L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Depuis Rome fondée jusqu’à la suppression des rois

Chapitre XIII — L’agriculture, l’industrie et le commerce.

 

 

L’agriculture et le commerce se lient intimement au progrès constitutionnel et à la fortune extérieure des États et il ne se peut pas que l’historien n’y fasse des allusions continuelles. Fidèle à la loi de la logique politique, nous allons tenter d’embrasser, dans un tableau suffisamment complet, les institutions économiques de l’Italie et surtout celles de Rome.

On sait déjà que pour les peuples italiques le passage de la vie pastorale à la vie agricole s’était effectué dès avant leur arrivée sur le sol de la Péninsule. Aussi la culture des champs est-elle la base de tout le système de leurs cités, qu’elles soient sabelliques, étrusques ou latines. L’ère historique, en Italie, ne connaît plus les peuples pasteurs, à vrai dire : néanmoins, et suivant la nature des lieux, les Italiens ont plus ou moins associé partout l’économie pastorale aux travaux des champs. Convaincus profondément que toute société à son plus solide fondement dans l’agriculture, ils avaient une belle et symbolique coutume : avant de commencer à bâtir leurs villes,  ils traçaient à la charrue un sillon marquant l’enceinte des murailles futures. A Rome, pour parler plus spécialement d’institutions agraires qui nous sont mieux connues, le centre de gravité politique était placé au milieu de la classe rurale, et l’on s’efforçait d’y maintenir au complet les cadres des habitants établis dans les terres. La, réforme de Servius atteste bien qu’ils constituaient en réalité le noyau de l’État. Avec la suite des temps, une grande partie des propriétés foncières était tombée dans les mains de possesseurs non citoyens, qui, partout, n’avaient plus, ni les droits ni les devoirs de la cité. La constitution réformée tenta de parer à ce grave défaut, et d’en prévenir les dangers dans le présent et dans l’avenir. Sans avoir égard à leur situation politique, elle partagea tous les régnicoles en possesseurs fonciers et en prolétaires ; et elle fit porter les charges communes sur ceux qui, selon le cours naturel des choses, étaient aussi appelés à hériter des droits communs. La politique guerrière et conquérante des Romains prend, comme la constitution, son point d’appui sur la propriété foncière : puisque dans l’État les propriétaires sont les seuls qui comptent, la guerre aura surtout pour objet d’en augmenter le nombre. La cité vaincue est contrainte d’aller tout entière se perdre dans les classes rurales ; si elle échappe à cette extrémité, au lieu d’une contribution de guerre, ou d’un lourd tribut à payer, elle abandonne une partie notable, le tiers ordinairement, de son territoire, où s’élèvent aussitôt les métairies du laboureur romain. Beaucoup d’autres peuples ont été victorieux et conquérants : nul peuple autant que le peuple romain n’a su s’approprier la terre en y versant ses sueurs après la victoire, et conquérir une seconde fois par le soc de la charrue ce que l’épée avait d’abord gagné. La guerre peut reprendre ce qu’elle donne : la charrue ne rend jamais le terrain qu’elle a fécondé. Les Romains ont perdu plus d’une bataille ; je ne sache pas de paix qu’ils aient subie avec perte notable de territoire. Le paysan romain défendit son champ avec autant de bonheur que d’opiniâtreté. Commander au sol fait la force de l’homme et celle de l’État. La grandeur romaine eut son assiette la plus inébranlable dans le droit absolu et immédiat du citoyen sur sa terre, et dans l’unité, compacte de la forte et exclusive classe des laboureurs.

On a vu plus haut que tout à l’origine les terres furent occupées en commun, réparties sans doute entre les diverses associations de famille ; et que leurs produits seulement se distribuaient par feux. La communauté agraire, en effet, et la cité constituée par l’association des familles, sont liées entre elles par d’intimes rapports et longtemps après la fondation de Rome, on rencontre souvent encore de véritables communistes vivant et exploitant le sol ensemble[1]. La langue du vieux droit atteste que la richesse a consisté d’abord en troupeaux et en droits réels d’usages, et que ce ne fut que plus tard que la terre fut divisée entre les citoyens à titre de propriété privée[2]. En veut en la preuve incontestable ? La fortune alors   s’appelait d’un nom remarquable, pecunia, familia pecuniaque (les troupeaux, les esclaves et les troupeaux) : les épargnes personnelles du fils de famille ou de l’esclave allaient son pécule (peculium, avoir en bétail) : la plus ancienne forme d’acquérir la propriété consistait dans la prise de possession manuelle (mancipatio) ; laquelle ne s’entend que des choses mobilières : enfin la contenance du domaine foncier primitif, de l’héritage (heredium, de herus, maître), ne comprenait que 2 jugères (5 ares 4 centiares), l’étendue d’un simple verger et nullement celle d’un domaine arable[3]. Nous ne saurions déterminer d’ailleurs l’époque où s’est faite la première division des terres. L’on sait seulement que dans la constitution primitive de Rome, les communautés ou famille tiennent la place qui sera plus tard occupée par les assidus ou citoyens fixés sur leur domaine (assidui) : et que la constitution de Servius, au contraire, a en face d’elle un partage antérieurement consommé. A cette dernière époque, on constate aussi que la grande masse des possessions foncières est dans les mains d’une classe rurale moyenne : chaque famille trouve dans son lot et du travail, et la satisfaction de ses besoins ; les domaines comportent l’entretien d’un bétail de labour et la conduite d’une charrue ; enfin, s’il ne nous est pas possible de dire en toute certitude quelle est la contenance ordinaire des héritages, nous pouvons du moins affirmer, comme nous l’avons fait déjà, qu’elle n’est pas de beaucoup inférieure à 20 jugères [ou 5 hectares 40 ares].

La culture avait pour objet principal la production des céréales, de l’épeautre surtout (far) ; elle ne négligeait d’ailleurs ni les plantes légumineuses, ni les racines, ni les herbes.

