CHARLES-QUINT

SON ABDICATION, SON SÉJOUR ET SA MORT AU MONASTÈRE DE YUSTE

 

CHAPITRE II. — L'ABDICATION.

 

 

Causes qui font ajourner la retraite de Charles-Quint. — Campagne de 1555 et de 1554 contre la France. — Mariage du prince d'Espagne, créé roi de Naples et duc de Milan, avec la reine Marie d'Angleterre. — Son départ de Valladolid ; sa visite au monastère de Yuste pour y presser la construction de la résidence destinée à l'Empereur son père ; son embarquement à la Corogne ; son arrivée en Angleterre, où il épouse la reine Marie. — Dangers auxquels est exposée la domination espagnole en Italie, par l'avènement du pape Paul IV, ennemi ardent de l'Empereur, qui s'allie avec Henri II pour le déposséder du royaume de Naples et du duché de Milan. — Négociations de paix avec la France. — Abdication solennelle de la souveraineté des Pays-Bas. — Discours de Charles-Quint qui retrace les principaux événements de sa vie et connaître les causes qui le décident à déposer la puissance. — Abdications successives des royaumes de Castille, de Léon, de Grenade, d'Aragon, de Sardaigne, de Sicile. — Lettre noble et touchante écrite par Charles-Quint à André Doria sur la renonciation à ses couronnes et son prochain départ pour le monastère. — Trêve de cinq ans conclue à Vaucelles entre la France et l'Espagne. — Serment que les ambassadeurs de Henri II viennent demander à Philippe touchant l'observation de la trêve. — Leur visite à Charles-Quint dans la petite maison du Parc de Bruxelles où il s'était retiré. - Curieux entretien. — Nécessité où Charles-Quint se trouve réduit de conserver encore la couronne de l'Empire, qu'il ne déposa que plus tard. — Ses apprêts de voyage pour l'Espagne. — Maison qu'il conduit à Yuste : le majordome Quijada, le secrétaire Gaztelù, l'ayuda de càmara van Male, le médecin Mathys, le mécanicien Juanello, etc. — Embarquement en Zélande. — Jugement que porte sur lui un ambassadeur vénitien après son abdication.

 

Malgré ses infirmités et ses fatigues, Charles-Quint ne devait pas déposer la puissance qu'il avait élevée si haut et portée si loin, lorsque cette puissance était attaquée de toutes parts et de toutes parts ébranlée. La guerre s'était rallumée en Hongrie et en Transylvanie, par l'invasion des Turcs et le soulèvement du parti national de Jean Zapolya ; sur les frontières méridionales de l'Empire et des Pays-Bas, qu'entamaient et que ravageaient les armées du roi de France ; dans l'Italie du nord et du centre ; où le désir de l'indépendance pouvait menacer la domination espagnole, conquise par un demi-siècle d'efforts et d'habileté. Le repos dans la défaite n'aurait pas eu de dignité pour l'Empereur, qui ne pouvait abdiquer au milieu de désastres sans nuire à ses États et sans porter atteinte à sa réputation. Il resta donc jusqu'à des temps plus heureux.

Il éprouva alors une dernière faveur de la fortune : l'héritier protestant de Henri VIII, Édouard VI, mourut, et la parente de Charles-Quint, la catholique et l'Aragonaise Marie, de la même race et de la même religion que lui, hérita de la couronne d'Angleterre. Il songea à tirer parti de ce grave changement dans l'intérêt de ses alliances momentanées et de la grandeur permanente de la monarchie espagnole. Il négociait déjà depuis quelque temps pour son fils un second mariage avec doña Maria, fille du feu roi de Portugal dom Manuel et sœur du roi Jean III. Cette princesse, que sa mère Eléonore avait laissée à Lisbonne lorsqu'elle était venue à Paris épouser François Ier, avait à prétendre des sommes considérables. Sa dot s'élevait à plus d'un million d'écus d'or. A l'instigation de la reine Eléonore, qui depuis son second veuvage avait quitté la France et s'était retirée auprès de son frère Charles-Quint, le mariage entre l'infante doña Maria et le prince de Castille avait été proposé dès 1550 ; mais la conclusion en avait été habilement retardée par Jean III, peu disposé à se dessaisir de l'immense dot que Charles-Quint comptait faire servir aux dépenses de plus en plus fortes de la guerre dans laquelle il était engagé. On était enfin arrivé à un arrangement dans l'été de 1555, lorsque l'Empereur apprit l'avènement au trône de sa cousine Marie Tudor. Changeant aussitôt ses vues et les détournant du Portugal, d'où il n'était d'ailleurs pas sûr de tirer le million d'écus d'or, pour les porter vers l'Angleterre, où s'ouvrait à lui la perspective d'un grand royaume à ménager à son fils, il écrivit en Espagne : On m'annonce la nouvelle de la mort du roi Edouard VI ; si les fiançailles avec l'infante doña Maria ne sont pas conclues, il faut les suspendre pour le moment[1].

Les fiançailles n'étaient pas conclues, et, Charles-Quint proposa bien vite au prince d'Espagne d'épouser la reine d'Angleterre. Seulement, comme cette reine avait trente-huit ans et que le prince d'Espagne n'en avait que vingt-sept, il craignit que la disproportion des âges ne détournât son fils de se marier avec elle. Il écrivit à ce dernier, le 30 juillet 1553, pour lui indiquer les inconvénients qui s'attachaient au mariage de Portugal et les avantages qu'offrirait un mariage avec la reine d'Angleterre. Il lui disait :

Mon fils, rien, dans le moment, ne pouvait se présenter plus à propos en ce qui touche à la France, à ces États-ci, et, bien que je pense que les Anglais feront les derniers efforts pour que leur reine ne se marie pas hors du royaume, elle parviendra sans doute avec sa prudence et sa dextérité, soit ouvertement, soit par voie détournée, à se faire proposer un mariage. Si ce mariage doit avoir lieu avec un étranger, je crois que les Anglais ne se porteront sur personne d'aussi bonne volonté que sur moi, parce qu'ils m'ont toujours montré de l'inclination. Mais je peux bien vous assurer que des États plus nombreux et plus considérables encore ne me séduiraient point et ne me détourneraient pas du dessein dans lequel je suis, et qui est bien différent. Au cas donc où ils m'enverraient proposer ce mariage, j'ai cru qu'il serait bon de leur en suggérer la pensée pour vous ; ce projet serait ensuite conduit à une bonne fin. Les divers genres d'utilité et les profits qui s'ensuivraient sont si notoires et si grands, que je n'ai pas à les énumérer en détail. Je me borne à les mettre devant vous pour que vous les examiniez, et qu'après y avoir réfléchi vous m'informiez avec diligence de ce qui vous conviendra, afin que, conformément à vos désirs, il soit fait ce qui vous satisfera le plus ; et tenez cela en grand secret[2].

 

Le prince d'Espagne entra avec une docile déférence dans les vues de son père. Il lui répondit, le 22 août, de Valladolid, en paraissant abandonner les projets sur l'infante de Portugal[3]. Quant à ce qui concerne l'Angleterre, ajoutait-il, je dois dire que j'ai été plein de joie d'apprendre que ma tante avait succédé au trône de ce pays, et parce que c'était son droit et parce que Votre Majesté en espère beaucoup du côté de la France et de ses terres de Flandre. Si l'on pense à proposer son mariage avec Votre Majesté, ce serait ce qui vaudrait le mieux. Mais, en cas que Votre Majesté persiste dans ce qu'elle m'a écrit et qu'elle croie devoir traiter de ce mariage pour moi, elle sait déjà que, comme son fils entièrement obéissant, je n'ai pas à avoir d'autre volonté que la sienne, et surtout en une affaire de cette importance et de cette qualité. Je m'en remets donc à Votre Majesté pour qu'elle agisse comme il lui conviendra et lui semblera bon[4].

Aussitôt qu'il eut reçu cette lettre, Charles-Quint, sans attendre qu'on lui fit des propositions, chargea son ambassadeur, Simon Renard, de négocier le mariage du prince d'Espagne avec la reine d'Angleterre. Une semblable union devait déplaire beaucoup aux Anglais, mais agréer infiniment à Marie, qui y trouvait une satisfaction pour ses sentiments et un encouragement à ses projets. Les longues douleurs de sa mère et ses propres infortunes depuis le divorce de Henri VII avaient tourné toutes ses affections et toutes ses espérances du côté des princes de sa maison et de sa religion. Sans tenir compte de l'opposition presque unanime et très-dangereuse de son peuple, qui n'aimait pas les étrangers et qui abhorrait surtout les Espagnols[5], elle s'engagea secrètement à épouser le prince d'Espagne. Le 30 octobre au soir, seule dans sa chambre avec Simon Renard, elle se mit à genoux devant le saint sacrement, qui y était exposé, et, après avoir récité avec ferveur le Veni creator Spiritus, elle jura sur l'hostie consacrée qu'elle prendrait l'infant don Philippe pour mari[6]. Simon Renard annonça comme certain à l'Empereur le mariage de son fils longtemps avant que l'Angleterre le considérât comme possible. Ce ne fut qu'après avoir triomphé d'une insurrection que provoqua la crainte de ce mariage, après en avoir pris, emprisonné, décapité les chefs, placé sous la plus étroite surveillance sa sœur Elisabeth, qui fut même mise pendant quelque temps à la Tour, et fait monter sur l'échafaud son infortunée rivale Jeanne Gray, que la passionnée Marie, ayant pleinement rétabli l'ancien culte, se prépara à recevoir et à épouser le prince qui devait être le représentant principal et le plus puissant appui de la foi romaine en Europe. Charles-Quint voulant que son fils parût en roi dans l'île où il irait épouser une reine, lui céda le royaume de Naples et le duché de Milan, et fit d'immenses préparatifs pour lui composer un cortège qui fût à la fois une cour et une armée. Il envoya le comte d'Egmont en Espagne porter à sa fille doña Juana, veuve depuis peu du prince de Portugal et qui récemment venait de mettre au monde le roi dom Sébastien, les pouvoirs nécessaires pour gouverner la Péninsule durant l'absence de son fils. Il le chargea en même temps d'inviter de sa part le prince d'Espagne à se rendre au-devant de sa sœur, du côté de la frontière de Portugal. L'infant devait conférer avec elle sur les affaires les plus importantes du royaume, avant de le quitter, et se détourner un moment de sa route pour paraître au monastère de Yuste, afin d'y hâter la construction de la retraite impériale[7]. Conformément aux désirs de son père, Philippe partit le 12 mai 1554 de Valladolid, à cheval, avec une très-petite suite, en annonçant qu'il allait voir sa sœur et qu'il visiterait chemin faisant les constructions royales qu'on élevait dans le bois de Ségovie, au Pardo, à Aranjuez. Il n'arriva que le 24 à Yuste, le jour même de la procession de la Fête-Dieu, à laquelle il assista ; il coucha une nuit au monastère, y examina tout minutieusement, et en partit après avoir communiqué les volontés de l'Empereur à l'architecte Gaspar de Vega, au prieur général Juan de Ortega et au frère Antonio de Villacastin, qui exécuta depuis, comme maitre des œuvres, le vaste et sévère monument de l'Escurial[8]. Il alla à la rencontre de sa sœur, qu'il joignit un peu au delà d'Alcantara. La princesse et l'infant passèrent plusieurs jours en conférence ensemble ; puis ils se séparèrent pour se rendre, la princesse à Valladolid, où elle prit les rênes du gouvernement, et l'infant à la Corogne, où il arriva le 30 juin et s'embarqua le 13 juillet[9]. La flotte qui le portait en Angleterre était des plus imposantes : elle se composait de soixante et dix navires, vingt ourques, et d'une arrière-garde de trente vaisseaux que commandait don Luis de Carvajal. Il emmenait avec lui le duc d'Albe en qualité de mayordomo mayor, le comte de Feria comme capitaine de sa garde, Ruy Gomez de Silva pour son sommelier de corps ; il était accompagné d'une suite nombreuse de grands et de gentilshommes, et comme escorte militaire il avait quatre mille fantassins espagnols[10]. Débarqué à Southampton le 20 juillet, il épousa la reine Marie le 25 dans la cathédrale de Winchester.

