HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE II. — 14 JUILLET - 6 OCTOBRE 1789.

CHAPITRE III. — LA FRANCE ARMÉE.

 

 

Embarras de l'Assemblée. — Elle invite à la confiance, 23 juillet. — Défiance du peuple, craintes de Paris, alarmes des provinces. — Complot de Brest ; la Cour compromise par l'ambassadeur d'Angleterre, 27 juillet. — Fureur des nobles et anoblis ; menaces et complots. — Terreur des campagnes. Le paysan prend les armes contre les brigands ; il brûle les chartes féodales, incendie plusieurs châteaux. (Juillet-août 1789.)

 

Les vampires de l'Ancien-Régime, dont la vie avait fait tant de mal à la France, en firent encore plus par leur mort.

Ces gens que Mirabeau nommait si bien : le rebut du mépris public, sont comme réhabilités par le supplice. La potence est pour eux l'apothéose. Les voilà devenus d'intéressantes victimes, les martyrs de la monarchie ; leur légende ira s'augmentant de fictions pathétiques. M. Burke va tout à l'heure les canoniser et prier sur leur tombeau.

Les violences de Paris, celles dont les provinces furent en même temps le théâtre, placèrent l'Assemblée nationale dans une situation difficile dont elle ne pouvait bien sortir.

Si elle ne faisait rien, elle semblait encourager le désordre, autoriser l'assassinat ; elle fournissait un texte aux calomnies éternelles.

Si elle essayait de remédier au désordre, de relever l'autorité, elle rendait, au roi ? non, mais à la reine, à la cour, l'épée que le peuple avait brisée dans leurs mains.

Dans l'une et l'autre hypothèse, l'arbitraire et le bon plaisir allaient être rétablis, pour la vieille royauté ou la royauté de la rue... On démolit en ce moment l'odieux symbole de l'arbitraire, la Bastille, et voilà qu'un autre arbitraire, une Bastille, se relève... L'Anglais se frotte ici les mains, il remercie la Lanterne : Grâce à Dieu, dit-il, la Bastille ne disparaîtra jamais.

Qu'auriez-vous fait ? Dites-le, officieux conseillers, nos amis les ennemis, sages de l'aristocratie européenne, qui si soigneusement arrosez de calomnie la haine que vous avez plantée. Assis à votre aise sur le cadavre de l'Irlande, de l'Italie, de la Pologne, veuillez nous répondre ; vos révolutions d'intérêts n'ont-elles pas coûté plus de sang que nos révolutions d'idées ?...

Qu'auriez-vous fait ?... Sans nul doute, ce que, la veille et le lendemain du 22 juillet, conseillaient Lally-Tollendal, Mounier, Malouet ; ils voulaient, pour rétablir l'ordre, qu'on rendit le pouvoir au roi : Lally se confiait tout à fait aux vertus du roi, Malouet voulait qu'on priât le roi d'user de sa puissance, de prêter main-forte au pouvoir municipal. Le roi aurait armé, et le peuple non point de garde nationale... Le peuple se plaint, eh bien, qu'il s'adresse au Parlement, au procureur général. N'avons-nous pas des magistrats ?

Foulon était magistrat. Malouet renvoyait Foulon au tribunal de Foulon.

On doit, disait-on très bien, réprimer les troubles. Seulement, il fallait s'entendre... Ce mot comprenait bien des choses :

Des vols, d'autres crimes ordinaires, des pillages de gens affamés, des meurtres d'accapareurs, des justices irrégulières sur les ennemis du peuple, la résistance à leurs complots, la résistance légale, la résistance à main armée... Tout cela sous le mot troubles... Voulait-on y appliquer une répression égale ? Si l'on chargeait l'autorité royale de réprimer les troubles, le plus grand pour elle, à coup sûr, c'était d'avoir pris la Bastille, elle aurait puni celui là d'abord.

C'est ce que répondirent Buzot et Robespierre, le 20 juillet, deux jours avant la mort de Foulon. C'est ce que Mirabeau, même après l'événement, dit dans son journal. Il expliqua ce malheur à l'Assemblée par sa véritable cause, l'absence de toute autorité à Paris, l'impuissance des électeurs qui, sans délégation légitime, continuaient d'exercer les fonctions municipales. Il voulait que les municipalités s'organisassent, prissent la force, se chargeassent du maintien de l'ordre. Quel autre moyen, en effet, que de fortifier le pouvoir local, quand le pouvoir central était si justement suspect ?

