HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE VI.

CHAPITRE VIII. — LE 20 JUIN. - LES TUILERIES ENVAHIES, LE SOL MENACÉ.

 

 

Danger de l'anarchie. — Danger d'un coup d'État. — Lafayette écrit au Roi de résister (16 juin 1792). — Indécision, variations de l'Assemblée. — Qui prépara le 20 juin ? — Part que Danton peut y avoir. — Discours d'un homme du peuple. — Robespierre contraire au mouvement. — Conciliabules chez Santerre. — L'Assemblée parait autoriser le mouvement. — Marche inoffensive du peuple. — Les meneurs lui font forcer les portes du château. — Le Roi surpris et menacé. — Sa foi et son courage. — Comment il amuse le peuple. — Courageuse fierté de la reine. — Pétion aux Tuileries. — Dernière résistance du Roi. — Le peuple se lasse, et s'écoule.

 

Les deux forces ennemies, la révolution et la cour, se trouvaient placées en face, prêtes à se heurter, et front contre front.

Le Roi, en usant du veto, son arme constitutionnelle, en acceptant la démission des ministres de la majorité, avait fait sortir le gouvernement des mains de l'Assemblée. L'Assemblée était le seul pouvoir reconnu en France ; ce qu'on pouvait lui ôter ne retournait point au Roi. Ceci était seulement l'anéantissement du pouvoir, et l'entrée dans l'anarchie.

Elle éclatait de toutes parts dans la nullité, l'inertie des autorités, même les plus populaires et sorties de l'élection. Un état de division, de dispersion effrayante commençait sur tous les points. Nulle action du centre aux extrémités qui ralliât les parties au tout. Et, dans chaque partie même, la division allait se subdivisant. Le gouvernement révolutionnaire qui va commencer, et qu'on appelle souvent l'avènement de l'anarchie, se trouva tout au contraire le moyen, violent, affreux, mais enfin le seul moyen que la France eût d'y échapper.

Cette dissolution avait lieu en présence du péril qui eût demandé la concentration la plus forte, devant une de ces crises où tout être, en danger de mort, se resserre et se ramasse, cherche sa plus forte unité.

L'ennemi était là en face et déjà vainqueur ; il semblait ne daigner entrer. Il croyait n'en avoir que faire dans le pitoyable état do la France. Il restait sur la frontière, à regarder avec mépris une nation abandonnée pour se dévorer elle-même.

Une chose était évidente. La cour allait frapper un coup. L'affaire de Nancy et du Champ-de-Mars allait recommencer en grand. Cette fois, les royalistes semblaient près de donner la main aux Feuillants, aux royalistes constitutionnels. Ils commençaient à regretter la faute énorme et monstrueuse qu'ils avaient faite à la fin de 91, de sacrifier les Feuillants et Lafayette, d'aider les Jacobins eux-mêmes, de fortifier contre leurs amis leurs ennemis acharnés ; royalistes et royalistes constitutionnels, s'ils s'entendaient un moment, c'était un parti immense ; assez fort pour vaincre ? on ne sait, mais, à coup sûr, assez fort pour commencer sur toute la France une effroyable guerre civile.

Les premières mesures à prendre eussent été terribles : la suspension du droit de réunion, la suppression des clubs, sans l'aveu de l'Assemblée, sur l'ordre d'une autorité inférieure, — la compression de l'Assemblée par une force militaire, par l'insurrection d'une armée.

La tentative n'était pas impossible, à y bien regarder ; seulement elle eût demandé une décision très-vive, un acte fort et d'ensemble. La grande force militaire de Paris, les soixante mille baïonnettes de la garde nationale, était extrêmement divisée, une bonne moitié inerte ; même dans la partie active, il y avait beaucoup d'irrésolution. Cela étant, la cour avait certainement la force, ayant les cinq ou sin mille batailleurs, bretteurs, gentilshommes, de la garde constitutionnelle, qu'elle n'avait pas réellement licenciée, et d'autre part la garde suisse, troupe d'élite et dévouée, composée de trois bataillons de sente cents hommes chacun. C'était peu pour contenir Paris, assez pour un coup de terreur, pour s'emparer par exemple au même jour, à la même heure, des canons des sections, fermer les Jacobins, enlever tons les meneurs, rallier tout ce qu'il y avait de royalistes dans la garde nationale, recevoir dans Paria la cavalerie de Lafayette, qui, en trois jours, viendrait des Ardennes à marches forcées.

La difficulté réelle, c'était l'absence de décision, le défaut d'unité d'esprit. Les royalistes auraient frappé, sans hésitation, un coup sec et meurtrier ; les Feuillants, les Fayettistes, auraient frappé à moitié, craignant, derrière l'anarchie, de tuer la liberté. La cour, qui connaissait bien les scrupules de ce parti, hésitait à l'employer. Elle le laissait parler, le montrait comme épouvantail, elle ne désirait pas bien sincèrement qu'il agit. Triompher par Lafayette, c'eût été pour la reine la défaite la plus amère. Elle aurait pensé alors que la révolution modérée eût eu chance de durée, tandis qu'elle aimait bien mieux croire que les Jacobins, après tout, avaient, par leur fureur même, le mérite de lasser la France, de pousser la Révolution à son terme, d'épuiser la fatalité.

Le 12 juin, le directoire de Paris commença l'attaque par une lettre de Roland, ministre de l'intérieur. Il invoquait les lois qui pouvaient autoriser à fermer les Jacobins.

Le 16 juin, au camp de Maubeuge, Lafayette, instruit du renvoi des trois ministres girondins et du maintien de Dumouriez, fit la démarche décisive d'écrire à l'Assemblée une lettre sévère, violente et menaçante, celle que César eût pu écrire au sénat de Rome en revenant de Pharsale. C'était, d'abord, une reproduction de la lettre du directoire de Paris contre les Jacobins. Puis, des conseils à l'Assemblée, ou plutôt des conditions, posées l'épée à la main, la recommandation de respecter la royauté, la liberté religieuse, etc. ; une comparaison étrange entre Paris et l'armée, l'un si fol, l'autre si sage : ici, les lois sont respectées, la propriété sacrée ; ici, l'on ne tonnait ni calomnie, ni factions, etc., etc. Un mot, très-grave et coupable, pour augmenter les mécontentements de l'armée, aiguiser l'épée de la révolte : Le courageux et persévérant patriotisme d'une armée, sacrifiée peut-être à des combinaisons contre son chef.

Et de peur que cette lettre ne fût pas assez claire, il en envoyait une au Roi, pour l'encourager à la résistance contre l'assemblée : Persistez, Sire, fort de l'autorité que la volonté nationale vous a déléguée... Vous trouverez tous les bons Français rangés autour de votre trône, etc., etc.

