LES FEMMES DE LA RÉVOLUTION

I

IV. — L'AMOUR ET L'AMOUR DE L'IDÉE (1789-91).

 

 

Le caractère de ce moment unique, c'est que les partis y deviennent des religions. Deux religions se posent en face, l'idolâtrie dévote et royaliste, l'idéalité républicaine. Dans l'une, l'âme, irritée par le sentiment de la pitié même, rejetée violemment vers le passé qu'on lui dispute, s'acharne aux idoles de chair, aux dieux matériels qu'elle avait presque oubliés. Dans l'autre, l'âme se dresse et s'exalte au culte de l'idée pure ; plus d'idoles, nul autre objet de religion que l'idéal, la patrie, la liberté.

Les femmes, moins gâtées que nous par les habitudes sophistiques et scolastiques, marchent bien loin devant les hommes dans ces deux religions. C'est une chose noble et touchante, de voir parmi elles, non-seulement les pures, les irréprochables, mais les moins dignes même, suivre un noble élan vers le beau désintéressé, prendre la patrie pour amie de cœur, pour amant le droit éternel.

Les mœurs changent-elles alors ? non, mais l'amour a pris son vol vers les plus hautes pensées. La patrie, la liberté, le bonheur du genre humain, ont envahi les cœurs des femmes. La vertu des temps romains, si elle n'est dans les mœurs, est dans l'imagination, dans l'âme, dans les nobles désirs. Elles regardent autour d'elles où sont les héros de Plutarque ; elles les veulent, elles les feront. Il ne suffit pas, pour leur plaire, de parler Rousseau et Mably. Vives et sincères, prenant les idées au sérieux, elles veulent que les paroles deviennent des actes. Toujours elles-ont aimé la force. Elles comparent l'homme moderne à l'idéal de force antique qu'elles ont devant l'esprit. Rien peut-être n'a plus contribué que cette comparaison, cette exigence des femmes, à précipiter les hommes, à hâter le cours rapide de notre révolution.

Cette société était ardente ! Il nous semble, en y entrant, sentir une brûlante haleine.

Nous avons vu, de nos jours, des actes extraordinaires, d'admirables sacrifices, des foules d'hommes qui donnaient leurs vies ; et pourtant, toutes les fois que je me retire du présent, que je retourne au passé, à l'histoire de la Révolution, j'y trouve bien plus de chaleur ; la température est tout autre. Quoi ! le globe aurait-il donc refroidi depuis ce temps ?

Des hommes de ce temps-là m'avaient dit la différence, et je n'avais pas compris. A la longue, à mesure que j'entrais dans le détail, n'étudiant pas seulement la mécanique législative, mais le mouvement des partis, non-seulement les partis, mais les hommes, les personnes, les biographies individuelles, j'ai bien senti alors la parole des vieillards.

La différence des deux temps se résume d'un mot : On aimait.

L'intérêt, l'ambition, les passions éternelles de l'homme, étaient en jeu, comme aujourd'hui ; mais la part la plus forte encore était celle de l'amour. Prenez ce mot dans tous les sens, l'amour de l'idée, l'amour de la femme, l'amour de la patrie ou du genre-humain. Ils aimèrent et lé beau qui passe, et le beau qui ne passe point : deux sentiments mêlés alors, comme l'or et le bronze, fondus dans l'airain de Corinthe[1].

Les femmes règnent alors par le sentiment, par la passion, par la supériorité aussi, il faut le dire, de leur initiative. Jamais, ni avant ni après, elles n'eurent tant d'influence. Au dix-huitième siècle, sous les encyclopédistes, l'esprit a dominé dans la société ; plus tard, ce sera l'action, l'action meurtrière et terrible. En 91, le sentiment domine, et, par conséquent, la femme.

Le cœur de la France bat fort à cette époque. L'émotion, depuis Rousseau, a été croissant. Sentimentale d'abord, rêveuse, époque d'attente inquiète, comme une heure avant l'orage, comme dans un jeune cœur l'amour vague avant l'amant. Souffle immense, en 89, et tout cœur palpite... Puis 90, la Fédération, la fraternité, les larmes... En 91, la crise, le débat, la discussion passionnée. — Mais partout les femmes, partout la passion individuelle dans la passion publique ; le drame privé, le drame social, vont se mêlant, s'enchevêtrant ; les deux fils se tissent ensemble ; hélas ! bien souvent, tout à l'heure, ensemble ils seront tranchés !

Une légende anglaise circulait, qui avait donné à fines Françaises une grande émulation. Mistress Macaulay, l'éminent historien des Stuarts, avait inspiré au vieux ministre Williams tant d'admiration pour son génie et sa vertu, que, dans une église même, il avait consacré sa statue de marbre comme déesse de la Liberté.

Peu de femmes de lettres alors qui ne rêvent d'être la Macaulay de la France. La déesse inspiratrice se retrouve dans chaque salon. Elles dictent, corrigent, refont les discours qui, le lendemain, seront prononcés aux clubs, à l'Assemblée nationale. Elles les suivent, ces discours, vont les entendre aux tribunes ; elles siègent, juges passionnées, elles soutiennent de leur présence l'orateur faible ou timide. Qu'il se relève et regarde... N'est-ce pas là le fin sourire de madame de Genlis , entre ses séduisantes filles , la princesse et Paméla ? Et cet œil noir, ardent de vie, n'est-ce pas madame de Staël ? Comment faiblirait l'éloquence ?... Et le courage manquera-t-il devant madame Roland ?

 

 

 



[1] A mesure qu'on entrera dans une analyse plus sérieuse de l'histoire de ces temps, ou découvrira la part souvent secrète, mais immense, que le cœur a eue dans la destinée des hommes d'alors, quelque fût leur caractère. Pas un d'eux ne fait exception, depuis Necker jusqu'à Robespierre. Cette génération raisonneuse atteste toujours les idées, mais les affections la gouvernent avec tout autant de puissance.