L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

 

Portrait de Théodore Mommsen.

 

 

Il ne nous est pas possible aujourd’hui de parler sans un serrement de cœur de l’Histoire romaine de M. Mommsen. Lorsqu’il y a dix ans un honorable magistrat de Paris, M. Alexandre, entreprit de la traduire en français, les encouragements ne lui manquèrent pas. Beaucoup d’entre nous suivaient alors avec la plus vive sympathie les travaux scientifiques de l’Allemagne ; ils applaudissaient sans envie à ses découvertes, ils souhaitaient à nos écoles de prendre modèle sur les siennes, ils cherchaient à reproduire ses méthodes dans leur enseignement, s’autorisaient volontiers de son exemple, et se faisaient de loin ses disciples. On les accusait bien quelquefois de se trop abandonner à des admirations étrangères, et on les soupçonnait tout bas d’être peu patriotes ; mais ces reproches ne les arrêtaient point. Il leur semblait qu’il ne faut pas laisser les haines nationales pénétrer dans les régions calmes de la science, et qu’à mesure qu’on s’élève vers ces hauteurs d’où l’œil embrasse de plus vastes horizons, on doit être moins accessible aux mesquines rivalités et aux basses jalousies. Ils croyaient qu’en se rapprochant dans des études communes les deux peuples arriveraient à mieux se connaître et à s’estimer davantage ; ils espéraient enfin que dans cette réconciliation, qu’ils appelaient de leurs vœux, les lettrés et les savants seraient heureux de jouer le rôle de bienveillants intermédiaires et d’ambassadeurs pacifiques.

On sait combien ces espérances ont été trompées. Les savants, les lettrés de l’Allemagne ont attisé les haines au lieu de les calmer. Il n’est pas de petite école qui n’ait cru devoir faire sa manifestation contre nous, où quelque professeur n’ait pris un jour la parole pour nous maudire, pour demander après une guerre sans pitié une paix sans miséricorde. Dans ce concert d’insultes dont nous avons été l’objet, la voix la plus aigre, la plus cruelle a été peut-être celle de M. Mommsen ; c’est de lui que nous sont venus les plus poignants outrages. Quand ce rigoureux moraliste prêchait aux Italiens l’ingratitude, quand il essayait de prouver à ce pays, à qui nous avons rendu son unité, qu’il devait être très satisfait de voir briser la nôtre, il ne trouvait pas de termes assez forts pour railler nos ridicules ou fulminer contre nos vices. On a été chez nous aussi surpris qu’attristé de ces violences. Il n’y a certainement personne à qui il convînt moins qu’à M. Mommsen de se compromettre dans ces rivalités passionnées. Son nom est peut-être aujourd’hui le plus illustre de l’Allemagne. Dans son insatiable curiosité, il a touché à toutes les connaissances humaines ; c’est à la fois un jurisconsulte, un philologue, un numismate, un épigraphiste, un historien. Il a fouillé tous les recoins de l’archéologie antique, il a publié des éditions d’anciens auteurs, des travaux sur la chronologie et le droit romain, sur les anciens dialectes italiques, et une quantité innombrable de dissertations de tout genre pour redresser des opinions fausses ou éclaircir des questions douteuses. Il est l’âme de cette réunion d’érudits qui a entrepris de nous donner la collection complète des inscriptions romaines, il en a publié le premier volume, et prépare ou revoit les autres. On pouvait donc croire que sa réputation scientifique lui imposerait quelque réserve. Il semblait à ses amis et à ses admirateurs, dont le nombre était grand en France, qu’ils devaient s’attendre à plus de générosité de sa part. Ils avaient tort. M. Mommsen a été au contraire parfaitement fidèle à lui-même. Il avait pris la peine de nous prévenir d’avance de ses sentiments, et, si nous nous sommes fait quelque illusion, c’est que nous avions mal lu ses écrits. Le plus important et le plus populaire de ses livres, son Histoire romaine, aurait dû nous ouvrir les yeux. On y trouve en germe, quand on veut les y chercher, ces principes qui nous ont été si rigoureusement appliqués, et ces théories insolentes qui se sont exprimées avec tant de hauteur après la victoire.

Il nous parait curieux d’étudier ce livre à la lueur que les derniers événements ont jetée sur lui. Il ne s’agit pas en ce moment d’en discuter la valeur historique, qui est très grande, ni d’apprécier en l’examinant à fond les services de tout genre que l’auteur a rendus à l’étude de l’antiquité ; nous voulons seulement essayer d’y découvrir les opinions et l’esprit de l’Allemagne d’aujourd’hui, et c’est uniquement le présent que nous cherchons dans ce récit du passé.

 

- I -

Quand on s’occupe de l’Histoire romaine de M. Mommsen, on songe à celle de Niebuhr, et l’idée vient aussitôt de les comparer. Toutes les cieux ont été accueillies par une très vive admiration, mais les qualités qu’elles offrent sont très diverses, et le succès qu’elles ont obtenu tient à des causes opposées. Quand on lus rapproche l’une de l’autre, ce sont surtout les différences qui frappent. Cette comparaison peut servir à montrer combien l’Allemagne de 1813 ressemblait peu à celle de 1870, et de quelle façon la science et le public allemand ont changé dans un demi-siècle. Niebuhr commença ses grands travaux au lendemain d’Iéna ; le moment était favorable pour une pareille entreprise. Il y a des malheurs qui profitent ; celui d’Iéna est du nombre : c’est une défaite qui a plus servi à la Prusse que beaucoup de victoires. Écrasée en quelques jours, la Prusse eut l’honneur de voir clairement d’où venait sa faiblesse et par quels moyens on pouvait la guérir. Pour tirer la nation de son engourdissement, pour ranimer l’esprit public, elle lui donna les salutaires excitations du travail. Elle n’eut pas peur d’instruire le peuple ; avec des finances ruinées, elle n’épargna rien de ce qui pouvait servir au progrès des sciences ; elle fonda des écoles, des gymnases, des universités. Par bonheur, il ne se trouva pas chez elle de bel esprit sceptique qui se demandât à quoi des professeurs pouvaient servir contre les soldats de Napoléon ; elle n’écouta pas ces conservateurs effarés qui prétendent que l’ignorance est la plus sûre garantie de l’ordre public, elle n’eut pas la douleur de voir les partis survivre au désastre commun et se disputer avec acharnement quelques ruines. Tout le monde se mit à l’œuvre sans hésitation, sans désaccord, et il y eut comme une émulation de travail entre toutes les classes de cette société qui voulait revivre. Niebuhr était alors professeur à l’université de Berlin qu’on venait de créer. C’est là, devant ces jeunes gens animés de l’esprit nouveau, frémissant des hontes passées, mais pleins d’espoir de les réparer bientôt, qu’il commença ses études hardies sur l’histoire romaine. On sait avec quelle audace il jetait à bas tous les anciens systèmes, et refaisait à sa manière le passé de Rome. Ces nouveautés étaient accueillies avec enthousiasme. L’ardeur du public soutenait celle du maître. Il disait à ses auditeurs, comme Pyrrhus à ses soldats : Vous êtes mes ailes, et, emporté avec eux loin des opinions reçues et des routines respectés, il renouvelait tout. C’était pour l’Allemagne l’époque des conceptions hardies et systématiques. Au même moment, les disciples de Wolf bouleversaient la critique, Creuzer préparait dans sa Symbolique une théorie complète des religions anciennes ; on voulait tout reconstruire à neuf, les demi-mesures, les affirmations timides, les restrictions, les hésitations, ne satisfaisaient personne, on tranchait, on décidait, et du premier coup on créait un système de toutes pièces. Celui de Niebuhr est connu : avec quelques textes mutilés, avec quelques lignes douteuses d’écrivains perdus, il rend le relief et la vie à des époques effacées. Sa science est immense, sa pénétration est plus merveilleuse encore. Il a le sens de l’antiquité ; il la retrouve ou plutôt il la devine dans ces traditions obscures, qui se sont altérées en passant par tant de bouches. Il les interprète et les explique, il les complète, il les corrige, il les éclaire les unes par les autres, il en tire des lumières imprévues sur les populations primitives de l’Italie. Ces hordes de barbares dont on savait à peine le nom, il les voit se précipiter du haut des Alpes et des Apennins, chassant devant elles leurs prédécesseurs, et balayées à leur tour par ceux qui les suivent. Il les accompagne dans leurs voyages, il signale leurs divers établissements, il dépeint leurs mœurs, il nous apprend leur histoire. Sur les sept collines de la ville éternelle, il groupe les peuplades sauvages qui ont formé plus tard le peuple romain ; il bâtit Roma sur le Palatin, Quirium sur le Capitole, Lucerum sur le Cœlius. Il sait les aventures des trois villes rivales, leurs alliances et leurs combats, il en retrouve quelques souvenirs dans ces légendes gracieuses ou sombres qu’on racontait sur l’enfance de Rome, et qui lui semblaient des fragments de quelques grandes épopées perdues. Une sorte d’enthousiasme calme et d’exaltation sereine anime tous ces récits. Il disait plus tard : Je dois à ces recherches les jours les plus heureux de mes plus belles années. Celui qui rappelle à l’existence des choses anéanties goûte toute la félicité de la création. La création de Niebuhr n’a pas résisté au temps. La critique a renversé l’édifice hardi qu’il avait élevé ; mais les ruines de son système conservent encore un air de grandeur qui séduit l’imagination. L’époque de Niebuhr est vraiment l’âge poétique de la science allemande.

