HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

INTRODUCTION.

PREMIÈRE PARTIE. — DE LA RELIGION DU MOYEN ÂGE.

 

 

§ I

JE définis la Révolution, l'avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice.

La Loi, telle qu'elle apparut dans la Révolution, est-elle conforme, ou contraire, à la loi religieuse qui la précéda ? Autrement dit La Révolution est-elle chrétienne, anti-chrétienne ?

Cette question, historiquement, logiquement, précède toute autre. Elle atteint, elle pénètre celles même qu'on croirait exclusivement politiques. Toutes les institutions d'ordre civil que trouva la Révolution, étaient ou émanées du Christianisme, ou calquées sur ses formes, autorisées par lui.

Religieuse ou politique, les deux questions ont leurs profondes racines inextricablement mêlées. Confondues dans le passé, elles apparaîtront demain ce qu'elles sont, unes et identiques.

Les disputes socialistes, les idées qu'on croit aujourd'hui nouvelles et paradoxales, se sont agitées dans le sein du Christianisme et de la Révolution. Il est peu de ces idées dans lesquelles les deux systèmes ne soient entrés bien avant. La Révolution spécialement, dans sa rapide apparition, où elle réalisa si peu, a vu, aux lueurs de la foudre, des profondeurs inconnues, des abîmes d'avenir.

Donc, malgré les développements que les théories ont pu prendre, malgré les formes nouvelles et les mots nouveaux, je ne vois encore sur la scène que deux grands faits, deux principes, deux acteurs et deux personnes, le Christianisme, la Révolution.

Celui qui va raconter la crise où ce nouveau principe surgit et se fit sa place, ne peut se dispenser de lui demander ce qu'il est par rapport à son aîné, en quoi il le continue, en quoi il le dépasse, le domine, ou l'abolit. Grave problème que personne n'a encore envisagé face à face.

C'est un spectacle curieux de voir que tous tournent autour, et personne n'y veut regarder sérieusement. Ceux même qui croient ou qui font semblant de croire la question surannée, montrent assez, en l'évitant, qu'elle est vivante, actuelle, périlleuse et formidable... Si ce puits ne vous fait pas peur, pourquoi vous reculez-vous ? pourquoi rejetez-vous la tête ?... Il y a là apparemment une puissance de vertige, et d'attraction dangereuse...

Nos grands politiques ont aussi, il faut le dire, une raison mystérieuse d'éviter ces questions. Ils croient que le Christianisme est encore un grand parti qu'il est bon de ménager. Pourquoi se brouiller avec lui ?... Ils aiment mieux lui sourire, en se tenant à distance, lui faire politesse sans se compromettre... Ils croient d'ailleurs que cette foule religieuse est généralement fort simple, qu'il suffira, pour l'amuser, de vanter un peu l'Évangile. Cela n'engage pas beaucoup. L'Évangile, dans sa vague moralité, ne contient presque aucun des dogmes qui firent du Christianisme une religion si positive, si prenante et absorbante, si forte pour envelopper l'homme. Dire comme les mahométans, que Jésus est un grand prophète, ce n'est pas être chrétien.

L'autre parti réclame-t-il ? Le zèle de Dieu le dévore, lui met-il au cœur une indignation sérieuse contre ce jeu des politiques ? Nullement, il crie beaucoup, mais sur des choses accessoires ; sur le fond, il est trop heureux qu'on ne l'inquiète jamais. Les ménagements, un peu légers, des politiques, et parfois suspects d'ironie, ne lui font pas trop de chagrin. Il leur laisse croire qu'il s'y trompe. Tout vieux qu'il est, il a encore une prise infinie sur le monde. Pendant que les autres tournent dans leur manège parlementaire, roulant leur roue inutile, s'épuisant sans avancer, lui, le veux parti, il tient encore ce qui est le fond de la vie, la famille et le foyer, la femme et par elle l'enfant... Ceux qui lui sont le plus hostiles, lui livrent ce qu'ils aiment et tout leur bonheur... On lui remet chaque jour l'homme enfant, désarmé, faible, dont l'esprit, à l'état de rêve, ne peut se défendre encore. Ceci lui donne bien des chances. Qu'il le garde et le fortifie, ce vaste, ce muet empire, qu'on ne lui dispute pas sa part encore est la meilleure ; il gémira, se plaindra, mais se gardera bien de forcer les politiques à formuler leur croyance.

Politiques des deux côtés ! connivence et connivence ! où me tournerai-je pour trouver les amis de la Vérité ?

Les amis du Saint et du Juste ?... Est-ce qu'il n'y aura plus donc en ce monde personne qui se soucie de Dieu ?

Enfants du Christianisme, vous qui vous prétendez fidèles, nous vous adjurons ici... Passer ainsi Dieu sous silence, omettre, en toute dispute, ce qui est vraiment la foi, comme chose trop dangereuse, scandaleuse pour l'oreille, est-ce de la religion ?

Un jour que je parlais, devant un de nos meilleurs évêques, de la lutte de la Grâce et de la Justice, qui est le fond même du dogme chrétien, il m'arrêta et me dit : Cette question heureusement n'occupe plus les esprits. Là-dessus, nous jouissons du repos et du silence... Tenons-nous-y, n'en sortons point. Il est superflu de rentrer dans ce débat...

Et ce débat, monseigneur, n'est pas moins que la question de savoir si le dogme de la Grâce et du salut par le Christ, seule base du Christianisme, est conciliable avec la Justice, de savoir si ce dogme est juste, de savoir s'il subsistera... Rien ne dure contre la Justice... La durée du Christianisme vous parait-clic donc une question accessoire ?

Je sais bien qu'après un débat de plusieurs siècles, après qu'on eut entassé des montagnes de distinctions, de subtilités scolastiques, sans avancer rien, le pape imposa silence, jugeant, comme mon évêque, que la question pouvait être négligée, désespérant de pacifier l'affaire, et laissant dans cette arène la Justice et l'injustice s'arranger, comme elles pourraient.

