HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XIV.

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉVOLUTION N'ÉTAIT RIEN SANS LA RÉVOLUTION RELIGIEUSE.

 

 

Pourquoi échoua la Révolution. — Comment elle fût devenue une création. — Impuissance des Girondins et des Jacobins. — Les Cordeliers Clootz et Chaumette. — Registres de la Commune. Admirables Inspirations d'humanité.

 

Le fondateur des jacobins, Adrien Duport, avait dit un mot de génie, qu'il suivit trop peu lui-même. A ceux qui voulaient une révolution anglaise et superficielle, il disait : Labourez profond.

Ce que Saint-Just a dit aussi sous cette forme grave et mélancolique : Ceux qui font les révolutions à demi, ne font que creuser leurs tombeaux.

Ce mot s'applique non seulement à tous les révolutionnaires artistes, mais aux deux partis raisonneurs :

Aux Girondins, à Vergniaud, à madame Roland ;

Aux Jacobins, à Robespierre, à Saint-Just lui-même.

Girondins et Jacobins, ils furent également des logiciens politiques, plus ou moins conséquents, plus ou moins avancés. Peu différents de principes, ils marquent des degrés sur une ligne unique, dont ils ne s'écartent guère ; ils forment comme l'échelle de la révolution politique.

Le plus avancé, Saint-Just, n'ose toucher ni la religion, ni l'éducation, ni le fond même des doctrines sociales; on entrevoit é peine ce qu'il pense de la propriété.

Que cette révolution, politique et superficielle, allât un peu plus ou un peu moins loin, qu'elle courût plus ou moins vite sur le rail unique où elle se précipitait, elle devait s'abîmer.

Pourquoi ? Parce qu'elle n'était soutenue ni de droite ni de gauche, parce qu'elle n'avait ni sa base ferme en dessous, ni, de côté, ses appuis, ses contreforts naturels.

Il lui manquait, pour l'assurer, la révolution religieuse, la révolution sociale, où elle eût trouvé son soutien, sa force et sa profondeur.

C'est une loi de la vie : elle baisse si elle n'augmente.

Le Révolution n'augmentait pas le patrimoine d'idées vitales que lui avait léguées la philosophie du siècle. Elle réalisait en institutions une partie de ces idées, mais elle y ajoutait peu. Féconde en lois, stérile en dogmes, elle ne contentait pas l'éternelle faim de l'âme humaine, toujours affamée, altérée de Dieu.

La loi, c'est le mode d'action, c'est la roue, la meule. Mais qui tourne cette roue ? Mais cette meule, que moud-elle ? — Mettez-y le grain, le dogme, — sinon, la meule tourne à vide, elle s'use, elle va frottant ; elle pourra se moudre elle- même.

Les deux partis raisonneurs, les Girondins, les Jacobins, tinrent peu compte de ceci. La Gironde écarta entièrement la question, les Jacobins l'éludèrent. Ils crurent payer Dieu d'un mot.

 

Toute la fureur des partis ne leur faisait pas illusion sur la quantité de vie que contenaient leurs doctrines. Les uns et les autres ardents scolastiques, ils se proscrivirent d'autant plus, que, différant moins au fond, ils ne se rassuraient bien sur les nuances qui les séparaient, qu'en mettant entre eux le distinguo de la mort.

Eh bien ! ces drames terribles, cette horreur, ce sang versé, tout cela ne remplissait pas le vide infini de l'âme nationale. Tout l'ennuyait également. — Et elle attendait.

Les deux génies de la Révolution, Mirabeau, Danton ; son grand homme, Robespierre, n'eurent pas le temps d'observer (emportés par l'ouragan) ce qu'elle avait précisément à faire pour perdre le nom de révolution, devenir création.

Elle devait, sous peine de périr, non seulement codifier le XVIIIe siècle, mais le vivifier, réaliser en affirmation vivante ce qui chez lui fut négatif. — Je m'explique :

Elle devait montrer que sa négation d'une religion arbitraire de faveur pour les élus contient l'affirmation de la religion de justice égale pour tous ; montrer que sa négation de la propriété privilégiée contient l'affirmation de la propriété non privilégiée, étendue à tous.

Voilà ce que la Révolution devait à son illustre père, le XVIIIe siècle : briser le noyau scolastique qui contenait sa doctrine, en tirer le fruit de vie.

Dès ce jour, elle vivait, et elle pouvait dire : Je suis. A elle, la vie, le positif. Et l'ancien régime, convaincu d'être le vide, s'évanouissait.