La vigne a-t-elle été jadis introduite par les émigrants helléniques, ou au contraire les peuples italiques la possédaient-ils dès l’origine ? Je ne le déciderai pas. A l’appui de cette dernière opinion, on relève ce fait, que l’une des fêtes du vin (vinalia), celle qui plus tard tombait le 23 avril, et, s’appelait la fête de l’ouverture des tonneaux, était dédiée au pater Jovis, à Jupiter, et non au dieu du vin, pater Lyœus, postérieurement emprunté à la Grèce. Selon une fort ancienne légende, Mézence, roi des Cœrites, fit payer un tribut de vin aux Latins ou aux Rutules. Suivant une version généralement répandue, et commentée en sens divers dans toute la Péninsule, les Celtes ayant en connaissance des récoltes et des fruits exquis, des fruits de la grappe surtout, produits par la terre d’Italie, il n’en aurait pas fallu davantage pour les pousser à franchir les Alpes. A ne pas les prendre trop au sérieux, ces traditions attestent du moins que les Latins étaient fiers de leurs richesses vinicoles, et que leurs voisins les leur enviaient. On voit aussi, dès les plus anciens temps, les prêtres exercer sur ces cultures une surveillance assidue. A Rome, la vendange ne commence que sous l’autorisation du plus grand des prêtres de la cité, du flamine de Jupiter, qui lui-même y met le premier la main. De même le droit sacré des Tusculans défend de mettre le vin nouveau en vente, tant que le prêtre n’a pas solennellement purifié l’ouverture des tonneaux[4]. Citons encore les libations et le vin si fréquemment versé dans le rituel des sacrifices, et surtout la loi bien connue de Numa, qui défend au prêtre romain de présenter en breuvage aux dieux le vin provenant de grappes non coupées ; disposition analogue à celle qui, pour favoriser l’usage de la dessiccation des grains, prohibe l’offrande des céréales fraîches.

L’olivier, plus jeune que la vigne en Italie, y est certainement venu de la Grèce[5]. Il aurait été acclimaté vers la fin du second siècle [550 av. J.-C.] dans les régions occidentales de la Méditerranée. Aussi, sa branche et son fruit jouent-ils, dans le rituel romain, un rôle bien moindre que le vin. Néanmoins, il est pareillement tenu en grande estime : un cep de vigne et un olivier sont plantés au milieu du Forum, non loin du bassin de Curtius.

Parmi les arbres fruitiers, il en est un par-dessus tous, utile et nourrissant, qui paraît indigène. On connaît l’écheveau embrouillé des légendes relatives aux vieux figuiers qui restèrent longtemps debout sur le Palatin et dans le Forum ; il y en avait un autre contemporain de la ville, devant le temple de Saturne ; et son enlèvement (en l’an 200 [494 av. J.-C.]) est l’une des plus anciennes dates que précise l’histoire locale.

Le paysan menait la charrue aidé de ses fils : avec eux il pourvoyait aux autres travaux des champs ; et l’on peut douter qu’il eût recours d’ordinaire aux bras des esclaves ou des journaliers. Le bœuf, quelquefois la vache, traînaient l’araire : les bêtes de somme étaient le cheval, l’âne et le mulet. La production de la viande et du laitage, du moins sous le régime des communautés, n’était point l’objet d’une agriculture spéciale ou étendue. Le paysan avait d’ailleurs son petit bétail qu’il menait sur le pâturage commun ; on voyait dans toute métairie des porcs, de la volaille, et surtout des oies. Le cultivateur était infatigable ; il faisait labour sur labour ; le champ passait pour mal préparé, quand les sillons n’étalent pas assez serrés pour rendre le hersage inutile ; mais cette culture, si intense qu’elle fût, n’était pas des plus rationnelles. La charrue était médiocre : la moisson, le battage, toujours les mêmes, se faisaient d’une manière imparfaite. L’obstacle au progrès tenait moins peut-être à la routine obstinée du paysan, qu’à l’infériorité marquée des arts mécaniques. L’italien, en effet, avec son esprit éminemment pratique, n’éprouvait pas, le moins du monde, un engouement sentimental pour les vieilles méthodes de ses pères ; il avait su fort bien et de bonne heure inventer, ou emprunter à ses voisins, les procédés meilleurs, la culture des plantes fourragères, l’irrigation des prairies. La littérature romaine a débuté par des traités didactiques sur l’économie agricole. Au travail opiniâtre et réfléchi succédait l’époque bénie du repos. A ce moment encore intervenait la religion, adoucissant, même pour le plus humble, les fatigues de son existence, et lui marquant les heures de relâche, ou les récréations d’un plus libre loisir. Quatre fois par mois, tous les huit jours, l’un dans l’autre (nonœ[6]), le paysan va en ville pour ses achats, ses ventes et ses autres affaires. De jours non ouvrables, il n’y a à proprement parler que les fêtes consacrées, et avant tout le mois des fêtes après les semences d’hiver (feriœsementivœ)[7]. Alors la charrue se reposait par l’ordre des dieux, et la religion, accordait du repos aussi bien au valet et au bœuf, qu’au laboureur et au maître.

Telles étaient les pratiques rurales des plus anciens temps. Si le paysan administrait mal, s’il dissipait la fortune héréditaire, les intéressés n’avaient d’autre recours devant la loi que celui de le faire mettre en tutelle, à l’égal d’un insensé. Les femmes étant essentiellement incapables de disposer, quand elles se mariaient, on leur donnait d’ordinaire un époux choisi dans la même association de familles, afin que son bien n’en pût pas sortir. On prévenait l’excès des dettes grevant la propriété, soit, au cas de dette hypothécaire, en ordonnant la transmission immédiate du fond engagé de la main du débiteur dans celle du créancier, soit en matière de prêt simple, en formalisant une procédure d’exécution rapide, et menant aussitôt à la distribution entre créanciers en concours : toutefois, comme on le verra plus tard, ce dernier mode n’était que très imparfaitement réglé. La loi ne mettait aucun obstacle à la libre division des héritages. Quelque désirable qu’il fût de voir les cohéritiers continuer indivisément la jouissance de leur -auteur, de tout temps le droit au partage resta ouvert au profit du communiste. C’est chose utile, sans doute, que les frères vivent paisiblement ensemble ; mais les y contraindre, serait aller contre l’esprit libéral du droit romain. On voit par la constitution Servienne, que, même sous les rois, il y eut aussi à Rome des métayers et de nombreux jardiniers, pour qui le hoyau remplaçait la charrue. En abandonnant à la coutume et au bon sens des habitants le soin d’empêcher le morcellement excessif de la terre, le législateur avait agi fort sagement : les domaines se maintinrent intacts pour la plupart, ce dont témoigne l’habitude longtemps maintenue de leur donner le nom de leur possesseur primitif. Mais l’État les entama parfois d’une manière indirecte. En créant des colonies nouvelles, il était conduit à l’allotissement d’un certain nombre de nouveaux héritages ; et souvent aussi, en y amenant comme colons de petits propriétaires, à y introduire l’amodiation et le métayage parcellaire.