Ceci est beaucoup plus fort que ce qu'ont jamais fait les plus grands ennemis du Christianisme. Ils lui ont, tout au moins,  accordé ce respect de l'examiner, de He pas le mettre hors de cour sans daigner l'entendre.

Nous qui ne sommes point ennemis, comment refuserions-nous l'examen et le débat ? La prudence ecclésiastique, la légèreté des politiques, leurs fins de non-recevoir, ne nous vont aucunement. Nous devons au Christianisme de voir ce qu'il peut y avoir de conciliation avec la Révolution, de savoir quel rajeunissement le vieux principe peut trouver dans le sein du nouveau. Nous avons très sincèrement souhaité qu'il se transformât, vécût encore. Dans quel sens cette transformation s'opèrerait-elle ? quel espoir en devons-nous conserver ?

Historien de la Révolution, je ne puis, sans cette recherche, faire même un seul pas. Mais quand je n'y serais invinciblement mené par la loi de mon sujet, j'y serais poussé par mon cœur. La misérable connivence où restent les deux partis, est une des causes dormantes de notre affaiblissement moral. Combat de condottieri, où personne ne combat ; on avance, on recule, on menace, sans se toucher, chose pitoyable à voir... Tant que les questions fondamentales restent ainsi éludées, il n'y a nul progrès à espérer, ni religieux, ni social. Le monde attend une foi, pour se remettre marcher, à respirer, à vivre. Mais jamais dans le Faux, dans la ruse, dans les traités du mensonge, ne peut commencer la foi.

Solitaire, désintéressé, je ferai, dans ma Faiblesse, ce que ne Font pas les forts. Je sonderai la question devant laquelle ils reculent, et j'aurai peut-être, avant de mourir, le prix de la vie, qui est de trouver le vrai et le dire selon son cœur.

Au moment de raconter les temps héroïques de la Liberté, j'ai espoir que peut-être elle me soutiendra elle-même, qu'elle fera son œuvre en ce livre, et fondera la base profonde sur laquelle un temps meilleur pourra édifier la foi de l'avenir.

§ II

Plusieurs esprits éminents, dans une louable pensée de conciliation et de paix, ont affirmé de nos jours que la Révolution n'était que l'accomplissement du Christianisme, qu'elle venait le continuer, le réaliser, tenir tout ce qu'il a promis.

Si cette assertion est fondée, le dix-huitième siècle, les philosophes, les précurseurs, les maitres de la Révolution, se sont trompés : ils ont fait tout autre choix que ce qu'ils ont voulu faire. Généralement, ils ont un tout autre but que l'accomplissement du Christianisme.

Si la Révolution était cela, rien de plus, elle ne serait pas distincte du Christianisme : elle en serait un âge ; elle serait son âge viril, son âge de raison. Elle ne serai rien en elle-même. En ce cas, il n'y aurait pas deux acteurs, mais un seul, le Christianisme. S'il n'y a qu'un acteur, il n'y a point de drame, point de crise ; la lutte que nous croyons voire est une pure illusion ; le monde paraît s'agiter, en réalité il est immobile.

Mais non, il n'en est pas ainsi. La lutte n'est que trop réelle. Ce n'est pas ici un combat simulé entre le même et le même. Il y a deux combattants.

Et il ne faut pas dire non plus que le principe nouveau n'est qu'une critique de l'ancien, un doute, une pure négation. — Qui a vu une négation ? Qu'est-ce qu'une négation vivante, une négation qui agi, qui enfante, comme celle-ci ?

Un monde est né d'elle hier... Non, pour produire, il faut être.

Donc il y a deux chose, et non pas une, nous ne pouvons le méconnaître, deux principes, deux esprits, l'ancien, le nouveau.

En vain le jeune, sûr de vivre et d'autant plus pacifique, dirait doucement à l'ancien : Je viens accomplir, et rien abolir... L'ancien ne soucie nullement accompli. Ce mot a pour lui quelque chose de funèbre et de sinistre, il repousse cette bénédiction finale, ne veut ni pleurs, ni prières, il écarte le rameau qu'on vient secouer sur lui.

Il faut sortir des malentendus si l'on veut savoir où l'on va.

La Révolution continue le Christianisme, et elle le contredit. Elle en est à la fois l'héritière et l'adversaire.

Dans ce qu'ils ont de général et d'humain, dans le sentiment, les deux principes s'accordent. Dans ce qui fait la vie propre et spéciale, dans l'idée mère de chacun d'eux, ils répugnent et se contrarient.

Ils s'accordent dans le sentiment de la fraternité humaine. Ce sentiment, né avec l'homme, avec le monde, commun à toute société, n'eu pas moins été étendu, a approfondi par le Christianisme. A son tour, la Révolution, fille du Christianisme, l'a enseignée pour le monde, pour toute race, toute religion qu'éclaire le soleil.

Voilà toute la ressemblance. Et voici la différence.

La Révolution fonde la fraternité sur l'amour de l'homme pour l'homme, sur le devoir mutuel, sur le Droit et la Justice. Cette base est fondamentale, et n'a besoin de nulle autre.

Elle n'a point cherché à ce principe certain un douteux principe historique. Elle n'a point motivé la fraternité par une parenté commune, une filiation qui, du père aux enfants, transmettrait avec le sang la solidarité du crime.

Ce principe charnel, matériel, qui met la justice et l'injustice dans le sang, qui les fait circuler, avec le flux de la vie, d'une génération à l'autre, contredit violemment la notion spirituelle de la Justice qui est au fond de l'âme humaine. Non, la Justice n'est pas un fluide qui se transmette avec la génération. La volonté seule est juste ou injuste, le cœur seul se sent responsable ; la Justice est toute en l'âme ; le corps n'a rien à voir ici.

Ce point de départ, barbare et matériel, étonne dans une religion qui a poussé plus loin qu'aucune autre la subtilité du dogme. Il imprime à tout le système un caractère profond d'arbitraire, dont aucune subtilité ne le tirera. L'arbitraire atteint, pénètre les développements du dogme, toutes les institutions religieuses qui en dérivent, et enfin l'ordre civil, qui lui-même au moyen âge dérive de ces institutions, en imite les formes, en subit l'esprit.