Aujourd’hui le vent est à la prose ; on se perd moins vite dans les nuages, on tient à marcher sur la terre ferme. Dans l’histoire de M. Mommsen, il y a moins de témérités, mais aussi moins d’imagination que dans celle de Niebuhr. Il n’a pas autant de goût pour les temps primitifs, qu’il est si difficile de bien connaître ; il n’y séjourne pas volontiers, il aime mieux en ignorer l’histoire que d’être obligé de la refaire. Sa méthode est plus strictement scientifique, et l’on n’aurait qu’à le féliciter de sa réserve, si, dans la pensée de faire autrement que son devancier, il ne se jetait parfois dans l’extrême opposé. On vient de voir l’importance que Niebuhr attachait aux vieilles légendes rapportées par les historiens ou les poètes ; c’est sur elles que repose toute sa reconstruction du passé. M. Mommsen ne consent jamais à s’en servir, il les traite partout avec un dédain superbe. Les traditions venues jusqu’à nous, dit-il, avec leurs noms de peuples défigurés, avec leurs légendes confuses, ressemblent à ces feuilles desséchées dont nous avons peine à dire qu’elles ont été vertes un jour. Ne perdons pas notre temps à écouter le bruit du vent qui les soulève, et il cherche ailleurs des renseignements plus sûrs. C’est aux monuments, aux médailles, aux inscriptions, qu’il les demande d’ordinaire, et, pour les époques où l’on n’écrivait pas encore, aux souvenirs laissés par les institutions anciennes, aux débris qui restent des vieilles langues. La grammaire comparée, qu’il a étudiée avec éclat, lui est surtout fort utile : elle lui sert à établir le nombre et les limites des races diverses qui ont occupé l’Italie. Les ressemblances ou les variétés de leurs idiomes indiquent le degré de parenté que ces peuples avaient entre eux ; nous pouvons ainsi affirmer s’ils sont étrangers les uns aux autres ou s’ils viennent de la même origine, et dans ce cas savoir d’où ils sont sortis ensemble et à quel moment ils se sont séparés. C’est une méthode sage, et qui laisse peu de place aux hypothèses séduisantes, mais incertaines, de Niebuhr. En dehors de ces données sûres, M. Mommsen ne veut rien connaître. Aussi courageux qu’Ulysse, il a d’avance fermé l’oreille au chant des sirènes ; il demeure entièrement insensible aux récits poétiques que l’antiquité nous conte sur les premiers temps de Rome, et qui ont charmé tant de générations. dans cette histoire romaine, il est à peine question des premiers rois ; les noms de Romulus et de Numa ne sont qu’incidemment prononcés, et il n’est parlé nulle part des Boraces ni de Lucrèce. Rome n’est plus seulement, comme l’imaginait Niebuhr, cette réunion de bourgades féodales bâties sur des hauteurs, entourées de murs et de fossés, d’où les héros s’envoient des cartels et descendent dans les plaines du Vélabre ou du Forum pour vider leurs différends dans des combats singuliers ; c’est surtout un entrepôt et un marché. La poésie a cessé d’éclairer ses origines, elle doit sa fondation et son importance à des raisons commerciales. Si l’on s’est décidé à la bâtir sur un sol si malsain et si stérile, si elle est devenue si vite florissante malgré la peste qui la dépeuple tous les ans, c’est qu’elle offre une escale facile aux bateliers qui descendent par le Tibre supérieur ou l’Anio, et un refuge assuré aux petits navires fuyant devant les pirates de la haute mer. La future capitale du monde, la Rome de Romulus et des Sabines, de Numa et d’Égérie, de Lucrèce et des Tarquins, a donc commencé par être simplement une place de commerce !

Cette origine de Rome justifie M. Mommsen du soin qu’il prend d’étudier avant tout la situation économique de la cité naissante. Dans une ville de commerce, les intérêts matériels passent avant les autres ; c’est de ces intérêts que l’historien se préoccupe d’abord. Dès l’origine de la république, trois questions se posent nettement aux hommes d’état romains : de la façon dont ils vont les résoudre dépendent l’existence et la grandeur de leur pays. La première est toute politique : la ville contient deux populations d’origine différente, divisées, ennemies ; comment pourra-t-on arriver à les réconcilier et à n’en faire qu’un peuple ? La seconde est plutôt nationale : à la porte de la cité se tiennent en armes les Italiens qui demandent à y être reçus ; ils allèguent la communauté d’origine, ils rappellent leurs services passés et le sang qu’ils ont versé pour la cause de Rome ; quelle réponse doit-on faire à leurs réclamations ? La troisième est tout à fait économique : Rome augmente presque tous les ans son territoire par ses conquêtes, que doit-elle faire de ses nouvelles possessions ? Les nobles se les adjugent d’ordinaire pour accroître leurs domaines, les pauvres les réclament pour devenir propriétaires à leur tour ; à qui doivent-elles rester ? De ces trois questions, c’est la dernière qui occupe surtout M. Mommsen. Jusqu’à présent, les historiens s’étaient plutôt intéressés aux deux autres ; le partage du consulat entre les patriciens et les plébéiens, l’admission des Italiens dans la cité, étaient pour eux les plus grands événements de l’histoire romaine. L’attention de M. Mommsen se porte plutôt ailleurs ; il est avant tout frappé de l’extension des grands domaines devant lesquels recule sans cesse le petit propriétaire, de la création artificielle d’une noblesse de finance, de ces mesures impolitiques qui, en attirant à Rome le blé étranger pour nourrir à bon marché la populace, amenèrent la ruine de l’agriculture italienne, de l’augmentation croissante de la population servile sur ces terres que le laboureur libre est forcé de déserter.

Ces misères intérieures balancent pour lui la grandeur de la conquête du monde. Il les signale dès les guerres puniques. Cette époque nous parait l’âge d’or de Rome, elle est pour lui le commencement de sa ruine. Dès lors le vaisseau est poussé vers les brisants et les récifs où il doit se perdre. Il s’étonne qu’aucun homme d’état n’ait aperçu le danger ; il admire moins ce sénat qui vient de chasser Hannibal quand il le voit incapable de comprendre le mal et de le guérir. Pour lui, la décadence de Rome a uniquement pour cause une faute d’économie politique : si elle a connu tous les excès de la démagogie, si elle a été contrainte pour se sauver de se jeter dans les bras d’un despote, si après cinq siècles de résistance elle a succombé enfin aux attaques de l’étranger, c’est qu’elle avait eu le tort de méconnaître les vraies conditions de la richesse.

Cette importance donnée à l’économie politique montre un esprit froid et calculateur ; M. Mommsen l’est en effet, et il tient beaucoup à l’être. Elle indique aussi combien l’auteur est de son temps. Tite-Live nous dit, dans un passage qu’on a fort admiré, qu’en racontant les événements anciens son âme se fait naturellement antique. La méthode de M. Mommsen est toute contraire ; c’est avec les préoccupations du présent qu’il aborde l’étude du passé, et il transporte hardiment dans l’antiquité nos sentiments et nos intérêts d’aujourd’hui. C’est une des raisons de son succès. Nous ne supporterions plus à présent ces histoires d’autrefois où les personnages semblent étrangers à notre espèce ; il faut, pour qu’ils nous plaisent, qu’on nous les rende vivants, c’est-à-dire qu’on les modèle sur nous, qu’on leur donne nos qualités et nos défauts, qu’on les anime de nos passions. Nous voulons voir les héros et les citoyens de Rome, disait Niebuhr, non pas comme les anges de Milton, mais comme des êtres de notre chair et de notre sang. Aussi a-t-on remarqué qu’en racontant l’histoire de ces vieilles révolutions politiques, dont le caractère nous échappe, il a toujours les yeux sur les communes du Moyen Âge, qui nous sont mieux connues. La lutte des bourgeois contre les barons pour la conquête d’une charte municipale lui fait comprendre les querelles des patriciens et de la plèbe. M. Mommsen va plus loin que lui ; quelques-uns même ont trouvé qu’il allait beaucoup trop loin. L’histoire contemporaine est toujours devant ses yeux, et à propos de ces temps antiques il fait sans cesse allusion aux hommes qui ont vécu de nos jours et aux événements qui se sont passés sous nos yeux. Que César lui rappelle Napoléon, on n’en est pas surpris : ce sont deux génies du même ordre, et il est assez difficile qu’on échappe à la tentation de les comparer. On peut encore accepter, quoique avec plus de peine, qu’il mette Sylla à côté de Cromwell et Scipion auprès de Wellington ; mais il faut reconnaître qu’il abuse un peu de ces rapprochements. Tout prend chez lui une couleur moderne ; le roi des Parthes est un sultan, et le suréna devient son vizir ; Alexandre a autour de lui ses maréchaux comme Napoléon ; les Étoliens, qui combattent pour piller, sont les lansquenets de la Grèce ; les légions levées en toute hâte au moment du danger s’appellent la landwehr de Rome ; les chefs numides qui suivaient Jugurtha sont des cheiks, et les généraux romains opèrent des razzias contre eux. M. Mommsen a surtout recours à cette méthode quand il est en colère, ce qui lui arrive assez souvent. Il s’en sert volontiers pour infliger à des gens qu’il n’aime pas un ridicule qui puisse ne plus s’oublier. C’est ainsi qu’il accuse le sénat d’avoir une politique de garde national, qu’il appelle Pompée un caporal et Caton un don Quichotte dont Favorinus est le Sancho. C’est un moyen facile de tout animer. Le lecteur, que ces personnalités effacées n’attirent guère, est réveillé dès qu’on les appelle d’un nom qu’il connaît et qu’on leur met un costume de notre temps. Il peut arriver seulement que le costume ne leur convienne pas, et que ces rapprochements soient forcés. Assurément, dit M. Mommsen lui-même, l’histoire des siècles passés est la leçon des siècles présents ; mais il faut bien se garder de l’erreur vulgaire qui croit qu’il suffit de feuilleter les annales anciennes pour y retrouver tout à fait les événements du jour. La réflexion est sage, et nous ferons bien d’en profiter ; mais M. Mommsen n’a-t-il pas quelquefois partagé cette erreur qu’il reproche aux autres ?

