HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VIII.

CHAPITRE VII. — GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA GIRONDE (OCTOBRE-NOVEMBRE 1792).

 

 

La Gironde très-forte en octobre. — Pétion obtient l'unanimité de Paris (15 octobre). — Danger de la Révolution, si elle enraye. — Les violents poussent au procès du Roi. — La Commune lance une adresse contre la Convention (19 octobre). — La violence de la Commune compromet la Montagne et la Société des Jacobins. — Irritation muette de Sieyès et du centre. — La Convention frappe Danton et la Commune. — Division du parti Girondin. — Une fraction de la Gironde (la fraction Roland) attaque Robespierre par Louvet (29 octobre). — Les meneurs de la Commune, menacés, font amende honorable (31 octobre). — Apologie de Robespierre aux Jacobins et à la Convention (5 novembre). — Barrère le sauve, en l'insultant. — La Gironde perd son influence sur Paris. — Elle ouvre le procès du Roi (7 novembre). — Danger de ce procès pour la France.

 

Une chose précipita la bataille intérieure de la Convention et de la Commune, qui devint celle de la France. Paris, que la Commune prétendait avoir pour elle, se déclara contre, de la manière la plus manifeste, la plus authentique. Le premier usage libre que Paris put faire de sa volonté, ce fut de démentir par un choix significatif tout ce qu'on disait en son nom. Les violents ainsi démasqués, et voyant avec terreur leur petit nombre révélé par le résultat du scrutin, n'eurent de salut que dans l'audace, dans l'accélération du mouvement révolutionnaire.

L'événement qui changeait ainsi la face des choses fut l'élection de Pétion (qui quittait la présidence de la Convention) à la mairie de Paris [15 octobre]. Il eut l'unanimité, on peut le dire sans se tromper de beaucoup. Sur quinze mille votants, il en eut quatorze mille. Et sur le millier de voix qui restaient, les candidats de la Commune, tous ensemble, n'eurent pas cinq cents votes.

Paris s'était ainsi justifié devant la France et l'Europe. Il avait manifesté son horreur pour Septembre, son estime pour la modération et la probité.

Si pourtant la Révolution devait désormais s'appuyer sur la probité inerte et la modération impuissante, il était vraiment à craindre qu'elle ne gagnât l'espèce de paralysie dont semblait atteinte cette idole populaire. Pétion, infiniment propre à remplir un fauteuil quelconque, le siège de président de l'Assemblée, ou le trône de l'Hôtel-de-Ville, le roi Pétion, comme on l'appelait, était doué de cette qualité, qu'on recherche surtout dans un roi constitutionnel, l'incapacité absolue d'agir, d'avoir un mouvement propre. Pour les fonctions végétatives que la constitution anglaise demande à son roi, ou Sieyès à son grand électeur, Pétion était précieux. Il suffisait, comme symbole, comme drapeau, comme fiction. Mais le temps impitoyable proscrivait la fiction. Il fallait des réalités, il fallait un homme, un homme d'action, d'actes rapides, dans la terrible crise où la France était engagée.

En ce sens, le choix de Pétion (bon, honorable en lui-même) devenait alarmant. C'était en quelque sorte une déclaration d'inertie. La grande majorité, non-seulement des bourgeois, mais du peuple, se composait d'honnêtes gens, déjà extrêmement fatigués de la Révolution et qui ne voulaient plus rien faire, ni pour avancer, ni pour reculer. Nommant Pétion, ils comptaient qu'entre des mains si pacifiques elle ne remuerait plus guère.

Dans ce calcul, ils se trompaient. N'avançant plus, elle aurait infailliblement reculé. Elle eût retombé eu arrière, rétrogradé promptement de Pétion à Bailly, aux hommes de 89, qui n'auraient pas un moment arrêté la réaction. Celle-ci, dans sa pente effroyable, nous eût fait rouler au gouffre de l'ancien régime, au triomphe des émigrés, au triomphe des étrangers, aux misères de l'invasion. Car ce n'était pas à 88 seulement qu'on eût retombé, mais, de plus, à 1815, — un 1815, moins la Révolution et l'Empire, moins la gloire, moins l'universalité des idées françaises en Europe, moins le respect des vainqueurs.

La Révolution existait, quoi qu'on fit, et c'était un être. Il fallait qu'il vécût, cet être, agit, combattit, avançât. Mille chances périlleuses étaient en avant. Mais un gouffre, visible, était en arrière. Reculer devant les dangers, c'était bien plus qu'un danger ; c'était la ruine, la chute certaine, c'était s'asseoir dans l'abîme.

La Révolution devant vivre, il fallait qu'elle marchât, selon sa nature, agit en soi et hors de soi, par un même mouvement. Quelle nature ? nous l'avons dit : La magnanimité dans la justice. Quel mouvement ? une grande et immense dilatation de cœur, qui poussât l'humanité dans les voies du désintéressement héroïque, du dévouement sans bornes et du sacrifice infini.

Il fallait que ceux auxquels la Révolution demandait d'abord justice, les heureux du monde, ceux qui jusque-là volontairement ou non,. avaient profité des abus, répondissent : Vous ne voulez que justice ? ce n'est pas assez. Nous, nous ferons davantage. C'est la glorieuse réponse que firent plusieurs patriotes auxquels appartenaient telles des grandes fortunes de France. Il y eut des hommes admirables. Mais il n'y en eut pas assez. La plupart des riches, en 93, firent leurs efforts pour descendre, ambitionnèrent l'égalité. Il fallait le faire en 92, non pas suivre, mais devancer les vœux de la Révolution. Il ne s'agissait pas de prendre des sabots, de se faire grossier, de flatter lâchement le peuple, mais d'être de cœur plus peuple que lui, de marcher loin devant la loi, de sorte qu'elle eût beau avancer, s'efforcer et s'élargir, elle trouvât des cœurs plus vastes encore.