Barnave dit qu'il fallait trois choses des municipaux bien organisées, des gardes bourgeoises et une justice légale qui pût rassurer le peuple.

Quelle serait cette justice ?

Un député suppléant, Dufresnoy, envoyé par un district de Paris, demandait soixante jurés, pris dans les soixante districts. Cette proposition, appuyée par Pétion, était modifiée par un autre député, qui voulait aux jurés associer des magistrats.

L'Assemblée ne décida rien. A une heure après minuit, de guerre lasse, elle adopta une proclamation dans laquelle elle réclamait la poursuite des crimes de lèse-nation, se réservant d'indiquer dans la constitution le tribunal qui jugerait... C'était remettre à longtemps... Elle invitait : la paix, sur le motif que le roi avait acquis plus de droits que jamais à la confiance du peuple, qu'il existait un concert parfait, etc.

Confiance ! et jamais plus il n'y eut de confiance ! Au moment même où l'Assemblée parlait de confiance, une triste lumière avait lui on voyait de nouveaux périls.

L'Assemblée avait eu tort ; le peuple avait eu raison.

Quelque envie qu'on eût de se tromper, de croire tout fini, le bon sens disait que l'Ancien-Régime, vaincu, voudrait prendre sa revanche. Un pouvoir qui avait, depuis des siècles, toutes les forces du pays dans ses mains, administration, finances, armées, tribunaux, qui avait encore partout ses agents, ses officiers, ses juges, sans aucun changement, et, pour partisans forcés, deux ou trois cent mille nobles ou prêtres, propriétaires d'une moitié ou des deux tiers du royaume, ce pouvoir immense, multiple, qui couvrait la France, pouvait-il mourir comme un homme, d'un seul coup, en une fois ? était-il tombé raide mort sous une balle de juillet ? C'était ce qu'on n'aurait pas pu faire croire au plus simple des enfants.

Il n'était pas mort. Il avait été frappé, blessé ; moralement, il était mort, physiquement il ne l'était pas. Il pouvait ressusciter... Comment le revenant apparaitrait-il ? C'était toute la question que le peuple s'adressait ; c'était celle qui lui troublait l'imagination... Le bon sens prit ici mille formes de superstitions populaires.

Tout le monde allait voir la Bastille ; tous regardaient avec terreur la prodigieuse échelle de corde par laquelle Latude descendit des tours. On visitait ces tours sinistres, ces cachots noirs, profonds, fétides, où le prisonnier, au niveau des égouts, vivait assiégé, menacé des crapauds, des rats, de toutes les bêtes immondes.

On trouva sous un escalier deux squelettes, avec une chaîne, un boulet, que sans doute traînait l'un des deux infortunés. Ces mots indiquaient un crime. Car jamais les prisonniers n'étaient enterrés dans la forteresse on les portait la nuit au cimetière de Saint-Paul, l'église des Jésuites (confesseurs de la Bastille) ; ils y étaient enterrés sous des noms de domestiques, de sorte qu'on ne sût jamais s'ils étaient morts ou vivants. Pour ces deux, les ouvriers qui les trouvèrent leur donnèrent la seule réparation que ces morts pouvaient recevoir ; douze d'entre eux, armés de leurs outils, portant le poêle avec respect, les menèrent et les inhumèrent à la paroisse honorablement.

On espérait faire d'autres découvertes dans cette vieille caverne des rois. L'humanité outragée se vengeait ; on jouissait d'un sentiment mêlé de haine et de peur, de curiosité... Curiosité insatiable, qui, lorsqu'on avait tout vu, cherchait et fouillait encore, voulait pénétrer plus loin, soupçonnait quelque autre chose, sous les prisons rêvait des prisons, des cachots sous les cachots au plus profond de la terre.