Parmi ces souvenirs contemporains qui assiègent sa pensée, il est bien naturel que les événements de 1813 ne soient pas oubliés. Tout les lui rappelle. La triste destinée d’Hamilcar Barca, que la mort coucha sur le champ de bataille, dans la vigueur de l’âge, à l’heure même où ses plans mûris allaient porter leurs fruits, le fait songer à celle de Scharnhorst, l’organisateur de l’armée prussienne, tué quelques jours avant la bataille de Bautzen. Quand Hannibal, sans instructions, ou même contre la volonté formelle du sénat de Carthage, se jette hardiment sur Sagonte, M. Mommsen pense au général York livrant son corps d’armée aux Russes, u grand scandale des gens haut placés, et donnant ainsi aux Allemands le signal de la guerre de l’indépendance. Ces souvenirs patriotiques lui causent un vif enthousiasme, et il a bien raison d’en être fier ; il est bon pourtant de remarquer que, bien que Niebuhr ait vécu au milieu de ces événements, son histoire en porte beaucoup moins la trace que celle de M. Mommsen. Il avait été un des soldats de l’indépendance, et il ne s’en souvenait pas sans orgueil ; mais il ne se croyait pas obligé de s’en souvenir toujours. Il n’en parle jamais que d’un ton calme et réservé, sans provocations ni insultes, en homme qui ne croit pas que la colère doive survivre à la victoire. Ce n’est pas l’opinion des Allemands d’aujourd’hui. M. Mommsen appelle quelque part la haine le dernier trésor des nations victimes du plus fort. Depuis cinquante ans, les Allemands ne sont plus victimes de personne, et ils avaient été les plus forts dans le dernier combat qu’ils nous avaient livré. Ils n’en ont pas moins conservé leur haine ; c’est un trésor dont ils ne se défont pas volontiers : elle s’est même accrue par la réflexion. À force d’y songer, la revanche de 1815, si complète qu’elle fût, ne leur a pas paru suffisante. Pendant cinquante ans, ils se sont nourris de rancunes, repassant sans cesse dans leur mémoire tous les griefs qu’ils avaient contre nous, depuis la défaite de Witikind jusqu’à la déroute d’Iéna, et s’exaltant davantage à mesure que s’éloignaient les événements qu’ils voulaient venger. C’est ainsi qu’après un demi-siècle de paix il s’est trouvé que la génération nouvelle, qui n’avait jamais eu à nous combattre, nous détestait beaucoup plus que celle qui avait souffert de nos conquêtes.

M. Mommsen partage les sentiments de ses compatriotes. II n’a pas attendu les événements de 1870 pour nous haïr et pour nous le faire savoir. Sa haine le rend très perspicace à saisir nos défauts. Il nous voit déjà et nous maltraite dans les Gaulois nos aïeux. Avec des qualités nombreuses, fortes, brillantes, nous dit-il, il leur manquait la profondeur du sens moral et le caractère politique, indispensables avant tout pour l’avancement des sociétés humaines dans la voie du bon et du grand.» Voilà le gros reproche trouvé : le sens moral nous manque ; nous sommes, dès le temps de Brennus, la nation pourrie, dont les vices doivent un jour choquer tant de vertueux écrivains ! À l’immoralité, nos aïeux joignaient l’indiscipline, Le vieux Caton les avait dépeints en deux mots : les Gaulois recherchent deux choses avec ardeur, la guerre et le beau langage. Bons soldats, mauvais citoyens, est-il étonnant qu’ils aient ébranlé tant d’états et n’en aient pas fondé un seul ? Un moment, la grande figure de Vercingétorix parait toucher M. Mommsen.

Quoiqu’il n’aime guère les vaincus, il nous avoue qu’il ne peut se séparer de celui-là sans émotion ; mais cette sympathie ne va pas jusqu’à trouver un seul mot de blâme contre César lorsqu’il le fait lâchement tuer ; elle ne l’empêche pas non plus de remarquer qu’il y eut dans le chef arverne plus de chevalerie que d’héroïsme véritable, et de dire à la fin du portrait qu’il en a tracé : N’est-ce point là le vrai caractère de la nation celte ? Son plus grand homme ne fut qu’un preux. La nation celte est encore plus maltraitée quelques pages plus loin. Sa résistance à César, dont elle a le tort d’être fière, est fort amoindrie. Selon M. Mommsen, elle ne fut énergique que dans quelques clans isolés, germains ou demi-germains pour la plupart. Quant aux Celtes véritables, ils ne surent pas faire la guerre de siège, ni la guerre de partisans, cette lutte suprême et populaire où s’affirme le sentiment profond de la nationalité. Comment auraient-ils été capables d’un effort puissant avec tous les défauts que M. Mommsen leur trouve ? À l’entendre, le Gaulois est crédule et gobe-mouche, il a la parole redondante de métaphores et d’hyperboles, il aime le cabaret et la rixe, il est tout vantardise, il provoque le danger éloigné, il s’effraie du danger présent, il est absolument incapable de garder le solide courage qui ne connaît ni les témérités ni les faiblesses. Voilà l’opinion que M. Mommsen a de lui, ou plutôt de nous, car il s’empresse de nous dire, ce qu’il était du reste très aisé de soupçonner, qu’il ne veut pas seulement dépeindre les Gaulois du temps de César. Dans tous les temps, dans tous les lieux, vous les trouvez toujours semblables, faits de poésie et de sable mouvant, à la tête faible, aux impressions vives, avides de nouveautés et crédules, aimables et intelligents, mais dépourvus du génie politique. Leurs destinées n’ont pas varié : telles elles furent autrefois, telles elles sont aujourd’hui.

Les préoccupations patriotiques de M. Mommsen se montrent souvent aussi dans les chapitres qu’il consacre à l’histoire littéraire de Rome. Il est en général très sévère pour la littérature romaine, et ce qui explique sa sévérité, c’est qu’en la frappant c’est ordinairement nous qu’il veut atteindre. Il a des raisons sérieuses de nous en vouloir. Un Allemand de nos jours ne peut guère nous pardonner la séduction que nos grands écrivains ont exercée sur ses pères. Il y eut donc un temps où l’on ne lisait en Allemagne que Voltaire et Rousseau, où les poètes de ce pays prédestiné, oubliant qu’ils ont reçu du ciel un privilège spécial pour la poésie, se mettaient à la remorque des nôtres, et se contentaient de les traduire ou de les imiter ! M. Mommsen ne peut vraiment pas comprendre que ses compatriotes se soient jamais réduits aux tristes pis-aller de la culture française, et c’est sans doute pour leur en faire honte, pour leur montrer combien leur admiration s’égarait, qu’il prend à tâche d’abaisser autant qu’il le peut les littératures des races romaines devant celles des peuples du nord. Dans ce rapprochement, les Italiens ne sont pas épargnés. M. Mommsen n’a pas toujours été aussi tendre pour eux qu’il l’est subitement devenu quand il s’est agi de les empêcher de nous secourir. Je ne parle pas seulement du temps où il soutenait hautement dans les salons de Paris que le quadrilatère était nécessaire à la sûreté de l’Allemagne, et que Vérone n’était pas une ville italienne ; ce qui ne l’empêche pas d’affirmer aujourd’hui qu’il ressentit une grande joie quand la Lombardie secoua ses fers, et d’écrire à ses amis de Milan cette phrase qui leur aura paru sans doute un peu singulière : Ce ne sont pas les Allemands qui voudront jamais s’emparer de ce qui vous appartient justement. Mais pour m’en tenir à l’Histoire romaine, M. Mommsen, à l’époque où il l’écrivit, n’était pas encore un admirateur bien vif de l’Italie, et il se faisait peu de scrupules de la blesser dans son orgueil littéraire. L’Italie pense avoir une littérature qui n’est pas sans gloire ; elle s’imagine que le pays qui a donné le jour à Catulle et à Lucrèce, à Horace et à Virgile, à Dante et à l’Arioste, n’est pas tout à fait déshérité de la muse ; c’est une prétention que M. Mommsen relève durement. Les Italiens, dit-il, n’éprouvent pas la passion du cœur ; ils n’ont ni les aspirations surhumaines vers l’idéal, ni l’imagination qui prête à la chose sans vie les attributs de l’humanité ; ils n’ont point, en un mot, le feu sacré de la poésie. Voilà un arrêt sévère, et ceux qu’il atteint n’ont pas la ressource de s’en consoler en songeant qu’il leur reste au moins la gloire des arts. S’il ne la leur enlève pas tout entière, M. Mommsen la diminue singulièrement. Il reconnaît que l’Italie triomphe dans la plastique et l’architecture, mais la raison qu’il en donne ne lui permet pas d’en être très fière. Ce ne fut point, nous dit-il, dans les champs de l’idéal que l’artiste italien fit ses principales conquêtes ; la beauté, pour l’émouvoir, dut apparaître à ses sens et non pas seulement à son âme. C’est donc à une sorte d’infériorité morale que l’Italie doit ses sculpteurs et ses architectes ; quant à la musique, il faut décidément qu’elle renonce à s’en vanter. La musique italienne, autrefois comme de nos jours, s’est moins distinguée par la profondeur de l’idée créatrice que par la facilité prodigieuse d’une mélodie qui s’élance en fioritures de virtuose : à la place de l’art vrai, intime, le musicien d’Italie a pour idole une divinité creuse et souvent aride. On devine au profit de qui M. Mommsen dépouille ainsi les Italiens de ces gloires que le monde était habitué à leur accorder. Il ne cherche pas du reste à le dissimuler, et s’exprime avec une franchise courageuse : il n’a été donné qu’aux Grecs et aux Germains de s’abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d’or des muses. Les autres nations doivent en prendre leur parti ; elles n’ont droit u’à quelques rares gouttes de la liqueur divine. C’est ce que M. Mommsen répète ailleurs d’une façon encore plus désagréable pour nous, lorsque, en regard de la triste culture française, il place ces nations dotées du génie de l’art, comme les peuples anglais et allemand. — M. Mommsen et ses compatriotes se moquent volontiers de ce qu’ils appellent la hâblerie des Français. Il est vrai que nous avons souvent une trop bonne opinion de nous-mêmes, et que nous ne résistons pas au plaisir de le dire ; mais on voit que les Allemands ne nous le cèdent guère en fatuité. Ils ont seulement la vanité plus lourde et plus pédante, ce qui n’est pas fait assurément pour la rendre plus supportable.