Quant aux grands propriétaires, leur situation est plus difficile à déterminer. Leur nombre était assez considérable, à en croire la constitution de Servius et la position qui y fut faite aux chevaliers ; il s’explique facilement aussi par les partages des terres communes à chaque famille. Le nombre forcément variable des membres des familles entraînait avec soi l’existence de possesseurs d’héritages inégalement étendus. Enfin, les capitaux que le commerce amassait dans Rome se consolidèrent fréquemment par des acquisitions foncières. Mais ne cherchons point à Rome, à cette époque, la grande culture opérant, comme elle le fera plus tard, avec une armée d’esclaves. A la grande propriété, s’applique toujours l’antique définition d’après laquelle les sénateurs ont été appelés les pères (patres) ; ils répartissent leurs champs entre leurs laboureurs, ainsi qu’un père entre ses enfants. Ils divisent en parcelles à cultiver par des hommes de leur dépendance, soit la portion de leur domaine qu’ils ne mettent point eux-mêmes en valeur, soit le domaine tout entier. De nos jours, cette pratiqué est encore suivie dans l’Italie. Le preneur pouvait être ou fils de famille ou esclave du bailleur : s’il était libre, sa possession ressemblait essentiellement à l’état de droit plus tard appelé le précaire (precarium). Il ne la conservait qu’autant qu’il plaisait au propriétaire : nul moyen légal de s’y faire maintenir à son encontre ; à tous les instants il pouvait être expulsé. Du reste, il ne payait pas nécessairement redevance : que s’il avait des prestations à fournir, comme il arrivait le plus souvent, il s’en acquittait en remettant une part des fruits, se rapprochait ainsi de la condition du fermier, sans pour cela le devenir. En effet, sa possession n’était point à terme préfixe : il n ‘y avait ni lien ni action juridique entre les parties ; et la rente foncière n’était garantie pour le maître que par son droit corrélatif d’expulsion. La fidélité à la parole donnée étant ici la seule loi, il ne fallait rien moins, pour la sanctionner, que l’intervention d’une coutume que la religion avait du consacrer. Cette répartition des produits fonciers fut cri réalité la plus solide base de l’institution morale et religieuse de la clientèle. Et qu’on ne croie pas que la clientèle n’est née qu’après la suppression des communautés agraires de même que le propriétaire séparé le fit plus tard pour son domaine, de même auparavant la famille avait pu assigner à des subordonnés les lots de sa terre indivise. Remarquez en même temps que la clientèle n’est point un lien purement personnel, et que toujours le client entre avec tous les siens dans le patronage du père de famille et de la famille toute entière.

L’ancien système rural des Romains fait aussi comprendre comment les grands propriétaires ont fondé une aristocratie agricole et non point une noblesse urbaine. Comme la funeste classe des intermédiaires et des entrepreneurs de culture était alors inconnue, le propriétaire vivait attaché à la glèbe autant que le paysan ou le métayer : il voyait tout, mettait la main à tout par lui-même ; et ce devint un éloge ambitionné par le citoyen riche que d’être proclamé bon agronome. Il avait sa maison sur ses terres en ville, il n’avait qu’un logement où il se rendait à jour fixe pour y vaquer à ses affaires, et parfois, durant la canicule, pour y respirer un air moins malsain. En même temps, ces habitudes créèrent de bons et utiles rapports entre les grands et les petits, et parèrent aux dangers inhérents à toutes les institutions aristocratiques. La masse des prolétaires se composa des libres possesseurs à titre précaire, descendus la plupart de familles déchues, des clients et des affranchis ; ils n’étaient pas beaucoup plus sous la dépendance du domainier, que ne l’est nécessairement le petit fermier sous celle du grand propriétaire. Là, où la portion envahissante n’a pas asservi toute la population du même coup, les esclaves sont rares d’abord ; à leur place, on voit des travailleurs libres qui jouent un rôle tout autre que celui qui leur sera plus tard assigné. En Grèce aussi, l’on rencontre dans les anciens siècles les journaliers (y°tew), à la place des esclaves. Certaines républiques, celle des Locriens, par exemple, n’ont jamais connu l’esclavage jusque dans les temps historiques. D’ailleurs, le valet de labour, en Italie, était toujours d’origine italique : l’attitude du prisonnier de guerre, volsque, sabin ou étrusque, en face du maître, n’avait rien de commun avec l’humilité servile du Syrien ou du Gaulois des temps postérieurs. Établi sur une parcelle de terre, il possédait de fait, sinon de droit, son champ et son bétail, sa femme et ses enfants, tout aussi bien que le propriétaire lui-même ; et quand les affranchissements devinrent d’usage, son travail lui permît d’acquérir assez vite sa propre liberté. La constitution de la grande propriété dans la Rome primitive ne fut donc point une atteinte à l’économie générale du système politique : loin de là, elle rendit des services essentiels. Elle créa pour une foule de familles les ressources d’une existence encore facile, même au-dessous et en dehors de la petite et de la moyenne propriété. La classe des grands domainiers, plus indépendants encore et plus haut placés que les autres citoyens, fournit à la Cité ses chefs naturels et ses gouvernants : celle des laboureurs non propriétaires et à simple précaire devint, pour la colonisation extérieure, une armée toute prête et sans laquelle les pratiques coloniales des Romains n’eussent jamais pu s’accomplir. L’État peut, cela est vrai, donner des terres à l’indigent : mais il ne peut lui donner le courage et la force nécessaires pour mener la charrue ; pour faire un colon, il faut d’abord un laboureur.

Le partage des terres ne toucha point aux pâtures. Celles-ci ne sont point la propriété des communautés : elles restent à l’État, qui les utilise en partie pour le service des autels publics, exigeant des sacrifices et des frais de toute nature, et aux pieds desquels sont apportées sans cesse les amendes expiatoires en bétail. Il abandonne le surplus aux possesseurs de troupeaux, en échange d’une modique redevance (scriptura). Ce droit de pâture sur les terrains publics a dû d’abord et en fait appartenir aux propriétaires des autres terres ; mais la loi n’avait point fait de l’état de propriétaire la condition légale de la jouissance partielle des pâtures. La raison en est claire. Le simple domicilié pouvait tous les jours acquérir la propriété : la jouissance des pâtures publiques était au contraire le privilège du citoyen, et ce n’est que par exception que les rois l’avaient quelquefois accordée à d’autres. D’ailleurs, les domaines de l’État, à cette époque, ne jouent, ce semble, qu’un rôle peu important dans le système économique : les pâturages publics sont originairement peu étendus ; et, quant aux terres conquises, elles sont aussitôt réparties et livrées à la culture, d’abord entre les familles, et plus tard entre les particuliers.

