LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — SOUS LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE

NOS ARMÉES RÉPUBLICAINES.

 

 

I

J'étais enfant en 1810, lorsqu'au jour de la fête de l'Empereur on laissa tomber les toiles qui cachaient le monument de la place Vendôme, et la colonne apparut. J'admirais avec tout le monde. Seulement, j'aurais voulu savoir les noms des hommes d'airain figurés aux bas-reliefs : Et tous ceux-là, disais-je, qui montent autour de la colonne, comment lés appelle-t-on ?

Ils montent, aveugles, intrépides, ils montent combattant toujours, comme s'ils allaient pousser la bataille jusque dans le ciel. La spirale tout à coup s'arrête.... Et tout ce peuple sans nom devient le marchepied d'un seul.

La même pensée m'est revenue souvent dans mes promenades rêveuses, aux Invalides et à l'Arc-de-Triomphe. Sur ces nobles monuments, je vois le roi et l'empereur, je lis les noms des généraux ; cela m'instruit, cela me touche. Et pourtant ce n'est pas assez, j'aurais voulu connaître aussi le grand peuple obscur, oublié, qui a donné sa vie dans ces longues guerres.

Que sais-je des armées de Louis XIV, de ses infortunés soldats, qui l'ont si patiemment servi pendant cinquante années ? Peu, très-peu de chose. Villars dit, dans ses Mémoires, que souvent leur misère fut telle qu'ils ne mangeaient que de deux jours l'un. Il dit ailleurs : Vous verriez, avec édification, nos soldats éviter avec le plus grand soin de marcher dans un champ de blé qui est devant nôtre camp.

Ce champ de blé me reste au cœur, autant et plus que leurs victoires. Je n'entre jamais aux Invalides, que leurs vertus, leur résignation, leurs longues souffrances, ne se représentent à mon souvenir, et que je ne me sente pénétré d'un sentiment de religion.

Les armées de la République sont-elles beaucoup mieux connues que celles de Louis XIV ? On le croit, et l'on se trompe. Ces grandes légions fraternelles qui sortirent de terre en 92, qui, sans pain et sans souliers, presque sans habits en décembre, couraient vers le Nord, ces héros de la patience, soldats du Rhin, de Sambre-et-Meuse, qui ne connurent que le devoir, non la gloire ou le profit, sont-ils suffisamment représentés par quelques noms inscrits aux voûtes de l'Arc-de-Triomphe ? Grands noms, je ne le nierai pas, mais dont beaucoup nous rappellent des idées toutes contraires au dévouement désintéressé qui caractérisait les masses. Nombre de ces généraux ont eu le prix de leurs actes en ce monde, le prix qu'ils voulaient, les grades et l'argent. Le grand peuple muet des armées attend encore sa récompense.

Quand je lis dans les mémoires de Napoléon, et d'autres généraux illustres, cette simple et sèche mention : A telle affaire, j'avais tant d'hommes, je m'étonne et je m'attriste. Qui ne sait que le nombre est ici chose secondaire ?

Il fallait dire : J'avais tels hommes..., et c'est parce que tels ils étaient, que mon génie put hasarder tant de choses contre toute règle, tout calcul de prudence humaine. Je connaissais à merveille l'épée enchantée, infaillible, que la Révolution mourante avait placée dans ma main. Arcole et bien d'autres batailles étaient insensées, sans doute, pour qui n'aurait pas eu ces hommes ; elles ne l'étaient pas pour celui qui, en commandant l'impossible, fut toujours sûr d'être obéi.

Un mot, une larme, un souvenir au peuple des héros oubliés !

Ne croyons pas être quittes envers tant d'hommes dévoués, si nous glorifions leurs chefs. Nous serions injustes pour eux, injustes pour leur pays. Telle province, inférieure peut-être dans la masse du peuple, donna nombre de généraux ; telle autre n'eut pas un général, mais le peuple entier y fut un admirable soldat. Nommons entre autres un pays du centre, pays de peu d'éclat, contrée pauvre et laborieuse, qui nous envoie chaque année une légion d'ouvriers, d'honnêtes maçons, la Creuse. Ces braves gens, aussi fermes à la guerre qu'au travail, se sont montrés héroïques dans, les grandes circonstances. On en vit cinq cents, en Égypte, arrêter, repousser une armée de Mamelucks, de ces brillants cavaliers, montés, armés royalement, dont chacun, dit Napoléon, valait trois cavaliers d'Europe.

Est-ce à dire que ces hommes obscurs, qui firent dans leur simplicité tant de grandes choses, en réclament le salaire, qu'ils s'indignent du silence de l'histoire dans leur tombe inconnue ? Non, ce qu'ils ont voulu, ils l'ont ; suivre le devoir, servir la patrie, voilà tout ce qu'ils demandaient. Ils ont emporté cela avec eux ; leur journée est faite, ils reposent, bons ouvriers de la guerre, paisibles comme la nature qui fleurit les champs de bataille où ils se sont endormis. Mais s'ils peuvent être satisfaits, nous, nous ne devons pas l'être. C'est notre œuvre à nous, leurs frères, à nous ouvriers de la pensée, de renouveler leur mémoire, d'exhumer leur souvenir, trop longtemps absorbé dans la gloire de quelques-uns.

Œuvre de travail immense, de justice et de vérité ! Elle seule peut cependant acquitter la dette de la patrie. Elle seule rend l'histoire morale et féconde. Nous l'avons commencée, cette œuvre, dans notre faiblesse. D'autres la reprendront dans leur force. Déjà notre Histoire de la Révolution a restitué aux masses la plupart des grandes choses dont on faisait honneur à tel individu ; elle n'a pas nié les héros, mais montré qu'ils ne furent grands qu'en représentant la pensée de tous.

