CHARLES-QUINT

SON ABDICATION, SON SÉJOUR ET SA MORT AU MONASTÈRE DE YUSTE

 

PAR FRANÇOIS MIGNET

MEMBRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

PARIS - DIDIER ET Cie - 1857.

 

 

CHAPITRE PREMIER. — CHARLES-QUINT AVANT SON ABDICATION.

Premières pensées d'abdication chez Charles-Quint. — Nécessités qui le détournent longtemps de les réaliser. — Gouvernement de ses États ; étendue de ses entreprises. — Établissement qu'il forme en Italie ; expéditions qu'il fait en Afrique ; résistance qu'il oppose aux conquêtes des Turcs en Hongrie ; guerres qu'il poursuit contre la France ; démêlés religieux qu'il soutient avec les protestants d'Allemagne.- Difficultés pour un seul homme de remplir une tâche si vaste et si compliquée. — Complexion physique de Charles-Quint ; son caractère ; son esprit ; ses sentiments ; ses habitudes ; ses infirmités. — Moment où, après avoir réussi dans ses divers desseins, il croit pouvoir exécuter le dernier et le plus périlleux de tous, en soumettant l'Allemagne à son autorité et en la ramenant au catholicisme. — Ses campagnes et ses victoires sur le Danube et sur l'Elbe. — Soumission momentanée de l'Allemagne. — Voyage du prince d'Espagne, que Charles-Quint prépare à lui succéder et auquel il veut ménager la possession même de la couronne impériale. — Accord à cet égard entre les deux branches de la maison d'Autriche. — Renversement de ce projet et de la domination de Charles-Quint dans l'Empire par l'attaque combinée des princes protestants qui se soulèvent en Allemagne et du roi de France qui envahit la Lorraine. — Situation dangereuse de Charles-Quint ; sa fuite d'Insprück. — Négociations de Passau ; rétablissement de l'indépendance politique et religieuse des États germaniques. — Échec de Charles-Quint devant Metz. — Dispositions morales et infirmités physiques qui le décident à renoncer au pouvoir et à se retirer du monde. — Ses rapports avec les moines, et parmi les moines ses préférences pour les hiéronymites. — Religieux de Saint-Jérôme en Espagne ; leur règle ; leur savoir ; leurs établissements. — Monastère de Yuste dans l'Estrémadure. — Ordre secret que donne Charles-Quint de construire à côté de ce monastère la résidence où, après avoir renoncé à ses couronnes, il doit passer ses derniers jours.

CHAPITRE II. — L'ABDICATION.

Causes qui font ajourner la retraite de Charles-Quint. — Campagne de 1553 et de 1554 contre la France. — Mariage du prince d'Espagne, créé roi de Naples et duc de Milan, avec la reine Marie d'Angleterre. — Son départ de Valladolid ; sa visite au monastère de Yuste pour y presser la construction de la résidence destinée à l'Empereur son père ; son embarquement à la Corogne ; son arrivée en Angleterre, où il épouse la reine Marie. — Dangers auxquels est exposée la domination espagnole en Italie, par l'avènement du pape Paul IV, ennemi ardent de l'Empereur, qui s'allie avec Henri Il pour le déposséder du royaume de Naples et du duché de Milan. — Négociations de paix avec la France. — Abdication solennelle de la souveraineté des Pays-Bas. — Discours de Charles-Quint qui retrace les principaux événements de sa vie et fait connaître les causes qui le décident à déposer la puissance. — Abdications successives des royaumes de Castille, de Léon, de Grenade, d'Aragon, de Sardaigne, de Sicile. — Lettre noble et touchante écrite par Charles-Quint à André Doria sur la renonciation à ses couronnes et son prochain départ pour le monastère. — Trêve de cinq ans conclue à Vaucelles entre la France et l'Espagne. — Serment que les ambassadeurs de Henri II viennent demander à Philippe touchant l'observation de la trêve. — Leur visite à Charles-Quint dans la petite maison du Parc de Bruxelles où il s'était retiré. — Curieux entretien. — Nécessité où Charles-Quint se trouve réduit de conserver encore la couronne de l'Empire, qu'il ne déposa que plus tard. — Ses apprêts de voyage pour l'Espagne. — Maison qu'il conduit à Yuste : le majordome Quijada, le secrétaire Gaztelù, l'ayuda de càmara van Male, le médecin Mathys, le mécanicien Juanello, etc. — Embarquement en Zélande. — Jugement que porte sur lui un ambassadeur vénitien après son abdication.

CHAPITRE III. — DÉPART POUR L'ESPAGNE. - ENTRÉE AU COUVENT.

