L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Appendices

Quelques mots sur l’ethnographie et l’antique histoire de la Gaule.

 

 

En ce qui touche les peuples celtiques, à dater de leur entrée dans l’histoire, nous n’avons qu’à renvoyer le lecteur aux pages que M. Mommsen leur a consacrées dans ses précédents volumes. Au chap. VII du cinquième livre, il étudie plus spécialement l’état de leur civilisation, au temps même de la conquête romaine, et alors qu’ils ont vieilli déjà sur la terre des Gaules, leur patrie définitive.

Mais, bien avant cette époque, on se le rappelle, les Romains les avaient rencontrés déjà dans la Cisalpine et sur le Pô, et en remontant plus haut encore, on les a vus refoulant les Étrusques, occupant l’Ombrie, prenant et saccageant Rome. Repoussés à leur tour, ils étaient restés campés dans l’Italie du nord (IVe siècle de Rome).

A ce moment, notre auteur leur a consacré plus d’une brillante page (livre II, chap. IV : migrations en Italie ; prise de Rome ; guerres en Étrurie, dans l’Ombrie et sur le Pô). — Plus tard, les Cispadans et Transpadans (Boïes, Insubres, Cénomans et Sénons, tous les peuples enfin de l’Ager Gallicus) prennent part aux luttes des Tusco-Samnites contre Rome, et leurs bandes sont défaites à Sentinum (459 [295 av. J.-C.]). Avant la descente de Pyrrhus en Italie, le consul Dolabella est entré chez les Sénons, les a écrasés ou expulsés (batailles du lac Vadimon et de Populonia (472-471 [282-283 av. J.-C.]). Pyrrhus vaincu, Rome procède à l’unification de l’Italie et plante ses premières colonies en plein pays gaulois. Mais elle n’est point encore solidement assise sur ce sol tourmenté : les Boïes, les Cénomans et les Insubres se défendent, renforcés tous les jours par leurs frères d’au-delà des Alpes (Lingons et autres). Alors s’ouvre la grande guerre de la conquête de la Cisalpine : les Gaulois sont défaits à Télamon (529 [-225]) ; le Pô est franchi ; Milan tombe (532 [-222]), et la République, poussant en avant la construction de la voie Flaminienne, commande jusqu’aux montagnes du haut des remparts de Placentia et de Mutine.

Mais voici qu’Hannibal arrive par la route de la Gaule Transalpine méridionale. L’orage qui va fondre sur Rome agite et soulève des peuples jusque-là demeurés inconnus. Il allume aussitôt la révolte chez les Cisalpins qui fourniront au Carthaginois de vaillantes recrues pour ses longues guerres, puis retomberont pour toujours sous le joug (558 [-196]). En même temps qu’elle achève la colonisation de la Cisalpine, Rome prend ses dispositions défensives contre les Transalpins du nord et du nord-ouest.

Cependant, en Orient, à l’époque des guerres de Macédoine et d’Asie, elle a de nouveau rencontré devant elle, en Galatie d’Asie-Mineure, une population celtique, débris de ces Belges qui jadis avaient envahi la Grèce : Manlius Vulso (565 [-189]), pousse une porte jusqu’au milieu du territoire où elle s’est fixée. Ailleurs encore nous la verrons mentionnée. — Sur un autre point, à l’occasion des guerres puniques et depuis, Rome s’est trouvée en contact avec les Celtibères.

Enfin, elle a franchi les Alpes et commencé, sans s’en douter, la grande conquête réservée à César. Elle s’est alliée avec Marseille, elle a battu ou réduit les Ligures de la côte ; s’est immiscée dans les querelles locales : a lutté heureusement contre les Allobroges, contre Bituit, et ses Arvernes, et s’est coalisée avec les Éduens. Elle a fondé Narbonne, Aix, et s’est établie dans la Province transalpine. Elle aperçoit devant elle les peuples celtiques d’entre Rhin et Danube, au nord des Alpes. Survient alors l’invasion des Cimbres et des Teutons, aussi désastreuse pour les Gaules que menaçante pour l’Italie. Les premiers actes de ce long et sanglant épisode se passent dans les Gaules où ils ont laissé de vivants souvenirs. — A dater de là, la Narbonnaise fournit à Rome des soldats, et pendant les guerres de Sertorius, il règne encore quelque agitation dans la Province : on peut dire cependant que Rome y a pris pied solidement, et qu’elle y est présente et souveraine.