Rien n'égale la stupéfaction de l'Assemblée à la lecture de cette pièce surprenante. Mais l'effet fut encore plus inattendu.

L'Assemblée marchait jusqu'ici sous le drapeau de la Gironde. L'audace de Lafayette changea cela tout à coup. Après un moment de silence, des applaudissements s'élèvent, bien plus nombreux qu'on.ne l'eût attendu des deux cent cinquante Feuillants ; une grande masse d'indécis se trouvait avoir tourné. Il y parut bien au vote. Une majorité énorme ordonna l'impression.

Restait la seconde question à voter, l'envoi aux départements. Si la chose allait de même, la Gironde était perdue, l'Assemblée était Fayettiste, la France était aux Feuillants.

Visiblement le parti qui écartait la question par l'ordre du jour était en minorité.

Vergniaud obtint de parler, posa très-bien la question. Il ne s'agissait pas de conseils adressés à l'Assemblée, sous forme de pétition, par un simple citoyen, mais par un général d'armée à la tête de ses troupes. Les conseils d'un général, qu'est-ce, si ce ne sont des lois qu'il impose ?

Cette judicieuse parole ne produisait pas d'effet.

Admirez l'esprit des assemblées. Ce fut par une surprise, un prétexte pris au hasard, une assertion évidemment non fondée, que Guadet rendit les esprits flottants, et commença à relancer l'opinion de l'autre côté : La lettre est-elle vraiment de M. de Lafayette ? Non, cela est impossible. Si c'est bien sa signature, c'est qu'il l'a envoyée en blanc et qu'on l'a remplie ici. Il parle, le 16 juin, de la démission de M. Dumouriez, qui n'avait pas eu lieu, et qu'il ne pouvait connaître.

Cela arrêta l'Assemblée. Or, il n'y a pas un mot dans la lettre de Lafayette qui indique qu'il connaît la démission de Dumouriez.

Alors Guadet, rompant les chiens, détournant l'attention, jette un mot provoquant qui engage le débat, ajourne le vote, fait gagner du temps : Lorsque Cromwell usait parler ainsi... — Grands cris : Monsieur, c'est abominable ! etc., etc.

Le tumulte va croissant. La première impression se dissipe ; l'Assemblée, sans s'en apercevoir, redevient ce qu'elle était. Elle vote, sous l'influence de la Gironde, que la lettre sera renvoyée à l'examen de la commission des douze, et, sur la question décisive de l'envoi aux départements, qu'il y a lieu à délibérer.

La Gironde, qui avait vu de si près le précipice, avertie, non rassurée, consentit dès lors, tout l'indique, à l'idée d'un nouveau 6 octobre, qui fut le 20 juin.

Le 20 juin, le 10 août, furent des remèdes extrêmes sans lesquels la France périssait à coup sûr.

Le 20 juin la sauva de Lafayette et des Feuillants, qui, aveugles et dupes, allaient frapper la révolution qu'ils aimaient, relever, sans le vouloir, le pouvoir absolu.

Le 10 août, en brisant le trône, ôta à l'invasion le poste qu'elle tenait au milieu de nous, son fort des Tuileries qu'elle occupait déjà. Si elle le gardait, toute résistance nationale devenait impossible.

Le 20 juin avertit l'incorrigible roi de l'ancien régime, le roi des prêtres.

Le 10 août renversa l'ami de l'étranger, l'ami de l'ennemi.

Ce ne sont point là des actes accidentels, artificiels, simple résultat des machinations d'un parti. Dès le commencement de ce livre, en marquant le premier élan de la guerre, nous avons vu venir de loin ces deux grands coups de la guerre intérieure, qui délient le bras de la France, lui permettent de faire face à l'ennemi du dehors, à l'Europe conjurée. L'heure venue, le bon sens du peuple, l'instinct du salut, la nécessité de la situation, décidèrent tout à coup l'événement.

La part des influences individuelles ne fut pas très-grande, au 20 juin. Elle le fut toutefois, nous le croyons, plus qu'au 10 août. Dans le premier ébranlement, les hommes purent influer encore. Mais l'élan une fois donné, le crescendo terrible de la colère nationale ayant pris son cours nécessaire, le 10 août arriva, fatal, rapide, en ligne droite, lancé comme un boulet.

Il ne faut pas s'exagérer la faible part qu'aurait pu avoir au 20 juin le duc d'Orléans. Son homme, Sillery, en fut-il ? on l'a dit, et, je crois, à tort. Son argent y eut-il part ? cela n'est pas invraisemblable. Il venait d'essayer de se rapprocher de la cour, et il avait été repoussé, insulté. Quelque argent put être donné par Santerre et autres meneurs, en boissons et en vivres, dans les cabarets, qui furent, comme toujours, les foyers de l'insurrection.

On a encore imaginé de faire venir aux conciliabules préparatoires de l'insurrection Marat et Robespierre. Mais d'abord jamais ces deux hommes n'agirent ensemble (sauf au 31 mai). Marat estimait, méprisait Robespierre, comme un parleur, un pauvre homme de bien, nullement à cette hauteur d'audace qui caractérise le grand homme d'État, n'entendant rien aux grands remèdes, la corde et le poignard.

Marat n'agit pas au 20 juin. On n'y voit pas la main sanglante. Robespierre, loin d'agir, y fut tout à fait opposé, il n'aimait pas ces grands mouvements. M. de Robespierre était homme d'une pièce ; il ne fallait pas le sortir de sa tactique jacobine, ni de ses habitudes. Soigné, coiffé, poudré, il n'eût point compromis dans ces bagarres, ni même dans la rude société de l'émeute, l'économie de sa personne.

Ni la Gironde, ni les Jacobins n'agirent.

La première aida de ses vœux ; Pétion, de sa connivence, et encore, bien moins qu'on n'a dit.

Les Jacobins étaient fort divisés. La grande majorité était, comme Robespierre, contraire au mouvement.

Cette division des Jacobins y était peut-être le plus grand obstacle. Le mouvement naturel et spontané du peuple en était compromis ; il devait hésiter devant l'incertitude de la grande société, devant l'énorme autorité de Robespierre. C'est là que se plaçait la nécessité de l'intervention individuelle, de l'art et du génie, pour que le mouvement n'avortât pas, parmi de tels obstacles, pour qu'il eût son cours naturel, pour que l'âme du peuple ne restât pas muette et comprimée par son respect pour ses faux sages.