L’agriculture, pour être à Rome la première et la plus importante des industries, n’empêcha pas qu’il en fût cultivé d’autres. La ville, dans ses rapides progrès, devint le grand marché du peuple romain. Parmi les institutions de Numa, ou, si l’on veut, parmi les monuments traditionnels de la Rome antéhistorique, on trouve énumérés sept corps de métiers : les joueurs de flûte, les orfèvres, les ouvriers en cuivre, les charpentiers, les foulons, les teinturiers, les potiers, les cordonniers. A cette époque où la boulangerie et l’art médical étaient choses encore inconnues, où les femmes filaient à domicile la laine des étoffes pour vêtement, la liste ci-dessus comprenait sans doute toutes les industries travaillant pour le compte d’autrui. Peut-être s’étonnera-t-on de n’y pas voir figurer les ouvriers en fer. Leur prétérition atteste combien ce dernier métal n’a été travaillé que tard dans le Latium ; et si nous consultons le rituel, nous y voyons que, jusque fort tard aussi, la charrue et le couteau sacerdotal étaient d’ordinaire faits de cuivre. Les divers métiers pratiqués à Rome contribuèrent puissamment à l’activité et au progrès de la ville, ainsi qu’à son influence sur les peuplades latines. Il ne convient pas si l’on veut avoir la mesure de l’industrie romaine à cette époque reculée, de prendre en considération un état de choses plus récent, alors qu’une innombrable multitude d’esclaves exerçaient des métiers au profit de leur maître, et que le luxe attirait dans la ville une masse de marchandises étrangères. Les antiques chants nationaux ne célèbrent pas seulement Mamers, Dieu des combats, mais aussi Mamurius, l’habile armurier, qui a su forger pour ses concitoyens des boucliers pareils au bouclier divin un jour tombé du ciel[8]. A Rome comme partout ailleurs, au début de la Civilisation, celui qui forge le soc et l’épée est tenu en même estime que celui qui les manie : on est loin encore de ce dédain superbe de la postérité pour tout ce qui est travail de l’artisan. Quand la réforme Servienne eut assujetti les domiciliés à l’obligation du service militaire, les industriels n’étant point, pour la plupart, établis à demeure, se virent de fait, sinon par la vertu de la loi, exclus du droit de porter les armes. Je fais une exception pour les charpentiers, les ouvriers en bronze et quelques catégories de joueurs d’instrument, qui reçurent une sorte d’organisation militaire, et dont certaines escouades accompagnaient l’armée. Peut-être est-ce là la source du peu d’estime et de l’infériorité du rang politique assignés plus tard aux métiers. Quant aux corporations, elles avaient le même objet que les corporations sacerdotales qui leur ressemblaient par le nom : elles avaient enfin leurs experts, qui se réunissaient pour maintenir et affirmer la tradition. Sans doute, elles cherchaient à écarter de leur sein quiconque n’était pas du métier  toutefois, on ne constate chez les Romains ni tendances marquées au monopole, ni garanties organisées contre la fabrication de produits défectueux. Avouons, d’ailleurs, que parmi toutes les branches de l’histoire économique de Rome, l’industrie est précisément celle où les renseignements nous font le plus défaut.

Le commerce italien s’est borné d’abord aux relations des indigènes entre eux : c’est là un fait qui se comprend de soi-même. Les foires (mercatus), qu’il ne faut pas   confondre avec les marchés ,hebdomadaires ordinaires (numdinœ), existèrent de toute ancienneté dans la Péninsule. Il se peut qu’à Rome, elles n’aient pas d’abord coïncidé avec l’époque des fêtes civiques, et qu’elles se soient plutôt tenues aux jours des fêtes fédérales, non loin du temple de l’Aventin. Tous les ans, vers le 13 août, les Latins, venus à Rome à cette occasion, en profitaient pour y suivre leurs affaires et acheter les marchandises qui leur faisaient besoin. Des réunions annuelles semblables et non moins importantes avaient lieu en Étrurie, près du temple de Voltumna [aujourd’hui Montefiascone : sans doute], dans le pays de Volsinii. Il y avait là en même temps une foire régulièrement fréquentée par les marchands romains. Dans la plus considérable de toutes les foires italiennes se tenait sous le mont Soracte, dans le bois sacré de la déesse Féronia, emplacement éminemment favorable pour les échanges de toutes sortes entre les trois grands peuples limitrophes. La masse abrupte de la montagne, s’élevant isolée au milieu de la plaine du Tibre, offre de loin un but non méconnaissable aux voyageurs. Elle touche à la fois aux frontières des Étrusques et des Sabins, quoiqu’elle appartienne plutôt au territoire de ces derniers : en même temps, elle est d’accès facile pour qui vient du Latium ou de l’Ombrie. C’est là que les Romains se rendaient en foule pour affaires de négoce ; c’est là, enfin, que les injures fréquemment reçues donnèrent naissance à de nombreux démêlés avec les Sabins.

Ce commerce d’échanges et de ventes, était depuis longtemps fort actif, quand apparurent dans la mer occidentale les premiers vaisseaux grecs ou phéniciens. La récolte avait-elle manqué, les voisins fournissaient du grain aux cités en proie à la disette : bétail, esclaves, métaux, toutes les marchandises enfin qui semblaient alors nécessaires ou désirables, trouvaient un marché facile dans les foires. La première monnaie d’échange consista d’abord en bœufs et en brebis, le bœuf comptant pour dix brebis. Étalons communs et légaux de la valeur en échange ou du prix, mesure réciproque du rapport entre le petit et le grand bétail, nous retrouverons ces animaux servant aussi de monnaie jusqu’au fond de la Germanie elle-même : bien avant les Grecs et les Italiens, au temps des peuples pasteurs, ils accomplissent déjà la même utilité[9]. Mais il fallait aux Italiens des métaux en quantités considérables, soit pour les instruments de culture, soit pour les armes. Or ces métaux, peu de pays les produisaient le cuivre ou l’airain (œs) devint bientôt un deuxième article d’importation et d’échange : les Latins, qui ne l’avaient pas chez eux, l’adoptèrent comme type, et son nom même passa dans la langue commerciale à titre estimatif de la valeur (œstimatio ; œs-tumo). A un autre point de vue, cet usage partout accepté d’un équivalent commun des échanges ; les signes de la numération, de pure invention Italienne, et dont nous aurons plus loin à décrire les combinaisons si simples (ch. XIV) ; enfin le système duodécimal, tel que nous le verrons en vigueur ; tous ces faits remarquables attestent, sans qu’on s’y puisse méprendre, l’existence et l’activité d’un marché intérieur qui mettait exclusivement en contact tous les peuples de la Péninsule.