Mais la Gaule propre était au-delà : populeuse et menaçante encore, et derrière elle, arrivaient les Germains, envahisseurs et conquérants prédestinés de l’Occident. César voit qu’il faut prendre, les devants et planter sur le Rhin la digue qui assurera la paix du monde. La guerre des Gaules s’ouvre enfin, et M. Mommsen dessine le grand tableau qui précède le récit des batailles du Proconsul.

De la patrie originaire des Gaulois, de leur caractère ethnographique, de leur langue, de leurs migrations d’Orient en Occident, de ces grands chocs en retour, par lesquels ils se manifestent durant la première et belliqueuse période, se répandant sur l’Italie, le long de la chaîne des Alpes, au sud et au nord, en Grèce, en Asie-Mineure, notre auteur n’a dit que ce qu’il avait à dire pour les besoins de son récit.

Ajoutons quelques mots. Aussi bien s’agit-il ici de ceux dont le sang, mêlé et renouvelé tant de fois, coule encore, dans nos veines.

Nul doute aujourd’hui que les Gaulois ne soient un rameau détaché de la grande souche indo-européenne ou indo-germanique. Enfants de la mère commune des nations du type Japétique ou Caucasique à peau blanche, ils ont quitté les plateaux de l’Asie centrale à une époque inconnue, vraisemblablement avant que les Aryas ne fussent descendus dans l’Inde ; vraisemblablement aussi avant le départ des races Pélasgiques gréco-latines, et bien certainement avant la grande migration des Germains et des peuples à la suite. Ils se nomment Gaidhel ou Gaëls (d’où par corruption les Κελτοι des Grecs, les Celtæ et les Galli des Romains). Arrivés dans la région occidentale de l’Europe moyenne, ils poussent devant eux les populations plus anciennes (les Autochtones des anciens, Ligures du sud-est, Ibères de l’Aquitaine et de la péninsule hispanique, avec lesquels ils se fondent au-delà de la chaîne pyrénéenne, Celtibères), laissant subsister à l’état quasi primitif les Euskés (Euskares ou Basques), de nos jours encore restés à cheval sur la chaîne des montagnes ; et ils vont peupler les Iles Britanniques, où on les retrouve aujourd’hui dans le Pays de Galles, dans l’Écosse du nord, dans l’Irlande, dans les Iles du Canal et les Hébrides ou Iles de l’Ouest (Western Islands).

Ils appartiennent, disons-nous, au type caucasique, tout le prouve. Leur tête est conformée comme celle des Aryas ; la région de l’occiput est prolongée ; les mâchoires sont peu proéminentes ; le nez est étroit, le plus souvent aquilin ; la bouche est petite ; les lèvres sont minces ; le menton rond ; les yeux grands, armés de sourcils arqués. Nous ne relevons ici que les caractères les plus ordinaires, et abstraction faite des diversités locales[1].

Sous le rapport de la langue, les mêmes conclusions s’imposent. Les données fournies par les Latins et les Grecs, les idiomes plus modernes et partant fort dégradés ou mêlés des Bas-Bretons et des Gaëls de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et de l’Écosse, nous enseignent l’incontestable et commune origine des Celtes. Leur langue appartient à la famille des langues à flexion, c’est-à-dire de celles qui ont franchi d’un bond ou parcouru la période monosyllabique et la période de l’agglutination, ou les époques de l’organisme purement élémentaire (J. Grimm, Origine du langage). On remonte facilement, en suivant les lois de la permutation des consonnes, du celte au sanscrit et à l’iranien. Chez les Celtes, on retrouve dans le pronom, dans la conjugaison des verbes, et ailleurs, les caractères marqués de la langue indo-européenne (A. Maury, la Terre et l’homme. — Langues celtiques, p. 503 et s. — Ad. Pictet, Affinité des langues celtiques avec le sanscrit, 1837. — W. Edwards, Recherches sur les langues celtiques, 1844).