Malgré l'appui qu'il croyait trouver dans cette alliance, ou pour négocier, ou pour combattre plus avantageusement, l'Empereur ne put se rendre, comme il l'espérait, en Espagne au mois de mai 1554[11]. La guerre continua plus vivement que jamais avec la France, soit vers les Pays-Bas, soit en Italie, et Charles-Quint se regarda comme obligé de ne point abandonner le gouvernement de ses Etats dans des conjonctures aussi difficiles. Les grandes dépenses qu'il - avait faites pour l'établissement de son fils en Angleterre ne lui permirent pas de lever tout d'abord des troupes capables de résister aux forces de Henri II. Aussi, après avoir pris Thérouanne et Hesdin dans la campagne de 1555, fut-il moins heureux au commencement de la campagne de 1554. L'armée de Henri II, considérable et victorieuse, entra dans Marienbourg, prit Bouvines d'assaut, s'empara de Dinant, se jeta sur l'Artois, qu'elle ravagea, et finit par investir la place importante de Renty, située sur les confins occidentaux des deux pays, défendant l'entrée de l'un et facilitant l'invasion de l'autre. Les Français, qui, de l'autre côté des Alpes, possédaient le Piémont, s'appuyaient en même temps au delà du Pô sur le duc de Parme, Octave Farnèse, que les Espagnols avaient dépouillé de la ville de Plaisance. De plus, ils entraînaient vers eux le duc de Ferrare, Hercule d'Este, qui avait épousé Renée de France, et ils occupaient au cœur de l'Italie Sienne, soulevée depuis 1552 contre les Espagnols. Ils partirent alors de là pour entrer en Toscane, sous le commandement du maréchal Strozzi, ennemi mortel de Cosme de Médicis, qui avait proscrit sa famille et qui opprimait Florence, et y menacèrent la domination assez récemment établie du grand-duc.

L'Empereur ne négligea rien pour relever ses affaires. Après avoir renforcé la petite armée avec laquelle le duc Emmanuel-Philibert de Savoie empêcha, par d'habiles manœuvres, les généraux de Henri II de pousser leurs succès plus loin, il se fit transporter en litière au milieu d'elle, dans un moment où la goutte lui laissait un peu de relâche ; et il parvint à débloquer Renty. L'armée française leva le siège de cette place, après un engagement partiel qui lui avait été cependant favorable, et elle se retira en Picardie, où elle fut suivie par les troupes de l'Empereur, qui, à leur tour, dévastèrent cette province. Pendant qu'il obtenait cet avantage sur la frontière des Pays-Bas, il en remportait de plus rassurants encore en Italie, par son général le marquis de Marignano et son allié Cosme Ier, qui avaient attaqué de concert le maréchal Strozzi et l'avaient mis en déroute à Marciano et à Lucignano. Ils avaient repris la plupart des places de la Toscane tombées au pouvoir des Français, et ils étaient allés ensuite asseoir leur camp devant Sienne, que défendait l'intrépide Blaise de Montluc.

La campagne de l'année 1555 fut encore plus favorable à l'Empereur. Si le maréchal de Brissac, qui commandait en Piémont, avait surpris la ville de Casai dans la haute Italie, la ville de Sienne, dans l'Italie centrale, fut réduite à capituler le 2 avril, après un blocus rigoureux de quatre mois. Charles-Quint en donna l'investiture à son fils, qui possédait ainsi, entre le duché de Milan et le royaume de Naples, la ville de Plaisance sur le territoire pontifical, et l'État de Sienne, au milieu de la Toscane, comme pour tenir plus fortement assujettie cette péninsule entière. Du côté de la France, où des négociations de paix s'étaient ouvertes à Gravelines, par l'entremise et sous la médiation de la reine d'Angleterre, il ne s'était rien fait de considérable de part ni d'autre. Chacun y avait gardé ses positions et s'y était mis en état de défense ; les Français avaient rendu Marienbourg inattaquable, tandis que les Impériaux avaient construit Philippeville et fortifié Charlemont. Les rencontres partielles avaient été, en général, avantageuses aux troupes de Charles-Quint qui tenaient la campagne. Les négociations engagées à Gravelines n'avaient conduit à aucun résultat. Les prétentions réciproques étaient trop contraires. Les maisons d'Autriche et de France sentaient le besoin d'établir et d'assurer leur union par des mariages mutuels, comme elles le firent quatre ans après, à la paix de Cateau-Cambrésis ; mais chacune exigeait de l'autre des sacrifices qu'elle ne voulait pas s'imposer à elle-même. Les plénipotentiaires de Henri II n'offraient pas de rendre le Piémont au duc Philibert-Emmanuel de Savoie, et réclamaient le comté d'Asti et le duché de 3Iilan pour le duc d'Orléans, second fils du roi, qui serait marié à une archiduchesse, petite-fille de Charles-Quint. Ils revendiquaient de plus la restitution de la Navarre au duc de Vendôme, Antoine de Bourbon, héritier des d'Albret, auxquels ce royaume avait été enlevé, en 15112, par Ferdinand le Catholique. Les plénipotentiaires de l'Empereur n'entendaient en aucune façon céder la Navarre, et proposaient seulement de remettre le Milanais comme dot à Élisabeth de France, qui deviendrait la femme du prince d'Espagne don Carlos. Mais, en retour, ils demandaient que le duc Emmanuel-Philibert reprît ses États en épousant la sœur de Henri II ; que l'Empire rentrât en possession des villes de Metz, de Toul, de Verdun et de Marienbourg, qui avaient été conquises sur lui ; et que la république de Gênes recouvrât toute la partie de la Corse que les Français avaient détachée de sa domination. On était bien loin. de s'entendre : aucune des deux puissances n'ayant été assez victorieuse pour imposer la loi ni assez battue pour la subir. Aussi les conférences furent bientôt rompues, et il était dès lors visible que si l'on parvenait à s'accorder, ce serait par une trêve momentanée et non par une paix définitive, en maintenant de chaque côté l'état provisoire de possession et non en délimitant les territoires.

Pendant qu'on se fortifiait sans se combattre et qu'on négociait sans rien conclure, il était survenu en Italie un événement des plus graves pour la politique comme pour les intérêts de Charles-Quint. Le cardinal Jean-Pierre Caraffa, doyen du sacré collège, était monté sur le trône pontifical sous le nom de Paul IV. C'était un vieil Italien, ennemi ardent et intraitable de l'Empereur. Recommandable par son savoir, célèbre par son éloquence, extrême en sa piété, rigide dans ses mœurs, il avait autrefois renoncé à l'évêché de Chieti et à l'archevêché de Brindes pour se faire l'un des religieux réformateurs de l'Église orthodoxe attaquée, et il avait fondé l'ordre moitié monastique, moitié séculier des théatins. Chef de la famille Caraffa, qui de tout temps avait été attachée au parti français dans le royaume de Naples, il avait encouru les défiances de Charles-Quint, qu'il poursuivit depuis lors de ses animosités, et dont il agita, ainsi que nous le verrons, les dernières années jusque dans la solitude de Yuste. Il détestait en lui : comme ancien sujet, le souverain auquel il reprochait des injustices envers sa personne et envers sa maison ; comme pape, l'Empereur qui avait souffert le sac de Rome et laissé s'étendre le protestantisme en Allemagne ; comme Italien, le dominateur étranger dont le joug pesait sur sa patrie. Né en 1477, il avait vu les beaux temps de l'indépendance italienne et les regrettait. Il avait coutume de dire qu'avant les invasions étrangères, provoquées à la fin du quinzième siècle par les dissensions de Ludovic le More, duc de Milan, et d'Alfonse d'Aragon, roi de Naples, la libre Italie était un instrument harmonieux à quatre cordes. Ces quatre cordes étaient le Saint-Siège, le royaume de Naples, la république de Venise, l'État de Milan, et il appelait malheureuses les âmes d'Alfonse d'Aragon et de Ludovic le More, qui les premiers en avaient dérangé le bel accord[12]. Il aspira, malgré son grand âge, à le rétablir. Quoiqu'il eût soixante-dix-neuf ans, il était surprenant de force et d'ardeur. Il rappelait Jules II par le caractère comme par les desseins, et il avait les théories de Grégoire VII sur la suprématie pontificale. Ce pape, disait un ambassadeur accrédité auprès de lui, est d'une complexion véhémente et emportée. Il est sain et robuste ; il marche sans paraître toucher terre ; il a peu de chair et il est tout nerf. Ses yeux et tous les mouvements de son corps dénotent une vigueur bien au-dessus de son âge. Il a une gravité incroyable et une telle grandeur dans toutes ses actions, qu'il semble vraiment né pour commander. Aussi prétend-il que le pontificat est fait pour mettre les empereurs et les rois sous ses pieds[13].

Extrême en tout, il porta dans la politique les mêmes intempérances que dans la religion, où il rétablit l'inquisition avec tous ses excès. Il devint aussi ambitieux qu'il avait été austère, et tandis que Charles-Quint était prêt à descendre du trône pour se retirer dans un cloître, Paul IV passait des sévérités de la vie claustrale aux pompes et aux délicatesses de la vie souveraine. Ce vieillard hautain, qui avait eu jusqu'alors une existence dure, qui s'habillait toujours seul, qui ne laissait pénétrer personne dans sa chambre, où la plus grande partie des nuits et des matinées était consacrée à l'étude et à la prière, était maintenant passionné pour la splendeur, la domination et la guerre. Ayant été questionné par le grand maître du palais pontifical sur la vie qu'il voulait mener comme pape, il avait répondu : Celle d'un grand prince. Il restait des heures entières à table, où vingt-cinq plats ne suffisaient point à sa somptuosité[14]. Il se déchaînait contre l'Empereur et contre les Espagnols. Il n'appelait jamais ceux-ci que des hérétiques, des schismatiques maudits de Dieu, une semence de Juifs et de Maures, la lie du monde ; et il déplorait la misère de l'Italie, qui était réduite à servir une nation si abjecte et si vile[15].

Mais il ne se borna point à ces manifestations méprisantes et haineuses contre les maîtres de son pays. Il conçut le projet de leur enlever tapies, la Sicile, le Milanais, d'expulser les Médicis de Florence et d'y rétablir la république, d'étendre la puissance du Saint-Siège en Italie, et d'y agrandir sa propre maison en s'unissant avec le roi de France, auquel il offrirait le duché de Milan et le royaume de Naples pour deux de ses fils cadets ; avec les Vénitiens, qui recevraient la Sicile en partage ; avec les ducs de Parme, de Ferrare et d'Urbain, dont il satisferait aussi les ambitieuses convoitises. Le souverain pontife se proposait de bouleverser de fond en comble tout l'ordre territorial et politique de l'Italie, et voulait défaire en deçà des Alpes l'œuvre si péniblement accomplie par Ferdinand le Catholique et Charles-Quint, comme les princes protestants, aidés aussi par Henri II, avaient détruit au delà du Rhin la suprématie absolue que Charles-Quint avait récemment tenté d'y introduire en matière d'autorité et de croyance.