On se rappelle la belle parole de Vergniaud : La terreur est souvent sortie de ce palais funeste ; qu'elle y rentre, au nom de la loi !... Cela fut dit par Vergniaud ; mais si quelqu'un le fit, du moins contribua à le faire, ce fut, je crois, Danton. Cet homme eut entre tous, de la révolution, le vrai génie pratique, la force et la substance, ce qui la caractérise fondamentalement, quoi ? l'action, comme dit un ancien ; quoi encore ; l'action. Et l'action, pour troisième élément.

Nous l'avons vu jusqu'ici se ménager habilement, faire aux moments douteux ce tour de force, de paraître le plus énergique, sans prendre aucune téméraire initiative. Dans les clubs, par-devant la tactique et la méfiance jacobine, et même aux Cordeliers, où il était chez lui, Danton hasardait peu, il n'avait pas confiance entière, il contenait la meilleure partie de son audace ; il n'y avait pas là assez d'espace, il ne respirait pas suffisamment ; les voûtes les plus vastes ne contenaient point sa voix, l'air manquait à sa vaste poitrine. Il lui fallait ce club, cette salle, cette voûte, qui, de la barrière du Trône, s'étend jusqu'à la Grève, de là aux Tuileries, et, pour soutenir sa voix, le canon, le tocsin.

La reine, chose piquante, avait mis Danton à l'Hôtel-de-Ville. Ce fut elle, on l'a vu, qui, en haine de Lafayette, fit voter les royalistes, aux élections municipales, pour Pétion, dont le succès entraîna celui de Manuel et de Danton. Danton, devenu substitut du procureur de la commune, se trouva recevoir, pour ainsi dire, des mains du royalisme, les armes dont il devait percer la royauté. La commune de Paris fut dès lors la machine, la pièce d'artillerie, dont il joua sans se montrer encore. Il avait dans le grand conseil de la commune, dans le conseil municipal, une minorité très-ardente, dont il pouvait s'aider.

On ne pouvait attendre les vingt-mille fédérés de 14 juillet. Le péril était imminent. L'épée de Lafayette était suspendue sur Paris, qui de plus avait dans les reins le poignard royaliste. Chaque jour, aux Jacobins, on bavardait sur les personnes, on oubliai les choses et les réalités. Robespierre, d'un torrent d'eau tiède, détrempait les résolutions. Sa manie était d'empêcher l'arrivée des vingt mille, de pousser l'Assemblée à révoquer son décret, ce qui était remettre l'épée dans le fourreau.

De combattre Robespierre aux Jacobins, il n'y faut pas songer. Danton y eût échoué. H fallait le neutraliser indirectement. Il fallait ébranler la société, la sortir de la prudence bourgeoise, la remuer de la voix tonnante du peuple ; de sorte que, si la cour et les Feuillants tentaient un coup d'État avec l'épée de Lafayette, on pût y répondre à l'instant par na grand mouvement de Paris, sans que les Jacobins y contredissent. Contre le général, contre l'armée qu'il entraînerait peut-être, il fallait l'armée populaire.

Danton, en qui était une vie si puissante, à qui vibrait toute vie, eut toujours sous la main un vaste clavier d'hommes dont il pouvait jouer, des gens de lettres, des hommes d'exécution, des fanatiques, des intrigants, parfois des héros même, la gamme immense et variée des bonnes et mauvaises passions. Comme le fondeur intrépide qui, pour liquéfier le métal en fusion, y jetait pêle-mêle ses plats et ses assiettes, les vases ignobles et sales, qui, fondus d'un sublime jet, n'en firent pas moins un Dieu ; de même, le grand artiste de la Révolution prenait de toutes parts les déments purs et impurs, les bons et les méchants, les vertus et les vices, et, les jetant ensemble aux matrices profondes, il en faisait surgir la statue de la Liberté.

Il avait sous la main le Voltaire de la Révolution, Camille Desmoulins, et il ne s'en servit pas. Il gouvernait encore un artiste admirable, l'auteur du Philinte, Fabre d'Églantine, et il ne s'en servit pas. Il aimait mieux lancer des agents anonymes. Tout inconnu, alors, avait sur tout homme connu un avantage ; il s'appelait : Le Peuple.

La scène qui va suivre fut-elle arrangée par Danton pour entraver les Jacobins ? ou bien fut-elle un fait tout spontané, une inspiration vraiment populaire ? Je n'essaierai pas de le décider.

Le 4 juin, le jour où les Feuillants avaient osé demander la mise en accusation de Pétion, un homme en veste, du faubourg Saint-Antoine, se présente aux Jacobins, et il enlève l'assemblée d'un discours admirable. Non de ces fades bavardages comme la société en entendait toujours. Un discours rude, hardi, profondément calculé, prodigieusement audacieux. La simplicité du génie est là, on ne peut le méconnaître.

Cet inconnu, fort de son habit d'ouvrier et de ses mains calleuses, parla comme le paysan du Danube, au sénat jacobin, lui dit ses vérités. Pour faire passer la chose, il frappait aussi tout autour, sur tout homme et sur tout parti, Feuillants, Gironde, etc. J'abrège ses paroles. Vous le voyez, dit-il, je suis un homme en veste ; eh bien, je trouverais encore bien deux mille hommes... Je vous dirai, messieurs, que vous vous occupez trop de personnalités. Toujours on vous voit agités pour des débats d'amour-propre, tandis que la patrie appellerait vos soins... Dimanche, j'irai moi-même présenter pétition à l'Assemblée nationale. Et, si je ne trouve pas de Jacobins pour venir avec moi, je la lirai moi-même.... Nous ne sommes point sans sentiments, messieurs, quoique nous soyons sans culottes... Nous vous dirons, d'après J.-J. Rousseau : La souveraineté du peuple est inaliénable. Tant que les représentants feront leur devoir, nous les soutiendront ; s'ils y manquent, nous verrons ce que nous avons à faire... Et moi aussi, messieurs, je suis membre du souverain ! (Vifs applaudissements.)

Ainsi fut posé, au sein même des Amis de la constitution, le droit de la briser, l'imprescriptible droit du peuple de reprendre, au besoin, la souveraineté par l'insurrection.

Ce n'était nullement la tradition jacobine. Le 13 juin, le jour où sortirent du ministère Roland et les Girondins, Robespierre craignit un mouvement, parla longtemps le soir pour obtenir que l'on s'occupât moins du ministère renvoyé. Il dit qu'il fallait se garder des insurrections partielles qui ne font qu'énerver la chose publique.

Rallions-nous autour de la Constitution... L'Assemblée n'a nulle mesure à prendre que de soutenir la Constitution... Si nous y touchions, d'autres viendraient, disant : Nous avons autant de raisons pour modifier la Constitution...