Il y a d’autres raisons qui pourront empêcher les théories littéraires de M. Mommsen de faire fortune ailleurs qu’en Allemagne ; il leur arrive souvent de n’être pas assez clairement exprimées. Pour condamner un écrivain, il ne suffit pas de nier qu’il ait ressenti les pures aspirations de l’art, ou de prétendre qu’il n’arrive pas à cette hauteur de conceptions plastiques où l’effet poétique triomphe et éclate dans l’œuvre entière ; il est assez difficile de mettre un sens précis sous ces phrases ; ce qu’on voit de plus clair au milieu de ces nuages, c’est que M. Mommsen s’est fait d’avance un certain idéal du poète, et qu’il lui est impossible de comprendre tout ce qui ne rentre pas dans sa formule. Il a par exemple beaucoup de goût pour la poésie des peuples primitifs, et il a bien raison de l’aimer ; est-ce un motif pour être insensible à celle des époques civilisées ? Tout le monde n’a pas la chance de naître en pleine barbarie, et il serait vraiment cruel, parce que nous n’habitons plus les bois, de nous condamner à ne plus connaître la muse. sans doute la vie s’est un peu décolorée dans nos cités modernes ; il n’y manque pas pourtant de ces misères secrètes et poignantes qui peuvent inspirer le poète. Pour M. Mommsen, un des caractères de la véritable poésie, c’est qu’elle est nationale ; il laisse même entendre qu’elle ne prend couleur qu’au contact de la vie publique, et que, lorsqu’on l’exile de la politique, elle manque du souffle de vie ; mais n’y a-t-il pas aussi une source abondante de beaux vers dans la contemplation de la nature physique et dans l’étude de la nature morale ? Gœthe a-t-il eu besoin d’autre chose pour être un grand poète ? Il semble à M. Mommsen que la véritable poésie est surtout religieuse, et il affirme que l’antiquité ne l’a pas comprise en dehors du monde des dieux. C’est oublier Lucrèce, qui a fait un si beau poème précisément pour prouver qu’on devait s’en passer.

On voit que, malgré les grands airs qu’elle affecte, la critique littéraire de M. Mommsen est trop souvent exclusive et étroite ; elle est quelquefois aussi un peu indécise. Ses jugements, quand on les rapproche, ne s’accordent pas toujours ensemble, et l’on aperçoit des contradictions qui surprennent : elles viennent, je crois, de ce que M. Mommsen est incapable de nuances. C’est un esprit absolu et emporté ; à chaque figure qu’il trace, il pèse sur le pinceau et force le trait. Ces exagérations finissent par s’exclure l’une l’autre, et il n’est pas toujours facile de saisir la pensée véritable de l’auteur. En parlant des premiers poètes de Rome, il nous dit : Ce que je ne puis tolérer chez eux, c’est l’élégance de l’original grec étouffée sous l’enveloppe grossière de la traduction latine, et quelques pages plus loin : Sous une forme relativement parfaite, la littérature latine recouvre un fond de peu de valeur, souvent même un fatras qui jure avec elle. Comment cette enveloppe grossière est-elle devenue si vite une forme relativement parfaite ? Un de ses plus grands griefs contre la littérature romaine, c’est qu’elle n’est pas originale. Auprès des œuvres de la Grèce, elle produit l’effet d’une orangerie d’Allemagne comparée à la forêt d’orangers natifs en Sicile. Il n’est que trop vrai que Rome a imité la Grèce, comme à leur tour toutes les nations modernes, sans en excepter l’Allemagne, ont imité la Grèce et Rome. Heureux ceux qui viennent les premiers ! il n’est plus possible aux autres d’ignorer leurs devanciers et de se ravir à leur influence ; mais, si la grande infériorité de la poésie latine vient de ce qu’elle manque d’originalité, comment se fait-il que M. Mommsen soit si sévère pour Plaute, qui est un imitateur si indépendant, tandis qu’il est si bienveillant pour Térence, qui s’est contenté d’être un traducteur ? Il y a une autre question sur laquelle M. Mommsen ne dit pas assez nettement sa pensée, et c’est la plus importante de toutes. Au Ve siècle de Rome, grâce à l’influence des gens distingués et par l’entremise de quelques poètes, un mélange s’opère entre l’esprit grec et l’esprit romain. C’est le plus grand événement de cette époque, et après plus de vingt siècles nous en subissons encore les conséquences. Qu’en pense M. Mommsen ? Il en dit par moments assez de mal. sans doute il prévoit que sous cette forme nouvelle l’hellénisme, tempéré et limité par le bon sens de Rome, va prendre possession du monde, et que dans l’avenir la civilisation universelle s’appuiera sur la prédominance des races du midi. On voit bien que cette pensée le choque ; aussi se montre-t-il fort sévère pour tous ceux qui ont travaillé à cette fusion du génie des deux peuples, pour Ennius surtout, qui osait dire que grâce à lui les Romains prenaient plaisir à s’entendre appeler des Grecs. Il leur reproche durement d’avoir dénationalisé le Latium, il s’emporte contre leurs tendances cosmopolites et humanitaires, il déplore d’avance la plate uniformité qui régnera dans le monde quand les reliefs tranchés des peuples seront émoussés, et que l’originalité de leur caractère particulier se sera perdue dans les conceptions problématiques de la civilisation universelle. Il est vrai que dans d’autres passages il s’exprime d’une tout autre façon. Il avoue alors pleinement qu’il est heureux pour nous que Rome ait vaincu la résistance des nationalités locales, il paraît même tout à fait séduit par la grandeur de l’œuvre gréco-romaine. Les nations de second ordre s’écroulent, dit-il avec un ton d’enthousiasme, et parmi leurs débris se fonde silencieusement entre les deux peuples supérieurs le grand compromis de l’histoire ! Voilà comment il aurait dû toujours parler. Si les préoccupations patriotiques n’obscurcissaient pas parfois son jugement, il aurait reconnu partout que cet accord qui s’établit entre l’esprit des deux grandes nations n’a pas été seulement un bien pour Rome, dont elle adoucit la rudesse, à qui elle donna le goût des plaisirs de l’intelligence, mais que ce fut aussi un bonheur pour l’humanité. C’est ce qui a répandu ce fonds d’idées communes sur lequel vivent les peuples modernes, et qui leur donne quelques moyens de s’entendre parmi tant de motifs qu’ils ont d’être divisés. Il n’est guère convenable de médire de ce bienfait quand on en profite. Je sais bien qu’après avoir été longtemps placé à Rome, le centre de cette vie commune du monde s’est trouvé transporté chez nous pendant deux siècles, notre littérature a été alors celle de toutes les nations civilisées, et c’est dans l’admiration de nos grands écrivains qu’elles se sont réunies. On comprend que ce souvenir chagrine l’Allemagne au milieu de ses triomphes ; mais qu’importe ? elle ne parviendra pas à l’effacer de l’histoire. Quant à nous, nos humiliations présentes nous font un devoir plus rigoureux de n’en pas perdre la mémoire et de le rappeler à ceux qui voudraient l’oublier.

 

- II -

La politique tient aussi une grande place dans l’Histoire romaine de M. Mommsen. Il ne néglige aucune occasion de juger les événements et les hommes, et il le fait toujours avec une grande vigueur. Ici encore ses jugements, quand on les compare entre eux, se contredisent quelquefois ; on retrouve dans sa politique le défaut que nous venons de signaler dans ses théories littéraires, et la raison en est la même. Cet esprit violent et extrême accuse trop énergiquement ses opinions, et il lui arrive de les exagérer pour leur donner plus de relief. De là quelques confusions et quelques contradictions de détail qui n’empêchent pas pourtant sa pensée de se dégager assez clairement dans l’ensemble. En somme, il est aisé de voir de quel côté sont ses préférences.

M. Mommsen est pour l’autorité. Il la veut forte, il l’aime vigoureuse. Tout ce qui la limite ou la gêne lui déplaît. Ce qu’il admire le plus sincèrement chez les vieux Romains, c’est cette habitude de discipline et de subordination qu’on prenait dans la famille, qui faisait la force des armées et qui se conservait dans la vie publique. Un des passages les plus curieux de son premier volume est celui où il étudie la constitution primitive de Rome. Il l’analyse avec beaucoup de sagacité et la définit très finement : une monarchie constitutionnelle en sens inverse. Contrairement à ce qui arrive en Angleterre, là, c’est le peuple qui règne et ne gouverne pas ; il est le souverain nominal, mais son autorité ne s’exerce que dans les grandes occasions. En réalité, la direction politique appartient toute au roi, qui consent quelquefois à la partager avec son conseil de vieillards. Quant à l’assemblée populaire, elle n’est convoquée que dans certains cas et pour sanctionner les mesures déjà prises par le roi. Cette constitution, qui laisse au peuple les dehors de la souveraineté et lui en ôte l’essentiel, plaît beaucoup à M. Mommsen, qui fait observer qu’avec quelques modifications elle a duré autant que Rome elle-même. Les formes ont changé souvent, n’importe. Au milieu de tous leurs changements, tant que Rome subsistera, le magistrat aura l’imperium illimité, le conseil des anciens ou le sénat sera la plus haute autorité consultative, et toujours, dans les cas d’exception, il sera besoin de solliciter la sanction du souverain, c’est-à-dire du peuple. Ce qui fait accepter à M. Mommsen sans trop de peine l’avènement de la république, quoiqu’il préfère de beaucoup la monarchie, c’est qu’elle fut très conservatrice et qu’elle n’altéra pas le fond de la constitution ancienne. L’institution du consulat fut remarquablement combinée pour rassurer les esprits contre toute tentative d’usurpation personnelle, sans porter atteinte au pouvoir souverain. Il n’y a pas entre les deux consuls de partage d’attribution ; on craindrait d’affaiblir l’autorité en la divisant ; chacun d’eux la possède entière. C’est la coutume et non la loi qui fixe des limites de temps à leurs fonctions. Il est entendu qu’ils ne doivent rester qu’un an en charge, mais, l’échéance arrivée, ils abdiquent volontairement et ils paraissent élire à leur place le successeur que leur a donné le vote populaire. Il leur est même possible de se perpétuer au-delà de leur année, s’ils ne craignent pas les rigueurs de l’opinion publique ; leurs actes seront valables jusqu’au jour où il leur plaira de s’en aller. Tant que leur pouvoir dure, ils peuvent commettre toits les crimes, ils sont irresponsables, et c’est seulement lorsqu’ils ont quitté leur charge qu’on peut les livrer à la justice du pays. L’autorité royale survécut donc à la révolution qui chassa les rois. La première atteinte sérieuse qu’elle reçut fut la création des tribuns du peuple ; aussi M. Mommsen est-il fort hostile au tribunat. Ce n’est pour lui qu’un assez pauvre compromis entre des ambitions rivales qui n’a eu d’autre résultat que de briser l’unité de la cité, et, en donnant des chefs au parti populaire, d’organiser la guerre civile.

