Cette fermeté se soutint le samedi. Mais le lendemain, que devint-elle, le dimanche, ce grand dimanche de Pâques ? Que se passa-t-il dans ce pauvre cœur, lorsque la fête universelle éclatant à grand bruit par la ville, les cinq cents cloches de Rouen jetant leurs joyeuses volées dans les airs[1], le monde chrétien ressuscitant avec le Sauveur, elle resta dans sa mort ? Qu'était donc en ce temps-là un si cruel isolement ? Qu'était-ce pour une jeune âme qui n'avait vécu que de foi ?... Elle qui, parmi sa vie intérieure de visions et de révélations, n'en avait pas moins obéi docilement aux commandements de l'Église, elle qui jusque-là s'était crue naïvement fille soumise de l'Église, bonne fille, comme elle disait, pouvait-elle voir sans terreur que l'Église était contre elle ? Seule quand tous s'unissent en Dieu, seule exceptée de la joie du monde et de l'universelle communion, au jour où la porte du ciel s'ouvre au genre humain, seule en être exclue !... Et cette exclusion était-elle injuste ?... L'âme chrétienne est trop humble pour prétendre jamais qu'elle a droit à recevoir son Dieu... Qui était-elle après tout, pour contredire ces prélats, ces docteurs ? Comment osait-elle parler devant tant de gens habiles qui avaient étudié ? Dans la résistance d'une ignorante aux doctes, d'une simple fille aux personnes élevées en autorité, n'y avait-il pas outrecuidance et damnable orgueil ?... Ces craintes lui vinrent certainement. D'autre part, cette résistance n'est pas celle de Jeanne, mais bien des saintes et des anges qui lui ont dicté ses réponses et l'ont soutenue jusqu'ici... Pourquoi, hélas ! viennent-ils donc plus rarement dans un si grand besoin ? Pourquoi ces consolants visages de saintes n'apparaissent-ils plus que dans une douteuse lumière et chaque jour pâlissants ?... Cette délivrance tant promise, nomment n'arrive-t-elle pas ?... Nul doute que la prisonnière ne se soit fait bien souvent ces questions, qu'elle n'ait tout bas, bien doucement, querellé les saintes et les anges. Mais des anges qui ne tiennent point leur parole, sont-ce bien des anges de lumière ?... Espérons que cette horrible pensée ne lui traversa point l'esprit. Elle avait un moyen d'échapper. C'était, sans désavouer expressément, de ne plus affirmer, de dire : Il me semble. Les gens de loi trouvaient tout simple qu'elle dît ce petit mot[2]. Mais pour elle, dire une telle parole de doute, c'était au fond renier, c'était abjurer le beau rêve des amitiés célestes, trahir les douces sœurs d'en haut[3]... Mieux valait mourir... Et en effet, l'infortunée, rejetée de l'Église visible, délaissée de l'invisible Église, du monde et de son propre cœur, elle défaillit... Et le corps suivait l'âme défaillante... Il se trouva justement que ce jour-là elle avait goûté d'un poisson que lui envoyait le charitable évêque de Beauvais[4] ; elle put se croire empoisonnée. L'évêque y avait intérêt ; la mort de Jeanne eût fini ce procès embarrassant, tiré le juge d'affaire. Mais ce n'était pas le compte des Anglais. Lord Warwick disait tout alarmé : Le roi ne voudrait pour rien au monde qu'elle mourût de sa mort naturelle ; le roi l'a achetée, elle lui coûte cher[5] !... Il faut qu'elle meure par justice, qu'elle soit brûlée... Arrangez-vous pour la guérir. On eut soin d'elle en effet ; elle fut visitée, saignée, mais elle n'en alla pas mieux. Elle restait faible et presque mourante. Soit qu'on craignît qu'elle n'échappât ainsi et ne mourût sans rien rétracter, soit que cet affaiblissement du corps donnât espoir qu'on aurait meilleur marché de l'esprit, les juges firent une tentative (18 avril). Ils vinrent la trouver dans sa chambre et lui remontrèrent qu'elle était en grand danger, si elle ne voulait prendre conseil et suivre l'avis de