Départ de Charles-Quint. — Sa traversée de la Zélande en Espagne. — Son débarquement à Laredo. — Préparatifs ordonnés par Philippe II et par la princesse doña Juana pour le recevoir ; ils sont mal exécutés. — Mécontentement de l'Empereur. — Son voyage à travers la Vieille-Castille. — Son entrée à Burgos. — Négociation au sujet de la Navarre, en échange de laquelle Antoine de Bourbon fait demander par son envoyé Escurra le duché de Milan érigé en royaume de Lombardie. — Entretien de Charles-Quint avec son petit-fils don Carlos, qui va à sa rencontre jusqu'à Cabezon ; caractère de ce jeune prince, jugement que l'Empereur porte sur lui. — Arrivée et séjour à Valladolid. — Départ de Charles-Quint pour l'Estrémadure. — Passage du Puerto Nuevo à la Vera de Plasencia par les montagnes de Tornavacas ; paroles que prononce l'Empereur au sommet de la brèche. — Établissement de Charles-Quint durant trois mois au château de Jarandilla ; visites qu'il y reçoit ; provisions et présents qui lui sont envoyés de toutes parts. — Entretien de l'Empereur avec le Père François de Boija. — Négociation avec la cour de Portugal au sujet de la venue en Espagne de l'infante doña Maria, fille de la reine Éléonore ; regret que Charles-Quint exprime à l'ambassadeur Lourenço Pires de Tavora de n'avoir pas accompli ses anciens projets de retraite après ses victoires en Allemagne. — Reprise des pourparlers sur l'échange de la Navarre avec Escurra. — Guerre en Italie ; rupture de la trêve de Vaucelles par la France. — Succès militaires du duc d'Albe dans les États pontificaux ; suspension d'armes qu'il accorde à Paul IV ; mécontentement qu'en montre l'Empereur ; habiles et prévoyants conseils qu'il donne. — Attaque de goutte. — Rétablissement de CharlesQuint, qui se sépare d'une partie de sa suite et monte avec le reste au monastère de Yuste. — Son entrée au couvent, réception que lui font les moines.

CHAPITRE IV. — INSTALLATION ET VIE À YUSTE.

Palais de Charles-Quint à Yuste : sa distribution intérieure ; ses communications avec le monastère ; ses terrasses ; son jardin. — Ameublement de l'Empereur ; son argenterie ; ses tableaux ; ses cartes ; ses instruments de mathématiques ; ses livres ; ses mémoires. — Nombre et offices de ses serviteurs ; logements qu'ils occupent, ou dans le cloître du monastère, ou dans le village voisin de Quacos. — Vie de Charles-Quint à Yuste ; distribution de sa journée. — Ses relations avec les moines ; son confesseur Juan Hegta ; ses trois prédicateurs ; son lecteur, ses chantres. — Satisfaction qu'il éprouve dans la solitude et le repos du cloître. — Célébration à Yuste du 24 février, anniversaire de sa naissance, de son couronnement et de la victoire de Pavie. — Somme de vingt mille ducats d'or qu'il fixe pour son entretien. — Retour de Lourenço Pires de Tavora à Yuste, et reprise de la négociation à la suite de laquelle Charles-Quint obtient de Jean III la venue de l'infante dona Maria en Espagne.

CHAPITRE V. — ÉVÈNEMENTS ET VISITES.

Regrets faussement attribués à Charles-Quint d'avoir abdiqué. — Guerre en Italie et sur la frontière des Pays-Bas. — Embarras et périls de Philippe II. — Mission qu'il donne à son favori Ruy Gomez de Silva d'aller à Yuste supplier l'Empereur de lui venir en aide en sortant du monastère et de conserver la couronne de l'Empire. — Refus de Charles-Quint, qui accorde néanmoins à son fils le secours de ses conseils et de son influence. — Levées de troupes et d'argent. — Sommes arrivées d'Amérique à la Casa de contratacion à Séville ; leur détournement. — Colère de Charles-Quint: lettre qu'il écrit ; mesures qu'il ordonne. — Efficacité de son intervention dans l'emprunt imposé par Philippe II aux prélats et aux grands d'Espagne ; vivacité de sa correspondance avec l'archevêque de Séville, qui se refusait et qu'il contraint à y prendre part. — Envoi des sommes nécessaires à la guerre d'Italie et à la guerre de France. — Invasion du royaume de Naples par le duc de Guise, qui échoue devant Civitella, et que le duc d'Albe oblige à rentrer dans les États pontificaux. — Campagne de Picardie. — Siège et bataille de Saint-Quentin. — Lettre de Philippe II à l'Empereur son père sur la victoire gagnée par les Espagnols. — Joie que Charles-Quint en éprouve et regret qu'il ressent de ce que son fils n'a pas paru sur le champ de bataille. — Espérance qu'il a de la marche de l'armée espagnole victorieuse sur Paris. — État de l'Empereur à Yuste. — Son dîner au réfectoire du couvent. — Visites : l'amiral d'Aragon don Sancho de Cardona ; le président du conseil de Castille don Juan de Vega ; l'historien Sepulveda ; le grand commandeur don Luis de Avila. — Respect de Charles-Quint pour la vérité de l'histoire. — Reprise de la négociation de Navarre. — Mort de Jean III. — Minorité du roi dom Sébastien, petit-fils de Charles-Quint, qui intervient entre sa sœur la reine Catherine, investie de l'administration du royaume, et sa fille la princesse dona Juana, aspirant à la tutelle du jeune roi. — Arrivée en Estrémadure des reines Éléonore de France et Marie de Hongrie, qui viennent attendre l'infante de Portugal auprès de l'Empereur. — Leur visite à Yuste. — Joie et occupations de Charles-Quint.

CHAPITRE VI. — GUERRES D'ITALIE ET DE FRANCE. - SENTIMENTS DE CHARLES-QUINT.