Donnons-nous ce grand spectacle.

I. Le point du départ est celui-ci : Le crime vient d'un seul, le salut d'un seul ; Adam a perdu, le Christ a sauvé.

Il a sauvé, pourquoi ? parce qu'il a voulu sauver.

Nul autre motif. Nulle vertu, nulle œuvre de l'homme, nul mérite humain ne peut mériter ce prodigieux sacrifice d'un Dieu qui s'immole. Il se donne, mais pour rien ; c'est là le miracle d'amour ; il ne demande à l'homme nulle œuvre, nul mérite antérieur.

II. Que demande-t-il, en retour de ce sacrifice immense ? Une seule chose : qu'on y croie, qu'on se croie en effet sauvé par le sang de Jésus-Christ. La foi est la condition du salut, non les œuvres de justice. Nulle justice hors de la Foi. Qui ne croit pas, est injuste. La Justice, sans la foi, sert-elle à quelque chose ? A rien.

Saint Paul, en posant ce principe du salut par la foi seule, a mis la Justice hors de cour. Elle n'est désormais tout au plus qu'un accessoire, une suite, un des effets de la foi.

III. Sortis une fois de la Justice, il nous faut aller toujours, descendre dans l'arbitraire.

Croire, ou périr !... La question posée ainsi, on découvre avec terreur qu'on périra, que le salut est attaché à une condition indépendante de la volonté. On ne croit pas comme on veut.

Saint Paul avait établi que l'homme ne peut rien par ses œuvres de justice, qu'il ne peut que la foi. Saint Augustin démontre son impuissance fui même. Dieu seul la donne, la donne gratuitement, sans rien exiger, ni foi, ni justice. Ce don gratuit, cette grâce, est la seule cause de salut. Dieu fait grâce à qui il veut. Saint Augustin a dit : Je crois, parce que c'est absurde. Il pouvait dire en ce système : Je crois, parce que c'est injuste.

L'arbitraire ne va pas plus loin. Le système est consommé. Dieu aime, nulle autre explication, il aime qui lui plais, le dernier de tous, le pécheur, le moins méritant. L'amour est sa raison à lui-même ; il n'exige aucun mérite.

Que serait donc le mérite, si nous pouvions encore employer ce mot ? Être aimé, élu de Dieu, prédestiné au salut.

Et le démérite, la damnation !... Être haï de Dieu, condamné d'avance, crée pour la damnation.

Hélas ! nous avions cru tout à l'heure que l'humanité était sauvée. Le sacrifice d'un Dieu semblait avoir effacé les péchés du monde ; plus de jugement, plus de Justice. Aveugles ! nous nous réjouissions, croyant la Justice noyée dans le sang de Jésus-Christ.... Et voilà que le jugement reparait plus dur, un jugement sans justice, ou du moins dont la justice nous sera toujours cachée. L'élu de Dieu, ce favori, reçoit de lui, avec le don de la foi, le don de faire des œuvres justes, le don du salut... Que la Justice soit un don !.... Nous, nous l'avions crue active, l'acte même de la volonté. Et voilà qu'elle est passive, qu'elle se transmet en présent, de Dieu à l'élu de son cœur.

Cette doctrine, formulée durement par les protestants, n'en est pas moins celle du monde catholique, telle que la reconnait le concile de Trente. Si la Grâce, dit-il avec l'apôtre, n'était pas gratuite, comme son nom même l'indique, si elle devait être méritée par des œuvres de justice, elle serait la Justice, et ne serait plus la Grâce (Conc. Trid. sess. VI, cap. VIII).

Telle a été, dit le concile, la croyance permanente de l'Église. Et il fallait bien qu'il en fût ainsi ; c'est le fond du Christianisme ; hors de là, il y a philosophie, et non plus religion. Celle-ci, c'est la religion de la Grâce, du salut gratuit, arbitraire, et du bon-plaisir de Dieu.

L'embarras fut grand, lorsque le Christianisme avec cette doctrine opposée à la Justice, fut appelé à gouverner, à juger le monde, lorsque la jurisprudence descendit de son prétoire, et dit à la nouvelle foi : Jugez à ma place.

On put voir alors, au fond de cette doctrine qui semblait suffire au monde, un abîme d'insuffisance, d'incertitude, de découragement.

Si l'on restait fidèle au principe que le salut est un don, et non le prix de la Justice, l'homme se croisait les bras, s'asseyait et attendait ; il savait bien que ses œuvres ne pouvaient rien pour son sort. Toute activité morale cessait en ce monde.

Et la vie civile, l'ordre, la justice humaine, comment les maintiendrait-on ? Dieu aime et ne juge plus. Comment l'homme jugera-t-il ? Tout jugement religieux ou politique est une contradiction flagrante dans une religion uniquement fondée sur un dogme étranger à la Justice.

On ne vit pas sans justice. Donc, il faut que le monde chrétien subisse la contradiction. Cela met dans beaucoup de choses du faux et du louche ; on ne se tire de cette double position que par des formules hypocrites. L'Église juge et ne juge pas, tue et ne tue pas. Elle a horreur de verser le sang ; voilà pourquoi elle brûle... Elle ne brûle pas. Elle remet le coupable à celui qui brûlera, et elle ajoute encore une petite prière, comme pour intercéder... Comédie terrible, où la justice, la fausse et cruelle justice, prend le masque de la Grâce.

Étrange punition de l'ambition extraordinaire qui voulut plus que la Justice, et la mépris ! Cette Église est restée incapable de justice. Quand elle voit, au moyen âge, celle-ci qui se relève, elle voudrait s'en rapprocher. Elle essaye de dire comme elle, de prendre sa langue, cale avoue que l'homme peut quelque chose pour son salut par les œuvres de justice. Vains efforts ! Le Christianisme ne peut se réconcilier avec Papinien, qu'en s'éloignant de saint Paul, en quittant sa propre base, s'inclinant hors de lui-même, au risque de perdre l'équilibre et de chavirer.