Jamais il ne fut plus assommant, plus étranger à la situation. Dans ce danger terrible, du dehors, du dedans, lorsque la France périssait justement de l'usage que le Roi faisait de la Constitution, la prêcher, la recommander, tranchons le mot, c'était une ineptie.

Cette nullité dans un moment si solennel eût tué, enterré Robespierre, s'il ne se fût trouvé le chef et l'espérance d'une coterie serrée, déterminée à l'appuyer quand mime, s'il n'eût été accepté de longue date comme pédagogue et maître d'école, régent des Jacobins.

Danton a dit sur lui un mot bas, mais très-grave, et qui caractérise vigoureusement son incapacité en toute. chose pratique d'immédiate exécution : Ce b....-là n'est pas capable seulement de cuire un œuf !

Robespierre finit tristement, par cette parole, en vérité trop prudente, qui devait le couvrir, le sauver, quoi qu'il arrivât : Je prends acte de ce que je me suis opposé à toutes les mesures contraires à la Constitution.

Danton se garda bien de répondre à cette homélie. Il demanda que la discussion fût remise au lendemain : Demain, dit-il, je m'engage à porter la terreur dans une cour perverse. Le lendemain, il se contenta de reproduire à peu près ce qui avait été déjà dit par un de ses hommes, Lacroix : Qu'il fallait destituer les généraux, renouveler les corps électoraux, vendre les biens des émigrés, intéresser les masses à la Révolution, en rejetant presque tout impôt sur les riches. Il dit qu'il fallait que la reine fût répudiée, renvoyée avec égards et sûreté. Il dit : Qu'une loi de Rome, rendue après Tarquin, permettait de tuer, sans jugement, tout homme qui seulement parlait contre les lois. Et autres choses vagues et violentes qui pouvaient occuper la scène, donner pâture aux Jacobins, sans dévoiler nul projet actuel.

Dès le 14 cependant, Legendre, homme de passion naïve, sincère et colérique, que Danton tirait comme il voulait, était allé au faubourg Saint-Antoine s'aboucher avec l'homme influent du faubourg, le brasseur Santerre. Celui-ci, de race flamande, grand, gros et lourd, une espèce de Goliath, avait, sans esprit, sans talent (il y parut dans la Vendée), ce qui remue les masses, les apparences du courage, du bon cœur et de la bonhomie. Il était riche, donnait infiniment, du sien sans doute, mais aussi, on peut le croire sans peine, l'argent que les partis, orléaniste ou autre, voulaient distribuer. Commandant du bataillon des Quinze-Vingts, il pouvait entraîner le faubourg : on l'aimait. Il donnait des poignées de main à tout venant, et quelles poignées de main ! Tout gros brasseur était, officier supérieur avec de grosses épaulettes, allant, venant par le faubourg sur son grand cheval, il n'en était pas plus fier pour cela envers le pauvre monde. Avec cela, un fameux patriote, et d'une voix qu'on eût entendue de la barrière du Trône à la porte Saint-Antoine.

L'honorable brasseur avait presque toujours avec lui, nourrissait et désaltérait bon nombre de pauvres diables, vainqueurs de la Bastille ; d'autres moins honorables, des braillards de carrefours, par lesquels il brassait l'émeute ; un jeune bijoutier fainéant, par exemple, qui, à force de parlage, de criaillerie, d'audace, devint général pour le malheur de la République, l'inepte général Rossignol, connu dans la Vendée par ses sottises, et comme persécuteur de Marceau et de Kléber.

Voilà les habitués de Santerre. Voyons ceux qui se joignaient à eux, ceux qui, du 14 au 20, se réunissaient là dans son arrière-boutique, amenés du faubourg Saint-Germain par Legendre, ou d'autres quartiers. Les Cordeliers étaient le plus grand nombre.

Il y avait d'abord des tètes de colonne, des hommes singuliers qu'on voyait infailliblement partout où il y avait du bruit, qui marquaient ou par la puissance de la voix, ou par quelque défaut physique, par tel ridicule même, qui amusait la foule et servait de drapeau.

Il y avait d'abord un hurleur admirable, Saint-Huruge, un mari célèbre, enfermé avant 89 par les puissants amis de sa femme, et qui allait criant qu'il vengerait ses malheurs domestiques jusqu'à l'extinction de la monarchie. Grand et gros, armé d'un énorme bâton, aux émeutes souvent déguisé en fort de la halle, M. de Saint-Huruge effrayait la canaille même.

Il y avait ensuite un bossu terrible (ils ont toujours marqué dans la révolution), l'avocat de Marat, Cuirette-Verrières. Nous avons vu à cheval, le 6 octobre, le 16 juillet, ce polichinelle sanguinaire. Verrières, intrépide parleur, ne fut démonté qu'une fois ; ce fut dans une cause où l'on imagina di faire plaider contre lui un avocat non moins bossu.

Un petit homme, Mouchet, tout noir de peau, boiteux, bancroche, espèce de Diable-boiteux, d'une amusante activité, sans être du complot, se remua beaucoup au 20 juin. Il était juge de paix dans le Marais, officier municipal, drapé dans son écharpe. Le chef naturel du quartier eût été le héros du club des Minimes, la doublure de Danton, ce petit furieux Tallien. Mais Danton aurait trop paru.

Un baragouineur spirituel, anglo-italien, Rotondo, le dos sensible encore des coups de bâton qu'il avait reçus en juillet 91, comptait bien se venger en juin 92.

Et avec ces parleurs, il y avait un homme qui ne parlait pas, qui tuait, l'Auvergnat Fournier, dit l'Américain.

Le meneur du faubourg Saint-Marceau, qui venait la nuit chez Santerre, était un M. Alexandre, commandant de la garde nationale. De là venait encore un homme d'exécution, élégant et fat, qui, n'ayant réussi à rien par en haut, se jetait en bas dans le peuple, le Polonais Lazouski. Il était capitaine des canonniers de Saint-Marcel.

Je croirais volontiers que du faubourg Saint-Jacques venait chez Santerre un artiste, extraordinairement chaleureux et passionné, Sergent, qui eut la gloire d'être beau-frère d'un de nos héros les plus purs, Marceau, — et qui eut aussi le malheur, l'infamie (non méritée, je crois), d'avoir organisé le massacre de septembre.