État de Charles-Quint dans l'hiver de 1557 à 1558. — Affaires d'Italie ; succès militaires du duc d'Albe ; départ du duc de Guise pour la France, où le rappelle Henri II ; paix des Espagnols avec le pape. — Mécontentement de Charles-Quint en apprenant les conditions de cette paix, qu'il trouve humiliante. — Venue prochaine à Badajoz de l'infante doña Maria ; départ des reines de France et de Hongrie, qui vont à sa rencontre après avoir pris congé de l'Empereur. — Arrivée à Yuste du Père François de Borja, que l'Empereur avait chargé d'une mission secrète de la plus grande importance à Lisbonne. — Leur entretien. — Conflit de juridiction entre le juge de Quacos et le corrégidor de Plasencia don Zapata Osorio, qui fait incarcérer l'alguazil de l'Empereur, et que l'Empereur fait suspendre de ses fonctions. — Vol commis dans les coffres de Charles-Quint à Yuste ; refus de mettre à la torture ceux qu'on soupçonnait d'en être les auteurs. — Vues de l'Empereur sur la campagne de France ; ses conseils. — Siège et prise de Calais par le duc de Guise. — Chagrin profond que cette nouvelle, apportée à Yuste, cause à l'Empereur. — Ses accès de goutte. — Envoi d'argent à Philippe II. — Anniversaire de l'entrée de Charles-Quint au couvent ; simulacre de profession monastique. — Visiteurs généraux de l'ordre de Saint-Jérôme à Yuste ; conversation et rapports de Charles-Quint avec eux. — Entrevue de l'infante dona Maria avec la reine Éléonore à Badajoz ; leur séparation. — Maladie de la reine Éléonore ; sa mort. — Affliction touchante de Charles-Quint ; ses tristes et prophétiques paroles à cette occasion. — Retour à Yuste de la reine de Hongrie, que Charles-Quint établit cette fois dans la résidence impériale. — Projet conçu par l'Empereur de rendre l'habileté de la reine de Hongrie utile à son fils en l'associant au gouvernement de l'Espagne. — Refus de la princesse dona Juana, qui aspire toujours de son côté à la possession.de l'autorité en Portugal. — Diète électorale de Francfort ; la renonciation de Charles-Quint à l'Empire y est acceptée le 28 février, et la couronne impériale y est décernée à Ferdinand le 12 mars 1558. — Paroles que prononce Charles-Quint et ordres qu'il donne en apprenant qu'il n'est plus rien.

CHAPITRE VII. — PROTESTANTISME EN ESPAGNE. - DON JUAN D'AUTRICHE.

Découvertes de deux foyers de protestantisme à Valladolid et à Séville. — Doctrines luthériennes répandues dans la Vieille-Castille et dans l'Andalousie par Augustin Cazalla et Constantin Ponce de la Fuente, qui avaient suivi Charles-Quint en Allemagne comme chapelains et prédicateurs. — Nombre et qualié de leurs adhérents. — Indignation et trouble de Charles-Quint à l'annonce de cette découverte. — Ses lettres à la princesse doña Juana et à Philippe II. — Ses invitations à l'inquisiteur général Valdès. — Procès de Cazalla, de Constantin Ponce de la Fuente et de leurs adhérents dont Charles-Quint presse la conclusion. Auto-dafé de Valladolid et de Séville. — Établissement au village de Quacos et de dona Magdalena de Ulloa, et de don Juan d'Autriche, fils naturel de Charles-Quint. —Déclaration secrète de Charles-Quint au sujet de la naissance de don Juan ; ses dispositions pour lui. Éducation de don Juan, son séjour à Quacos, ses visites à Yuste. — Désir qu'exprime la princesse régente d'aller baiser les mains de son père au couvent, et de laisser auprès de lui le prince d'Espagne don Carlos, afin de le placer sous sa direction. — Préoccupations que donnent à Charles-Quint la marche du duc de Guise vers les Pays-Bas et l'apparition de la flotte turque dans la Méditerranée. — Conseils qu'il fait entendre ; précautions qu'il prescrit. — Prise de Thionville et d'ArIon par le duc de Guise ; invasion de la Flandre maritime par le maréchal de Thermes ; ravage de Minorque par les Turcs. — Bataille de Gravelines ; défaite du maréchal de Thermes par le comte d'Egmont. — Joie qu'en éprouve Charles-Quint. — Résultats divers de cette campagne. — Négociations ouvertes à Cercamp et terminées à Cateau-Cambresis par une paix qui assure la supériorité de l'Espagne, mais que ne peut pas voir Chartes-Quint.

CHAPITRE VIII. — MORT ET OBSÈQUES DE CHARLES-QUINT.