Ajoutons que les flots de l’immigration celte ayant successivement déposé leurs apports dans l’ouest, et que les peuples celtes s’étant mêlés au sud et au nord avec des éléments tout divers; il en ressort que l’on a distingué parmi eux des sous races parfaitement tranchées : 1° les Aquitains au sud-ouest, qui sont bien moins des Gaulois que des Celtibères, ou même des Ibères purs, sous les croups des Pyrénées[2] ; 2° les Celtes proprement dits ou Galls, ou Gaulois au centre, entre la Seine et la Garonne, et 3° les Belges ou Bolg au nord, plus ou moins mêlés de sang germain, plus sauvages, plus belliqueux, plus réfractaires à la civilisation que leurs voisins du sud. — Mais laissant de côté l’élément aquitain, nous nous trouvons en présence des deux grands rameaux celtiques, les Belges ou Kymris au nord de la Seine, les derniers venus et les avant-coureurs des Germains qui arrivent sur leurs talons, et les Galls qui peuplèrent l’Helvétie, la Gaule centrale, la Basse-Bretagne (ou Armorique), et même les îles Britanniques, où d’ailleurs, au nord surtout, les Kymris ont aussi jeté des essaims[3].

Un historien économiste, M. Moreau de Jonnès (la France... et ses origines nationales. Paris, 1856, 2e part. ch. 2 et s.) s’est évertué à tracer l’itinéraire des Celtes du fond de l’Asie jusque dans les Gaules ; il a voulu même donner les dates de leurs divers stationnements. Mais c’est là faire œuvre purement divinatoire et, partant, hypothétique : c’est vouloir poser des bornes milliaires dans les ténèbres et le chaos. Nous ne le suivrons pas[4]. Les conclusions générales qui précèdent, empruntées à César, à Strabon et, parmi les modernes, à M. Amédée Thierry (Hist. des Gaulois, Introduction) et à notre ancien et excellent collègue, M. Valentin Smith (de l’origine des peuples de la Gaule transalpine. Paris, 1866. Impr. impériale) suffisent à l’objet de cette note.

Rappelons seulement les dates certaines des principales expéditions gauloises postérieures à l’établissement des Celtes dans l’Occident et de leurs mouvements en retour vers l’Est.

Invasion des contrées danubiennes :

vers 600

- de la forêt Hercynienne par Sigovèse :

- de la Cisalpine par Bellovèse :

Fondation de Mediolanum :

Invasion de la Grèce et de Delphes :

280

- de l’Asie-Mineure (Galatie) :

278

Je termine en rendant justice aux efforts de la science moderne pour résoudre ces hardis problèmes. Ensevelie dans la nuit des temps et sous les entrailles de la terre, l’Odyssée de la civilisation aryo-celtique sera peut-être plus complètement racontée un jour. Peut-être qu’il sera donné à quelque infatigable chercheur de rattacher par un lien sûr et continu aux Kymris et aux Celtes qui luttèrent contre César, et les peuplades de l’Albanie dans l’antique Caucase, et les Cimmériens, stationnés un jour non loin de la Caspienne, et plus tard localisés du côté du Jutland. Critique historique, archéologie, linguistique, anatomie et paléontologie comparées, géologie enfin, tout est mis aujourd’hui à contribution sur le sol tant de fois fouillé, si riche encore, de notre terre des Gaules. Si le dernier mot n’a pas été dit, la route est frayée. Déjà, nous le pouvons tenir pour certain, les Gaules, quand les Celtes y arrivèrent, apportant de l’Arye les premières et principales notions agricoles et la pratique des métaux, déjà l’Occident européen était, et depuis longtemps, occupé par des populations qu’ils ont sans doute achevé de détruire (Autochtones ou d’origine inconnue, Touranienne, peut-être), par les hommes des âges de la pierre polie et de la pierre taillée, par ceux des agglomérations lacustres, petits et trapus, aux crânes épais, venus avec le renne des régions du nord-est, et qui, eux aussi; entrèrent un instant, ce semble, dans la période meilleure d’une civilisation rudimentaire, ébauchant l’agriculture et le maniement du bronze jusqu’au jour où ils périrent dans un cataclysme terrestre ou sous un diluvium de peuples plus forts[5].