Et, la France adoptant la France, il fallait que de cette surabondance de sentiments généreux, il y en eût pour tous les hommes. La France devait largement se donner et se prodiguer. Malheur à elle si elle eût voulu n'être libre et juste que pour elle-même ! Les dons de Dieu ne sont plus tels, si on les garde pour soi. Elle devait conquérir les peuples par cette tactique nouvelle, faire comme nos Français firent à Strasbourg pour les Allemands, comme ils firent encore jadis pour une place assiégée où l'on se mourait de faim ; ils entrèrent l'épée à la main, le pain au bout. de l'épée. Ainsi l'épée de la France devait offrir et donner le pain à toute la terre.

Voilà comment la Révolution devait avancer, au dedans et au dehors, par un mouvement rapide, mais Vital et régulier. Son génie n'était nullement contemplatif. Lui mettre en tête l'inertie de Pétion, ou la faconde sans actes des avocats Girondins, c'était l'obliger de tomber dans la maladie contraire, la furie des mouvements désordonnés que trop souvent la Montagne prit pour l'action réelle et le progrès de la vie.

Ce mot profond du moyen-âge, si vrai en morale, l'est en politique : Le cœur de l'homme est une meule qui tourne toujours ; si vous n'y mettez rien à moudre, il risque de se moudre lui-même.

Il n'y avait pas un moment à perdre, entre Valmy et Jemmapes ; il fallait donner à la Révolution quelque chose à moudre, la faire travailler selon sa nature et dans son vrai sens.

La roue s'accrocha, le progrès tarda. Et alors la Révolution se mit à se moudre elle-même. On y mit un pauvre aliment d'abord, la tête d'un roi, qui n'arrêta pas un moment ; la roue alla se frottant, et grinçant sur soi, broyant ses propres débris.

Cette fatale impulsion fut donnée avant la bataille de Jemmapes, avant les grandes lois révolutionnaires de la Convention, qui tranquillisèrent les peuples et lui garantirent pour toujours la victoire de l'égalité. Si la Révolution eût fait tout d'abord dans la voie sacrée ces pas sûrs et fermes, on ne l'aurait pas détournée aisément vers la dangereuse sottise de tuer un homme qui n'était plus roi, encore moins vers le crime impie d'employer la Convention à se tuer elle-même.

La bataille fut gagnée le 6 novembre, et le 6 même eut lieu le premier rapport contre Louis XVI. Si elle eût été gagnée plus tôt, la pensée publique eût pris un tout autre cours. Ou le procès fût resté là ou il eût eu une issue moins sanglante. Ce fut avant la bataille, et très-probablement dans les premiers jours d'octobre, que les sociétés jacobines des départements durent recevoir de Paris le mot d'ordre de la Montagne et de la Commune : Nous sommes en minorité ; il faut agir et faire peur ; mettre la Gironde en demeure de se perdre en sauvant le Roi, ou de s'avilir en le condamnant, contre son sentiment connu... Demandons la mort du Roi.

La colère nationale, terrible en juin 91, terrible en août 92, s'était alanguie. Le mépris était venu. La nation ne demandait nullement la tête de Louis XVI. Un excellent observateur et très-attentif, Dumouriez, qui se trouvait à Paris au milieu d'octobre, dit qu'à cette époque rien n'indiquait que le Roi fût en péril. Il fallait beaucoup d'adresse et d'entente pour réveiller la passion. Les sociétés jacobines y furent admirables ; elles fonctionnèrent avec une docilité, une vigueur qui eût excité l'envie des vieilles corporations sacerdotales et politiques du moyen-âge.

Toutefois la chose n'eût point réussi, si l'on n'eût trouvé dans le peuple des éléments d'irritation. D'abord, l'inquiétude extrême qu'il éprouvait naturellement, dans cette grande crise, dont Valmy n'avait donné qu'un répit momentané. La Révolution pouvait périr encore, périr au profit du Roi : Frappons-le d'abord lui- même ; vengeons notre mort d'avance, et qu'il n'en profite pas. Voilà ce qu'on disait au peuple. On le trouvait bien sombre, bien souffrant, bien irritable, à cette rude entrée d'hiver. Encore un hiver sans travail, un hiver de faim ; hélas ! c'était le quatrième, depuis 89, et par un progrès naturel, effroyablement plus dur ; car, enfin, les ressources s'épuisent, les secours disparaissent à la longue, la charité va tarissant ; les riches eux-mêmes se croient pauvres... Quelle cause première de tant de maux ? dites-nous ? n'est-ce pas le Roi ?

Pendant l'élection du maire, et vers le 10 octobre, un prétendu blessé du 10 août vient, le bras en écharpe et l'emplâtre sur l'œil, demander que la Convention lui fasse justice de son meurtrier. Un comité est chargé de faire un rapport sur l'affaire du Roi.

Pétion fut élu maire le 15 octobre. Et le 16, une pétition des Jacobins d'Auxerre demanda, non le procès, mais nettement la mort. Cette pétition fut appuyée avec une extrême violence par un homme très sincère et d'aveugle élan, homme d'avant-garde s'il en fut (il le montra dans la Vendée), le montagnard Bourbotte, qui, vraisemblablement, était poussé sans le savoir. La commission chargée de l'examen des pièces dit qu'il fallait du temps encore.

Le 19, nouvelle machine. Une foudroyante adresse de la Commune est présentée à la Convention contre la Convention, contre les nouveaux rois qui demandent une garde.