Paul IV eut à ce sujet des conférences fréquentes avec l'ambassadeur vénitien Navagero, dont il espérait entraîner la république dans ses hardis desseins. Il lui dit qu'il serait très-facile à la seigneurie de Venise de se mettre en possession de la Sicile ; que si l'on n'arrêtait pas l'Empereur et le roi Philippe, ils se rendraient maitres du monde ; que si la magnifique seigneurie laissait abattre le saint siège, elle ne trouverait plus aucun soutien pour sa liberté, et que l'occasion actuelle échappée ne se représenterait plus ; que les fils puînés du roi de France, mis en possession de Milan et de Naples, deviendraient bientôt Italiens ; qu'il serait, d'ailleurs, toujours facile de s'en délivrer lorsqu'on le voudrait, parce que l'expérience des événements passés avait montré que les Français ne savaient pas et ne pouvaient pas s'établir longtemps en Italie, tandis que la nation espagnole était comme le gramen qui s'enracine là où il s'attache ; que les Vénitiens se trompaient s'ils croyaient avoir de plus grands ennemis que les Espagnols, qui possédaient la part la plus étendue de l'Italie et qui en convoitaient le reste[16]. La prudente république de Venise était peu disposée à se départir de son système de stricte neutralité pour se jeter de nouveau dans des projets d'agrandissement qui avaient failli la perdre au commencement du siècle ; mais le roi de France devait accepter sans hésitation les offres d'un pape qui se rendait son allié comme prince, son appui comme pontife. Il envoya auprès de Paul IV Saint-Gelais de Lansac pour l'encourager et lui dire qu'il n'aspirait de son côté qu'à délivrer la chrétienté et surtout l'Italie de la tyrannie de l'Empereur[17]. En attendant que Henri II fit partir pour Rome le cardinal de Lorraine, afin d'y conclure un traité d'alliance offensive et défensive entre le Saint-Siège et la cour de France, Paul IV poursuivit ou disgracia les grandes maisons Colonna, Bagno, Santa-Fiore, Sforza, Gonzaga, Medici, Cesarina, Savella, etc., attachées au parti impérial, qu'il voulait abattre dans les États pontificaux. Il fit arrêter le cardinal SantaFiore et le cardinal Camille Colonna, et il dépouilla Marc Antonio Colonna et le comte Bagno de leurs possessions et de leurs fiefs.

Charles-Quint fut aussi contrarié que courroucé de cette nouvelle et redoutable inimitié. Les violences commises contre ses partisans lui parurent le prélude des attaques qui seraient bientôt dirigées contre lui-même. Il voulut donc contenir Paul IV en le prévenant. Quelques mois auparavant il avait envoyé le duc d'Albe en Italie comme capitaine général du Milanais et comme vice-roi de Naples. Il lui prescrivit alors de mettre les frontières, les places et les passages de ce dernier royaume en état de défense, et d'aller rétablir les Colonna par les armes dans leurs possessions sur le territoire pontifical, si le pape ne consentait pas lui même à leur restituer ce qu'il leur avait ravi. Il lit partir pour Rome Garcilaso de la Vega, avec une mission qu'il exposa en ces termes à son ambassadeur à Venise, dans une lettre du 4 octobre 1555 :

Il nous a paru à propos, disait-il, d'envoyer Garcilaso de la Vega auprès de Sa Sainteté, pour qu'avec toute humilité et douceur il lui représente le motif que nous avons de nous plaindre de la manière dont elle a traité nos serviteurs. Nos actions et notre respect envers le siège apostolique étant ce que le monde entier sait, nous supplions Sa Sainteté de vouloir bien mettre en liberté les prisonniers et restituer les possessions enlevées à leurs maîtres, en plaçant devant ses yeux les inconvénients qui sans cela pourraient en résulter, tant à cause de l'obligation où nous sommes de secourir et de favoriser nos amis et nos serviteurs, et de ne pas les laisser opprimer contre la raison, qu'en considération de ce qui touche à la sécurité de nos royaumes et au repos de l'Italie. C'est la pensée que toujours nous avons eue et que nous avons toujours. Il nous a semblé devoir vous en donner avis, afin que vous vous en serviez où et comme il convient, en instruisant cette république et tous ceux qui y ont intérêt des démarches qui se font de notre part, pour éviter, autant qu'il nous est possible, d'en venir à une rupture. Mais si les furies de Sa Sainteté ne cessent point et si elles sont poussées plus avant, nous serons déchargés envers Dieu et envers le monde des inconvénients et des dommages qui pourront s'ensuivre[18].

 

Ce fut vingt et un jours après avoir écrit cette lettre que Charles-Quint commença la série de ses abdications. La situation restait, il est vrai, fort embarrassée et assez périlleuse ; la guerre semblait moins près de finir que de s'étendre. Mais les infirmités de l'Empereur le pressaient chaque jour davantage, et ses forces fléchissaient sous le poids des affaires. La mort de sa mère, la reine Jeanne, avait ajouté une profonde tristesse à ses autres accablements. Cette reine infortunée, après un veuvage de quarante-neuf ans et la longue perte de sa raison causée par l'affection et la douleur, venait de terminer ses jours, le lo avril 1555. au château de Tordesillas. Charles-Quint, qui lui avait toujours donné les marques de la plus grande tendresse et du plus louchant respect, qui ne sortait jamais de l'Espagne sans aller lui dire adieu, et qui n'y rentrait jamais sans accourir auprès d'elle, prit alors le deuil pour ne plus le quitter.

Des négociations de paix ou de trêve s'étant ouvertes, vers le même temps, sous la médiation de la reine d'Angleterre, qu'avait réclamée le roi de France, il crut le moment venu d'accomplir ses desseins. Dans le mois d'août, il rappela en Belgique le roi son fils, auquel il fit dire par son sommelier de corps et son favori, Ruy Gomez de Silva : Qu'il n'avait différé de passer en Espagne que contraint par la nécessité des affaires, dont il n'aurait pu abandonner la direction sans qu'elles eussent une autre issue et que tous ses pays en souffrissent ; mais qu'ayant plu à Dieu de tout mener à bon terme, une partie de ce qui avait été perdu ayant été recouvrée et sa réputation se trouvant un peu rétablie, il voulait maintenant s'en reposer sur lui pour les conduire, les améliorer encore, comme il l'espérait, d'après ce qu'il avait déjà fait et ce qu'il se montrait capable de faire[19].

Le roi don Philippe étant arrivé à Bruxelles le 10 septembre, Charles-Quint, dans le mois suivant, malgré les regrets de son frère, le roi des Romains, qui le dissuadait éloquemment[20] d'abandonner le gouvernement de l'Allemagne, de l'Italie, des Pays-Bas et de l'Empire, profita de l'hiver qui approchait, et pendant lequel les hostilités étaient suspendues, pour consommer le grand acte de ses renonciations. Il était plein de confiance dans la capacité de son fils, qui, si la lutte continuait avec la France, unirait les forces de l'Angleterre à celles de la monarchie espagnole. Il lui laissait d'ailleurs un ministre consommé dans l'évêque d'Arras, et des généraux aussi valeureux qu'expérimentés dans Ferdinand de Gonzague, qui avait la plus grande réputation militaire du temps, mais que la mort lui enleva bientôt, dans le duc d'Albe, le prince d'Orange, le duc Philibert-Emmanuel de Savoie et le comte d'Egmont, dont le premier devait réprimer le pape Paul IV en Italie, et dont les deux derniers devaient le rendre plus tard vainqueur de Henri II à Saint-Quentin et à Gravelines. Décidé à lui transmettre ses possessions héréditaires, il commença par la cession des Pays-Bas.

Le 22 octobre, Charles-Quint préluda à cette première renonciation en résignant la grande maîtrise de la Toison d'or. Ayant assemblé les seigneurs les plus considérables et les plus illustres des Pays-Bas qui étaient chevaliers de cet ordre, il conféra les insignes et les pouvoirs de grand maître au roi son fils. Je vous fais à présent, lui dit-il, chef et souverain du très-noble ordre de la Toison d'or ; gardez-le et le maintenez en dignité et honneur, comme moi, mon père et tous mes ancêtres l'avons gardé et maintenu. Dieu vous en accorde la grâce en toute prospérité et accroissement ! Il recommanda en même temps aux chevaliers de servir fidèlement son fils, à son fils d'aimer et d'honorer les chevaliers qui avaient été les vaillants compagnons de ses guerres, les fermes soutiens de ses États, et auxquels il portait une affection singulière pour l'assistance zélée qu'il avait toujours reçue d'eux dans ses nécessités et dans ses périls. Connaissant tout à la fois l'ardeur de leur dévouement et la fierté de leur indépendance, il annonça à Philippe II, avec une pénétration prophétique, que : s'il les traitait bien, ils affermiraient ; s'il les traitait mal, ils ébranleraient sa puissance dans les Pays-Bas[21].

Trois jours après, le 25 octobre, Charles-Quint accomplit son abdication avec beaucoup de solennité, en présence des états généraux des dix-sept provinces, des membres du conseil d'Etat, du conseil privé, du conseil des finances, des chevaliers de la Toison d'or, des grands de sa cour, des ambassadeurs étrangers réunis dans la vaste salle du palais de Bruxelles, où le peuple avait été également introduit. Vêtu de deuil, portant le collier de la Toison d'or, accompagné de son fils le roi Philippe, de ses sœurs les reines de Hongrie et de France, de ses neveux l'archiduc Ferdinand d'Autriche et le duc Philibert-Emmanuel de Savoie, de sa nièce Christine, duchesse de Lorraine, le vieil Empereur s'avança avec peine, appuyé d'une main sur un bâton, de l'autre sur l'épaule de Guillaume de Nassau, prince d'Orange. Après qu'il se fut assis sous le dais de Bourgogne, ayant à sa droite son fils, à sa gauche sa sœur la gouvernante Marie, autour de lui le reste de sa famille, sur les côtés et en face les corps de l'Etat et les principaux personnages du pays placés selon leur rang, Philibert de Bruxelles, membre du conseil secret, prit la parole par ses ordres et fit connaître son irrévocable dessein. Il puisa surtout dans les fatigues et les infirmités de ce grand et glorieux prince les raisons qui l'obligeaient à se dessaisir du gouvernement de ses États. Quoiqu'on s'attendît à cette résolution, le discours qui l'annonça pénétra l'assemblée d'une émotion visible[22]. L'Empereur, se levant alors, s'appuya sur l'épaule du prince d'Orange, et prit la parole en ces termes[23] :

Bien que Philibert de Bruxelles vous ait amplement expliqué, mes amis, les causes qui m'ont déterminé à renoncer à ces États et à les laisser à mon fils don Philippe pour qu'il les possède et les régisse, je désire vous dire encore certaines choses de ma propre bouche. Vous vous en souvenez, le 5 février de cette année, il y a eu quarante ans accomplis que mon aïeul l'empereur Maximilien, dans le même lieu et à la même heure, m'émancipa à l'âge de quinze ans, me tira de la tutelle sous laquelle j'étais, et me rendit seigneur de moi-même. L'année suivante, qui fut la seizième de mon âge, mourut le roi Ferdinand, mon aïeul, père de ma mère, dans le royaume duquel je commençai à régner, parce que ma mère bien-aimée, qui est morte depuis peu, était restée, après la mort de mon père, avec le jugement égaré et n'avait jamais recouvré assez de santé pour gouverner elle-même. J'allai donc en Espagne, à travers l'Océan. Bientôt survint la mort de mon aïeul Maximilien, à la dix-neuvième année de mon âge, et, quoique je fusse encore fort jeune, on me conféra à sa place la dignité impériale. Je n'y prétendis pas par une ambition désordonnée de commander à beaucoup de royaumes, mais afin de procurer le bien de l'Allemagne, de pourvoir à la défense de la Flandre, de consacrer toutes mes forces au salut de la chrétienté contre le Turc et de travailler à l'accroissement de la religion chrétienne. Mais, si ce zèle fut en moi, je ne pus pas le montrer autant que je l'aurais voulu, à cause des troubles suscités par les hérésies de Luther et des autres novateurs de l'Allemagne, et à cause des guerres périlleuses où m'ont jeté l'inimitié et l'envie des princes mes voisins, et dont je me suis heureusement tiré par la faveur divine.