l'Église : Il me semble en effet, dit-elle, vu mon mal, que je suis en grand péril de mort. S'il est ainsi, que Dieu veuille faire son plaisir de moi, je voudrais avoir confession, recevoir mon Sauveur et être mise en terre sainte. — Si vous voulez avoir les sacrements de l'Église, il faut faire comme les bons catholiques et vous soumettre à l'Église. Elle ne répliqua rien. Puis, le juge répétant les mêmes paroles, elle dit : Si le corps meurt en prison, j'espère que vous le ferez mettre en terre sainte ; si vous ne le faites, je m'en rapporte à Notre-Seigneur. Déjà, dans ses interrogatoires, elle avait exprimé une de ses dernières volontés. Demande : Vous dites que vous portez l'habit d'homme par le commandement de Dieu, et pourtant vous voulez avoir chemise de femme en cas de mort ? — Réponse : Il suffit qu'elle soit longue[6]. Cette touchante réponse montrait assez qu'en cette extrémité elle était bien moins préoccupée de la vie que de la pudeur. Les docteurs prêchèrent longtemps la malade, et celui qui s'était chargé spécialement de l'exhorter, un des scolastiques de Paris, maître Nicolas Midy, finit par lui dire aigrement : Si vous n'obéissez à l'Église, vous serez abandonnée comme une Sarrasine. — Je suis bonne chrétienne, répondit-elle doucement, j'ai été bien baptisée, je mourrai comme une bonne chrétienne. Ces lenteurs portaient au comble l'impatience des Anglais. Winchester avait espéré, avant la campagne, pouvoir mettre à fin le procès, tirer un aveu de la prisonnière, déshonorer le roi Charles. Ce coup frappé, il reprenait Louviers[7], s'assurait de la Normandie, de la Seine, et alors il pouvait aller à Bâle commencer l'autre guerre, la guerre théologique, y siéger comme arbitre de la chrétienté, faire et défaire les papes[8]. Au moment où il avait en vue de si grandes choses, il lui fallait se morfondre à attendre ce que cette fille voudrait dire. Le maladroit Cauchon avait justement indisposé le chapitre de Rouen, dont il sollicitait une décision contre la Pucelle. Il se laissait appeler d'avance Monseigneur l'archevêque[9]. Winchester résolut que, sans s'arrêter aux lenteurs de ces Normands, on s'adresserait directement au grand tribunal théologique, à l'Université de Paris[10]. Tout en attendant la réponse, on faisait de nouvelles tentatives pour vaincre la résistance de l'accusée ; on employait la ruse, la terreur. Dans une seconde monition (2 mai), le prédicateur, maître Châtillon, lui proposa de s'en remettre de la vérité de ses apparitions à des gens de son propre parti[11]. Elle ne donna pas dans ce piège. Je m'en tiens, dit-elle, à mon juge, au Roi du ciel et de la terre. Elle ne dit plus cette fois, comme auparavant, à Dieu et au pape. — Eh bien, l'Église vous laissera, et vous serez en péril du feu, pour l'âme et le corps. — Vous ne ferez ce que vous dites qu'il ne vous en prenne mal au corps et à l'âme. On ne s'en tint pas à de vagues menaces. A la troisième
monition qui eut lieu dans sa chambre (11 mai),
on fit venir le bourreau. On affirma que la torture était prête... Mais cela
n'opéra point. Il se trouva au contraire qu'elle avait repris tout son
courage, et tel qu'elle ne l'eut jamais. Relevée après la tentation, elle
avait comme monté d'un degré vers les sources de la grâce. L'ange Gabriel est venu me fortifier, dit-elle ; c'est bien lui, les saintes me l'ont assuré[12]... Dieu a toujours été le maître en ce que j'ai fait ; le
diable n'a jamais eu puissance en moi... Quand
vous me feriez arracher les membres et tirer l'âme du corps, je n'en dirais
pas autre chose. L'Esprit éclatait tellement en elle, que Châtillon
lui-même, son dernier adversaire, fut touché et devint son défenseur ; il
déclara qu'un procès conduit ainsi lui semblait nul. Cauchon, hors de lui, le