Parti de l'Arbitraire, ce système doit rester dans l'arbitraire, il n'en peut sortir d'un pas[1].

Tous les mélanges bâtards par lesquels les scolastiques, et d'autres depuis, ont vainement essayé de faire un dogme raisonnable, un christianisme philosophe et juriste, ces mélanges doivent être écartés. Ils n'ont ni vertu, ni force. On a été obligé de les laisser de côté ; on les a fait rentrer dans l'oubli et le silence. Il faut voir le système en lui, dans sa pureté terrible, qui a fait toute sa force, il faut le suivre dans son règne du moyen âge, le voir partir surtout à l'époque où, fixé enfin, complet, armé, inflexible, il prend possession du monde.

Sombre doctrine, qui, dans la destruction de l'empire romain, lorsque l'ordre civil périt, et que la justice humaine est comme effacée, ferme le recours du tribunal suprême, et, pour mille ans, voile la face de la Justice éternelle.

L'iniquité de la conquête, confirmée par arrêt de Dieu, s'autorise, et se croit juste. Les vainqueurs sont les élus ; les vaincus, les réprouvés. Damnation sans appel. De longs siècles peuvent se passer, la conquête s'oublier. Mais le ciel vide de justice n'en pinera pas moins sur la terre, la formant à son image. L'arbitraire, qui fait le fond de cette théologie, se retrouvera partout, avec une fidélité désespérante, dans les institutions politiques, dans celles même où l'homme avait cru bâtir un asile à la Justice. La monarchie divine, la monarchie humaine, gouvernent pour leurs élus.

Où donc se réfugiera l'homme ? La Grâce règne seule au ciel, et la faveur ici-bas.

Pour que la Justice, deux fois proscrite et bannie, se hasarde à relever la tête, il faut une chose difficile (tant le sens humain est étouffé sous la pesanteur des maux et la pesanteur des siècles), il faut que la Justice recommence à se croire juste, qu'elle s'éveille, se souvienne d'elle-même, reprenne conscience du Droit.

Cette conscience, éveillée lentement pendant six cents de tentatives religieuses, elle éclate en 89 dans le monde politique et social.

La Révolution n'est autre chose que la réaction tardive de la Justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la Grâce.

§ III

Si vous avez voyagé quelquefois dans les montagnes, vous aurez peut-être vu ce qu'une fois je rencontrai.

Parmi un entassement confus de roches amoncelées, au milieu d'un monde varié d'arbres et de verdures, se dressait un pic immense. Ce solitaire, noir et chauve, était trop visiblement le fils des profondes entrailles du globe. Nulle verdure ne l'égayait, nulle saison ne le changeait ; l'oiseau s'y posait à peine, comme si, en touchant la masse échappée du feu central, il eût craint de brûler ses ailes. Ce sombre témoin des tortures du monde intérieur semblait y rêver encore, sans faire la moindre attention à ce qui l'environnait, sans se laisser jamais distraire de sa mélancolie sauvage...

Quelles furent donc les révolutions souterraines de la terre, quelles incalculables forces se combattirent dans son sein, pour que cette masse, soulevant les monts, perçant les rocs, fendant les bancs de marbre, jaillit jusqu'à la surface !... Quelles convulsions, quelles tortures arrachèrent du fond du globe ce prodigieux soupir !

Je m'assis, et, de mes yeux obscurcis, des larmes, lentes, pénibles, commencèrent à s'exprimer une à une... La Nature m'avait trop rappelé l'histoire. Ce chaos de monts entassés m'opprimait du même poids qui, pendant tout le moyen âge, pesa sur le cœur de l'homme ; et dans ce pic désolé, que du fond de ses entrailles la terre lançait contre le ciel, je retrouvais le désespoir et le cri du genre humain.

Que la Justice ait porté mille ans sur le cœur cette montagne du dogme, qu'elle ait, dans cet écrasement, compté les heures, les jours, les années, les longues années... C'est là, pour celui qui sait, une source d'éternelles larmes. Celui qui, par l'histoire, partagea ce long supplice, n'en reviendra jamais bien ; quoi qu'il arrive, il sera triste ; le soleil, la joie du monde, ne lui donnera plus de la joie ; il a trop longtemps vécu dans le deuil et les ténèbres.

Ce qui m'a percé le cœur, c'est cette longue résignation, cette douceur, cette patience, c'est l'effort que l'humanité fit pour aimer ce monde de haine et de malédiction sous lequel on l'accablait.

Quand l'homme qui s'était démis de la liberté, défait de la Justice, comme d'un meuble inutile, pour se confier aveuglément aux mains de la Grâce, la vit se concentrer sur un point imperceptible, les privilégiés, les élus, et tout le reste perdu sur la terre, et sous la terre, perdu pour l'éternité, vous croiriez qu'il s'éleva de partout un hurlement de blasphème ! — Non, il n'y eut qu'un gémissement....

Et ces touchantes paroles : S'il vous plaît que je sois damné, que votre volonté soit faite, ô Seigneur !

Et ils s'enveloppèrent, paisibles, résigné, du linceul de damnation.

Chose grave, chose digne de mémoire, que la théologie n'eût prévue jamais. Elle enseignait que les damnés ne pouvaient rien que haïr. Mais ceux-ci aimaient encore. Ils s'exerçaient, ces damnés, à aimer leurs maîtres. Le prêtre, le seigneur, ces enfants préférés du ciel, ne trouveront pendant des siècles que douceur, docilité, amour et confiance, dans cet humble peuple. Il servit, souffrit, en silence : foulé, il remercia ; il ne pêcha point contre ses lèvres, comme fit le saint homme Job.

Qui le préserva de la mort ? Une seule chose, il faut le dire, qui ranima, rafraîchit le patient dans son long supplice. Cette étonnante douceur d'âme qu'il y conservait lui porta bonheur : de ce cœur percé, mais si bon ! s'échappa une vive source d'aimable et tendre fantaisie, un flot de religion populaire contre la sécheresse de l'autre. Arrosée de ces eaux fécondes, la légende fleurit et monta, elle ombragea l'infortuné de ses compatissantes fleurs... Fleurs du sol natal, fleurs de la patrie, qui couvrirent quelque peu et firent oublier parfois l'aride métaphysique byzantine et la théologie de mort.