La Révolution réserva justement les deux questions où était la vitalité. Elle ferma un moment l'église et ne créa pas le temple. Elle changea la propriété de main, mais la laissa monopole ; le privilégié renaquit comme usurier patriote, bande noire, agioteur, tripotant dans l'assignat et les biens nationaux[1].

Quels remèdes ? la répression individuelle, la sévérité croissante, vieux moyens gouvernementaux, furent de moins en moins efficaces. Émonder servait très-peu, si la racine était la même. C'est elle qu'il eût fallu changer par la force d'une sève nouvelle. Cette sève, qui pouvait la donner ? l'apparition d'une idée dominante et souveraine qui ravissant les esprits, soulevant l'homme du pesant limon, se créant à soi un peuple, s'armant du monde nouveau qu'elle aurait créé, neutraliserait d'en haut l'effort mourant de l'ancien monde.

Le rapport de l'homme à Dieu et de l'homme à la nature, la religion, la propriété, devaient se constituer sur un dogme neuf et fort, ou la Révolution devait s'attendre à périr.

 

Les Girondins ne firent rien, ne soupçonnèrent même pas qu'il y eût à faire.

Les Jacobins ne firent rien que juger, épurer, cribler. Ils se montrèrent infiniment peu capables de création.

Les Cordeliers essayèrent. Seulement comme ils étaient en insurrection permanente, spécialement contre eux-mêmes, ce qu'ils essayaient était nul d'avance. Le seul parti qui par moment semble avoir rêvé les moyens de féconder la Révolution, c'est celui qui, comme anarchie vivante, était infécond.

Comme foyer d'anarchie, les Cordeliers continrent tout élément, ce que la Révolution eut de meilleur, ce qu'elle eut de pire.

Le mélange fit horreur, et les Jacobins brisèrent tout.

Les contrastes adoucis, fondus plus habilement dans la Société jacobine (véritable société), apparurent avec une dureté cruelle et choquante dans celle des Cordeliers.

L'ange noir des Cordeliers est dans le scélérat Ronsin, dans Hébert, muscadin fripon, masqué sous le Père Duchesne, dans le petit tigre Vincent.

L'ange blanc des Cordeliers fut dans l'infortuné, l'innocent, le pacifique Anacharsis Clootz, l'orateur du genre humain, homme du Rhin, frère de Beethoven, français, hélas ! d'adoption.

Cette blessure saigne en moi, et elle saignera toujours : la mort des étrangers illustres, mis à mort pour nous, par nous !

Ah ! France ! quelle chose es-tu donc ? et comment te nommerai-je ?... Tant aimée !... Et combien de fois tu m'as traversé le cœur... Mère, maîtresse, marâtre adorée !... Que nous mourions par toi, c'est bien ! que tu nous brises, c'est toi-même ; tu n'entendras pas un soupir. Mais ceux-ci, qui, si confiants, vinrent d'eux-mêmes se mettre en tes bras, âmes d'or, âmes innocentes, qui n'avaient plus vu de frontières, qui, dans leur aveugle amour, ne distinguaient ni Rhin ni Alpes, qui ne sentaient plus la patrie qu'en la déposant aux genoux de leur meilleure patrie, la France !... ah leur destinée laisse en moi un abîme de deuil éternel[2].

 

Entre l'ange noir et l'ange blanc, le bon et le mauvais esprit, entre Hébert et Clootz, s'agitait Chaumette.

Le parleur ingénieux et adroit, l'homme matériel et lâche, qui, même à côté d'Hébert, n'eut jamais la force d'être un scélérat, et garda un cœur.

Il fut tué par son bon génie, par l'influence de Clootz. Il osa, un jour, être humain. Et il alla à la mort[3].

Le mariage de ces deux hommes, si profondément différents d'esprit,

Du pauvre spéculatif Allemand, bayant aux nuées,

Et du caméléon mobile, homme d'affaires, tout pratique ; ce mariage étonnant mérite d'être expliqué.

Clootz, comme tout Allemand, arrivait du fond du panthéisme, de la nature, et de l'infini ;

Chaumette, comme tout Français (et celui-ci de basse espèce), partait de l'individualisme, du parti culier, du jour, de l'aventure quotidienne, qui en tout temps n'est guère que l'infiniment petit.

Une chose les ralliait, celle qu'ils avaient tous deux haïe dans les Girondins, l'esprit décentralisateur.

La générosité de Clootz, son ardent amour de la France, où il fut amené enfant, le désintéressait de l'Allemagne. Il était Français, regardait le Rhin, comme un futur département de la république française. Il était décentralisateur de l'Allemagne, force d'aimer la France.

