt de 30 jours. Pendant quelque temps les Italiens n’ont pas connu de fraction du temps moindre que le jour, plus grande que le mois. Puis on divisa le jour et la nuit, chacun en 4 parties ; on s’habitua à calculer par heures. Mais, chose remarquable, chez ces diverses races d’origine commune, le commencement du jour ne se place pas au même instant : chez les Romains, il s’ouvre à minuit, à midi chez les Sabelliens et les Étrusques. Le calendrier annuel n’existe pas encore, du moins quand les Grecs et les Italiens se séparent, et à en juger par les dénominations toutes différentes qui, chez les uns et les autres, servent à désigner l’année et les saisons. Quant aux Italiens, il semble même qu’avant les migrations helléniques, et sans avoir su dresser encore un calendrier fixe, ils avaient adopté une unité de temps deux fois plus grande. Mais les Romains, en, simplifiant le calcul de leurs mois lunaires à l’aide du système décimal, avaient adopté la dénomination d’anneau (annus) pour désigner la révolution de dix mois ; et cette dénomination porte dès lors le cachet d’une haute antiquité. Quand plus tard, et toujours avant l’invasion de l’influence grecque, le système duodécimal prend faveur, comme il se rattache évidemment à l’observation de la marche du soleil, qui accomplit une seule révolution pendant que la lune accomplit 2 fois la sienne, le même rapport est tout naturellement pris pour mesure de l’unité de temps.