On comprend qu’avec ces principes la démocratie soit odieuse à M. Mommsen. Le suffrage universel lui parait l’origine de tous les maux. Il ne peut souffrir les pays où l’assemblée du peuple règne et domine, où le pouvoir appartient à ceux qui possèdent le facile talent de charnier des oreilles inexpérimentées. Il s’emporte avec violence contre ce qu’il appelle la boite de Pandore du suffrage populaire, qui dans les moments de danger public, quand l’ennemi est aux portes de la ville, au lieu de choisir un général expérimenté pour le combattre, s’en va nommer quelqu’un de ces soldats citoyens habitués à tracer leurs plans de bataille sur la table d’une échoppe à vin. Les démocrates les plus honnêtes lui semblent des niais qui jouent leur vie et leur fortune sur des mots ; il fait des autres les peintures les plus comiques, il aime à les montrer à l’œuvre avec tout l’attirail de l’emploi, manteaux râpés, barbes ébouriffées, cheveux flottants, basses-tailles profondes. Ce n’est pas qu’il ait aucun goût pour l’aristocratie. Il rend bien quelquefois justice à l’habileté du sénat, mais c’est toujours sans enthousiasme ; même quand il vent l’admirer le plus, l’éloge est froid et forcé. Il ne lui accorde que l’opiniâtreté et l’esprit de suite ; il lui refuse la hauteur dans les vues et la souplesse dans l’exécution. Il ne veut pas admettre, comme Polybe, que la conquête du monde soit l’effet d’un plan préparé. Loin que le sénat ait toujours prévu les événements, il montre que les événements l’ont souvent surpris et déconcerté. Il ne s’attendait pas, quand commence la lutte avec Carthage, au genre de guerre qu’il aurait à soutenir. Il attaque une nation maritime sans se faire une marine ; il ne pense à prévoir et à prévenir le danger d’une invasion de l’Italie que lorsque Hannibal a passé les Alpes. Ces sénateurs tant vantés sont donc en somme d’assez pauvres politiques ; ce sont de plus des despotes égoïstes et des maîtres insolents. Ils ne songent qu’à eux, ils ne cherchent dans le pouvoir que les jouissances qu’il procure. En devenant plus médiocres, ils se font plus exigeants ; leur impertinence s’accroît avec leur incapacité, et c’est quand ils ne savent plus exercer le pouvoir qu’ils ne veulent plus le partager avec personne. Leurs prétentions ridicules, leur énervement et leur rapetissement séniles impatientent M. Mommsen ; ils lui deviennent à la fin tout à fait insupportables, et quand les derniers moments de la république approchent, il applaudit de toutes ses forces à la catastrophe qui doit enfin délivrer Rome de ce qu’il appelle dans sa langue hardie la clique des nobles.

Ainsi M. Mommsen frappe à la fois des deux côtés, et ses coups atteignent tous les partis. Ni le sénat ni le peuple ne le satisfont. L’égoïsme et l’insolence de la noblesse le révoltent : il a peur des tribuns et de leurs menées démagogiques. Quelle est donc au fond sa pensée ? que veut-il ? que demande-t-il ? où cherche-t-il le salut de ce gouvernement en détresse ? La réponse est facile : à cette situation désespérée qu’il se plait à dépeindre, il ne sait qu’un remède. Les intérêts des classes populaires lui semblent négligés de tout le monde ; le sénat ne veut rien faire pour elles, les tribuns prennent de mauvaises mesures pour les secourir. Leur sort empire tous les jours, la ruine est prochaine, il faut l’éviter à tout prix. Elles ont le droit et le devoir de pourvoir à leur salut par tous les moyens, mais elles sont malheureusement incapables de se sauver toutes seules. Il faut donc qu’elles contentent à s’incarner dans un homme qui les sauvera ; il faut qu’elles se choisissent un représentant capable de briser toutes les résistances, d’anéantir les volontés contraires, de faire prévaloir le droit par la force, et, quand elles l’auront choisi, qu’elles abdiquent en ses mains et lui remettent le pouvoir. — C’est la théorie du césarisme.

M. Mommsen est donc partisan du césarisme. Il s’en est pourtant quelquefois défendu. Ce mot sonne mal, il veut en éviter l’odieux. Il tient surtout de n’être pas accusé de confondre le César d’autrefois avec ceux d’aujourd’hui. Ce système, qu’il accepte et qu’il prône dans le passé, loin d’être la justification des copies qu’on en a tentées de nos jours, lui en paraît la plus amère critique. Les principes, selon lui, doivent changer avec les circonstances, le despotisme avait du bon dans l’antiquité ; il préfère pour notre temps un régime libéral. En vertu de cette loi de la nature, dit-il, qui fait que l’organisme le plus grossier l’emporte infiniment sur la machine la plus artistement construite, la constitution politique la moins parfaite, dès qu’elle laisse un peu de jeu à la libre décision de la majorité des citoyens, se montre aussi infiniment supérieure au plus humain, au plus original des absolutismes. Voilà de sages paroles. On est fort satisfait de les trouver chez M. Mommsen, mais on en est aussi un peu surpris. L’ensemble de son ouvrage ne prépare pas à cette profession de foi libérale. Le gouvernement de la république romaine était loin d’être parfait ; on ne peut nier pourtant qu’il ne fût un de ceux qui laissent un peu de jeu à la libre décision de la majorité des citoyens : il valait donc mieux que l’absolutisme. Pourquoi M. Mommsen, contrairement à ses principes, le condamne-t-il sans rémission à périr ? Les constitutions antiques ne se sont jamais élevées jusqu’au régime représentatif, elles n’ont pas pu passer complètement de la cité à l’état véritable : c’est leur grande imperfection, mais elles pouvaient au moins s’en approcher par des réformes successives, et M. Mommsen constate lui-même que les innovations de Sylla étaient en ce sens un progrès important. Il est seulement très probable que ces réformes auraient été lentes, incomplètes, et il faut à l’esprit absolu de M. Mommsen des révolutions radicales et rapides. Aussi décourage-t-il sans pitié tous les essais qu’on pourra tenter à Rome pour accommoder ensemble l’ordre et la liberté ; il les déclare d’avance impuissants et somme les Romains de choisir au plus tôt entre l’anarchie et le despotisme. Pour lui, son choix est fait. Non seulement il se résigne vite au césarisme, mais il lui fait un très bon accueil. Il est impatient de le voir venir, il le salue, quand enfin il arrive, de véritables cris de triomphe, il exalte ceux qui consentirent à le servir, et il accable de ses invectives les honnêtes gens qui aimèrent mieux mourir que de le supporter. — Il faut avouer que, si M. Mommsen est libéral comme il le dit, son libéralisme au moins est fort accommodant.

Voici ce qui surprend plus encore. S’il est vrai de prétendre que la république était inévitablement perdue et que le césarisme seul pouvait sauver Rome, au moins convenait-il d’attendre que le malade fût tout à fait désespéré pour lui appliquer ce terrible remède. Un libéral, comme M. Mommsen se pique de l’être, se devait à lui-même de ne condamner un pays à la servitude politique que lorsqu’il serait parfaitement constaté qu’il était arrivé à sa dernière heure, et que la liberté était tout à fait, impuissante à le guérir ; mais non, dès le premier symptôme M. Mommsen déclare que tout est fini. Au Ve siècle de son histoire, Rome semble pleine de force et de santé. Elle vient de vaincre Carthage, elle commence la conquête de l’Orient. Tout l’univers a les yeux sur elle. Elle fait l’admiration d’un des plus fermes génies de l’antiquité, de Polybe, qui la visite et l’étudie de près en ce moment, et qui trouve sa constitution la plus parfaite de toutes celles de l’ancien monde. M. Mommsen est moins satisfait et plus perspicace que Polybe. Cette prospérité apparente ne l’éblouit pas, et il aperçoit les signes précurseurs de la ruine prochaine. L’orage n’a pas éclaté encore, mais déjà s’amoncellent et s’épaississent les nuages, et les premiers coups de tonnerre retentissent dans un ciel brûlant. C’en est assez pour effrayer M. Mommsen. Il s’empresse aussitôt de recommander aux Romains, afin d’éviter la tempête, de se mettre sous l’abri que leur offre le pouvoir absolu. À partir de ce moment, il n’est vraiment plus occupé dans son histoire qu’à chercher autour de lui le despote au bras fort qui pourra donner à Rome la modeste somme de bonheur compatible avec l’absolutisme. Un moment il croit le trouver dans le premier Africain. Scipion n’a-t-il pas séduit la foule par l’éclat de sa valeur et les grâces de sa personne ? Ne s’est-il pas appuyé sur les légions dont il achetait les faveurs par ses largesses et ses complaisances ? Ne prend-il pas plaisir à se faire suivre au Forum par une armée de clients et de serviteurs ? C’est l’appareil de la royauté, — M. Mommsen espère bien que, puisqu’il en aime les dehors, il en voudra prendre aussi l’autorité ; — mais au dernier moment Scipion recule. Il a le tort de ne pas voir clairement dans son ambition ; perdu dans le nuage de ses rêves, charme et faiblesse à la fois de sa remarquable nature, il ne s’est point réveillé, ou ne s’est réveillé qu’incomplètement. C’est décidément un génie fort imparfait, puisqu’il se contente d’être le premier citoyen de son pays quand il pourrait s’en faire le maître. M. Mommsen le traite assez durement ; il ne lui pardonne pas d’être forcé d’aller chercher son sauveur ailleurs. Heureusement les Gracques paraissent. Cette fois M. Mommsen est pleinement satisfait, et son idéal lui semble réalisé. La manière dont il analyse les projets des Gracques et dont il explique leurs intentions risque fort de déplaire à ceux qui veulent en faire les héros de la démocratie. La noblesse, pour avoir un prétexte de les tuer, les accusait d’aspirer à la tyrannie. M. Mommsen accepte le reproche et leur en fait gloire. Caïus Gracchus, pour lui, est un véritable monarque ; il s’est fait usurpateur de propos délibéré, et il a bien fait. Il n’a pas entrepris, comme le prétendent tant de braves gens anciens et modernes, de rétablir la république sur des bases nouvelles et démocratiques, il a voulu détruire la république. Aucun doute, suivant l’historien, n’est possible. Qu’il ait vraiment fondé la tyrannie, ou, pour emprunter la langue du XIXe siècle, la monarchie napoléonienne, absolue, anti-féodale, anti-théocratique, c’est un fait qui saisit dès qu’on ouvre les yeux pour voir. Il paraît seulement, malgré les encouragements passionnés de M. Mommsen, que C. Gracchus s’était trop pressé, puisqu’il échoua dans son entreprise, et qu’il finit par être à peu près abandonné de ses partisans, vaincu par ses ennemis et forcé de se tuer lui-même dans le bois sacré de Furrina.