Ainsi, le parti violent masqua sa défaite électorale par un acte inattendu d'audace, commençant en quelque sorte le procès d'une assemblée souveraine, investie par la France des pouvoirs les plus absolus, d'une assemblée qui arrivait et qui n'avait rien fait encore.

Et pour la perdre, on la plaçait tout d'abord non-seulement sur le terrain de la garde départementale, mais sur le terrain plus scabreux de l'affaire du Roi. Le débat allait se poser sur la tête de Louis XVI. Les hommes que la Convention accusait d'avoir versé le sang la sommaient d'en répandre, et lui en faisaient un devoir. Cette assemblée, leur juge, ils la faisaient responsable elle-même, déjà presque accusée. Ils lui déféraient l'épreuve du sang, disaient : Qui ne tue pas trahit.

Ce qu'il y avait d'énorme et vraiment étonnant dans l'adresse de la Commune sur la garde départementale, c'est que, parlant de haut à la Convention et se disant le Souverain (le Peuple), la Commune contestait à l'Assemblée le droit de faire des lois.

La Convention, investie de pouvoirs illimités, avait promis pourtant, dans sa modestie généreuse, de soumettre la Constitution à la sanction des assemblées primaires. Eh bien ! cette générosité, on la tournait contre elle. On lui soutenait que ce décret de police et de sûreté était un décret constitutionnel, qui devait, comme tout le reste de la Constitution, attendre la sanction du peuple. La Commune ne reconnaissait pas à la Convention le droit de faire des lois, même provisoires, de simples décrets d'urgence. En suivant ce principe, jusqu'à l'époque lointaine d'une sanction générale de la Constitution, la France serait restée sans loi.

Si l'adresse n'était pas un acte de démence, c'était un appel à l'insurrection contre la nouvelle assemblée, sortie à peine de l'élection, et qui arrivait avec la force de la France. C'était un défi qui lui était porté, non par Paris, mais par quelques centaines d'hommes que Paris, d'un vote unanime, venait de repousser. Ces hommes, dans treize sections, avaient, contre un décret précis de la Convention, exigé qu'on votât à haute voix, et ils n'en avaient pas moins été repoussés. Une seule section, sur quarante-huit, les avait suivis jusqu'au bout, et décidé que, si la Convention exigeait le scrutin secret, elle marcherait en armes sur la Convention.

Ces folles démarches, on peut le croire, n'avaient été nullement conseillées par les chefs politiques de la Montagne, Ils virent avec chagrin, sans nul doute, que l'imprudente adresse du 19 avait produit contre eux l'unanimité de l'Assemblée.

Les petits jeunes gens qui menaient la Commune (Tallien, Chaumette, Hébert, etc.) entraînaient la Montagne et ses chefs sur une pente rapide, qui aurait annulé ceux-ci clans la Convention, ne leur aurait laissé de force que l'émeute, d'autre champ que la rue, de sorte que Robespierre et Danton seraient devenus les seconds et les subalternes d'Hébert et de Chaumette.

Robespierre était sur une ligne fort difficile. On lui attribuait tout ce qui se faisait à l'Hôtel-de-Ville, et il n'osait dire : Non. Les meneurs de la Commune le mettaient toujours devant eux, le poussaient comme drapeau. Ils le connaissaient à merveille, et savaient que, pour conserver cette position de haute autorité morale et de chef apparent, il louerait leurs actes les plus insensés. Leur folle adresse du 19, que ni Robespierre, ni personne, n'avait osé appuyer d'un seul mot dans la Convention, ils décidèrent le soir, à la Commune, qu'on en enverrait un exemplaire à toutes les municipalités. La Convention classe leur décision. Et alors, ils obtiennent de Robespierre qu'il vienne à leur secours, non dans la Convention, il n'eût osé ; non même aux Jacobins, il n'eût osé ; mais dans une assemblée obscure de son quartier, la section des Piques. Là Robespierre leur accorda ce mot : Qu'on eût dû envoyer non pas un exemplaire à chaque municipalité, mais vingt-quatre exemplaires.

On le menait ainsi de proche en proche. On eût voulu obtenir de lui l'éloge de Marat. Il le fit, mais de manière à pouvoir le désavouer ; il le fit par son frère, Robespierre jeune, aux Jacobins. On obtint davantage de Chabot ; on obtint qu'il vint dire que Septembre était l'œuvre de Paris tout entier, que poursuivre Septembre, c'était faire le procès à la population parisienne. — Et alors, le chemin étant comme frayé, on fit apparaître à la tribune des Jacobins un quidam, se disant fédéré, prêt à partir pour la frontière, lequel dit avec impudence : Moi, j'ai travaillé au 2 Septembre ; j'en puis parler... Soyez tranquilles, nous n'avons massacré que des conspirateurs, des faiseurs de faux assignats.

Là on avait passé le but, et c'était trop. On avait voulu diminuer l'horreur, on l'augmentait. L'effronté scélérat ne fut pas bien reçu. La société des Jacobins s'était piquée toujours d'une certaine décence ; elle changeait alors, et néanmoins, le cynisme du septembriseur étonna, produisit une sorte de stupeur. Un coup, on le sentait, venait d'être porté à la société. Elle se voyait entrer, qu'elle le voulût ou non, dans des voies de violence où les sociétés de province pourraient bien ne pas la suivre. Marseille avait déjà rompu avec elle, Bordeaux l'imita, comme on devait s'y attendre ; d'autres villes suivirent, Lorient, Saint-Étienne, Agen, Montauban, Bayonne, Perpignan, Riom, Châlons, Valognes, etc., et ce qui était plus fort, Nantes et le Mans, nos avant-gardes républicaines contre la Bretagne et la Vendée.