Citons à l’appui une concordance et une preuve. Les noms des mois n’ont pu entrer en usage, que quand le mois est apparu comme la douzième partie de l’année solaire. Eh bien ! ces noms, ceux de mars et de mai plus spécialement, ne sont point adoptés à la fois par les Italiens et par les Grecs ; mais tous les Italiens les pratiquent en commun. Établir un calendrier usuel en harmonie avec les mouvements lunaire et solaire : résoudre ainsi un problème sous certains rapports insoluble presque à l’égal de la quadrature du cercle, et, que de longs siècles de travaux ont pu seuls mener à terme, c’est là peut-être un travail devant lequel le génie italien n’avait pas reculé, même dans les temps ante-helléniques : mais s’il a été tenté, toutes les traces de cette entreprise nationale ont absolument disparu. Le plus ancien calendrier qui nous soit parvenu, et qui ait été pratiqué à Rome et dans quelques cités latines (de l’Étrurie et des pays Sabelliques nous ne savons rien), repose très certainement sur les bases du système grec primitif : il s’efforce de suivre les phases de la lune et le cours des saisons ; il admet une révolution lunaire de vingt-neuf jours et demi, une révolution solaire de douze mois et demi, ou de trois cent soixante-huit jours trois quarts, les mois pleins de trente jours alternant régulièrement avec les mois imparfaits de vingt-neuf; et l’année de douze mois avec celle de treize. Il se met enfin tant bien que mal d’accord avec le mouvement vrai du ciel, en ajoutant ou en supprimant arbitrairement un certain nombre de jours. Je ne nie pas que cette ordonnance de l’année grecque ait bien pu entrer sans changement dans les usages des peuples latins : toutefois I’année romaine, dans la forme la plus ancienne qui nous soit connue, sans présenter de grandes différences dans les résultats de son cycle, et dans les alternances de la révolution des douze mois et des treize mois, s’éloigne cependant de son modèle, soit par les dénominations des mois eux-mêmes, soit par la quantité des jours que chacun d’eux renferme. Elle commence avec le printemps : son premier mois, le seul qui porte un nom de divinité, s’appelle du nom de Mars (Martius) ; les trois mois qui suivent sont ceux des bourgeons qui s’entrouvrent (aprilis, avril), de la croissance (majus, mai), et de la floraison (junius, juin). Du cinquième au dixième, le numéro d’ordre est la désignation acceptée [quinctilis, (juillet), sextilis (août), september, october, november, december] ; le onzième est le mois de l’ouverture des travaux agricoles (januarius, janvier). Après le repos de la mi-hiver, enfin, le douzième ou dernier mois de l’année commune est celui des purifications (februarius, février[5]). Dans les années intercalaires périodiques, un treizième mois sans nom s’ajoute à la fin de la période annuelle ; il vient donc après février ; il est un mois de travail et aussi il reçoit parfois l’épithète de mercedonius, consacré à la paye[6]. De même qui donne aux mois des noms purement latins et traditionnels, le calendrier romain leur assigne aussi une durée qui lui est propre. Le cycle grec compte quatre années, composées de six mois de trente jours, et de six mois de vingt-neuf jours, avec addition, tous les deux ans, d’un mois intercalaire, dont la durée alterne entre trente et vingt-neuf jours (354 + 384 + 354 + 383 = 1.475 jours au total pour le cycle de quatre ans). Chez les Romains au contraire, la période se compose de quatre années, où l’on trouve quatre mois de trente et un jours (les 1er, 3e, 5e et 8e) ; sept mois de vingt neuf; un mois de février de vingt-huit jours, dans les trois premières années ; un mois de février de vingt-neuf jours dans la quatrième, et enfin un mois intercalaire de vingt-sept jours tous les deux ans (355 + 383 + 355 + 382 = 1.475 jours aussi, pour les quatre ans). Le calendrier d’ ailleurs avait, comme son aîné, pour point de départ, la division originaire du mois en quatre semaines de sept et de huit jours, le premier quart tombant régulièrement sur le 7e dans les mois de trente et un jours ; sur le 5e dans ceux de vingt-neuf : la pleine lune tombant le 15, dans les premiers, et le 13 dans les seconds. De cette sorte, la deuxième et la quatrième semaine du mois étaient de huit jours, la troisième de neuf, sauf dans le mois de février de vingt-huit jours, où elle n’en comptait plus que huit, et dans le mois intercalaire de vingt-sept jours, où elle n’en comptait que sept. La première semaine était de six jours dans les mois de trente et un jours ; elle n’en comptait que quatre dans tous les autres. Les trois dernières semaines étaient, on le voit, semblables quant à la durée, il n’était plus besoin que d’annoncer chaque fois à l’avance la durée variable de la première semaine : d’où le premier jour de celle-ci prit le nom de jour de l’annonce, ou calendes (kalendæ[7]). Le jour qui commençait la seconde et la quatrième semaine, de huit jours toutes deux, était appelé le neuvième, ou les nones (nonœ, noundinœ[8], conformément à l’usage suivi à Rome, de compter dans le délai le jour où le délai expire[9]) ; tandis que le premier jour de la troisième semaine avait gardé l’ancien nom des Ides (jour séparatif[10]). Telle était la curieuse ordonnance du calendrier nouveau des Romains. Elle eut sans doute pour raison déterminante la foi dans la puissance salutaire des nombres impairs. Tout en prenant, pour base, en général, l’antique forme de l’année grecque, on voit clairement, qu’elle s’en écarte dans les détails, et qu’elle subit l’influence décisive des doctrines de Pythagore, toutes puissantes alors en Italie, et tout imprégnées, comme on le sait, du mysticisme des nombres. En conséquence, s’il garde la trace d’un effort manifeste pour se mettre en harmonie avec les révolutions solaire et lunaire à la fois, ce calendrier ne tombe jamais d’accord en réalité avec le cours de la lune, comme le faisait son devancier chez les Grecs, du moins dans l’ensemble. Et quant aux saisons ou temps solaires annuels, il ne lui était possible de les suivre, qu’en procédant à l’instar du calendrier grec primitif, et en se surchargeant de nombreuses intercalations arbitraires : encore la concordance demeure-t-elle toujours très imparfaite. Les Romains ne pouvaient guère manier leur calendrier d’une façon plus intelligente qu’ils ne l’avaient conçu. Conserver obstinément l’ordonnance des mois, ou, ce qui est la même chose, le calcul par année décamensuelle, c’était reconnaître tacitement, mais de façon explicite, l’irrégularité et l’insuffisance de l’ancienne année solaire romaine. Le calendrier de Rome semble avoir été, en général, suivi par les Latins, dans les parties essentielles de son système. Alors qu’en tous pays, on voit varier et la date du commencement de l’année et les noms des mois ; de simples divergences dans les numéros d’ordre, et dans les désignations n’empêchent pas l’existence d’une base et d’une ordonnance commune. De même aussi, dans chacun de leurs calendriers spéciaux, sans, cesser d’avoir les yeux sur les mouvements de la lune, les Latins ont pu facilement accepter des mois d’une durée arbitraire, ou mis en rapport avec leurs fêtes anniversaires. Tel fut le calendrier d’Albe, par exemple, ou les mois variaient entre seize et trente-six jours. Il est probable aussi que la Triétérie grecque de l’Italie du sud (τριετηρίς, période et fête triennale) a été de bonne heure adoptée par les Latins, et peut-être même par les autres peuples italiques ; elle a dû subir, d’ailleurs, dans les calendriers des diverses cités, des modifications de détail nombreuses.