Le 16, l'affaire fut lancée par le Polonais Lazouski. Il était membre du conseil général de la commune. Il annonça au conseil que le mercredi 20 juin les deux faubourgs présenteraient des pétitions à l'Assemblée et au Roi, et planteraient sur la terrasse des Feuillants l'arbre de la liberté en mémoire du Jeu de Paume et du 20 juin 89. Le conseil refusant l'autorisation ; les pétitionnaires déclarèrent qu'ils passeraient outre, que l'Assemblée recevait bien les pétitionnaires de l'autre parti (et en réalité, le 19 mémo, elle reçut tout un bataillon), qu'elle ne pouvait manquer de les bien recevoir aussi.

On disait que le Roi recevrait la pétition présentée seulement par vingt personnes. Chabot vint le soir aux sections du faubourg Saint-Antoine, et leur dit que l'Assemblée les attendait demain sans faute et les bras ouverts.

En réalité, l'Assemblée avait, ce soir même, accueilli une foudroyante adresse des Marseillais sur le réveil du peuple, ce lion généreux, qui allait enfin sortir de son repos. Elle avait ordonné que cette adresse fût envoyée aux départements, et par cette faveur, elle semblait autoriser le mouvement du lendemain.

Tout le peuple se faisait une fête d'y aller. Quelques-uns, plus prudents, disaient : Mais si l'on tire sur nous ? — Les autres s'en moquaient : Et pourquoi ? disaient-ils ; Pétion sera là.

Le directoire de Paris (La Lachefoucauld, Talleyrand, Rœderer, etc.) défendait le rassemblement, s'adressait pour l'empêcher à la garde nationale. Pétion, mieux instruit, savait que la garde nationale elle-même ferait dans les faubourgs une bonne partie du rassemblement. L'empêcher, c'était chose impossible, mais on pouvait le régulariser, le rendre pacifique, en appelant sous les armes la garde nationale tout entière, et la faisant marcher dans le mouvement même. C'est ce que proposèrent, le 19 à minuit, les administrateurs de police. Le directoire, convoqué à l'instant, refusa, ne voulant à aucun prix légitimer un rassemblement illégal. Mais il n'avait aucune force pour faire respecter ce refus.

Plusieurs sections n'en tinrent compte et autorisèrent les commandants de bataillons à conduire l'attroupement. D'autre part, le commandant général réunit et plaça plusieurs bataillons au Carrousel et dans les Tuileries. En sorte que la garde nationale était en danger de heurter la garde nationale, et de renouveler l'affreuse affaire du Champ-de-Mars. C'est ce que redoutait Pétion, ce qu'il voulut éviter à tout prix.

Il fait clair de bonne heure en juin. Dès 5 heures du matin, les rassemblements étaient considérables aux deux faubourgs. Les municipaux, en écharpe, les haranguaient en vain. Cette foule, mal armée, de sabres, de piques ou de hâtons, mêlée d'hommes, d'enfants et de femmes, n'était nullement hostile ni violente. C'est le témoignage exprès d'une foule de témoins. Généralement, ils avaient pris des armes et des canons par prudence et pour leur sûreté, de peur, disaient-ils, qu'on ne tirât sur eux. Ils craignaient qu'il n'y eût quelque piège aux Tuileries, quelque embuscade démasquée tout à coup de cet antre de la royauté. Nous ne voulons faire de mal à personne, disaient-ils aux municipaux, nous ne faisons pas une émeute. Nous voulons seulement, comme les autres ont fait, présenter une pétition. On les a bien reçus ; nous, pourquoi nous exclure ?... Puis, tous, hommes et femmes, ils les entouraient en cercle, et leur disaient cordialement : Eh bien, Messieurs, venez donc avec nous, mettez-vous à notre tête !

La colonne principale, partie des Quinze-Vingts, avec le peuplier qu'on devait planter, avait en tête une troupe d'invalides, pour chef Santerre, et un fort de la Halle (on sait que c'était Saint-Huruge).

Arrivés à la place Vendôme, et, traversant la rue Saint-Honoré, ils se trouvèrent en face d'un poste de gardes nationaux, qui leur ferma le passage des Feuillants, l'accès de l'Assemblée. Le torrent, grossi sur la route, était alors d'environ dix mille hommes ; il eût pu emporter le poste ; mais il y avait généralement dans la foule un esprit de douceur et de modération. Ils n'essayèrent point de lutter, abandonnèrent le projet de planter leur arbre sur la terrasse, se détournèrent dans la cour voisine des Capucins, et s'amusèrent à le planter.

Cependant leurs commissaires réclamaient de l'Assemblée la faveur de défiler devant elle. Ils assuraient qu'ils déposeraient leur pétition sur le bureau, et n'approcheraient même pas des Tuileries. Vergniaud, en demandant leur admission, voulait qu'à tout hasard, on envoyât au Roi soixante députés. La précaution était fort sage. Chose étrange, ce fut un Feuillant qui s'y opposa, disant que cette précaution serait injurieuse pour le peuple de Paris.

Cependant la musique qui les précède fait entendre le Ça ira, ils entrent. Leur orateur lit à la barre la menaçante pétition : elle contenait telle parole violente qui sentait le sang, celle-ci, par exemple, à l'adresse de l'Assemblée même : La patrie, la seule divinité qu'il nous soit permis d'adorer, trouverait-elle jusque dans son temple des réfractaires à son culte ?... Qu'ils se nomment, les amis du pouvoir arbitraire ! Le véritable souverain, le peuple est là pour les juger. — Nous nous plaignons, Messieurs, de l'inaction de nos armées (ceci contre Lafayette). Pénétrez-en la cause ; si elle dérive du pouvoir exécutif, qu'il soit anéanti !Nous nous plaignons des lenteurs de la haute cour nationale... Veut-on forcer le peuple à reprendre le glaive ? Ils demandaient ensuite à rester en armes jusqu'à ce que la constitution fût exécutée.

L'attitude du peuple, au nom duquel on venait de lire cette adresse violente, y répondait peu ; il était bruyant, mais joyeux bien plutôt que menaçant. Le temps était admirable, un de ces jours où le ciel, par l'éclat de la lumière, la douceur de la température, donne espoir à tous, et semble se charger de consoler les plus profondes misères. Celle de Paris allait croissant ; malgré le bon marché du pain, tout travail ayant cessé, tout commerce, ou à peu près, il y avait nombre de personnes littéralement affamées. Tout cela, cependant, ouvriers sans ouvrage, pauvres ménages dénués, mères chargées d'enfants, cette masse immense d'infortunes, s'était soulevée avant le jour de la paille ou du grabat, avait quitté les greniers des faubourgs, sur le vague espoir de trouver dans cette journée quelque remède à leurs maux. Sans bien connaître à fond la situation, ils savaient en général que l'obstacle à tout changement était le veto du Roi, sa volonté négative, sans doute inspirée de la Reine. Il fallait vaincre cet obstacle, amener à la raison M. et madame Veto. Comment et par quels moyens ? Ils n'y avaient pas trop pensé ; sauf un assez petit nombre de meneurs, la foule n'avait nulle intention de forcer l'entrée du château.