La mort pourtant fut sous ces fleurs. Le patron, le bon saint du lieu, ne suffit pas à défendre son protégé contre un dogme d'épouvante. Le Diable attendait à peine que l'homme expirât pour le prendre. Il l'environnait vivant. Il était seigneur de ce monde, l'homme était sa chose et son fief. Il n'y paraissait que trop à l'ordre social du temps. Quelle tentation constante de désespoir et de doute !... Que le servage d'ici-bas, avec toutes ses misères, fût le commencement, l'avant-goût de la damnation éternelle ! D'abord, une vie de douleur, puis, pour consolation, l'enfer !... Damnés d'avance !... Pourquoi alors ces comédies du Jugement qu'on joue aux parvis des églises ! N'y a-t-il pas barbarie à tenir dans l'incertitude, dans l'anxiété affreuse, toujours suspendu sur l'abîme, celui qui, avant de naître, est adjugé à l'abîme, lui est dû, lui appartient.

Avant de naître !... L'enfant, l'innocent, créé exprès pour l'enfer !... Mais, que dis-je, l'innocent ? c'est là il n'y a plus d'innocence.

Je ne sais point, mais j'affirme, hardiment, sans hésiter : Là, fut l'insoluble nœud où s'arrêta l'âme humaine, où branla là patience...

L'enfant damné ! J'ai indiqué ailleurs cette plaie profonde, effroyable, du cœur maternel... Je l'ai indiquée, et puis j'ai remis k voile... Celui qui la sonderait, y trouverait beaucoup plus que les affres de la mort.

C'est de là, croyez-le bien, que partit le premier soupir... De protestation ? Nullement... Et pourtant, à l'insu même du cœur d'où il s'échappa, il y avait un Mais terrible dans cet humble, dans ce bas, dans ce douloureux soupir.

Si bas, mais si déchirant !... L'homme qui l'entendit dans cette nuit... ne dormit plus cette nuit... ni bien d'autres... Et le matin, avant le jour, il allait sur son sillon ; et alors, il trouvait là bien des choses changées. Il trouvait la vallée et la plaine de labour plus basses, beaucoup plus profondes, comme un sépulcre ; et plus hautes, plus sombres, plus lourdes, les deux tours à l'horizon, sombre le clocher de sombre le dore on féodal... Et il commençait  aussi à comprendre la voix des deux cloches. L'église sonnait : Toujours. Le donjon sonnait : Jamais... Mais en même temps, une voix Forte parla plus haut dans son cœur... Cette voix  : Un jour ! Et c'était la voix de Dieu ?

Un jour reviendra la Justice ! Laisse là ces vaines cloches ; qu'elles jasent avec le vent... Ne t'alarme pas de ton doute. Ce doute, c'est déjà de la foi. J'espère ; le Droit ajourné aura son avènement, il viendra siéger, juger, dans le dogme et dans le monde... Et ce jour du Jugement s'appellera Révolution.

§ IV

Je me suis souvent demandé en poursuivant la sombre étude du moyen âge, par des chemins pleins de ronces, tristis ad mortem : Comment la religion la plus douce son principe, celle qui part de l'amour même, a-t-elle donc pu couvrir le monde de cette vaste mer de sang ?

L'antiquité païenne, toute guerrière, meurtrière, destructive, avait prodigué la vie humaine, sans en connaître le prix. Jeune et sans pitié, belle et froide, comme la vierge de Tauride, elle tue et ne s'émeut pas. Vous ne trouvez pas dans ces grandes destructions, la passion, l'acharnement, la fureur de haine qui caractérise au moyen âge les combats et les vengeances de la religion de l'amour.

La première raison que j'en trouvai naguère, dans mon livre du Prêtre, c'est le prodigieux enivrement d'orgueil que cette croyance donne à son élu. Quel vertige ! tous les jours, amener Dieu sur l'autel, se faire obéir de Dieu !... Le dirai-je ? (j'hésitais, croyant blasphémer) faire Dieu !... Celui qui chaque jour accomplit ce miracle des miracles, comment le nommer lui-même ? Un dieu ? ce ne serait pas assez.

Plus cette grandeur est étrange, contre nature, monstrueuse, plus celui qui la revendique est inquiet, troublé d'avance... Il me semble comme assis à la flèche de Strasbourg, sur la pointe de la croix... Imaginez ce qu'il aura de haine et de violence pour tout homme qui le touchera, l'ébranlera, voudra le faire descendre !... Descendre ? on ne descend pas. On tombe d'une telle place, on tombe, d'une pesante chute, à s'enfoncer dans la terre.

Soyez bien convaincu que s'il peut, pour se maintenir, supprimer le monde d'un signe ; si, ce que Dieu fit d'un mot, il peut l'exterminer d'un mot, le monde est exterminé.

Cet état d'inquiétude, de colère, de haine tremblante, explique seul les incroyables fureurs de l'Église au moyen âge, à mesure qu'elle voit monter contre elle cette rivale, la Justice...

Celle-ci, vous l'auriez vue à peine d'abord, il n'y avait rien de si bas, de si petit, de si humble... Méchante petite herbe, oubliée dans le sillon : on se baissait, et c'est beaucoup si l'on pouvait distinguer.

Justice, tout à l'heure si faible, qu'as-tu pour croître si vite ? Que je tourne un moment la tête, je ne te reconnais plus. Je te retrouve à chaque heure plus haute de dix coudées... La théologie se trouble, elle rougit, elle pâlit...

Une lutte commence alors, terrible, effroyable, pour laquelle manque toute parole... La théologie, jetant le masque doucereux de la Grâce, s'abdiquant, se reniant, pour anéantir la Justice, s'efforçant de l'absorber, de la perdre en elle-même, de la plonger dans ses entrailles... Les voilà toutes deux en face ; laquelle, à la fin de cette mortelle bataille, se trouve avoir absorbé l'autre, incorporé, assimilé ?