Au sein de l'Assemblée, même débâcle. La Montagne, quoiqu'elle n'eût point appuyé la folle adresse de la Commune, se trouva avoir contre elle, dès ce moment, non plus les trente Girondins, non plus les cent du côté droit, mais plus de six cents membres, c'est-à-dire la Convention.

L'Assemblée, généralement inerte, envieuse de la Gironde, était lente à lui accorder des mesures énergiques. Elle comptait beaucoup de membres de la Constituante, de la Législative, devenus muets, d'autant plus aigris, qui se croyaient majeurs et trop âgés pour prendre pour tuteurs des avocats de vingt-cinq ans. Au fond même du centre (du ventre, comme on disait), se tenait bien enveloppé d'ombre, de peur et de silence, dans ces masses compactes, le sournois, le tremblant Sieyès. Il résumait toute la timidité, l'envie haineuse de cette partie de l'Assemblée. Depuis qu'il était descendu de son grand piédestal de la Constituante, il fuyait la lumière, allait sous terre, de nuit. Ou l'appelait très-bien la taupe de la Révolution. Jamais Sieyès ne dit un mot sans y être forcé. Il détestait les Girondins comme des étourdis qui se moquaient de ses systèmes. Toutefois, au commencement, les croyant forts, il eût été ravi d'écraser par eux la Montagne. Sieyès était très-violent. Le bon abbé, lorsque les jeunes gens le pressaient, lui demandaient des recettes pratiques, répondait : Le canon, la mort. Voyant les Girondins scrupuleux, incertains, il les laissa là applaudit ou vota la leur.

Au temps où nous parlons, Sieyès ne désespérait pas encore de la Gironde. Il allait vers le soir visiter les Roland, en était écouté. C'est lui peut-être qui les guida alors, leur prêta les lumières de sa haine de prêtre, de son expérience, et les fit agir plus adroitement qu'ils n'auraient fait. L'endroit faible fut marqué avec précision, pris à point, frappé juste, et de façon à blesser pour longtemps. On écarta le côté politique, on prit le côté financier, la responsabilité pécuniaire, la question d'argent.

La Convention tout entière (moins quelques obstinés de la Montagne) frappa la Commune, en décrétant qu'elle rendrait ses comptes sous trois jours.

Et elle frappa la Montagne elle-même, en ordonnant que le pouvoir exécutif (ceci touchait Danton) justifierait dans vingt-quatre heures de la manière dont il arrêtait ses comptes pour dépenses secrètes.

A frapper ce coup sur Danton, le serrer à la gorge pour un compte impossible, et faire descendre cette royale figure du génie de là République aux misères d'un débiteur sous la contrainte par corps, il y avait sans doute de l'adresse, — de l'habileté ? Nullement.

Danton, compromis pour toujours, amoindri et neutralisé, à qui profitait-il, sinon à Robespierre ?

La Montagne, la faction des violents, si naturellement forte en ce moment de violence, était faible en ceci, qu'elle était double et qu'elle avait deux chefs, entre lesquels elle se partageait. Pour la rendre forte, il fallait annuler l'un des deux. C'est le service que les Roland rendirent à leurs ennemis.

Danton une fois immobilisé, réduit à la défensive, ne portant plus le drapeau, mais s'abritant dessous, Robespierre le portait. Le chef moral des Jacobins devenait le chef politique de la Montagne aussi bien que de la Commune, et la Révolution dès lors allait, froide et terrible, derrière un raisonneur qui n'en représentait nullement les instincts magnanimes.

Robespierre, à vrai dire, avait avancé, à force de ne rien faire. Ses adversaires ou ses rivaux, s'immolant les uns les autres, travaillaient pour lui et l'exhaussaient toujours. Pour lui, en 91, les Lameth tuèrent Mirabeau. Pour lui, en 92, les Girondins, aidés du centre, commencèrent b. briser Danton.

Les Girondins pourtant n'étaient pas Unanimes sur la tactique à suivre contre Danton et Robespierre. Leur homme de génie, Vergniaud, voulait qu'on respectât le génie de la Montagne, qu'on ménageât Danton. Brissot, tout ardent qu'il pût être à frapper moralement Robespierre, n'était nullement d'avis qu'on l'attaquât juridiquement, qu'on lui fit un procès en règle, dans lequel on échouerait. Rabaut Saint-Étienne, l'illustre pasteur protestant (le fils du martyr des Cévennes), initié à la vie politique par la longue tradition des partis religieux, voyait aussi très-bien qu'on n'attaque pas un ennemi si l'on n'est sûr de le perdre, ou si on l'attaque, on se perd soi-même. Brissot, Rabaut, dans leurs journaux, désavouent assez clairement ces attaques imprudentes que les Roland firent malgré eux sans doute, et peut-être sans les consulter.

Mme Roland, il faut le dire, était arrivée, dans sa haine contre Danton et Robespierre, à un degré d'irritation qu'on s'étonne de trouver dans une âme si forte. Elle n'avait guère de vice que ceux de la vertu ; j'appelle surtout de ce nom la tendance qu'ont les âmes austères non-seulement à condamner ceux qu'elles croient mauvais, mais à les haïr ; de plus, à diviser le monde exactement en deux, à croire tout le mal d'un côté et tout le bien de l'autre, à excommunier sans remède tout ce qui s'écarte de la précise ligne droite qu'elles se flattent de suivre seules. C'est ce qu'on avait vu au XVIIe siècle dans le très-pur, très austère, très-haineux parti janséniste. C'est ce qu'ou voyait dans la vertueuse coterie de M. et Mme Roland. Celle-ci devenait d'autant plus âpre, que, tenue par son sexe loin des assemblées, n'agissant qu'indirectement, ne pouvant selon son courage entrer dans la mêlée, elle ne calmait pas sa passion par le mouvement et la lassitude de la vie publique. Enfermée dans son temple, parmi ses amis à genoux, cette divinité, adorée par eux comme la vertu et la liberté même, dut contracter aussi quelque chose de leur vive et excessive sensibilité pour les brutalités de la presse. Dans une telle adoration, les injures semblaient des blasphèmes.