 

Racontant ensuite brièvement les agitations multipliées de sa vie, il dit qu'il était allé neuf fois en Allemagne, qu'il s'était rendu six fois en Espagne, sept fois en Italie, qu'il était venu dix fois en Flandre, qu'il était entré quatre fois en France, qu'il avait passé deux fois en Angleterre et deux autres fois en Afrique, et que pour accomplir ces voyages ou ces expéditions, au nombre desquels il ne comptait pas les courses de peu d'importance, il avait traversé huit fois la Méditerranée et trois fois l'Océan.

Cette fois, ajoutait-il, sera la quatrième, pour aller m'ensevelir en Espagne[24]... Je peux dire que rien ne m'a été plus pénible et n'afflige autant mon esprit que ce que j'éprouve en vous quittant aujourd'hui, sans vous laisser avec la paix et dans le repos que j'aurais désiré. Ma sœur Marie, qui, pendant mes absences, vous a si sagement gouvernés et si bien défendus, vous a expliqué, dans la dernière assemblée, la cause de la résolution que je prends. Je ne peux plus m'occuper des affaires sans une très-grande fatigue pour moi et sans un extrême détriment pour elles[25]. Les soucis que donne une si grande charge, l'accablement qu'elle cause, mes infirmités, une santé tout à fait ruinée, ne me laissent plus les forces suffisantes pour gouverner les Etats que Dieu m'a confiés ; le peu qui m'en reste va disparaître bientôt. Aussi aurais-je déposé depuis longtemps ce fardeau, si le jeune âge de mon fils et l'incapacité de ma mère n'avaient pas forcé et mon esprit et mon corps à en supporter le poids jusqu'à cette heure. La dernière fois que je suis allé en Allemagne, j'étais déterminé à faire ce que vous me voyez faire aujourd'hui, mais je ne pus m'y résoudre encore en voyant le misérable état de la république chrétienne livrée à tant de tumultes, de nouveautés, d'opinions particulières dans la foi, de guerres plus que civiles, et finalement tombée dans d'aussi déplorables désordres ; j'en fus détourné parce que mes maux n'étaient pas encore si grands et que j'espérais donner un bon terme à toutes choses et ramener la paix. Afin de ne pas manquer à ce que je devais, j'exposai mes forces, mes biens, mon repos et même ma vie pour le salut de la chrétienté et la défense de mes sujets. Je sortis de là avec une partie de ce que je désirais tant. Mais le roi de France et quelques Allemands, manquant à la paix et à l'accord qu'ils avaient jurés, marchèrent contre moi et faillirent me prendre. Le roi de France s'empara de la cité de Metz, et moi, au cœur de l'hiver, par la rigueur du froid, au milieu des eaux et des neiges, je m'avançai à la tête d'une puissante armée levée à mes frais pour la reprendre et la restituer à l'Empire. Les Allemands virent que je n'avais pas encore déposé la couronne impériale et n'entendais laisser diminuer en rien la majesté qu'elle avait toujours eue.

Et ici, entrant dans le détail de sa lutte avec la France, il en rappela les incidents variés pendant les deux dernières années. Puis il ajouta :

J'ai exécuté tout ce que Dieu a permis, car les évènements dépendent de la volonté de Dieu. Nous autres hommes agissons selon notre pouvoir, nos forces, notre esprit, et Dieu donne la victoire et permet la défaite. J'ai fait constamment ce que j'ai pu, et Dieu m'a aidé. Je lui rends des grâces infinies de m'avoir secouru dans mes plus grandes traverses et dans tous mes dangers.

Aujourd'hui, je me sens si fatigué, que je ne saurais vous être d'aucun secours, comme vous le voyez vous-mêmes. Dans l'état d'accablement et de faiblesse où je me trouve, j'aurais un grand et rigoureux compte à rendre à Dieu et aux hommes, si je ne déposais l'autorité, ainsi que je l'ai résolu, puisque mon fils, le roi Philippe, est en âge suffisant pour pouvoir vous gouverner et qu'il sera, comme je l'espère, un bon prince pour tous mes sujets bien aimés... Je suis donc déterminé à passer en Espagne, à céder à mon fils Philippe la possession de tous mes États, et à mon frère, le roi des Romains, l'Empire. Je vous recommande beaucoup mon fils, et je vous demande, en souvenir de moi, d'avoir pour lui l'amour que vous avez toujours eu pour moi. Je vous demande aussi de conserver entre vous la même affection et le même accord. Soyez obéissants envers la justice, zélés dans l'observation des lois, gardez le respect en tout ce qui se doit, et ne refusez pas à l'autorité l'appui dont elle a besoin.

Prenez garde surtout de vous laisser infecter par les sectes des pays voisins. Extirpez-en bien vite les germes, s'ils paraissent parmi vous, de peur que, s'étendant, ils ne bouleversent votre État de fond en comble, et que vous ne tombiez dans les plus extrêmes calamités. Quant à la manière dont je vous ai gouvernés, j'avoue m'être trompé plus d'une fois, égaré par l'inexpérience de la jeunesse, par les présomptions de l'âge viril, ou par quelque autre vice de la faiblesse humaine. J'ose cependant affirmer que jamais, de ma connaissance et avec mon assentiment, il n'a été fait tort ou violence à aucun de mes sujets. Si donc quelqu'un peut justement se plaindre d'en avoir souffert, j'atteste que c'est à mon insu et malgré moi ; je déclare devant tout le monde que je le regrette du fond du cœur, et je supplie les présents ainsi que les absents de vouloir bien me le pardonner[26].

 

L'Empereur, se tournant alors vers son fils avec une extrême tendresse, lui recommanda, dans les termes les plus pathétiques, de défendre la foi de ses ancêtres et de régir ses sujets en paix et en justice. Puis, ne pouvant plus se soutenir sur ses pieds, la voix altérée par l'émotion, le visage pâli par la fatigue, il se laissa tomber sur son siège. On l'avait écouté dans le plus religieux silence, avec des sentiments qui avaient eu peine à se contenir, et qui éclatèrent de toutes parts lorsqu'il eut fini de parler. Son discours, dit un de ceux qui l'entendirent, remua l'âme de tout le monde ; le plus grand nombre pleurait, quelques-uns sanglotaient ; l'attendrissement gagna l'Empereur et la reine Marie, et moi j'avais le visage inondé de larmes[27].

Le syndic d'Anvers, Jacques Maes, exprima à l'Empereur, au nom des Etats, l'affliction qu'ils éprouvaient en perdant un prince de qui ils avaient reçu tant de bienfaits, et dit qu'ils ne pouvaient s'en consoler que par la certitude que le roi son fils, imitateur de ses vertus et héritier de sa valeur, leur inspirerait le même attachement et la même reconnaissance[28]. Le roi Philippe, se jetant alors aux pieds de son père, se déclara indigne du grand honneur et de l'extrême grâce qu'il lui faisait. Il assura qu'il acceptait la résignation des États de Flandre par soumission filiale et avec une respectueuse gratitude, puisque l'Empereur le voulait et le commandait. Je promets, ajouta-t-il, Dieu me venant en aide, de les administrer selon la justice, de les défendre avec courage, d'y maintenir les lois, d'y protéger la religion, et d'y rendre à chacun son droit. Il baisa en même temps la main de son père, et s'étant levé, il se tourna vers les seigneurs et les députés des États, auxquels il dit : Je voudrais parler assez bien le français pour vous exprimer de ma propre bouche la sincère affection que je porte aux provinces et aux peuples de la Belgique. Mais, ne pouvant le faire ni en français ni en flamand, l'évêque d'Arras, à qui j'ai ouvert mon cœur et qui connait mes pensées, le fera à ma place. Écoutez-le donc, je vous prie, comme si vous m'entendiez moi-même[29]. Dans un discours confiant, Granvelle se rendit l'adroit interprète des sentiments du fils de Charles-Quint en affirmant qu'ils étaient en tout conformes aux recommandations de son père. Il agira, dit-il, en excellent prince envers vous, comme vous avez promis à l'Empereur d'agir envers lui en loyaux sujets[30]. La reine de Hongrie se démit alors publiquement de l'administration des dix-sept provinces, qu'elle avait exercée avec non moins d'habileté que d'éclat durant vingt-quatre années. Aucune prière n'avait pu la décider à la conserver. Cette femme d'un grand cœur, d'un esprit haut et ferme, malade comme Charles-Quint, et fatiguée de l'autorité comme lui, voulait passer dans le repos et dans la prière le reste des jours qu'elle avait encore à vivre. Elle disait qu'à son âge, après avoir servi plus de vingt-quatre ans sous l'Empereur son frère, il ne lui convenait pas de recommencer à servir sous le roi son neveu, et qu'il fallait se contenter le reste de sa vie d'un Dieu et d'un maître[31]. Décidée à suivre en Espagne le frère qu'elle aimait par-dessus tout, elle prit congé des peuples de la Belgique en priant leurs députés d'avoir pour agréables ses services passés, en les remerciant de leur zélé concours, en leur recommandant de déférer aux sages conseils de leur ancien souverain, d'être docilement attachés à leur prince nouveau, et en leur souhaitant les plus grandes prospérités. En quelque lieu que je me trouve, dit-elle en finissant, je m'intéresserai à tout ce qui vous touche, et vous trouverez en moi l'affection que j'ai toujours eue pour votre patrie, qui est aussi la mienne[32].

La transmission solennelle des Pays-Bas de Charles-Quint à Philippe II fut consacrée le lendemain par une cession écrite, signée de la main de l'Empereur et notifiée à toutes les provinces. Le même jour et dans la même salle, les députés de chacune d'elles prêtèrent le serment d'obéissance au roi Philippe, qui jura de son côté d'observer fidèlement leurs lois, de respecter leurs usages, de maintenir leurs privilèges, et qui leur donna pour gouverneur général son cousin, le duc Philibert-Emmanuel de Savoie[33]. Il nomma en même temps, comme leurs gouverneurs particuliers, les plus grands personnages du pays, qu'il mit dans le conseil d'État, auxquels il confia tous les commandements militaires, pratiquant envers eux la politique de son père, dont il ne se départit que dix ans plus tard, d'une manière si tragique pour eux et si désastreuse pour lui.