Mais vînt le jour des transactions commerciales avec l’étranger d’au delà des mers. Nous en avons fait connaître ailleurs les principaux résultats en ce qui touche les Italiens demeurés indépendants (ch. X). Les races sabelliques échappèrent à peu près complètement à leur influence, cachées qu’elles étaient derrière la bande étroite et inhospitalière de leurs côtes. Ce qu’elles reçurent du dehors, leur alphabet, par exemple, leur fut transmis par les Latins ou les Étrusques : delà, chez elles, l’absence de grands centres urbains. A la même époque, les relations de Tarente avec l’Apulie et la Messapie semblent sans importance encore. Mais il en est tout autrement à l’ouest. Grecs et Italiens vivent paisiblement ensemble dans la Campanie : et il se fait en Étrurie et dans le Latium un mouvement régulier et étendu d’échanges. Nous savons quels étaient les articles d’importation, en nous aidant des trouvailles faites dans les fouilles et dans les anciens tombeaux, ceux de Cœré, notamment ; en constatant les traces nombreuses laissées par l’étranger dans la langue et les institutions de Rome, et surtout en assistant à l’impulsion qu’il communique à l’industrie indigène. Du reste, les produits manufacturés au dehors se vendirent longtemps avant d’être imités. Nous ne saurions déterminer à quel point en étaient arrivés les arts manuels, soit avant la séparation des races, soit même à l’époque où l’Italie vivait encore de sa vie propre et exclusive. Les foulons, les teinturiers, les tanneurs, les potiers de la Grèce ou de la Phénicie ont-ils contribué à l’éducation de ceux de la Péninsule ? ou ceux-ci avaient-ils déjà poussé loin les perfectionnements de leur industrie ? C’est ce qui demeurera toujours incertain. Pour ce qui est de l’orfèvrerie, pratiquée à Rome de temps immémorial, elle n’est devenue assurément prospère qu’après l’établissement du commerce trans-maritime ; c’est alors que les habitants de l’Italie contractent le goût des bijoux d’or et de la parure. Ainsi, l’on a trouvé dans les plus anciennes chambres sépulcrales de Cœré et de Vulci, en Étrurie ; de Prœneste, dans le Latium, des plaques d’or portant en creux des lions ou d’autres ornements de fabrique babylonienne. On pourra, tant qu’on le voudra, discuter sur leur provenance, soutenir que ces ornements viennent du dehors ou qu’ils sont une imitation indigène  encore faudra-t-il reconnaître que les métaux travaillés dans l’Orient ont été, dans ces temps, apportés en grand nombre sur les côtes occidentales de l’Italie. Quand le moment viendra pour nous de parler des arts plus en détail, nous ferons voir clairement quelle influence la Grèce a exercée tout d’abord, et sur l’architecture et sur la plastique de l’argile ou du métal : les premiers modèles et les premiers instruments sont certainement venus d’elle. Outre les bijoux, on a trouvé, dans les tombeaux, certains vases de verre fondu à teintes bleuâtres, ou d’argile verte, qui seraient de provenance égyptienne, à en juger par la matière, le style et les hiéroglyphes gravés sur leurs parois ; des vases à parfums en albâtre oriental, dont plusieurs reproduisent la figure de la déesse Isis ; des oeufs d’autruche peints ou sculptés, portant des sphinx, ou des griffons ; et enfin des perles de verroteries ou d’ambre jaune. Ces dernières peuvent être venues du Nord au travers du continent ; mais, par tous les autres objets que nous venons d’énumérer, l’on voit que l’Orient fournissait à l’Italie des parfums et des ornements divers, comme c’est l’Orient aussi qui envoyait la toile et la pourpre, l’ivoire et l’encens, qui servirent de bonne heure pour les bandelettes, les habits royaux écarlates, les sceptres et les feux des sacrifices. Leur nom même atteste l’emprunt (λίνον, linum ; πορφύρα, purpura ; σχήπτρον, σχίπων, scipio, et même έλέφας, burg ; θύος, thus). C’est aussi par des dénominations importées de Grèce que les Latins désignent les marchandises d’airain, les vases, boissons, etc. Citons l’huile, dont nous avons parlé plus haut (v. la note 5 oleum) ; l’amphore (amp[h]ora, ampulla) ; la coupe (cratera) ; la débauche de table (commissari) ; les mets (obsonium) ; la pâte (massa) ; et d’autres noms de comestibles encore (lucuns ; placenta ; turunda). Par contre, certains noms latins (patina, le plat ; arvina, la graisse) ont trouvé accès dans l’idiome grec de la Sicile. L’usage pratiqué plus tard de placer dans les caveaux mortuaires des vases splendides venus de l’Attique ou de Corcyre, témoignent, à côté des emprunts linguistiques, de l’importation fort ancienne des poteries grecques en Italie. Nous savons que les Latins employaient principalement le cuir dans leurs armures : le mot grec qui désigne ce produit industriel (σχΰτος) devient le scutum (bouclier) des Latins comme lorica (cuirasse) provient de lorum (lanière). Nous ferons enfin allusion aux nombreux emprunts relatifs à la navigation : (toutefois la voile (velum) ; le mât (malus), et la vergue (antenna), sont purement latins[10]) ; aux dénominations non moins remarquables d’epistula (lettre), de tessera (marque), de statera (balance), d’arrabo et d’arra (arrhes)  et nous mentionnerons en sens inverse l’introduction de mots italiens de la langue du droit dans le grec siciliote, et l’échange entre les deux idiomes des rapports et des noms en matière de monnaie, de poids et de mesures. Nous reviendrons plus tard sur ce dernier sujet. Tous ces emprunts ont un caractère semi barbare, preuve décisive de leur haute antiquité. Le latin notamment fait son nominatif avec l’accusatif grec (placenta dérive de plaxoèta ; amphora d’άμφορέα ; statera de ατατήρα). Dans l’ordre religieux, nous voyons le culte du dieu du commerce (Mercurius) se surcharger dès le début de mythes helléniques, et sa fête annuelle se placer aux ides de mai, parce que la poésie grecque célèbre en lui le fils de la belle Maïa. Il n’en faut donc pas douter : l’Italie ancienne, aussi bien que la Rome impériale, ont tiré de l’Orient tous les objets de luxe, avant de s’être mis à les fabriquer en copiant les modèles importés  et elles n’avaient rien à offrir en contre échange que des matières premières, du cuivre, de l’argent, du fer; puis aussi les esclaves , des bois de construction maritime, de l’ambre venu de la Baltique, et des céréales, quand les moissons avaient manqué à l’étranger.