Quelle était, la population de la Transalpine au temps de César. M. Mommsen se refuse à de trop précises conjectures. MM. Am. Thierry, Valentin Smith (l. c. pp. 34 et s.) et l’empereur Napoléon III (Hist. de César, II, pp. 18 et s.), se sont livrés à des évaluations qui semblent plausibles (7.000.000 à 8.000.000 d’hommes). Ils donnent le tableau des 98 peuples nommés par César ou ses continuateurs.

Tous ces peuples, divisés pendant la conquête, morcelés une fois conquis, ne se relevèrent plus. Leur assimilation paraît avoir été singulièrement facile. César se les attacha tout d’abord en les associant à ses armes et à ses victoires ultérieures, en les appelant souvent à la cité romaine, parfois même à l’honneur du Sénat, en prélevant pour sa cavalerie la fleur de la jeunesse celtique, en plaçant près de chaque conseil ou grand clan un résident ou véritable commissaire à lui dévoué (B. g. 7, 76). Le Gaulois se latinisa vite. On lui avait fait meilleure la condition de sa servitude condicione parendi meliore (B. g. 8, 49 — V. aussi M. Mommsen, livre V, chap. VII). Peu d’années y suffirent, et il fut donné à Auguste d’achever bientôt l’organisation que le conquérant n’avait fait que fonder. Mais c’est là un sujet qui appartient à une autre histoire (V. Am. Thierry, la Gaule sous l’administration romaine). Disons seulement qu’à partir de l’ère impériale, nulle protestation, nul soulèvement ne se firent jour, sauf peut-être la tentative audacieuse de Civilis et de ses Bataves. La Gaule, devenue romaine, prend parti tous les jours pour l’un ou pour l’autre des prétendants à l’empire : elle s’est endormie dans l’oubli de son ancienne nationalité. Les Druides, pourchassés, se perdent au fond des forêts, sur la limite des frontières lointaines, dans les brumes du nord, dans les rochers de l’ouest ou des îles ; et quand, au IVe siècle, roulera l’avalanche des hordes germaniques, les Francs trouveront implantés et florissants dans les Gaules, la langue et les usages des conquérants latins, leurs institutions municipales et leur droit public et privé, l’une des principales et plus durables assises des sociétés modernes.

 

 

 



[1] Nous constatons d’ailleurs, par les témoignages de César, de Strabon, parmi les anciens, et d’accord avec tous les auteurs modernes, qu’il existait des différences marquées, et dans la conformation physique (traits du visage, couleur des cheveux, stature, etc. ) et dans la langue, différences qui ne permettent pas de confondre les Kymris ou Galls proprement dits et les Belges ou Galls du nord. Ils constituent évidemment deux rameaux divers d’une même souche (César, B. g., 1. 1. — Strabon, 4, 1).

[2] Strabon, loc. cit.

[3] Milne-Edwards (Lettres à M. Amédée Thierry, et Niebuhr, trad. Golbery), IV, p. 288.

[4] Voici les principales indications fournies par cet auteur.

Départ de la Transoxiane

av. J.-C. 2200

Conquête de l’Egypte (pour lui, les Hyksos seraient des Aryas, ancêtres des Gaulois !)

2084

Arrivée

dans la Gaule

1700

-

en Espagne

1581

-

en Italie

1579

-

en Irlande

1500

 

[5] V. sur ce sujet intéressant un excellent et tout récent résumé des données de la science, inséré par M. G. de Saporta dans la Revue des Deux-Mondes (15 août 1868).