HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE XIII.

CHAPITRE VII. - MODÉRATION DES ROBESPIERRISTES À LYON.

(Octobre 1793).

 

Robespierre terrorisé par Saint-Just (10 octobre), pendant qu'il pacifié par Couthon (8-20 octobre).

 

Rappelons-nous les précédents de Robespierre.

Juge d'église à Arras avant 89, la nécessité malheureuse où il fut de condamner un homme à mort, le décida à donner sa démission.

Son rôle à la Constituante fut celui d'un sévère et ardent philanthrope, poursuivant par tous les moyens, et même aux dépens de son cœur, le progrès de l'humanité. Il refusa la place d'accusateur public.

Il était né ému, craintif et défiant, colérique (de la colère pâle). Saint-Just le lui reprochait, lui disant : Calme-toi ; l'empire est aux flegmatiques.

Les trahisons et les disputes, la guerre à coups d'aiguille que lui fit la Gironde, avaient prodigieusement aigri son cœur. La fatalité déplorable qui l'obligea, pour annuler et les Girondins et les enragés, de s'associer aux Hébertistes, de puiser dans ce qui lui, était le plus antipathique, dans l'appui de leur presse, la force populaire qu'il n'avait pas en lui, cette dure et humiliante nécessité devait l'aigrir encore. Ce qu'il avait refusé en 90, il le devint réellement en 93, le grand accusateur public. Ses véhéments réquisitoires aux Jacobins emportèrent et juges et jurés, et forcèrent la mort de Custine.

Son triomphe toutefois du 25, qui avait terrorisé la Convention, qui lui avait mis en main et la Justice, et la Police, ce jour qui l'avait tant grandi sur les ruines des Dantonistes et des Hébertistes à la fois, lui permettait de suivre une plus libre politique. Il le tenta en octobre. Il fit un pas dans les voies de la modération, — un pas, et les circonstances le refoulèrent dans la Terreur.

Pendant ce mois, sa stratégie fut si obscure, que les Robespierristes s'y trompaient à chaque instant, croyant lui plaire et le servir en des choses, prématurées sans doute, qu'il se hâtait de désavouer.

Cependant deux choses furent claires :

1° Ses ménagements pour les soixante-treize, qu'il refusa d'envelopper dans la perte des Girondins ;

2° La modération étonnante que son alter ego, Couthon, son homme et sa pensée (bien plus étroitement que Saint-Just), osa montrer à Lyon dans tout le mois d'octobre, — au point de s'aliéner tons les violents, de pousser à la dernière fureur les amis de Chalier.

Couthon, comme Robespierre, avant 89, était un philanthrope, bien plus qu'un révolutionnaire. On a de lui un drame qu'il écrivait alors, plein de sensibilité et de larmes, dans le genre de Lachaussée.

Au temps où nous sommes arrivés, tous deux, s'ils n'avaient pas.la clémence dans le cœur, ils l'avaient dans l'esprit. Robespierre voulait arracher aux deux partis les deux puissances, aux Dantonistes la clémence, aux Hébertistes la rigueur, transférer ces deux forces des mains impures, suspectes, aux mains des honnêtes gens, c'est-à-dire des Robespierristes.

L'essai était infiniment périlleux et ne pouvait se faire que sur des questions toutes nouvelles, nullement sur celles qui étaient irrévocablement lancées dans la polémique révolutionnaire.

Garat raconte qu'au mois d'août, il fit une tentative auprès de Robespierre pour sauver la Gironde. Il lui lut une espèce de plaidoyer pour la clémence. Robespierre souffrait cruellement à l'entendre. Ses muscles jouaient d'eux-mêmes. Les convulsions ordinaires de ses joues étaient fréquentes, violentes. Aux passages pressants, il se couvrait les yeux. Que pouvait-il pour la Gironde ? rien, ni lui, ni personne. Il sentait bien toutefois qu'une des meilleures chances pour relever l'autorité, c'eût été, dans une question possible et neuve, c'eût été de saisir les cœurs par un effet d'étonnement, par un retour subit à la clémence qui enlèverait la France à l'improviste, et par l'effet d'un tel miracle briserait les partis.