Quand les Romains voulurent mesurer de plus longues périodes d’années, ils purent assurément compter par le règne. de leurs rois ; je doute pourtant que ce mode spécial à l’Orient ait été dès cette époque adopté par la Grèce et par l’Italie. Mais dans la période quadriennale intercalaire, avec cens et purifications expiatoires de la ville, dans le calcul des lustres, enfin, je vois une institution et une computation en rapport frappant avec le calcul des olympiades helléniques[11]. Seulement, toutes concordances chronologiques se sont évanouies par l’effet de l’irrégularité croissante des opérations censitaires.

L’écriture phonétique est plus jeune que la science des mesures. Les Italiens pas plus que les Grecs n’ont en une écriture nationale ; quoique pourtant en ce qui concerne les premiers, on en pourrait trouver le germe dans leurs signes numériques, et dans les sorts ou tailles de bois enfilées, dont ils usèrent primitivement en dehors de toute tradition ou influence hellénique. Un seul et unique alphabet, transmis de race à race, et de peuple à peuple, a suffi et suffit encore à défrayer tout le groupe des civilisations araméenne, indienne et gréco-romaine, ce qui prouve combien a été difficile I’individualisation première des sons, au milieu des combinaisons infinies de l’histoire. Création puissante du génie humain, ce même alphabet a été l’œuvre commune des Araméens et des Indo-Européens. Dans la famille des langues sémitiques, où les voyelles ne jouent qu’un rôle secondaire, et n’apparaissent jamais au commencement des mots, l’individualisation des consonnes devient par cela même plus aisée ; aussi est-ce là qu’a été inventé le premier alphabet, sans voyelles, il est vrai. Puis sont venus les Indiens et les Grecs qui, apportant chacun les inventions bien diverses de leur génie, ont remanié sur le canevas de l’écriture araméenne certaines consonnes que le commerce leur avait fait connaître, et ont complété l’alphabet, en y ajoutant les voyelles ou en complétant les syllabes. Euripide précise bien leur oeuvre lorsqu’il fait dire à Palamède : J’ai porté remède à l’oublieux passé, quand je plaçai dans les mots les syllabes muettes ou résonnantes, et quand j’inventai pour les mortels la science de l’écriture.

L’alphabet araméen-hellènique fut ensuite importé en Italie ; et cela à une date fort reculée ; mais avant, il avait reçu en Grèce des perfectionnements notables par l’addition des trois lettres nouvelles ξ, φ, χ ; et par les changements apportés aux signes γ, ι, λ (p. 185, note 1). Nous avons déjà dit ailleurs que deux alphabets grecs ont à vrai dire pénétré en Italie, l’un avec le double s (le sigma, ς, et le san, sch), le k simple, et l’ancienne forme P (r), fut suivi en Étrurie ; l’autre avec l’s simple, le double k (le kappa, et le koppa, q), et la forme plus récente r, prédomina chez les Latins. L’écriture étrusque primitive n’est pas disposée en ligne ; elle décrit des contours et serpente : une autre plus nouvelle va de droite à gauche en lignes parallèles inégales. L’écriture latine, au contraire, si loin que l’on remonte dans l’étude des monuments, suit la même disposition, mais en lignes égales marchant arbitrairement, d’abord, de droite à gauche, ou de gauche à droite, puis bientôt de gauche à droite seulement ; chez les Romains ; chez les Étrusques, au contraire, allant en sens inverse. — D’où est venu l’alphabet étrusque ? Ce n’est certainement ni de Corcyre, ni de Corinthe, ni de chez les Doriens Siciliotes. L’opinion la plus probable le rattache à l’ancienne Attique, où le koppa (q) semble avoir été abandonné plus tôt que partout ailleurs en Grèce. Mais on ne sait pas bien non plus si c’est par Cœré ou par Spina qu’il s’est répandu chez les Toscans, quoique toutes les vraisemblances parleraient davantage en faveur de Cœré, la dernière venue parmi les anciens entrepôts du commerce et de la civilisation.