fit taire. Enfin arriva la réponse de l'Université. Elle décidait, sur les douze articles, que cette fille était livrée au diable, impie envers ses parents, altérée de sang chrétien[13], etc. C'était l'opinion de la faculté de théologie. La faculté de droit, plus modérée, la déclarait punissable, mais avec deux restrictions : 1° si elle s'obstinait ; 2° si elle était dans son bon sens. L'Université écrivait en même temps au pape, aux cardinaux, au roi d'Angleterre, louant l'évêque de Beauvais, et déclarant qu'il lui semblait avoir été tenue grande gravité, sainte et juste manière de procéder, et dont chacun devait être bien content. Armés de cette réponse, quelques-uns voulaient qu'on la brûlât sans plus attendre ; cela eût suffi pour la satisfaction des docteurs dont elle rejetait l'autorité, mais non pas pour celle des Anglais ; il leur fallait une rétractation qui infamât le roi Charles. On essaya d'une nouvelle monition, d'un nouveau prédicateur, maître Pierre Morice, qui ne réussit pas mieux ; il eut beau faire valoir l'autorité de l'Université de Paris, qui est la lumière de toute science : — Quand je verrais le bourreau et le feu, dit-elle, quand je serais dans le feu, je ne pourrais dire que ce que j'ai dit. On était arrivé au 23 mai, au lendemain de la Pentecôte ; Winchester ne pouvait plus rester à Rouen, il fallait en finir. On résolut d'arranger une grande et terrible scène publique qui pût ou effrayer l'obstinée, ou tout au moins donner le change au peuple. On lui envoya la veille au soir Loyseleur, Châtillon et Morice, pour lui promettre que si elle était soumise, si elle quittait l'habit d'homme, elle serait remise aux gens d'Église et qu'elle sortirait des mains des Anglais. Ce fut au cimetière de Saint-Ouen, derrière la belle et austère église monastique (déjà bâtie comme nous la voyons), qu'eut lieu cette terrible comédie. Sur un échafaud siégeaient le cardinal Winchester, les deux juges et trente-trois assesseurs, plusieurs ayant leurs scribes assis à leurs pieds. Sur l'autre échafaud, parmi les huissiers et les gens de torture était Jeanne en habit d'homme ; il y avait en outre des notaires pour recueillir ses aveux, et un prédicateur qui devait l'admonester. Au pied, parmi la foule, se distinguait un étrange auditeur, le bourreau sur la charrette, tout prêt à l'emmener dès qu'elle lui serait adjugée[14]. Le prédicateur du jour, un fameux docteur, Guillaume Érard, crut devoir, dans une si belle occasion, lâcher la bride à son éloquence, et par zèle il gâta tout. Ô noble maison de France, s'écria-t-il, qui toujours avais été protectrice de la foi, as-tu été ainsi abusée, de t'attacher à une hérétique et schismatique !... Jusque-là l'accusée écoutait patiemment, mais le prédicateur se tournant vers elle, lui dit en levant le doigt : C'est à toi, Jehanne, que je parle, et je te dis que ton roi est hérétique et schismatique. A ces mots, l'admirable fille, oubliant tout son danger, s'écria : Par ma foi, sire, révérence gardée, j'ose bien vous dire et jurer, sur peine de ma vie, que c'est le plus noble chrétien de tous les chrétiens, celui qui aime le mieux la foi et l'Église, il n'est point tel que vous le dites. — Faites-la taire, s'écria Cauchon. Ainsi tant d'efforts, de travaux, de dépenses se trouvaient perdus. L'accusée soutenait son dire. Tout ce qu'on obtenait d'elle cette fois, c'était qu'elle voulait bien se soumettre au pape. Cauchon répondait : Le pape est trop loin. Alors il se mit à lire l'acte de condamnation tout dressé d'avance ; il y était dit entre autres choses : Bien plus, d'un esprit obstiné, vous avez refusé de vous soumettre au Saint-Père et au concile, etc. Cependant Loyseleur, Érard, la conjuraient d'avoir pitié d'elle-même ; l'évêque, reprenant