Les Gracques défaits, M. Mommsen recommence à chercher avec plus d’ardeur que jamais son despote au bras fort qui lui tient tant au cœur. Son impatience est telle qu’il ne choisit plus, et qu’il est prêt à prendre tout ce que le hasard lui donne. Sylla n’appartient pas au parti qu’il aime le mieux, c’est un aristocrate qui ne travailla qu’à restaurer le pouvoir de sa caste ; mais ce fut aussi un énergique soldat, un politique hardi qui ne recula devant aucune extrémité. En réalité, il se fit le maître et régna sur Rome épouvantée pendant quatre ans ; sous le nom de dictateur, ce fut un roi véritable. M. Mommsen fait remarquer que, tout ennemi qu’il était de la démocratie, il arrivait au même but que C. Gracchus par une autre route. C’est ainsi qu’il se justifie d’admirer Sylla, après avoir admiré les Gracques. Il ne lui marchande pas les éloges, il le compare à Cromwell, et même un peu à Washington. Ce dernier rapprochement a paru forcé malgré toutes les restrictions auxquelles l’auteur a recours. Peu d’honnêtes gens consentiront à placer le nom du héros de l’Amérique à côté de l’homme qui décréta les proscriptions. L’œuvre de Sylla fut encore moins solide que celle des Gracques ; dix ans après la mort, du dictateur qui avait tant versé de sang pour rétablir l’autorité de la noblesse, on était en pleine anarchie. M. Mommsen propose alors plus que jamais son remède héroïque. Il se compare au médecin qui se demande à l’heure douloureuse lequel vaut mieux de prolonger l’agonie du malade ou d’en finir avec elle tout de suite, et, moins scrupuleux qu’un médecin ne le serait sans doute en cette occasion, il supplie tout le monde d’aider un peu le malade à mourir. Par malheur, pour instituer la royauté, il faut un roi, et il n’est pas toujours aisé d’en trouver un. À peine si une fois en mille ans il se lève au sein d’un peuple un homme voulant qu’on l’appelle roi et sachant régner.» Cet homme ne sera certainement pas Pompée ; il n’avait pourtant qu’à le vouloir pour s’emparer de l’autorité suprême. Le bandeau royal était sous sa main, et M. Mommsen l’invitait à le prendre ; mais Pompée était une nature timide, péniblement cramponnée à la formalité légale, c’est-à-dire qu’au dernier moment il ne pouvait prendre sur lui de violer ouvertement les lois de son pays. Beaucoup d’honnêtes gens lui en sauront gré peut-être ; M. Mommsen ne peut pas lui pardonner d’avoir trompé les espérances qu’il fondait sur lui, et il condamne d’un mot cet homme qui pouvait régner et ne l’a pas osé. C’était, dit-il, tout au plus un bon caporal.

Heureusement César n’avait pas ces scrupules. Avec lui, M. Mommsen trouve enfin l’homme qu’il lui faut, l’homme qu’il réclame, qu’il attend depuis deux siècles. Cette longue attente, tant de fois trompée, explique la joie qu’il éprouve et dont il n’est plus le maître, quand enfin son idéal se présente à lui. On ne s’étonnera pas que le jugement qu’il porte sur César manque parfois de précision. Il l’admire trop pour le voir tout à fait comme il est. À la hauteur où il le place, il n’est presque plus possible de distinguer les traits de sa figure. C’est une glorification et une apothéose plutôt qu’une peinture réelle. Il est pour lui le grand homme, l’homme complet, et, comme c’est surtout par les imperfections et les limites que se précisent les caractères humains, il arrive qu’en ne voulant reconnaître à son héros rien d’imparfait il ne nous le fait entrevoir que d’une manière assez vague. Ce n’est pas, par exemple, nous en donner une idée bien nette que de dire qu’il est placé au confluent où viennent se fondre tous les grands contraires. En résumé, quand je presse ce chapitre si brillant sur la république et la monarchie où M. Mommsen n’a voulu mettre le dernier mot de ses opinions politiques, je n’y trouve guère qu’une admiration sans réserve pour l’habileté de César et pour la façon dont il accomplit ses desseins. Ce fut, nous dit-il, un maître ouvrier incomparable. Quant à l’œuvre elle-même, M. Mommsen reconnaît qu’elle n’était pas nouvelle. Cette monarchie, qui n’est que la nation représentée par son plus haut et son plus absolu mandataire, qui, loin d’être contraire au principe démocratique, en est l’achèvement et la fin, c’est tout à fait celle qu’il appelait tout à l’heure la monarchie napoléonienne, et que C. Gracchus avait voulu fonder. Il est vrai qu’il nous dit ailleurs, et à plusieurs reprises, que César comptait introduire un élément nouveau dans la monarchie absolue, et que cet élément n’était rien moins que la liberté. Si après vingt siècles nous nous inclinons respectueux devant la pensée de César et devant son œuvre, ce n’est point certes parce qu’il a convoité et pris la couronne : l’entreprise ne vaudrait que ce que vaut la couronne elle-même, c’est-à-dire bien peu de chose. Nous nous inclinons parce qu’il a porté en lui jusqu’au bout le puissant idéal d’un gouvernement libre sous la direction d’un prince, parce que cette pensée, il l’a gardée sur le trône et qu’il n’est oint tombé dans l’ornière commune des rois. Ce sont là de ces affirmations qu’on ne peut accepter sans preuve. Les desseins de César ont été interrompus par sa mort. C’est un grand avantage pour ceux qui veulent à tout prix les célébrer : comme ils n’ont pu être achevés et qu’on ne les a pas vus à l’œuvre, on est plus libre d’en penser tout ce qu’on veut, et le champ est ouvert aux conjectures ; mais celles de M. Mommsen sont vraiment un peu trop hardies. Où prend-il que César ait jamais rêvé une alliance entre le libre développement du peuple et le pouvoir absolu ? Jusqu’à ce qu’il nous le prouve par des faits concluants, il nous sera difficile de voir autre chose dans son entreprise qu’une confiscation générale de toutes les libertés publiques ; il n’a paru parfois en respecter quelqu’une que parce qu’il voulait ménager l’opinion et l’accoutumer par degrés au despotisme. C’est du reste ce que M. Mommsen semble reconnaître ailleurs d’assez bonne grâce quand il nous parle des soi-disant institutions modérées dont César entoura son trône, et qu’il traite sa modération et les efforts qu’il fit pour se concilier les partis de mensonge hypocrite. Ces mots sont durs assurément, mais ils approchent plus de la vérité que les éloges excessifs dont il l’a d’abord comblé. Je le répète, tant qu’on n’aura pas découvert et produit des documents nouveaux sur les projets de César, il faudra continuer à croire qu’il a voulu simplement fonder la monarchie absolue. Il n’est vraiment pas possible qu’avec le grand sens politique que M. Mommsen lui accorde, il ait été jamais assez naïf pour croire qu’on pouvait mêler ensemble le despotisme et la liberté, ou, comme le dit M. Mommsen lui-même, verser l’eau et le feu dans le même vase.

C’est ce que virent clairement les contemporains. Ceux qui suivirent Pompée ne se faisaient pas d’illusion, ils n’ignoraient pas les imperfections du gouvernement qu’ils allaient défendre ; mais ils connaissaient aussi le vrai caractère de celui auquel ils voulaient s’opposer. S’ils se disaient qu’en conservant la république ils s’exposaient à revoir les Clodius et les Catilina, ils savaient qu’en acceptant l’empire ils rendaient possibles les Tibère et les Néron. Il faut avouer qu’entre ces deux régimes l’hésitation au moins était possible ; même quand on se décide pour l’empire, on doit comprendre que d’autres aient pu faire un choix contraire, et qu’ils aient préféré les périls de la liberté à ceux du despotisme. C’est ce que M. Mommsen ne veut pas accepter. Il se montre beaucoup plus sévère pour les ennemis de César que ne le fut le vainqueur lui-même. César ne se crut pas le droit de punir des gens qui n’avaient commis d’autre crime que de défendre contre lui le gouvernement et les lois ; M. Mommsen ne pardonne pas même à ceux qui moururent pour ce qui leur semblait la justice. L’honnête Bibulus, qui eut le tort d’essayer contre César tout-puissant la résistance légale et passive, lui paraît le plus hébété et le plus entêté des consulaires ; on sait quels outrages il entasse sur Cicéron. Caton n’est pas plus épargné ; sa mort, si simple et si ferme, semble bien toucher un peu M. Mommsen ; toutefois ce n’est qu’une émotion très passagère, elle ne l’empêche pas de le traiter aussitôt de maniaque et de fou, et c’est justement le moment qu’il choisit pour l’appeler un don Quichotte.