Grandes chaleurs et fièvres dangereuses en Estrémadure vers la fin de l'été de 1558. — Refroidissement auquel s'expose l'Empereur en dormant les fenêtres ouvertes pendant la nuit, et attaque de goutte inusitée qu'il a dans cette saison. — Arrivée à Yuste de Garcilaso de la Vega avec une mission de Philippe II. — Pressante intervention de Charles-Quint auprès de la reine de Hongrie pour la décider à reprendre le gouvernement des Pays-Bas. — Récit et examen des funérailles simulées que Charles-Quint, d'après les moines hiéronymites, aurait fait célébrer de son vivant. — Lieu, moment et cause de sa dernière maladie. — Sentiment qu'il a de sa gravité et de son péril. — Ses actes religieux ; son codicille ; son entretien avec Quijada sur le lieu où seront déposés ses restes à côté de ceux de l'Impératrice — Réponse de la reine de Hongrie, qui consent à retourner dans les Pays-Bas ; contentement qu'en reçoit l'Empereur. — Défaite du comte d'Alcaudète en Afrique cachée à Charles-Quint, de peur que cette nouvelle n'aggrave son mal, dont les paroxysmes deviennent plus rapprochés et plus violents. — Inquiétudes de la princesse dona Juana et de la reine de Hongrie, qui demandent à venir à Yuste pour voir et pour servir l'Empereur. — Refus de Charles-Quint. — Après dix-huit jours de maladie, accès du 17 septembre, qui le laisse vingt-deux heures sans parole et sans mouvement. — Craintes et douleurs de ses médecins et de ses serviteurs. — Extrême-onction administrée par Juan Regla. — Viatique que Charles-Quint demande et qu'il reçoit le 20 septembre avec sa pleine connaissance et une grande dévotion. — Son suprême et secret entretien avec Quijada. — Arrivée tardive au monastère de l'archevêque de Tolède Carranza, venu de Flandre et chargé d'une mission de Philippe Il auprès de Charles-Quint. — Accueil qu'il reçoit de l'Empereur mourant et assistance religieuse qu'il lui donne. — Dernières paroles de Charles-Quint. — Simplicité touchante et grandeur religieuse de sa mort, survenue le 21 septembre 1558, à deux heures et demie du matin. — Admiration de tous ceux qui en ont été témoins ; lettres qu'ils écrivent au roi Philippe II et à la régente dona Juana. — Désolation de Quijada. — Obsèques de Charles-Quint dans l'église de Yuste. — Dépôt de son corps sous le maître-autel. — Départ successif de tous ceux que la présence de l'Empereur avait conduits ou fait établir à Yuste. — Services religieux célébrés avec une grande solennité en Espagne, en Italie, en Allemagne, dans les Pays-Bas, en l'honneur de Charles-Quint. — Son oraison funèbre prononcée à Valladolid par le Père François de Borja. — Fin de Quijada et de don Juan d'Autriche, qui repose après sa mort à côté de l'Empereur son père. — Visite de Philippe II à Yuste. — Translation, en 1574, des restes de Charles-Quint du monastère de Yuste au monastère de l'Escurial. — Dernières vues sur le règne, la retraite, l'esprit et le caractère de Charles-Quint.

 

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L'abdication de Charles-Quint et son séjour dans un cloître de l'Estrémadure pendant les deux dernières années de sa vie : tel est l'objet de ce livre. Consacrer un volume entier au récit d'un événement qui fait sortir, pour ainsi dire, ce puissant monarque de l'histoire, et au tableau d'une existence terminée loin du trône, dans l'inaction monotone de la solitude et au milieu des pratiques minutieuses de la piété, n'est-ce pas trop ?

D'abord il s'agit d'un grand homme, qui, après avoir occupé quarante ans la scène du monde, s'en retire, et, par un acte des plus extraordinaires, renonce à la plus vaste des dominations. Ensuite les véritables pensées et les suprêmes actions de Charles-Quint, lorsqu'il devient un pieux solitaire sans cesser d'être jusqu'à la fin un politique éminent, ont été mal connues et entièrement défigurées par les historiens des trois siècles qui ont précédé le nôtre. Il n'est donc pas hors de propos d'expliquer l'abdication du prince en lui donnant ses motifs et sa grandeur, et de raconter sa vie à l'ombre du cloître en lui restituant toute l'influence extérieure qu'elle conserve et tout l'attrait intérieur qui l'anime.

Comment le potentat auquel a été attribué le premier dessein do la monarchie universelle est-il descendu volontairement du trône ? Pourquoi, cessant de diriger l'empire d'Allemagne, de régner sur l'Espagne, l'Italie et les Pays-lias, de commander dans les îles de la Méditerranée, d'occuper la côte septentrionale de l'Afrique, de posséder les immenses États d'Amérique, est-il allé achever ses jours auprès des religieux hiéronymites, dans un petit palais construit à coté de leur couvent ? Quand a-t-il eu cette pensée si singulière dans son siècle et avec son ambition ? L'ayant eue de fort bonne heure, quelle est la raison qui la lui a fait réaliser aussi tard ? S'est-il promptement repenti de son abdication, comme on l'a prétendu, ou bien a-t-il continué a s'applaudir de sa retraite et à se plaire dans son repos ? Quelle a été sa vie au monastère de Yuste ? S'y est-il tenu étranger à toutes les affaires du monde, ainsi qu'on l'a cru longtemps, et n'a-t-il pas, au contraire, connu, jugé, préparé ou conseillé la plupart des choses qui se sont accomplies durant cette époque si féconde en événements polir tiques et militaires ? Son esprit, déjà fatigué par des travaux accablants et de longues maladies, s'y était-il affaibli dans la dévotion, ou avait-il conservé sa lucide intégrité, sa fermeté prévoyante, sa hauteur dominatrice ? C'est ce que des documents nombreux et authentiques, dont quelques-uns ont été récemment publiés' et dont quelques autres sont demeurés encore inédits, tout en devenant accessibles aux historiens, permettent maintenant et d'éclaircir avec exactitude et d'exposer aven intérêt.