quelque espoir, interrompit sa lecture. Alors les Anglais devinrent furieux ; un secrétaire de Winchester dit à Cauchon qu'on voyait bien qu'il favorisait cette fille ; le chapelain du cardinal en disait tout autant. Tu en as menti[15], s'écria l'évêque. — Et toi, dit l'autre, tu trahis le roi. Ces graves personnages semblaient sur le point de se gourmer sur leur tribunal. Érard ne se décourageait pas, il menaçait, il priait. Tantôt il disait : Jehanne, nous avons tant pitié de vous !... et tantôt : Abjure, ou tu seras brûlée ! Tout le monde s'en mêlait, jusqu'à un bon huissier qui, touché de compassion, la suppliait de céder, et assurait qu'elle serait tirée des mains des Anglais, remise à l'Église. Eh bien, je signerai, dit-elle. Alors Cauchon, se tournant vers le cardinal, lui demanda respectueusement ce qu'il fallait faire[16]. L'admettre à la pénitence, répondit le prince ecclésiastique. Le secrétaire de Winchester tira de sa manche[17] une toute petite révocation de six ligne : (celle qu'on publia ensuite avait six pages) ; il lui mit la plume en main, mais elle ne savait pas signer ; elle sourit et, traça un rond ; le secrétaire lu prit la main et lui fit faire une croix. La sentence de grâce était bien sévère : Jehanne, nous vous condamnons par grâce et modération à passer le reste de vos jours en prison au pain de douleur et à l'eau d'angoisse, pour pleurer vos péchés. Elle était admise par le juge d'Église à faire pénitence, nulle autre part sans doute que dans les prisons d'Église[18]. L'in pace ecclésiastique, quelque dur qu'il fût, devait au moins la tirer des mains des Anglais, la mettre à l'abri de leurs outrages, sauver son honneur. Quels furent sa surprise et son désespoir lorsque l'évêque dit froidement : Menez-la où vous l'avez prise. Rien n'était fait ; ainsi trompée elle ne pouvait manquer de rétracter sa rétractation. Mais, quand elle aurait voulu y persister, la rage des Anglais ne l'aurait pas permis. Ils étaient venus à Saint-Ouen dans l'espoir de brûler enfin la sorcière ; ils attendaient haletants, et on croyait les renvoyer ainsi, les payer d'un petit morceau de parchemin, d'une signature, d'une grimace !... Au moment même où l'évêque interrompit la lecture de la condamnation, les pierres volèrent sur l'échafaud, sans respect du cardinal... Les docteurs faillirent périr en descendant dans la place ; ce n'était partout qu'épées nues qu'on leur mettait à la gorge ; les plus modérés des Anglais s'en tenaient aux paroles outrageantes : Prêtres, vous ne gagnez pas l'argent du roi. Les docteurs, défilant à la hâte, disaient tout tremblants : Ne vous inquiétez, nous la retrouverons bien[19]. Et ce n'était pas seulement la populace des soldats, le mob anglais, qui montrait cette soif de sang. Les honnêtes gens, les grands, les lords, n'étaient pas moins acharnés ; l'homme du roi, son gouverneur, lord Warwick, disait comme les soldats : Le roi va mal[20], la fille ne sera pas brûlée. Warwick était justement l'honnête homme selon les idées anglaises, l'Anglais accompli, le parfait gentleman[21]. Brave et dévot comme son maître Henri V, champion zélé de l'Église établie, il avait fait un pèlerinage à la terre sainte, et maint autre voyage chevaleresque, ne manquant pas à un tournoi sur sa route. Lui-même il en donna un des plus éclatants et des plus célèbres aux portes de Calais, où il défia toute la chevalerie de France. Il resta de cette fête un long souvenir ; la bravoure, la magnificence de ce Warwick ne servirent pas peu à préparer la route au fameux Warwick le faiseur de rois. Avec toute cette chevalerie, Warwick n'en poursuivait pas moins âprement la mort d'une femme, d'une prisonnière de guerre ; les Anglais, le meilleur et le plus estimé de tous, ne se faisaient aucun