Les imaginations étaient vraiment malades de cette Bastille... Tant de siècles, de générations de prisonniers qui s'étaient succédé là ; ces cœurs brisés de désespoir, ces larmes de rage, ces fronts heurtés contre la pierre... Quoi ! rien n'avait laissé trace ! A peine, à peine, quelque pauvre inscription, gravée d'un clou, illisible... Cruelle envie du temps, complice de la tyrannie, qui s'est accordée avec elle pour effacer les victimes !

On ne pouvait rien voir, mais on écoutait... Il y avait certainement des bruits, des gémissements, d'étranges soupirs. Était-ce imagination ? Mais tout le monde entendait... Fallait-il croire que des malheureux fussent encore ensevelis au fond de quelque oubliette, connue du gouverneur seul qui avait péri ? Le district de Vile Saint-Louis,  d'autres encore, demandaient qu'on recherchât la cause de ces voix lamentables. Une fois, et deux, et plusieurs, le peuple revenait à la charge ; quelque enquête que l'on fit, il ne prenait pas son parti ; il était plein de trouble, d'inquiétude pour ces infortunés, peut-être enterrés vivants.

Et si ce n'étaient pas des prisonniers, n'étaient-ce pas des ennemis ? N'y avait-il pas sous le faubourg quelque communication des souterrains de la Bastille aux souterrains de Vincennes... Du donjon à l'autre donjon, ne pouvait-on faire passer des poudres, exécuter ce que De Launay avait eu l'idée faire, lancer la Bastille dans les airs, renverser, écraser le faubourg de la liberté ?

On fit des recherches publiques, une enquête solennelle et authentique pour rassurer les esprits. L'imagination alors transporta son rêve ailleurs. Elle plaça sa mine et sa peur de l'autre côté de Paris, dans ces cavités immenses d'où nos monuments sont sortis, aux abîmes d'où l'on a tiré le Louvre, Notre-Dame et autres églises. En 1786, on y avait versé, sans qu'il y parût (tant ces souterrains sont vastes), tout Paris mort depuis mille ans, une terrible masse de morts qui, pendant cette année, allait la nuit dans des chars de deuil, le clergé en tête, chercher des Innocents à la Tombe-Issoire, le repos définitif et l'oubli complet.

Ces morts appelaient les autres, et c'était, sans doute là qu'un volcan se préparait ; la mine, du Panthéon au ciel, allait soulever Paris, et, le laissant retomber, confondrait, brisés, sans forme, les vivants et les morts, le pêle-mêle des chairs palpitantes, des cadavres et des ossements.

Ces moyens d'extermination ne semblaient pas nécessaires ; la famine suffisait. Après une mauvaise année venait une année mauvaise ; le peu de blé qui avait levé autour de Paris fut foulé, gâté, mangé par la cavalerie nombreuse qu'op. avait rassemblée. Et mémé, sans cavaliers, le blé s'en allait. On voyait, ou l'on croyait voir des bandes armées qui venaient la nuit couper le blé vert. Foulon, tout mort qu'il était, semblait revenir exprès pour faire à la lettre ce qu'il avait dit : Faucher, la France. Faucher le blé vert, le détruire, la seconde année de famine, c'était aussi faucher les hommes.

La terreur allait s'étendant ; les courriers, répétant ces bruits, la portaient chaque jour d'un bout du royaume à l'autre. Ils n'avaient pas vu les brigands, mais d'autres les avaient vus ; ils étaient ici et là ; Ils étaient en route, nombreux, armés jusqu'aux dents ; ils arriveraient la nuit probablement au demain sans faute. En plein joui, à tel endroit, ils avaient coupé les blés ; c'est ce que la municipalité de Soissons écrivait éperdue à l'Assemblée nationale, en demandant du secours ; toute une armée de brigands marchait sur cette ville. Ou chercha, ils avaient disparu dans les fumées du soir ou les brouillards du matin.

Ce qui était plus réel ; c'est qu'à cet affreux fléau de la faim, quelques-uns avaient eu l'idée d'en joindre un autre, qui fait frissonner, quand on songe aux cent années de guerres qui, dans le quatorzième, le quinzième siècle, firent un cimetière de notre malheureux pays. Ils voulaient amener les Anglais en France. La chose a été contestée ; pourquoi ? Elle est infiniment vraisemblable, puisqu'elle a été sollicitée plus tard, tentée, manquée, à Quiberon.