Le principal de ces documents est un volume manuscrit de don Touais Gonzalez, tiré surtout des archives espagnoles de Simancas. Ce volume embrasse les projets de retraite de Charles-Quint, son séjour, ses occupations, les divers incidents de son existence, ses infirmités, sa dernière maladie, sa mort au monastère de Yuste. Aussi est-il intitulé Reriro, estancia y muerte del emperador Carlos Quinto en el monasterio de Yuste. Don Tomis Gonzalez ajoute : Relacion historica documentada. C'est en effet une relation historique composée avec des pièces qui sont tout à la fois de la plus haute importance et de la plus précieuse authenticité. Elles consistent en lettres émanées de l'Empereur lui-même, de son fils Philippe II, de sa fille la princesse doña Juana, qui gouvernait l'Espagne en l'absence de Philippe II ; de son majordome Luis Quijada, de son sommelier de corps Jean de Poupet, seigneur de la Chaulx, de son secrétaire Martin de Gaztelu, de son médecin Henri Mathys, qui l'avaient suivi au monastère ; du grand commandeur d'Alcantara don Luis de Avila y Zuniga, et de l'archevêque de Tolède Bartolomé de Carranza, qui allèrent l'y visiter, le premier très-fréquemment, le second à la veille de sa mort ; enfin du principal secrétaire d'État espagnol, Juan Vasquez de Molina, qui de Valladolid lui adressait communication de tous les événements portés à sa connaissance, de toutes les affaires soumises à son examen. Insérées en totalité ou par extraits dans un récit bref mais judicieux et intéressant, elles forment un véritable journal des dernières années de Charles-Quint et donnent des certitudes incontestables sur tout ce qui avait été jusqu'alors l'objet de fausses imaginations.

Le volume de don Tomàs Gonzalez a deux cent soixante-six feuillets ou cinq cent trente-deux pages in-folio de texte ; il est suivi en outre d'un appendice de cent vingt et un feuillets — deux cent quarante et une pages —, où se trouvent onze pièces relatives aux instructions laissées par Charles-Quint à Philippe II sur la manière dont il doit régner, à son abdication, à son testament et à son codicille, à l'inventaire des meubles et des joyaux qu'il avait au monastère, à la guerre qui éclata et se poursuivit pendant son séjour à Yuste entre Philippe II, Paul IV et Henri II. De ces onze pièces sept avaient été déjà publiées dans Sandoval. Quatre seulement étaient inédites, à savoir : l'extrait de l'inventaire dressé après la mort de Charles-Quint, les lettres et déclarations concernant la guerre entre Philippe II et Paul IV.

Don Tomàs Gonzalez avait été dans la position la plus favorable pour recueillir ces matériaux inconnus et nécessaires à l'histoire. Chanoine de Plasencia, dans le voisinage de Yuste, aussi instruit qu'intelligent, il avait été chargé par Ferdinand VII de remettre en ordre les archives historiques et politiques de l'Espagne transportées à la suite de l'invasion française de 1808 à Paris, et rétablies après 1815 à Simancas. Les riches documents qui lui montraient sous son véritable jour le vaste règne de Charles-Quint, dont les vues et les actes lui parurent ou ignorés ou dénaturés par les historiens les plus accrédités, soit nationaux, soit étrangers, lui suggérèrent la pensée de reconstruire ce règne tout entier et d'en faire reposer l'édifice sur des fondements certains. Mais il recula bientôt devant l'immensité de la tâche, et il se borna à retracer l'histoire de Charles-Quint pendant les dernières années de sa vie, qui étaient le plus imparfaitement connues.

Le manuscrit qu'il a laissé en mourant à son frère don Manuel Gonzalez, archiviste de Simancas de 1825 à 1836, a été offert à divers gouvernements de l'Europe. Comme le prix qu'on en demandait était d'abord de 15.000, puis de 10.000 fr., le célèbre manuscrit resta longtemps sans acheteur. Mais don Manuel Gonzalez ayant enfin consenti à le céder moyennant la somme de 4.000 fr., le gouvernement français en fit l'acquisition en avril 1844[1]. Depuis lors il a été déposé aux archives des affaires étrangères.

Acquis par la France, il devait être profitable à l'histoire. Aussi a-t-il été consulté utilement par les auteurs de deux ouvrages récemment imprimés sur ce sujet et sur cette époque à Londres et à Paris. Il a servi de principal fondement au charmant volume que M. Stirling a donné en 1862 sous le titre de The cloister life of the emperor Charles the fifth[2], et qui a déjà eu et mérité trois éditions en Angleterre, ainsi qu'à l'intéressante Chronique de la vie intérieure et de la vie politique de Charles-Quint[3] que vient de publier M. Amédée Pichot. En mettant la connaissance des faits à la portée des historiens, il permet au public d'arriver enfin à la réalité de l'histoire.

Ce document inédit est aujourd'hui complété par un recueil imprimé non moins précieux. M. Gachard, archiviste général du royaume de Belgique, auquel notre temps doit déjà de si savants travaux et de si importantes publications historiques, a réuni, sous le titre de Retraite et mort de Charles-Quint au monastère de Yuste, les dépêches et pièces qu'il a été admis à copier en 1843 et 1844 dans le vaste dépôt de Simancas. Le premier volume de cette riche collection contient deux cent trente-sept documents, dont le premier est une lettre écrite de Laredo le 29 septembre 1556, le lendemain du débarquement de Charles-Quint en Espagne, et le dernier une lettre de Quijada adressée à Philippe II le 13 décembre 1558, un peu moins de trois mois après sa mort.