C'était la guerre des dieux. Il y en avait trois. Mme Roland était pour tout ce qui l'entourait l'objet d'un culte. Robespierre avait ses dévots, surtout ses dévotes. Danton était violemment aimé de ceux qui l'aimaient, avidement regardé, écouté et suivi, comme on fait pour une maîtresse ; c'était comme une religion de terreur et d'amour.

L'enthousiasme public qui ne séparait pas Danton de Dumouriez dans l'heureuse délivrance du territoire avait plu médiocrement à Mme Roland, déjà fort indignée du mot que le brutal avait lancé contre elle à la tribune. Combien plus irritée fut-elle de la fête que l'amie de Vergniaud, Mlle Candeille, donna à Dumouriez, et où l'on vit Danton à côté de Vergniaud ! Elle ne fut pas loin d'excommunier celui-ci, de le rayer à jamais du nombre des élus. Le jour même, ou le lendemain, le 14 octobre, elle écrit à Bancal, son très-intime ami, ces aigres et dures paroles : Ne craignez pas de dire à Vergniaud qu'il a beaucoup à l'aire pour se rétablir dans l'opinion, si tant est qu'il y tienne encore en honnête homme, ce dont je doute.

Quant à Robespierre, elle le haïssait, mais nullement par antipathie naturelle. Deux- fois elle avait essayé d'agir sur lui ; deux fois, dans l'intérêt de la Patrie (non autrement), elle lui avait fait des avances. Robespierre s'était toujours reculé, et très-loin. Elle ignorait la prise si forte que les dames Duplay avaient sur lui. Robespierre, avec un sens parfait, qui, plus qu'aucune chose, prouve sa supériorité, avait évité les salons, craint la femme de lettres, la Julie pure et courageuse où toute la société bourgeoise reconnaissait l'idéal de Rousseau. Lui aussi, imitateur de Rousseau, son disciple servile littérairement et politiquement, il le suivit dans la vie privée avec intelligence et dans le vrai sens de son rôle ; il aima dans le peuple. S'il ne se fit pas menuisier, comme l'Émile de Rousseau, il aima la fille du menuisier. Ainsi, sa vie fut une, et, tandis que bien d'autres accordaient difficilement leur cœur et leurs principes, lui il n'en fit aucune différence, n'enseigna pas seulement l'égalité par des paroles, mais la prêcha d'exemple. Nous reviendrons sur ce point important.

Mme Roland avait cru, non sans raison, que Robes-, pierre avait le cœur sensible aux femmes, qu'il était susceptible d'un sentiment délicat, élevé, que la parole d'une femme, belle et vertueuse entre toutes, aurait force sur lui. Elle lui écrivit en 91 d'une manière très-prévenante. Il fut poli et froid. Nouvelle lettre en août 92 : celle-ci, ferme et sévère, où elle espère encore qu'il sera digne de lui ; elle eût voulu, avant Septembre, l'arracher de la fatale Commune. Nul effet, nulle réponse. Dès lors, ce fut la guerre.

On a vu sa faible apologie au 26 septembre ; depuis il se tenait tranquille et ne s'était pas relevé. En octobre, l'aveugle, l'imprudente attaque des Roland le remit en évidence, le replaça en quelque sorte sur le piédestal. Et il n'en est plus descendu.

Les rôles furent divisés, et le jour fixé au 29 octobre. Roland devait d'abord attaquer la Commune en général. Puis, un ami des Roland, un jeune homme, plein d'élan, de feu, devait attaquer Robespierre et le prendre corps à corps.

Roland, dans un très-beau rapport, lit un tableau pathétique et trop vrai de l'anarchie parisienne. Il signalait les abus d'autorité que se permettait la Commune. Tous les désordres inséparables de la situation, il les lui attribuait. L'homme le plus autorisé de la Commune, celui qui avait préconisé le plus haut son adresse menaçante contre la Convention, était Robespierre. Roland ne le nommait pas, mais c'était sur lui d'à-plomb que tombait ce violent rapport.

Robespierre voulut parler. Mais l'Assemblée, très-émue, s'obstina à ne pas l'entendre.

Alors monta à la tribune un jeune homme, de petite taille, délicat et blond, qui déjà pourtant commençait à être chauve, les yeux bleus, la voix douce. Louvet (c'était lui, le célèbre romancier), avec cet extérieur féminin, n'en était pas moins ardent, courageux. Il l'avait prouvé à la section des Lombards, où il se mit en avant et montra beaucoup d'énergie dans les plus terribles jours.

Fils d'un bonnetier, commis-libraire, il avait dû à sa figure de jolie fille, qui favorisait l'équivoque, de faciles succès de libertinage près des femmes à la mode. Son roman, Faublas, sorti tout entier de la donnée du Chérubin de Figaro, n'était autre, disait-un, que l'histoire même de Louvet, et la confidence de ses aventures qu'il avait faite au public. Quoi qu'il en fût, il s'était fort relevé par l'amour, par un amour pur, exalté ; il avait oublié Faublas près de sa Lodoïska ; il éprouvait le besoin d'être un homme, un citoyen ; il s'était remis aux mains pures et sévères de Mme Roland, qui lui faisait écrire, pour son mari, le journal La Sentinelle.