Que la Terreur révolutionnaire se garde bien se comparer à l'Inquisition. Qu'elle ne se vante jamais d'avoir, dans ses deux ou trois ans, rendu au vieux système, ce qu'il nous fit six cents ans !... Combien l'Inquisition aurait droit de rire !... Qu'est-ce que c'est les seize mille guillotinés de l'une devant ces millions d'hommes égorgés, perdus, rompus, ce pyramidal bûcher, ces masses de chairs brûlées, que l'autre a montées jusqu'au ciel ? La seule Inquisition d'une des provinces d'Espagne établit, dans un monument authentique, qu'en seize années, elle brûla vingt mille hommes... Mais pourquoi parler de l'Espagne, plutôt que des Albigeois, plutôt que des Vaudois des Alpes, plutôt que des beggards de Flandre, que des protestants de France, plutôt que de l'épouvante croisade des hussites, et de tant de peuples que le pape livrait à l'épée ?

L'histoire dira que, dans son moment féroce, implacable, la Révolution craignait d'aggraver la mort, qu'elle adoucit les supplices, éloigna la main de l'homme, inventa une machine pour abréger la douleur.

Et elle dira aussi que l'Église du moyen âge s'épuisa en inventions pour augmenter la souffrance, pour la rendre poignante, pénétrante, qu'elle trouva des arts exquis de torture, des moyens pour faire que, sans mourir, on savourât longtemps la mort..., et qu'arrêtée dans cette route  par l'inflexible nature qui, à tel degré de douleur, fait grâce en donnant la mort, elle pleura de ne pouvoir en faire endurer davantage.

Je ne puis, je ne veux pas remuer d'ici cette mer de sang. Si Dieu me donne d'y toucher un jour, il reprendra, ce sang, sa vie bouillonnante, il roulera en torrents, pour noyer la fausse histoire, les flatteurs gagés du meurtre, pour emplir leur bouche menteuse...

Je sais bien que la meilleure partie de ces grandes destructions ne peut plus être racontée. Ils ont brûlé les livres, brûlé les hommes, rebrûlé les os calcinés, jeté la cendre... Quand retrouverai-je l'histoire des Vaudois, des Albigeois, par exemple ? Le jour où j'aurai l'histoire de l'étoile que j'ai vue filer cette nuit... Un monde, un monde tout entier, a péri, sombré, corps et biens. On a retrouvé un poème, on a retrouvé des ossements au fond des cavernes, mais point de nom, point de signes... Est-ce avec ces tristes restes que je puis refaire cette histoire ?... Qu'ils triomphent, nos ennemis, de l'impuissance qu'ils ont faite, et d'avoir été si barbares qu'on ne peut avec certitude raconter leurs barbaries !... Tout au moins le désert raconte, et le désert du Languedoc, et les solitudes des Alpes, et les montagnes dépeuplées la Bohême, tant d'autres lieux, où l'homme a disparu, où la terre est devenue à jamais stérile, où la Nature, après l'homme, semble exterminée elle-même.

Mais une chose crie plus haut que toutes les destructions (chose authentique, celle-là), c'est que le système qui tuait au nom d'un principe, au nom d'une loi, se servit indifféremment de deux principes opposés, de la tyrannie des rois, de l'aveugle anarchie des peuples. En un siècle seulement, au seizième, Rome change trois fois ; elle se jette à droite, à gauche, sans pudeur, sans ménagement. D'abord, elle se donne aux rois ; puis, elle jette au peuple ; puis encore, retourne aux rois. Trois politiques, un seul but, comment atteint ? il n'importe. Quel but ? La mort de la pensée.

Un écrivain a trouvé que le nonce du pape n'a pas su d'avance la Saint-Barthélemy. Et moi, j'ai trouvé que le pape l'avait préparée, travaillée dix ans.

Bagatelle, dit un autre, simple affaire municipale, une vengeance de Paris.

Mal gré le dégoût profond, le mépris, le vomissement que me donnent ces théories, je les ai confrontées aux monuments de l'Histoire, aux actes irrécusables. Et j'ai retrouvé de proche en proche la trace rouge du massacre. J'ai vérifié que, du jour où Paris proposa (1561) la vente générale des biens du Clergé, du jour où l'Église vit le Roi incertain, et tenté de cette proie, elle se tournera vivement, violemment vers le peuple, employant tous les moyens de prédication, d'aumône, d'influence diverse, son immense clientèle, ses couvents, ses marchands, ses mendiants, à organiser le meurtre.

Affaire populaire, dites-vous. C'est Vrai. Mais dites donc aussi par quelle ruse diabolique, quelle persévérance infernale, vous avez travaillé dix ans à pervertir le sens du peuple, à troubler, le rendre fol.

Esprit de ruse et de meurtre, j'ai vécu trop de siècles en face de toi, pendant tout le moyen âge, pour que tu m'abuse. Après avoir nier si longtemps la Justice et la Liberté, tu pris leur nom pour cri de guerre. En leur nom, tu as exploité une riche mine de haine, l'éternelle tristesse que l'inégalité met au cœur de l'homme, l'envie du pauvre pour le riche... Tu as, sans hésitation, toi, tyran, roi, propriétaire, et le plus absorbant du monde, embrassé tout à coup et passé d'un bond, les impraticables théories des niveleurs.

Avant la Saint-Barthélemy, le Clergé disait au peuple, pour l'animer au massacre : Les protestants sont des nobles, des gentilshommes de provinces. Cela était vrai ; le Clergé ayant déjà exterminé, comprimé le protestantisme des villes. Les châteaux, étant fermés, pouvaient être protestants. Mais lisez les premiers martyrs ; c'étaient des hommes des villes, petits marchands, ouvriers. Ces croyances qu'on désignait à la haine du peuple, comme celles de l'aristocratie étaient sorties du peuple même. Et qui ne sait que Calvin fut le fils d'un tonnelier ?