On peut regarder ce curieux volume, qu'un autre suivra bientôt[4], comme ajoutant à certains égards au manuscrit de don Tomàs Gonzalez. Outre quelques pièces d'un haut intérêt qui ne sont point dans le manuscrit, le recueil de M. Gachard contient en entier les lettres de l'Empereur, de son majordome, de son secrétaire, de son médecin, du secrétaire d'État Juan Vasquez, etc., que don Tomàs Gonzalez n'a souvent insérées dans le sien que par extraits ou en analyse. Mais de son côté le manuscrit de don Tomàs Gonzalez renferme des pièces qui ne se trouvent pas dans le premier volume de M. Gachard. On s'en apercevra à nos citations, car nous avons puisé abondamment dans l'un et dans l'autre, le manuscrit de don Tomàs Gonzalez ayant été à notre disposition dès 1844, et M. Gachard ayant bien voulu nous communiquer les feuilles de son recueil à mesure qu'elles étaient imprimées, avec une obligeance à laquelle il nous a depuis longtemps habitué, et dont nous ne saurions lui rendre trop de grâces.

Mais ces deux ouvrages, également nécessaires à qui veut écrire l'histoire de Charles-Quint dans sa retraite, ne sont pas les seuls qui aient été offerts de nos jours à la curiosité du public sur ce grand prince et cette grande époque. Des documents de toute nature, consistant en papiers d'État, en correspondances politiques et privées, en négociations diplomatiques, en pièces officielles, en relations écrites par les observateurs les plus pénétrants et les plus habiles, sont sortis des diverses archives de l'Europe pour être imprimés : à Leipsick, dans la Correspondance de l'empereur Charles-Quint[5] ; à Vienne, dans l'Histoire de Ferdinand Ier[6] ; à Madrid, dans la Collection des documente inédits sur l'histoire d'Espagne[7] ; à Florence, dans les Relations des ambassadeurs vénitiens[8] ; à Paris, dans les Papiers d'État du cardinal de Granvelle[9].

Outre ces documents en quelque sorte politiques qui éclairent tant de points de la vie et tant de côtés du caractère de Charles-Quint, le hasard a fait découvrir, il y a quatre ans, dans les archives de la cour féodale de Brabant une relation nouvelle et détaillée de son existence religieuse à Yuste écrite par un moine de ce couvent. Le récit de ce hiéronymite inconnu est plus étendu et plus circonstancié que celui du prieur même du monastère, fray Martin de Angulo, dont s'est servi trop exclusivement Sandoval dans la Vida del emperador Carlos Quinto en Yuste. Fray Martin de Angulo n'a passé à Yuste que les quatre derniers mois du séjour de Charles-Quint, tandis que le moine anonyme y était avant son arrivée, y est demeuré après sa mort et a suivi ses restes à l'Escurial lorsqu'ils y ont été transportés en 1574. Les relations laissées par ces deux contemporains de Charles-Quint ont servi à fray Joseph de Siguenza, contemporain de Philippe II, à écrire la partie de son Histoire de l'ordre de Saint-Jérôme relative à l'établissement de l'Empereur à Yuste. — M. Bakhuizen van den Brink a donné en français une analyse fort détaillée du manuscrit qu'il a découvert et que M. Gachard doit publier avec le texte espagnol tout entier dans le second volume de son recueil. J'en ai fait usage, ainsi que de fray Martin de Angulo, cité par Sandoval, et de fray Joseph de Siguenza. Mais j'ai cru devoir néanmoins recourir à eux avec une certaine réserve. J'ai préféré les témoignages des serviteurs mieux instruits et plus véridiques de Charles-Quint, toutes les fois qu'ils étaient en désaccord avec les récits des moines.

A l'aide de ces documents nouveaux et de quelques documents anciens, j'ai essayé de rétablir, de mon côté, la fin singulière de cette grande vie. J'ai pu fixer, non plus sur des ouï-dire vaguement transmis, mais d'après les paroles sorties de la bouche même de Charles-Quint, l'époque précise où il a eu la première pensée de son abdication. Il avait déjà conçu la résolution de se retirer du monde à l'âge de trente-cinq ans, avant son veuvage et ses revers, lorsqu'il était le plus fortuné des hommes, le plus puissant et le plus glorieux des princes. C'est ce que met dorénavant hors de doute une dépêche inédite de l'ambassadeur portugais Lourenço Pires de Tavora du 16 janvier 1557, dépêche écrite après un entretien avec l'Empereur au château de Jarandilla, vingt jours avant que Charles-Quint se renfermât au monastère de Yuste. J'en dois l'obligeante communication à M. le vicomte de Santarem, qui possède et emploie avec un habile discernement tant de pièces diplomatiques sur les relations du Portugal avec les divers États de l'Europe et notamment avec l'Espagne.

Cette histoire de Charles-Quint, un peu avant son abdication et depuis son abdication jusqu'à sa mort, avait été déjà ébauchée dans des articles insérés au Journal des Savants du mois de novembre 1852 au mois de mars 1854. Je la présente aujourd'hui avec de nouveaux développements et sous sa forme définitive. En se retirant de la scène, Charles-Quint ne se retire pas de l'histoire. Les affaires l'accompagnent dans le couvent où il s'enferme, et remplissent encore sa solitude de ce qui avait occupé sa puissance. Les sollicitudes de la guerre, les alarmes pour l'orthodoxie religieuse menacée au cœur même de l'Espagne, les combinaisons de la politique le suivent et l'agitent dans le monastère. Le pape, le roi de France, le roi de Portugal, le roi de Navarre, le roi d'Espagne, la reine d'Angleterre, l'infant don Carlos, les ducs d'Albe et de Guise, le duc Philibert-Emmanuel de Savoie et le connétable Anne de Montmorency, le comte d'Egmont et le maréchal de Thermes y comparaissent en quelque sorte, en même temps que s'y annonce la courte et brillante destinée de don Juan d'Autriche. Beaucoup de négociations s'y traitent et de gaves événements s'y préparent. Les guerres d'Italie et de France, les batailles de Saint-Quentin et de Gravelines, les siégea de Calais et de Thionville, les entreprises maritimes des Turcs ont leur retentissement à Yuste, où Charles-Quint, soit par la connaissance, soit par le conseil, ne demeure étranger à rien de ce qui se passe alors sur le théâtre du monde. Ce volume consacré à sa vie dans le monastère est donc tout ensemble une étude intime sur Charles-Quint et un tableau de l'histoire générale du temps aperçu du fond d'un cloître et tombant sous le regard et le jugement du plus grand politique du siècle.