L’alphabet latin, au contraire, est une importation manifeste des Grecs de Cymé et de la Sicile ; il ne fut pas seulement, ce semble, reçu tout d’une pièce, comme celui des Étrusques ; les Latins grâce à leur commerce actif avec la Sicile, se tinrent constamment au courant de l’alphabet usité dans la grande île, et en suivirent les altérations successives. Nous voyons, par exemple, que les formes archaïques Σ et М/ ne demeurèrent point inconnues aux Romains, et qu’elles furent ensuite, chez eux aussi, remplacées parles ξ et М, ce qui ne se comprendrait pas, si les Latins ne s’étaient pas, pendant longtemps, servis de l’alphabet grec ; aussi bien pour les dénominations grecques qu’ils avaient adoptées ; que pour celles appartenant à la langue mère. Par cette même raison, il serait périlleux, en comparant les deux écritures, celle de Rome et celle de l’Étrurie, de trancher la question de priorité en faveur de celle-ci ; uniquement parce qu’elle appartiendrait à un alphabet grec relativement plus ancien que l’alphabet importé à Rome.

L’acquisition du précieux trésor de l’écriture fit une impression profonde sur les peuples italiques qui venaient de la recevoir ; ils pressentaient une force latente dans ces petits signes obscurs. En veut-on la preuve ? L’un des plus remarquables vases extraits des caveaux bâtis à Cœré avant l’invention du plein cintre, porte dessiné sur ses parois l’antique alphabet grec, tel qu’il fut, dès l’origine, apporté en Étrurie ; puis, à côté de lui, un syllabaire toscan, auquel il a servi de type, avec certaines adjonctions analogues à celles de Palamède[12]. Ce vase est sans doute une relique sacrée, perpétuant le souvenir de l’introduction de l’écriture phonétique et de son acclimatation en Étrurie.

Une fois naturalisé sur le sol italien, l’alphabet y accomplit des progrès non moins importants, pour ne pas dire plus importants que le fait même de son arrivée. On voit par là s’éclairer d’un rayon de lumière le commerce intérieur de la Péninsule, jusqu’alors plongé dans les ténèbres plus difficiles à écarter que le voile étendu sur le commerce des côtes avec les peuples étrangers. L’alphabet étrusque, à son premier âge, alors qu’il était mis en pratique tel qu’il avait été reçu, ne s’étend pas au delà des Étrusques du Pô et de ceux de la Toscane actuelle ; puis, parti d’Hatria et de Spina, il se dirige vers le Sud en longeant la côte orientale, et descend jusqu’aux Abruzzes : au Nord, il pénètre dans le pays des Vénètes et dans celui des Celtes, et il va jusqu’aux Alpes toucher le Tyrol et la Styrie de ses derniers rameaux . La seconde époque commence par une réforme : elle se caractérise par l’introduction des lignes parallèles, inégales, par la suppression de l’o, qui, dans la prononciation, se confond avec l’u ; et par l’apport d’une lettre neuve, l’ƒ, dont le signe manquait à l’alphabet de la première période. Cette refonte est surtout l’œuvre des Étrusques occidentaux ; elle ne s’étend pas au nord de l’Apennin, mais elle prend droit de cité chez tous les peuples sabelliques, et même chez les Ombriens. Puis, plus tard, l’alphabet réformé suit sa voie séparément chez les diverses races, chez lès Étrusques de l’Arno et de Capoue, chez les Ombriens et les Samnites, perdant en tout ou partie les lettres médianes, et créant ailleurs des voyelles ou des consonnes nouvelles. L’époque de la réforme tusco-occidentale est d’ailleurs fort reculée, beaucoup plus ancienne même que la construction des plus anciens caveaux funéraires de l’Étrurie. Le syllabaire inscrit sur le vase dont on a parlé plus haut offre déjà le type remanié, mais avec des modifications essentielles et des innovations d’un caractère plus moderne. Et comme ce type lui-même est relativement jeune par rapport à l’alphabet primitif, la pensée a peine, en vérité, à remonter jusqu’à l’époque de son importation.