Chaumette, c'était le contraire. Il n'avait pu à décentraliser une patrie étrangère ; il ne connaissait que Paris. Il était la voix, l'agréable organe, du chaos discordant de la Commune. Ce chaos, dans sa bouche, était harmonie. Sa vie, sa poix, étaient municipales. Donc, avec toutes ses déclamations violentes contre les décentralisateurs, il n'était décentralisateur qu'au profit de la grande et redoutable Commune, qui, il est vrai, contient le tout.

Le tout ? est-ce seulement la France ? Ne le croyez pas. Paris, c'est le monde.

Donc, sur ce terrain, se retrouvaient l'homme du monde, Anacharsis, et le municipal Chaumette.

 

On a imprimé quelques pages des registres du conseil général de la Commune, celles qui se rapportent aux grandes journées de la Révolution. Pour bien connaître la Commune, il faut la prendre dans un moment plus paisible. Ouvrons ces registres en novembre 93, risquons-nous dans ces archives des crimes, pénétrons dans ce repaire de l'impie, de l'horrible, de la sanguinaire Commune, comme l'appellent les historiens. Je donne les faits sans ordre, comme ils se suivent au registre (Arch. de la Seine).

Une enfant de onze ans, maltraitée de sa mère, est amenée par le comité révolutionnaire de sa section ; elle demande du travail. La Commune se charge de pourvoir à ses besoins (19 brum.).

Les adoptions d'enfants se présentent à chaque instant. L'adoption d'un vieillard, chose si rare aujourd'hui, se retrouve quelquefois sur les registres de la Commune.

Les cadavres des suppliciés, que des scélérats ont l'infamie de dépouiller, seront décemment inhumés en présence d'un commissaire de police (17 brum.).

A Bicêtre et autres hôpitaux, on séparera désormais des malades les fous et les épileptiques (17 brum.).

A la Salpêtrière, on détruira les cabanons horribles où l'on enfermait les folles (21 brum.). On améliorera le logement des fous de Bicêtre (26 brum.).

On traitera avec des soins particuliers les femmes en couches. On leur assigne (pour la première fois !) une maison à part, celle de la Mission, et plus tard, l'Archevêché. On mettra sur la porte : Respect aux femmes en couches, espoir de la Patrie.

Je vois aussi que, dans les cérémonies publiques, la Commune fit donner des places réservées, l'une aux femmes enceintes, l'autre aux vieillards, pour les préserver de la foule.

Violente invective de Chaumette contre les loteries (24 brum.) ; contre les filles publiques. Les arrêtés de la Commune contre elles ne servant à rien, on rend responsables tous ceux qui les logent, propriétaires, principaux locataires, etc.

Le théâtre de la Montansier au Palais-Royal sera fermé, de crainte qu'il ne brille la Bibliothèque nationale qui est en face (24 brum.).

La section de Bonne-Nouvelle demande que la bibliothèque de son arrondissement soit ouverte tous les jours (même date).

La Commune place au Musée du Louvre une garde de dix hommes pour la nuit (3 niv.). Elle demande à la Convention de suspendre toute restauration de tableaux, et qu'on institue un concours à ce sujet (13 frim.).

Une section demande que l'on écrive des livres pour les enfants. La Commune en fera l'objet d'une pétition à la Convention (28 brum.).

On cherchera les moyens de loger les indigents, les infirmes et les vieillards ; on emploiera les indigents valides dans l'intérêt de la République et dans leur propre intérêt (1er frim.).

Des femmes viennent se plaindre de ce qu'elles ne peuvent avoir des nouvelles de leurs enfants qui sont à l'armée. On nomme des commissaires pour inviter le ministre à demander la liste des jeunes soldats dont les parents ont droit aux secours (7 frimaire). Le procureur de la Commune observe, à cette occasion, la bonne conduite des femmes qui remplissent les tribunes et travaillent en écoutant. Mention civique.

Organisation des Quinze-Vingts. On y donnera un logement à part aux aveugles plus infirmes ou plus figés. On demandera à la commission de bienfaisance 15 sous par jour, pour les aveugles non logés aux Quinze-Vingts (16 frim.).

On nomme une commission pour prendre des notes sur ceux qui soignent les malades (9 niv.). On fait prêter serment aux infirmières (14 niv.).

Chaumette fait décider que la bibliothèque de la Commune fera collection des arrêtés, imprimés, adresses, etc., qui peuvent servir de matériaux aux historiens (29 frim.).