 

24 juin 1854.

 

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Depuis qu'a paru la première édition si bien accueillie et si vite épuisée de cet ouvrage, M. Gachard a fait imprimer à Bruxelles le second volume des documents qui lui ont été envoyés de Simancas. Ce second volume ajoute aux richesses historiques contenues dans le premier. Des lettres nombreuses, ou importantes ou intéressantes, la plupart écrites par les mêmes personnages, et quelques-unes par des personnages nouveaux, montrent de mieux en mieux la part que Charles-Quint, dans sa retraita, prit aux événements politiques et militaires de ces deux années, l'influence recherchée de ses conseils, l'intervention invoquée de son autorité dans les plus graves et les plus délicates affaires. Ces correspondances, émanées de l'Empereur ou écrites sur lui, sont précédées du fameux manuscrit hiéronymite que M. Bakhuizen van den Brink a récemment découvert, que M. Gachard publie aujourd'hui, et dont les récits colorés répandent un jour si vif sur la vie intérieure de Charles-Quint et sur ses habitudes religieuses à Yuste.

M. Gachard m'ayant communiqué, avec sa complaisance habituelle, les feuilles de ce second volume aussitôt qu'elles étaient imprimées, j'ai pu m'en aider à établir plus fortement quelques faits, à restituer tout leur caractère à certains actes, à mieux peindre certains détails, à donner tout à la fois plus de précision et plus d'étendue aux négociations engagées pour opérer l'échange du duché de Milan avec la Navarre et préparer l'adjonction future du Portugal à l'Espagne. En faisant reposer de plus en plus cet ouvrage sur les solides matériaux tirés des archives où ils ont été si longtemps enfouis, et pouvant seuls servir d'inébranlables fondements à l'histoire, j'espère l'avoir rendu de moins en moins indigne de l'attention et de la faveur du public.

 

15 septembre 1854.

 

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Charles-Quint a-t-il assisté à ses obsèques célébrées, de son vivant, dans le monastère de Yuste ?

C'est ce que racontent les chroniqueurs hiéronymites et ce qu'a accepté l'histoire, longtemps peu certaine des motifs qui conduisirent Charles-Quint dans sa retraite de l'Estrémadure, et surtout très-imparfaitement instruite de la vie qu'il y mena après s'y être enfermé. Le chanoine don Tomàs Gonzalez, éclairé par la lecture des documents authentiques, s'est le premier élevé contre des erreurs jusqu'ici admises, et il a formellement contesté la célébration de ces funérailles anticipées. A mon tour, j'ai exprimé des doutes touchant la réalité d'un acte aussi bizarre de dévotion superstitieuse. J'ai donné, dans le chapitre vin de ce volume, les raisons de ces doutes. Elles sont fondées sur :

1° La règle religieuse qui interdit aux vivants de semblables cérémonies réservées pour les morts ;

2° Les délicates affaires que traitait Charles-Quint au moment assigné par les moines à ces funérailles, et ses préoccupations incessantes, fort propres à le détourner d'une étrange fantaisie qu'aurait pu seule inspirer une imagination désœuvrée ;

3° La santé de l'Empereur, qui, bien près de sa fin, sortant à peine d'une attaque de goutte violente et prolongée, se tenant avec beaucoup de difficulté sur ses jambes encore malades et depuis longtemps affaiblies, était incapable d'assister plusieurs jours de suite aux services funèbres en l'honneur de son père Philippe le Beau, de sa mère Jeanne la Folle, de sa femme l'impératrice Isabelle, services fatigants, suivis de ses propres obsèques plus fatigantes encore ;

4° L'invraisemblance même d'un service célébré vers la fin d'août pour l'impératrice, ce service l'ayant été déjà trois mois auparavant, le 1er mai, anniversaire de sa mort ;

5° Le silence absolu que gardent à ce sujet le majordome Quijada, le secrétaire Gaztelù, le médecin Mathys, qui parlent, dans leur correspondance habituelle, d'actes religieux ordinaires de la part de l'Empereur, et qui, dans leurs lettres devenues alors plus fréquentes et plus circonstanciées, ne disent pas un mot d'une cérémonie à laquelle les moines leur font prendre une part active, et. dont le caractère étrange non moins que les suites dangereuses auraient dû les frapper beaucoup, puisqu'elle aurait précédé et en quelque sorte amené sa maladie mortelle, survenue selon eux par une autre cause et à une autre date ;

6° Non-seulement le silence des serviteurs de Charles-Quint, mais le désaccord de leurs témoignages avec les relations bien moins incontestables des moines.

Je n'insisterai point ici sur ces divers points qui sont développés dans l'ouvrage même. M. Gachard, examinant la question des obsèques dans les deux savantes préfaces qu'il a placées en tête des volumes de documents si habilement recueillis et si judicieusement interprétés par lui, après être resté assez incertain, en 1854, sur leur célébration, s'est montré plus affirmatif en 1855.