scrupule d'honneur de tuer par sentence de prêtres et par le feu celle qui les avait humiliés par l'épée. Ce grand peuple anglais, parmi tant de bonnes et solides qualités, a un vice qui gâte ces qualités mêmes. Ce vice immense, profond, c'est l'orgueil. Cruelle maladie, mais qui n'en est pas moins leur principe de vie, l'explication de leurs contradictions, le secret de leurs actes. Chez eux, vertus et crimes, c'est presque toujours orgueil ; leurs ridicules aussi ne viennent que de là. Cet orgueil est prodigieusement sensible et douloureux ; ils en souffrent infiniment, et mettent encore de l'orgueil à cacher ces souffrances. Toutefois, elles se font jour ; la langue anglaise possède en propre les deux mots expressifs de disappointment et de mortification[22]. Cette adoration de soi, ce culte intérieur de la créature pour elle-même, c'est le péché qui fit tomber Satan, la suprême impiété. Avec tant de vertus humaines, ce sérieux, cette honnêteté extérieure, ce tour d'esprit biblique, nulle nation n'est plus loin de la grâce. De Shakespeare[23] à Milton, de Milton à Byron, leur belle et simple littérature est sceptique, judaïque, satanique. En droit, dit très-bien un légiste, les Anglais sont des juifs, les Français des chrétiens[24]. Ce qu'il dit pour le droit, un théologien l'aurait dit pour la foi. Les Indiens de l'Amérique, qui ont souvent tant de pénétration et d'originalité, exprimaient cette distinction à leur manière : Le Christ, disait l'un d'eux, c'était un Français que les Anglais crucifièrent à Londres ; Ponce-Pilate était un officier au service de la Grande-Bretagne. Jamais les Juifs ne furent si animés contre Jésus que les Anglais contre la Pucelle. Elle les avait, il faut le dire, cruellement blessés. à l'endroit le plus sensible, dans l'estime naïve et profonde qu'ils ont pour eux-mêmes. A Orléans, l'invincible gendarmerie, les fameux archers, Talbot en tête, avaient montré le dos ; à Jargeau, dans une place et derrière de bonnes murailles, ils s'étaient laissé prendre ; à Patay, ils avaient fui à toutes jambes, fui devant une fille... Voilà qui était dur à penser, voilà ce que ces taciturnes Anglais ruminaient sans cesse en eux-mêmes... Une fille leur avait fait peur, et il n'était pas sûr qu'elle ne leur fit peur encore, tout enchaînée qu'elle était, non pas elle, apparemment, mais le diable dont elle était l'agent ; ils tâchaient du moins de le croire ainsi et de le faire croire. A cela il y avait pourtant une difficulté, c'est qu'on la disait vierge, et qu'il était notoire et parfaitement établi que le diable ne pouvait faire pacte avec une vierge. La plus sage tête qu'eussent les Anglais, le régent Bedford, résolut d'éclaircir ce point ; la duchesse sa femme envoya des matrones qui déclarèrent qu'en effet elle était pucelle[25]. Cette déclaration favorable tourna justement contre elle en donnant lieu à une autre imagination superstitieuse. On conclut que c'était cette virginité qui faisait sa force, sa puissance ; la lui ravir, c'était la désarmer, rompre le charme, la faire descendre au degré des autres femmes. La pauvre fille, en tel danger, n'avait eu jusque-là de défense que l'habit d'homme. Mais, chose bizarre, personne n'avait jamais voulu comprendre pourquoi elle le gardait. Ses amis, ses ennemis, tous en étaient scandalisés. Dès le commencement, elle avait été obligée de s'en expliquer aux femmes de Poitiers Lorsqu'elle fut prise et sous la garde des dames du Luxembourg, ces bonnes dames la prièrent de se vêtir comme il convenait à une honnête fille. Les Anglaises surtout, qui ont toujours fait grand bruit de chasteté et de pudeur, devaient trouver un tel travestissement monstrueux et intolérablement indécent. La duchesse de Bedford[26] lui envoya une robe de