Malgré sa métamorphose, l'ardent et brillant écrivain n'en était pas moins resté léger, romanesque. Rien de plus loin de la gravité. Fût-il vraiment devenu grave, personne ne l'aurait cru. Sa voix, son ton y répugnaient. Son jeune visage était de ceux qui ne peuvent pas vieillir ; on le connaissait trop aussi ; la fatale célébrité de son roman le poursuivait à la tribune ; il lui semblait interdit de parler sérieusement. Un murmure s'élevait dès qu'il paraissait, un sourire, du côté de ses amis même, et le petit mot : C'est Faublas !

Voilà l'homme à qui les Roland eurent l'incroyable imprudence de permettre le rôle d'accusateur de Robespierre.

En face de ce pâle visage, qui respirait l'austérité, où le plus sérieux effort, la concentration la plus soutenue étaient exprimés, placer le blondin Louvet, le romancier, le conteur, l'homme aux paroles légères, homme ? ou fille ? on n'en savait rien... Un tel choix, véritablement, devait être celui d'une femme. En effet, Louvet appartenait aux Roland.

Rome, dont Mme Roland avait tant lu l'histoire, eût dû lui apprendre, à elle et à ses amis, l'importance de l'accusation, comme acte public. Les Romains savaient très-bien qu'en ces choses l'effet décisif dépendait moins de l'éloquence que du caractère, de l'autorité de l'accusateur. Il fallait qu'avant de parler, lorsqu'il se présentait aux juges, sa gravité connue, visible en toute sa personne, en ses muets regards, accablât déjà l'accusé, que celui-ci, en présence du vénéré personnage qui le déférait à la justice, tint pour un coup plus grave 'que tout arrêt des juges d'être accusé par la voix de Caton.

Ici, ce n'était pas Caton, c'était Louvet ! Et l'adresse ne suppléa pas au défaut de la personne. Louvet fut vif et violent, éloquent parfois, toujours vague. Le grand complot qu'il accusait, il dit que les preuves en étaient dans les mains des comités ; il ne les apporta pas. Tout ce qu'il articula nettement, c'est ce qu'on savait dès longtemps, qu'au fatal jour du 2 septembre, quand les mots n'étaient plus des mots, mais des actes terribles, quand une parole faisait plus qu'un poignard, Robespierre avait, au sein de la Commune, désigné ses ennemis, les avait, autant qu'il était en lui, poignardés de sa parole.

Les avait-il nommés ou vaguement désignés, c'était toute la question. Le procès-verbal de la Commune (que nous avons sous les yeux) est bref ici, comme partout, il dit le discours en trois lignes ; la Convention ne pouvait pas y trouver plus de lumière que nous n'en trouvons aujourd'hui. A en juger par tout ce que nous savons de Robespierre, et de ses habitudes de calomnies vagues, il est infiniment probable qu'il ne nomma pas, et dès lors son discours ne fut autre peut-être que celui qu'on avait entendu cent fois : Il y a un grand complot, on voudrait livrer la France, etc., etc. Seulement ce bavardage, qui, dans les jours ordinaires, n'avait pas grande portée, pouvait, dans un pareil jour, en avoir une, et terrible.

Louvet n'avait rien appris à la Convention, rien donné que des allégations. Il ne recueillit rien que des applaudissements. Pas un homme important de la Gironde ne se leva pour l'appuyer. Si Brissot, Rabaut-Saint-Étienne, furent à la séance tels que je les vois le lendemain dans leurs journaux, leur froideur fut extrême, et la Convention put lire sur leur mine glacée la discorde intérieure du parti, le désaveu muet dont ils frappaient, dans cet enfant perdu, l'imprudence de ses graves conseillers, l'étourderie des sages.

La Commune, décidément rassurée, voyant que la Gironde, le côté droit, ne faisaient rien, la Convention rien, ne se contint plus. Ses meneurs insolents, les Hébert, les Chaumette, crurent pouvoir traiter la Convention comme des enfants traitent un vieillard radoteur, un Cassandre imbécile, le tirant, l'excédant, jusqu'à ce que le bonhomme leur allonge un coup de bâton. Leur adresse outrageuse du 19, ils n'hésitent plus à la lancer ; ils la jettent à la poste, pour les départements. Roland l'arrête et la dénonce à la Convention. Celle-ci parait enfin sensible à la piqûre ; elle commence à sentir un peu à l'épiderme, quand le fer lui va jusqu'aux os. Si, dans un tel moment, la Gironde eût proposé simplement de casser la Commune, elle l'était. Barbaroux la sauva, en dépassant le but, demandant trop contre elle. Il voulait, non-seulement qu'on appelât les fédérés à Paris, mais Que la Convention se constituât en cour de justice, — mais Qu'on déclarât qu'une ville où la représentation nationale serait avilie perdrait le droit de posséder le corps législatif. Demande insensée, qui semblait vouloir faire la guerre à la ville de Paris, au moment même où cette ville, par son unanimité en faveur de Pétion, venait de se montrer contraire à la Commune et favorable à l'Assemblée. — Dans la Commune même, il fallait distinguer. Frapper indistinctement la Commune du 10 août, c'était combler les vœux des royalistes ; une assemblée républicaine devait, dans la Commune, respecter le 10 août qui était la République, isoler, frapper les meneurs. Cambon le proposa en vain : Faites-vous apporter les registres, dit il avec bon sens, vous verrez si le délit est celui du corps tout entier, ou de quelques individus.