Mais, cette fois, il s'agissait non pas d'amener leur flotte sur une plage difficile, sans défense et sans ressources, mais bien de les établir dans une bonne place défendable, de leur mettre en main l'arsenal naval où la France, un siècle durant, a entassé ses millions, ses travaux, tout son effort... La pointe, la proue du grand vaisseau national, l'écueil du vaisseau britannique... Il s'agissait de livrer Brest.

Depuis que la France avait aidé à la délivrance de l'Amérique, divisé l'empire anglais, l'Angleterre souhaitait non son malheur, mais sa ruine et destruction complète, qu'une forte marée d'automne soulevât l'Océan de son lit et couvrit d'une belle nappe tout ce qu'il y a de terre de Calais aux Vosges, aux Pyrénées et aux Alpes.

Cependant il y avait une chose plus belle à voir, c'était que cette mer nouvelle fût de sang, du sang de la France, tiré par elle de ses veines, qu'elle s'égorgeât elle-même et s'arrachât les entrailles.

A cela le complot de Brest était un bon commencement. Seulement il était à craindre que l'Angleterre, donnant la main aux scélérats qui lui vendaient leur pays, n'unit toute la France contre elle, qu'elle ne nous réconciliât dans une indignation commune, qu'il n'y eût plus de partis...

Une autre cause eût suffi pour retenir le gouvernement anglais, c'est que, dans le premier moment, l'Angleterre, malgré sa haine, souriait à notre Révolution. Elle n'en soupçonnait aucunement la portée ; dans ce grand mouvement français et européen qui n'est pas moins que l'avènement du droit éternel, elle croyait voir une imitation de sa petite révolution insulaire et égoïste du dix-septième siècle. Elle applaudissait la France, comme une mère encourage l'enfant qui tâche de marcher derrière elle. Étrange mère, qui ne savait pas bien au fond si elle désirait que l'enfant marchât ou se rompît le col.

Donc l'Angleterre résista à la tentation de Brest. Elle fut vertueuse et révéla la chose aux ministres de Louis XVI, sans dire le nom des personnes. Dans cette demi-révélation, elle trouvait un avantage immense, celui de brouiller la France, de porter au comble la défiance et les soupçons, d'avoir une prise terrible sur ce faible gouvernement, de prendre hypothèque sur lui. Il y avait à parier qu'il ne rechercherait pas sérieusem.ent le  complot, craignant de trop bien trouver, de frapper sur ses amis. Et s'il ne recherchait rien, s'il gardait ce secret, pour lui, l'Anglais était toujours à même de le faire éclater, cet affreux secret. Il tenait cette épée suspendue sur la tête de Louis XVI.

Dorset, l'ambassadeur anglais, était un homme agréable ; il ne bougeait de Versailles plusieurs croyaient qu'il avait plu à la reine et qu'il avait eu son tour. Cela n'empêcha pas qu'après la prise de la Bastille, sondant la profondeur du coup que le roi avait reçu, il ne saisit l'occasion de le perdre, autant qu'il était en lui.

Une lettre assez équivoque de Dorset au comte d'Artois ayant été saisie par hasard, il écrivit au ministre qu'on le soupçonnait à tort d'avoir influé en rien sur les troubles de Paris. Loin de là, ajoutait-il doucement, Votre Excellence sait bien l'empressement que j'ai mis à lui faire connaître l'affreux complot de Brest au commencement de juin, l'horreur qu'il inspirait à ma cour, et l'assurance nouvelle de son attachement sincère pour le roi et la nation... Et il priait le ministre de communiquer sa lettre à l'Assemblée nationale.

Autrement dit, il le priait de se mettre la corde au col. Sa lettre, du 26 juillet, constatait, mettait en lumière que la cour, deux mois entiers, avait gardé le secret, sans agir et sans poursuivre, réservant apparemment ce complot comme un en-cas de guerre civile, une arme dernière, le poignard de miséricorde, comme disait le Moyen-âge, que l'homme gardait toujours, afin que, l'épée brisée, vaincu, terrassé, il pût, en demandant grâce, assassiner son vainqueur. Le ministre Montmorin, traîné par l'Anglais au grand jour, à l'Assemblée nationale, n'eut à donner qu'une assez pauvre explication, à savoir que, n'ayant pas le nom des coupables, on n'avait pas pu pour suivre. L'Assemblée n'insista pas ; mais le coup était porté et n'en fut que plus profond. La France entière le sentit.