 

- III -

Il est probable que, si nous entreprenions de démontrer à M. Mommsen que s’acharner ainsi contre des vaincus, lesquels après tout défendaient la loi et l’ordre établi, c’est manquer un peu de générosité, nous ne le toucherions guère. Il nous répondrait que nous faisons des phrases, ou que nous sommes des politiques de sentiment, ce qui, dans sa pensée, est une des plus grosses injures qu’on puisse adresser à quelqu’un. Aussi tient-il par-dessus tout à ne pas la mériter lui-même. Il se pique de n’être pas esclave des mots et d’apprécier les choses à leur valeur. C’est assurément un dessein fort louable ; mais il est dans la nature du génie allemand d’être volontiers systématique et excessif. Cet amour du positif, du réel, du solide, qui, contenu dans de certaines limites, serait fort légitime, prend bientôt chez M. Mommsen un air raide et provoquant ; cette aversion de la phrase se traduit en un dédain superbe pour des principes respectables et des convictions honnêtes. Il ne lui suffit pas de se tenir dans une défiance prudente des opinions douteuses et de vouloir aller au fond des choses ; il a toujours peur d’être confondu a avec ces naïfs des temps anciens et modernes» dont il aime tant à se moquer, et il ne manque pas une occasion de nous faire savoir qu’il faut le mettre parmi les hommes d’état sérieux et les politiques désabusés.

M. Mommsen n’entend pas être dupe. Il se méfie de l’opinion commune ; il se tient en garde contre les admirations reçues. D’ordinaire il admire peu. À l’exception de César, pour lequel il professe un culte véritable, il n’y a presque pas d’homme d’état romain qu’il ne malmène. Ils perdent tous, en passant par ses mains, une partie de ce prestige que le temps leur avait donné. Il fait remarquer très justement qu’en général les politiques de la vieille Rome se ressemblent tous entre eux. Ce n’est pas par un élan du génie individuel, mais par un effort collectif et continu, que les Romains ont conquis le monde. dans ce triomphe de l’esprit de discipline et de suite, les personnalités s’effacent un peu ; c’est le plus beau résultat d’une constitution bien faite qu’un état puisse être grand sans avoir besoin de grands hommes. Rome surtout pouvait aisément s’en passer. Comme ceux qu’elle mettait à la tète de ses affaires n’avaient qu’à se conduire d’après des règles tracées d’avance et à suivre une politique traditionnelle, il n’était pas indispensable qu’ils eussent du génie, et M. Mommsen trouve qu’ils s’en sont ordinairement dispensés. S’ils paraissent quelquefois sortir de la médiocrité commune, on dirait qu’il prend à tâche de les y ramener. Ni le premier Caton malgré l’originalité puissante de son caractère, ni le premier Africain avec ses victoires et sa fière attitude qui commandait le respect, ne trouvent tout à fait grâce devant lui. Scipion Émilien est traité avec plus de sympathie. Son patriotisme simple et sincère, sa modération, sa sagesse, son désintéressement sans fracas, et surtout la tristesse de sa destinée, paraissent toucher le cœur de l’historien. Cependant il ne le loue pas sans réserve. Pas plus que son père, nous dit-il, ce ne fut point une nature de génie ; il aimait Xénophon de préférence, comme lui sobre écrivain, comme lui calme et froid soldat.

M. Mommsen est donc en général sévère pour les grands hommes du passé ; il en est pourtant quelques-uns qui le désarment, et ce ne sont pas toujours ceux vers lesquels nous nous sentons naturellement attirés ; mais il lui plait assez de dérouter nos sympathies. Rien n’est curieux comme de voir par quelles qualités on arrive à mériter ses éloges. Il aime surtout les gens hardis, décidés, qui ne reculent pas devant les coups de main hasardeux. Ceux qui, comme Pompée, ont la faiblesse de se tenir cramponnés à la formalité légale lui déplaisent ; il estime bien plus César, qui ne s’arrêtait pas pour si peu. Ordinairement les partisans de César pensent rendre service à sa mémoire en cherchant à prouver qu’il n’était pour rien dans la conjuration de Catilina et que l’ambition personnelle ne s’est éveillée en lui que très tard. M. Mommsen n’est point de cet avis. Il lui semble au contraire qu’on amoindrit César en lui supposant toutes ces délicatesses de conscience. César, dit-il, avait toujours voulu prendre la domination suprême. Dès son entrée dans la vie publique, son dessein était arrêté ; pour l’accomplir, il se jeta dans toutes les conspirations qui pouvaient affaiblir l’aristocratie ; quelque basses, quelque criminelles qu’elles fussent, il les appuyait sous main et comptait bien en profiter. Ces esprits audacieux, résolus, qui savent clairement ce qu’ils veulent, qui marchent à leur but sans hésitation, sont ceux qu’admire M. Mommsen. Il faut encore pour lui plaire se bien garder d’être idéologue ou rêveur. Les rêves ont perdu Scipion ; Napoléon n’a pas su s’en garantir ; il conçut des plans chimériques, et César l’emporte sur lui pour n’avoir jamais imaginé que des desseins possibles et praticables, pour s’être volontairement arrêté sur la Tamise et sur le Rhin, sans attendre, comme Napoléon, d’être arrêté par la nature ou par les hommes. A toutes ces qualités, il n’est pas mal que le grand homme joigne une pointe d’ironie. L’ironie est très chère à M. Mommsen, il la pratique volontiers pour son compte ; il aime beaucoup à la retrouver chez ceux qu’il admire. Quand on est au-dessus de l’humanité, on a raison de la mépriser, et on ne fait pas mal de le lui dire. Ce qui le charme dans Sylla, c’est cette légèreté railleuse avec laquelle il traite les autres et lui-même. Il ne se prend pas au sérieux, il n’a pas d’illusion sur son œuvre : c’est le don Juan de la politique. Il est curieux aussi de remarquer la façon dont M. Mommsen signale, dans ces personnages qu’il aime, les désordres de leur vie privée ; non seulement il ne les dissimule pas, mais il met beaucoup de complaisance à les raconter. Les grands hommes ont des privilèges, M. Mommsen leur passe beaucoup : il est tenté de les mettre en dehors de la morale, comme il les place au-dessus du droit commun. Quand il nous parle des galanteries de celui qu’on appelait le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris, son style prend des tons poétiques. Chez tous ceux, dit-il, que dans leur adolescence l’amour des femmes a couronné d’une éclatante auréole, il en demeure comme un impérissable reflet, et il nous montre César éclairé par ces reflets d’amour jusque dans son âge mur, et gardant des succès de sa jeunesse une certaine fatuité dans la démarche, ou plutôt la conscience satisfaite des avantages extérieurs de sa beauté virile. En vérité, toute cette poésie est de trop. Il est vrai que M. Mommsen revient vite à la prose ; il s’empresse de faire remarquer que son héros était un homme positif et de haute raison jusque dans ses débauches ; il ne prenait jamais les femmes que comme un jeu ; même sa passion pour Cléopâtre, qu’on a tant blâmée, s’explique à son avantage : c’était un amour diplomatique ; il ne s’y abandonna d’abord que pour masquer le point faible de la situation du moment.

Ce qui excite par-dessus tout l’enthousiasme de M. Mommsen, c’est la force ; il l’aime et l’admire partout où il la rencontre. En revanche, la faiblesse n’a pas à compter sur ses sympathies. Quand une nation est vaincue, il l’abandonne ; il s’impatiente lorsqu’elle tarde à mourir, et appelle de tous ses vaux le moment où elle s’effacera de l’histoire. Rien n’est plus singulier que la manière dont il raconte les derniers jours de la Grèce ; il est si impitoyable pour elle que la critique allemande elle-même s’en est scandalisée. C’est la Grèce pourtant ; il semble que ce grand nom devrait disposer un historien à quelque indulgence, qu’il conviendrait d’entendre les aïeux intercédant pour les petits-fils, et dans les misères du présent de respecter les gloires du passé. M. Mommsen n’a pas ces superstitions ; pour lui, ou vaut ce qu’on vaut, et quand on ne vaut plus rien, il faut se résigner à disparaître. Il admet qu’en rendant à la Grèce sa liberté après la défaite de Philippe les Romains étaient de bonne foi. Ce n’est pas le sentiment commun. — La cohue érudite d’autrefois et d’aujourd’hui (c’est ainsi que M. Mommsen traite ceux qui ne sont pas de son avis) a cru voir une dissimulation profonde dans cette conduite de Rome : c’était seulement une apparence de liberté qu’on accordait à la Grèce pour qu’elle achevât de s’affaiblir dans des luttes intérieures. — M. Mommsen est fort contraire à cette supposition, qui lui semble une absurde invention de philologues s’érigeant en politiques. Les Romains, selon lui, agirent loyalement. Nouveaux convertis à la littérature et à l’art de la Grèce, ils étaient pleins de respect pour les grands souvenirs que son nom rappelle. Ils voulurent se conduire généreusement avec elle, et c’est justement ce qui semble si criminel à l’historien. Flamininus n’est pour lui qu’un philhellène malencontreux qui, par sa générosité déplacée, va causer beaucoup d’embarras à son pays, et il déclare qu’en conservant quelque ombre de vie à la Grèce, en tolérant même chez elle quelques velléités d’indépendance, Rome ne fut pas seulement malavisée, mais aussi qu’elle fut coupable. Lorsqu’on a la force, il faut s’en servir et réduire à l’obéissance ceux qui sont tentés de s’en écarter. Le devoir et la justice commandent à qui tient les rênes ou de quitter le pouvoir, ou de forcer les sujets à la résignation en les menaçant de tout l’appareil d’une supériorité écrasante. Il est bien difficile de n’être pas choqué de la manière dont M. Mommsen traite Philopœmen et ses amis ; ils lui paraissent des fous ou des niais, et la résistance qu’ils essayèrent contre le pouvoir triomphant de Rome ne lui semble qu’une assez pauvre comédie. Tous leurs grands airs patriotiques, nous dit-il, ne sont que sottise et grimace devant l’histoire. Ce que nous admirons chez eux est précisément ce qu’il y blâme. Philopœmen a courageusement défendu son pays sans compter jamais sur le succès, sans se faire illusion sur sa faiblesse. Il n’ignorait pas que la ruine était certaine et n’avait d’autre ambition que de la retarder de quelques jours. Le dernier des Grecs ressemble pour nous à ces héros d’Homère qui connaissent leur destinée, qui savent que leurs efforts sont inutiles, que leur fin est marquée, et qui n’en combattent pas moins avec énergie, comme s’ils avaient devant eux les horizons indéfinis de l’espérance. C’est ce que M. Mommsen ne peut supporter. Il aime à brusquer les choses, et n’est pas, comme on sait, pour les agonies trop longues. Ces gens qui s’obstinent à retarder par tous les moyens la fin de leur pays, lorsqu’elle est inévitable, lui font l’effet de malades qui s’attacheraient lâchement à la vie et ne pourraient pas se décider à mourir.