Les besoins et les denrées en échange étant différents, on a déjà pu constater pourquoi le commerce est tout différent dans le Latium et en Étrurie. Les Latins, à qui font défaut les articles d’exportation, n’ont qu’un commerce, à vrai dire, passif : à la place du cuivre que les Étrusques leur livrent, ils donnent des bestiaux ou des esclaves. (V. au chapitre VII, comment la traite s’en faisait sur la rive droite du Tibre) Aussi la balance commerciale se soldait elle avantageusement pour l’Étrurie, à Cœré aussi bien qu’à Populonia ; à Capoue aussi bien qu’à Spina. Par suite, le bien-être progresse dans ces contrées ; les relations grandissent et s’étendent. Pendant ce temps le Latium reste un pays purement agricole. Les mêmes résultats se constatent partout : on trouve à Cœré d’innombrables tombeaux, d’un style grec grossier, mais dont la construction et l’ameublement attestent une prodigalité qui n’a rien d’hellénique : chez les Latins, au contraire, à l’exception de Prœneste, qui, placée dans une situation exceptionnelle entretint avec Faléres (Falerii) et l’Étrurie méridionale d’étroites et quotidiennes relations, nulle part on n’a rencontré un seul de ces caveaux fastueux des époques anciennes. Dans le Latium, comme dans la Sabine, il suffit d’un tumulus de gazon pour recouvrir les corps. Les plus vieilles monnaies, presque contemporaines de celles de la grande Grèce, appartiennent à l’Étrurie, à Populonia, surtout. Pendant l’époque entière des rois, le Latium paye avec du cuivre livré au poids ; il ne reçoit même pas les monnaies étrangères ; on n’y en a point trouvé dans les fouilles, sauf une ou deux, par-ci par-là ; sauf, par exemple, une médaille venue de Populonia. Les arts de l’architecture, de la plastique, de la Toreutique ou ciselure sont également en faveur dans les deux pays mais ce n’est qu’en Étrurie qu’ils disposent de capitaux considérables ; qu’ils voient se fonder de grands ateliers et se perfectionner les procédés. Ce sont, en un mot, les mêmes marchandises qui se vendent, s’achètent ou se fabriquent sur les deux rives du Tibre ; mais le peuple latin reste loin derrière ses voisins du nord sous le rapport de l’activité industrielle et commerciale. A un jour donné, l’Étrurie se vit en possession d’approvisionner le Latium, et notamment Prœneste, des objets de luxe qu’elle confectionnait à l’instar des Grecs ; elle alla les vendre même jusque chez ceux-ci ; jamais les Latins n’en ont fait autant.

Les routes suivies par le commerce des deux peuples diffèrent d’une façon non moins remarquable. Du plus ancien négoce des Étruriens dans la mer Adriatique, l’on ne sait guère qu’une chose : c’est que, suivant toutes les probabilités, il partait de Spina et Hatria pour se diriger vers Corcyre : on a vu aussi que les Étruriens occidentaux s’étaient de bonne heure lancés dans les mers orientales, et commerçaient, non seulement avec la Sicile, mais aussi avec la Grèce propre. Leurs relations avec l’Attique sont attestées, et par les poteries athéniennes qui se trouvent en quantités innombrables dans les tombeaux de date plus récente, ou qui furent importées à la même époque pour de tout autres usages que les funérailles ; et aussi par les lampes d’airain et les coupes d’or tyrrhéniennes très recherchées à Athènes ; enfin et surtout par les monnaies. Les monnaies d’argent de Populonia furent copiées d’après une antique pièce de pareil métal portant à l’endroit la tête de la Gorgone ; au revers un carré frappé en creux, et que l’on a retrouvée à la fois dans Athènes et sur l’ancienne route de l’Ambre, dans le pays de Posen : elle est probablement un exemplaire de la monnaie de Solon. Nous avons vu qu’après l’alliance maritime établie entre les Étrusques et les Carthaginois ; les relations commerciales entre les deux nations ont prédominé peut-être ; et si dans les tombeaux les plus anciens de Cœré on a trouvé beaucoup d’objets de bronze ou d’argent de fabrique indigène, on y a recueilli en plus grande quantité encore des pièces d’art oriental, que les marchands grecs ont bien pu apporter eux-mêmes, mais que tout porte à croire plutôt de provenance phénicienne. Non qu’il faille donner à ce commerce avec les Phéniciens une importance trop grande : il y aurait méprise à oublier que l’honneur revient aux Grecs d’avoir, à l’aide de leur alphabet et de leurs autres importations, civilisé en réalité et fécondé l’Étrurie.

Le commerce du Latium suivit une tout autre voie. Si rares que soient les occasions de comparer l’usage que font les Étrusques et les Romains des données fournies par la Grèce, on voit les deux peuples travailler sur le même canevas d’une façon absolument indépendante ; et l’on remarque de plus que deux races grecques différentes ont influé sur l’une et l’autre civilisation. Prenez les alphabets latins et étrusques ; vous serez aussitôt frappé d’une divergence accusant celle des origines. L’alphabet étrusque est essentiellement primitif : il ne laisse même plus deviner la localité où il a pris naissance. Celui des Latins, au contraire, par les signes et les formes, rappelle l’alphabet usité dans les colonies chalcidiennes et doriennes de l’Italie et de la Sicile. Le même phénomène se reproduit dans les mots. Le Pollux romain et le Pultuké des Étrusques sont tous les deux l’altération spontanée et locale du Polydeukès hellénique. L’Uthuzé (ou Utuzé) toscan est un dérivé de l’Odysseus grec, dont l’Ulysse (Ulixes) romain reproduit simplement la dénomination siciliote. L’Aivas étrusque répond à la forme grecque primitive l’Ajax romain (Aiax) n’est de même qu’une dérivation usitée en Sicile ; enfin l’Aperta ou l’Apello latin et l’Appellun samnite viennent de l’Apellôn dorien ; l’Apollôn grec se retrouve, au contraire, dans l’Apulu étrurien. Tout concourt donc, et la langue et l’écriture, à montrer le commerce du Latium tourné vers Cymè [Cumes] et la Sicile ; tous les vestiges de ces anciens temps l’attestent ; et la monnaie de Posidonia trouvée dans le Latium ; et les céréales achetées quand il y a disette à Rome, chez les Volsques, les Cyméens, les Siciliens, voire même chez les Étrusques ; et par-dessus tout, les rapports intimes des systèmes monétaires des Latins et des Siciliens. La pièce d’argent, appelée nñmow dans le dialecte dorien-chalcidique, la mesure sicilienne dite ²mÛna deviennent le nummus et l’hemina des Latins, et ont, chez eux la même signification. Les noms italiques de mesure, libra, triens, quadrans, sextans, uncia, indiquant les quantités et le poids du cuivre qui sert d’abord de monnaie chez les Latins, ont, dès le troisième siècle de Rome, pénétré en Sicile et prennent place dans la langue usuelle sous les formes hybrides et corrompues de λίτρα, τετρας, τριας, έξας, ούγχία. Seuls parmi les autres Grecs, les Siciliens ont mis leurs poids et leurs monnaies en complet et exact rapport avec la monnaie et le poids de cuivre brut des italiques. Ils ne se contentent pas d’attribuer à l’argent une valeur conventionnelle et légale, peut-être, dépassant deux cent cinquante fois celle du cuivre. Ils frappent à Syracuse, dès les temps les plus reculés, des livres d’argent (λιτρα αργυριου), qui, sont la représentation exacte de la valeur d’une livre sicilienne de cuivre (1/120 du talent attique, 2/3 de la livre romaine). D’où l’on est fondé à conclure que le cuivre en barres des Italiques circulait et avait cours en Sicile ; que le commerce latin y était purement passif, et que, par voie de conséquence directe, la monnaie latine y arrivait à flots. Aurons-nous besoin encore de rappeler ici, à titre de preuves, les mots italiques usités par les Siciliens pour désigner le prêt commercial, les prisons, le plat à servir les mets ; et d’autre part les mots siciliens reçus dans la langue romaine ?