L'affirmation de Dorset, qu'on eût pu croire mensongère, une fiction, un brandon que nos ennemis jetaient au hasard, parut confirmée par l'imprudence des officiers de la garnison de Brest, qui, sur la nouvelle de la prise de la Bastille, firent la, démonstration de se retrancher au château, la menace de traiter militairement la ville, si elle bougeait. C'est ce qu'elle fit à l'instant, elle prit les armes, s'empara de la garde du port. Les soldats, les marins, travaillés en vain par leurs officiers, qui leur donnaient de l'argent, se rangèrent du côté du peuple. Le noble corps de la marine était fort aristocrate, mais nullement Anglais, à coup sûr. Les soupçons ne s'étendirent pas moins sur eux et, d'autre part, sur la noblesse de la Bretagne. Celle-ci s'indigna en vain, en vain protesta de sa loyauté.

L'irritation, portée au comble, faisait croire aux plus noirs complots. La longue obstination de la Noblesse à rester séparée du Tiers dans les États généraux, l'amère, l'âcre polémique qui s'était élevée à cette occasion dans les villes, grandes et petites, dans les villages et hameaux, souvent dans la même maison, avaient inculqué au peuple une idée ineffaçable que le noble, c'était l'ennemi.

Une partie considérable de la haute noblesse, illustre, historique, fit ce qu'il fallait-pour prouver que cette idée était fausse, craignant peu la Révolution, et croyant que, quoi qu'elle fit, elle ne tuerait pas l'histoire. Mais les autres et les plus petits, moins rassurés sur leur rang, plus vaniteux ou plus francs, blessés aussi chaque jour par l'élan nouveau du peuple qu'ils voyaient de bien plus près, qui les serrait davantage, se déclaraient hardiment ennemis de la Révolution.

Les anoblis, les parlementaires, étaient les plus furieux ; les magistrats étaient devenus plus guerriers que les militaires, ils ne pariaient, que de combats, juraient mort, sang et ruine. Ceux d'entre eux qui jusque-là avaient été l'avant-garde de la résistance aux volontés de la cour, qui avaient savouré le plus la popularité, l'amour, l'enthousiasme public, étaient étonnés, indignés de se voir fout à coup indifférents ou haïs. Ils haïssaient, et sans bornes... ils cherchaient souvent la cause de ce changement si prompt dans l'artificieuse machination de leurs ennemis personnels, et les haines politiques s'envenimaient encore de vieilles haines de familles. A Quimper, un Kersalaun, membre du parlement de Bretagne, ami de La Chalotais, naguère ardent champion de l'opposition parlementaire, puis tout à coup royaliste, aristocrate encore plus ardent, se promenait gravement au milieu des huées du peuple, qui pourtant n'osait le toucher, et, nommant ses ennemis tout haut, disait avec gravité : Je les jugerai sous peu et laverai mes mains dans leur sang[1].

Un de ces parlementaires, seigneur en Franche-Comté, M. Memmay de Quincey, ne s'en tint pas à la menace. Ulcéré probablement par des haines de voisinage, l'esprit troublé de fureur, entraîné peut-être aussi par cette pente à l'imitation qui fait qu'un crime célèbre engendre bien souvent des crimes, il réalisa précisément ce que De Launay avait voulu faire, ce que le peuple de Paris croyait encore avoir à craindre. Il fit savoir à Vesoul et dans les alentours qu'en réjouissance de la bonne nouvelle, il donnerait une fête et traiterait à table ouverte. Paysans, bourgeois, soldats, tous arrivent, boivent, dansent... La terre s'ouvre, une mine éclate, lance, brise, tue au hasard ; le sol est jonché de membres sanglants... Le tout, attesté par le curé, qui confessa quelques blessés qui survivaient, attesté par la gendarmerie, apporté le 25 juillet à l'Assemblée nationale... L'Assemblée indignée obtint du roi qu'on écrirait a toutes les puissances pour demander l'extradition des coupables[2].