Tandis que les Étrusques propageaient leur alphabet au nord, à l’est et au sud de la Péninsule : celui des Latins ne franchissait pas les limites de leur pays, où, d’ailleurs, il se maintint à peu près sans variations. Mais un jour vint où le γ et le χ, le ζ et le σ se prononçant de même, l’un des deux signes homophones (le χ et le ζ) disparut aussi de l’écriture. Il est certain, du moins, qu’à l’époque de la publication de la loi des XII Tables, les deux lettres en question n’avaient plus cours. Maintenant, si l’on veut bien étudier les abréviations des inscriptions les plus anciennes, où les γ et les с, les χ et les κ sont encore parfaitement distincts[13] ; si l’on accorde que l’époque où ces lettres se sont confondues dans le langage, et qu’antérieurement, l’époque même où les abréviations se sont formées et fixées, remonte bien au delà de la publication des XII Tables; Si, enfin, l’on réfléchit, qu’entre l’introduction de l’écriture et la création d’un système d’abréviations conventionnelles, il a dû nécessairement s’écouler un long intervalle, on est conduit, bon gré malgré, à reporter, et pour l’Étrurie et pour le Latium, les commencements de l’art de l’écriture jusque dans des temps assurément plus voisins de la seconde période égyptienne de Sirius[14], dans l’ère historique , ou, si l’on veut, plus rapprochés de l’année 1382 avant J.-C. que de l’an 776, lequel sert de point de départ à la chronologie grecque des Olympiades[15]. Il est aussi d’autres et nombreux vestiges qui témoignent de la haute antiquité de cet art, à Rome. Les monuments écrits appartenant à l’ère des rois, y ont existé ; l’histoire l’atteste. Citons le traité entre Gabies et Rome, conclu par l’un des Tarquins, et non pas par le dernier d’entre eux, à ce qu’il semble. Inscrit sur la peau d’un taureau expressément sacrifié pour la circonstance, il était religieusement conservé, au haut du Quirinal, parmi les trésors d’antiquités du temple de Sancus, qui paraît avoir été brûlé lors de l’invasion gauloise. Citons aussi l’acte d’alliance avec le Latium dressé sous Servius Tullius, et que Denys d’Halicarnasse put lire encore sur une table d’airain dans le temple de Diane Aventine. Ce n’était là, sans doute, qu’une copie transcrite au lendemain de l’incendie des Gaulois et d’après un exemplaire appartenant aux Latins ; car il parait difficile d’admettre qu’au temps des rois on gravât déjà sur le métal. Alors on inscrivait à là pointe (exarare, scribere non éloigné de scrobes[16]), où l’on peignait (linere, d’où    littera) sur des feuilles (folium), sur une écorce (liber), sur des tablettes de bois (tabula, album), puis plus tard sur le cuir et la toile. Les titres sacrés des Samnites, ceux des prêtres d’Anagni étaient écrits sur des rouleaux de toile. Il en était de même des listes des plus anciens magistrats de Rome, déposées dans le temple de la Juno moneta[17] (déesse qui avertit) sur le Capitole. Est-il besoin de rappeler aussi I’antique circonscription allotie au bétail envoyé dans les pâtures (scriptura) ; les mots d’invocation par lesquels commence tout discours adressé au sénat (patres conscripti), les vieux livres des oracles, les registres généalogiques, et enfin les anciens calendriers de Rome et d’Albe. La tradition, dès le temps de l’expulsion des rois, parle des loges du forum, où les fils et les filles des notables allaient apprendre à lire et à écrire. C’est là une fable, peut-être, mais ce n’en est point une nécessairement. Si les antiquités de l’histoire romaine nous échappent, ce n’est ni à l’absence de l’écriture, ni à celle des documents qu’il convient peut-être de s’en prendre. Il faut accuser les historiens qui, lorsqu’ils reçurent la mission de fouiller les annales de Rome, se montrèrent absolument incapables d’en dépouiller les archives et qui prirent la tradition à rebours ; y allant chercher des motifs, des caractères à mettre en scène, des récits de batailles et de révolutions ; et qui, fermant les yeux à la lumière, ne virent pas ou ne voulurent pas voir ce que les monuments ne manquent jamais de révéler à tout investigateur impartial et sérieux.