femme, mais par qui ? par un homme, par un tailleur[27]. Cet homme, hardi et familier, osa bien entreprendre de lui passer la robe, et comme elle le repoussait, il mit sans façon la main sur elle, sa main de tailleur sur la main qui avait porté le drapeau de la France... ; elle lui appliqua un soufflet. Si les femmes ne comprenaient rien à cette question féminine, combien moins les prêtres !... Ils citaient le texte d'un concile du quatrième siècle[28], qui anathématisait ces changements d'habits. Ils ne voyaient pas que cette défense s'appliquait spécialement à une époque où l'on sortait à peine de l'impureté païenne. Les docteurs du parti de Charles VII, les apologistes de la Pucelle sont fort embarrassés de la justifier sur ce point ; l'un d'eux suppose gratuitement que, dès qu'elle descend de cheval, elle reprend l'habit de femme ; il avoue qu'Esther et Judith ont employé d'autres moyens plus naturels, plus féminins, pour triompher des ennemis du peuple de Dieu[29]. Ces théologiens, tout préoccupés de l'âme, semblent faire bon marché du corps ; pourvu qu'on suive la lettre, la loi écrite, l'âme sera sauvée ; que la chair devienne ce qu'elle pourra... Il faut pardonner à une pauvre et simple fille de n'avoir pas su si bien distinguer. C'est notre dure condition ici-bas que l'âme et le corps soient si fortement liés l'un à l'autre, que l'âme traîne cette chair, qu'elle en subisse les hasards, et qu'elle en réponde... Cette fatalité a toujours été pesante, mais combien l'est-elle davantage sous une loi religieuse qui ordonne d'endurer l'outrage, qui ne permet point que l'honneur en péril puisse échapper en jetant là le corps et se réfugiant dans le monde des esprits ! |
[1] Rapprochez de ceci ce que nous avons dit de l'impression profonde que le son des cloches produisait sur elle.
[2] C'était l'avis de Lohier. Notices des mss., III, 500-501.
[3] Sui fratres de Paradiso. Procès ms. de révision, déposition de Jean de Metz.
[4] Eam interrogavit quid habebat, quæ respondit quod habebat quod fuerat missa quædam carpa sibi per episcopum Bellovacensem, de qua comederat, et dubitabat quod esset causa suæ infirmitatis ; et ipse de Estiveto ibidem præsens, redarguit eam dicendo quod male dicebat, et vocavit eam paillardam dicens : Tu, paillarda, comedisti aloza et alia tibi contraria. Cui ipsa respondit quod non fecerat, et habuerunt ad invicem ipsa Joanna et de Estiveto multa verba injuriosa. Postmodumque ipse loquens... audivit ab aliquibus ibidem præsentibus quod ipsa passa fuerat multum vomitum. Notices des mss., III, p. 471.
[5] Rex eam habebat caram et eam emerat. Notices des mss., III.
[6] Procès, éd. Buchon, 1827, p 126-158.
[7] Non audebant, ea vivente, ponere obsidionem ante villam Locoveris. Notices des mss., III, 473.
[8] Comme il l'avait fait au concile de Constance (voyez Endell Tyler, Memoirs of Henry the Fifth, II, 61. London, 1838).
[9] Le cædule que tenoit ledit monseigneur l'arcevesque. (Lebrun, IV, 79, d'après le ms. d'Urfé.)
[10] Les docteurs envoyés à l'Université parlèrent au nom du roi dans la grande assemblée tenue aux Bernardins (Bulæus, Hist. Univ. Parisiensis, t. V, passim). Ce couvent célèbre, où se tinrent tant d'assemblées importantes de l'Université, où elle jugea les papes, etc., subsiste encore aujourd'hui. C'est l'entrepôt des huiles.
[11] L'archevêque de Reims, la Trémouille, etc. On lui offrit de consulter l'Église de Poitiers.
[12] L'ange Gabriel est venu me visiter le 3 mai pour me fortifier. (Troisième monition, 11 mai). Lebrun, IV, 90, d'après les grosses latines du procès.
[13] Voyez cette pièce curieuse dans Bulæus, Hist. Univ. Paris., V, 395-401.
[14] Voyez les dépositions du notaire Manchon, de l'huissier Massier, etc. Notices des mss., III, 502 et passim.