Il faut du reste avouer que, si Rome a traité les Grecs comme M. Mommsen le suppose, cette conduite ne lui était pas ordinaire. Il n’a pas à la blâmer souvent d’être trop généreuse ; c’est du côté opposé qu’inclinait sa politique. Il le reconnaît lui-même ailleurs et le proclame avec une satisfaction visible. La générosité, dit-il, lui était inconnue, elle n’agissait que par prudence et par sage calcul, et il est, pour sa part, très disposé à penser qu’elle faisait bien. Toutes les fois que ce sage calcul la pousse à commettre un acte qui pourra blesser les consciences délicates, il trouve quelque bonne raison pour l’excuser. Il l’approuve, par exemple, de n’avoir pas craint de s’allier avec les Mamertins, ces brigands qui venaient de massacrer les malheureux habitants de Messine et de se partager leurs femmes et leurs biens. Une pareille alliance pouvait être sans doute un beau texte à déclamation, mais elle était utile, et l’on fit bien de la conclure. De même, quand les Romains, s’acharnant après Hannibal vaincu, exigent, malgré les protestations généreuses de Scipion, qu’il soit chassé de Carthage, M. Mommsen déclare qu’il y aurait injustice à leur en faire un gros crime, et que la politique de sentiment n’était pas de mise en cette occasion. Entre l’intérêt et le sentiment, le choix de M. Mommsen n’est pas douteux, et, quand une action lui semble utile, il a bien de la peine à la condamner. Un vrai chef-d’œuvre en ce genre, c’est la façon dont il apprécie les proscriptions de Sylla. La première fois que Sylla se servit de cette arme terrible après les troubles excités par Sulpicius, il le fit avec une certaine modération. Le nombre des morts ne fut pas trop considérable ; aussi M. Mommsen prend-il assez aisément son parti de ces violences. Il rappelle que les révolutions ne finissent pas, surtout à Rome, sans exiger un certain nombre de victimes expiatoires, qu’après tout Sylla, dans cette circonstance, agit avec une franchise hardie qui doit aider à l’absoudre. Il prit sans tant de façon les choses pour ce qu’elles étaient, et dans la guerre il ne vit que la guerre. Les secondes proscriptions sont plus difficiles à excuser. Cet horrible entassement de victimes, ces meurtres froidement discutés et préparés, ces listes sanglantes qui contenaient les noms des citoyens les plus illustres et les plus honnêtes, ces bourreaux recevant un salaire fixe, ces têtes exposées au Forum, ces meurtres continués tranquillement et de sang-froid pendant plusieurs mois au milieu de la paix générale ont soulevé la conscience publique. Il n’est plus possible d’en parler d’un ton si dégagé. M. Mommsen sans doute n’approuve pas ces horreurs, mais il n’a pas trouvé dans son cœur un seul mot énergique pour les flétrir. Il pense seulement que c’est une grande faute en politique que d’afficher ainsi le mépris de tout sentiment humain. Une faute ! le terme est bien doux ; à moins que M. Mommsen ne trouve, comme Talleyrand, qu’une faute est pire qu’un crime. Ailleurs, atténuant encore cette condamnation déjà si peu sévère, il blâme Sylla d’avoir ainsi gâté sa cause dans l’estime des faibles de cœur, de ceux qui s’épouvantent du nom plus que de la chose.

À ce compte, c’est le signe d’un esprit faible et d’un cœur pusillanime que de condamner les proscriptions ! M. Mommsen parle souvent de la morale ; avec ses compatriotes, il s’est fait le défenseur de la vertu, que nous avions, comme on sait, fort indignement outragée ; il n’est pourtant pas toujours lui-même un moraliste bien rigoureux, et l’on vient de voir qu’il a pour les grands hommes des complaisances qui surprennent. Il dit expressément quelque part que le code de la haute trahison n’a pas d’articles définis pour l’histoire, et il laisse entendre partout qu’il ne faut pas appliquer la morale dans toute sa sévérité au gouvernement d’un pays ou aux relations des peuples. Voilà d’étranges principes ! Convient-il en vérité de traiter si mal notre littérature plus bourbeuse que les eaux de la Seine, ou d’être si dur pour les comédies de Ménandre, parce qu’on rencontre dans les pièces grecques et dans les nôtres des pères dupés, des femmes légères et des maris infidèles, tandis qu’on se montre partout si facile pour des gens qui confisquent la liberté de leur pays ou qui assassinent juridiquement leurs adversaires !

J’aurais moins insisté sur ces reproches, s’il ne s’était agi que d’étudier les théories personnelles d’un écrivain qui n’engagent que lui ; mais l’ouvrage de M. Mommsen me paraît avoir une autre portée dans ce livre, accueilli avec tant d’applaudissements, il me semble que toute une génération se reflète. L’Allemagne en a adopté tous les principes. Les qualités que l’historien met en relief chez les individus et chez les peuples sont celles aussi qu’elle préfère, qu’elle possède ou qu’elle veut se donner. Comme M. Mommsen, elle a grand souci des intérêts matériels ; elle se préoccupe avant tout d’être pratique, et d’apprécier les choses par les profits qu’on en tire. On a trop dit qu’elle vivait d’illusions et de fantaisies ; à la fin elle s’est impatientée d’être appelée nébuleuse et chimérique ; elle a voulu nous faire connaître par des exemples qui ne s’oublient pas qu’elle savait compter. Elle a même mis une sorte de coquetterie et de fanfaronnade à paraître positive et rouée, comme ces jeunes gens qui tiennent à nous effrayer par l’audace de leurs propos afin de bien constater qu’ils sont devenus des hommes, et qui posent en don Juans pour n’être plus pris pour des Chérubins. Nous l’avons vue s’éprendre du succès, admirer uniquement la force et déclarer qu’elle vaut mieux que le droit, regarder comme légitime ce qui est utile, traiter la générosité de faiblesse, et prétendre que la victoire autorise tous les excès et toutes les exigences. Quelques-uns de nous, qui en étaient restés à l’Allemagne de Mme de Staël, ne pouvant comprendre comment ces bergers étaient si vite devenus des loups, en ont rejeté la faute sur un homme. Il leur a semblé que M. de Bismarck avait façonné la nation à son image, et lui avait inoculé ses principes. Ces théories hautaines, que M. de Bismarck aime à formuler dans les grandes occasions, on les trouve déjà dans l’Histoire romaine de M. Mommsen ; elles avaient cours dès 1856 dans les universités, et les lettrés leur faisaient déjà un bon accueil. M. de Bismarck les, en a tirées pour les faire entrer dans la pratique — aujourd’hui elles forment le code de la politique allemande.

Elles ont si bien réussi à nos ennemis que beaucoup de bons esprits nous conseillent d’aller les chercher chez eux, et de nous les approprier s’il est possible. Le conseil est bon, mais à condition que nous ne nous croirons pas obligés de tout prendre. Il y a un choix à faire ; et, comme le livre de M. Mommsen présente, avec une grande franchise, par ses bons et ses mauvais côtés, l’esprit nouveau de l’Allemagne, nous ferons bien de le consulter. Il pourra nous indiquer, si nous le lisons bien, les défauts qui nous ont perdus et les qualités qui nous manquent. S’il nous apprend à éviter les phrases vides, à ne pas nous payer de mots, à vouloir aller au fond des choses, à nourrir moins d’illusions sur les autres et sur nous-mêmes, à ne plus nous embarquer dans une entreprise sans en avoir calculé les dangers et les profits, s’il parvient surtout à nous faire comprendre de quel amour jaloux il faut entourer son pays, et combien on doit se méfier de ce cosmopolitisme chimérique qui enlève à la patrie une partie de l’affection qu’elle réclame et qui lui revient, il nous aura rendu un grand service. Quant à ces maximes de politique raffinée que M. Mommsen étale avec tant de complaisance et de hauteur et qui lui servent à excuser tant d’abus de la force, nous ferons bien de les laisser à l’Allemagne, si elle tient à les conserver. Il en est une pourtant qu’il nous convient de ne pas oublier. M. Mommsen semble l’avoir écrite pour nous, et le temps viendra peut-être de nous en souvenir. C’est à propos des fourches caudines ; l’historien raconte que le sénat refusa de ratifier le traité que les consuls avaient conclu pour sauver leurs légions, et il trouve que le sénat eut raison. Consentir à un abandon de territoire, dit-il, est-ce autre chose que reconnaître l’impossibilité de la résistance ? Un tel contrat n’est nullement un engagement moral, et toute nation tient à honneur de déchirer avec l’épée les traités qui l’humilient.

 

GASTON BOISSIER

L’Allemagne contemporaine, études et portraits. — III — M. Théodore Mommsen.

Revue des Deux Mondes, Paris, mars avril 1878, t. 98.