L'abdication de la souveraineté des Pays-Bas et de la Franche-Comté fut suivie, environ deux mois et demi après, d'autres abdications, accomplies avec moins d'appareil et plus de simplicité. Le 16 janvier l'Empereur céda les royaumes de Castille, d'Aragon, de Sicile et toutes leurs dépendances au prince d'Espagne, qui les reçut à genoux. Les actes divers de ces cessions nombreuses, dressés par le secrétaire d'État Eraso, comme notaire public, et passés devant les représentants de ces royaumes, comme témoins, continrent les mêmes motifs que l'Empereur avait déjà fait connaître dans l'Assemblée de Bruxelles. Après les avoir exposés de nouveau avec autant de scrupule que de force, il disait : Nous avons résolu de notre volonté libre, spontanée, absolue et satisfaite, sans en avoir été prié et sans y avoir été induit, par la seule considération que cela convient au bien de nos sujets et vassaux, en roi qui ne connaît pas de supérieur au temporel et qui anticipe sur sa mort, de renoncer en faveur de vous, notre fils premier-né, prince juré d'Espagne, aux royaumes et seigneuries de Castille et Léon, de Grenade et Navarre, des Indes, des îles et terre ferme de l'Océan, des grandes maîtrises de Santiago, de Calatrava, d'Alcantara, dont nous avons l'administration perpétuelle en vertu de l'autorité apostolique, afin que, avec la bénédiction de Dieu et la nôtre, vous les possédiez et les administriez comme nous les avons eus et gouvernés nous-même jusqu'à ce jour. Nous nous en dépouillons pleinement, et, en attendant que vous puissiez en prendre possession, nous vous en donnons cette cession écrite, que nous voulons être tenue pour loi tout comme si nous l'avions faite en cortès, publiée dans notre cour et dans nos royaumes. Cet acte, que signèrent en qualité de témoins le duc de Medina-Celi, le comte de Feria, le marquis d'Aguilar, le marquis de las Navas, le grand commandeur d'Alcantara don Luis de Avila et Zuniga, don Juan Manrique de Lara, porte-clefs de Calatrava, Luis Quijada, majordome de l'Empereur et colonel de l'infanterie espagnole, don Pedro de Cordova et Guttiere Lopez de Padilla, majordomes du roi, et tous les deux du chapitre général de Santiago, don Diego de Azevedo, également majordome de Philippe II, les licenciés Mincheca et Briviesca, membres du conseil de l'Empereur[34], fut complété par une transmission semblable des royaumes d'Aragon, de Valence, de Mayorque, de Sardaigne et de Sicile, à laquelle assistèrent don Martin d'Aragon, comte de Ribagorza, Juan de Luna, Castellan de Milan, Juan de Heredia et Augustin Gallart, chancelier d'Aragon[35].

Le même jour Charles-Quint signifia à ses peuples ces diverses transmissions de couronnes. Il écrivit à tous les prélats, à tous les grands, et il ordonna à toutes les villes de faire flotter les bannières qu'elles avaient coutume d'arborer quand elles avaient un nouveau souverain, et de remplir les solennités requises en ces occasions, tout comme si Dieu avait disposé de lui. Il les invitait à obéir désormais à son fils, à le servir, à l'honorer comme leur vrai seigneur et leur roi naturel, et à exécuter ses ordres écrits et oraux ainsi qu'elles avaient accompli les siens propres[36]. La gouvernante doña Juana, dont Philippe II avait confirmé les pouvoirs, fit proclamer le nouveau roi. Tous les grands corps de l'État s'empressèrent de le reconnaître, et l'infant don Carlos, précédé des rois d'armes et suivi de tous les membres des conseils, inaugura lui-même, devant le peuple, l'autorité souveraine de son père. Sur une grande estrade, élevée au milieu de la place de Valladolid, il découvrit l'étendard royal, et, le dressant d'une main encore faible, mais que soutenaient son gouverneur et son mayordomo mayor don Antonio de Rojas, il poussa le cri national de : Castille, Castille pour le roi Philippe notre seigneur ![37] La prise de possession du royaume d'Aragon était soumise à des formalités et subordonnée à des serments qui exigeaient la présence même de Philippe II, et qui ne devaient être prêtés que plus tard.

Le 17 janvier, lendemain du jour où avaient été accomplies les dernières abdications, l'Empereur, voulant ménager à son fils l'utile appui du vieux André Doria, auquel il avait fait connaître d'avance sa résolution, et qui aurait désiré, malgré son grand âge, aller lui baiser une dernière fois la main, écrivit à ce puissant dominateur de Gênes et de la Méditerranée :

Mes infirmités sont allées se multipliant chaque jour à tel point, que, me sentant hors d'état d'accomplir ce que je dois pour l'expédition des affaires et pour l'acquit de ma conscience, non-seulement j'ai jugé nécessaire de me décharger sur mon fils du poids des affaires d'Italie, mais encore de celles des couronnes de Castille et d'Aragon, avec la confiance qu'il saura si bien les conduire, que Notre-Seigneur en sera satisfait et que mes royaumes seront bien gouvernés.

Ma résolution, en me retirant en Espagne, est d'y terminer les jours qui me restent, et, débarrassé des affaires, d'y faire pénitence en réparation et amendement de quelques-unes des choses dans lesquelles j'ai gravement offensé Dieu. Mon voyage est différé jusqu'au printemps prochain, tant à cause de certaines affaires qui se sont présentées, qu'à cause de mes maladies, qui ne me l'ont pas permis avant. Quant à ce que vous me dites, que, si votre âge et votre santé ne s'y opposaient pas, vous désireriez beaucoup venir me voir avant mon départ, cela me serait infiniment agréable, sachant combien vous m'êtes attaché. Le plaisir que j'aurais à me trouver avec vous serait tellement grand, que, si mes indispositions le permettaient, je voudrais faire le chemin pour me le donner. Mais, à défaut, vous pouvez demeurer assuré que, de même que j'ai grande raison d'être satisfait de l'affection, du zèle et de la vigilance avec lesquels vous vous êtes employé à me servir et vous continuerez à le faire envers le sérénissime roi mon fils, ainsi se conservera en nous deux la mémoire vivante de ce que vous avez mérité et ne cessez de mériter de nous à tant d'égards. Je désire que Notre-Seigneur vous comble de félicité comme je l'espère, qu'il allonge vos jours et vous accorde une santé parfaite. J'aurai de la joie à recevoir de temps en temps des nouvelles de vous[38].

 

Après avoir abdiqué ses royaumes, Charles-Quint s'était retiré dans une petite maison qu'il avait fait bâtir au bout du parc de Bruxelles, près de la porte conduisant à Louvain[39]. Cette maison, très-simple et peu vaste, formait comme le passage d'un palais à un couvent. Voulant être utile à son fils jusqu'au moment où il le quitterait, Charles-Quint lui donnait sur la conduite des affaires ses avis et ses directions, qu'il lui transmettait surtout par l'évêque d'Arras. C'est de là qu'à la suite des négociations reprises pour un échange de prisonniers il concourut à conclure avec le roi de France une trêve qui fut signée, le 5 février 1556, à l'abbaye de Vaucelles. Cette trêve devait durer cinq ans et maintenait de part et d'autre l'état de possession territoriale tel qu'il résultait des derniers événements de la guerre. Elle semblait promettre à Philippe II un commencement de règne plus facile, et quoiqu'elle détachât momentanément de l'empire les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, et qu'elle privât le duc de Savoie de ses États occupés par Henri II, Charles-Quint était heureux de laisser Philippe II en paix avec son puissant voisin le roi de France et son turbulent adversaire le pape Paul IV, qui avait été compris dans la trêve. Il se serait encore plus félicité de cette pacification temporaire, s'il avait connu le traité secret d'alliance offensive et défensive conclu un mois et demi auparavant entre le Saint-Siège et la France. Par ce traité, qu'avaient signé, le 15 décembre 1555, le cardinal Caraffa et le cardinal de Lorraine, au nom du souverain pontife et du roi très-chrétien, il était stipulé, conformément aux vues de Paul IV, que le royaume de Naples serait enlevé aux Espagnols et donné à un fils du roi autre que le Dauphin ; que la Toscane serait affranchie du joug des Médicis et la république de Florence rétablie ; que le duc de Ferrare serait admis dans la confédération, dont il serait généralissime ; que les Vénitiens, invités à y entrer, recevraient la Sicile comme prix de leur adhésion et de leur concours ; que le pape aurait pour sa part Bénévent et ses dépendances, Gaëte et le territoire en deçà du Garigliano, qu'il recevrait un tribut plus considérable du royaume de Naples, dont le nouveau souverain lui prêterait serment de soumission, et mettrait en temps de guerre quatre cents hommes d'armes à sa disposition ; que le roi enverrait en Italie dix à douze mille hommes de pied, cinq cents hommes d'armes, cinq cents chevau-légers, auxquels le pape réunirait une armée de quinze mille hommes d'infanterie, de mille chevaux, avec une artillerie en proportion de ces forces, et que 500.000 écus d'or seraient déposés, soit à Rome, soit à Venise, avant la tin de février 1556, savoir, 350.000 par le roi et 150.000 par le pape, pour subvenir aux frais de la guerre.

Quoique Charles-Quint ignorât ces menaçantes stipulations, qui ne furent alors abandonnées que pour être du reste bientôt reprises, il accueillit avec une satisfaction qu'il ne dissimula point les ambassadeurs de Henri II, lorsqu'ils se rendirent à Bruxelles pour faire ratifier par Philippe Il et par lui la trêve de Vaucelles, qui semblait éloigner tout danger de la monarchie espagnole. Ce fut l'amiral Coligny, accompagné de l'évêque de Limoges, Sébastien de l'Aubespine, de ses deux cousins Damville et Méru, fils du connétable Anne de Montmorency, et de beaucoup de seigneurs et de gentilshommes[40], qui vint remplir cette mission vers la fin du mois de mars. Après que Philippe II eut juré dans le château de Bruxelles l'observation de la trêve, Coligny se rendit auprès de l'Empereur, dans sa petite maison du parc, pour recevoir de lui le même serment. Il arriva jusqu'à lui à travers une double haie de seigneurs espagnols et flamands qui remplissaient une petite salle de vingt-quatre pieds carrés précédant la chambre où se tenait l'Empereur, et dont la dimension n'était pas plus grande. Il le trouva assis, à cause de sa goutte, vêtu de deuil, et ayant devant lui une table couverte d'un tapis noir[41]. Charles-Quint répondit très-gracieusement aux félicitations que l'amiral Coligny lui adressa sur la conclusion de la trêve, et il essaya d'ouvrir une lettre que l'amiral lui remit de la part du roi son maître. Comme il n'y parvenait pas, à cause de la goutte qui tenait ses mains à moitié paralysées, l'évêque d'Arras, placé derrière son siège, s'avança pour lui venir en aide ; mais l'Empereur n'y consentit point. Comment, monsieur d'Arras, lui dit-il, vous voulez me ravir le devoir auquel je suis tenu envers le roi mon bon frère ! S'il plaît à Dieu, un autre que moi ne le fera pas. Il brisa en même temps, par un plus grand effort, le fil qui tenait la lettre fermée, et, se tournant vers l'amiral, il ajouta avec un sourire qui n'était pas sans tristesse : Que direz-vous de moi, monsieur l'amiral ? Ne suis-je pas un brave cavalier pour courir et rompre une lance, moi qui ne puis qu'à bien grand'peine ouvrir une lettre ?[42]

Il s'enquit ensuite de la santé du roi et se glorifia de descendre par Marie de Bourgogne de la maison de France. Je tiens à beaucoup d'honneur, dit-il, d'être sorti, du côté maternel, du fleuron qui porte et soutient la plus célèbre couronne du monde[43]. Ayant appris que Henri II, qu'il avait vu enfant à Madrid vingt-huit années auparavant, avait déjà des cheveux blancs, bien qu'il fût encore jeune, il raconta, par un retour naturel sur lui-même, cette histoire de ses premières et plus brillantes années. J'étais, dit-il à l'amiral, quasi du même âge que le roi votre maître, lorsque je revins de mon voyage de la Goulette — sur la côte d'Afrique — à Naples. Vous connaissez la beauté de cette ville et la bonne grâce des dames qui y sont : je voulus leur plaire comme les autres et mériter leur faveur. Le lendemain de mon arrivée, je fis appeler mon barbier de grand matin pour m'arranger la tête, me friser et me parfumer. En me regardant au miroir, j'aperçus quelques cheveux blancs comme en a aujourd'hui le roi mon bon frère. — Otez-moi ces poils-là, dis-je au barbier, et n'en laissez aucun : ce qu'il fit. Mais savez-vous ce qu'il m'advint ? Quelque temps après, me regardant encore au miroir, je trouvai que, pour un poil blanc que j'avais fait ôter, il m'en était revenu trois. Si j'avais voulu faire ôter ces derniers, je serais devenu en moins de rien blanc comme un cygne[44].