L'opinion s'étendait, s'affermissait, que les brigands qui coupaient les blés pour faire mourir de faim le peuplé n'étaient point des étrangers, comme on l'avait pensé d'abord, point Italiens, point Espagnols, comme Marseille le croyait en mai, mais des ennemis français de la France, de furieux ennemis de la Révolution, leurs agents, leurs domestiques, des bandes soldées par eux[3].

La terreur en augmenta, chacun croyant avoir près de soi des démons exterminateurs. Le matin, on courait au champ voir s'il n'était pas dévasté. Le soir, on s'inquiétait, craignant de brûler dans la nuit. Au nom des brigands, les mères serraient, cachaient leurs enfants.

Où donc était cette protection royale sur la foi de laquelle le peuple avait si longtemps dormi ? Cette vieille tutelle qui le rassurait si bien qu'il en' était resté mineur, qu'il avait en quelque sorte grandi sans cesser d'être enfant ? On commençait à sentir que, quelque homme que fût Louis XVI, la royauté était l'intime amie de l'ennemi.

Les troupes du roi, qui, en d'autres temps, eussent paru une protection, étaient justement ce qui faisait peur. Qui voyait-on à leur tête ? Les plus insolents des nobles, ceux qui cachaient le moins leur haine. Ils animaient, payaient au besoin le soldat contre le peuple, enivraient leurs Allemands ; ils semblaient préparer un coup.

L'homme devait compter sur soi, sur nul autre.

Dans cette absence complète d'autorité et de protection publique, son devoir de père de famille le constituait défenseur des siens. Il devenait, dans sa maison, le magistrat, le roi, la loi et l'épée pour exécuter la loi, conformément au vieux proverbe : Pauvre homme en sa maison roi est.

La main de justice, l'épée de justice, pour ce roi, c'est ce qu'il a sa faux, au défaut de fusil, son hoyau, sa fourche de fer... Viennent maintenant les brigands !... Mais il ne les attend pas. Voisins et voisins, village et village armés, ils vont voir dans la campagne si ces scélérats oseront venir... On avariée, on voit une troupe... Ne tirez pas cependant... Ce sont les gens d'un autre village, amis et parents, qui cherchent aussi[4]...

La France fut armée en huit jours. L' Assemblée nationale apprit coup sur coup les progrès miraculeux de cette révolution, elle se vit en un moment à la tête de l'armée la plus nombreuse qui fut depuis les croisades. Chaque courrier qui arrivait l'étonnait, l'effrayait presque. Un jour, on venait lui dire : Vous avez deux cent mille hommes. Le lendemain, on lui disait : Vous avez cinq cent mille hommes. — D'autres arrivaient : Un million d'hommes sont armés cette semaine, deux millions, et trois millions...

Et tout ce grand peuple armé, dressé tout à coup du sillon, demandait à l'Assemblée ce qu'il fallait faire.

Où donc est l'ancienne armée ? Elle a comme disparu. La nouvelle, si nombreuse, l'eût étouffée sans combattre, seulement en se serrant...

La France est un soldat, on l'a dit, elle l'est depuis ce jour. Ce jour, une race nouvelle sort de terre, chez laquelle les enfants naissent avec des dents pour déchirer la cartouche, avec de grandes jambes infatigables pour aller du Caire au Kremlin, avec le don magnifique de pouvoir marcher, combattre sans manger, de vivre d'esprit.

D'esprit, de gaieté, d'espérance. Qui donc a droit d'espérer, si ce n'est celui qui porte en lui l'affranchissement du monde ?

La France était-elle avant ce jour ? On pourrait le contester. Elle devint tout à la fois une épée et un principe. Être ainsi armée, c'est être. Qui n'a ni l'idée ni la force n'existe que par pitié.

Ils étaient en fait, et ils voulurent être en droit.

Le barbare Moyen-âge n'admettait pas leur existence, il les niait comme hommes et n'y voyait que des choses. Dans sa bizarre scolastique, il enseignait que les âmes rachetées du même prix valent toutes le sang d'un Dieu, et ces âmes ; ainsi relevées, il les rabaissait à la bête, les fixait sur leur sillon, les adjugeait au servage éternel et damnait la liberté.