En résumé, l’histoire de l’écriture en Italie confirme le fait de la prédominance de l’influence grecque chez les peuples de l’Ouest, tandis qu’au contraire elle ne s’exerça ni puissamment, ni directement chez les peuples sabelliques. Ceux-ci reçurent leur alphabet des Étrusques et non des Romains ; ils le reçurent, tout l’indique, avant d’avoir franchi les crêtes de l’Apennin. Sabins et Samnites, en quittant leur patrie première, l’emportèrent avec eux. D’un autre côté, cette même histoire conduit à une conclusion qui renverse aussitôt toutes les opinions fausses, tant préconisées plus tard dans Rome même, qui voyaient tout un monde dans le fatras mystique de l’antiquité étrusque, et qui, reprises et complaisamment célébrées par la critique moderne, veulent absolument placer en Étrurie, le germe et à la fois le noyau de la civilisation romaine. S’il en avait été ainsi, on en trouverait quelque part la trace, sans doute. Loin de là, le germe de l’écriture latine est grec, purement grec de plus, elle est restée, nationale et exclusive dans ses progrès, à ce point, que jamais elle ne s’est appropriée la lettre ƒ, à laquelle les Étrusques tenaient tant. Quand il y a emprunt, pour les signes de la numération, par exemple, l’emprunt est fait par les Étrusques, qui tout au moins ont demandé le chiffre 50 aux Romains. Enfin, chose bien remarquable, en même temps qu’il se propage et se développe parmi toutes les races italiques, l’alphabet grec va se corrompant. Par exemple, les lettres médianes disparaissent dans les idiomes étrusques : chez les Ombriens, le γ, le d se perdent ; le d seul chez les Samnites, le γ chez les Romains, sont aussi délaissés ; et les Romains encore sont fortement en train de confondre le d et l’r. L’o et l’u se confondent de bonne heure en Étrurie ; et déjà, dans le Latium, le même accident se prépare. Pour les sifflantes, les choses se passent à l’inverse. Pendant que les Étrusques s’obstinent à garder le z, l’s, et le sch (le san) ; que les Ombriens, tout en rejetant  l’s imaginent deux sifflantes nouvelles, les Samnites et les Falisques se contentent comme les Grecs de l’s et de l’r ; les Romains, de l’s tout seul. Certes, les importateurs de l’alphabet en Italie, gens instruits et parlant les deux langues, avaient l’oreille sensible aux plus délicates finesses des sons ; mais, le jour étant venu où l’écriture italienne pût cesser de copier servilement son modèle hellénique, elle élida peu à peu les médianes et les brèves, et elle altéra résolument les sifflantes et les voyelles, toutes élisions ou altérations essentiellement contraires au génie de la langue grecque. En même temps disparurent bon nombre de formes de flexion ou de dérivation. C’était là de la barbarie, dira-t-on ! soit ; encore n’y faut-il voir que la corruption fatale où tombent incessamment toutes les langues, quand la littérature et la grammaire rationnelle n’y mettent point obstacle. Seulement, quand partout ailleurs le phénomène passe sans laisser de traces, ici l’écriture l’a conservé. Les Étrusques, plus qu’aucun autre peuple italique, ont subi les atteintes du barbarisme : preuve nouvelle, après tant de preuves, de leur génie rebelle à la civilisation. Que si, d’un autre côté, la dégénérescence de l’idiome écrit se fait encore profondément sentir chez les Ombriens, puis devient moins forte chez les romains, et surtout chez les Sabelliens du Sud, la cause en est facile à indiquer, peut-être. Les Ombriens sont en communications journalières avec les Étrusques les autres peuples sont davantage au contact avec les Hellènes.