Que voulaient-ils vraiment ? Aller. Ils voulaient marcher ensemble, crier ensemble, oublier un jour leurs misères, faire ensemble par ce beau temps une grande promenade civique. La faveur seule d'être admis dans l'Assemblée était pour eux une fête. L'Église commençant d'apparaître ce qu'elle était, l'ennemie du peuple, à quelle église donc, à quel autel, ces infortunés auraient-ils eu recours ? n'était-ce pas au temple de la Loi, à l'Assemblée nationale ? Ils y allaient en pèlerinage, comme faisait le moyen âge aux sanctuaires fameux, dans les grandes calamités.

Ils arrivèrent assez tard, et déjà beaucoup d'entre eux, levés dès trois ou quatre heures du matin, debout tout le jour, obligés pour se soutenir de demander quelque force au vin frelaté de Paris, se trouvaient à l'Assemblée dans un état peu digne d'elle. Plusieurs dansaient en passant, criaient : Vivent les patriotes ! vivent les sans-culottes ! A bas le Veto ! Dans cette foule charmante et dansante, il y avait, contraste cruel ! des faces hâves et décharnées, vraies figures du désespoir, des infortunés qui, malgré l'excès des privations, s'étaient efforcés de se traîner là, des femmes pâles, et peut-être à jeun, menant des enfants maladifs. Ils semblaient n'être venus que pour montrer à l'Assemblée à quelles extrêmes misères elle avait à remédier. Le petit moment de bonheur, de confiance, de consolation, qu'il avaient en traversant ce lieu d'espérance, ils le marquaient par quelque cri joyeux, sauvagement joyeux, ou par un triste sourire, s'ils ne pouvaient crier. Cette joie eût été effrayante, si elle n'eût été douloureuse.

Rien n'ayant été prévu pour l'écoulement de cette grande foule, il y avait au dehors un engorgement, un étouffement prodigieux. On avait fermé la grille des Tuileries, et derrière se trouvait un bataillon de garde nationale avec trois pièces de canon. La file arrêtée, sans issue, heurtait violemment cette grille ; et derrière, toujours et toujours la foule allait s'accumulant. Pendant qu'on court au château demander qu'on ouvre, la grille est forcée. La foule suit la terrasse des Feuillants. Mais, au lieu de sortir du côté où est maintenant la rue de Rivoli, elle force l'entrée du jardin, et, passant pacifiquement devant la baie des gardes nationaux rangés le long du château, elle va ressortir du côté du quai pour entrer dans le Carrousel. Les guichets étaient gardés ; la multitude est repoussée, elle s'irrite, une collision parait imminente. Deux officiers municipaux, le diable-boiteux Mouchet et un autre, essaient d'apaiser la foule en laissant passer une première bande qui se présentait. D'autres municipaux, plus favorables encore au mouvement, laissent passer le reste. Les voilà dans le Carrousel. A la porte de la Cour royale, un municipal les harangue : C'est le domicile du Roi ; vous n'y pouvez entrer en armes. Il veut bien recevoir votre pétition, mais seulement par vingt députés. — Il a raison, disaient ceux qui pouvaient entendre. Mais ceux qui étaient derrière n'entendaient pas et poussaient de toutes leurs forces.

Cette foule avait à craindre derrière elle les canons de la garde nationale. Mais le commandant de cette artillerie n'était plus obéi de ses canonniers. Comme il voulait les emmener : Nous ne partirons pas, dit le lieutenant ; le Carrousel est forcé, il faut que le château le soit... A moi ! canonniers, dit-il, en montrant de la main les fenêtres du Roi, à moi ! droit à l'ennemi ! Dès ce moment, les canons sont braqués sur le château.

Il était quatre heures. La foule restait là, dans le Carrousel, immobile, inoffensive, ne sachant ce qu'elle ferait. Mais, voilà Santerre et Saint-Huruge, qui, le défilé fini, arrivent de l'Assemblée : Pourquoi n'entrez-vous pas ? crient-ils à la foule. Tous alors, d'ensemble, poussent sur la porte ; on la frappe à coups redoublés ; elle est tout ébranlée, elle tremble. On allait tirer dedans un coup de canon. Deux municipaux, voulant éviter une résistance inutile, ordonnèrent, ou du moins permirent qu'on relevât la bascule qui tenait les deux battants. La foule se précipita.

Santerre, Legendre et Saint-Huruge étaient à la tête. Derrière eux, venait un canon. Au pavillon de l'horloge, au bas même de l'escalier, un groupe de gardes nationaux et de citoyens firent face courageusement, s'en prenant au seul Santerre : Vous êtes un scélérat, vous égarez ces braves gens, toute la faute est à vous... Santerre regarda Legendre, qui l'encouragea des yeux. Alors, se tournant vers sa troupe, il dit ironiquement : Dressez procès-verbal du refus que je fais de marcher à votre tête dans les appartements du Roi. Sans s'arrêter davantage, la foule renversa tout, et tel fut son élan, que, malgré sa pesanteur, le canon qu'on traînait se trouva en un moment monté au haut de l'escalier.

Le château ne présentait aucune défense. Les Suisses étaient à Courbevoie. La garde constitutionnelle, toujours payée, et subsistant malgré le décret de licenciement, n'avait pas été convoquée. Deux cents gentilshommes, au plus, s'étaient rendus au château, n'osant même montrer d'armes, les cachant sous leurs habits. Évidemment le Roi avait cru ce que Pétion disait et croyait lui-même, ce que l'un des Girondins, Lasource, avait de nouveau, une heure ou deux auparavant, affirmé dans l'Assemblée, ce que l'orateur du rassemblement avait expressément promis : Que l'on n'irait pas au château, ou, tout au plus, qu'on n'y enverrait la pétition que par une députation de vingt commissaires.

Quant aux gardes nationaux, ils n'avaient nulle envie de renouveler l'affreuse affaire du Champ-de-Mars, pour une royauté qu'ils croyaient, tout comme en jugeait le peuple, traîtresse et perfide. Ceux qui couvraient le château, vers le jardin, obtempérèrent sans difficulté aux prières de la foule, qui, en passant, leur demandait d'ôter aux fusils les baïonnettes. Ceux qui occupaient les postes de l'intérieur s'écoulèrent tranquillement.