Il me serait trop facile de montrer comment tout ceci a été embrouillé de nos jours par les écrivains valets du Clergé, puis copié légèrement. J'ai voulu seulement montrer par un exemple la féroce adresse avec laquelle le Clergé poussa le peuple, et se fit une arme mortelle de la jalousie sociale. Le détail serait curieux ; je regrette de l'ajourner. Il faudrait dire comment, pour perdre un homme, une classe d'hommes, la calomnie élaborée par une Presse spéciale, lentement manipulée aux écoles, aux séminaires, surtout aux parloirs des couvents, directement confiée (pour être répandue plus vite) aux pénitentes, aux marchands attitrés des curés et des chanoines, s'en allait grondant dans le peuple ; comment elle s'exaltait dans les mangeries, buveries, qu'on appelait confréries, à qui on livrait, en autres choses, les grands biens des hôpitaux... Détails bas, mesquins, misérables, mais sans lesquels on ne comprend jamais les grande exécutions de la démagogie catholique.

Parfois, s'il fallait perdre un homme en renom, on ajoutait à ces moyens un art supérieur. On trouvait, par argent, par crainte, quelque écrivain de talent qu'on lançait sur lui. Ainsi le confesseur du Roi, pour parvenir à brûler Vallée, fit écrire contre lui Ronsard. Ainsi, pour perdre Théophile, le confesseur poussa Balzac, qui ne pouvait pardonner Théophile d'avoir tiré l'épée pour lui, et de lui avoir sauvé des coups de bâton.

De nos jours, j'ai pu observer dans le petit, dans le bas, dans le ruisseau de la rue, comment on travaille ecclésiastiquement la haine et l'émeute. J'ai vu dans une ville de l'Ouest un jeune professeur de philosophie qu'on voulait chasser de sa chaire, suivi, montré dans la rue par des femmes ameutées. Que savaient-elles des questions ? Rien que ce qu'on leur apprenait dans le confessionnal. Elles n'étaient pas moins furieuses, se mettaient toutes sur la porte, le montraient, criaient : Le voilà !

Dans une grande ville de l'Est, j'ai vu un autre spectacle peut-être plus odieux. Un vieux pasteur protestant, presque aveugle, qui tous les jours, souvent plusieurs fois par jour, insulté par les enfants d'une école, qui le tiraient par derrière, et voulaient le faire tomber.

Voilà comme les choses commencent, par des agents innocents, contre lesquels vous ne pouvez vous défendre, des petits enfants, des femmes... Dans des temps plus favorables, dans des pays d'ignorance et d'exaltation facile, l'homme se met de la partie. Le maître qui tient l'Église, comme membre de confrérie, comme marchand, comme locataire, crie, gronde, cabale, ameute. Le compagnon, le valet, s'enivrent pour faire un mauvais coup ; l'apprenti les suit, les dépasse, frappe, sans savoir pourquoi ; l'enfant parfois assassine.

Puis, arrivent les esprits faux, les théoriciens ineptes, pour baptiser pieux assassinat du nom de justice du peuple, pour canoniser le crime élaboré par les tyrans, au nom de la liberté.

C'est ainsi qu'en un même jouer, on trouva moyen d'égorger d'un coup tout ce qui honorait la France, le premier philosophe du temps, le premier sculpteur et le premier musicien, Ramu, Jean Goujon, Goudimel. Combien plus eût-on égorgé notre grand jurisconsulte, l'ennemi de Rome et des Jésuites, le génie du Droit, Dumoulin !...

Heureusement, il était à l'abri ; il leur avait sauvé un crime, réfugié sa noble vie en Dieu... Mais auparavant, il avait vu l'émeute organisée quatre fois par le Clergé contre lui et sa maison. Cette sainte maison d'étude, quatre fois forcée, pillée ; ses livres profanés, dispersés ; ses manuscrits irréparables, patrimoine du genre humain, traînés au ruisseau, détruits.... Ils n'ont pas détruit la Justice;  le vivant esprit enfermé dans ces livres s'émancipa par la flamme, s'épandit et remplit tout ; il pénétra l'atmosphère en sorte que, grâce aux fureurs meurtrières du fanatisme, on y put respirer d'air que celui de l'équité.

§ V

Quand il y avait eu au Colisée de Rome grande fête, grand carnage, quand le sabre avait bu le sans, que les lions se couchaient repus, soûls de chair humaine, alors, pour divertir le peuple, faire un peu oublier, on lui donnait une farce. On mettait un œuf dans la main d'un misérable esclave condamné aux bêtes, et on le jetait dans l'arène. S'il arrivait jusqu'au bout, si par bonheur parvenait à porter son œuf jusque sur l'autel, il était sauvé... La distance n'était pas longue, mais qu'elle lui semblait longue !... Ces bêtes, rassasiées, dormantes ou voulant bientôt dormir, ne laissaient pas de soulever, au petit bruit du léger pas, leurs paupières appesanties, elles bâillaient effroyablement, et semblaient demander s'il fallait quitter leur repos, pour cette ridicule proie... Lui, moitié mort de frayeur, se faisant petit, courbé, tout affaissé sur lui-même, comme pour rentrer dans la terre, il eût dit (s'il eût pu dire) : Hélas ! hélas ! je suis si maigre ! lions, seigneurs lions, laissez passer ce squelette ; le repas n'est pas digne de vous. Jamais bouffon, jamais mime n'eut tel effet sur le peuple, les contorsions bizarres, les convulsions de la peur jetaient tous les assistants dans les convulsions du rire ; on se tordait sur les bancs ; c'était une tempête effroyable de gaieté, un rugissement de joie.

Je suis obligé de dire, quoi qu'il en coûte, que ce spectacle s'est renouvelé vers la fin du moyen âge, lorsque le vieux principe, furieux de se voir mourir, crut qu'il aurait encore le temps de faire mourir la pensée humaine. On revit, comme au Colisée, de misérables esclaves porter à travers les bêtes, non rassasiées, non assoupies, mais furieuses, atroces, avides, le pauvre petit dépôt de la vérité proscrite, l'œuf fragile qui pouvait sauver le monde, s'il arrivait à l'autel...