L'Empereur demanda à voir Brusquet, fameux bouffon de cour[45], qui avait suivi l'ambassade française et avait fait l'un de ses tours les plus hardis dans la chapelle même où Philippe Il avait juré la trêve. Admis dans les bonnes grâces d'Henri II, qu'il divertissait beaucoup, et qui lui avait donné la charge fort lucrative de maître des postes à Paris, familier avec les plus grands seigneurs de France, s'étant rendu célèbre par une lutte suivie d'inventions facétieuses avec le maréchal Strozzi[46] ; Brusquet avait assisté à la réception solennelle de l'amiral Coligny par Philippe II. Ce monarque hautain, comme pour faire oublier l'humilité de la trêve présente par le souvenir d'une ancienne victoire, avait reçu l'ambassade d'Henri II dans la grande salle du château couverte d'une belle tapisserie de Flandre représentant la bataille de Pavie, la prise de François Ier, son embarquement pour l'Espagne et sa captivité à Madrid. Cette vue avait blessé les Français, et Brusquet avait songé à tirer une sorte de vengeance de l'orgueil incivil des Espagnols, en tournant leur avarice en dérision, par un acte de générosité et presque de souveraineté française accompli jusque dans le palais de leur roi. Le lendemain, en effet, après que la messe eut été célébrée dans la chapelle du château, en présence de Philippe II entouré de sa cour et de l'amiral Coligny environné de sa suite, au moment où le roi d'Espagne, s'avançant vers l'autel, eut juré sur le livre des Evangiles l'observation du traité de Vaucelles, Brusquet, qui s'était muni d'un sac d'écus frappés au palais de Paris et qui en avait remis un semblable à son valet, se mit à pousser le cri national de : Largesse ! largesse ! Il traversa ainsi la chapelle, suivi de son valet, proférant l'un et l'autre le même cri et jetant leurs écus, sur lesquels se précipitèrent les archers de la garde, s'imaginant que c'était une libéralité de leur roi. Philippe II se tourna avec surprise et avec hauteur vers l'amiral Coligny, et lui dit qu'il s'émerveillait que les Français eussent assez de témérité pour faire largesse chez lui et en sa présence[47]. L'amiral, aussi étonné que le roi, ne répondit mot. Mais Brusquet continua sans se troubler et sans s'arrêter à pousser ses cris et à répandre ses écus, sur lesquels les autres assistants, tant hommes que femmes, se jetèrent aussi, en se culbutant les uns les autres. Il y eut alors une scène d'une confusion extrêmement comique ; et Philippe Il prit même à la fin si gaiement ce qui avait commencé par l'irriter, qu'il fut obligé de s'appuyer contre l'autel à force de rire[48].

Eh bien, Brusquet, dit Charles-Quint en le voyant, tu nous as bien fait largesse de tes écus. Brusquet répondit à l'Empereur qu'il lui ôtait la parole en daignant s'abaisser jusqu'à lui. Mais l'Empereur, le plaisantant alors sur une des nombreuses aventures qu'il avait eues avec le maréchal Strozzi, et dont il sortait aussi souvent battu que vainqueur, ajouta : Eh bien, ne te souvient-il plus de la journée des éperons ?Il m'en souvient très-bien, sire, repartit Brusquet ; et faisant allusion aux nodosités laissées par la goutte sur les mains de l'Empereur, ce fut, continua-t-il, en même temps que vous achetâtes ces beaux rubis et ces escarboucles que vous portez à vos doigts. Tout le monde se mit à rire, et l'Empereur tout le premier. Je ne voudrais pas pour beaucoup, reprit Charles-Quint, n'avoir pas appris de toi cette sage leçon qu'il ne faut jamais s'adresser à un bon niais comme tu fais semblant de l'être, car je t'assure que tu ne l'es pas. L'amiral ayant ensuite pris congé, Charles-Quint parut aux fenêtres de sa chambre sur le parc, et accompagna du regard l'ambassade française, tenant à lui montrer qu'il n'était pas encore prêt à mourir, comme on en avait fait courir le bruit quelques jours auparavant[49].

Charles-Quint restait toujours empereur. Malgré le désir qu'il en avait, il n'avait pas pu déposer encore la couronne impériale. Depuis le traité de Passau, il s'était tenu étranger à l'administration de l'Empire, et ses sentiments catholiques l'avaient détourné de prendre part aux résolutions finales de la diète d'Augsbourg, qui, par son recès du 21 septembre 1555, avait prescrit et réglé la paix perpétuelle de religion en Allemagne. Il avait chargé son frère Ferdinand de coopérer seul, comme roi des Romains et sans recourir à lui, à une mesure désormais inévitable, mais qui donnait une existence définitive et légale à l'hérésie de Luther. Décidez, lui avait-il écrit[50], comme si j'étais en Espagne, et point en mon nom ni par mon pouvoir particulier. Pour vous en dire la cause sincèrement et comme il convient entre frères... c'est seulement pour le respect du point de la religion auquel j'ai les scrupules que je vous ai si particulièrement et si pleinement déclarez de bouche, surtout à notre dernière entrevue à Villach. Il n'avait donc pas été enveloppé[51], selon sa volonté formelle, dans l'accord qui consacrait en Allemagne la liberté et l'égalité religieuse entre les catholiques et les luthériens ; qui y maintenait la sécularisation des biens de l'ancienne Église opérée par les princes protestants ; qui prévoyait et y autorisait l'agrandissement de la confession d'Augsbourg, sous la seule réserve que si cette confession était embrassée par un évêque territorial ou un abbé possessionné, le changement particulier de celui-ci, qui perdrait son bénéfice, n'entraînerait point le changement de sa souveraineté, qui resterait comprise parmi les États catholiques.

Charles-Quint, prêt à consommer ses grands sacrifices, avait senti se réveiller la vive affection qui l'avait si longtemps uni à son frère Ferdinand, et que les désaccords de 1550 avaient un peu refroidie[52]. Il le pressa de venir le voir encore une fois à Bruxelles avant qu'il se rendit en Espagne. Mais Ferdinand ne le put point, et lui exprima son profond regret d'en être empêché par l'état de ses affaires et les périls de ses royaumes[53]. Il lui envoya en même temps son second fils, l'archiduc Ferdinand, pour le détourner de renoncer à l'Empire, et le supplier, dans le cas où sa résolution à cet égard serait inébranlable, de consentir au moins à ne pas la rendre publique jusqu'à la prochaine diète[54]. Il désirait y préparer les esprits, afin que l'Allemagne ne fût pas surprise par la grande nouveauté d'une abdication, et que les électeurs ne fissent pas de difficulté, les deux frères vivant encore, de placer la couronne impériale de la tête de l'un sur la tête de l'autre.

Charles-Quint n'apprit pas sans peine que Ferdinand ne viendrait point le voir. Avant de partir pour si loin, lui écrivit-il[55], j'eusse désiré singulièrement avoir cette consolation. Il eût également souhaité raffermir par la communauté des intérêts l'union des deux branches de la maison d'Autriche, qui allaient être irrévocablement séparées par le partage des souverainetés. Aussi ajouta-t-il, avec autant de tendresse que d'habileté : Où que je soye, vous trouverez tousjours en moy la mesme fraternelle et cordiale affection que je vous ai tousjours portée, accompagnée de très-grand desir que l'amytié qu'avons toujours eue ensemble se perpétue aussi aux nostres, à quoi je tiendrai de mon costé la main, comme je suis certain que ferez du vostre, puisque, oultre que le devoir du sang le requiert... il importe aussi aux communes affaires de nous tous[56]. Afin de maintenir cet accord utile qui n'isolerait pas l'Espagne de l'Autriche, et conserverait l'appui de l'Allemagne aux États d'Italie et aux provinces des Pays-Bas, Charles-Quint déféra au vœu de Ferdinand, et il retarda la transmission de l'Empire.

Il le fit non-seulement à sa prière, mais sur les instances de la reine de Hongrie sa sœur, du roi Philippe Il son fils, qui joignirent leurs supplications à celles des deux archiducs Ferdinand et Maximilien. Ce dernier et sa femme l'infante Marie, fille de l'Empereur, étaient venus lui dire adieu avant son départ. Il écrivit donc au roi des Romains que l'un des grands désirs qu'il eust en ce monde étoit de se desnuer de tout[57], et que cependant, dans la crainte de quelque trouble en Allemagne et de peur que les électeurs ne prétendissent pouvoir procéder à l'élection à son préjudice, il garderait le titre d'empereur, sans conserver l'administration de l'Empire, jusqu'au moment où le roi des Romains se serait assuré des dispositions du collège électoral. Il lui confiait la direction de toutes les affaires, lui laissait l'exercice de tous les pouvoirs, et ne consentait pas même à envoyer des commissaires impériaux à la diète[58]. Ma conscience étant en cela deschargée, je me laisserai persuader, disait-il, à retenir le titre pour éviter les inconvénients mentionnés en vos lettres, bien que, s'il est aucunement possible de m'en défaire, c'est la chose de ce monde que plus je désire, et en quoi vous me pourrez donner plus de contentement[59].

L'Empereur, croyant pouvoir se retirer à Yuste au printemps de 1556[60], avait donné l'ordre que tout fût prêt à cette époque pour l'y recevoir. Il avait déjà choisi les serviteurs de sa maison qui devaient l'accompagner au monastère. Cette maison, dont la composition était restée féodale, et dans laquelle se trouvaient plusieurs des plus grands seigneurs de l'Espagne, des Pays-Bas, de l'Allemagne, comprenait sept cent soixante-deux personnes de tous rangs et de toutes fonctions[61]. Il en laissa les personnages les plus considérables au service de Philippe II et de Ferdinand, et en désigna parmi les autres pour le suivre dans son voyage cent cinquante, dont plus d'un tiers devait s'enfermer au monastère de Yuste avec lui. A leur tête était le colonel Luis Mendez Quijada, seigneur de Villagarcia. Quijada était au service de Charles-Quint depuis trente-quatre ans. Reçu d'abord au nombre de ses pages[62], il était devenu plus tard l'un de ses trois majordomes, et il l'avait accompagné dans toutes ses guerres. Deux de ses frères étaient morts à côté de lui, l'aîné, don Guttiere, devant la Goulette, où il avait été lui-même blessé d'un coup d'arquebuse[63] ; le plus jeune, don Juan, au siège de Thérouanne. Capitaine dans l'expédition de Tunis et dans l'invasion de la Provence, l'Empereur lui avait donné la garde de son drapeau en 1543 et en 1544, et, lorsqu'il fut prêt à livrer bataille à François Ier sous Landrecies, il dit à l'escadron de sa cour en mettant son casque : Combattez en cavaliers pleins d'honneur, et, si vous voyez mon cheval tombé et l'étendard que porte Luis Mendez Quijada abattu, relevez l'étendard plustôt que moi[64]. Quijada s'était distingué dans les deux guerres d'Allemagne sur le Danube et sur l'Elbe[65], il avait suivi son maître devant Metz, et il avait commandé en 1553 l'infanterie espagnole à la prise de Thérouanne et d'Hesdin[66]. Quand l'Empereur avait cessé de régner, le fidèle et valeureux Castillan avait cessé de servir. Il ne devait reprendre les armes que quatorze ans plus tard, pour être l'instituteur militaire de don Juan d'Autriche, ce glorieux enfant dont Charles-Quint lui avait révélé la mystérieuse naissance et lui confia la tardive éducation.