Au même moment, les gendarmes, postés dans le Carrousel, mettaient leurs chapeaux à la pointe de leurs sabres, et criaient : Vive la Nation !

Voilà donc la foule maîtresse. Elle est arrivée, avec son canon, an haut du grand escalier. Là des officiers municipaux en écharpe demandent aux envahisseurs ce qu'ils comptent faire de cette artillerie ? Croient-ils, par une telle violence, obtenir quelque chose du Roi ? — Cette observation les frappe : C'est vrai, disent-ils la plupart, c'est vrai ; nous avons eu tort ; nous en sommes vraiment fâchés. Et ils retournèrent la pièce, voulant la descendre. Malheureusement, voilà l'essieu accroché dans une porte. On ne peut plus avancer ni reculer. Le municipal bancroche, le petit Mouchet, s'entremet, donne des ordres. Les sapeurs taillent, coupent le chambranle de la porte, dégagent la pièce, qui est descendue. Telle était la confusion que ceux d'en bas qui n'avaient pas vu monter le canon croyaient qu'on l'avait trouvé dans les appartements, et criaient qu'on avait voulu mitrailler le peuple.

La colonne pénètre sans obstacle jusqu'à l'Œil-de-Bœuf, qui était fermé. Il fallait l'ouvrir en hâte, plutôt que de le laisser forcer. Un officier supérieur de la garde nationale pénétra par une autre entrée, avertit la famille royale, pria le Roi de se montrer. Le Roi y consentit sans peine, et se présenta. Sa sœur, Madame Élisabeth, ne voulut point le quitter.

Au moment où cette foule armée remplit tout l'appartement, le Roi s'écria : A moi, quatre grenadiers ! Il y en avait heureusement quelques-uns, qui, du dedans, avaient pénétré. C'étaient des gardes nationaux, des marchands du quartier Saint-Denis, bonnes gens qui se montrèrent très-bien. Ils se jetèrent devant le Roi, en tirant leurs sabres ; mais il les fit rengainer.

Un témoin oculaire, M. Perron, dit qu'en général le peuple ne témoignait aucune malveillance. On distinguait cependant, parmi les cris confus, des injonctions menaçantes : A bas le veto ! Rappeliez les ministres !

La foule s'ouvre, et laisse arriver Legendre ; le bruit cesse ; le boucher, d'une voix émue et colérique, s'adressant au Roi : Monsieur !... A ce mot, qui est déjà une sorte de déchéance, le Roi fait un mouvement de surprise... Oui, Monsieur, reprend fermement Legendre ; écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter... Vous êtes un perfide ; vous nous avez toujours trompés ; vous nous trompez encore.... Mais prenez garde à vous ; la mesure est à son comble ; le peuple est las de se voir votre jouet. — Puis, il lut une pétition violente, au nom du peuple souverain.— Le Roi parut impassible, et répondit : Je suis votre roi. Je ferai ce que m'ordonnent de faire les lois et la Constitution.

Ce dernier mot était pour lui le grand cheval de bataille. Il avait vu parfaitement que cette Constitution de 91, qui permet au Roi d'arrêter toute la machine politique, était un brevet d'inertie, qui lui donnait moyen de lier la France, d'attendre les secours imprévus qui viendraient des circonstances intérieures ou extérieures, des excès des anarchistes ou de l'invasion étrangère. — Dès lors, Louis XVI, tenant bien la Constitution, l'apprenant par cœur, la portant toujours en poche, la citant à ses ministres, avait dominé ses scrupules, et jouait au jeu dangereux de tuer la Révolution par la Constitution.

La foule comprenait très-bien que le Roi ne ferait rien, et elle entrait en fureur. Plusieurs, de colère ou d'ivresse, faisaient mine de se jeter sur lui. Ils le menaçaient de loin avec des sabres et des épées. Voulaient-ils le tuer ? La chose eût été bien facile ; le Roi avait peu de monde autour de lui, et plusieurs des assaillants, ayant des pistolets, pouvaient l'atteindre à distance. — Il est trop évident que personne, au 20 juin, n'avait encore cette pensée. On ne l'eut pas même au 10 août.

Je sais bien que, longtemps après, le colérique Legendre, poussé par Boissy-d'Anglas, l'homme de la réaction, qui lui demandait si vraiment on avait voulu tuer le Roi au 20 juin, répliqua avec violence : Oui, Monsieur, nous l'aurions voulu. Pour moi, ceci ne prouve rien. Toute la suite montre que beaucoup de ceux qui prirent le rôle de la fureur, comme Danton, comme Legendre, se sont vantés, par bravade, d'une infinité de crimes et de violences auxquels ils n'ont jamais songé.

Ce qu'on voulait, c'était d'épouvanter, de convertir le Roi par la terreur. Un homme portait au bout d'une pique un cœur de veau, avec cette inscription : Cœur d'aristocrate. Sur une autre enseigne qu'on portait, on voyait une reine pendue.

Le plus grand danger pour le Roi, c'est qu'il risquait d'être étouffé. On l'avait fait monter sur une banquette près de la fenêtre. Il s'y tint près de deux heures avec beaucoup de fermeté, une insensibilité complète aux menaces, une parfaite indifférence à son propre sort. Le sentiment qu'il avait de souffrir pour la religion lui donnait un calme admirable. Un officier lui ayant dit : Sire, ne craignez rien, le Roi prit sa main avec force, la mit sur son cœur, et dit ce qu'auraient dit les premiers martyrs : Je n'ai pas peur ; j'ai reçu les sacrements ; qu'on fasse de moi ce qu'on voudra.

Ce moment de foi héroïque relève infiniment Louis XVI dans l'histoire. Ce qui lui fait un peu tort, c'est qu'a ce moment mémo (force vraiment singulière de l'éducation et de la nature !) les habitudes de duplicité royale reparurent en plusieurs choses. A tous ceux qui l'apostrophaient, il répondait : Qu'il ne s'était jamais écarté de la Constitution, se réfugiant dans la littéralité judaïque d'un acte dont il faussait l'esprit. Bien plus, un des assistants lui présentant de loin, au moyen d'un béton, le l'omet de l'égalité, le Roi, sans hésitation étendit la main pour le prendre. Puis, apercevant une femme qui tenait une épée ornée de fleurs et d'une cocarde tricolore, le Roi demanda la cocarde, et l'attacha au bonnet rouge. Cela toucha fort le peuple. Ils trièrent de toutes leurs forces : Vive le Roi ! vive la nation ! Et le Roi, avec les autres, criait : Vive la nation ! et levait son bonnet en l'air. — Il amusait ainsi la foule, et refusait obstinément la sanction des décrets.