Les Latins ont aussi, dans les premières siècles, entretenu des relations avec les villes chalcidiques de l’Italie méridionale, Cymè et Néapolis ; avec les Phocéens d’Éléa et de Massalie (Massalia). On en trouve encore certains vestiges épars. Mais ce commerce resta infiniment moins actif qu’avec la Sicile. La preuve en ressort toujours de l’emploi exclusif de la forme dorienne, dans les mots grecs latinisés (sic, Æsculapius, Latona, Aperta, machina, déjà mentionnés ailleurs). S’il y avait eu entre le Latium, les villes d’origine ionienne, comme Cymè, et les établissements phocéens, des rapports aussi fréquents qu’avec les Doriens siciliotes, nous en rencontrerions certainement des traces dans la langue ; quoique, à vrai dire, ces colonies ioniennes aient elles-mêmes promptement subi l’influence dorienne et que leur dialecte se soit dénaturé à son tour.

Tout se réunit donc pour attester l’étendue du mouvement commercial latin, et les contacts quotidiens avec les Grecs de la mer occidentale, et surtout de la Sicile. Ce mouvement s’est-il porté de même dans d’autres directions ou vers d’autres peuples ? c’est ce que rien ne vient nous dire ; et la philologie ne relève pas une seule trace d’une rencontre quelconque avec les peuples de langue araméenne[11]. Que si l’on se demande comment faisait tout ce négoce soit par les traitants italiens allant à l’étranger, soit plutôt par les marchands étrangers venus en Italie : nous répondrons qu’en ce qui concerne le Latium, nous penchons pour le premier système. On ne saurait autrement comprendre la réception, dans le dialecte usuel des peuples de Sicile, de tous les mots qui désignent l’équivalent monétaire latin et le prêt commercial. Une telle migration eût-elle été possible, si les marchands siciliens ne fussent venus à Ostie que pour y recevoir du cuivre en échange des bijoux qu’ils apportaient ?

En ce qui touche l’état des classes et des personnes s’occupant du négoce, il est remarquable que le haut commerce de Rome ne s’est jamais constitué en caste indépendante en face de la propriété foncière : mais ce n’est là qu’une anomalie facile à expliquer. Le grand commerce, en effet, est toujours resté dans la main des grands propriétaires. Placés sur un sol découpé par plusieurs rivières alors navigables, payés en nature seulement par leurs redevanciers, ceux-ci bientôt, la nature des choses et les monuments du temps l’attestent, ont su se procurer une flottille ; et, possédant ainsi les fruits à exporter et les moyens de transport ils se sont directement adonnés aux affaires maritimes. Les premiers Romains n’ont point connu les aristocraties rivales de la terre et de l’argent ; et les grands domainiers chez eux furent aussi les grands spéculateurs et les capitalistes. Si le commerce eût été fort étendu, c’eût été chose impossible que de réunir les deux professions ; mais, qu’on ne l’oublie pas, elles n’avaient alors qu’une importance relative. Bien que le commerce du Latium se fût tout entier concentré dans Rome, cette ville en tant que marché, demeurait loin encore derrière Cœré et Tarente, et ne cessait pas d’être la capitale d’un État principalement agricole.

 

 

 



[1] Qu’on n’aille point, d’ailleurs, chercher dans les antiquités italiennes quelque chose qui ressemble à la communauté agraire des Germains, la propriété partagée entre les compagnons, à côté de la culture du sol faite en commun. Alors même que, comme en Germanie, chaque membre de la famille eût pu être considéré comme le propriétaire de tel champ, compris dans tel canton, préalablement délimité, du territoire commun, la séparation des cultures n’en serait pas moins sortie plus tard du morcellement des portions arables. Mais c’est bien plutôt le contraire qui eut lieu en Italie ; là les parts assignées à chaque habitant portent tout d’abord son nom (fundus Çornelianus) ; et la possession foncière, on le voit par ce témoignage, s’individualise aussitôt que née, et se montre réellement et complètement exclusive.

[2] Cicéron (de Rep., 2, 9, 14 ; cf. Plutarque, quest. rom., 15) s’exprime ainsi : Tum (au temps de Romulus) erat res in pecore et locurum possessionibus, ex quo pecuniosi et locupletes vocabantur. — (Numa) primum agros, quos bello Romulus ceperat, divisit viritim civibus. Denys d’Halicarnasse attribue également à Romulus le partage des terres en trente districts de Curies ; à Numa la plantation des bornes et l’introduction de la fête du dieu Terme (Terminalia, Denys, I, 7, 2, 74) ; v. encore Plutarque, Numa, 16.)