D'autres riront... malheur à eux... Moi, je ne rirai jamais à la vue de ce spectacle... Cette farce, ces contorsions, pour donner le change aux monstres aboyants, pour amuser ce peuple indigne, elles me percent de douleur... Ces esclaves que je vois passer là-bas sur l'arène sanglante, ce sont les rois de l'esprit, les bienfaiteurs du genre humain... Ô mes pères, ô mes frère, Voltaire, Molière, Rabelais, amis chéris de ma pensée, est-ce donc vous que je reconnais, tremblants, souffreteux, ridicules, sous ce triste déguisement ?... Génies sublimes, chargés de porter le dépôt de Dieu, vous avez donc accepté, pour nous, ce difforme martyre, d'être les bouffons de la peur ?...

Avilis !... oh ! non, jamais ! Du milieu de l'amphithéâtre, me disaient avec douceur : Qu'importe, ami, qu'om rie de nous ? qu'importe que nous subissions la morsure des bêtes sauvages, l'outrage des hommes cruels, pourvu que nous arrivions, pourvu que le cher trésor, mis en sûreté sur l'autel, soit repris par le genre humain qu'il doit sauver tôt ou tard... Sais-tu bien quel est ce trésor ? La Liberté, la Justice, la Vérité, la Raison.

Quand on songe par quels degrés, quelles difficultés, quels obstacles, surgit toute grande pensée, on s'étonne moins de voir les humiliations, les bassesses où peut descendre, pour la sauver, celui qui l'eut une fois... Qui nous donnera de pouvoir suivre, des profondeurs à la surface, l'ascension d'une pensée ? Qui dira les formes confuses, les mélanges, les retards funestes qu'elle subit pendant des siècles ? Combien, de l'instinct au rêve, à la rêverie, et de là au clair-obscur poétique, elle a lentement cheminé ! comme elle a erré longtemps entre les enfants et les simples, entre les poètes et les fols !... Et un matin cette folie s'est trouvée le bon sens de tous !... Mais cela ne suffit pas. Tous pensent, personne n'ose dire... Pourquoi ? Le courage manque donc ? Oui mais pourquoi manque-t-il ? Parce que la vérité trouvée n'est pas assez nette encore ; il faut qu'elle brille en sa lumière, pour qu'on se dévoue pour elle... Elle éclate enfin lumineuse, dans un génie, et elle le rend héroïque, elle l'embrase de dévouement, d'amour et de sacrifice... Il la place sur son cœur, et va à travers les lions...

De là, ce spectacle étrange que je voyais tout à l'heure, cette farce sublime et terrible... Voyez, comme il a peur, comme il passe, humble et tremblant, comme il serre, il cache, il presse ce je ne sais quoi qu'il porte... Ah ! ce n'est pas pour lui qu'il tremble... Peur glorieuse, peur héroïque !... Ne voyez-vous pas qu'il porte le salut du genre humain ?

Une seule chose m'inquiète... Quel est donc le lieu de refuge où l'on va cacher ce dépôt ? quel autel assez sacré pour garder le sacré trésor ? Et quel dieu est assez dieu pour protéger ce qui n'est autre chose que la pensée de Dieu même ?

Grands hommes qui portez ce dépôt du salut, d'un embrassement si tendre, comme une mère son enfant, prenez garde, je vous supplie, prenez bien garde à l'asile auquel vous le confiez... craignez les idoles humaines, évitez les dieux de chair ou de bois, qui, loin de protéger les autres, ne peuvent se protéger....

Je vous vois tous, dès la fin du moyen âge, du XIIIe au XVIe siècle, bâtir à l'envi, grandir ce sanctuaire de refuge : l'autel de la royauté. Pour détrôner les idoles, vous érigez une idole... Vous qui offrez tout, l'or, l'encens, la myrrhe... A elle, la douce sagesse ; à elle, la tolérance, la liberté, la philosophie ; à elle, la raison dernière des sociétés : le Droit.

Comment cette divinité ne grandirait-elle pas ? Les plus puissants esprits du monde, poursuivis, chassés à mort par le vieux principe implacable, travaillent à élever toujours plus haut leur asile ; ils voudraient le porter au ciel... De là une suite de légendes, de mythes, parés, amplifiés par tous les efforts du génie ; au XIIIe siècle, le saint roi, plus prêtre que le prêtre même, le roi-chevalier au XVe, le bon roi dans Henri IV, le roi-dieu, Louis XIV.

 

 

 



[1] Aujourd'hui, on a désespéré de concilier les deux points de vue. On n'essaie plus de faire la paix du dogme avec la Justice. On s'y prend mieux. Tour à tour, on le montre ou on le cache. Aux simples et confiantes personnes, aux femmes, aux enfants, qu'on tient dociles et courbés, on enseigne la vieille doctrine qui place un arbitraire terrible en Dieu et en l'homme de Dieu, qui livre sans défense au prêtre la tremblante créature ; cette terreur est toujours pour celle-ci la foi et la loi ; le glaive reste toujours affilé pour ces pauvres cœurs.

Au contraire, si l'on parle aux forts, aux raisonneurs, aux politiques, ça devient tout à coup facile : Le Christianisme, après tout, est-il ailleurs qu'en l'Évangile? La foi, la philosophie, sont-elles si loin de s'entendre ? La vieille dispute de la Grâce et de la Justice (c'est-à-dire la question de savoir si le Christianisme est juste) est tout à fait surannée.

Cette politique double a deux effets, et tous deux funestes. Elle pèse sur la femme, sur l'enfant, sur la famille où elle crée la discorde, maintenant en opposition deux autorités contraires, deux pères de famille.

Elle pèse sur le monde par une force négative, qui fait peu, mais qui entrave, par la facilité surtout de montrer d'une ou l'autre face : aux uns, la moralité élastique de l'Évangile ; aux autres, l'immuable fatalité, parée du nom de la Grâce. De là, bien des malentendus. De là, la tentation pour plusieurs de rattacher la foi moderne, celle de la Révolution et de la Justice, au dogme de l'injustice antique..