La voie est ouverte ; l'histoire militaire y entrera, nous l'espérons. Plus qu'elle n'a fait jusqu'ici, elle descendra dans les profondeurs vivantes, elle voudra pénétrer nos armées dans leur composition, dans le détail où est la vie. Elle fixera le caractère de chacune d'elles, et verra qu'elles formèrent leurs généraux autant qu'elles furent formées par eux, imprimant aux génies les plus indépendants leur puissante personnalité. Les fermes et vaillantes armées du Rhin, de Sambre-et-Meuse, conduites par des hommes du Nord, ont fait leurs chefs à leur image. La rapide armée d'Italie, composée de marcheurs terribles, Basques et Gascons, de bouillants Provençaux, voulait un général du Midi, comme le Piémontais Masséna, le Corse Bonaparte ; elle reçut, donna l'étincelle, électrisa ceux qui l'électrisaient ; et du contact jaillit la foudre.

 

II

Rien n'est plus beau à contempler que les primitives origines de ces armées républicaines, les belles fédérations civiques qui commencèrent chaque corps et devinrent des légions. Le premier signal partit du canon de la Bastille, de la grande émotion de 89, quand la Révolution naissante, entourée de tant d'ennemis, se hâta d'armer ses enfants. Tous jurèrent de défendre tous. Une immense croisade de fraternité s'organisa dans toute la France. Partout l'on craignait deux choses, l'ennemi et la famine. Se défendre les uns les autres, se nourrir les uns les autres, tel fut le premier serment. Rassurés, en 90, ils renouvelèrent l'union. Pourquoi ? Ils le disent eux-mêmes : pour s'unir et s'aimer dans la commune patrie.

Les fédérations de 90 furent les bataillons de 92. Amis et amis, voisins et voisins, ils partirent, la main dans la main, acquittant la parole donnée deux ans auparavant sur l'autel de la Patrie. Ainsi commencèrent ces corps immortels, le premier bataillon de Maine-et-Loire, la 32e demi-brigade, sortie de l'Hérault, et tant d'autres légions célèbres.

Il y avait à Valence un jeune homme admirable d'aspect, de taille et de courage, d'un cœur héroïque. Plusieurs, lui reprochant une faute qui n'était pas la sienne, avaient baptisé ce fils du hasard et de l'amour du nom qui lui resta, Champi, Championnet. Ce fut lui qui, de ses mains, près de Valence, bâtit l'autel de la Patrie où l'une des premières fédérations (la première peut-être de toutes) se fit en février 90. Cette fédération permanente, et formée en bataillon par les soins de Championnet, reste illustre dans l'histoire (Premier bataillon de la Drôme). Avec elle, marcha, combattit, au Rhin, à Rome et à Naples, son chef intrépide, fondateur des républiques d'Italie.

Ah ! touchantes origines ! armées admirables formées par la fraternité elle-même ! Guerres sublimes, sorties de l'amour !... Car, qu'est-ce que demandait la France ? Délivrée, elle voulait délivrer les nations. Elle ne voulait rien pour elle, mais sauver le monde. Elle mérita, dans ces jours, le nom que le grand rêveur anglais avait trouvé, malgré lui, dans un moment prophétique : La France, le soldat de Dieu !

Un orateur de ces temps, une victime illustre de nos orages civils, a dit cette noble et mélancolique parole : Le monde pleurera un jour d'avoir fait la guerre au peuple qui voulait le bonheur du genre humain.

Nos armées ne furent point des armées dans ces commencements, mais des fraternités, des amitiés (pour employer des mots de notre ancienne langue), qui ne prenaient les armes que pour former, en brisant la barrière des rois, l'amitié universelle des peuples. Il n'y avait pas de soldats alors, il y avilit des citoyens en armes, qui ne faisaient la guerre que pour fonder la paix, commencer la cité du monde.

C'est la beauté de ces temps (déjà antiques et loin de nous !) : la cité fut l'armée, l'armée fut la cité ; il n'y eut aucune différence. L'armée n'était autre chose que la Patrie elle-même, combattant, mourant pour les lois.

Si la France, revenue enfin à elle-même, élève à la gloire de ces temps les monuments qui leur sont dus, qu'elle se garde bien d'en fonder d'exclusivement militaires ; qu'elle y réunisse toujours le double caractère, militaire et civil.

Nous pouvons répondre hardiment que, si l'on eût consulté là-dessus les grands généraux de la République, ils n'eussent accepté cet honneur qu'à deux conditions : l'une, qu'avec leur souvenir on honorât celui de leurs vaillants soldats, qu'ils regardaient comme leurs fils ; l'autre, qu'on ne glorifiât pas l'armée seule, qu'on ne l'isolât pas du peuple dans lei monuments, pas plus qu'elle n'en fut isolée dans la réalité vivante. Nous fûmes citoyens, auraient-ils dit, et tels nous voulons apparaître. Ne nous représentez jamais qu'avec le peuple, et mêlés avec lui. Moins de monuments individuels, moins d'orgueilleuses statues qu'on croirait des idoles, mais des monuments collectifs, des groupes fraternels. Nos images sont tristes, isolées sur ces places. Laissez les frères avec les frères. Si nous méritons quelque récompense, qu'on nous permette, à nous qui vécûmes hors de France, qui mourûmes presque tous sur la terre étrangère, de rentrer dans ce peuple que nous avons aimé, de passer avec lui notre immortalité, confondus désormais au sein de la patrie.

 

Ouvrons notre légende par celui qui fut à la fois un soldat et un chef, par Latour d'Auvergne, le premier grenadier de la République.