Retenu auprès de l'Empereur par les obligations de sa charge et les assiduités de son dévouement, Quijada avait été réduit à se marier par procuration en 1549 avec doña Magdalena de Ulloa, femme d'une illustre origine et d'un noble esprit. Il avait beaucoup de sens, le cœur haut, le caractère grave et même un peu rude, une fidélité qui n'excluait pas quelquefois le murmure, la ferveur d'un Espagnol d'antique race pour la religion, et l'éloignement d'un franc cavallero pour les moines, la plus grande admiration comme le plus profond attachement pour l'Empereur, envers lequel, sans cesser jamais d'être respectueux de sentiment, il se montra en bien des rencontres libre de langage au delà de ce qu'osaient l'être les sœurs et les enfants de Charles-Quint. Tel fut le serviteur éprouvé, le fier Castillan, le simple et ferme chrétien qui, chef désigné de la petite colonie de Yuste, devait, en exact majordome et en vieux soldat, y conserver l'étiquette d'une cour et tenter d'y introduire la discipline d'une armée.

Celui à qui était réservée, après Quijada, la première place auprès de l'Empereur, et qui avec Quijada devait nous faire connaître le mieux sa vie au monastère, était le secrétaire Martin de Gaztelù. Charles-Quint l'avait choisi parmi les officiales principaux de la secrétairerie d'État[67]. Gaztelù était employé sous Eraso, qui, depuis la mort de Covos, avait obtenu la confiance de Charles-Quint pour la conduite et l'expédition des affaires espagnoles, et que Charles-Quint avait laissé comme une des parties les plus précieuses de son héritage à Philippe II[68]. En l'absence d'Eraso, l'Empereur s'était quelquefois servi de Gaztelù[69], dont il avait remarqué l'esprit net, le jugement ferme, la rédaction prompte et élégante, la parfaite discrétion, l'empressement tranquille et la douceur invariable. Il s'en souvint alors, et fit de lui le secrétaire du souverain qui laissait derrière lui ses royaumes, mais que les affaires devaient suivre du trône dans la solitude.

Il ne se proposa point de conduire au monastère de sommelier de corps ou chambellan. Il se contenta de désigner quelques serviteurs secondaires qu'on appelait les uns ayudas de cámara, les autres barberos. Ces aides et ces barbiers de chambre formaient deux catégories distinctes par le rang. Dans la première avait été longtemps un homme sans instruction, mais non sans esprit, d'une fidélité silencieuse, d'un service infatigable et d'une humeur plaisante, Adrien Dubois — de Bapaume —, qui ne savait ni lire ni écrire. Il avait maintes fois servi de messager politique entre Charles-Quint et le vieux Granvelle, portant ouverts les billets de l'un et les avis de l'autre, et il était entré dans les plus intimes confidences[70] comme dans les plus familières habitudes de son maître. Il avait eu même le pouvoir de le tirer quelquefois de ses tristesses et de le faire rire, avec le nain polonais et le bouffon de cour Périco, auxquels appartenait de droit la charge difficile de l'amuser et de le distraire[71]. Charles-Quint n'avait plus auprès de lui Adrien Dubois, et, dans le moment, le plus affidé des serviteurs de sa chambre était le Brugeois Guillaume van Male. Il ne ressemblait pas plus à Adrien par la réserve du caractère que par la culture de l'esprit. Aussi instruit qu'Adrien était ignorant, van Male, versé dans la connaissance des langues latine et grecque, était un humaniste distingué du siècle, savait beaucoup, parlait bien, écrivait élégamment. Sur la recommandation de Louis de Flandre, seigneur de Praet, chef des finances des Pays-Bas, dont il était l'ingénieux correspondant, il avait été placé en 1550 en qualité d'ayuda de cámara auprès de Charles-Quint, auquel il avait plu par la diligence de son service, la variété de son savoir, l'agrément de son entretien. Accoutumé aux soins adroits qu'exigeait la personne de son maître, ne le quittant ni jour ni nuit dans ses infirmités, lui servant de lecteur durant ses insomnies, écoutant les récits de ses guerres et de ses négociations, qu'il transcrivait sous sa dictée, van Male le suivit à Yuste, où il devait lui être non moins agréable que nécessaire[72].

Au lieu de garder son ancien médecin, Corneille de Baersdorp, Charles-Quint l'avait laissé à ses deux sœurs, désormais inséparables, les reines Marie et Eléonore, dont la première était tourmentée par une maladie de cœur assez avancée, la seconde par un asthme devenu très-violent, et qui l'accompagnaient en Espagne. Il prit avec lui le jeune docteur Henri Mathys, qu'il emprunta en quelque sorte à son fils. Assez habile dans son art, Mathys, né à Bruges comme van Male, et d'un esprit cultivé comme lui, était un médecin lettré, plus capable de disserter en bon latin sur les infirmités de l'Empereur que d'y porter remède par l'autorité de ses prescriptions. Charles-Quint n'oublia point le célèbre mécanicien crémonais Giovanni Torriano, que les Espagnols appelaient Juanello, et qu'il conduisit à Yuste en qualité de son horloger. Les autres personnes de sa suite étaient attachées, ainsi que nous le verrons plus tard, aux divers services de sa chambre, de sa table, de sa cuisine, de son argenterie, de son écuyerie, de sa pharmacie, et lui formaient une maison complète. Trois grands personnages flamands et francs-comtois, Jean de Croy, comte de Rœulx, dont la puissante famille avait toujours été dans la faveur de Charles-Quint, Floris de Montmorency, seigneur de Hubermont, auquel était réservée, ainsi qu'à son frère, le comte de Hornes, une fin si tragique sous Philippe II, et Jean de Poupet, seigneur de la Chaulx, qui avait été premier sommelier de corps de l'Empereur, devaient le suivre jusqu'à son entrée au monastère.

Charles-Quint, qu'avait précédé en Espagne Luis Quijada, partit le 8 août de Bruxelles, après avoir fait de tendres adieux à sa fille la reine de Bohême et à son gendre Maximilien, qui reprirent le chemin de l'Allemagne. Philippe II l'accompagna jusqu'à Gand. Le 28, ils se séparèrent pour toujours ; et Charles-Quint, suivi de ses deux sœurs, Éléonore, veuve de François Ier, et Marie, reine de Hongrie, descendit par le canal de Gand vers la Zélande, où l'attendait une flotte de cinquante-six voiles. Quelques jours avant de se mettre en mer, il dressa en faveur du roi des Romains Ferdinand l'acte de renonciation à l'Empire, que devaient porter plus tard en Allemagne ses ambassadeurs, à la tête desquels se trouvait le prince d'Orange[73]. Il écrivit à son frère, le 12 septembre, qu'il le laissait libre de choisir le lieu et le moment où se réuniraient les électeurs pour le nommer à sa place[74], mais en lui rappelant, ce qu'il lui avait déjà dit, qu'il avait hâte d'être déchargé non-seulement de tous ses pouvoirs, mais de tous ses titres. Le lendemain au soir il s'embarqua dans le port de Flessingue, sur le vaisseau principal appelé la Bertendona, où lui avait été préparé un appartement fort commode, et la flotte leva l'ancre le 13 au malin. Mais le calme d'abord et ensuite les vents du sud-ouest la retinrent à quelques lieues de Flessingue, et la forcèrent de relâcher à Rammekens du 14 au 17[75]. Ce jour-là, les vents ayant cessé d'être contraires, il cingla vers la côte de Biscaye pour aller s'ensevelir en Espagne dans la retraite qu'il s'était choisie et qu'on lui avait préparée.

Au moment où il quittait la scène du monde, qu'il avait si longtemps occupée, sa grande renommée s'était affaiblie. Alors se vérifia ce qu'il avait dit lui-même. On jeta, selon son expression, les événements de son règne à la fortune, à laquelle on en attribua et les premières prospérités et les anciennes grandeurs. Un politique italien, exprimant l'opinion de ses contemporains devenus sévères envers Charles-Quint volontairement dépouillé de sa puissance, et ayant passé à son égard de l'admiration au désenchantement, écrivit à la seigneurie de Venise : Il y a six ans Sa Majesté Impériale était affermie dans cette grande réputation qu'aucun autre empereur, non-seulement de notre âge, mais depuis bien et bien des siècles, n'avait eue parmi les princes du monde et vis-à vis de ses ennemis couverts et déclarés, soit chrétiens, soit infidèles, à cause de tant et de si glorieuses victoires qu'il avait remportées : en Afrique, sur le roi de Tunis, en Allemagne, sur l'électeur Jean-Frédéric de Saxe, le landgrave de Hesse : les villes libres et le duc de Clèves ; dans ses guerres avec la France, dont il avait fait le roi prisonnier ; en Italie, sur le pape Clément, sur Gênes, Florence et Milan. Mais la fuite d'Insprück et la mauvaise issue de l'entreprise de Metz ont traversé le cours de cette gloire. Le souvenir ranimé d'autres désastres, comme ceux de la retraite de Provence, de l'expédition d'Alger, de l'attaque de Castelnuovo, la trêve désavantageuse conclue avec le roi très-chrétien, la renonciation à ses États, son séjour dans un monastère, lui ont fait perdre quasi toute sa réputation. Je dis quasi, car il lui en reste autant qu'il reste d'impulsion à un navire qui, poussé par les rames et par le vent, fait encore un peu de chemin lorsque les rames s'arrêtent et que le vent tombe. Tous en concluent que le souffle favorable de la fortune a guidé l'immense navire des États, des royaumes, de l'empire de Sa Majesté[76].

 

 

 



[1] Santarem, Relations diplomatiques du Portugal, etc., vol. III, à partir de la page 323.

[2] Retiro, estancia, etc., fol. 9.

[3] Retiro, estancia, etc., fol. 10 r°.

[4] Retiro, estancia, etc., fol. 10.