Il n'a pas cru que, témoins assidus de la vie de Charles-Quint à Yuste, les moines n'en aient pas été les historiens véridiques. Il est donc disposé à admettre la naïve exactitude de leurs récits. Il s'attache à lever quelques-unes des objections que leur opposent les correspondances des serviteurs, bien autrement instruits et en tout sincères, de Charles-Quint. Il espère rendre plus croyables ces obsèques singulières, en en changeant la date, que les moines fixent d'une manière formelle au 31 août et qu'il reporterait assez conjecturalement au 30. Mais, dans l'un et l'autre cas, la véracité du moine anonyme dont M. Gachard a publié l'intéressante chronique est également en défaut. Si les obsèques ont eu lieu le 31, Charles-Quint, retenu dans sa chambre par la maladie grave qui s'était déclarée la veille, n'a pas pu y assister ; si elles ont eu lieu le 30, le médecin Mathys, que l'Empereur avait envoyé à Jarandilla, n'a pas pu ce jour-là se trouver présent à la scène de la terrasse dans laquelle le moine hiéronymite le fait intervenir et parler.

Quant aux 2.000 couronnes que gardait l'Empereur pour ses vraies funérailles, et qui auraient servi à payer les frais de ses funérailles simulées, il est encore plus difficile d'admettre qu'elles furent consacrées à cet usage. Il est vrai que le lendemain de la mort de Charles-Quint, il ne restait que 54 écus d'or dans la bourse de velours où elles étaient renfermées. M. Gachard le constate, en constatant aussi que, la veille, 600 écus d'or en avaient été tirés pour la mère de don Juan[10]. Or les 1.546 autres écus d'or dont on ne connaît pas l'emploi, et qui avaient peut-être été donnés comme les 600 destinés à Barbe Blomberg, formaient une somme infiniment trop forte pour des funérailles sans éclat. En effet, une somme quatre fois moindre de 500 ducats fut plus que suffisante pour les funérailles solennelles, prolongées et dispendieuses, qui furent célébrées après la mort de l'Empereur[11]. D'ailleurs, comment aurait-on été obligé d'acheter au mois de septembre les tentures noires pour l'église de Yuste, et les vêtements de deuil pour les serviteurs de Charles-Quint, si l'on s'en était déjà pourvu au mois d'août ?

Je n'ajouterai plus qu'un mot. M. Gachard a consulté les doctes et habiles théologiens de l'université de Louvain au sujet des funérailles anticipées. Ils les ont reconnues irrégulières sans les trouver condamnables. Un concile tenu à Toulouse en 1527 est allé plus loin. Il a décidé que, contraires au droit ecclésiastique et au droit séculier, elles étaient considérées par l'Eglise comme des actes répréhensibles de superstition, et il a interdit d'y procéder sous peine d'excommunication. J'indique dans ce volume l'occasion, et je donne le texte de cette défense. Le lecteur prononcera, du reste, lui-même, après avoir pris connaissance du récit des hiéronymites et des faits comme des raisons qui en contredisent les affirmations et en montrent les invraisemblances.

 

25 juillet 1857.

 

 

 



[1] Sous le ministère de M. Guizot et par l'entremise de M. Tiran, alors chargé d'une mission scientifique en Espagne et aujourd'hui chancelier de l'ambassade française à Madrid.

[2] Cette Vie de l'empereur Charles-Quint dans le cloître avait déjà paru en 1851 dans le Fraser's magazine.

[3] Le titre exact du volume de M. Pichot est : Charles-Quint, chronique de sa vie intérieure et de sa vie politique, de son abdication et de sa retraite dans le cloître de Yuste.

[4] Ce second volume, qui paraîtra au mois de septembre à Bruxelles, d'après ce que m'écrit M. Gachard, contiendra deux cents nouvelles pièces importantes qu'il a reçues de Simancas, et la relation du moine hiéronymite de Yuste dont il sera parlé plus bas.

[5] Correspondenz des Kaisers Karl V, aus dem Königlichen Archiv und der Bibliothèque de Bourgogne zu Brüssel mitgetheilt von Dr Karl Lanz. Leipzig, 1844-1846. 3 volumes in-8°.

[6] Geschichte der Regierung Ferdinand des Ersten. Aus gedruckten und ungedruckten Quellen von F. B. von Bucholtz. Vienne, 1831-1838, 9 vol. in-8°.

[7] Coleccion de documentos inéditos para la historia de España, par D. Martin Fernandez Navarrete, D. Miguel Salvé et D. Pedro Sainz de Baranda, in-8°. Le premier volume a paru en 1842 et le vingt-deuxième en 1853. La Collection se poursuit.

[8] Relazioni degli ambasciatori Veneti al senato, raccolte, annotate ed édite da Eugenio Alberi, Firenz, 1839-1844, 7 vol. in-8°. — Cette collection, dont la publication avait été interrompue, a été reprise récemment ; beaucoup de relations vénitiennes restent encore inédites.

[9] Dans la grande collection des documents inédits publiés au ministère de l'instruction publique.

[10] Voir Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, préface, p. CLI à CLXI avec les notes.

[11] Ces 300 ducats furent apportés de Valladolid. Lettre de Quijada à la princesse doña Juana, du 16 octobre 1558, dans Retraite et mort de Charles-Quint, t. I, p. 450.