Ce droit sans droit alléguait la conquête, c'est-à-dire l'ancienne injustice ; la conquête, disait-il, a fait les nobles, les seigneurs. N'est-ce que cela ? dit Sieyès, nous serons conquérants à notre tour !

Le droit féodal alléguait encore ces actes hypocrites où l'on suppose que l'homme stipula contre lui-même, où le faible, par peur ou par force, se donnait sans réserver rien, donnait l'avenir, le possible, ses enfants à naître, les générations futures. Ces coupables parchemins, ]a honte de la -nature, dormaient impunis depuis des siècles au fond des châteaux.

On parlait fort du grand exemple de Louis XVI, qui avait affranchi les derniers serfs de ses domaines. Imperceptible sacrifice qui coûta peu au Trésor, et qui m'eut en France presque aucun imitateur.

Quoi ! dira-t-on, les seigneurs étaient-ils en 1789 des hommes durs, impitoyables ?

Nullement. C'était une classe d'hommes très mêlée, mais généralement faible et physiquement déchue[5], légère, sensuelle et sensible, si sensibles qu'ils ne pouvaient voir de près les malheureux. Ils les voyaient dans les idylles, les opéras, les contes, les romans qui font verser de douces larmes ; ils pleuraient avec Bernardin de Saint-Pierre, avec Grétry et Sedaine, avec Berquin, Florian ; ils se savaient gré de pleurer et se disaient : Je suis bon.

Avec cette faiblesse de cœur, cette facilité de caractère, la main ouverte, incapable de résister aux occasions de dépense, il leur fallait de l'argent, beaucoup d'argent, plus qu'à leurs pères. De là la nécessité de tirer beaucoup des terres, de livrer le paysan aux hommes d'argent, intendants et gens d'affaires. Plus les maîtres avaient bon cœur, plus ils étaient généreux et philanthropes à Paris, plus leurs vassaux mouraient de faim ; ils vivaient moins dans leurs châteaux, pour ne pas voir cette misère, dont leur sensibilité aurait eu trop à souffrir.

Telle était en général cette société, faible, vieille et molle. Elle s'épargnait volontiers la vue de l'oppression, n'opprimait que par procureur. Il ne manquait pas cependant de nobles provinciaux qui se piquaient de maintenir dans leurs castels les rudes traditions féodales, qui gouvernaient durement leur famille et leurs vassaux. Rappelons seulement ici le célèbre ami des hommes, le père de Mirabeau, l'ennemi de sa famille, qui tenait enfermés tous les siens, femme, fils et filles, peuplait les prisons d'État, plaidait contre ses voisins, désolait ses gens. Il conte que, donnant une fête, il fut étonné lui-même de l'aspect sombre, sauvage, de ses paysans. Je le crois sans peine ; ces pauvres gens craignaient vraisemblablement que l'ami des hommes ne les prit pour ses enfants.

Il ne fauta s'étonner si le paysan, ayant une fois saisi les armes s'en servit et prit sa revanche. Plusieurs seigneurs avaient cruellement vexé leurs communes, qui ce jour-là s'en souvinrent. L'un avait entouré de murs la fontaine du village, l'avait confisquée pour lui. Un autre s'était emparé des communaux. Ils périrent. On cite encore plusieurs autres meurtres qui sans doute furent des Vengeances.

L'armement général des villes fut imité par les campagnes. La prise de la Bastille les encouragea à attaquer leurs bastilles. Tout ce dont il faut s'étonner, quand on sait ce qu'ils souffraient, c'est qu'ils aient commencé si tard. Les souffrances, les vengeances, s'étaient accumulées par le retard, entassées à une hauteur effrayante... Quand cette monstrueuse avalanche, retenue longtemps à l'état de glace et de neige, fondit tout à coup, une telle masse déborda que son seul déplacement pouvait tout anéantir.

Il faudrait pouvoir démêler, dans cette scène immense et confuse, ce qui appartient aux bandes errantes de pillards, de gens chassés par la famine, et ce que fit le paysan domicilié, la commune contre le seigneur.

On a recueilli le mal soigneusement, le bien pas assez.