Un mari vient se plaindre du vicaire général Bodin, qui lui enlève sa femme, et de l'administration de police qui repousse sa plainte. La Commune fera une enquête à ce sujet (2 niv., 22 décembre).

Des plaintes analogues à celles-ci sont portées aux Jacobins, qui les accueillent et se chargent de les appuyer auprès des autorités. Les sociétés populaires et le pouvoir municipal devenaient les garants de la moralité publique, et d'une manière très-efficace, la peine la plus terrible étant en réalité l'excommunication des patriotes. L'homme immoral était jugé suspect et aristocrate.

La commission de correspondance donnera des exemplaires de tous les imprimés intéressants aux communes qui correspondent avec celle de Paris, et spécialement aux hospices (2 niv.).

Que d'idées touchantes, heureuses ! Et tout cela en deux mois, novembre et décembre !... Quelle administration, en si peu de temps, peut montrer, par tant de faits, un si tendre intérêt pour l'espèce humaine, une telle préoccupation de tout ce qui touche la civilisation, même des objets auxquels on semblait devoir moins songer dans ces temps de troubles, des bibliothèques, des musées, et jusqu'aux restaurations de tableaux ? Plût au ciel que l'administration de nos temps civilisés eût suivi, sur ce dernier point, l'idée du vandale Chaumette ! le musée du Louvre n'eût pas subi les transformations hideuses qu'on y déplore aujourd'hui.

On répète à satiété, en preuve de la barbarie de la Commune, que Chaumette demanda qu'on plantât en légumes les jardins publics et autres domaines nationaux. La première proposition de ce genre fut faite à Nantes par un Girondin. Un M. Laënnec fit observer que, par suite de l'émigration, des jardins, des parcs immenses, étaient sans culture, qu'on devrait les cultiver en plantes alimentaires. Cette observation judicieuse, dans la disette de Nantes (mai 93), fut reproduite par Chaumette dans la disette de Paris (septembre). En ce qui touche nos promenades, elle semblait exagérée, mais elle était fort habile et propre à calmer le peuple, très - ému en ce moment.

Je ne ferai pas à mes lecteurs l'injure d'analyser les choses admirables qu'ils viennent de lire. Qu'ils les relisent, les méditent et tâchent d'en profiter, qu'ils agrandissent leur cœur dans la contemplation du grand cœur de 93, dans l'admiration du pouvoir le plus populaire qui sans doute ait été jamais.

Qu'on me permette de m'arrêter sur une seule chose, toute simple, et malgré sa simplicité, vraiment ingénieuse et profonde.

C'est l'arrêté du 2 nivôse : Envoyer les imprimés intéressants spécialement aux hospices, c'est-à-dire, les envoyer à ceux qui ont le plus de temps pour les lire, les envoyer aux pauvres désoccupés qui se meurent d'ennui, les envoyer au malade, à l'infirme, à celui qui gît oublié, souvent délaissé de sa famille, lui dire : Si tes parents t'oublient, ta parente, ta mère, la bonne commune de Paris se souvient de toi... Elle vient te visiter par l'écrit qu'elle t'envoie... Pauvre homme dédaigné du monde, celle qui est la lumière du monde, la grande ville qui est ta ville, veut rester en communication avec toi, te faire part de sa pensée[4].

Qui trouve de pareilles choses ? celui qui aime le peuple, celui qui respecte en lui et ses maux et ses énergies dont on profite si peu, celui qui sent le besoin d'adoucir son présent, d'ouvrir son avenir, celui qui sent Dieu en l'homme !

Clootz disait pieusement, dévotement : Notre Seigneur Genre humain !

Hélas ! après tant de siècles où l'homme a été si barbarement ravalé plus bas que la bête, où la pauvre personne humaine fut chaque jour écrasée sous la roue du char des faux dieux, qui ne pardonnera au grand cœur de nos patriotes de 93 l'erreur généreuse de vouloir, en expiation, faire un dieu de l'homme, de repousser les symboles auxquels on avait cruellement immolé la vie, de mettre la victime elle-même sur l'autel, de diviniser le malheur et l'humanité ? Pieux blasphèmes, auxquels Dieu aurait pardonné lui-même, comme à la violente réaction de la pitié !

 

 

 



[1] Ce dernier point fut marqué fortement par la Commune le 5 septembre, par Saint-Just le 16 octobre : De nouveaux seigneurs, non moins cruels, s'élèvent sur les ruines de la féodalité, dit Chaussette.