Lyon, éloigné, pour une telle surprise, valait mieux que Paris. Si l'habile main de Couthon pouvait, de là donner le premier branle à la politique nouvelle, l'équilibre dans la terreur, la terreur appliquée aux terroristes même, il allait ajouter une force inouïe au parti de Robespierre. Tout ce qui avait peur (et c'était tout le monde), allait se précipiter vers lui. Ce petit jour inattendu, une fois ouvert à la masse serrée qui étouffait, le flot immense y passait de lui-même. Toute la France girondine, la France-prêtre, la France royaliste (en bonne partie), auraient tout oublié, se seraient ralliés à un seul homme. Dans l'excès des alarmes, il s'agissait bien moins d'opinion que de sûreté. Cette vague toute-puissante de popularité l'eût soulevé, au trône ? non, au ciel.

Coup d'audace intrépide h.. Les Hébertistes n'allaient-ils pas dénoncer un tel changement ? pousser Robespierre à l'abîme où descendaient les Dantonistes ? Ceux-ci n'allaient-ils pas crier, lorsque l'impitoyable leur escamotait la clémence ?

Il fallait faire trembler les uns, les autres, et leur imposer le silence.

Robespierre tenait encore les Hébertistes qui avaient grand besoin de lui. Il les avait lavés le 25 aux Jacobins, en faisant patronner Ronsin par son homme David. Et le 3 octobre encore, les misérables avaient besoin de se laver d'une trahison nouvelle dans la Vendée. Empêtrés dans leurs crimes, ils n'espéraient pas moins s'emparer de l'armée révolutionnaire malgré les Dantonistes. Le 4 donc, à leur profit et au profit de Robespierre, ils frappèrent un coup prodigieux de publicité, tirèrent un numéro du Père Duchesne à six cent mille contre Danton absent, et qui, selon eux, avait émigré.

L'affaire étant toute chaude, Robespierre lance le soir du 4 David aux Jacobins pour dénoncer les Dantonistes : Thuriot, dit-il, complote toutes les nuits avec Barrère et Julien de Toulouse chez la comtesse de Beaufort. David, membre du Comité de sûreté, comme tel, avait autorité. Malgré les dénégations, le coup porta très-loin.

Exacte ou non, la dénonciation indiquait au moins que Robespierre avait la prescience d'une alliance qui allait se former contre lui entre les nuances les plus diverses. Barrère, glissant comme une anguille et faufilé partout, était l'intermédiaire probable, à moins qu'on ne parvînt à l'anéantir par la peur. C'est ce qu'on fit le 4, le 15, par de cruelles attaques aux Jacobins, attaques qui touchaient de très-près l'accusation, sentaient la guillotine.

Le moment était venu, ou jamais, de constituer le gouvernement honnête et terrible, qui frapperait les fripons de tous côtés sans distinction de partis. Il fut comme proclamé le 4 en deux décrets, l'un pour contenir les autorités dans leurs sphères respectives (avis à la commune, à la royauté d'Hébert et Bouchotte), l'autre pour limiter les pouvoirs des représentants aux armées. Cette formule simple et redoutable de centralisation fut donnée par Billaud-Varenne. Et l'esprit du nouveau gouvernement fut donné le 10 par Saint-Just.

Ce manifeste original, parmi beaucoup de choses fausses et forcées, déclamatoires ou trop ingénieuses, n'est pas moins imposant, respectable, par un accent vrai de douleur su r l' irrémédiable corruption du temps. C'est la voix d'une jeune âme hautaine et forte, impitoyablement pure, résignée à une lutte impossible, où elle s'attend bien à périr. Cette voix métallique et qui a le strident du glaive, plane, terrible, sur tous les partis. Pas un qui ne baissât la tète, en écoutant. Pas un qui refusât son vote. Il fut réglé que le gouvernement restait révolutionnaire jusqu'à la paix, que les ministres dépendaient du Comité, qu'un tribunal demanderait des comptes à tous ceux qui avaient manié les deniers publics.

Terreur sur tous.

Personne, même les plus purs, n'eût pu répondre à une telle enquête, dans le désordre du temps.

