LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION

 

AVERTISSEMENT.

 

 

C'est au commencement de 1854 que M. Michelet conçut l'idée du livre, trop souvent interrompu, que l'on publie ici, dans sa partie achevée, sous le titre : Les Soldats de la Révolution.

M. Michelet venait d'offrir aux nations opprimées le puissant cordial de ses Légendes du Nord à cette heure de crise intérieure où la France, sous la présidence de Louis Bonaparte, descendait la pente fatale qui la menait au 2 décembre. Le 12 mars 1854 était jour de cours au Collège de France. Ce même jour avait lieu l'enterrement de la pauvre madame Mina Quinet, et M. Michelet devait, avant sa leçon, parler sur la tombe. Il allait se rendre au cimetière, quand un huissier lui remit le décret qui le suspendait de ses fonctions de professeur. Le gouvernement, qui prévoyait une manifestation des écoles pour ses deux maîtres aimés, avait résolu de l'empêcher ; de là cette communication tardive, qui laissait croire à la jeunesse que les funérailles seules faisaient ajourner la leçon. Quelques mois plus tard, M. Michelet était destitué.

Songea-t-il à s'en plaindre pour lui-même, pour ses intérêts privés ? Il ne songea qu'à ses œuvres. La pensée de ce livre lui apparut pour la première fois.

Dans son Journal, qui fut toujours le plus intime confident de son esprit, il écrivait à cette même date :

Ceci me semble providentiel. L'agitation polémique m'avait tiré hors de moi... Rentre en toi, et reprends force !

La Révolution de 1848, si prodigieusement variée, avait dispersé ton attention sur le monde. Fixe-la d'abord sur l'ardent foyer d'où l'héroïsme révolutionnaire a jailli par toute l'Europe. Encore la France ; encore la Révolution, les hommes de 92...

Et d'abord un simple, un saint, idéal de tant de héros inconnus qui ont suivi le devoir, non le bruit ; la vie et la mort du premier grenadier de la République, du Breton Latour d'Auvergne...

On eût dit que Michelet, prévoyant les funestes journées de décembre, voulait les conjurer en rappelant à l'armée le souvenir de ces temps, encore si proches, où la cité fut l'armée, où l'armée fut la cité, c'est-à-dire la patrie elle-même, combattant et mourant pour les lois.

Le plan conçu par l'auteur était très-vaste ; rien moins que la vie, le calendrier de tous les saints, de tous les martyrs, de tous les héros de la liberté. Comme on l'a très-bien dit, ce livre ouvrait une sorte de Panthéon à tout ce qui lutta et souffrit pour la patrie et pour le peuple. Cette Légende d'or devait s'étendre à tous, au paysan, à l'ouvrier, à l'instituteur, à l'étudiant, etc. Chaque profession aurait ainsi son modèle, son patron, à honorer et à imiter ; de là le titre primitif : Légendes de la Démocratie.

Cette grande conception, M. Michelet n'a pas eu le temps de la réaliser dans son ensemble. Le maître d'école Grainville, le seul héros civil qu'il ait raconté, a trouvé sa place dans l'Histoire du dix-neuvième siècle. Les légendes de Latour d'Auvergne et de Desaix étaient terminées, mais celle de Hoche n'a été achevée que depuis. La vie de Mameli, écrite plus récemment encore, était même restée jusqu'ici inédite. Tous ces héros sont des combattants par les armes et ont donné leur sang et leur vie pour la patrie et pour la liberté ; il a donc paru nécessaire de modifier le titre d'abord indiqué, et d'appeler le livre : Les Soldats de la Révolution.

C'est en effet des soldats qu'il parle, et c'est aux soldats surtout qu'il s'adresse ; c'est à ce grand peuple muet des armées, qui a trop perdu de vue et ses origines et l'auguste mission qu'il eut à remplir : ne faire la guerre que pour fonder la paix. Ici il la retrouvera tout entière, cette mission sainte, il se retrouvera lui-même ; il sentira, en lisant ce livre, se réveiller en lui l'âme du passé et s'agrandir le sentiment de la patrie. A qui donc la faire connaître et aimer, si ce n'est à ceux qui ont à défendre son territoire et à garder son honneur ? A qui, sinon à ceux là, enseigner comment elle élève les plus humbles et par le sacrifice les mène à la gloire ?

Au lieu de tant d'almanachs ridicules ou vides, ce sont ces légendes patriotiques qu'il faudrait répandre dans nos campagnes. Elles semblent écrites pour les naïfs et les illettrés, tant leur simplicité est grande ; il n'y a qu'à savoir lire. L'hiver, dans la longue veillée qui réunit la famille et les amis, le plus ancien du village, qui, lui aussi a vu le feu, en ferait la lecture, les enrichirait de ses souvenirs. Dans l'uniformité de la vie rustique les mêmes pensées toujours reviennent. Plus d'un, parmi les jeunes auditeurs, au temps du labour solitaire, en conduisant la char. rue, ruminerait tel mot, telle page. Les purs, les vrais héros, Hoche, Marceau, Desaix, Latour d'Auvergne repasseraient devant les yeux. de son esprit ; il les verrait bien loin, bien haut, dans une auréole, comme les saints qui gardent sa maison aux deux coins de la cheminée. Un matin, le jour peut-être où il va s'entendre appeler à son tour, il se lève tout joyeux ; son nouveau saint, celui qu'il s'est choisi et qu'en secret il invoque, la nuit lui a parlé. Il en est sûr, son oreille ne l'a pas trompé, il a bien entendu ces encourageantes paroles : Tu nous admires, et pourquoi ? être un héros n'est pas si difficile, il ne tient qu'à toi de le devenir ; faut qu'une chose, bien aimer la patrie.

Tel qu'il est, souvent quitté puis repris, composé de morceaux écrits à d'assez longs intervalles, ce livre garde néanmoins son unité et son harmonié : ceci n'est point dû au simple hasard, mais à la forte et constante pensée qui d'un bout à l'autre l'anime. Il s'ouvre, sous la première République, avec les volontaires et les fédérés, par les guerres de délivrance. Puis la Grande-Armée, vaillante toujours, moins libre et moins fière, amasse la gloire funeste des guerres de conquête. Arrive le dernier Bonaparte, et voici les guerres d'oppression. Les soldats de la Révolution ont changé de camp, hélas ! et c'est nous qui les combattons...

Ainsi va, portant avec elle sa sévère moralité, cette grande et douloureuse histoire, de 1793 à 1869, de la veille de Jemmapes à la veille de Sedan.

A. M.