[3] Comme on conteste d’ordinaire cette assertion, nous laisserons parler les chiffres. Les agronomes de Rome calculent qu’il faut en moyenne 5 boisseaux (modii) de semence par jugère [à 8,75 lit. par boisseau, soit en tout 43,77 lit.], lesquels donneront un rendement du quintuple. D’après cette base, en faisant même abstraction de la maison, de la cour et des jachères, et en considérant l’heredium tout entier comme terre arable et constamment productive, il donnera 56 modii, ou 40 seulement, si l’on déduit la réserve pour semence. Or, Caton compte que chaque esclave adulte, et soumis à un fort travail, consomme 51 boisseaux par an. Par où l’on voit de suite qu’il n’y a pas à se demander si l’heredium pouvait faire vivre une famille. En vain on s’efforcerait d’ébranler ces résultats, en ajoutant au produit de l’heredium tous les autres fruits accessoires de la terre ou du pâturage commun figues, légumes, lait, viande, etc. Nous savons que les pâturages étaient d’une mince importance chez les Romains, et que les céréales y faisaient la nourriture principale du peuple. On vantera peut-être l’intensité de la culture chez les anciens. Sans nul doute, les paysans d’alors ont su tirer de leurs champs un rendement plus fort que ne l’ont fait les possesseurs des vastes plantations de l’époque impériale ; et nous ajouterons volontiers au total, la récolte des figuiers, les secondes moissons, tout ce qui enfin a pu et dû notablement accroître le produit brut. Encore faudra-t-il toujours rester dans une certaine mesure et ne point oublier que, s’agissant d’une évaluation moyenne et d’une agriculture peu ou point savante, ni conduite à l’aide de grands capitaux, on n’arrivera jamais à combler le déficit énorme, signalé plus haut, par une simple augmentation dans le rendement. — Soutiendra-t-on aussi que même dans les temps historiques, il a été fondé des colonies où les lots assignés ne dépassent pas 2 jugères ? Mais, qu’on le remarque, le seul exemple qu’on cite, celui de Labicum* (de l’an 336 – 418 av. J.-C.), est loin, aux yeux des savants avec qui il vaut la peine de discuter, de se rattacher à une tradition historique digne de confiance jusque dans ses détails ; elle donne prise même à bon nombre de difficultés (Tit. Liv. IV, 47. — V. infra, livre II, chap. V, aux notes). Ce qui paraît vrai, c’est que, quand il était fait à tous les citoyens des assignations de territoire (adsignatio viritana), sans envoi de colonies, ces assignations ne comprenaient souvent qu’un petit nombre de jugères (sic, Tit. Liv. VIII, 11, 21). Mais alors, ce n’étaient point des cultivateurs nouveaux qui se trouvaient mis en possession. C’étaient les anciens à qui il était donné par surcroît de nouvelles parcelles prises sur le territoire conquis (Cf. C. I. R. I., p. 88). En tout cas, quelle que soit l’opinion que l’on adopte, cela vaudra mieux toujours que d’aller se jeter dans une hypothèse aussi merveilleuse que le miracle de la multiplication des 5 pains et des 2 poissons de l’Évangile. Les paysans romains étaient, eux, beaucoup plus modestes, que leurs historiographes. Ainsi que nous l’avons dit ailleurs, ils ne croyaient pas pouvoir vivre quand leur domaine n’était que de 7 jugères (1 hect. 7 ares 64 cent.), ou quand il ne rendait pas plus de 140 boisseaux romains (42 hectolit. 25 lit. 63 centil.).

*[Dans le Latium, entre Tusculum et Prœneste, non loin d’un bourg appelé aujourd’hui Colonna].

[4] Nous nous servons du mot impropre de tonneau : mais chacun sait que les vieux Romains mettaient leur vin dans des vases de poterie fermés ; calpar, cupa.

[5] Oleum, oliva, viennent d’έλαιον, έλαια : amurca (l’écume qui sort du pressoir) n’est autre que l’αμόργη des Grecs.

[6] Annum ita diviserunt, ut nonis modo diebus urbanas res usurparent, reliquis VII ut rura colevent. — Varr., R. R. 2, prœfat. 51.

[7] Ovide, les décrit : Fast., 1, 663 et suiv. Ces fêtes étaient celles de tout le pagus, d’où elles sont aussi appelée Pagenalia. Elles avaient lieu en janvier.

[8] Mamuri Veturi nomem frequenter in cantibus Romani frequentabant hac de causa : Numa Pompilio regnonte, e cœlo cecidisse fertur ancile… unaque edita vox, omnium potentissimam fore civitatem, quamdiu id in ea manssinet. Itaque facta sunt ejusdem generis plura quibius misceretur, ne internosci cœleste posset. Probatum opus est Mamuri. — Fast., éd. Müller, p. 131. — Ovide, Fast., 3, 391. —Propert., 4, 2, 61

[9] Ce rapport légal de valeur entre les brebis et les bœufs a été fixé au chiffre proportionnel de 4 pour 40 à raison de ce que, lors de la conversion en argent de la prestation en bétail des amendes expiatoires, la brebis fut taxée à 40 as, le bœuf à 100 (Festus, v° Peculatus, p. 237, cf. p 24, 144. — A. Gell., II, 1 — Plutarque, Poplicola, 11). La même appréciation se retrouve dans la loi islandaise : la vache y vaut 42 moutons : seulement, comme on le voit, le droit allemand substitue le système duodécimal au système décimal primitif. — Nous n’insisterons plus sur la dénomination latine adoptée pour désigner l’argent (pecunia) ; le même fait s’est produit chez les Germains (fee, en anglais [de l’allemand Vieh]).

[10] Velum est certainement d’origine latine ; il en est de même de malus, qui ne signifie pas seulement l’arbre du mât, mais l’arbre en général : antenna semble formé de la préposition Œn‹ (comme dans anhelare, antestari), et de fendere, et équivaut à supertensa. En revanche sont grecs, gubernare (gouverner), ancora (ancre), prora (l’avant ou la proue), aplustre (l’arrière), anguina (le cordage de la vergue), nausea (le mal de mer). Des quatre vents principaux, l’Aquilo, le vent de l’Aigle, la Tramontane ou vent du nord ; le Volturnus (origine incertaine, le vent du Vautour, sans doute) ou vent du sud-est ; l’Auster, le vent desséchant du sud-ouest, (le sirocco) ; le Favonius, le vent du nord-ouest, qui souffle de la mer Tyrrhénienne et favorise le marin, aucun n’a un nom indigène applicable à la navigation. Mais tous les autres vents latins s’appellent de noms grecs ; comme l’Eurus, le Notus ; ou de noms traduits du grec, comme le Solanus, l’Africus, etc.

[11] A l’exception des mots Sarranus, Afer et d’autres noms de lieux analogues, il ne se trouve pas dans le latin ancien un seul mot emprunté directement aux dialectes phéniciens. On en pourra citer quelques-uns de racine phénicienne, sans doute (comme arrabo, erra, et peut-être murrha, nardus, etc.) ; mais qui, certainement, ont passé d’abord par le grec. Celui-ci contient, en effet, un bon nombre de mots orientaux ; dont l’emprunt témoigne d’anciennes et actives relations avec les Araméens. Nous en dirons autant du mot thesaurus, qui a été une énigme pour les philologues : grec pur ou vocable pris par les Grecs aux Phéniciens ou aux Perses, c’est aux Grecs que les Latins l’ont pris à leur tour, ce qu’atteste la persistance de l’aspirée th. (V. chap. XII, ce que nous avons dit des influences orientales).