Et Saint-Just, avec douleur : Nos ennemis ont tiré profit de nos lois !

[2] Qui sentait nos cruelles discordes ? Eux, autant, plus que non peut-être. Nous en avions la fureur, ils en avaient le désespoir.

Nous fûmes très-mal pour Mayence. Custine, dans la brutalité d'un soldat, d'un grand seigneur, alla jusqu'à menacer le président de la Convention mayençaise. Des deux envoyés de Mayence, Adam Lux voulait se tuer au 31 mai, croyant voir mourir la République et ne pouvant lui survivre. Il voulait la mort, il l'eut (guillotiné 8 novembre). L'autre, Forster, le fils de l'illustre navigateur, échappé à tous les dangers des plus périlleux voyages, venu à Paris comme au port, mourut de misère, de douleur, d'isolement, comme si, dans le naufrage, la mer l'eût jeté sur un écueil désert. Des patriotes de Mayence qui avaient soutenu ce long siège, l'un, Buffle, combattant vaillamment pour la France en pleine Vendée, fut la première victime de la trahison de Ronsin. A Torfou, près de Kléber, la première balle vendéenne fut pour lui ! Il mourut là loin des siens, sans autre parent que Kléber, qui lui-même renversé, blessé à cette cruelle affaire, fut aussi blessé au cœur, sentit une larme amère dans sa fort e âme de soldat.

Durs aveux pour l'historien !... Mais savez-vous, pendant ce temps, ce que disait l'Allemagne ?

Ô violent amour de la France !... Sanglant miracle, impossible à comprendre pour ceux qui n'ont pas en leur foi la clé des mystères... L'Allemagne, idéaliste et forte, s'arrachant le cœur maternel, la pitié de ses enfants, disait stoïquement, du haut de la chaire de Fichte : Non, ce sang n'est pas du sang, non, la mort n'est pas la mort... Quoi que puisse faire la France et la Révolution, c'est bien. De sorte que, pendant que la France se maudissait elle-même, l'Allemagne, ce grand prophète, lui envoyait d'avance les bénédictions de l'avenir.

[3] Chaumette a révélé ce mystère. Quand on lui demande aux Cordeliers : Comment il a pu soupçonner que les Comités révolutionnaires étaient capables parfois d'accuser et de poursuivre leurs ennemis personnels, d'abuser de leur dictature ? Il répond : J'ai suivi la pensée d'Anacharsis Clootz (Arch. de la Police).

[4] Voilà pour l'infirme, le vieillard, l'homme profondément seul dans la foule des inconnus, perdu à la fin de sa vie dans ces vastes déserts d'hommes qu'on appelle hospices. Combien il est noble, généreux et tendre, de penser toujours à celui à qui le monde ne pense plus !

Pour le malade, d'autre part, pour le travailleur dans l'âge de force qui passagèrement habite l'hospice, combien une telle communication peut être utile et féconde ! c'est le moment, et l'unique, où il se trouve de loisir. Plus jeune, il a eu et perdu les deux occasions de culture que tous perdent (l'école et l'armée). Demain, le travail incessant, implacable, inexorable, le ressaisira tout entier. Que servent vos écoles du soir à ce pauvre forgeron qui, douze ou quinze heures de suite, a battu le fer ? Il dort debout ; comment le tiendrez-vous éveillé ? Non, le seul moment, c'est l'hospice, ce sont les jours de maladie, les jours de la convalescence. Là ou jamais, le travailleur est propre à la réflexion. Ces hommes de force et de labeur ont besoin d'un peu de faiblesse pour être tout-à-fait éveillés. La plénitude sanguine, dans leur état ordinaire, est pour eux comme une sorte d'ivresse ou de rêve. Attendris, mortifiés par la maladie, ils sont plus civilisables. Qu'il leur vienne un aliment, qu'une lecture patriotique, ou spéciale à leur art, vienne remplir leur loisir, leur lime prendra l'essor. Ils se mettront à songer, ils pourront s'orienter, dans cette halte, s'arranger une vie meilleure, plus intelligente, plus sagement ordonnée. La maladie, tournée ainsi au profit des hommes par une autorité paternelle, deviendra comme une utile fonction de la nature qui n'a suspendu leur travail que pour les initier à la civilisation. Que la Patrie les reçoive, améliorés ainsi, au sortir de l'hospice, qu'elle leur ouvre ses écoles, ses fêtes, ses musées, aux jours de repos ; qu'elle leur continue l'éducation commencée au lit de l'hospice par la prévoyante Commune qui vint les y consoler.