La Convention, pouvant avoir des faits, aima mieux des paroles. Elle manda dix membres de la Commune, pour dire ce que vraiment la Commune avait ordonné. Les meneurs, heureux d'être quittes pour des mots, des mensonges, dépassèrent, en ce sens, tout ce qu'on pouvait désirer. Chaumette vint, à plat ventre, se roula dans la bassesse d'une hypocrite humilité, déclama contre les anarchistes (c'est-à-dire contre lui-même), appuyant la déclamation d'aveux et de gémissements : Ah ! il n'est que trop vrai, il y a eu des prévaricateurs dans la Commune ; les hommes purs les mettront sous la hache de la loi... Ah ! ne confondez pas les innocents et les coupables !.... Si on altère la confiance des citoyens en nous, comment veut-on que nous arrêtions les provocateurs au meurtre ?.... etc., etc. C'était assez pour en vomir. Les Girondins eux-mêmes demandèrent l'ordre du jour.

Les jours suivants offrirent une série d'amendes honorables. Tallien fit vite une brochure où il pleurait sur Septembre, assurant : Que, pour lui, il n'y avait eu nulle part que de sauver quelques personnes.

Robespierre devait paraître à la tribune de la Convention, pour se justifier aussi, le lundi, 5 novembre. Il prépara cette séance par un discours fort travaillé : Sur le pouvoir de la Calomnie, qu'il débita aux Jacobins. L'histoire de la calomnie, tracée par un maitre en ce genre, était reprise du commencement de la Révolution, habilement suivie, de manière à faire de Brissot et de la Gironde les continuateurs de l'abbé Maury ; tout aboutissait à l'accusation calomnieuse de vouloir écraser Paris. Le tout appuyé d'un appel à l'envie, à la cupidité : il montrait les Girondins donnant toutes les places aux leurs, excluant les Jacobins. Lui, Robespierre, il était seul, sans parti, sans influence, n'ayant ni place, ni trésor. Et avec cela on osait l'accuser de viser à la dictature. Malheur aux patriotes sans appui ! Ils seront encore accablés... Qu'on juge de l'effet de ces paroles lamentables sur des tribunes pleines de femmes, qu'on juge des sanglots et des pleurs !

Il arriva enfin, ce 5 novembre, et Robespierre prononça, devant la Convention, une humble, habile apologie. A une accusation vague comme celle de Louvet, suffisait une réponse vague. Et Robespierre en fit une précise sur un point. Il dit, ce qui était vrai, qu'il avait eu une seule entrevue avec Marat, et que Marat l'avait quitté, ne lui trouvant pas l'audace ni les vues d'un homme d'État. Il ne loua pas Septembre ; il le déplora, pour cette raison singulière : On assure qu'un innocent a péri... C'est trop, sans doute, beaucoup trop.

Robespierre fit une chose hasardeuse dans ce discours, une chose qui eût perdu un homme moins appuyé du parti Jacobin, ce parti machiavélique dans son fanatisme, qui, tout comme le parti prêtre, passait la fourbe aux siens, et ne les estimait que plus. Il mentit hardiment sur deux points où l'on pouvait, à l'instant même, le convaincre de mensonge par d'irrécusables preuves.

1° Il dit qu'il n'avait jamais eu la moindre relation avec le comité de surveillance de la Commune. Il n'y allait pas, il est vrai, mais le membre le plus influent de ce comité, l'homme qui y avait fourré Marat, au 2 septembre, Panis, ne bougeait de chez Robespierre ; cent témoins le voyaient chaque matin venir prendre le mot d'ordre à la maison Duplay, rue Saint-Honoré.

2° Le second mensonge, plus effronté encore, et qu'on pouvait réfuter à l'heure même par preuve écrite et par acte authentique, par le Procès-verbal de la Commune (que nous avons sous les yeux), était celui-ci : On a insinué que j'avais compromis la sûreté de quelques députés en les dénonçant à la Commune durant les exécutions, J'ai répondu à cette infamie, en rappelant que j'avais cessé d'aller à la Commune avant ces exécutions.... — Le procès-verbal constate que le 1er septembre et le 2, durant les exécutions, Robespierre était à la Commune et qu'il y dénonçait. Que signifie le mot avant et qu'importe-t-il ? Il ne s'agit pas de savoir s'il y vint avant (le 31 août, par exemple), mais bien si, la veille, le 1er septembre, le jour des préparatifs, si le 2, le jour des exécutions, durant les exécutions, il vint, dénonça, et, de la langue, égorgea ses ennemis.

Louvet, Barbaroux, qui demandaient la parole, allaient sans doute dire ceci ; la Gironde allait triompher. La masse de la Convention ne le permit pas. Un homme d'infiniment d'esprit, né pour aider toujours la force, vit qu'elle était ici dans cette masse envieuse de la Convention, dans les 500 députés neutres, et il flatta le centre. C'était le béarnais Barrère. Avec la prestesse et l'agilité d'un leste danseur béarnais, il lança à Robespierre un humiliant coup de pied qui le sauva néanmoins et le mit d'à-plomb : Ne faisons pas, dit-il, des piédestaux à des pygmées ; ne donnons pas d'importance à des hommes que l'opinion saura mettre à leur place. Pour accuser un homme de viser à la dictature, il faudrait lui supposer un caractère, du génie, de l'audace, quelques grands succès politiques ou militaires. Qu'un grand général, par exemple, le front ceint de lauriers, revenant à la tête d'une armée victorieuse, vienne ici commander aux législateurs, insulter aux droits du peuple, il faudrait sans doute appeler vos regards et la sévérité des lois sur cette tête coupable. Mais que vous fassiez ce terrible honneur à ceux dont les couronnes civiques sont mêlées de cyprès, voilà ce que je ne puis concevoir ; ces hommes ont cessé d'être dangereux dans une république. On n'arrive pas ainsi au pouvoir suprême dans un pays qui doit élever à l'humanité le premier temple qu'elle ait eu en ce monde..