[15] Mentiebatur, quia potius, quum judex esset in causa fidei, deberet quœrere ejus salutem quam modem. Notices des mss., 485. Cauchon, pour tout dire, devait ajouter que, dans l'intérêt des Anglais, la rétractation était bien plus importante que la mort.
[16] Inquisivit e cardinali Angliæ quid agere deberet. Notice des mss., III, p. 484.
[17] A manica sua. Notice des mss., III, p. 486.
[18] Voyez au Processus contra Templarios, avec quelle insistance les défenseurs du Temple demandent ut ponantur in manu Ecclesiæ. Les prisons d'Église avaient autrefois cet inconvénient que presque toujours on y languissait longtemps. Nous voyons, en 1381, un meurtrier que se disputaient les deux juridictions de l'évêque et du prévôt demander à être pendu par les gens du roi plutôt que par ceux de l'évêché, qui lui auraient fait subir préalablement une longue et dure pénitence : Flere dies suos, et pœnitentiam, cum penuriis multimedia, agere, temporis longo tractu. (Archives du royaume, registres du Parlement, année 1384.)
[19] Non curetis, bene rehabebimus eam. Notices des mss., III, 486.
[20] Quod rex male stabat. Notice des mss., III, p. 486.
[21] A true pattern of the knigtly spirit, taste, accomplishments and aventures, etc. Il fut un des ambassadeurs envoyés au concile de Constance par Henri V ; il y fut défié par un duc, et le tua en duel. Turner donne, d'après un manuscrit, la description de son fastueux tournoi de Calais (Turner, II, 506).
[22] Nous leur devons ces mots. Celui de mortification était, il est vrai, employé partout dans la langue ascétique : il s'appliquait à la pénitence volontaire que fait le pécheur pour dompter la chair et apaiser Dieu ; ce qui est, je crois, anglais, c'est de l'avoir appliqué aux souffrances très-involontaires de la vanité, de l'avoir fait passer de sa religion de Dieu à celle du moi humain.
[23] Je ne me rappelle pas avoir vu le nom de Dieu dans Shakespeare ; s'il y est, c'est bien rarement, par hasard et sans l'ombre d'un sentiment religieux. Le véritable héros de Milton, c'est Satan. Quant à Byron, il n'a pas trop repoussé le nom de chef de l'école satanique que lui donnaient ses ennemis ; ce pauvre grand homme, si cruellement torturé par l'orgueil, n'eût pas été fâché, ce semble, de passer pour le diable en personne (voyez mon Introduction à l'histoire universelle, sur ce caractère de la littérature anglaise).
[24] Ce mot profond, dont la portée n'a pas été sentie, pas même peut-être par celui qui l'a dit, est d'Houard (préface des Anciennes lois des Français conservées dans les coutumes anglaises de Littleton, etc.)
[25] Faut-il dire que le duc de Bedford, si généralement estimé comme un homme honnête et sage, erat in quodam loco secreto ubi videbat Joannam visitari. Notices des mss., III, 372.
[26] Elle était sœur du duc de Bourgogne, mais elle avait adopté les habitudes anglaises. Le Bourgeois de Paris la montre toujours galopant derrière son mari..... Luy et sa femme qui partout où il alloit le suivoit. Journal du Bourgeois, ann. 1428, p. 379, éd. 1827. — Et à cette heure s'en alloit le régent et sa femme par la porte Saint-Martin, et rencontrèrent la procession, dont ils tinrent moult peu de compte ; car ils chevauchoient moult fort, et ceux de la pro cession ne purent recoller ; si furent moult touillez de la boue que leurs chevaux jettoient par-devant et derrière. Ibid., ann. 1427, p. 362.
[27] Il semblerait que les grandes dames se faisaient habiller par des tailleurs : Cuidam Joanny Symon, sutori tunicarum... Quum induere vellet, eam accepit dulciter per manum... tradidit unam alanam. Notices des mss., III, 372.
[28] Concil. Gangrense circa annum 324, tit. XIII, apud Concil. Labbe, II, 420.
[29] Licet ornarent se cultu solemniori, ut gratius placerent his cum quibus agere conceperuut. (Gerson, Opera, éd. du Pin, IV, 859.)