 

 

 



[1] Vorsum dicunt 400 pedes quoquoversum quadratum (Varr., de re rust., 1, 10, 1) — Quod Græci plethron appellant, Osci et Umbri vorsum. (Frontin : de limit. p. 30).

[2] Au commencement, l’actus, comme son doublement, que l’on rencontre bien plus souvent, le jugerum (de jugum, joug) ; comme le morgen (matinée ou journal des Germains), sont bien plutôt des mesures de travail que des mesures de surface. Le jugerum, désigne le travail de la journée ; l’actus, celui de la moitié du jour. On sait que les Italiens partageaient exactement la journée du laboureur par le repos du midi.

[3] Le pied romain n’atteint qu’aux 24/25 du pied grec.

[4] Vinaigrier, et plus tard, mesure de capacité, ¼ de l’hermine.

[5] Februrarius mensis dictus, quod tum, id est, extremo mense anni, populus februaretur, it est lustraretur et purgaretur. — Fest., p. 85, Müller. — Februa Romani dixere piamina patres. Ovide, Fast., 2, 19.

[6] Mercedonios (dies) dixerunt a mercede solvenda. — Fest. P. 124, éd. Mull. — V. Gruter, Vet. Kelend. Roman. 133.

[7] Primi dies nominati calendœ, ab eo quod his diebus calantur ejus mensis nonœ, a pontificibus, quentimanœ an septimanœ sint futurœ. — Varr. l. L. 6, 4, 59.

[8] Elles tombaient donc le neuvième jour avant les Ides. (Varr., l. L. 6, 4, § 28, O).

[9] De là l’adage de droit : Dies termini computatur in termino.

[10] De l’Iduo, vieux, mot : dividere ?

[11] Le cens se faisait tous les cinq ans. Il était accompagné des lustrations et des sacrifices (lustrum), après lesquels les censeurs résignaient leurs fonctions. — V. Freund, Dict. lat., v° Lustrum, et surtout Smith, Dict. of Greek and Roman antiquities (London, 1856), v° Census, Lustrario, Lustrum.

[12] Inventeur, dit-on, des Θ, Σ, Φ, Χ, et même des Υ et Δ.

[13] On y trouve à la fois C. (Gaius) et GN (Gnaeus) ; mais le K reste dans Kœso. Naturellement cette remarque ne s’applique pas aux abréviations de date plus moderne : le γ n’y est plus représenté par le C, mais par un G (GAL., Galeria) ; le χ est régulièrement indiqué par un C (C. centum, COS. consul, COL. collina) ; et devant l’A très-souvent par un K (KAR, karmentalia ; MERK., merkatus).

[14] Ou période Sothiaque, ainsi appelée parce qu’elle commençait et finissait avec le Lever héliaque de Sothis, l’étoile de Sirius ou du chien. Elle durait 1460 ans.

[15] Si le raisonnement est exact, les poésies homériques (et je n’entends pas parler ici, cela va de soi, de la rédaction définitive que nous avons dans les mains), les poésies homériques, dis-je, remontent à une date bien antérieure à celle qu’Hérodote assigne à l’époque où florissait Homère (100 ans avant Rome). Il est certain, en effet, que si l’introduction de l’alphabet grec en Italie se place au début des premières relations commerciales entre les Italiens et Ies Grecs, elle a été aussi tout à fait postérieure aux temps homériques.

[16] De même, le vieux mot saxon writan (reissen, déchirer, tracer, en allem.) a plus tard signifié écrire. [Il se retrouve dans le mot to write des Anglais].

[17] V. v° moneta, au Dict. de Freund, et Preller, Myh., p. 232 — Atque eliam scriptum a multis est, quum terrœ motus factus esset, ut sue plena procuratio ficret, vocem ad œde Junosis ex arce extitisse, quocirca Junonem illam appelatam monetam. Cicéron, Divin., 1, 45, 101.