L'Assemblée avait enfin appris la situation du Roi. Elle s'en émouvait lentement, jugeant apparemment que la leçon avait besoin d'être forte pour produire impression. Cependant, le refus du Roi pouvait lasser à la longue, exaspérer quelques furieux, amener une scène tragique. Les premiers qui le sentirent, et dont le cœur fut ému, furent les deux grands orateurs de l'Assemblée, Vergniaud et Isnard. Sans attendre pour savoir quelles mesures seraient votées, ils coururent d'eux-mêmes au château, et percèrent la foule, à grand'peine. Isnard se fit élever sur les épaules de deux gardes nationaux, et dit à la foule que, si elle obtenait sur-le-champ ce qu'elle demandait, on le, croirait arraché par la violence, qu'elle aurait satisfaction, qu'il en répondait sur sa tête. Mais ni Isnard ni Vergniaud ne fit la moindre impression. Les cris recommençaient toujours : A bas le veto ! rappelez les ministres ! Les deux orateurs restèrent du moins, se firent les gardes du Roi, le couvrirent de leur popularité, et au besoin de leurs corps.

La foule cependant relit pénétré dans les appartements, observant curieusement ces lieux si nouveaux pour elle, épiloguant parfois en paroles grossières plus qu'hostiles ou violentes. A la chambre du lit, par exemple, ils disaient tous : Le gros Veto a un bon lit, meilleur, ma foi, que le nôtre.

La reine était restée dans la chambre du conseil, réfugiée dans l'embrasure d'une fenêtre, protégée par une table massive qu'on avait roulée devant elle. Le ministre de la guerre, Lajard, avait réuni dans la salle une vingtaine de grenadiers. Elle avait prés d'elle sa fille et Mme de Lamballe avec quelques autres dames ; devant elle, assis sur la table, le petit dauphin. C'était la meilleure défense contre la foule qui passait. Presque tous éprouvaient un respect inattendu, plusieurs même un subit changement de cœur, en présence de cette mère, de cette reine, vraiment fière et digne. Parmi les femmes les plus violentes, une fille s'arrête un moment, et vomit mille imprécations. La reine, sans s'étonner, lui demande si elle lui a fait quelque tort personnel : Aucun, dit-elle, mais c'est vous qui perdez la nation. — On vous a trompée, dit la reine. J'ai épousé le roi de France, je suis la mère du dauphin, je suis Française, je ne reverrai jamais mon pays. Je ne puis être heureuse ou malheureuse qu'en France ; j'étais heureuse, quand vous m'aimiez. — Voilà la fille qui pleure : Ah ! Madame, pardonnez-moi, je ne vous connaissais pas, je vois que vous êtes bonne.

On avait affublé le pauvre petit dauphin d'un énorme bonnet rouge qui l'accablait de chaleur. Santerre lui-même, en passant, fut touché et le lui ôta : Ne voyez-vous pas, dit-il, que l'enfant étouffe sous ce bonnet ?

Enfin, arriva Pétion ; il était six heures. Sire, dit-il, je viens d'apprendre à l'instant... — Cela est bien étonnant, dit le roi, il y a deux heures que cela dure. — En réalité, on ne pouvait accuser le maire du retard. Il est constaté authentiquement qu'il n'était guère averti que depuis une heure, qu'à l'instant mémo il était monté en voiture avec Sergent et autres municipaux ; mais que, dans les cours, dans les escaliers, les appartements, il n'avait pu pénétrer qu'en jetant sur son chemin une succession de harangues. Il fallut les derniers efforts pour l'insérer et le lancer dans la masse compacte qui environnait le Roi.

Arrivé enfin, fort entrepris et fort essoufflé, dit un témoin oculaire, on le hissa dans un fauteuil sur les épaules des grenadiers. Il parla avec sa placidité naturelle, toutefois assez nettement : Citoyens, vous avez présenté votre pétition, vous ne pouvez aller plus loin. Le Roi ne peut ni ne doit répondre à une pétition présentée à main armée. Il verra, dans le calme, ce qu'il a à faire. Vous serez imités des départements, et le Roi ne pourra se dispenser d'acquiescer au vœu du peuple. (Applaudissements de la foule.)

Un grand blond de vingt-cinq ans s'avance alors furieux, et crie à tue-tête : Sire, sire, au nom de cent mille âmes qui sont là, le rappel des ministres patriotes, et la sanction des décrets ! ou vous périrez ! — A quoi le Roi répondait froidement : Vous vous écartez de la loi ; adressez-vous aux magistrats du peuple.

Pétion ne disait rien. Un des municipaux le pressa de renvoyer le peuple, ajoutant que sa conduite serait jugée par l'événement. Il se décida alors : Retirez-vous, citoyens, si vous ne voulez compromettre vos magistrats... Le peuple a fait ce qu'il devait faire. Vous avez agi avec la fierté et la dignité d'hommes libres. Mais c'est assez, retirez-vous. — Et le Roi ajouta avec un sérieux comique, et beaucoup de présence d'esprit : J'ai fait ouvrir les appartements ; le peuple, défilant du côté de la galerie, aura le plaisir de les voir.

La curiosité entraîna beaucoup de gens. La salle se vidait déjà lorsqu'arriva une députation de vingt-quatre représentants. Le Roi leur dit : Je remercie l'Assemblée ; je suis tranquille au milieu des Français. Et répétant le geste qu'il avait fait d'abord, il prit la main d'un garde national, la mit sur son cœur, et dit : Vous le voyez, je suis tranquille.

Alors, entouré de députés, de gardes nationaux, protégé par leur commandant, il se dirigea brusquement vers une porte dérobée, tout près de la cheminée, s'y jeta. Elle fut sur-le-champ refermée sur lui.

Un peu après, la reine montrait à la députation l'état effroyable de l'appartement, les portes brisées. Elle s'aperçut qu'un député, l'ardent Merlin de Thionville, avait les larmes aux yeux. Il s'en excusa vivement : Je pleure, oui, Madame, je pleure, mais sur les malheurs d'une femme sensible et belle, d'une mère... Ce n'est pas sur la reine. Je hais les reines et les rois... Telle est ma religion.

Le Roi, rentré dans ses appartements, gardait, sans s'en apercevoir, le bonnet rouge qu'il avait pris. Ce bonnet, trop petit pour entrer dans sa tête, était resté sur ses cheveux. On le lui fit remarquer, et rien ne lui fut plus sensible ; il le jeta violemment à ses pieds, s'indignant, dans cette journée où du reste il fut héroïque, de retrouver sur lui ce signe de duplicité.