Ce qui effraya encore plus, c'est que Saint-Just n'avait pas craint de dénoncer ceux que Robespierre ménageait jusque-là stigmatisant l'insolence des gens en place, nommant en propres termes le tyran du monde nouveau, la bureaucratie.

L'effroi commun rapprocha des gens qui ne s'étaient jamais parlé. Les Indulgents, les Hébertistes se virent et se donnèrent la main.

Les choses en étaient là quand arriva le grand événement de Lyon, la clémence de Couthon, qui allait donner aux ligués une si forte prise contre Robespierre.

Pendant que les Hébertistes recrutaient à Paris leur armée révolutionnaire, Couthon, sur son chemin, en avait fait une de paysans. De son pays natal, l'Auvergne, de la Haute-Loire et de toutes les contrées voisines, il entraînait la masse, ayant donné la solde incroyable de trois francs par jour. Il faut les arrêter, disait Couthon, deux cent mille hommes viendraient. On réduisit la solde.

Couthon, attendu et désiré des Lyonnais, comme un sauveur qui les défendrait de Dubois-Crancé, reçoit leur soumission (8 octobre). Il ne juge nullement à propos de livrer un dernier combat pour fermer le passage à deux mille désespérés qui voulaient se faire jour, l'épée à la main. Il les laisse passer.

Le Comité, à cette nouvelle, sentit, frémit ; il reconnut cette politique inattendue, celle qui avait sauvé les soixante-treize : Régner par la clémence.

Que se passa-t-il dans le Comité ? Il est facile à deviner que Collot-d'Herbois, que Billaud, que Barrère, organes de la fureur commune, demandèrent ce qu'il adviendrait, si, après avoir accompli toutes les hautes œuvres de la Révolution, poussé dans la terreur, dans le sang, jusqu'à la victoire, en engageant sa vie et sans se réserver aucune porte, on rencontrait au bout l'embuscade d'un philanthrope qui raflerait le fruit, qui se laverait les mains de tout, renierait les sévérités, les punirait peut-être, qui guillotinerait la guillotine, et des débris se ferait un autel !

Deux choses restent à faire : poignarder le tyran, ou le compromettre. Collot écrivit un décret qui effaçait Lyon de la terre. A la place, une colonne s'élèverait portant ces mots : Lyon s'est révolté, Lyon n'est plus. Tous les membres du Comité signèrent, et ils firent signer Robespierre.

Force étonnante d'un gouvernement d'opinion. Il avait en main la Convention, les Jacobins, le Comité de sûreté, le tribunal révolutionnaire. Mais à quelle condition ? celle de rester impitoyable. Il périssait, s'il n'eût signé.

Mais, en signant, il exigea qu'on suivit à la lettre la dénonciation de Couthon contre Dubois-Crancé qui, rappelé à Paris, hésitait à revenir et réorganisait les clubs à Lyon ; il voulut qu'on l'arrêtât, qu'on le ramenât de force à Paris. Arrêter l'homme qui, en réalité, avait tout fait, qui venait de rendre ce service immense, l'amener à Paris entre deux gendarmes avec les drapeaux pris de sa main, c'était une mesure exorbitante, odieuse, prodigieusement impopulaire. Le Comité l'accorda avec empressement, donna l'ordre avant même d'en parler à l'Assemblée, espérant perdre Robespierre (12 octobre).

Le décret exterminateur fut immédiatement porté à la Convention ; on dit, on répéta, à la louange de Robespierre, que lui seul avait pu trouver la sublime inscription.

Comment expliquer, dit Barrère innocemment, que deux mille hommes aient passé à travers soixante mille ?... c'est une énigme dont nous cherchons le mot.

Deux Dantonistes, Bourdon de l'Oise et Fabre d'Églantine, relevèrent la chose, s'informèrent, parurent curieux, désirèrent une enquête. Ainsi changeaient les rôles. Les Indulgents regrettaient que le sang n'eût coulé.

La Montagne vota comme un seul homme, et toute la Convention.

L'alliance des Dantonistes et des Hébertistes était consommée ce jour-là Leurs haines mutuelles reparaîtront souvent, mais toujours avec une chance de conciliation dans la haine de Robespierre.