Barrère fut applaudi de tous ; il plut à la Montagne en sauvant Robespierre ; au Centre, au côté droit, en l'humiliant ; à la Convention généralement, en dol ? nant prétexte de ne rien faire, de se rassurer, de dormir. Deux membres pourtant réclamèrent, Barbaroux, qu'on ne voulut pas entendre, et Robespierre, cruellement mortifié, qui ne voulait nullement être sauvé ainsi. Barrère avait proposé de donner à l'ordre du jour un considérant qui n'était point injurieux (Considérant que la Convention ne doit s'occuper que des intérêts publics). Robespierre prétendit que c'était une injure, et fit ôter ce mot, voter l'ordre du jour pur et simple, ce qui eut l'effet grave d'effacer dans l'opinion le discours de Barrère. Robespierre, qui, au début de la séance, était un accusé sur la sellette, triompha à la fin, et se trouva très-haut.

Quoiqu'une fraction de la Gironde, la coterie Roland, eût seule attaqué Robespierre, le parti tout entier en restait compromis. Il était trop visible que la Gironde n'était pas soutenue du Centre, de la grande masse de la Convention. Paris vit bien que la Gironde elle-même, divisée en fractions, ne vaincrait pas, et, avec un instinct de prudence excessive, il commença à lâcher pied, et ne la soutint plus. La Gironde, unie, au 16 octobre, d'accord avec le Centre, avait enlevé dans Paris l'unanimité pour Pétion. Divisée, ébranlée par ses fautes, ses discordes, et par l'envie du Centre, elle vit, du 15 au 30 novembre, Paris flotter, s'éloigner d'elle, s'en rapprocher, mais avec peine, pour peu de temps sans doute. Pendant plusieurs jours que dura l'élection du nouveau maire (Pétion avait refusé), l'homme de Robespierre, Lhuillier, ex-cordonnier de la rue Mauconseil, balança le candidat girondin, le médecin Chambon, qui, de guerre lasse, fut nommé à grand'peine.

Signe grave et sinistre pour la Gironde. Elle allait être entraînée sur la pente. Elle ne pouvait refuser à la Montagne de la suivre sur le terrain scabreux, sanglant du procès du Roi. Et, là encore, elle était divisée. Plusieurs des Girondins, ardents, violents, autant que purs, croyaient le Roi digne de mort. Plusieurs, en le croyant coupable, avaient horreur de le tuer ; ils tenaient compte de la fatalité de la situation[1], des entraînements et de la faiblesse du caractère, du bigotisme même d'un serf des prêtres, des scrupules religieux. Avec cette diversité de points de vue, l'attaque pouvait être vive, mais non pas franche ; elle devait se sentir de la discorde intérieure du parti.

Le 6 novembre, le jour même de la bataille de Jemmapes, le girondin Valazé fit un premier rapport sur la Mise en accusation du Roi, rapport déclamatoire et rague, et pourtant violent, où, dépassant le but actuel et le titre du rapport, il s'enquérait déjà de la peine, et posait en principe qu'il en fallait une autre que la déchéance ; il n'osait dire : la mort.

La Montagne, dès le lendemain, lança aussi son rapport, celui-ci moins vague, plus sincèrement violent. Le jacobin Mailhe, au nom du comité de législation, examinait cette question : Est-il jugeable ? et par qui ?Par la Convention seule. Il mettait à néant la chimère de l'inviolabilité.

L'émulation était visible entre les deux partis. On voyait trop que cet homme vivant n'était là que comme un corps mort sur lequel on allait se battre, les uns, les autres, se visant à travers, croyant que chaque coup qui transpercerait irait au-delà blesser l'ennemi. Rien de plus propre à ramener sur lui l'intérêt, la pitié. Le roi n'existait plus, il avait péri au 10 août ; restait un homme, la pitié publique n'y vit rien autre chose. Le procès fut mené si maladroitement, qu'on fit pleurer les hommes de Septembre ; Hébert versa des larmes. Quand le tyran fut produit à la barre, et que l'on vit en lui un homme comme tant d'autres, qui semblait un bourgeois, un rentier, un père de famille, l'air simple, un peu myope, d'un teint pâli déjà par la prison et qui sentait la mort, tous furent troublés ; on put mesurer déjà le coup profond dont les aveugles auteurs d'un tel procès frappaient la République. La triste défense que les avocats de l'accusé lui dictèrent (lui faisant méconnaître son écriture, nier l'évidence) ne put diminuer l'intérêt. Le coup fut porté, au grand profit des royalistes, avec toutes ses conséquences, les fautes du Roi oubliées, la République innocente haïe pour la royauté coupable, et cette coupable enfin canonisée par l'échafaud !

Cette vérité, si simple et si claire aujourd'hui, il ne manquait pas d'hommes pour la voir avant l'événement. Vergniaud la voyait bien de la Gironde, et Danton non moins nettement de le Montagne. Qui oserait la proclamer d'avance, avertir la France du péril ? Il fallait pour cela être fort, pour être fort, s'unir. Les uns et les autres étaient faibles s'ils restaient chacun sur leurs bancs, s'ils n'enjambaient la largeur de la salle, l'étroit espace de la droite à la gauche ; — étroit, mais tel qu'on rencontre d'étroites fentes sur la Mer de glace, profondes jusque dans l'infini.

 

 

 



[1] Eux-mêmes l'avaient sentie, admise, cette fatalité. Au moment de sa chute, pressés de lui donner conseil, ils donnèrent dans ce piège, et eurent l'imprudente générosité d'écrire au Roi. J'ai mal expliqué ceci plus haut ; il y eut une lettre effectivement (mais fort honorable) des Girondins. J'y reviendrai.