[5] Voici, à ce sujet, un curieux extrait de la correspondance inédite de Simon Renard. Je dois l'analyse de cette intéressante correspondance, qui s'étend de 1553 à 1556 et qui est déposée, aux Archives de Belgique, à M. Gachard, archiviste général de ce royaume. Le 5 septembre (1555), l'ambassadeur eut audience du chancelier — le fougueux Gardiner, évêque de Winchester —, lequel lui dit qu'il ne particulariseroit jamais personne à la reine pour être son mari ; mais que si ladite dame lui demandoit s'il convenoit mieux d'épouser un étranger qu'un sujet du royaume, qu'il lui conseilleroit d'épouser un Anglois pour le bien du royaume et pour la sûreté de sa personne ; qu'il seroit très-difficile de faire consentir le peuple à un étranger pour être le nom seul odieux. Que si elle épousoit le prince d'Espagne, le peuple ne pourroit jamais comporter les conditions des Espagnols, à l'exemple même des propres sujets de Sa Majesté qui ne les pouvoient souffrir ni voir en Flandres, et que le royaume épouseroit une guerre perpétuelle avec les François, parce que le roi de France ne laisseroit jamais Son Altesse ni les Pays-Bas en paix. (Ms. des Archives de Belgique.)

[6] Le soir du 30 octobre, la reine fit venir en sa chambre, où était exposé le saint sacrement, l'ambassadeur de l'Empereur, et, après avoir dit le Veni creator, lui dit qu'elle lui donnoit en face dudit sacrement sa promesse d'épouser le prince d'Espagne, laquelle elle ne changeroit jamais ; qu'elle avoit feint d'être malade les deux jours précédents, mais que sa maladie avoit élé causée par le travail qu'elle avoit eu pour prendre cette résolution. (Ms. des Archives de Belgique.)

[7] Retiro, estancia, etc., fol., 14.

[8] Retiro, estancia, etc., fol., 14.

[9] Retiro, estancia, fol. 14 et 15.

[10] Retiro, estancia, fol. 17.

[11] Il avait écrit à sa fille doña Juana, le 10 janvier 1554 : Que frataba de accelerar todas las disposiciones necessarias para venirse á España para mayo de este año á mas tardar. (Retiro, estancia, etc., fol. 18 r°.)

[12] Relazione di Bernardo Navagero, en 1558, dans Alberi, série II, vol. III, p. 389.

[13] Relazione di Bernardo Navagero, en 1558, dans Alberi, série II, vol. III, p. 379, 380.

[14] Relazione di Bernardo Navagero, en 1558, dans Alberi, série II, vol. III, p. 380, 381.

[15] Relazione di Bernardo Navagero, en 1558, dans Alberi, série II, vol. III, p. 389.

[16] Relazione di Bernardo Navagero, en 1558, dans Alberi, série II, vol. III, p. 392, 393.

[17] Mémoire de Lansac, dans Ribier, t. II, p. 616.

[18] De Brucelas, à 4 de octobre de 1555. Retiro, estancia, fol. 27 v°, et 28 r°.

[19] Archives de Simancas.

[20] Lettre du roi Ferdinand à l'Empereur, dans Correspondenz des Kaisers Karl V, publiée par Lanz, t. III, p. 666.

[21] Le Petit, Grande Chronique de Hollande, t. I, liv. VIII, et dans l'Abdication de Charles-Quint, par Th. Juste, Liège, 1851, p. 12 et 13.

[22] Ce discours, comme tous ceux qui furent prononcés en cette occasion, est dans l'Histoire de Pontus Heuterus, qui assista à la cérémonie de l'abdication, Ponti Heuteri Delfii rerum austriacarum lib. XV, lib. XIV, c. I, fol. 3366 et 337, ainsi que dans Sandoval, vol. II, lib XXXII, p 802 à 807. — La relation de cette cérémonie, tirée des Archives des Pays-Bas, a été aussi publiée par M. Gachard dans ses Analectes belgiques, imprimés à Bruxelles en 1830, et où se trouvent toutes les pièces officielles relatives à l'abdication de Charles-Quint, de la page 70 à la page 110 du t. Ier.

[23] Sandoval, t. II, lib. XXXII, p. 807 à 809. - Pontus Heuterus, c. II, fol. 338, 339. — Strada dit que l'Empereur le lut en français. (De bello belgico, lib. I, p. 4.) — M. Gachard en a donné les points principaux, mais sommaires, d'après les registres du temps, dans les Analectes belgiques, t. I, p. 87 à 91.

[24] Y agora será la quarta que bolvere á passarlo para sepultarme. (Sandoval, t. II, p. 807.)

[25] Yo ya no puedo entender en estas cosas sin grandissimo trabajo mio y perdida de los negocios. (Sandoval, p. 808.)

[26] Pontus Heuterus, fol. 339.

[27] Cumque rerum veritate dicendi suavitate gravitateque omnium animos commovisset, magno numero præsentes lacrymas fundebant, singultusque adeo sonoros edebant, ut ipsum Cæsarem reginamque Mariam collacrymari cogerent, mihi certe universam faciem madefacerent. (Pontus Heuterus, fol. 339.)

[28] Pontus Heuterus, fol. 339, 340.

[29] Pontus Heuterus, c. III, fol. 340.

[30] Pontus Heuterus, c. III, fol. 340, 341 ; Sandoval, fol. 800, 801 ; Analectes belgiques, t. I, p 97 à 99.

[31] Lettre de Marie, reine douairière de Hongrie, à l'Empereur, août 1555, dans les Papiers d'État du cardinal de Granvelle, t. 4, p. 478.

[32] Pontus Heuterus, c. III, fol. 340, 341 ; Analectes belgiques, t. I, p. 99 à 102 ; Abdication de Charles-Quint, par Th. Juste, p. 19, 20.

[33] Pontus Heuterus, c. IV, fol. 341.

[34] Sandoval, vol. II, lib. XXXII, § 58, fol. 815 à 818.

[35] Retiro, estancia, etc., fol. 36.

[36] Retiro, estancia, etc., fol. 36 v° à 37 r°.

[37] Sandoval, lib. XXXII, § 58, fol. 819.

[38] Retiro, estancia, etc., fol. 37 et 38

[39] Ribier, t. II, p. 655. Voyage de Monsieur l'Admiral vers l'Empereur et le roy Philippe, pour la ratification de la trêve (de Vaucelles).

[40] Ribier, t. II, p. 633.

[41] Ribier, t. II, p. 635.

[42] Ribier, t. II, p. 656.

[43] Ribier, t. II, p. 656.

[44] Ribier, t. II, p. 637.

[45] Brusquet a esté le premier homme pour la bouffonnerie qui fut jamais ny sera. (Brantôme, Vie du maréchal Strozzi, t. I, p. 450.)

[46] Brantôme en raconte un certain nombre dans la Vie du maréchal Strozzi, t. I, de la p. 450 à la p. 456.

[47] Ribier, t. II, p. 655.

[48] Cette farce fut si dextrement jouée, que les assistans, qui estoient plus de deux mille, tant hommes que femmes... estimant que ce fust une libéralité de ce prince, se jetterent avec une furieuse ardeur à ramasser les écus ; les archers des gardes en vinrent jusques à se pointer les hallebardes les uns contre les autres ; le reste de la multitude entra en telle confusion, que les femmes en furent déchevelées... les uns et les autres, hommes et femmes, renversés par une si estrange drolerie, que ce prince fut contraint de gaigner l'autel, pour se soutenir tombant à force de rire, aussi bien que les roynes douairières de France et de Hongrie, madame de Lorraine et autres. (Ribier, t. II, p. 655.)

[49] Ribier, t. II, p. 637.

[50] Lettre de Charles-Quint à Ferdinand, du 8 (10) juin 1554. (Correspondenz des Kaisers Karl V, Lanz, t. III, p. 624.)

[51] Il n'avait pas même voulu lui donner conseil à cet égard : Ne vous eusse-je sceu donner advis de ce que aurez à faire pour le respect que vous scavez j'ay tousjours eu de non me plus envelopper en ce poinct de la religion. (Lettre de Charles-Quint à Ferdinand du 9 sept. 1555. Lanz, t. III, p. 682.)

[52] Voir dans le tome III de Lanz la lettre déjà citée du 16 déc. 1550, p. 15 à 21, et d'autres lettres postérieures à cette époque, insérées dans le même volume.

[53] Ferdinand à Charles-Quint, le 20 août et le 26 septembre. (Lanz, t. III, p. 675-687.)

[54] Lettres de Charles-Quint à Ferdinand du 19 oct. 1555 (Lanz, t. III, p. 688), et de Ferdinand à Charles du 31 oct. (p. 692).

[55] Charles-Quint à Ferdinand, 3 nov. 1555. (Lanz, t. III, p. 693.)

[56] Lettres de Charles-Quint à Ferdinand du 19 oct. 1555 et du 3 nov. (Lanz, t. III, p. 689 et 693.)

[57] Lettre de Charles-Quint à Ferdinand du 8 août 1556. (Lanz, t. III, p. 708.)

[58] Lettre de Charles-Quint à Ferdinand du 28 mai 1556. (Lanz, t. III, p. 703.)

[59] Lettre de Charles-Quint à Ferdinand du 8 août 1556. (Lanz, t. III, p. 709.)

[60] Retiro, estancia, etc., fol. 38 v°.

[61] Retiro, estancia, etc., fol. 40 à 42.

[62] Retraite et mort de Charles-Quint au monastère de Yuste, par M. Gachard, préface, p. 29, d'après les registres, Maison des souverains et des gouverneurs généraux, t. II, aux Archives du royaume de Belgique.

[63] Sandoval, t. II, lib. XXII, §§ 270, 257.

[64] El Emperador se puso el yelmo, diziendo al esquadron de su corte, que ya tra llegado su dia, por esso que peleassen como cavalleros honrados, y si viessen caydo su cavallo, y su estandarte que llevava Luis Mendez Quijada, que levantassan primero el pendon que á él. (Sandoval, t. II, lib. XXV, § 46, p. 461.)

[65] Sandoval, t. II, lib. XXV, § 46, p. 434.

[66] Sandoval, t. II, lib. XXXI, §§ 40, 41, p. 746. 747.

[67] Retraite et mort de Charles-Quint au monastère de Yuste, préface, p. 35.

[68] Quanto os he dado este dia no es tanto como daros este criado. (La Roca, Epitome de la vida y hechos de Carlos V, p. 242.)

[69] Lettre de Gaztelù à Vasquez du 29 septembre 1556. (Retraite et mort de Charles-Quint, etc., p. 2 et 3.)

[70] Il avait appris seul, avant Quijada et avant Philippe II, le secret de la naissance de don Juan d'Autriche, comme nous le verrons plus tard.

[71] È nella camera sua talora ridere e burlare con un nano suo polacco, o con Adriano, suo ajutante di caméra. (Marino Cavalli, 1551, dans Alberi, série I, vol. II, p. 216.) Navagero dit la même chose en 1538, et ajoute : Lo dileta anche assai e lo fa ridere un buffone venuto ultimamente di Spagna, che Perico si noma, il quale per acquistar la grazia dell' Imperatore, sempre quando egli nomina Filippo suo figliuolo, lo chiama signor di todos. (Série I, t. I, p. 343, 344.)

[72] Voir sa très-curieuse correspondance, déjà citée, avec le seigneur de Praet, et publiée par le baron de Reiffenberg. Voir aussi Gachard, Bulletin de l'Académie de Bruxelles, t. II, Ire partie, p. 30.

[73] Voir la constitution dans Goldast, t. I, p. 577, édition in-folio, Francfort, 1713.

[74] Lettres de Charles-Quint à Ferdinand, dans Lanz, t. III, p. 708 et 710.

[75] D'après le livre du contador de la flotte de don Luis de Carvajal, dans Retiro, estancia, etc., fol. 48 et 49.

[76] Relazione di Federico Badoaro (en 1558), Ms. de la Bibl. nat., n° 1044, ou n° 277, Saint-Germain-Harlay.