Plusieurs seigneurs trouvèrent des défenseurs dans leurs vassaux ; par exemple, le marquis de Montfermeil, qui, l'année précédente, avait emprunté cent mille francs pour les secourir. Les plus furieux eux-mêmes s'arrêtèrent quelquefois devant la faiblesse. En Dauphiné, par exemple, un château fut respecté, parce, qu'on n'y trouva qu'une dame malade, au lit, avec ses enfants ; on se borna à détruire les archives féodales.

Généralement le paysan montait d'abord au château pour se faire donner des armes ; puis il osait davantage, il brûlait les actes et les titres. La plupart de ces instruments de, servitude, les plus actuels ; les plus oppresseurs, étaient bien plutôt dans les greffes, chez les procureurs et notaires. Le paysan y alla peu. Il s'attaqua de préférence aux antiquités, aux chartes originales. Ces titres primitifs, sur beaux parchemins, ornés de sceaux triomphants, restaient, au trésor du château pour être montrés aux bons jours. Ils habitaient les somptueux casiers, les portefeuilles de velours au fond d'une arche de chêne qui faisait l'honneur de la tourelle. Point de manoir important qui, près du colombier féodal, ne montrât la tour des archives.

Nos gens allaient droit à la tour. Là pour eux était la Bastille, la tyrannie, l'orgueil, l'insolence, le mépris des hommes ; la tour, depuis bien des siècles, se moquait de la vallée, elle la stérilisait, l'attristait, l'écrasait de son ombre pesante. Gardien du pays dans les temps barbares, sentinelle de la contrée, elle en fut l'effroi plus tard. En 1789, qu'est-elle, sinon l'odieux témoin du servage, un outrage perpétuel, pour redire tous les matins à l'homme qui va labourer l'antique humiliation de sa race... Travaille, travaille, fils de serf, gagne, un autre profitera, travaille et n'espère jamais ?

Chaque matin et chaque soir, mille ans, davantage peut-être, la tour fut maudite. Un jour vint qu'elle tomba.

Que vous avez tardé, grand jour ! Combien de temps nos pères vous ont attendu et rêvé !... L'espoir que leurs fils vous verraient enfin a pu seul les soutenir ; autrement ils n'auraient pas voulu vivre, ils seraient morts à la peine... Moi-même, leur compagnon, labourant à côté d'eux dans le sillon de l'histoire, buvant à leur coupe amère, qui m'a permis de revivre le douloureux Moyen-âge, et pourtant de n'en pas mourir, n'est-ce pas vous, Ô beau jour, premier jour de la délivrance ?... J'ai vécu pour vous raconter !

 

 

 



[1] Duchatellier, La Révolution en Bretagne, I, 175.

[2] Plus tard, M. de Memmay fut réhabilité sur la plaidoirie de N. Courvoisier. Il soutint que l'accident était résulté d'un baril de poudre laissé par hasard à côté des gens ivres. Trois choses avaient contribué à donner une autre opinion : 1° l'absence de M. de Memmay le jour de la fête ; il ne voulait pas y paraître, voulant laisser un cours plus libre à la joie ; 2° sa disparition absolue ; 3° le Parlement, dont il était un ancien membre, ne permit pas aux tribunaux ordinaires d'informer, évoqua l'affaire, se réserva le jugement.

[3] Les historiens affirment tous, sans la moindre preuve, que ces alarmes, ces accusations, tout ce grand mouvement partait de Paris, de telle où telle personne. Sans doute les meneurs influaient sur le Palais-Royal, le Palais-Royal sur Paris, Paris sur. la France. Il n'en est pas moins inexact de rapporter tout.au duc d'Orléans, comme la plupart des royalistes, à Duport, comme M. Droz, à Mirabeau, comme Montgaillard, etc. (Voir la réponse fort sage d'Alexandre de Lameth.) Ce qu'il eût dû ajouter, c'est que Mirabeau, Duport, les Lameth, le duc d'Orléans, la plupart des hommes de cette époque, moins énergiques qu'on ne croit, étaient ravis qu'on leur crût une telle énergie, une si vaste influence. Aux accusations ils répondaient peu de chose, souriaient modestement, laissant croire à qui voulait qu'ils étaient de grands scélérats.

[4] Montlosier, Mémoires, I, 233 ; Toulongeon, I, 56, etc.

[5] C'est que qu'avoue M. de Maistre dans ses Considérations sur la Révolution (1796).